C'est un de mes sujets de logorrhée préférés, et je suis surpris de
n'avoir apparemment pas encore râlé à ce sujet sur ce blog :
c'est-à-dire pour dire du mal
des chieurs de l'orthographe et
— la pire race de cette déjà bien triste engeance — de la
typographie. Qu'est-ce qu'un chieur de l'orthographe ? C'est
quelqu'un qui est armé du Dictionnaire de l'Académie dans
une main et du Bon Usage de Maurice Grevisse dans l'autre
(et s'il fait partie des chieurs de la typographie, du lexique des
règles typographiques en usage à l'Imprimerie nationale,
vraisemblablement entre les dents) — je vous laisse transposer à
d'autres langues que le français — et qui tient à faire partager
sa passion pour ces textes et pour la sodomie sur les diptères avec le
même enthousiasme qu'un missionnaire baptiste à répandre la bonne
nouvelle et la frustration sexuelle. On les reconnaît au fait qu'ils
savent tout du pluriel des mots composés et qu'ils meurent d'apoplexie
à chaque fois qu'on suggère que les majuscules ne portent pas d'accent
en français (ou qu'on confond le mot majuscule
avec capitale
, comme je viens de le faire à dessein). On les
reconnaît aussi qu'ils savent lire dans le Grevisse exactement comme
le baptiste dans la Bible : précisément ce qu'ils ont envie d'y
voir.
Trêve de sarcasme facile, mon but n'est certainement pas de dire, pouah, l'orthographe, ça n'a aucune importance, chacun écrit comme il veut, vive le langage SMS et d'ailleurs tout se vaut. Je pense que le nombre de « fautes » d'orthographe sur ce blog est relativement limité (et, en toute honnêteté, ça me chagrine toujours quand on m'en signale, même si je me console en me disant qu'en tapant au kilomètre comme je le fais et sans jamais me relire, c'est assez inévitable). Je n'ai pas non plus la moindre intention de dire du mal du Bon Usage, qui est un livre formidable et que je recommande vivement.
Si certains ont du mal à cerner quelle est ma position, je pense
qu'on ne peut pas mieux la résumer que par ce slogan cher au
cœur du bon
vieux gourou d'Internet, et qui devrait s'appliquer à toute forme
de communication ou
d'échange : Be
conservative in what you send, and liberal in what you accept.
C'est-à-dire qu'il faut creuser un gouffre entre ce qu'on considérera
comme une faute chez soi-même et ce qu'on signalera comme faute chez
un autre ; qu'on doit garder les préceptes religieux par lesquels on
veut vivre pour soi, et ne chercher à imposer aux autres que ce qui
est strictement et évidemment nécessaire (tu ne tueras point
a
l'air d'un bon début, reste à savoir à quoi cela correspond dans le
monde de l'orthographe). Il n'est pas interdit de signaler des
« fautes » aux autres, mais le ton est important : on doit le faire
avec la même diplomatie que si on signale à quelqu'un que l'on
soupçonne d'être peut-être un Juif pratiquant que ce qu'il s'apprête à
manger est un morceau de bacon.
Pour ce qui est de la typographie, il est le plus simple
d'expliquer ce qu'est une typographie correcte : la chose la plus
importante est d'être cohérent avec soi-même, de chercher à suivre
autant que possible les mêmes règles (et si possible, des règles
logiques) à l'intérieur d'un texte donné, voire d'un corpus donné. Il
faut évidemment que ces règles ne soient pas totalement étrangères à
ce que les gens ont l'habitude de voir, mais ceci n'interdit pas
d'innover (par exemple en matière de
ponctuation). La pratique la plus courante en français, par
exemple, veut que les ponctuations doubles (point-virgule, point
d'interrogation, point d'exclamation) soient précédées d'une espace
insécable fine que les maniaques appellent quart de quadratin
insécable
, tandis que les deux points sont précédés d'une espace
insécable normale, et quant à la virgule et au point ils sont collés
au mot qui précède, toutes ces ponctuations étant par ailleurs suivies
d'une espace normale (et sécable) ; personnellement, je suis à peu
près ces règles, si ce n'est que j'utilise la même espace insécable
avant toutes les ponctuations qui en prennent une (je ne vois pas
pourquoi les deux points appelleraient plus de symétrie ou
d'espacement entre les deux propositions qu'ils séparent que le
point-virgule), et quand je tape dans une police à chasse fixe (par
exemple dans un terminal) j'utilise deux espaces après la fin d'une
phrase, comme il est relativement courant en anglais mais peu pratiqué
en français. Je dis tout ça pour signaler que je suis au courant de
beaucoup de règles de typographie et que quand et si je ne les suis
pas, c'est par une décision bien consciente, et les textes que je tape
ont en principe une certaine cohérence. Je m'impose à moi-même des
règles bien précises, et assez compliquées, dans l'usage des
guillemets par exemple (ou, quand je tape du HTML, pour
décider si je mets une balise <q>
ou des guillemets
dans le texte ; ou d'ailleurs dans l'usage du HTML plus
généralement), et je ne cherche surtout pas à en faire la promotion :
je dois à mon lecteur que mon texte soit bien formaté, pas à
l'emmerder avec les règles quasi-oulipiennes qui président à ce
formatage. J'aimerais que cet état d'esprit fût un peu plus répandu !
Quant à l'Imprimerie nationale, elle a le pouvoir de faire des règles
pour elle-même, et de s'y tenir (ce qui n'est pas vraiment le cas,
d'ailleurs : j'ai remarqué que les (certaines ?) éditions
du Journal Officiel omettent systématiquement les accents
sur les capitales) : cela ne donne pas à ces recommandations internes,
et d'ailleurs elle ne le prétend pas, la moindre portée en-dehors de
l'Imprimerie nationale. Personnellement je suis en désaccord avec un
certain nombre de leurs choix, mais je ne vais certainement pas en
discuter ici.
S'agissant de l'orthographe, la chose qu'ont le plus de mal à
admettre les puristes de l'orthographe, c'est que, quand il y a un
doute, c'est qu'il y a plusieurs orthographes correctes pour
la même chose. Rien ne dit qu'un mot donné, ou une forme grammaticale
donnée, ne doit avoir qu'une seule écriture possible, et, à la limite,
tant qu'on ne cause pas
d'ambiguïté, plus
il y en a mieux c'est. Il est ironique de voir combien souvent on
cite le Bon Usage pour justifier une règle : or
le Bon Usage, justement, adopte une attitude tout à fait
louable face à n'importe quelle difficulté, c'est de recommander
mollement un choix possible, de l'illustrer par quelques citations de
bons auteurs, mais de montrer ensuite par d'autres citations de non
moins bons auteurs que d'autres possibilités ont été préférées par ces
derniers. Grevisse n'est pas normatif, il est descriptif : il donne
des conseils et non des lois, et il excelle à montrer que la langue
n'est pas rigide, que toutes les règles sont souples et que les
meilleurs écrivains ont pu décider de les ignorer. Quand un emmerdeur
vous renvoie au Bon Usage (§1137(a), 1º) pour vous
signaler qu'en bon français après que
est suivi de l'indicatif,
vous pouvez ouvrir ce livre et constater qu'il vous donne les moyen de
lui rétorquer qu'avec Sartre, Montherlant, Camus, Aragon, Butor,
Robbe-Grillet et d'autres, il est en bonne
compagnie ; personnellement, je préfère utiliser
l'indicatif après après que
, mais je ne relève pas le
subjonctif comme une « faute » — c'est une hésitation
de la langue, comme il y en a beaucoup, et chacun est libre de se
former son propre style.
Proposé-je que la notion de
faute d'orthographe n'existe tout simplement pas ? J'ai, en fait, une
philosophie très simple : dès lors que celui qui parle ou
écrit est conscient de ce que recommandent généralement les
grammairiens (c'est-à-dire qu'il connaît la règle, ou les hésitations
au sujet de la règle, et qu'il y pense au moment où il s'exprime), et
qu'il choisit en toute connaissance de cause la forme qu'il
utilise, alors il ne peut pas y avoir de faute : on a
éventuellement affaire à une licence de langage, à une innovation, à
un néologisme voulu, à une tentative pour réformer la langue, mais pas
à une faute. Dès lors, personne n'a d'autorité pour décider de
l'orthographe d'un mot que celui qui l'écrit, s'il est bien informé.
L'erreur a lieu quand on est distrait ou oublieux, ou ignorant d'une
règle qu'on eût choisi de suivre si on l'eût connue. Quand faut-il
signaler une erreur ? Quand on pense que cela rendra service :
c'est-à-dire quand la personne à qui on s'adresse voulait probablement
suivre une certaine règle et l'a oubliée par maqnue d'attention (par
exemple, si j'ai écrit maqnue
au lieu de manque
, je
n'étais probablement pas en train de chercher à réformer
l'orthographe, mais je me suis simplement emmêlé les doigts en
tapant… autant pour moi) ; c'est déjà plus délicat quand on
soupçonne que la personne voudrait suivre une règle si elle
la connaissait mais ne l'a jamais apprise (mais en général, si un mot
s'écrit de telle façon dans absolument tous les dictionnaires français
et que quelqu'un l'orthographie autrement, il y a fort à parier que ce
n'était pas volontaire et qu'il ignorait simplement l'orthographe
préconisée pour ce mot).
Globalement, en fait, on reconnaît le maniaque à ce que ce sont
certaines « fautes » très spécifiques, et extrêmement mineures, qui le
font réagir : ils peuvent reprendre quelqu'un dont l'orthographe est
presque parfaite sur un de leurs dadas, et ignorer complètement des
fautes courantes, grossières et assez peu discutables.
Personnellement, je m'estimerais déjà très satisfait de l'orthographe
de mes compatriotes s'ils arrivaient au point de distinguer
clairement je ferais
et je ferai
, s'ils
écrivaient regarde !
sans y mettre une ‘s’ et il
faut qu'on se voie
avec un ‘e’ et pas un
‘t’. Lorsque ce niveau sera franchi, on pourra réfléchir
à la question de savoir si Clemenceau s'écrit avec un accent aigu,
merci pour lui mais il n'est pas vraiment prioritaire.
Je parle d'orthographe, mais je devrais sans doute parler plus
généralement d'usage de la langue (comme le propose ce
fameux livre de Maurice Grevisse auquel j'ai assez fait
référence). Les
maniaques sont généralement maniaques bien au-delà de
l'orthographe : il y a quantité de choses qui les font sursauter.
Parfois ce sont des choses très isolées : comme ceux qui insistent
pour vous faire savoir que autant pour moi
doit selon eux
s'écrire au temps pour moi
. Parfois c'est une croisade contre
un phénomène général, le plus courant étant celui des anglicismes (ce
que ne comprennent pas la plupart des gens qui partent dans cette
croisade-là, c'est que la majorité des « anglicismes » qu'ils relèvent
en français sont, en fait, des usages qui existent depuis très
longtemps et dont la fréquence a soudainement crû à la fin du
XXe siècle sous l'influence de l'anglais). Ceci étant, je
ne suis pas hostile au fait qu'on me signale des subtilités de
l'usage, j'aime beaucoup les subtilités (par exemple, mon poussinet me
reprochait de parler de wagon
pour un des constituants d'une
rame de métro : selon lui, quand on transporte des passagers, on doit
parler de voiture
; consultation faite du TLF, celui-ci donne des exemples chez
Proust, Romains, Cendrars et d'autres d'usage du mot wagon
pour
des éléments transportant des passagers ou même spécifiquement pour le
métro : mais je ne suis pas mécontent d'apprendre que certains usages
officiels font la distinction, et dans certains cas je pourrais
chercher à la faire). C'est juste qu'il faut se rappeler qu'on n'est
probablement pas en train de signaler une faute, mais de
profiter de l'occasion pour suggérer une nuance : il convient
donc d'avoir le tact qu'on aurait pour soutenir à un rabbin que tel
aliment n'est pas kasher — pas d'être
un nazi de la
grammaire.