Encore une surprise mathématique qui m'a fait tomber à la renverse…
Si k est un anneau commutatif et M un k-module (si ça peut aider certains à comprendre, on peut déjà imaginer le cas où k est un corps et M un k-espace vectoriel ; mais dans ce cas il faudra considérer M de dimension infinie pour que ce soit intéressant), on appelle dual de M, disons D(M), l'ensemble des applications linéaires M→k. Et on appelle bidual de M le dual du dual, DD(M). Il y a une application k-linéaire naturelle Φ:M→DD(M) (à savoir x ↦ (u ↦ u(x))) : en général, elle n'est ni injective ni surjective (mais si k est un corps, elle est toujours injective, et si de plus M est un espace vectoriel de dimension finie sur k, elle est aussi surjective).
Maintenant supposons que A soit une algèbre commutative sur k (c'est-à-dire un k-module qui est aussi un anneau avec la même addition et une multiplication k-bilinéaire). Si on essaie de trouver une multiplication naturelle sur DD(A), on s'aperçoit que ce n'est pas du tout évident. Dans ce genre de situation, le réflexe mathématique est que les choses doivent être soit tout à fait évidentes soit impossibles. Pourtant, il existe bien une multiplication naturelle sur DD(A) : précisément, si ξ et η sont deux éléments de DD(A), on peut définir leur produit ξ•η comme l'application qui envoie u∈D(A) sur η(y ↦ ξ(x ↦ u(x·y))) (ceci est bien un élément de k). C'est assez difficile à visualiser, mais rien qu'au niveau du typage on peut être assez convaincu que c'est la seule formule possible. Et entre autres propriétés, cette multiplication est k-bilinéaire, associative, et vérifie : Φ(a)•η = η•Φ(a) est la fonction u ↦ η(y ↦ u(a·y)), et en particulier, Φ(a)•Φ(b) = Φ(a·b). Je pense que la grande majorité des mathématiciens sera d'accord que dès lors qu'on a trouvé une formule simple, naturelle, qui définit sur DD(A) une structure de k-algèbre, et qui respecte Φ comme je viens de le dire, c'est forcément « la bonne » multiplication sur DD(A).
Eh bien ce qui surprendra certainement bon nombre de mathématiciens comme ça m'a surpris moi-même, c'est que cette multiplication n'est pas commutative en général !
Et ce n'est même pas facile du tout de donner un contre-exemple. (Déjà, il faut bien sûr un exemple où Φ n'est pas surjectif, puisque j'ai expliqué que les Φ(a) commutent les uns aux autres ; or si c'est le cas — grâce à l'axiome du choix — pour tout espace vectoriel de dimension infinie sur un corps k, le problème est qu'« on n'y voit rien » aux éléments du bidual qui ne viennent pas du primal.) Le contre-exemple que j'ai, c'est que si k est un corps fini et A=k[t] l'algèbre des polynômes en une variable t sur k, de sorte qu'en tant que k-espace vectoriel, A est la somme directe d'un nombre dénombrable de copies de k, et son dual est le produit d'un nombre dénombrable de copies de k, c'est-à-dire les suites à valeurs dans k : le bidual de A contient les fonctions qui à une suite u à valeurs dans k associent sa limite prise selon un ultrafiltre sur ℕ, et le produit de deux tels éléments (pour la multiplication que j'ai explicitée) est la limite selon l'ultrafiltre somme, pour l'addition usuelle sur le compactifié de Stone-Čech de ℕ — or il est « bien connu » que cette addition n'est pas commutative en général. (Si vous n'y voyez rien, c'est normal. Moi non plus.)
J'ai posé la question sur MathOverflow de trouver des critères intéressants pour que DD(A) soit commutatif, ou bien un exemple plus simple où il ne l'est pas. Je n'espère pas vraiment de réponse (et par ailleurs j'ai moi-même résolu le cas qui m'avait amené à m'intéresser à cette question : si A est finie sur un anneau k noethérien intègre), mais à vrai dire je serais déjà content si on pouvait me dire que cette multiplication a été explicitée à tel ou tel endroit dans la littérature. (Ah, en fait, on me souffle que ça s'appelle la multiplication d'Arens, au moins dans le contexte des algèbres de Banach.)