Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
mai 2011 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
May 2011: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Certes, je suppose que tout le monde aimerait savoir comment son
cerveau marche — ou, en fait, peut-être que non parce que ce
serait trop effrayant. (Souvent, je me sers joyeusement de quelque
chose, notamment en informatique, jusqu'à ce que j'apprenne comment ça
fonctionne et que je découvre ainsi avec horreur que c'est contraire à
tous les principes de bonne conception, et que rien qu'à entendre le
principe je devine une pléthore de bugs, et du coup je ne veux plus
m'en servir. Sans doute une raison de ne pas apprendre la médecine
quand on est geek perfectionniste : la conception du machin est à
chier. Bon, c'est vrai que mon cerveau ne me sert pas trop.)
Non, plus sérieusement, je veux dire que j'ai une impression
introspective de pouvoir identifier des processus cognitifs
récurrents, et je serais curieux de savoir s'ils correspondent
réellement à l'activation d'un groupe de neurones localisable. Des
sensations, par exemple — mais par sensation, je veux
parler de quelque chose de beaucoup plus précis que, disons, la
peur : j'identifie déjà un assez grand nombre de peurs bien
distinctes.
Par exemple il y a la peur provoquée par une sensation
de mystère inquiétant et qui dont je me demande s'il n'a pas une
composante surnaturelle, comme une peur
ancienne et ancestrale devant l'inconnu qui apparaît
essentiellement, mais difficilement, quand je lis de la fiction et
nettement plus souvent dans
mes cauchemars (zut, en relisant
cette entrée, je me rends compte que je radote vraiment) ; quand
j'étais petit, je l'appelais la peur surnaturelle ; cette peur
précise ne provoque pas une accélération de mon rythme cardiaque mais
des frissons glacés. Je suis vraiment tenté de penser qu'il y a un
groupe de neurones très ciblé qui s'active quand j'ai cette peur. Je
pourrais aussi mentionner la peur provoquée par la prise de
conscience du fait que je suis mortel et que l'Univers cessera
d'exister avec ma mort, qui viendra inéluctablement (je ne dis pas
juste la peur de la mort, parce que ce n'est pas du tout la
même que celle que je vais ressentir si quelqu'un commence à me courir
après en essayant de me tuer), qui semblerait presque être une sorte
de garde-fou placé là par l'évolution pour éviter que les créatures
devenues trop intelligentes raisonnent contre leur propre survie.
S'agissant de ces deux exemples, d'ailleurs, j'aurais vaguement envie
de prendre un gamma-knife et de blaster les neurones en
question.
Mais sinon, il y a le sentiment que j'éprouve quand on évoque,
notamment de façon inattendue ou en faisant une connexion qui me
surprend et me plaît, mais avec quelque solennité, quelque chose ou
quelqu'un envers quoi j'ai un profond respect, et qui s'accompagnerait
volontiers d'une musique d'Elgar : ma description est totalement
grotesque, parce que je ne sais pas quels mots mettre dessus (disons
que c'est le sentiment du respect majestueux), mais ce
sentiment chez moi est très précis et très fort, et
il me met à coup sûr les larmes aux yeux. (Dans la fiction, c'est le
sentiment que j'éprouve quand le chevalier inconnu s'avère être
Richard Cœur-de-Lion ou dans ce genre de scène.)
Il y a aussi le sentiment émanant de la contemplation de la beauté
en mathématiques, mais là je suis moins sûr de sa constance : mon
appréciation de la beauté combinatoire des corps finis est-elle la
même que mon appréciation de la grandeur des tours d'ordinaux ? Je ne
sais pas.
J'aurais bien envie de passer dans un appareil à IRM
fonctionnelle en activant toutes sortes de ces processus cognitifs (du
moins ceux que je peux activer à la demande, ce qui n'est pas le cas
de tous) pour savoir où ils se positionnent dans mon cortex (et
peut-être découvrir que je suis bien naïf et que j'ai totalement tort
de penser que ce sont des choses localisées et constantes).
Malheureusement, l'IRM fonctionnelle est bien trop
coûteuse pour qu'on puisse s'en servir pour faire joujou.
Je suis méchant : Hollywood produit des films qui sont
incroyablement formatés, mais qu'il n'y a pas de honte à apprécier
comme tels. D'abord, il y a de jolies images ; de très
jolies images, même : très formatées, léchées, aux effets spéciaux
soignés comme des tableaux qui seraient une sorte de croisement
entre John
Martin pour les perspectives monumentales (vous ne connaissez
pas John
Martin ? il faut admettre qu'il n'est pas inoubliable), et
Jacques-Louis David pour les personnages au style pompier. Je vais
souvent voir les films juste pour les images, en fait (la séquence,
dans le Seigneur des Anneaux, où on allume les feux
d'alerte, mérite à elle seule qu'on voie le film) ; même si je
regrette de plus en plus qu'ils soient en train de relâcher cette
beauté picturale à la faveur de la whizzbangitude 3D, mais passons.
Pour le reste, vous avez une morale bien plan-plan et tout aussi
formatée que les images, et un scénario accessible à un débile, et qui
comporte comme contrainte syndicale une histoire d'amour hétéro
gentillette. Comptez aussi avec le politiquement correct, qui ici a
voulu faire jouer à un acteur noir un dieu nordique (et spécifiquement
Heimdallr, qui est pourtant connu comme le plus blanc des dieux, 'fin
bon), et un autre à un japonais.
Sauf que là il y en a un peu plus dans le scénario qu'une morale
gentillette. Juste un peu, mais ce n'est pas mal, en fait : il y a
deux personnages intéressants. Pas le héros, Thor, qui est aussi peu
original qu'il est joli garçon, ni l'héroïne, qui est prétendument
scientifique (et à cause de ça il faut supporter héroïquement des
phrases du style the electromagnetic storm had the
characteristic signature of an Einstein-Rosen bridge —
pitié !). Pas non plus les acolytes du héros ou de l'héroïne, qui
font de la pure figuration. Non, les deux personnages intéressants
sont Odin et Loki. Odin est joué par Anthony Hopkins (qui prouve
qu'il ne sait pas faire que des méchants psychopathes et vraiment je
suis surpris), et celui-ci rend justice à un dieu magicien et sage,
qui nous fait en même temps penser au Roi Lear — sans doute
n'est-ce pas pour rien que Kenneth Branagh est un célèbre
shakespearien. Loki, lui, est joué par un acteur anglais qui
apparaissait justement aussi dans le
film que j'ai vu jeudi soir, sauf que là il avait consigne de
cacher son accent Anglais alors que dans Thor il le
montre bien (Hollywood aime bien que les méchants aient un accent
anglais), mais je digresse… Loki n'est pas purement méchant
(pour un blockbuster comme ça, c'est un exploit), et le personnage
reflète assez bien le caractère compliqué et insaisissable du dieu
nordique qui l'inspire. Je ne dis pas que tout cela soit extrêmement
profond, mais par rapport à ce que je me m'attendais à trouver, c'est
une heureuse surprise.
Bref, pour les personnages d'Odin et de Loki et pour les très jolis
paysages en images de synthèse et pour le beau blond aux yeux
bleus dans le rôle éponyme, ça peut valoir la peine de voir ce
film.
J'ai vu le dernier
Woody Allen avec mon poussinet. J'ai été moins emballé que par
le précédent que
j'avais vu (Whatever Works) (je me
rends compte que je n'ai rien écrit dans ce blog à ce sujet, c'est
dommage parce que j'en suis vraiment fan), mais c'est quand même
mignon et poétique, et même si on rit moins que dans les pures
comédies de ce réalisateur, ça plaît forcément aux gens qui comme moi
adorent Paris (ou qui veulent jouer au petit jeu d'identifier où a été
tournée chaque scène — notamment pendant la séquence
d'ouverture).
Pour en dire un peu plus, je dois accepter de spoiler très
légèrement : ce qui rend le film amusant, c'est toute la galerie que
Woody Allen réussit à dresser de personnages célèbres ayant vécu dans
le Paris des années 1920 — des portraits à la fois plausibles et
surprenants, qu'on rencontre de façon inattendue et souvent très
drôle. Il y a une chose qui me surprend, cependant, c'est que Woody
Allen est notoirement un réalisateur apprécié uniquement des Français,
or les personnages qu'il décide de présenter sont vraiment ceux qu'un
Américain est susceptible de connaître et à part une très brève
mention de Cocteau il n'y a pas un Français dedans — pas un
Aragon, un Breton, un Éluard, un Giraudoux, un Braque ou un Duchamp
(je ne dirai pas qui sont les gens qui apparaissent effectivement,
parce que je ne veux pas spoiler, mais vous avez à peu près tous les
Américains célèbres qui sont passés à Paris à cette époque, et bien
sûr quelques non-Américains aussi) ; donc, d'une certaine manière,
c'est quand même bien un film qui vise les Américains. Une autre
absence qui me semble en fait beaucoup plus étrange, c'est celle de
James Joyce, qui en toute logique aurait dû apparaître dans
ce film, que je m'attendais à voir surgir d'un moment à l'autre, et
qui n'y figure pas.
Il y a sans doute beaucoup de clichés que nos avons en tête et qui
sont statistiquement vrais en tant que corrélations statistiques, mais
ces corrélations sont souvent très très faibles, tellement faibles
qu'elles ne signifient quasiment rien. Mais il y en a un qui me
perturbe, c'est celui de l'intello à lunettes.
J'y pense, parce que j'ai vu l'autre jour dans la rue à Paris un
groupe de jeunes, d'environ 18–20 ans (je ne saurais pas bien
dire s'ils étaient vieux lycéens ou jeunes étudiants ; mais ils
étaient avec une femme plus âgée qu'ils appelaient Madame et
qui devait être leur prof de je-ne-sais-quoi), principalement des
garçons (il y avait peut-être trois filles sur une vingtaine), l'air
sportifs, pour la plupart habillés en survêts (mais ce n'était pas
clair si c'était vraiment des survêts pour faire du sport ou si ça
faisait partie d'un look un-peu-racaille-mais-pas-trop), enfin je
pense que je donne une idée. Ce qui m'a soudainement frappé, c'est
que pas un seul d'entre eux ne portait de lunettes.
Maintenant, quand je repense à mes amis geeks intellos que je
fréquente le plus souvent, je ne saurais pas dire exactement combien
d'entre eux portent des lunettes (c'est quelque chose que ma mémoire
n'enregistre pas vraiment)[#],
mais je suis certain que c'est une majorité. En tout cas, la
différence entre mes deux populations est stupéfiante.
Et ça me choque un peu, en fait. Évidemment, je peux imaginer des
raisons : la plus évidente serait que comme il y a justement un cliché
lunettes=intello, ceux qui ne veulent pas s'identifier à ce cliché
préfèrent porter des
lentilles[#2], c'est juste une
question de look ; ou y a-t-il vraiment une différence de fréquence de
la myopie selon les profils sociologiques ? là aussi, je peux imaginer
des raisons : sans doute que lire des livres ou regarder trop souvent
un écran d'ordinateur dégrade la vue ; peut-être que faire du sport en
plein air l'améliore ; peut-être qu'au contraire si on n'a pas une
bonne vue (ou si on doit porter des lunettes) on va moins avoir
tendance à aimer faire du sport (je ne sais pas, parce que c'est plus
dangereux, parce qu'on voit moins la balle, parce qu'on risque de
perdre ses lunettes, parce que les autres joueurs d'un sport collectif
vous veulent moins dans leur équipe) ; peut-être que des
prédispositions génétiques à la myopie prédisposent aussi à je ne sais
quoi (une moins bonne coordination) qui fait qu'on est moins bon en
sport ; je peux imaginer encore mille choses. Bref, ce ne sont pas
les raisons qui manquent, mon pipotron est très en forme. Ce qui me
choque, c'est que j'ai une petite voix qui me hurle que toutes ces
raisons sont, justement, du pipo le plus absolu (et expliquent au
mieux une très très légère corrélation, pas quelque chose d'aussi
fort) ; et pourtant, le phénomène est là, assez marquant pour que je
ne croie pas à la simple aberration statistique.
Mise à jour : il semble que ce soit vraiment le
temps passé dehors pendant l'enfance qui joue (à cause de la lumière
solaire qui stimule la production de dopamine qui joue un rôle dans le
développement de l'œil) ; voir
notamment cet
article
et cette
vidéo.
[#] Je me suis dit que
j'allais regarder sur le trombinoscope de mes élèves à Télécom pour en
avoir le cœur net sur une autre population, mais en fait ce sont
surtout des photos d'identité et, probablement à cause des consignes
excessivement strictes de la police française sur les photos servant à
réaliser des papiers d'identité (ne pas sourire, pas de lunettes si
jamais elles devaient avoir le moindre début de commencement de
reflet), les statistiques sont biaisées. En tout cas c'est sûr qu'ils
ne sourient pas (mais bon, c'est peut-être normal !), et j'en ai
remarqué au moins un qui porte des lunettes en classe et qui n'en a
pas sur ce trombinoscope.
[#2] Je suppose que ce
n'est pas la magie du lasik qui fait la différence.
Aux États-Unis (dans tous les états de l'Union, je crois), quand on
est condamné pour deux infractions pénales X
et Y, on encourt potentiellement la somme des deux peines
encourues pour chacune de ces infractions séparément. (Même
si X et Y sont deux instances de la même
infraction, et d'ailleurs y compris si on a commis 1000000 fois la
même infraction, on encourt 1000000 fois la peine, ce qui donne des
résultats totalement absurdes.) Ceci vaut d'ailleurs, je crois, non
seulement pour la peine maximale encourue, mais aussi dans beaucoup de
cas pour la peine minimale (ce qui est encore beaucoup plus absurde à
mes yeux, mais en fait déjà l'existence d'une peine minimale me semble
répugnante). Il y a un certain nombre d'exceptions et de
complications (de cas de concurrent sentencing,
c'est-à-dire de non-additivité, notamment souvent si les deux
infractions sont constituées par un seul acte, mais encore pas
toujours), mais la règle générale reste
le consecutive sentencing, c'est-à-dire
l'additivité des sentences.
En France, ce n'est pas le cas, on encourt la peine la plus sévère.
Là aussi, il y a des complications : les amendes pour les
contraventions s'ajoutent, les peines de nature différente (prison et
amende) s'ajoutent aussi, et il y a des cas spéciaux explicitement
prévus dans le Code pénal (voyez par exemple
l'article 311-4
du Code pénal : le vol, passible normalement de 3 ans
d'emprisonnement + 45000€ d'emande, monte à 5 ans + 75000€
si vous avez une circonstance agravante parmi toute une
liste, 7 ans + 100000€ si vous en avez deux, et 10 ans +
150000€ si vous en avez trois ou plus — et ça
stagne là parce qu'un délit n'est jamais puni de plus de dix ans
d'emprisonnement). Mais la règle générale reste la non-additivité
pénale.
Ça semble être une distinction très importante en droit pénal
comparé. Je voudrais bien savoir, notamment, quels pays du monde ont
des peines additives et lesquels utilisent la peine la plus lourde (ou
s'il y a d'autres systèmes, comme une règle sous-additive générale
donne une formule mathématique explicite avec une fonction concave ou
quelque chose du genre). La distinction suit-elle, par exemple,
grosso modo la distinction du droit civil
entre common law (droit jurisprudentiel) versus
pays de droit « romano-germanique » (doit codifié) ? J'ai utilisé
tout mon karma Google et Wikipédia pour essayer de répondre à cette
question et soit je ne suis vraiment pas doué pour les recherches
(mais l'absence de mot-clé connu de moi n'aide certainement pas) soit
personne n'en parle sur le Web. J'ai aussi un bouquin de droit
comparé (Les grands systèmes de droit contemporains de
David et Jauffret-Spinosi), même s'il parle principalement de droit et
de procédure civiles, qui ne semble même pas évoquer la question ; il
faut dire qu'il n'a pas l'air terrible.
Et ce serait aussi intéressant d'avoir l'historique de cette
question : je suppose que le débat de savoir si les peines doivent
s'ajouter ou se recouvrir a dû être posé il y a très longtemps, et que
beaucoup de grands penseurs ont dû donner un avis là-dessus (enfin,
peut-être pas, sinon Google donnerait plus facilement des réponses) :
qu'est-ce qui a fait que la France a suivi la voie de la
non-additivité ? À quand remonte cette décision ?
Mise à jour () : Dans
un précis de droit pénal comparé
que j'ai acheté, je trouve quelques éléments de réponse (la version
abrégée étant : c'est compliqué, mais les États-Unis sont à une
extrême et la France plutôt à l'autre) :
¶571. S'agissant du cumul réel (ou matériel)
d'infractions, trois systèmes sont concevables. Selon le
premier, dit du cumul matériel des peines, le juge prononce et
additionne toutes les peines sanctionnant chaque infraction. Selon le
second, dit du non cumul des peines, une seule peine est prononcée,
celle qui 'ait encourue pour l'infraction la plus grave. Enfin dans
un troisième système, intermédiaire, celui du cumul juridique, le juge
ne prononce qu'une seule peine, mais qui est supérieure au maximum
prévu pour l'infraction la plus grave, les faits les moins graves
étant en somme des circonstances aggravantes de l'infraction la plus
grave. La doctrine dominante, un peu partout, a toujours manifesté
une certaine faveur pour le cumul juridique, même si sa mise en
œuvre est souvent délicate.
Quel parti adoptent les droits positifs ? Jadis le système du
cumul des peines avait le vent en poupe. Aujourd'hui, il est en recul
car le non cumul des peines et le cumul juridique se partagent les
faveurs des legislateurs. En outre parfois, le législateur en
adoptant en principe un système déterminé, en consacre en outre un
autre à titre exceptionnel, voire admet des règles originales.
Le cumul matériel des peines est consacré par le Code
pénal espagnol, mais selon une distinction où intervient une règle
originale. […] Le temps total de privation de liberté ne peut
dépasser en principe le triple du temps de la plus grave des peines
(art. 76 CP). […] Si les diverses infractions
procèdent d'un plan preconcerté et intéressent la même disposition
pénale ou des dispositions de nature égale ou comparable, une
seule infraction est censée avoir été commise et, en conséquence, une
seule peine est prononcée, sauf à observer que son plafond est porté à
la moitié supérieure de maximum légal. Ainsi l'Espagne, en adoptant
le cumul matériel en tempère les excès.
[…] Le cumul juridique se rencontre très
fréquemment et par exemple en Allemagne, en Suisse, en Italie, en
Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, en Hongrie… Apportons
quelqeus précisions. L'article 49 CP suisse décide que
le juge condamnera (le délinquant) à la peine la plus grave et en
augmentera la durée d'après les circonstances, mais pas au-delà de la
moitié en sus du maximum de la peine prévue pour cette infraction.
En Italie, des règles plus complexes ont été posées par les articles
71 et suivants CP. D'abord la peine ne peut dépasser
cinq fois le maximum de la peine la plus forte, avec en outre
l'existence de plafonds correcteurs : ainsi la réclusion ne peut
dépasser trente ans et l'emprisonnement six ans, l'amende pour délit
(multa) ne peut dépasser 15 493,71 euros
et l'amende pour contravention (ammenda)
3 098,74 euros. Enfin, et toujours en Italie, on retrouve le
système espagnol de l'infraction continuée. […]
Comment fait-on pour s'y retrouver dans l'Histoire ?
J'ai un problème pour me repérer dans le temps, même quand il
s'agit des événements de ma propre vie : je me rappelle bien les
choses qui se sont passées, mais, quand il n'y a pas un lien de
causalité clair entre elles, j'oublie très rapidement quand,
et même dans quel ordre elles se sont passées. Je tiens un
journal factuel de ma vie depuis 2001, mais il faut vraiment que je
m'y réfère (ou à ce blog) si je dois retrouver, par exemple, en quelle
année mon poussinet a fait son stage à
Toronto, ou si c'était avant ou après l'élection présidentielle de
2007 (bon, en l'occurrence, c'est une question piège, c'était pendant,
mais vous voyez l'idée : je ne retrouverai la réponse qu'en vérifiant
la date ou en me rappelant qu'il a eu des problèmes pour faire une
procuration, etc.). (Ajout : voir
aussi cette entrée ultérieure à ce
sujet.)
Et pour ce qui est de l'Histoire, avec une grande ‘H’
ensanglantée, c'est bien pire. C'est un sujet qui m'intéresse —
je ne dirais pas non plus qu'il me passionne, mais j'aimerais arriver
à en avoir une vision un peu panoramique — mais je n'ai pas la
mémoire pour. Principalement pour deux raisons : (1) comme je viens
de le dire, je n'arrive pas bien à replacer deux faits dans le temps
quand ils n'ont pas un lien causal clair (ou alors il faudrait
apprendre toutes les dates, mais je suis encore plus mauvais pour ça),
et (2) j'ai tendance à confondre deux événements ou deux séries
d'événements semblables. Tout cela me donne l'impression de naviguer
dans un
labyrinthe de faits tous semblables sans pouvoir m'y repérer.
Idéalement, j'aimerais apprendre les choses en commençant par une
vision très grossière d'un bloc d'espace-temps (un siècle dans un
pays, disons) ou d'un phénomène, et préciser au fur et à mesure.
Malheureusement, la précision fait (forcément) apparaître des choses
qui contredisent l'idée de départ ou de multiples sous-blocs
identiques (la faction A l'emporte sur B,
puis B reprend la main, puis de nouveau A
l'emporte sur B et cela ressemble beaucoup à la première
fois), et du coup on ne s'y retrouve plus.
En mathématiques, il est fréquent que des branches de la discipline
ressemblent à des labyrinthes de petits théorèmes tous semblables
(ajout : voir une entrée
ultérieure pour un exemple de ce phénomène).
Généralement la solution pour s'y repérer est de retenir ce qu'il faut
de démonstration de chacun pour voir où elles divergent, ce qui oblige
à mettre en lumière cette différence ; a priori, a partir de là, on
peut (enfin, on devrait pouvoir) retrouver soi-même les théorèmes. En
Histoire, on ne peut rien faire de semblable : les faits sont ce
qu'ils sont, on ne peut pas les retrouver, il faut les mémoriser. Le
fait que je me renseigne sur les différents sujets au hasard des
associations d'idées et certainement pas dans l'ordre chronologique
n'arrange évidemment rien.
(Et je ne parle même pas des difficultés liées à la conjonction de
l'Histoire et de la Géographie, du genre, savoir à quoi ressemblait la
carte de l'Europe à telle ou telle date, ce qui implique non seulement
d'avoir une assez bonne idée de quels événements de nature
territoriale se sont produits avant, et ce dans chaque pays, mais
aussi de les relier géographiquement.)
Si j'essaie de m'y retrouver dans la guerre des Deux-Roses, par
exemple, mon premier souci est que je confonds les deux maisons (ce
n'est pas seulement que je ne sais jamais qui de Lancastre et d'York
est la rose rouge et qui est la rose blanche — ce qui n'a
vraiment aucune importance, en fait, sauf pour la culture générale
— mais surtout que j'oublie dans quel ordre elles l'ont
emporté). Mais ce n'est que le premier souci : je confonds les
différents rois (même sans chercher à retenir leurs liens de
filiation, qui de Henri VI et d'Édouard IV est de Lancastre et qui est
d'York, qui est celui qui avait des problèmes mentaux et qui est celui
qui a fait exécuter l'autre). Je confonds les différentes phases : la
victoire Yorkiste de 1455 avec celle de 1460 et celle de 1461 ; ou les
batailles de 1459–1461 avec celles de 1469–1471 (je ne
prétends de toute façon pas retenir les dates). Et, pire encore, je
confonds la guerre des Deux-Roses elle-même avec les complications
ultérieures dans la maison de York, c'est-à-dire la lutte entre
Édouard IV et Henri VI avec celle entre Richard III et Édouard V, la
bataille de Towton avec celle de Bosworth : comme on dit, l'histoire
ne se répète pas, elle radote. Et je confonds toutes les pièces de
Shakespeare appelées The $n-th part of
King $first_name the $number. Avec tout
ça, j'en ressors complètement embrouillé. Certes, je peux à un moment
donné relire calmement les (toujours très longs) articles des
encyclopédies, me faire des petits dessins ou tableaux synthétiques
— je sais que j'aurai de nouveau tout oublié trois jours plus
tard.
La guerre des Deux-Roses est un exemple où il est particulièrement
facile de se perdre, donc j'espère quelque sympathie de mon lecteur,
mais pour moi toute l'histoire ressemble à ça. À chaque fois que deux
événements ou séries d'événements se succèdent vaguement dans le même
sens, je vais confondre les deux : la paix d'Augsbourg et les traités
de Westphalie (un siècle d'écart, quand même !), la guerre de
succession d'Autriche et la guerre de Sept Ans, les révolutions de
1830 et celles de 1848, les différentes partitions de la Pologne, ou
encore les également nombreuses défénestrations de Prague
(ha, ha, only serious). En ce moment je
lis Le Cimetière de Prague d'Umberto Eco, et je me rends
compte que non seulement je ne sais vraiment pas grand-chose sur la
façon dont s'est faite l'unité italienne, mais du peu que je savais je
mélangeais tout : le couronnement de Victor-Emmanuel en 1861 et la
prise de Rome en 1870, et peut-être même l'unité italienne et l'unité
allemande. Certainement on doit pouvoir apprendre à éviter les
confusions en rentrant plus dans les détails, jusqu'à ce que les
choses soient clairement et profondément différentes (je n'en suis
quand même pas à confondre la première et la seconde guerres
mondiales, après tout), de même qu'on doit pouvoir arriver à replacer
les événements dans le temps en apprenant des anecdotes qui forcent un
lien causal, mais j'ai une mémoire trop limitée pour ce genre de
choses, ou trop peu de patience.
Faute de quoi, je me contente de lire des articles Wikipédia un peu
au hasard et parfois de me dire ah tiens, je confondais
complètement X et Y. Ou souvent : ah
tiens, j'avais déjà remarqué que je confondais
complètement X et Y, et j'étais de nouveau en
train de le faire. (Bien sûr, encore plus souvent, je me rends
simplement compte que j'étais crassement ignorant, mais ça me gêne
beaucoup moins : l'ignorance est beaucoup moins gênante que la
confusion.)
Je clos (du moins, j'espère) cette série d'entrées sur
la philosophie (métaphysique) de la
physique (?) par la question suivante, au sujet de laquelle j'ai
eu un débat assez animé avec des amis (et notamment un physicien) au
cours d'un repas-discussion organisé sur le thème du hasard :
la mécanique quantique est-elle déterministe ?
((Ma maman me dit que je devrais écrire des livres
de vulgarisation scientifique. Elle n'a peut-être pas tort…
D'un autre côté, je m'adresse à des lecteurs généralement déjà plus
savants que la plupart des livres de vulgarisation scientifique
— du moins ceux qui peuvent espérer avoir un certain succès
éditorial.))
Il y a des millions d'endroits où la question
est discutée,
mais voici comment je peux résumer le problème :
La mécanique quantique est décrite par des lois (régissant
l'évolution des systèmes quantiques) qui, prima facie, sont
déterministes (par exemple, pour la version la plus simple, il s'agit
de l'équation de Schrödinger). Ces lois sont testées et validées par
l'expérience.
Mais l'interaction d'un système quantique avec un système
macroscopique (décrit classiquement) fait intervenir un phénomène
appelé mesure,
et qui est décrit (encore une fois, prima facie) de façon
probabiliste, donc non déterministe, et par ailleurs irréversible
(l'écrasement
de la fonction d'onde). De nouveau, la règle prédisant les
probabilités d'obtenir différents résultats lors d'une mesure
quantique est validée par l'expérience.
Or il ne devrait pas y avoir de distinction fondamentale entre
un système quantique et un système macroscopique : on
aime croire que l'ensemble de l'Univers est décrit par un système
unique de lois valables à toutes les échelles. Ceci soulève donc la
question de savoir quelles sont les lois fondamentales, et notamment
si des lois fondamentales déterministes peuvent donner des
conséquences d'apparence probabiliste, ou en tout cas comment
réconcilier la loi d'évolution déterministe et la règle probabiliste
sur la mesure. Et la question philosophique : la mécanique quantique
est-elle déterministe ? (ce qui soulève d'ailleurs une méta-question,
qui est de savoir ce que la question veut dire au juste).
Du point de vue strictement physique, il n'y a pas de problème,
parce que les deux parties fonctionnent expérimentalement, et peu
importe que formellement elles se contredisent. Mais si on aime
réfléchir à la philosophie de la physique (ou la métaphysique), on est
gêné.
Ce paradoxe est illustré par la célèbre expérience de pensée du
chat de Schrödinger, placé dans une boîte où un phénomène quantique
(la traversée d'un photon à travers un miroir semi-réfléchissant,
ensuite mesuré par un capteur) déclenche une conséquence macroscopique
(selon le résultat lu par le capteur, libérer un poison qui tue le
chat), avec la question de savoir à quel moment la « mesure » a lieu
(quand le chat lui-même se sent mourir ? quand Schrödinger ouvre la
boîte ? et que se passe-t-il si Bohr ouvre la boîte avant Schrödinger
mais ne dit pas à Schrödinger ce qu'il a vu ?). Formellement, on dit
que le chat est dans l'état (½√2)(|vivant⟩+|mort⟩)
jusqu'au moment où on observe son état, qui devient alors
|vivant⟩ ou |mort⟩ ; mais il n'est pas du tout acquis
que cette description ultra-simplifiée soit correcte ou précise.
Je ne peux pas donner la réponse, parce que je n'en sais rien
— personne n'en sait rien. Mais je peux donner mes 0.02
zorkmids sur le sujet.
Quand j'étais petit (oui, je sais, je parle souvent de ce que je
pensais quand j'étais petit), j'étais absolument convaincu de
l'interprétation suivante
(Consciousness
causes collapse), sans doute renforcée par la lecture du
livre The Emperor's New Mind de Roger
Penrose : l'Univers entre dans des superpositions d'états quantiques,
et c'est notre conscience qui cause l'écrasement de la fonction
d'onde, non comme un phénomène fondamental, mais en choisissant ce
qu'elle voit finalement, i.e., comment elle interprète l'état
quantique de l'Univers, ou, si on veut présenter les choses à la
façon multi-mondes,
dans quel monde nous allons. Cette interprétation me satisfaisait
parce qu'elle justifiait plus ou moins, ou du moins rendait possible,
une sorte de panthéisme mou (du style
« nous sommes des dieux, sans forcément
le savoir ») auquel je ne sais pas si je croyais mais qui me
plaisait certainement bien. Maintenant, je trouve plus d'élégance, si
je devais défendre ce genre de
panthéisme, à le défendre dans un
cadre déterministe, car nous pouvons « choisir » les conditions
initiales du monde, qui sont si
spéciales aussi bien que nous pouvons choisir les modes
d'écrasement de la fonction d'onde. Bref, j'ai totalement changé de
point de vue, et je crois maintenant (tout aussi religieusement, il
faut le reconnaître) au déterminisme absolu.
Pour descendre sur un terrain un peu moins mystique, donc, la
question est alors : est-il possible d'expliquer le non-déterminisme
quantique comme un phénomène émergent à partir de lois
déterministes ?
On sait très bien que des lois déterministes peuvent donner des
conséquences chaotiques et donc en pratique imprévisibles, qui donnent
l'illusion du non-déterminisme, et des phénomènes irréversibles.
C'est le cas de la mécanique classique, qui a beau être complètement
déterministe elle peut (facilement) conduire à des
phénomènes chaotiques,
donc imprévisibles, y compris dans des endroits aussi prévisibles
en apparence
que le système
solaire ; et pour ce qui est de l'irréversibilité, la seconde loi
de la thermodynamique est tout à fait déductible de lois fondamentales
(déterministes et) réversibles : la seconde loi apparaît
lorsqu'on oublie de l'information microscopique pour passer à une
description macroscopique.
J'ai donc tendance à penser, ou du moins j'ai envie de penser, que
le phénomène quantique est exactement le même : le caractère
apparemment probabiliste et irréversible de la mesure d'un système
quantique quand il interagit avec un système classique serait tout à
fait compatible avec des lois fondamentales déterministes, et
proviendrait simplement d'un comportement chaotique, et du fait qu'on
oublie l'essentiel de l'information quantique quand on passe à une
description classique macroscopique. Autrement dit, le résultat d'une
mesure quantique devrait être prévisible par la connaissance exacte de
l'état quantique du système y compris de l'appareil de mesure
Ce qui est impossible en pratique vu qu'il s'agirait de connaître
exactement une fonction de plus de 1024 variables ; mais
possible en principe : contrairement à l'état classique d'un système
quantique, qui n'est pas mesurable sans détruire le système, l'état
quantique d'un système quantique est mesurable.
Ce point de vue est renforcé, mais pas complètement justifié, par
le phénomène
de décohérence
quantique : mais il faut être bien clair, les explications à base
de décohérence ne prétendent pas expliquer l'écrasement de la fonction
d'onde, seulement l'apparence d'écrasement, et elles sont en
fait agnostiques quant à l'interprétation métaphysique de la mécanique
quantique. Je veux dire que la théorie de la décohérence va expliquer
pourquoi un électron, qui est passé quantiquement à travers deux
fentes, va produire une tache localisée sur l'écran macroscopique
qu'on met derrière, mais ne prétend pas pouvoir prévoir de façon
déterministe où cette tache est apparue. La décohérence
explique pourquoi un chat de Schrödinger dans l'état
(½√2)(|vivant⟩+|mort⟩) n'est pas manifestement
observable dans un tel état, mais elle ne prétend pas expliquer que le
chat soit de fait dans l'état |vivant⟩ ou |mort⟩, ni
dire si cela va effectivement se produire.
Il y a cependant un obstacle majeur à mon point de vue : si la loi
fondamentale déterministe est linéaire, elle ne peut jamais
expliquer l'écrasement de la fonction d'onde, car le principe de
superposition vaudra à tout moment : avec la linéarité, si on tue le
chat de Schrödinger en fonction de la lecture d'un photon dans l'état
(½√2)(|réfléchi⟩+|transmis⟩) et que
|réfléchi⟩ évolue en |vivant⟩ et |transmis⟩ en
|mort⟩, on va vraiment mettre l'Univers tout entier dans une
superposition quantique d'un état où le chat est vivant et un état où
le chat est mort, ces deux vecteurs sont de norme 1, il n'y en a pas
un qui peut écraser l'autre, et par linéarité ils ne peuvent plus
interagir. On ne peut s'en sortir qu'avec des règles ad hoc (par
exemple, mais pas forcément, l'action de la conscience ou une
interprétation multi-mondes) expliquant pourquoi dans un état
(½√2)(|vivant⟩+|mort⟩) on observe effectivement le
chat comme vivant, ou comme mort. J'aimerais bien pouvoir dire que si
l'état quantique microscopique du chat avant mesure a une projection
plus importante selon |vivant⟩ ou |mort⟩ il va arriver
dans tel ou tel état, mais je ne vois pas comment faire.
Mais la mécanique quantique est-elle vraiment linéaire ?
L'équation de Schrödinger l'est, c'est indéniable, mais l'équation de
Schrödinger décrit l'évolution d'une particule quantique unique dans
un champ de potentiel classique. Si on commence à avoir plusieurs
particules qui interagissent, on quitte le domaine linéaire…
mais en fait on arrive à des problèmes sérieux, parce que quand les
particules interagissent, on doit les décrire correctement avec la
théorie quantique des champs (ou seconde quantification,
parce que les fonctions d'ondes de la mécanique quantique — ou
première quantification — deviennent elles-mêmes des opérateurs
sur un espace d'états encore plus bizarre), à
laquelle je ne comprends pas
grand-chose et le problème est qu'il n'est pas certain que qui que
ce soit y comprenne grand-chose, en fait.
Alors que des livres entiers ont été consacrés aux implications
épistémologiques et philosophiques de la mécanique quantique, rien ne
semble avoir été fait sur la théorie quantique des champs. Celle-ci
est rarement décrite de façon mathématiquement satisfaisante (la
meilleure que je connaisse
étant celle-ci),
et jamais de façon satisfaisante pour répondre à des questions du
style : comment décrire l'état quantique complet de l'Univers (a
priori, c'est un vecteur dans un espace de dimension infinie) ?
l'évolution de cet état est-elle déterministe ? est-elle complètement
linéaire ? et comment la réponse à ces questions influe-t-elle sur
les réflexions ci-dessus ? par exemple, est-il intellectuellement
concevable qu'une description quantique exacte du vide puisse
permettre de prédire les fluctuations du vide ? Sans même entrer dans
les théories ultérieures comme la théorie des cordes (pour laquelle
j'ai, franchement, assez peu de respect) ou la loop
quantum gravity (qui m'a l'air légèrement plus sérieuse, ce qui
n'est pas beaucoup dire), où la question du déterminisme est évacuée
en ceci qu'on ne comprend même plus ce qu'elle veut dire.
Voilà qui est fort peu satisfaisant.
❦
Je devrais peut-être faire une coda sur le libre-arbitre, parce que
la raison pour laquelle les gens ont souvent un avis enflammé sur le
déterminisme, c'est à cause du libre-arbitre. Je ne suis pas persuadé
que la question du libre-arbitre ait un sens, en vérité, et même s'il
en a un, je suis encore moins persuadé qu'il ait un rapport avec le
déterminisme. Le déterminisme, c'est l'idée que l'état futur de
l'Univers pourrait, en théorie, être prédit en fonction de son état
actuel : mais la question n'a pas vraiment de sens en toute
généralité, parce que l'Univers est unique, il se passe une chose ou
il s'en passe une autre, on ne peut pas revenir en arrière pour se
dire et à partir du même état, va-t-on obtenir les mêmes
conséquences ?. Dans la discussion qui précède, le déterminisme
est pris au sens où il existe des lois mathématiquement
simples qui déterminent tout état ultérieur en fonction de l'état
présent ; si on admet des lois mathématiquement compliquées, on peut
toujours jouer au logicien psychorigide et dire qu'il existe
effectivement une loi qui décrit complètement l'avenir de l'Univers,
même si nous ne la connaissons pas a priori, et c'est juste une
fonction qui à chaque instant t associe l'état de l'Univers
à l'instant t. Dès lors, la question du libre-arbitre, je
ne sais pas vraiment ce qu'elle signifie.
Et quand bien même elle signifierait quelque chose, je ne suis pas
persuadé que la question du déterminisme y soit tellement liée. Si
l'Univers n'est pas déterministe, il faut soit imaginer qu'il est
probabiliste, et je ne vois pas pourquoi un cerveau régi par du vrai
hasard serait plus « libre » qu'un cerveau régi par des lois
déterministes. Ou alors on imagine qu'il y a des entités
non-physiques (des dieux) qui font des choix à chaque fois que les
lois de la physique ne sont pas déterministes : mais alors on ne fait
que remonter la question du libre-arbitre d'un cran plus haut (comment
ces entités-là font-elles leurs choix, et qu'est-ce que cela
signifie qu'elles soient libres ?). Tout ça me paraît surtout bien
nébuleux.
Je suis tombé un peu par hasard
sur cette vidéo
d'un exposé de vulgarisation du physicien Lawrence Kraus [durée :
1h05′], donné à l'invitation de Richard Dawkins, sur la
cosmologie et notre compréhension actuelle de l'Univers. C'est de la
vulgarisation bien faite, et j'ai moi aussi appris des choses (par
exemple comment on mesure la constante cosmologique), même s'il y a
des points sur lesquels je trouve qu'il aurait pu trouver de
meilleures explications (il soulève la question du fait que la
constante cosmologique est 10120 fois plus petite que celle
que prédisent les fluctuations quantiques du vide, mais il laisse
ensuite ce problème en plan, même quand il explique qu'elle est
effectivement non-nulle). Pour ceux qui veulent en savoir un peu
plus, l'article de Wikipédia sur
le modèle
standard cosmologique n'est pas mal fait, ainsi que celui sur
la métrique
de Friedmann-Lemaître-Robertson-Walker (je souligne notamment
qu'il n'y a pas besoin de connaître la relativité générale pour
comprendre les équations de Friedmann-Lemaître — d'ailleurs
elles peuvent même plus ou moins apparaître en mécanique
newtonienne —, ce sont des équations différentielles assez
simples et assez transparentes) ; pour quelque chose de plus
poussé, cette
review et dans une moindre
mesure celle-ci
sont bien faites.
Je cite ce talk notamment parce qu'il fait le lien avec
mon entrée précédente où je
discutais du problème du « cerveau de Boltzmann », de la faiblesse de
l'entropie de l'Univers et de son rapport avec le principe
anthropique. Kraus évoque ce problème à la fin en réponse à une
question d'un spectateur (sur l'infini), en considérant apparemment
qu'il n'y a rien à expliquer. Mais il dit des choses intéressantes
sur le principe anthropique et sur la spécialité de l'Univers :
c'est-à-dire sur la question de savoir si l'Univers est le seul
Univers possible (les constantes fondamentales de la physique sont
absolument et mathématiquement fixées) ou au contraire s'il est tel
qu'on l'observe parce que l'Univers doit permettre la vie (la réponse
anthropique, donc). En fait, il s'agace de la « manie anthropique »,
mais il se moque aussi de la théorie des cordes (dont l'agenda est
censément, justement de montrer que les constantes de la physique sont
les seules possibles, mais qui n'a pas l'air vraiment capable de
remplir cet agenda, ni même de sortir la moindre prédiction
expérimentalement testable). Il y a des domaines où le principe
anthropique est certainement correct (e.g. : nous ne vivons pas sur
Jupiter parce qu'il n'y a pas de vie sur Jupiter), mais appliqué à
l'Univers il est certainement plus douteux (et comme j'expliquais dans
mon entrée précédente il n'explique
pas que l'Univers soit si spécial), ce qui donnerait effectivement
envie que l'Univers soit « le seul mathématiquement possible » dans un
certain sens.
Ce qui m'amène à soulever l'idée farfelue suivante : celle que
j'appellerais l'ultradéterminisme. Le déterminisme (sur
lequel je veux écrire une autre entrée prochainement
[ajout : c'est la suivante]) est l'idée que
l'état présent de l'Univers détermine, en théorie, l'état à
tout instant futur (ou passé, d'ailleurs, ce qui est une remarque plus
insidieuse qu'il n'y paraît). L'ultradéterminisme serait l'idée que
l'état de l'Univers à n'importe quel temps peut être, en théorie,
déterminé sans aucune donnée. Autrement dit, que non
seulement les constantes fondamentales de la physique seraient les
seules mathématiquement possibles, mais même que les conditions
initiales de l'Univers (ou, du coup, ses conditions à n'importe quel
moment) seraient aussi les seules vérifiant des règles mathématiques
simples, et que du coup il serait possible de tout savoir de l'Univers
sans même aller l'observer. La seule chose qu'il faudrait savoir,
c'est où on regarde dans l'espace et dans le temps, ce qui n'est pas
forcément une mince affaire, surtout si l'espace est compliqué et
présente des Univers naissant dans d'autres Univers et autres
fantaisies de ce genre. Cela fait penser à mes vidéos de zoom sur
l'ensemble de
Mandelbrot où, justement, en choisissant uniquement où je regarde,
j'arrive à produire une grande variété de formes entre les petits
ensembles de Mandelbrot et de Julia qui naissent de l'ensemble de
Mandelbrot. Et quiconque a assez joué avec l'ensemble de Mandelbrot
ou avec des mondes générés de façon procédurale en informatique sait
bien que ceux-ci peuvent être très riches : pourquoi l'Univers ne
serait-il pas de la sorte ?
Cela ferait, au moins, de la science-fiction rigolote (si quelqu'un
découvre une règle simple qui permet de prédire tout le passé et
l'avenir à n'importe quel endroit de l'Univers, et si cette règle est
effectivement calculable…).
Je vais commencer par une anecdote personnelle. Quand j'étais
petit, je me suis demandé ce qui arrive quand on meurt. ★ Et
j'ai eu l'idée de la réponse suivante : si l'Univers est infini dans
le temps, à force, il y aura bien une civilisation qui apparaîtra et
qui sera suffisamment avancée et intelligente et bienveillante pour
ressusciter les morts, et qui le fera (il est suffisant que cette
civilisation puisse observer le passé de l'Univers avec suffisamment
de précision pour mesurer l'état de mon cerveau au moment de ma mort,
et le reconstruire précisément) ; peu importe le temps que ça prendra,
il suffit que ça se produise, même si cela doit prendre 500 milliards
d'années : alors, quand je mourrai, j'aurais l'impression de me
réveiller instantanément dans une telle civilisation, et on me
dira tout va bien, Monsieur, vous venez d'être
ressuscité. ★ Puis, plus tard, je me suis dit : et si non ?
Pourquoi penser qu'une telle civilisation naîtra forcément ? Alors,
ai-je pensé, il arrivera quand même (et même si ça prend
10101000 ans), par fluctuations quantiques dans
l'Univers infini, qu'apparaisse un cerveau qui continue exactement le
cerveau que j'avais au moment de mourir, et ce sera comme ça que je
ressusciterai — le problème étant que ce cerveau apparu par
fluctuation quantique dans un Univers vide ne sera pas promis à un
long avenir, et il mourra presque instantanément, et sans doute pas de
façon très plaisante, pour être ressuscité de nouveau par une
fluctuation quantique ultérieure (encore beaucoup d'années plus tard),
ce qui signifie que je serai éternellement coincé dans un cycle infini
de morts et résurrections (la période vivante durant un temps
négligeable et la période morte des zilliards d'années, mais je ne
sentirai que la période vivante). Pire (me suis-je dit), comme seule
importera la création de ce qui faut de cerveau pour soutenir ma
conscience, et je serai même sans mémoire et sans pensée, plongé dans
une abîme de chaos. ★ Voilà, je venais de m'imaginer une
version scientifique du paradis et de l'enfer. Je ne sais pas si j'ai
jamais vraiment cru à l'une ou à l'autre de ces hypothèses, mais je me
rappelle que la seconde idée m'a beaucoup angoissé (j'imaginais une
éternité constituée de fractions de secondes où mon cerveau apparaît
entouré de chaos, pour être aussitôt oblitéré).
Je pense maintenant que ces réflexions enfantines sont surtout les
conséquences logiques d'une vision assez naïve de la conscience
(« pour que je ressuscite, il faut et il suffit de recréer mon
cerveau », ou même un petit bout de mon cerveau dont j'imaginais qu'il
soutenait presque magiquement ma conscience — peut-être la
glande pinéale). En fait, les questions soulevées sont profondes (ce
qui ne veut pas dire qu'il y ait forcément des choses intelligentes à
dire dessus — wovon man nicht sprechen kann,
darüber muß man schweigen), mais ce n'est pas ce dont je voulais
parler aujourd'hui (voyez plutôt de vieilles entrées
comme celle-ci).
La question préoccupante soulevée, qui est à la fois une question
scientifique assez sensée et une interrogation métaphysique profonde,
est la suivante : pourquoi l'Univers n'est-il pas plein de chaos ?
C'est un peu difficile à expliquer pourquoi c'est une question
naturelle et importante, compte tenu de ce que nous savons de la
physique, ou d'ailleurs quel est le rapport avec ce que je disais
juste avant. Peut-être que je devrais laisser la parole
à cette vidéo
(d'un exposé à TED) qui expose le problème
probablement mieux[#] que je ne
saurais. Mais je vais quand même essayer.
Compte tenu de ce que nous savons de la physique, si l'Univers est
infini dans le temps ou d'ailleurs dans l'espace (ou s'il y a, dans un
certain sens, une infinité d'Univers, que ce soit « en parallèle » ou
en succession dans le temps), on doit croire que par fluctuations
quantiques, tout ce qui est matériellement possible finira par se
produire. Le problème se pose déjà en physique statistique classique
(si on attend suffisamment longtemps, il viendra un moment où tous les
atomes d'air de cette pièce seront concentrés dans un centimètre cube
dans le coin), et la mécanique quantique prévoit que ce phénomène se
produit même dans le vide : des particules apparaissent de nulle part
et disparaissent généralement un court instant plus tard. Je
dis généralement, parce que si on attend assez longtemps
(assez longtemps voulait dire très très très longtemps, mais ce
n'est rien devant l'infini), il apparaîtra n'importe quelle
configuration de particules et même arbitrairement longtemps. Y
compris mon cerveau (ou toute chose qu'on pourrait qualifier de mon
cerveau, dans tous les états possibles, une infinité de fois, et
pour des durées arbitrairement longues). Voire, la Terre entière, ou
toute notre galaxie, ou tout ce que nous pouvons observer actuellement
de l'Univers.
La réaction (sensée), quand on fait de la physique, c'est de se
dire : on s'en fout, ces fluctuations quantiques majeures se passent
dans un temps tellement long qu'elles ne nous préoccupent en rien.
Mais la question qui doit se poser est aussi : comment savons-nous,
au juste, que nous ne sommes pas actuellement dans une telle
fluctuation ? Après tout, dans toute l'histoire infinie de l'Univers,
il apparaît régulièrement des cerveaux de David Madore qui se
demandent suis-je dans une fluctuation quantique ? probablement
pas, et parmi ces cerveaux de David Madore, il y en a une
infinité qui a tort (en fait, ils sont dans une fluctuation
quantique et disparaissent très rapidement) et au plus
environ un qui a raison. Pourquoi suis-je persuadé d'être
celui-là ? Pourquoi suis-je persuadé d'être environ 13.7 milliards
d'années après le Big Bang et pas 10101000
années après, dans une fluctuation quantique qui se trouve donner
l'illusion que je suis environ 13.7 milliards d'années après le Big
Bang ? On a tendance à répondre parce que c'est beaucoup plus
simple de supposer cela que ceci, mais qu'est-ce que simple
signifie ? (Comme je l'ai expliqué, pour la majorité
écrasante des cerveaux de David Madore dans l'histoire de
l'Univers et qui observent un Univers apparemment vieux de 13.7
milliards d'années, c'est, en fait, une illusion. Il est difficile
d'expliquer pourquoi on devrait supposer que les choses sont
« simples » quand la majorité des choses sont « compliquées ».)
[Ajout : On me signale que le nom standard de
cette hypothèse est
le cerveau de
Boltzmann.]
Cette question admet énormément de variantes (il n'est d'ailleurs
pas forcément évident d'expliquer le rapport entre elles). La version
plus physique et moins métaphysique est : l'entropie du Big Bang est
très faible, beaucoup plus faible que ce que peut expliquer
l'explication usuelle (le principe anthropique), à savoir elle est
faible parce que si l'Univers était chaos, nous ne serions pas là pour
l'observer : cette explication ne marche pas, parce qu'elle prédit
que l'Univers devrait être juste assez ordonné pour que nous
soyons là pour l'observer (ou, en fait, pour que mon cerveau existe et
se fasse cette réflexion), or apparemment ce n'est pas le cas, puisque
nous observons un monde ordonné assez vaste (dans le temps et dans
l'espace) autour de nous.
Une autre variante que j'aime bien (et que je
présentais plus en
détails ici),
même si elle est plus délicate à expliquer est la suivante :
soit U l'Univers actuel, avec toute son histoire,
entre U(0) le Big Bang et U(13.7Gyr) l'instant
présent. Maintenant, construisons un Univers U′
comme ceci : je décide que U′(13.7Gyr) va être très
semblable à l'instant présent de l'Univers U, mais je fais
un très petit changement, disons dans les ailes d'un papillon
en Nouvelle-Zélande, tout le reste étant absolument identique.
Maintenant, comme les lois de la physique (pour autant que nous les
connaissions) sont déterministes vers le futur et le passé, je peux
simuler l'Univers U′ soit vers le futur (ce n'est pas
très intéressant, il ressemble grosso modo à U, au
moins au début, et même si des différences importantes vont
apparaître, elles ne sont pas vraiment passionnantes, disons en tout
cas que si on voyait un film du futur de U′, on le
trouverait plausible), mais aussi vers le passé. Et
là les choses sont catastrophiquement différentes : si je regarde un
film de l'histoire U′ en m'approchant
de t=0, je vais avoir l'impression d'évoluer vers le futur
et pas vers le passé, parce que l'entropie augmente (c'est un
fait général : si on considère une situation physique typique, et
qu'on trace son évolution dans un sens ou dans l'autre du
temps, l'entropie augmente dans les deux sens : ce n'est pas le cas de
l'Univers U — dont l'entropie diminue vers le passé
— justement parce qu'il n'est pas typique, et c'est
précisément ce que souligne le paradoxe dont je parle). Dans
l'Univers U′, la « flèche du temps » pointe dans les
deux sens en s'écartant de l'instant que j'ai pris comme point de
départ. Autrement dit, si je regarde une cascade d'eau sur Terre,
elle va couler dans le sens contraire entre U
et U′ pour des instants inférieurs à mon point de
départ (ou plutôt, dans le cône de lumière de passé de mon papillon).
Et si je remonte carrément jusqu'au Big Bang (car en t=0,
l'Univers U′ a aussi un Big Bang — encore qu'on
ne sait pas vraiment si on ne doit pas plutôt le qualifier de Big
Crunch vu que le temps apparaît inversé), ce Big Bang est très
différent du Big Bang de U, il est beaucoup plus grumeleux,
son entropie est beaucoup plus grande. La question est alors :
pourquoi croyons-nous être dans l'Univers U plutôt que dans
l'Univers U′ (dans lequel tous nos souvenirs du passé
seraient des illusions), alors même que les Univers de ce
type U′ sont beaucoup plus nombreux ? (Une autre
question est à quoi ressemble l'Univers U′ il y a
environ un an, et s'il y a dedans un processus qui pourrait ressembler
à la vie. Je n'ai vraiment aucune idée à ce sujet.)
La situation est un peu la suivante : on a un singe qui tape
censément au hasard sur une machine à écrire. Notre conception de la
physique dépend plus ou moins du fait que ce singe tape
effectivement au hasard. Voilà qu'on passe à côté de ce
singe et qu'on remarque qu'il a tapé correctement l'acte III
de Hamlet de Shakespeare. Est-il raisonnable de supposer
qu'il a tapé les actes I et II avant ? Est-il raisonnable de penser
qu'il tapera les actes IV et V après ? Si le singe tape vraiment au
hasard, la réponse est assurément : non : on est en présence
d'une coïncidence invraisemblable, mais il n'y a aucune raison de
penser qu'elle durera, le singe devrait taper des choses ressemblant
à klxjfs sdfkl.jsdf sd,fwerev banana ook ook arwecvwgp et
pas Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio. Après tout, si le
singe tape infiniment longtemps, il tapera infiniment souvent
l'acte III correctement, et l'immense majorité des fois il ne tapera
pas les actes I et II avant ni les actes IV et V après. Ou alors on
peut remettre en question l'hypothèse que le singe tape au hasard, en
se disant qu'une coïncidence pareille est vraiment trop incroyable.
Mais cela soulève alors la question : selon quelle règle tape-t-il ?
Si c'est vraiment un singe, l'explication la plus vraisemblable est
que quelqu'un me fait une blague. Mais si je trouve le texte
de Hamlet codé de façon transparente dans les décimales
de pi ? (Évidemment nous pensons que le texte de Hamlet
se trouve effectivement dans les décimales de pi, puisqu'il se trouve
dans les décimales de presque tout nombre réel, mais on
s'attend à ce qu'il se trouve tellement loin que si on le recontrait
effectivement vers la cent mille milliardème décimale, on en serait
plus qu'un peu abasourdi.)
Si je croyais en Dieu, je sortirais certainement ça comme argument
pour démontrer son existence : l'Univers est tellement
incroyablement spécial que croire en un Créateur fournit une
explication facilement tentante. La réponse usuelle apportée par le
principe anthropique (c'est celle que suggère Dawkins
dans The God Delusion), l'Univers est si
spécial parce que s'il ne l'était pas, nous ne serions pas là pour
l'observer ne convient pas parce que l'Univers est
encore beaucoup plus spécial que ce qui serait nécessaire
pour expliquer notre présence pour l'observer (un cerveau dans une mer
de chaos). Pire encore, parmi tous les Univers possibles où existe
une espèce vivante semblable à l'espèce humaine, dans la grande
majorité d'entre eux cette espèce n'est pas venue là suite à
un processus d'évolution par sélection naturelle mais par une sorte
d'apparition spontanée (je ne sais pas exactement à partir de quoi, il
faudrait savoir à quoi ressemble le passé de
l'Univers U′ dans mon exemple plus haut, mais c'est
probablement une sorte de soupe de matières organiques). Voilà qui
apporterait de l'eau au moulin des cinglés religieux s'ils étaient
capables de comprendre l'argument. (Si j'étais taquin, je suggérerais
plutôt celle-ci.) Manifestement
c'est une connerie, mais personne ne semble capable de fournir une
vraie explication meilleure que l'Univers est tel qu'il est, c'est
comme ça et c'est tout (et le singe a tapé le texte
de Hamlet, ce sont des choses qui arrivent).
(On peut, bien sûr, remettre en question certaines des hypothèses
standard sur les lois de la physique faites pour arriver au problème
— que ce soit le fait que l'Univers est infini dans le temps ou
dans l'espace ou le fonctionnement des fluctuations quantiques ou la
réversibilité des lois de la physique — mais je crois que c'est
rater la substance du problème que d'attaquer par là. Outre qu'une
considération métaphysique ne devrait pas avoir des répercussions sur
ce qu'on croit en physique, le problème ressurgit sous tellement de
variantes différentes que ce n'est pas en attaquant les détails qu'on
va le résoudre. L'état de l'Univers est très surprenant,
nous ne sommes pas du tout dans un Univers typique, même pas dans un
Univers typique capable de supporter la vie ou la supportant
effectivement, il n'y a quasiment aucune hypothèse de physique
là-dedans.)
[#] À un truc près,
c'est quand il décrit l'Univers proche du Big Bang
comme smooth pour dire qu'il a une entropie
basse, et un peu plus tard l'air de la pièce
comme smooth pour dire qu'il a une entropie
élevée. C'est vrai (les systèmes gravitationnels évoluent vers des
grumeaux quand leur entropie augmente, alors qu'un fluide au contraire
s'homogénéise), mais c'est plutôt confusant et pas utile dans ce qu'il
raconte.
Parmi les sous-populations qu'on identifie régulièrement sur les
forums de discussion de geeks, il y a une catégorie assez facile à
reconnaître, ce sont les geeks libertaires (ici, le
mot libertaire est à comprendre comme utilisé en
anglais, libertarian,
façon Ayn Rand ou Hayek, plutôt que dans le sens français typique qui
est plutôt orienté anarchiste de gauche). On les reconnaît
typiquement à leur insistance sur (outre le droit au port des armes,
comme il s'agit d'Américains) l'importance du retour à l'étalon-or, ou
une monnaie que les États ne pourraient pas manipuler. Souvent ils
déclarent une certaine admiration pour le représentant
américain Ron Paul
et leur haine incommensurable pour
la Fed.
Traditionnellement, une façon pour eux de se défendre contre le
contrôle des monaies par les gouvernements et banques centrales
consistait à recourir aux métaux précieux, et notamment
la Liberty
Reserve, qui émet des sortes de dollars garantis contre des métaux
précieux (or et argent). Mais récemment, ces geeks libertaires ont un
nouveau gadget : le Bitcoin.
Le Bitcoin est
un système de jetons cryptographiques distribué sur Internet, et
affiché comme monnaie. Le principe est grosso modo le suivant : le
système Bitcoin permet la création d'un certain nombre de jetons
virtuels, appelés Bitcoins, et dont la croissance est contrôlée de
façon absolue (c'est-à-dire que les règles sur les Bitcoins, vérifiées
par toutes les parties en présence, font que leur création sera
limitée par telle règle connue a priori) ; la création va initialement
à celui qui aura réussi à accomplir certaines tâches calculatoires
(inutiles : leur rôle est simplement d'attribuer les nouveaux Bitcoins
créés à ceux qui auront mené ces calculs) ; ensuite, les Bitcoins
peuvent être distribués électroniquement, sans autorité centrale,
l'idée étant que le fichier de toutes les transactions menées en
Bitcoins (et qui permet donc de savoir qui possède quoi) est distribué
et contrôlé par tout le monde, et que pour garantir l'anonymat des
transactions on repose sur le fait que tout le monde peut créer autant
de clés qu'il veut (le propriétaire d'un Bitcoin, d'après le fichier
distribué des transactions, est une clé cryptographique, et il n'y a
pas de moyen de savoir qui détient la clé).
Voici
un article récent et complètement dithyrambique parlant de
Bitcoin, qui illustre assez bien les promesses totalement délirantes
que certains y voient. On y promet carrément que Bitcoin, le projet
open source le plus révolutionnaire de tous les temps, et la chose la
plus importante depuis l'Internet lui-même, changera le monde sauf si
les méchants gouvernements essaient de l'interdire. Allô la
terre ?
Le motif de cette exaltation ? Le fait que Bitcoin soit en
quantité limitée absolument garantie (pas d'inflation possible, ou du
moins une inflation extrêmement contrôlée et connue à l'avance —
la masse totale tendant asympotiquement vers 21 millions de Bitcoins),
le fait qu'il ne soit pas contrôlable, et le fait que, de fait,
depuis son introduction, sa valeur a explosé.
Personnellement, les Bitcoins me font l'effet des collectionneurs
de cartes Magic. Ils décident de donner arbitrairement de la valeur à
un truc qui, à la base, n'en a pas du tout (ce qui est ironique, c'est
que justement les geeks libertaires sont souvent obsessionnellement
passionnés contre les fiat currencies
— monnaies de fait ? — et que Bitcoin est le plus
extrême qu'on puisse faire dans le domaine, puisque c'est une monnaie
qui n'est basée sur rien sauf sur l'idée que d'autres vont
avoir la même idée bizarre de les collectionner). De fait, c'est
quelque chose qui marche, j'ai déjà
évoqué ça, mais ça marche exactement dans la mesure où il y a des
gens qui sont prêts à avoir confiance dans le système pour s'y
mouiller les premiers (et dans le fait que des gens continuent à avoir
confiance, et à avoir confiance en le fait que des gens continuent à
avoir confiance, etc.). Comme n'importe quelle monnaie, bien sûr,
donc il n'est pas inconcevable que la collectionnite de Bitcoins
dépasse le cercle des geeks libertaires, mais enfin, il est aussi
possible que tout objet ou ressource rare devienne précieux parce que
des gens décident qu'ils en veulent. Le fait, souligné comme une
grande force par ses défenseurs, que Bitcoin ne soit soutenu par aucun
État et aucune banque centrale, ne m'apparaît pas exactement comme une
force.
Il est vrai que l'or est une façon qui dure de donner gratuitement
de la valeur à quelque chose qui n'en a pas, en misant sur sa rareté,
mais cette valeur de confiance arbitraire donnée à l'or a des racines
culturelles très anciennes que je vois mal Bitcoin refléter. Par
ailleurs, les métaux précieux ne sont pas à l'abri de spéculations sur
leurs cours, comme quoi un stock constant n'est pas du tout la
garantie d'une valeur stable.
Je ne suis pas économiste, donc il ne faut pas exclure que je n'aie
rien compris à la façon dont fonctionne la monnaie, mais l'idée, telle
que je la comprends, est que l'inflation reflète aussi le fait que la
monnaie est créée à la demande pour soutenir l'économie. (La
monnaie est créée par une banque, qui consent un prêt pour financer un
investissement.) Ce schéma, qui est essentiellement celui en vigueur
depuis la fin du système de Bretton Woods, fait que toute la monnaie
mondiale est essentiellement basée sur la dette : c'est ce principe
qui fait criser les geeks libertaires et d'autres
(voyez cette
vidéo et ses suites) ; je comprends qu'il y a des critiques
valables à ce système, mais la raison pour laquelle on l'a adopté est
bien que les systèmes antérieurs étaient encore pire. Un
système où la valeur de l'argent est maintenue par sa rareté est un
système qui encourage à la thésaurisation au contraire de
l'investissement, et qui n'a pas l'air très sain pour l'économie.
Idéalement, il semble que la croissance de la masse monétaire devrait
accompagner à peu près la croissance de la valeur des biens : si elle
est nettement en-dessous, ce n'est pas mieux que si elle est nettement
au-dessus — et le système de Bitcoins, qui confie à une règle
aveugle plutôt qu'à la direction d'une banque centrale la création de
nouvelle monnaie, ne va certainement pas faire preuve de plus
d'intelligence. (Si on a fait des reproches à la BCE,
par exemple, c'est plutôt de trop privilégier la stabilité de la
monnaie par rapport au soutien de l'économie.)
Ou, pour dire les choses autrement, dans une économie basée sur le
Bitcoin, la seule façon raisonnable de consentir un prêt serait à un
taux négatif, ce qui n'encourage pas vraiment à l'investissement. Il
vaudrait mieux, dans ces conditions, investir dans une monnaie
modérément inflationniste, mais qui soutienne une économie
proportionnée à cette inflation.
Voilà pour ma critique économique. Après la critique économique,
il y a une remarque sociologique à faire. Qui repose essentiellement
sur la question suivante : combien de temps les geeks vont-ils jouer
au petit jeu de Bitcoin ? C'est très difficile à prédire. Les
addictions collectives, ça a l'air globalement aléatoire et
indépendant de la valeur intrinsèque du truc addictif (un autre truc
sur lequel je me suis promis de ranter un jour) : il n'y a pas de
vraie raison pour laquelle Second Life a marché puis capoté, Orkut a
marché du tonnerre mais uniquement au Brésil, Facebook a actuellement
un succès fou alors que Friendster, Tribe et autres, qui étaient
rigoureusement interchangeables n'ont pas eu ce succès, les news ont
eu leur heure de gloire et sont en état de désertification avancée,
etc. La foule est juste imprévisible.
Actuellement, Bitcoin a l'air
à la mode, donc sa valeur explose. Probablement les gens s'en
lasseront, et les gens qui auront des Bitcoins se retrouveront le bec
dans l'eau avec leurs certificats cryptographiques qui certifient
qu'ils ont reçu des transactions devenues sans valeur. Mais il y a
une autre possibilité, c'est celle d'un fork du protocole : si
quelqu'un invente le Bitcoin 2.0, avec possibilité de transférer les
Bitcoins 1.0 vers les Bitcoins 2.0 mais avec plus de pépètes en jeu,
et un protocole semi-compatible (du style, toute transaction
Bitcoin 1.0 est une transaction Bitcoin 2.0 valable, mais non
réciproquement), ce sera une sorte de hold-up sur la Banque des
Bitcoins qui se jouera sur la popularité des deux protocoles, avec à
la clé un vrai méli-mélo pour savoir quels Bitcoins auront été
échangés et qui possède quoi selon quels protocoles. Ceci étant,
cette possibilité prouve en fait mensongère la promesse que la masse
monétaire n'enflera jamais au-delà de 42 millions de zorkmids : si
Bitcoin 2.0 promet de nouveaux zorkmids à gagner au moment où les
filons du 1.0 seront rares, il y a fort à parier que les nouveaux
venus préféreront sauter sur le 2.0. (Je dois dire que, si je voulais
couler Bitcoin, je chercherais surtout dans cette direction, la
création d'autres Bitcoins alternatifs forkant le projet en se vantant
d'être meilleurs, pour que plus personne ne sache ce qui vaut
quoi.)
Maintenant, qu'en est-il du système informatique sous-jacent ?
Cryptographiquement, je n'ai pas grand-chose à en dire : c'est basé
sur des idées très simples (il n'y a pas de primitives compliquées
dans l'histoire, pas de pairings d'accouplements, de
chiffrements homomorphes ou de trucs de ce genre), juste des
signatures et des hachés, et rien de fulgurant ni de vraiment
intéressant à étudier. Mais toutes les questions de sécurité reposent
en fait sur des questions de réseaux et de consensus distribué sur les
réseaux, et ces choses sont très difficiles à analyser. Donc, est-ce
sûr ? Je ne sais pas. Je pense que c'est passablement sûr
contre les attaques visant à frauder, si les adversaires sont peu
nombreux ou disposent de peu de moyens de calcul, et que c'est peu sûr
contre les attaques de type Denial of Service.
Mais les détails dépendent sans doute fortement de l'implémentation,
de comment les programmes Bitcoin réagissent à des situations bizarres
du genre avalanches de messages, blocs immensément longs, transactions
erronées, transactions durablement omises, non respect de la
difficulté prévue dans le calcul des blocs, brisure durable du réseau,
ou encore comment ils répartissent le temps de calcul entre la
vérification des signatures des transactions et la recherche de
nouveaux blocs[#], bref, toutes
sortes de choses sur lesquelles
la spécification
officielle (qui n'a vraiment rien d'une spécification) est muette.
En l'état actuel, le système Bitcoin semble complètement à la merci du
moindre botnet (il semble y avoir dans les 7000 nœuds jouant à
Bitcoin, un botnet un peu costaud peut compter dix à trente fois ce
nombre de machines) : ça permet au botnet de dépenser de multiples
fois de l'argent (ou, si on veut, de reprendre des Bitcoins qu'il a
déjà dépensés), ou de paralyser lourdement le réseau. Mais surtout,
en fait, s'il y a de l'argent à gagner à chercher des Bitcoins, on
peut supposer que les botnets sont (seraient) déjà sur le coup : i.e.,
investir de la confiance dedans, si ce n'est pas une blague, c'est
essentiellement donner de l'argent aux gens qui contrôlent les botnets
(=la mafia russe). Bof.
[#] Je pense notamment à
des attaques du style : générer énormément de transactions à la con
pour des montants extrêmement faibles (éventuellement attendre
d'émettre soi-même un bloc avec ces transactions, selon le moment où
elles sont vérifiées) pour faire perdre du temps à tous les autres
nœuds à les vérifier, et, du coup, profiter de l'avantage
relatif qu'on a en temps de calcul en cherchant à trouver de nouveaux
blocs.
Un des problèmes conceptuels, dont il n'est pas certain qu'il pose
des difficultés, mais qui mériterait certainement d'être approfondi,
c'est que dans le jeu de Bitcoin, tous les joueurs sont vos ennemis
(parce qu'ils ont intérêt à ce que vous perdiez vos Bitcoins, d'une
manière ou d'une autre, pour que les leurs aient plus de valeur), or
c'est sur leur bon volonté que le réseau fonctionne. Il y a là des
questions de type dilemme du prisonnier qui sont intéressantes et pas
du tout évidentes. Il faut remarquer que Bitcoin apporte à ce sujet
un élément de réponse très intéressant, c'est
la transaction fee, autrement dit le fait que
quelqu'un inscrive une transaction dans le registre des transaction
(alors qu'il n'y a aucun intérêt) est récompensé par une petite part
de la transaction — c'est-à-dire que le fonctionnement de
l'argent lui-même fait l'objet d'une taxe, choisie par l'émetteur de
la transaction et prélevée par le notaire (celui qui obtient d'écrire
le bloc contenant la transaction) et qui devrait faire l'objet d'un
jeu d'offre et de demande (si vous proposez une taxe trop petite, il
faudra attendre de nombreux blocs pour que la transaction soit
enregistrée). Actuellement, il semble cependant (à en juger
sur un
bloc typique) que la taxe de transaction est en pratique très très
faible devant le nombre de Bitcoins accordés d'office pour la
création d'un bloc.
Un dernier point à souligner éventuellement, c'est que puisque
Bitcoin fonctionne essentiellement en faisant tout le temps faire aux
ordinateurs des calculs inutiles, il vaut mieux espérer, du point de
vue écologique, qu'il n'acquière jamais une popularité sérieuse. (La
majorité des ordinateurs actuellement passe plus de 99% de leur temps
à ne rien faire. S'il se mettaient à calculer vraiment, ça se verrait
sérieusement dans la consommation électrique.) Pour donner une idée,
le réseau de machines Bitcoin mène actuellement environ
1012 calculs de SHA-256 (de blocs de 80 bits, je crois) par
seconde : il semble que les cartes graphiques modernes (qui doivent
être les plus efficaces, et mener l'essentiel des calculs) peuvent en
calculer de l'ordre de 6×108 par seconde et consomment
autour de 300W, donc la puissance consommée pour les calculs est au
moins de 500kW juste pour maintenir la monnaie avec le nombre
actuel de machines (sachant que la puissance consommée devrait être
grosso modo proportionnelle au nombre de machines et à leur puissance,
vu que le réseau s'ajuste pour calculer autant qu'il peut).
Actuellement, ce maintien est payé par la production de 50 Bitcoins
(environ 300 dollars au cours actuel) par bloc généré, un bloc étant
généré toutes les 10 minutes : ça revient à rémunérer l'énergie brûlée
autour de 1 dollar le mégajoule — c'est nettement mieux que le
prix de l'électricité, donc dans le marché actuel on a intérêt à
générer des Bitcoins.
Je passe aussi sur le problème pratique qu'il y aurait à ce que
tous les ordinateurs du monde stockent le montant de tous les comptes
en banque du monde (ainsi qu'une partie non négligeable de toutes les
transactions ayant conduit à ces montants).
Ajout () : Les réflexions (avec
lesquelles je suis plutôt d'accord) de Ben Laurie sur
Bitcoin : partie 1, partie 2, partie 3.
Ajout () :
L'avis
d'Adam Cohen, plus orienté du côté économique, et qui rejoint le
mien.
Ajout () :
Un rapport
de la BCE sur les monnaies numériques qui évoque
notamment BitCoin ; et
une analyse du graphe des
transactions par Ron & Shamir qui révèle des choses
intéressantes sur la manière dont les gens circulent les BitCoins.
Comment enseigner les rudiments de la géométrie algébrique ?
Je donne (pour la deuxième année) un petit cours de géométrie
algébrique à Télécom Paris ; c'est un élément d'un cours
appelé Techniques mathématiques avancées pour la cryptographie et
le codage, donc il faut comprendre ça comme : éléments de
géométrie algébrique pour la cryptographie et le codage. C'est un
certain défi, parce que (1) les élèves ne sont pas spécialement
orientés matheux, ils veulent surtout voir des applications
(malheureusement, la géométrie algébrique demande de digérer une
certaine quantité de jargon avant d'arriver aux applications), (2) ils
n'ont pas forcément les réflexes et les habitudes (en algèbre)
qu'auraient des élèves matheux suivant un cours de géométrie
algébrique (par exemple, si je dis qu'avoir un morphisme surjectifs
d'anneaux A↠A′, ça signifie
que A′ peut se voir comme un quotient de A
par un idéal, c'est le genre de choses qui demande une certaine
explication), (3) j'ai peu d'heures (5 séances de 2×1h½, donc 15
heures au total ; l'an dernier j'en avais plus), et je veux arriver à
des choses un peu compliquées, comme énoncer le théorème de
Riemann-Roch et en faire comprendre le sens (j'ai le droit d'omettre
toute démonstration, mais au bout d'un certain point ça fait vraiment
magique). À cela s'ajoute, cette année : (4) il n'y a que cinq élèves
inscrits au cours, sur lesquels, les bons jours, trois viennent
effectivement.
Les notes que j'ai écrites
sont ici
(mais pas encore vraiment relues, donc probablement plein de
fautes).
Il y a un certain nombre de difficultés sur la façon de présenter
les choses. Par exemple : faut-il se cantonner fermement aux variétés
(sur un corps parfait, disons, ce que j'ai fait) ou bien parler
d'infinitésimaux et de schémas ? Avantage des variétés : les
morphismes sont plus faciles à définir, parce qu'on peut les voir
comme des applications des points sur un corps algébriquement clos,
i.e., je peux tout présenter comme des parties de l'espace projectif
sur la clôture algébrique, et les choses sont vaguement concrètes.
Inconvénient : tester si des polynômes donnés définissent
effectivement une variété — c'est-à-dire engendrent un idéal
radical — devient un préliminaire indispensable à tout exercice,
et ce n'est pas évident. Ou bien, comment présenter la définition des
morphismes entre variétés quasiprojectives ? Un point de vue possible
serait le point de vue fonctoriel, définir les points des variétés
dans une algèbre quelconque (mais c'est justement assez lourd) et
invoquer l'esprit du lemme de Yoneda pour définir les morphismes de
variétés comme des morphismes de foncteurs (sans forcément prononcer
ce mot) : c'est plus élégant, mais pour des gens pour qui l'idée que
les morphismes
de k-algèbres k[t]→A
sont en correspondance avec les éléments de A n'est pas du
tout naturelle, ce n'est vraiment pas intuitif. La version
apparemment plus simple (et que j'ai suivie) consiste à définir les
morphismes comme des applications des les points sur la clôture
algébrique ; mais on perd toute la fonctorialité, et si les choses
sont prima facie plus élémentaires, ce n'est pas évident qu'on
arrive à des notions vraiment plus maniables.
Je vais répondre ici à
une question
de David Monniaux sur son blog parce que ce n'est pas la première
fois que j'entends quelqu'un la poser, ça me fera un lien à fournir
pour la prochaine fois :
Qu'est-ce que cela voudrait dire
que P≠NP indépendant des axiomes de la
théorie des ensembles ?
(Attention, je vais m'adresser aux gens connaissant un peu de
maths. Si vous ne savez pas ce qu'est le
problème P=NP, commencez
par lire
Wikipédia.)
La remarque cruciale à faire, c'est que
l'énoncé P=NP est un énoncé
Σ2 de l'arithmétique. C'est-à-dire qu'il peut
se réécrire sous la forme il existe n [en l'occurrence,
codant un algorithme + une borne polynomiale explicite dessus] tel que
pour tout k [codant une entrée du
problème SAT, disons], <énoncé à quantificateurs
bornés dont algorithmiquement testable en temps borné a priori> [en
l'occurrence, que le problème codé par k est résolu dans le
temps annoncé par l'algorithme n]. (Je discutais de
ces choses-là ici par exemple.)
Mais commençons par un cas plus simple, celui d'un énoncé
Σ1. Par exemple, la négation de l'hypothèse de
Riemann. L'hypothèse de Riemann (HR) peut se mettre sous
la forme Π1, en disant que pour tout n,
<une certaine inégalité facilement testable sur des fonctions
arithmétiques est vérifiée> (du genre σ(n)
< exp(γ)·n·log(log(n)) pour
tout n≥5041, avec σ la fonction somme des
diviseurs et γ la constante d'Euler-Mascheroni ; mais peu
importe le détail de l'inégalité n'est vraiment pas passionnant, et
d'ailleurs il y en a plein). La négation ¬HR de
l'hypothèse de Riemann est, dualement, Σ1 : elle dit
qu'il existe n telle que <telle inégalité>.
Si on dit que HR (ou ¬HR, c'est pareil)
est indécidable dans ZFC, cela signifie donc deux
choses : (1) HR n'est pas réfutable
dans ZFC, et (2) HR n'est pas démontrable
dans ZFC (i.e., ¬HR n'est pas réfutable).
Or la partie (1) implique[#]
que HR est vraie. Pourquoi ? Parce que
si HR est fausse, il existe un n qui viole
l'inégalité, et donc qui la réfute (l'inégalité est quelque chose de
trivialement testable). En fait, réciproquement, comme on croit à la
véracité de ZFC (ou du moins de ses conséquences
arithmétiques), si HR est vraie, elle ne peut pas être
réfutable dans ZFC.
Autrement dit, si on prouve l'indécidabilité (1&2)
de HR dans ZFC, on prouve au moins sa vérité
(l'item (1)), et on prouve des choses en plus (à savoir l'item (2)).
Du coup, évidemment, ce n'est pas dans ZFC qu'on a des
chances de prouver (1&2) (puisque le (2)
contredit précisément le fait qu'on puisse prouver (1),
i.e. HR, dans ZFC). C'est donc dans un
système plus fort, typiquement quelque chose
comme ZFC+<un axiome de grand cardinal> qu'on peut
arriver à prouver (1&2). Prouver (1&2) dans le
système ZFC+<grand cardinal> revient exactement à
(1) prouver HR dans ZFC+<grand
cardinal> et (2) prouver qu'on ne pouvait pas se passer d'au moins
une forme d'axiome supplémentaire (à tout le moins la consistance
de ZFC !).
Généralement, quand j'explique ce genre de choses,
les gens prennent un air gêné et demandent ce que vrai veut
dire. Je pense que quelqu'un qui commence à demander qu'est-ce
que vrai veut dire a un sérieux problème et ferait mieux de
faire de la peinture que des mathématiques. La seule chose que je
peux faire pour dissiper une source de confusion possible, c'est de
souligner que quand on dit un truc comme ¬HR n'est pas
démontrable dans ZFC, on est en train de faire un
énoncé arithmétique (par ailleurs Π1 : pour
tout n, le nombre n ne code pas une
démonstration de ¬HR dans ZFC)
exactement comme quand on dit HR pour commencer (lui
aussi Π1). Donc si on sait ce que vrai veut dire
dans un cas, ou qu'on est prêt à l'admettre, on sait ce que ça veut
dire dans l'autre cas aussi !
Maintenant, prenons P=NP et l'affirmation
qu'il n'est pas décidable dans ZFC. Cela signifie de
nouveau (1) qu'il n'est pas réfutable
(P≠NP n'est pas démontrable), et
(2) que P=NP n'est pas démontrable. Mais
cette fois, les choses ont plus subtiles. On peut distinguer deux
cas :
(a) Soit P≠NP
(i.e., P=NP est faux) : il n'existe
pas d'algorithme qui résolve SAT en temps
polynomial, mais ce fait-là n'est pas prouvable dans ZFC
(sur chaque algorithme putatif donné, il serait toujours
possible de trouver une instance du problème qui le met en défaut,
mais c'est tout). Rien de plus à dire dans ce cas.
(b) Soit P=NP est vrai : il
existe donc bien un algorithme et qui résout SAT en
temps polynomial. On peut expliciter cet algorithme et cette borne
(je ne dis pas que la démonstration sera forcément constructive, mais
un algorithme est un truc fini, il est en principe possible de
l'écrire). Les choses se comprennent alors comme : l'algorithme
existe, mais même si un messager des dieux nous le donne (avec sa
borne) sur un plateau d'argent, il n'est pas possible de prouver
dans ZFC que cet algorithme résoudra toujours le
problème dans le temps imparti (on ne peut que constater que
sur chaque instance donnée il tourne effectivement en temps
imparti et résout le problème). (Il est bien sûr concevable que
dans ZFC+<tel grand cardinal> on puisse prouver ce
qu'on veut sur l'algorithme.)
On peut donc imaginer que dans ZFC+<un grand
cardinal> quelqu'un arrive à prouver l'indécidabilité
(dans ZFC) de P=NP en montrant
qu'on est dans le cas (a) (il prouve P≠NP
et il prouve que ZFC ne suffisait pas), ou en montrant
qu'on est dans le cas (b) (il prouve P=NP,
peut-être en donnant explicitement un algorithme et une borne dessus
et en prouvant leur correction dans le
système ZFC+<grand cardinal>, puis il prouve
que ZFC ne suffisait pas ; mais il pourrait aussi y
arriver de façon moins constructive), ou même sans distinguer entre
les deux cas (cela paraît hautement invraisemblable, mais ce n'est pas
inimaginable).
[#] Pour être
parfaitement précis, je devrais dire que je peux prouver dans des
systèmes arithmétiques faibles que [l'énoncé
arithmétique] HR n'est pas réfutable
dans ZFC implique [l'énoncé
arithmétique] HR. (Par systèmes arithmétiques
faibles, je veux dire que l'arithmétique de Peano est bien plus
qu'il n'en faut : l'induction sur les formules Σ1
suffit au moins (cf. Hájek &
Pudlák, Metamathematics
of First-Order Arithmetic, chapitre I, théorème 4.33), et
je suppose que dans ce contexte, il faut beaucoup moins que ça. De
même, on peut remplacer ZFC dans ce qui précède par des
choses très très très faibles, comme l'arithmétique de
Robinson, mais pour le coup c'est assez évident.) En revanche,
l'implication dans l'autre sens, HR implique
que HR n'est pas réfutable
dans ZFC, lui, est un principe de réflexion
(fût-il Σ1 et arithmétique) de ZFC, et
c'est quelque chose de fort (mais cela découle trivialement
de théories comme ZFC+<cardinal inaccessible>).
Bref, ce genre d'énoncés qui parlent d'énoncés qui parlent d'énoncés
sont souvent assez embrouillés parce qu'il faut bien préciser quelles
sont les théories en jeu à chaque niveau (pis que ça : pour une
théorie imbriquée, ce qui compte n'est pas seulement quelle théorie
est imbriquée mais aussi comment elle est formalisée pour le niveau
d'au-dessus).
(Je rebondis sur
l'entrée précédente pour prouver
une fois de plus ma capaciter à débiter du rant au kilomètre sur les
sujets les plus totalement dénués d'intérêt — et à ainsi ne pas
vider ma TORANT-list, ce qui est ce
qui se passe le plus souvent.)
Les choses écrites ou dessinées sur les tee-shirts me semblent
entrer en très grossièrement quatre catégories (pas vraiment
disjointes). (1) Il y a les dessins qui sont là juste pour le dessin
et qui n'ont pas spécialement de sens. (2) Il y a ceux qui
contiennent un message (humoristique, politique, que sais-je),
généralement un peu activement choisi par celui qui porte le tee-shirt
(on peut supposer qu'il est d'accord si c'est un message politique, ou
qu'il trouve la blague drôle si c'est un message humoristique), voire,
conçu par lui. (3) Il y a les logos, blasons ou enseignes : d'une
institution, d'un événement, d'une marque, et je les qualifierai
d'officiels quand ils sont émis par l'institution elle-même,
l'organisateur de l'événement ou le dépositaire de la marque (je range
là-dedans les tee-shirts des marques de vêtements qui sont
essentiellement décorés par le logo de la marque elle-même). Je
suppose qu'on doit aussi rattacher à cette catégorie les maillots
sportifs portant le blason de telle ou telle équipe ou le nom de tel
ou tel joueur. Idem pour les groupes de musique (et officiel
est alors effectivement le mot qu'on utilise pour dire que le groupe
autorise l'utilisation de son nom ou logo).
Enfin, (4) il y a les choses qui ne veulent rigoureusement rien
dire. C'est assez impressionnant, d'ailleurs, le nombre de tee-shirts
qui entrent dans cette catégorie, et je me demande souvent qui les
invente. Souvent il y a une année (il faudrait faire des statistiques
xkcd-esques sur les années qui apparaissent sur les tee-shirts ; je
dirais que la médiane doit être vers 1975), et je ne pense pas qu'il
se soit passé quelque chose de particulier cette année-là ;
accompagnée de quelques mots anglais (dont
souvent authentic, official
ou encore established devant la mystérieuse
année), parfois avec des fautes, sans queue ni tête. Et c'est plus la
typographie et la composition de ce qui est écrit qui importe que les
mots eux-mêmes. Si vous ne voyez pas de quoi je veux
parler, voici
un exemple (à supposer que les URL utilisées par
les 3 Suisses soient stables). Je rattache plus ou moins
à cette catégorie tous les blasons du
style collegiate quand ils ne sont
pas vraiment le signe d'une université existante. (Il y a
des cas rigolos, comme la marque italienne Franklin &
Marshall, qui a pris sans autorisation le nom d'un collège
privé américain, est devenue populaire en faisant des vêtements sous
ce nom et avec un logo inventé ; cela a causé une confusion assez
amusante, mais au final ils se sont arrangés à l'amiable et maintenant
la marque produit des vêtements « officiels » pour le collège.)
Je ne prétends pas que cette typologie soit excellente ou
exhaustive (et, je le répète, les catégories se recouvrent pas mal),
mais je pense qu'elle n'est pas absurde.
Personnellement, je porte surtout des tee-shirts de la
catégorie (3) (et quelques uns des catégories (1) et (2), sans compter
plein de tee-shirts vierges, mais quasiment aucun de la (4) : je les
trouve assez insupportables, en fait). Plein d'entre eux avec juste
le logo de la marque, imprimé en gros et sans aucune fioriture
(DC
Shoes par exemple, j'en ai plein ; d'ailleurs,
régulièrement on me demande si c'est Dolce &
Gabbana). Ma mère me demande régulièrement pourquoi je paie
pour faire de la publicité pour une marque : la question a du sens,
m'enfin, on achète telle marque parce qu'on trouve ça beau ou sexy
(et/ou qu'on se dit que d'autres trouveront ça beau ou sexy), et dans
la mesure où on veut acheter un vêtement de telle marque, il n'y a pas
de raison que le logo n'y soit pas bien visible. (Surtout si, et
c'est souvent mon cas, on trouve le logo lui-même graphiquement
intéressant ou, encore une fois, sexy.) J'ai d'ailleurs aussi
quelques vêtements avec les signes de groupes musicaux (genre,
Slipknot), même si je ne suis pas spécialement fan de leur musique,
juste parce que j'aime bien le logo.
Par contre, je n'aime pas quand quelque chose dans la catégorie (3)
n'est pas officiel. J'ai un tee-shirt Wikipédia : je l'ai acheté
auprès de la fondation Wikimédia France — si quelqu'un d'autre
l'avait proposé, je ne l'aurais pas acheté. (Ce n'est pas une
question de droit : je ne sais pas vraiment l'expliquer, c'est un
principe idiot que j'ai.) Certes, mes débardeurs à l'insigne de la
Bundeswehr n'ont pas été achetés directement à l'armée
allemande, mais au moins à ceux qui la fournissent. Sinon, c'est vrai
que j'ai un drapeau de
l'ONU qui n'est pas fait par
l'ONU, mais un drapeau c'est un peu différent
(c'est même justement un peu le principe : quand le pays X
reçoit le chef du pays Y, il va hisser le drapeau
de Y, et ce n'est pas le pays Y qui le
fournit).
Et pour le coup, un tee-shirt officiel de l'Union européenne, on
voit mal comment ça pourrait exister. Il faut que je fasse part de
ma profonde déception à M. Barroso.
Si on cherche un tee-shirt aux couleurs (ou aux symboles) des
États-Unis d'Amérique, on n'a que l'embarras du choix. Mais si le
patriotisme se mesure à l'intensité du commerce des effigies d'une
région, alors il faut bien constater que l'Union européenne ne suscite
pas la ferveur des masses.
Certes, Zazzle
propose bien quelques trucs, mais ils ne sont pas terribles (je
suppose que des gens ont pris les drapeaux
de tous les États de la
planète et de pas mal d'autres institutions et en ont fait
automatiquement des séries de tee-shirts imprimés sur demande, ça ne
doit pas coûter cher). Pour commencer, un beau tee-shirt au drapeau
de l'Union européenne devrait, je trouve, être de couleur bleue unie,
avec juste les douze étoiles jaunes sur la poitrine, pas placées dans
un cadre. (Non seulement ce serait plus beau, comme ça, mais il vaut
toujours mieux pour la stabilité du dessin que le vêtement soit teint
dans la masse.) Je trouve
bien ceci
et cela, mais
le premier est à expédier depuis les États-Unis, ce qui est quand même
insupportablement ironique (d'autant que le tee-shirt lui-même est
certainement fait en Chine…), et le second semble trop clair et
a un zigouigoui pas du tout indispensable au-dessous de l'étoile de
cinq heures. (Quant
à cette
version, elle a les étoiles de la mauvaise couleur — je ne
sais pas pourquoi Spreadshirt n'est pas foutu de vendre les mêmes
modèles sur leurs sites pour différents pays, mais apparemment c'est
comme ça : la seule version qui me semble satisfaisante n'est
disponible que sur spreadshirt.com.)
Pourquoi ne pas le faire faire moi-même chez un des millions de
gens qui vendent des tee-shirts sur mesure ? Parce que, outre que la
qualité est à chier, je suis maniaque et je ne suis pas sûr de pouvoir
faire le dessin correctement
(malgré ces
instructions précises indiquant que le rayon du cercle
circonscrivant une étoile doit être égal à un sixième du rayon du
cercle qui les porte, que la couleur de fond doit être le bleu réflexe
Pantone® et que la couleur des étoiles doit être le jaune
Pantone®).
Mon problème récurrent, sur ce blog, est que je ne sais pas écrire
des entrées courtes. Je conçois l'intérêt du microblogging pour les
gens qui sont placés au premier rang de l'actualité et qui vont
tweeter quelque chose comme Monsieur Ben Laden était mon voisin, et
il est en train de se faire descendre, mais pour ma part, je suis
plutôt le dernier au courant de tout, donc si je peux apporter quelque
chose à mes lecteurs, ce n'est pas une information brève et
percutante, c'est plutôt la logorrhée qui me tient lieu de réflexion
— autrement dit, je
sais ranter
(pérorer ? blablater ? épiloguer ?). Je ne vois
pas l'intérêt d'écrire des entrées du style ce soir, j'ai mangé du
poisson meunière (même si c'est vrai et c'est bon) ou je viens
de compiler un Linux 2.6.38.5 (là, ce n'est pas vrai, mais je
devrais sans doute) et
autres facebookeries ;
et je ne suis pas non plus doué pour les phrases concises et
percutantes.
L'ennui, c'est que ranter prend du temps.
Et donc régulièrement, quand il me vient à l'esprit une idée de
sujet sur lequel je pourrais étaler ici ma sagesse incommensurable, je
n'ai pas le temps de le faire (et en fait, quand je parle de temps,
c'est souvent plutôt que je suis trop fatigué, ou pas dans le bon état
d'esprit, ou que je sais que je serai interrompu, ce genre de
choses) ; et je me contente donc d'inscrire cette idée dans ce que
j'appelle mentalement mon vivier
à mèmes, mais que je devrais
plutôt qualifier de TORANT-list. Parfois, quand je trouve le temps
d'écrire quelque chose, je pioche là-dedans ; mais en fait, j'en
retire beaucoup moins de choses que je n'y mets, parce que la
motivation à écrire un rant décroît très rapidement avec le temps
depuis lequel l'idée m'est passée par la tête. (J'ai aussi le
problème que je ne sais pas comment entrer en matière : c'est con,
mais ça me bloque souvent — j'aime bien commencer mes entrées
par une connexion avec le présent, et si cette connexion manque, j'ai
l'impression de ressortir un poisson pas frais de mon frigo.) Cette
liste des entrées de ce blog que je n'ai pas écrites commence donc à
devenir démesurément longue, et d'ailleurs je ne sais plus trop ce que
je suis censé raconter sur certains sujets.
(Et encore, tous ces problèmes ne sont rien par
rapport aux problèmes analogues que j'ai avec
mes fragments littéraires
gratuits, où il me faut vraiment trouver le bon état d'esprit,
le bon moment pour pouvoir en écrire, et c'est aussi beaucoup plus
long. Cela fait très longtemps que je n'en ai pas écrit, ça me manque
beaucoup, et si vous voulez blâmer quelqu'un, je vais dire que c'est
la faute de mon poussinet. )
Voici la liste, dans l'ordre vaguement chronologique de quand
l'idée m'est venue, de choses sur lesquelles je compte écrire une
entrée Un Jour Peut-Être :
L'indiscernabilité en mathématiques. (Ou : qu'est-ce que cela
signifie — philosophiquement — que deux objets
mathématiques sont le même ? Notamment si l'objet est unique à
isomorphisme près, mais pas à isomorphisme unique près.)
Quelque chose sur les réseaux euclidiens dans le plan. (Et le
rapport avec les courbes elliptiques, la multiplication complexe, et
l'exemple du nombre exp(π√163).)
Mes douleurs cardiaques imaginaires, un chapitre dans la vie d'un
hypocondriaque.
[Fait : 2014-02-27#2195]
Pourquoi je suis pro-nucléaire, ou plutôt anti-anti-nucléaire,
pour des raisons écologistes, et sans doute plus encore depuis qu'on
nous bassine au sujet de la centrale de Fukushima. Pourquoi il faut
absolument développer un réacteur au thorium. Et pourquoi j'ai envie
de donner des baffes aux imbéciles qui ont décidé d'interdire certains
types d'ampoules en Europe. [Partiellement
fait : 2011-06-06#1895 ;
et refait : 2022-05-25#2719]
Les subtilités de l'abiogenèse vue du point de vue ergodique.
(Ou : du point de vue ergodique, si la vie apparaît et se maintient,
c'est qu'un tas aléatoire des bons atomes est déjà vivant
— commenter cette affirmation.)
Mon étonnement devant le fait que la philologie fonctionne.
(C'est extraordinaire que les anglais se soient mis collectivement à
prononcer [ɛ] ce qu'ils prononçaient [aː].)
Les subtilités de l'ordre alphabétique. [Enfin, je ne sais
vraiment plus ce que je voulais en dire.]
Serait-il possible à l'algorithme de suggestion de
YouTube/Amazon/quidlibet de devenir vraiment bon au lieu de suggérer
bêtement vous aimerez X parce que vous avez
aimé Y ?
La manière dont la collectivité fait des choix de groupes dans
lesquels on se retrouve ensuite coincés. Pourquoi c'est une forme de
dépendance collective, et en quoi ça invalide (ou non) l'idée que
chacun est libre de ses propres choix.
Tenter de vulgariser le corps à un élément.
[Fait : 2018-09-06#2551]
Pourquoi certains deviennent enragés au sujet de l'apparition de
leur nom sur le Web (et s'imaginent qu'ils ont le droit moral ou légal
de vous faire effacer la simple mention de celui-ci).
[Fait : 2012-11-03#2087]
On ne devrait pas avoir le droit de vendre du matériel
informatique ou électronique qui soit « briquable » de façon
irréversible en flashant un firmware corrompu ou malicieux (il devrait
toujours y avoir un moyen simple de revenir à un firmware valable).
[Fait : 2016-09-22#2396]
Quand la segmentation du marché est-elle une bonne chose ?
Les choix qu'une société ou un pays fait de ses formes légales
(constitutionnelles, mais aussi, e.g., droit civil
vs. common law) sont-ils vraiment
un choix de cette société ou le simple résultat du hasard ?
[Plus ou moins
fait : 2011-06-12#1896]
Quand la protestation et les manifestations deviennent une forme
de course aux armements.
Pourquoi le rêve de la conquête spatiale est naïf (et celui de
terraformer une planète encore plus). [Plus ou moins
fait : 2014-04-15#2199]
Le risque que les économistes optimisent les mauvaises
fonctions.
Vulgariser quelques trucs pour manipuler les puissances de
10.
Il y a des sujets mathématiques dont j'aimerais avoir quelqu'un
avec qui parler.
Qui a programmé l'interface utilisateur de mon réveil ? (Et
comment a-t-il pu être aussi mauvais ?)
[Fait : 2012-09-26#2074]
Les affiches de jeux vidéos qui me donnent envie de les voir
comme films.
Quelles sont toutes les manières dont une substance peut
être interdite ? (Interdite à l'achat, à la vente, à la
détention, à la consommation, à la production, à l'importation, à
l'exportation… quelles combinaisons sont possibles, et avec quels
exemples ?) [Vaguement
fait : 2017-07-09#2448]
Le petit jeu étrange de la diplomatie : et qui en a inventé les
règles, et comment pourrait-on les changer ? [Rant déjà un peu
fait ici.]
La manipulation exacte des images vectorielles (e.g., écrasement
de transparences superposées) et la géométrie algébrique réelle.
Pourquoi les nombres premiers fascinent les mathématiciens
amateurs ? [Vaguement
fait : 2018-06-14#2527]
Qu'est-ce que l'identité (légale, etc.) d'une personne, et comment
peut-on la prouver ?
Pollution de l'espace Wifi. Ou : Free et compagnie me font
chier.
La courbe algébrique donnée par la caustique d'une réfraction
plane.
Comment faire un cours d'introduction à la géométrie algébrique ?
[Fait : 2011-05-15#1882]
Le vocabulaire allemand que j'ai appris grâce à Ralf König.
[Fait
indirectement : 2011-09-06#1927]
Pourquoi les gens croient-ils à cette dichotomie selon laquelle
l'orientation sexuelle serait soit un choix soit génétique (je crois
que ce n'est ni l'un ni
l'autre). [Fait : 2011-08-24#1924.]
Pourquoi notre peur de la mort résulte de notre perception du
temps (on ne devrait pas en avoir plus peur que de la naissance ou de
l'extrémité gauche de notre corps). [Plus ou moins
fait : 2024-12-07#2813]
La manie des entreprises de tout sous-traiter.
La manie des entreprises de créer des filiales pour se défausser
de ses responsabilités.
Le bon Isaac Asimov par rapport, disons, à Frank Herbert.
[Plus ou moins
fait : 2016-04-15#2365]
Mon obsession de la préservation de l'information. [Très
vaguement
fait : 2011-09-14#1937]
L'accusation politique d'être libéral en France, et celle d'être
socialiste aux États-Unis.
Les causes principales d'homophobie par ignorance, et comment on
pourrait y répondre.
Pourquoi communiquons-nous ? (Résumer notamment les idées de mon
collègue Jean-Louis Dessalles.) [Très vaguement
fait : 2015-11-23#2339]
Comment a-t-on pu inventer une technologie aussi merdique et
foirogène que le Wifi ?
Les technologies qui me donnent envie de les utiliser, juste pour
jouer
avec. [Fait : 2011-06-05#1894.]
Pourquoi les Français sont-ils désespérément incapables de faire
une file unique ?
[Fait : 2019-04-08#2589.]
…ou, inversement, comment répondre à toutes les questions
qui surviennent « naturellement » dans un domaine.
Le mythe que la bisexualité n'existe pas, contre le mythe que tout
le monde est bisexuel. [Fait en
passant : 2011-08-24#1924 ; voir
aussi2023-03-24#2745.]
Le mythe que le succès est reproductible (pire : qu'il est mérité
ou prévisible).
[Fait : 2011-06-24#1898.]
Réencodages et transcodages, le problème
du round-trip, et le théorème de
Cantor-Schröder-Bernstein. [Vaguement
fait : 2014-11-10#2246]
Faudrait-il écrire une nouvelle déclaration des droits de
l'homme ? Et comment ?
Vaut-il mieux que les programmes soient uniformes à travers
les OS, ou que les OS soient uniformes à
travers les programmes ?
Ce que je pense de Bitcoin (pas trop de bien), du point de vue
économique et du point de vue de la sécurité contre
les DoS.
[Fait : 2011-05-16#1883.]
Pourquoi je continue à préférer les
écrans CRT. [Fait : 2012-08-24#2064.]
(J'ai pas mal hésité à publier cette liste, parce que beaucoup de
ces formulations lapidaires peuvent donner une impression complètement
fausse sur le problème dont je voudrais parler, et plus encore sur ce
que serait ma position. Gare à ne pas imaginer des choses,
donc !)
Je prends comme exemple d'utilisation de Google images en
sémiotique une des citations sans doute les plus célèbres de Nietzsche
(fort appréciée des signatures sur Internet et, disent certains,
appropriée dans la guerre contre le terrorisme) :
Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß er nicht dabei zum
Ungeheuer wird. Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt
der Abgrund auch in dich hinein.
(Jenseits von Gut und Böse, Aph. 146)
La traduction qu'on donne d'habitude en anglais (je ne sais pas
pour le français, je la vois surtout passer en anglais)
traduit Ungeheuer
par monster
et Abgrund
par abyss : He who fights with
monsters should look to it that he himself does not become a monster.
And when you gaze long into an abyss the abyss also gazes into
you.
Le sens, tel que je le comprends, est quelque chose comme : il faut
faire attention à ne pas devenir tel que ce que l'on combat ; à force
de s'obséder sur quelque chose, on finit par y ressembler. Mais
surtout, cette image de regarder profondément dans l'abîme, qui
regarde en retour, est incroyablement forte (on imagine presque
la porte de
l'enfer sous forme d'une tête monstrueuse, avec laquelle on croise
fixement le regard), et je pense que c'est la raison pour laquelle
cette citation a du succès. Mais si je
traduis Abgrund par abyss en
anglais et par abîme en français, ou si je
traduis Ungeheuer
par monster et monstre, est-ce que je suis
fidèle ? On peut évidemment discuter du sens fin du mot selon les
dictionnaires, et de savoir quelle est la distinction entre un abîme,
un précipice et un gouffre, en fait ce genre d'aphorisme fonctionne
surtout parce que les mots évoquent quelque chose en nous plus que par
leur sens exact. Or à ce moment-là, je ne suis pas convaincu : si
j'en crois le verdict de Google
images, Ungeheuer
évoque bien à peu près la même chose
que monster,
mais Abgrund
n'a pas la connotation aquatique ou sombre
de abyss
(même abstraction faite des affiches de films) ou même
de abîme
en français (pour la partie sombre, pas la partie aquatique qui serait
celle
de abysse).
Apparemment, Abgrund évoque le vertige
plus que les ténèbres de l'enfer. Était-ce le cas pour Nietzsche ?
Je ne sais pas. Je sais cependant qu'ailleurs
(dans Zarathustra), il compare l'homme
à ein Seil über einem Abgrunde, geknüpft zwischen
Tier und Übermensch (une corde au-dessus d'un abîme, tendue
entre l'animal et le surhomme), ce qui fait effectivement plus
appel à l'idée de vertige qu'à celle de ténèbre.
Autre question : Nietzsche pensait-il au psaume 42 (ou 41 selon la
numérotation) ? Je fais référence à cette
phrase : תְּהוֹם
אֶל
תְּהוֹם, que les
Septante
traduisent ἄβυσσος
ἄβυσσον
ἐπικαλεῖται,
et la Vulgate abyssus abyssum invocat ? Le sens
d'origine n'est pas extrêmement clair (la traduction œcuménique
de la Bible donne, pour le verset entier : Les flots de l'abîme
s'appellent l'un l'autre, au fracas de tes cataractes. En se brisant
et en roulant, toutes tes vagues ont passé sur moi.), mais
l'interprétation qu'on en fait généralement quand on cite la phrase,
par déformation ou contresens, est quelque chose comme : un mal
appelle un autre mal ; et à la fois ce sens et l'utilisation du
mot ἄβυσσος
par les Septante et la Vulgate font qu'il est tentant de relier ce
psaume à l'aphorisme de Nietzsche dans sa traduction anglaise. Je
pense que c'est une coïncidence ou une connexion faite plus tard,
parce que Luther utilise le mot Tiefe
(pas Abgrund), qui
évoque plus les profondeurs marines (comme les termes d'origine),
et il reformule la phrase (daß hie eine Tiefe und da
eine Tiefe brausen) en perdant l'idée qu'une
profondeur/abîme/abysse en appelle une autre et certainement
d'une manière qui exclut le contresens que je viens d'évoquer.
Ce que Google images nous apprend sur l'imagination collective
Un petit jeu auquel j'aime bien jouer avec Google images : prendre
un nom abstrait (mais n'ayant pas d'allégorie traditionnelle évidente)
ou un adjectif peu visuel, et essayer de deviner ce qu'il va en sortir
avant de faire la recherche. Éventuellement on peut ensuite jouer
à changer la langue —
cf. aussi ici. Par ailleurs, il
faut éviter les termes utilisés dans des titres de films, qui ont
tendance à un peu polluer les réponses (enfin, on peut dire que c'est
justement le jeu, mais je trouve que ces réponses-là ont tendance à
sortir un peu de la moyenne). Peut-être que c'est plus intéressant
avec des combinaisons de termes.
Parfois on voit très bien le genre de choses que ça va sortir, et
ça nous renseigne sur les clichés de notre culture collective : voyez
ce que
donnent evil, calm, holy, love
pour quelques clichés parmi les clichés. Il serait parfois bon de se
demander pourquoi, au juste, on
imagine l'avenir
comme ceci (trop de science-fiction ?)
ou la liberté
comme ça (la chose qu'on a envie de faire, quand on est libre,
c'est d'aller sur un bort de falaise au soleil couchant et d'étendre
les bras ?) ou
encore l'espoir
ainsi (une fois retirées les affiches de campagne d'Obama). Et il
serait bon de se rappeler que ces représentations sont vraiment le
fait d'une culture donnée à un moment donné. (D'ailleurs peut-être
qu'il serait intéressant de sauvegarder une compilation des résultats
des recherches d'images sur les cinq cents mots les plus courants de
la langue, pour les historiens du
Zeitgeist.)
Je ne sais pas si c'est parce que tout le monde était occupé à
s'extasier sur l'exécution sommaire de la figure tutélaire d'une
désorganisation criminelle (qu'on cherche souvent à nous faire passer
pour une sorte de Corporation of Evil dont il
aurait été le chef, mais je ne pense pas que qui que ce soit croie
sérieusement qu'il s'agit d'autre chose que d'une ligue sans
coordination entre des bandes d'intérêts vaguement semblables), mais
je n'ai pas vu passer un seul entrefilet dans les médias français sur
les élections fédérales canadiennes. Comme ils font d'habitude plus
de cas des élections au Japon ou en Argentine, je vais mettre ça sur
le compte du Monsieur exécuté et des gens qui célèbrent bruyamment sa
mort (et qui deviennent eux-mêmes, semble-t-il, un sujet
d'information). Ou alors je range ça dans le rayon de ma théorie qui
dit que les Français n'ont pas encore découvert que le Canada ne se
limite pas au Québec (plus peut-être la ville de Vancouver qu'ils
doivent imaginer flottant un peu dans le vide) : ils ont l'air de
penser que l'Amérique du nord se compose des États-Unis, du Québec
(et Vive le Québec libre doit logiquement se rapporter à son
indépendance des États-Unis) et de Saint-Pierre-et-Miquelon. 'Fin
bref, le méchant qui était déjà là a gagné (le méchant au moins
pour son outrage au parlement, ce qui est quand même assez
gratiné pour un Premier ministre), le principal parti d'opposition a
été remplacé par un autre ; mais surtout, si je mentionne ici ces
élections, c'est parce qu'elles me renforcent dans mes convictions que
c'est un mode de scrutin aussi épouvantablement pourri que simpliste
que de demander aux électeurs de choisir un nom dans leur
circonscription, et prendre juste le nom arrivé en tête après un
unique tour de scrutin.
J'ai fini la lecture du livre autobiographique de Robert
Badinter, Les Épines et les Roses, dans lequel il relate
ses cinq années passées à la Chancellerie entre l'abolition de la
peine de mort (qui fait l'objet d'un autre livre) et sa nomination au
Conseil constitutionnel. Je suis un petit peu déçu par la forme : ce
n'est pas aussi bien écrit qu'on aurait pu attendre de lui (ou de son
nègre ?). En revanche, pour le fond, cela me conforte dans mon
admiration pour cet homme, pour son œuvre (pas seulement
l'abolition de la peine de mort mais aussi l'ouverture au justiciable
du recours à la CEDH ou encore la réforme du Code pénal), pour sa
conception de la Justice, et pour son combat pour la défendre malgré
son impopularité ; petit extrait :
Dans mon cas, l'amertume était d'autant plus grande que le laxisme
dont on m'accusait était tous les mois démenti par cette surpopulation
carcérale. Vainement, à longueur d'interviews, je donnais les
chiffres et soulignais que la justice française était l'une des plus
sévères d'Europe. Rien n'y faisait. On m'objectait que si les
prisons regorgeaient de détenus, ce n'était pas dû à la sévérité des
juges, mais à l'accroissement de la délinquance. Statistiques à
l'appui, je montrais que cette surpopulation résultait en fait de deux
causes principales : la durée des procédures, donc des détentions
provisoires, et la rigueur croissante des condamnations, toujours plus
lourdes au fil des ans. Ces données-là, connues des professionnels,
ne pénétraient pas la conscience du public. Une fois pour toutes, la
justice française était trop clémente, et le ministre de la Justice
laxiste. Dans un sondage réalisé en 1984, à la
question Qu'attendez-vous en priorité du ministre de la
Justice ?, la réponse à une forte majorité fut : Des lois plus
répressives ! Je n'avais plus qu'à retourner à mon cabinet
d'avocat.
Je préférai persévérer. Non par défi ou par orgueil, mais tout
simplement par conviction. Je savais que nous disposions d'un arsenal
complet de lois répressives, souvent plus rigoureux que celui de nos
voisins européens. Je considérais qu'il ne fallait accroître ce
dispositif déjà très complexe que pour combattre certaines formes
nouvelles de criminalité, telles les atteintes graves à
l'environnement ou la corruption internationale. Quant à élever le
plafond des peines encourues, les faire passer par exemple de dix à
vingt ans alors que les cours d'assises ne condamnaient les auteurs de
ces infractions qu'à sept ans de réclusion au maximum, ces changements
de la loi, sans portée réelle, me paraissaient relever de la
gesticulation politique. Je leur préférais le principe inscrit dans
la Déclaration des droits de l'homme : La loi ne doit établir que
des peines strictement et évidemment nécessaires. Ce jansénisme
pénal n'était pas dans l'air du temps, mais au moment où nous
élaborions le projet de nouveau Code pénal, je n'entendais pas déroger
aux principes fondateurs, encore moins transformer la loi pénale en
tableau d'affichage politique.
On sent qu'il vise la politosphère actuelle. Je ne peux
qu'applaudir.
Ce blog a aujourd'hui huit ans,
donc joyeux blogoversaire à moi.
Je continue tout doucement (mais
alors tout
doucement) à lui écrire un nouveau moteur — j'espérais
vaguement pouvoir lui en faire un cadeau aujourd'hui, mais ce sera
pour plus tard. Je vais essayer de quand même me dépêcher pour que ce
soit prêt avant que le grand cycle cosmique de l'Internet fasse que
Facebook tombe à l'abandon et que les gens se rappellent qu'il existe
un Web au-delà, et qu'on peut même y raconter sa vie, si, si.