Il m'arrive assez souvent de me surprendre — rétrospectivement —
par ma naïveté. Je pensais, j'espérais, quand le projet de
loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe a commencé à
être discuté, que ce débat n'intéresserait pas l'opinion : que les
Français étaient bien trop préoccupés par l'économie (pas que
j'apprécie de voir que la politique se réduit de plus en plus à
l'économie, mais c'est ce qui transparaît), que personne ne trouverait
à objecter à un changement où les seules personnes
vraiment concernées ne peuvent être que favorables — que ceux
qui y sont idéologiquement opposés auraient soit peur d'être
ridiculement ringardisés soit la pudeur de se cacher un peu — et qu'au
final le texte passerait en suscitant autant d'attention que
le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le
Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume
de Norvège sur l'enseignement dispensé en France aux élèves norvégiens
et le fonctionnement des sections norvégiennes établies dans les
académies de Rouen, Caen et Lyon
(I'm
not making this up). Bref, j'ai été bien naïf : au lieu de
ça, il nous faut supporter un débat si fastidieux que, vous
l'avouerai-je, je vois avec soulagement la petite parenthèse que nous
offre le numéro de duettistes du principal parti d'opposition.
Je ne cacherai pas qu'une partie de mon agacement vient de la
manière dont les partisans de l'égalité dans le mariage défendent leur
position : c'est-à-dire que, de ce que j'ai pu voir, au lieu de
répondre aux arguments (enfin, ce qui en tient lieu) avancés par leurs
contradicteurs, ils préfèrent crier le mot homophobe
sur tous
les registres possibles. En un sens, c'est très bien que l'homophobie
soit maintenant globalement connotée négativement : même les opposants
au projet de loi prétendent (un peu hypocritement, certes) défiler
aussi contre l'homophobie
; dans le monde parallèle du racisme,
nous nous situons dans la phase où on commence à éprouver une certaine
gêne, pas encore de la honte, mais au moins de la gêne, à affirmer
l'inégalité de telle race sur telle autre — le premier timide pas pour
sortir du bourbier de la connerie. Mais à force de crier à
l'homophobie, on va user ce mot. Par exemple quand
quelqu'un passe
des pages entières à traiter Lionel Jospin d'homophobe parce qu'il
a prononcé
des propos à vrai dire assez brumeux et incompréhensibles qui
interprétés de la bonne manière (et si on ne rechigne pas à couper et
ignorer totalement une phrase assez importante comme la
discrimination à l'égard de telle ou telle orientation [sexuelle]
m'est insupportable
) peuvent effectivement s'interpréter comme une
forme d'homophobie, au moins au passé ; même comme ça, il faut
beaucoup et délibérément déformer pour arriver à lui faire penser
que les gouines et les pédés ne font pas vraiment partie de
l'humanité
(!) : moi, tout ce que je vois c'est que Jospin
n'est pas d'accord avec moi, et
qu'il n'est pas doué pour dire aux journalistes en fait, ce sujet
ne m'intéresse pas
alors il dit deux-trois phrases nébuleuses et
contradictoires — est-ce bien une raison pour le traiter
d'homophobe ?, je ne le crois pas. De même quand François Hollande a
eu une expression certes passablement malheureuse pour signaler aux
maires geignards qui ne veulent pas marier des sales pédés qu'ils
peuvent toujours laisser ça à leurs adjoints, je ne sais vraiment pas
si c'était la peine
d'aller manifester
à ce sujet (et créer une sous-polémique dans un débat déjà assez
pénible comme ça).
Je ne veux pas juste dire il faut savoir qui est l'ennemi
:
je veux dire qu'un des principes fondamentaux, dans un débat, c'est
qu'on discute avec des gens qui ne sont pas du même avis. Ou au moins
qu'on répond à ce qu'ils disent, et pas juste pour crier oh les
vilains !
(même si c'est vrai). Le fait est que la partie
relativement conservatrice de l'opinion, qui, comme je l'espérais
naïvement, n'en
avait initialement
franchement pas grand-chose à faire de ce sujet (et donc était
mollement favorable par défaut),
est en
train de s'orienter comme le lui disent ses mentors traditionnels.
(Il y a du vrai dans ce que disent les sociologues qui prétendent que
l'opinion publique n'existe pas parce que la mesure ou le débat
perturbe le phénomène mesuré.) Que cela plaise ou pas, il faut parler
à ces gens. Ou alors on peut craindre que la droite ne tienne sa
promesse de faire annuler la loi dès qu'elle reviendra aux affaires
(a priori je ne le crois pas, mais ce n'est pas totalement
exclu non plus, justement si le débat s'envenime trop et polarise
l'opinion de ces conservateurs).
Parce qu'il y a quand même des réponses qu'on peut faire qui me semblent un peu plus — ahem — productives que traiter d'homophobe le Premier ministre au moment du vote du PACS. L'Église catholique (puisqu'elle semble avoir endossé les habits de principal opposant au projet de loi) à eu la subtilité d'éviter de parler de Dieu — de placer, au moins formellement, ses arguments sur le terrain sociétal — et ce serait une grave erreur d'ignorer ce qu'elle dit. (Heureusement, certains s'emploient à lui répondre intelligemment.)
Par exemple, quand un évêque parle de rupture de
civilisation
, on peut aller interroger des gens qui vivent pas
très loin de chez nous, du côté de Charleroi, Anvers, Amsterdam,
Barcelone… leur demander comment ils ont vécu cette rupture de
civilisation : je pense que l'absurdité de l'idée apparaîtra assez
rapidement. S'il y a eu rupture de civilisation, c'est lorsque le
divorce a été autorisé : on peut demander à l'Église pourquoi elle ne
considère pas le mariage de couples de même sexe de la même manière
que le mariage de divorcés — quelque chose qu'elle ne pratique pas
elle-même mais qui ne semble plus lui poser un grave problème par sa
simple existence. Quand certains avancent qu'un contrat civil
renforcé devrait être suffisant pour garantir l'égalité des droits, on
peut rétorquer que le mariage dispose d'une reconnaissance
internationale qu'aucune union civile n'a (un couple
français PACSé ne sera pas reconnu comme couple
même dans les pays où le mariage existe entre personnes de même sexe).
Quand dans le débat sur
l'adoption[#]
(dont j'expliquais naguère qu'il
devrait être à mon avis bien séparé de celui sur le mariage) certains
avancent qu'un enfant a droit à un père et une mère, on peut
répondre simplement que dans la grande majorité des cas, la question
est de savoir si tel enfant aura droit, aux yeux de la Loi, à une
seule mère ou bien deux (ou : un seul père ou bien deux) ; et qu'à
partir du moment où l'adoption est possible par les
célibataires et que les opposants de maintenant qui ne se sont
pas réveillés plus tôt sont vraiment de mauvaise foi. Ce sont des
réponses assez simples à faire, et que j'ai trop rarement
entendues.
Une autre chose que j'ai trop rarement entendu souligner,
lorsqu'est servi le trop usé argumentaire du droit des enfants (et si
on prononce le mot enfant
, on pense automatiquement aux
petits), c'est que la relation de filiation n'est pas quelque chose
qui cesse quand on devient adulte. (Mon père et ma mère n'ont pas
cessé d'être mon père et ma mère quand j'ai eu 18 ans.) Or on
interdit à ceux qui ont été élevés par un couple de même sexe et qui
sont maintenant majeurs de se voir reconnaître leur complète parenté
(et en particulier, de porter le nom — ou d'hériter sans payer des
taxes prohibitives — de l'un des parents).
Toujours est-il que ce n'est pas demain la veille que toute référence au sexe d'un individu disparaîtra de la Loi et de l'état-civil (comme je le souhaite ardemment) : en attendant, il faut subir un débat laborieux pour un petit corollaire de ce principe — mais ce sera déjà ça.
[#] Je pense qu'il
faudrait aussi ne pas faire l'amalgame entre plein de questions qu'on
peut ranger dans le mot homoparentalité
: l'homoparentalité est
une situation, mais il y a plein de manières dont on peut arriver à
cette situation : selon que, par exemple, un couple de même sexe
cherche à adopter, un homo célibataire cherche à adopter (est-ce de
l'homoparentalité, ça ? et si c'est un bi ?), un homo/bi a eu un
enfant dans un couple hétéro mais a perdu son/sa compagnon/-e et entre
en couple de même sexe avec une autre personne (je pense que c'est la
situation la plus courante), une personne en couple avec quelqu'un du
même sexe a eu un enfant (par insémination artificielle ou en trouvant
un partenaire de reproduction de sexe opposé) et cherche à le faire
adopter par son/sa compagnon/-e, etc.