David Madore's WebLog: 2024-10

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en octobre 2024 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in October 2024: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]

Entries published in October 2024 / Entrées publiées en octobre 2024:

↓Entry #2807 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2807 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mercredi)

Comment je suis devenu mathématicien

Comme le billet que j'ai écrit il y a un mois sur le métier de mathématicien a suscité un certain intérêt, je me dis que je pourrais en faire un autre sur mon histoire personnelle, i.e., comment j'en suis venu, moi, à faire des maths. J'en ai dit un peu dans mon autobiographie générale mais ce texte a été écrit il y a plus de 20 ans et je ne suis pas forcément très content de la manière dont il est tourné par le David-Madore-de-2003, et par ailleurs il me semble que c'est plus intéressant de raconter les choses thématiquement : voici donc une tentative d'« autobiographie mathématique », de la petite enfance au présent.

Avant de commencer, je dois préciser que je ne prétends ni être typique ni être exceptionnel parmi les mathématiciens. Ceci est mon histoire, ou plus exactement la manière dont je vois (actuellement) mon histoire, elle ne représente que moi, et on se gardera bien d'en tirer des conclusions sur la manière dont on peut ou doit devenir mathématicien (ou pousser un enfant à devenir mathématicien), ni sur le parcours de qui que ce soit d'autre que moi. À l'inverse, je ne prétends pas non plus à une singularité particulière : par exemple, je ne suis sans doute ni un mathématicien exceptionnellement doué ni exceptionnellement mauvais selon quelque mesure de compétence que ce soit, ni même exceptionnellement éclectique (meme si sur cette dimension-là je suis probablement à plus d'un écart-type de la moyenne). Il y a par ailleurs beaucoup de points dans cette histoire où j'ai simplement eu de la chance (soit de la chance de connaître les bonnes personnes, soit de la chance simplement du hasard du moment), et ces choses ne sont simplement pas reproductibles.

(Comme mon autre billet, ce billet est censé être lisible par le grand public, même s'il est certainement plus intéressant si on a au moins une petite idée de la manière dont les mathématiques se découpent disciplinairement. Mais il est assez inévitable que je fasse ici et là des remarques d'ordre un peu plus technique : le lecteur qui ne les comprend pas n'a qu'à sauter ces passages, il n'y aura pas de questions dessus à l'examen.)

(Plan :)

☞ Conversations avec mon père

Si je dois dire très brièvement comment je suis devenu mathématicien, c'est parce que mon papa, qui était physicien théoricien, a essayé de m'intéresser à la physique. De son point de vue, c'était un échec, parce que (même si je suis indiscutablement intéressé par la physique) je ne suis pas devenu physicien, et il avait une relation compliquée avec les mathématiques (cf. notamment ce que j'ai écrit dans ce billet au sujet des relations croisées entre maths, physique et info). Mais c'était aussi indiscutablement une transmission directe de patrimoine culturel : au-delà de la distinction entre maths et physique, je me suis intéressé aux sciences parce que j'avais un père scientifique qui était prêt à me parler de toutes sortes de choses (pas juste de physique et de maths, mais aussi de chimie, de biologie, d'ingénierie, et parfois de sciences sociales[#]), et de répondre à mes questions au cours des promenades que nous faisions ensemble dans les bois ; ou, quand il ne savait pas répondre, de me dire qu'il ne savait pas et de réfléchir ensemble ou de chercher ensemble dans des livres. C'est une forme malheureusement trop courante de reproduction sociale. Mais malgré mon avertissement liminaire contre le fait de prendre mon exemple comme modèle, certains des éléments que je vais évoquer ci-dessous (par exemple de lectures) peuvent suggérer des pistes, même si on n'est pas soi-même scientifique, pour savoir si un enfant peut être intéressé par les sciences ou spécifiquement par les mathématiques.

[#] Et parfois il disait des choses fausses ou trop exagérément simplifiées, dans chacun de ces domaines, ne serait-ce que parce que c'était des choses qu'il avait apprises il y a longtemps et que les sciences avaient progressé, et que c'était avant Wikipédia donc on ne pouvait pas facilement vérifier les choses, ou encore parce qu'il avait des théories un peu personnelles sur certaines questions. Mais ce n'est pas vraiment ce qui importe : ce qu'il m'a surtout transmis c'est l'idée d'en savoir plus.

Ma mère m'a appris plein de choses aussi[#2], évidemment, mais elle n'est pas du tout scientifique. Je crois que mon père a fait des tentatives pour lui expliquer à elle (avant que je n'arrive au monde) certaines idées scientifiques, et je soupçonne vaguement ces tentatives d'avoir été contre-productives au point de rendre ma mère encore moins intéressée par la science qu'elle ne l'était au départ (ou de s'être dit ce n'est pas pour moi). Et peut-être que, symétriquement, c'est parce qu'il n'arrivait pas à parler de ces sujets à sa femme que mon père était particulièrement enclin à en parler à son fils.

[#2] Même en maths, d'ailleurs : c'est elle qui m'a appris à poser une division (mon père devait estimer que c'était un algorithme pas très intéressant, mais surtout, la notation utilisée au Canada pour le présenter est un peu différente de celle utilisée en France, et comme il me faudrait bien apprendre la présentation française à l'école, c'est ma mère qui a fait le travail pédagogique).

Mais ce que je veux dire par là (et je suis désolé pour l'enfonçage de porte ouverte) c'est qu'on ne peut pas transmettre du savoir sans réussir à transmettre d'abord l'intérêt pour la chose qu'on va transmettre. Et cet intérêt passe par une accroche qui va marcher différemment selon l'état d'esprit de la personne.

☞ Comment j'ai accroché à la science

J'essaie donc de remonter à mes plus anciens souvenirs pour retrouver ce qui a fait que j'ai « accroché » à la science, mais ce n'est pas vraiment évident. J'aimais bien raconter des histoires, imaginer des choses[#3], poser des questions : ce n'est pas clair ce qui, là-dedans, relève d'une mentalité scientifique (ou pré-scientifique : scientifique en devenir) ou d'autres aspects de ma personnalité (cf. ici), et bien sûr ce sont des traits très courants chez les enfants et la plupart ne deviennent pas scientifiques (ni à plus forte raison mathématiciens).

[#3] Quand j'avais autour de 5 ou 6 ans, j'avais un pays imaginaire, que j'appelais le pays des gros bourdons (je suis maintenant absolument incapable de dire pourquoi ce nom ; certes, maintenant que je suis adulte, je suis un grand fan des insectes du genre Bombus, mais je ne crois pas spécialement l'avoir été quand j'étais petit, et le nom du pays n'avait, je crois, que très peu de rapport avec ce que j'avais imaginé à son sujet — dont, d'ailleurs, je n'ai quasiment aucun souvenir à part que les choses étaient généralement bien mieux faites à mes yeux que dans le pays que j'habitais vraiment). Il était aussi question du pays où j'habitais avant, qui était différent du pays des gros bourdons (le premier pays où j'habitais avant était plutôt négatif, le pays des gros bourdons plutôt positif), et je crois que mes parents se sont beaucoup demandés ce que c'était censé représenter, et je suis absolument incapable de répondre maintenant.

Parmi les premières choses que mon père a fait pour stimuler mon intérêt scientifique, il m'a emmené régulièrement au Palais de la Découverte à Paris. Je ne sais pas à quoi ressemble le Palais de la Découverte maintenant[#4], mais au moment dont on parle, c'est-à-dire au tout début des années 1980, il y avait des bouts qui n'avaient quasiment pas dû changer depuis sa fondation en 1937[#5], et d'ailleurs plein de choses qui ne marchaient pas. Moi ce qui m'intéressait surtout, quand j'étais petit, c'était d'appuyer sur les boutons[#6] : au début, donc, je n'étais même pas vraiment curieux du pourquoi telle ou telle chose allait se passer, mais je voulais voir quelque chose se passer — mais à force de revenir, d'appuyer sur les mêmes boutons et de voir les mêmes choses se passer (et c'est, après tout, le premier fondement de la science que de penser que les mêmes causes tendent à produire les mêmes effets), j'ai quand même dû finir par m'intéresser aux raisons qui faisaient que ces choses se passaient. J'étais notamment assez fan des sections sur l'électromagnétisme (la présentation d'électrostatique me faisait un peu peur, mais celle de l'électroaimant ma plaisait énormément). Mon père m'a emmené dans d'autres musées de sciences, notamment le musée des Art et Métiers, le Science Museum de Londres et le Ontario Science Centre de Toronto (ville où nous avons vécu en 1984–1985), et, plus tard, la Cité des Sciences et de l'Industrie quand elle a ouvert en 1986, mais c'est vraiment le Palais de la Découverte qui m'a marqué. Peut-être simplement parce que nous y allions souvent, mais peut-être aussi parce qu'il trouvait le bon équilibre entre un musée purement historique (où on présente des artefacts anciens mais qui souvent ne sont pas en état de marche, et pour un enfant c'est juste emmerdant) et une exposition ludique (où on montre des choses rigolotes mais sans vraiment expliquer le pourquoi et le comment).

[#4] Enfin, maintenant, il est fermé pour travaux (jusqu'en juin 2025, je crois comprendre), donc la question ne se pose pas. La dernière fois que j'y suis allé, c'était en 2016, et il y avait déjà de sérieux changements par rapport au Palais de mon enfance. Mais je ne veux pas tomber dans le c'était mieux âââvant des vieux cons qui croient que les choses étaient forcément meilleures telles qu'elles étaient dans leur enfance.

[#5] Je vais essayer très fort de ne pas penser au fait qu'il s'est écoulé en gros autant de temps entre la fondation du Palais de la Découverte sous le Front Populaire et la première fois que j'ai dû y aller, qu'entre ce moment-là et maintenant, parce que c'est absolument terrifiant.

[#6] Mon papa, lui, était complètement fasciné par une expérience (dans le cadre d'une présentation sur les états de la matière) où, à un moment, on verse de l'eau froide sur un récipient scellé contenant de l'eau chaude, et ça fait que cette dernière se met à bouillir (voir une vidéo ici et une discussion ici). Moi, cependant, cette expérience me laissait complètement indifférent.

Ça c'est pour ce qui est de mon intérêt pour la science en général. Mais qu'en était-il des mathématiques ? J'ai, à vrai dire, du mal à me rappeler comment ça a commencé. Je crois que la partie consacrée aux mathématiques du Palais de la Découverte me laissait assez froid. À part peut-être la salle dédiée au nombre π avec les premiers chiffres de celui-ci écrites au plafond : comme sans doute beaucoup de gens, j'étais fasciné par l'idée de ce nombre dont les décimales ne s'arrêtent jamais, et j'en ai d'ailleurs appris 50 décimales par cœur (cf. ici). Mais est-ce que c'est des maths, d'apprendre par cœur des décimales de π ? Maintenant que je suis mathématicien, j'ai un peu tendance à regarder avec condescendance la fascination de mathématiciens amateurs pour les décimales de π, surtout en base 10[#7], peut-être que je devrais me rappeler comment j'ai moi-même débuté.

[#7] Si vous voulez avoir de la fascination pour quelque chose de ce genre, prenez au moins l'écriture binaire de √2, s'il vous plaît !

☞ Premières interrogations mathématiques

Je crois quand même que j'ai assez vite (vers 6 ou 7 ans, peut-être ?) été fasciné par les formules permettant de calculer l'aire ou le volume de différentes formes géométriques. Pourquoi l'aire d'une boule est-elle 43 π r3 , et la surface de la sphère 4 π r2 , par exemple[#8] ? D'où sortent ces formules ? Ça a été surtout ça la voie qui m'a attiré vers plus de maths. D'abord, parce que mon papa m'a acheté, peut-être au cours d'un de nos voyages à Londres, un petit livre (très amusant par son format, d'ailleurs : il devait faire environ 2cm dans chaque direction) qui était un condensé de formules mathématiques : moi ce qui m'intéressait à la base c'étaient les formules pour les aires et les volumes, mais forcément j'ai commencé à regarder d'autres choses dans ce petit livre. Je crois notamment que le triangle de Pascal a été une des choses que j'ai découvertes dedans.

[#8] Je me rappelle aussi avoir demandé à mon papa, et à d'autres scientifiques, les formules analogues pour les boules et sphères de dimension 4, 5, etc. Car je voyais bien que s'il y avait l'aire d'un disque π r2 et la circonférence d'un cercle 2 π r , le volume d'une boule 43 π r3 , et la surface d'une sphère 4 π r2 , il devait bien y avoir une formule en dimension 4 et plus, certainement avec du r n et du r n1 , ce en quoi j'avais raison, et c'était peut-être une de mes premières intuitions mathématiques sérieuses, et certainement quelque chose fois π, ce en quoi je me trompais plus ou moins (je sais maintenant, et tout le monde sait maintenant puisque c'est sur Wikipédia, que la boule de dimension 4 a volume 12 π2 r4 et que son bord la sphère de dimension 3 a — je ne sais pas ce qu'on doit dire, surface ?, volume ? 3-surface ? — qui vaut 2 π2 r3 ), et d'ailleurs je crois que j'avais fini par me dire qu'en dimension 1 c'était 2 r et juste 2 , et que c'était bizarre qu'il n'y ait pas de π là-dedans. Au final, personne ne m'a donné la formule avant longtemps, juste des réponses évasives ah ça doit se calculer avec des intégrales, et peut-être que ce mystère a beaucoup fait pour me pousser à apprendre à calculer ces choses moi-même. En tout cas, cela illustre bien ce que je disais dans l'autre billet : aimer les maths, c'est peut-être avant tout aimer généraliser les choses, et se dire qu'on ne peut pas sérieusement se contenter de des boules et sphères en dimension 2 et 3 sans se demander et au-delà ?.

Mais aussi, puisqu'on me disait que pour calculer ces formules d'aires et de volumes il y avait un outil général appelé l'intégrale, j'ai voulu savoir ce qu'était une intégrale. Mon père m'a dit qu'avant de savoir ce qu'est une intégrale, il fallait savoir ce qu'est une dérivée[#9], et j'ai donc demandé à en savoir plus à ce sujet. Je me souviens notamment que quand nous étions à Toronto (j'avais 8 ans), je me suis fait offrir une fiche plastifiée recto-verso écrite en petits caractères qui récapitulait de façon assez bien présentée les principales choses à savoir sur les intégrales. De façon plus générale, enfant, j'ai appris plein de maths, à partir du moment où je savais lire (et surtout, lire l'anglais[#10]) à travers des petits livres condensés ou des dictionnaires des termes mathématiques ou des formulaires, ou ce genre de choses. C'est-à-dire qu'à ce stade je voyais les maths surtout comme des calculs et des recettes pour mener des calculs et arriver à des résultats.

[#9] Je me rappelle que, pour m'expliquer ce que la dérivée d'une fonction, mon père m'a proposé deux approches : soit je fais une petite variation δx du paramètre, je regarde la petite variation δy qui en résulte sur la valeur de la fonction, et je cherche si δyx tend vers quelque chose ; soit je prends la tangente au graphe de la fonction au point considéré, et la dérivée est la pente, c'est-à-dire la tangente de l'angle avec l'horizontale, de cette droite. La première approche ne me parlait pas trop, mais j'aimais bien la seconde (la tangente de l'angle de la tangente).

[#10] Indiscutablement, le fait que j'aie pu lire l'anglais très tôt m'a ouvert beaucoup de portes qui eussent autrement été fermées. Certes on peut trouver de la bonne vulgarisation scientifique, et de bons livres de maths, en français, mais quand bien même il y en aurait tout autant qu'en anglais, le simple fait d'avoir plus d'options entre lesquelles choisir est un bénéfice indéniable. L'ennui c'est que ça ajoute encore au poids du capital culturel : l'enseignement scolaire public français n'arrive décidément pas à mener au fait que les lycéens puissent lire et comprendre l'anglais avec aise, donc je mesure certainement la chance que j'ai eue d'avoir pu lire des livres de maths (ou de vulgarisation) en anglais à partir de 8 ans.

☞ Manipulations de symboles ?

À ce point, il faut que je fasse un certain nombre de remarques, parce que à 8 ans je savais calculer des intégrales peut donner une impression totalement fausse. J'ai suffisamment dénoncé le mythe dangereux du « génie » pour ne pas savoir les dangers à ce qu'on me considère comme un « petit génie »[#11]. Donc, est-ce que je comprenais ce qu'est une intégrale et est-ce que je savais en calculer ? Oui et non, ça dépend ce qu'on met dans le mot comprendre.

↑Entry #2807 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2807 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2806 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2806 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mardi)

Sur le passage à 50 km/h du périphérique parisien

Il y a quelques jours, la Ville de Paris a achevé l'abaissement de la vitesse maximale autorisée sur le boulevard périphérique parisien (pour les non-Parisiens, expliquons qu'il s'agit de la plus petite ceinture routière à grande circulation entourant Paris, longue d'environ 35 km), qui est passée de 70 km/h à 50 km/h (elle avait déjà été abaissée de 90 km/h à 80 km/h en 1993, puis à 70 km/h en 2014, mais c'étaient alors des décisions qui avaient été prises par l'État, pour les raisons que je vais dire). Même s'il ne s'agit pas d'un sujet de la plus haute importance, il soulève néanmoins diverses questions d'ordre politique (quels sont les buts recherchés ? et est-ce opportun ?), scientifique (quels seront les effets et comment mesurer ceux-ci ?) et juridique (la Ville de Paris a-t-elle le droit de prendre cette décision ?) qu'il n'est pas sans intérêt de discuter un peu. Surtout que je trouve que la question a été épouvantablement mal traitée dans la presse : je voudrais donc dans ce billet donner des éléments de contexte que je considère que n'importe quel journaliste faisant un travail sérieux aurait dû présenter.

(Plan :)

☞ Paris contre banlieue ?

Politiquement, je pense qu'on peut résumer les choses très simplement et assez justement comme une bataille « Paris contre banlieue ». Même s'il peut y avoir des désaccords sur la manière de mesurer l'opinion, il y a vraiment peu de doute sur le fait que les habitants de Paris intra muros (ou, en l'occurrence, intra viam periphericam) soient largement favorables à cette mesure, et que les Franciliens au sens plus large lui soient largement hostiles. (Ce désaccord touche aussi un sujet distinct mais néanmoins lié, et également porté par la Ville de Paris quoique pour l'instant pas encore vraiment acté, celui de réserver une voie de circulation au covoiturage : à ce sujet, la Région Île-de-France avait mené il y a quelques années une consultation informelle — évidemment pas tout à fait innocente — qui a donné 90% de réponses défavorables ; il semble que la Ville ait elle-même fait une consultation qui a donné un résultat semblable avec environ 80% d'avis défavorables, mais je ne retrouve pas.) Les raisons de cette différence de point de vue ne sont pas difficiles à imaginer : le Parisien dispose d'un réseau de métro et autres transports en commun corrects, d'une part, et d'autre part c'est lui qui subit largement les nuisances[#] du périphérique ; tandis que le banlieusard sont la majorité[#2] des usagers de cette route, ce qui n'est pas surprenant vu que le réseau de transports en Île-de-France devient absolument indigent dès qu'on sort de Paris (et surtout, au moins jusqu'à l'achèvement des lignes de métro du Grand Paris Express, pour les déplacements de banlieue à banlieue). Dans le même ordre d'idées, les Parisiens sont beaucoup moins nombreux à posséder une voiture : 32.5% contre au moins 60% pour chacun des départements de la petite couronne et au moins 80% pour ceux de la grande (source ici) ; ce qui signifie mécaniquement qu'ils sont beaucoup moins nombreux à avoir usage (au moins directement) de cet équipement. À cela s'ajoute l'ironie que ce sont justement les Parisiens qui paient pour l'entretien de ce boulevard périphérique (je vais y revenir).

[#] Bien sûr, les riverains du périphérique, il y en a des deux côtés du périphérique. Mais ils représentent une proportion plus importante sur la population de Paris que sur celle de la banlieue.

[#2] Les chiffres sont difficiles à trouver, mais cette enquête rapportait qu'en 2010, environ 22% des usagers du périphérique sont Parisiens, 48% habitent la petite couronne (en gros la même proportion pour chacun de ses trois départements) et 30% la grande couronne (là aussi, en gros la même proportion pour chacun de ses quatre départements).

Ces tendances d'opinion sont reflétées par les pouvoirs publics qui représentent ces catégories d'électeurs[#3]. La Ville de Paris (et en premier lieu l'adjoint au maire écologiste David Belliard, qui a la charge des transports) ne cache pas sa volonté de faire la guerre aux véhicules motorisés, soit au bénéfice d'autres usagers (essentiellement les cyclistes), soit simplement dans l'idée que les mesures auront un effet désincitatif qui devrait pousser les automobilistes à se reporter vers d'autres modes de transport (si circuler à Paris en voiture devient suffisamment pénible). La Région Île-de-France, et notamment sa présidente Valérie Pécresse, est la première à s'opposer au projet et à annoncer des recours juridiques ou à demander que la compétence sur cette voie soit transférée à la Région. L'État, qui se trouve à la fois dans un rôle d'arbitre mais aussi au centre d'une question sur les compétences juridiques des différents acteurs, a essentiellement décidé de ne rien décider (promettant un bilan dans un an).

[#3] Évidemment, il est aussi tentant, et pas forcément complètement faux, de voir ça sous le prisme de l'axe gauche-droite (la maire de Paris étant de gauche, la présidente de la Région Île-de-France de droite). Mais on tombe de nouveau sur un de ces cas où je me plains que la gauche et la droite sont associées à des positions dont j'ai du mal à comprendre en quoi elles sont liées à leurs valeurs fondamentales. (J'ai beau chercher dans le manifeste communiste de Karl Marx et dans l'esprit du capitalisme de Max Weber, je ne vois rien sur ce que doit être la vitesse sur le périphérique parisien, c'est vraiment étrange que ces grands penseurs aient laissé une question si importante intraitée.)

☞ Arguments pour le 50 km/h

L'argument principal mis en avant auprès du public pour justifier cette baisse de la vitesse maximale autorisée est la réduction des nuisances : sur la pollution phonique et atmosphérique essentiellement. Ce sont par exemple les deux seuls arguments mis en avant sur cette page d'information de la Ville, sur laquelle on lit : Une mesure bénéfique pour lutter contre le bruit et la pollution de l'air. Cet argument se retrouve aussi dans les considérants de l'arrêté lui-même (dont revoici le lien) : Considérant, en outre, que les riverains du Boulevard Périphérique sont exposés à des pollutions de proximité liées au trafic routier pouvant être à des niveaux deux fois supérieurs à la pollution de fond parisienne et presque cinq fois supérieurs aux recommandations de l'Organisation mondiale de la Santé pour le NO₂ ; que cette mesure est de nature à limiter la pollution et les nuisances sonores causées par la circulation sur cet axe. (Dans tous les cas, on peut penser que l'argument ici est celui d'un effet direct de la baisse de vitesse — principalement nocturne — sur ces formes de pollution, même si cet argument est mal séparé d'un effet qui ferait suite à une baisse de trafic elle-même résultant de la mesure.)

Un argument différent, mis en avant dans l'arrêté mais guère dans la communication de la Ville de Paris, est celui de l'accidentologie. C'est intéressant, parce que cet argument de la sécurité routière occupe quatre considérants[#4] dans l'arrêté (contre un seul pour la pollution), alors que la page d'information que j'ai liée ci-dessus ne l'évoque que laconiquement (et encore, à propos d'une baisse passée). Ceci suggère que les raisons avancées par la Ville de Paris auprès de ses électeurs diffèrent des arguments qu'elle compte mettre en avant lors du contentieux administratif qui va concerner la mesure. Je vais revenir plus bas sur la raison juridique de l'insistance sur la sécurité routière.

[#4] C'est un peu paradoxal eu égard au fait qu'un rapport de 2019 du Conseil de Paris évoquait (page 28 du PDF) la faible accidentatlité [sic] du périphérique. (Il sera intéressant de voir si la présence de cette remarque dans ce document vient mordre la Ville de Paris lors d'un examen au contentieux des arguments de l'arrêté.)

J'ai aussi vu passer l'argument de la fluidification du trafic. C'est assez surprenant même si ce n'est pas prima facie absurde : une baisse de la vitesse maximale autorisée peut très bien, dans certaines conditions, augmenter le débit[#5] de l'axe (essentiellement parce qu'il va densifier le flux en réduisant les distances inter-véhicules), et même, dans des conditions très particulières, augmenter la vitesse moyenne constatée. Savoir si ces conditions sont remplies s'agissant du périphérique parisien est une autre question (pour faire court, je pense que non), mais j'ai cru voir cet argument avancé, même s'il l'a été de façon assez marginale. (D'après cette page, David Belliard aurait dit — mais je ne sais pas où ni dans quel contexte : Lorsque vous baissez la vitesse maximale, vous diminuez les effets d'accordéon, c'est-à-dire d'accélération et de décélération. De facto, vous améliorez la fluidité du trafic. Cet effet sur le trafic est également mentionné ici au moins pour dire que ça ne va pas empirer les bouchons. Et j'ai vu d'autres gens reprendre ce type d'argument, par exemple ici et sur Reddit — notez que j'y ai répondu ici et respectivement.)

[#5] C'est une bonne illustration de l'esprit scientifique que j'évoquais tantôt de ne pas confondre une augmentation de débit et une augmentation de vitesse (pour faire simple, le débit est égal à la vitesse multipliée par la densité linéaire des véhicules, donc pour augmenter le débit on peut augmenter la vitesse mais aussi augmenter leur densité), mais la plupart des gens qui parlent de ces choses font des phrases trop vagues pour qu'on puisse savoir de quelle variable ils parlent. Il va de soi qu'augmenter le débit ne va pas diminuer le temps de trajet de qui que ce soit, c'est juste qu'on va transporter plus de gens dans le même temps.

Là où je veux en venir avec ces arguments sur l'accidentologie et la fluidité du trafic, c'est qu'il est permis de penser qu'ils sont, pour parler prudemment, un tantinet hypocrites. Pour mettre un peu plus les pieds dans le plat, je veux dire que ce sont des façons commodes de prétendre qu'il ne s'agit pas d'une mesure « anti-voitures » (dire que ça peut bénéficier aux automobilistes ou motocyclistes en réduisant leurs risques, voire en diminuant leur temps de trajet), et que ça colle assez mal avec les positions générales des gens qui tiennent ces arguments (par exemple, peut-on trouver un seul moment où David Belliard ait évoqué la sécurité des automobilistes ou motocyclistes[#6] pour autre chose que justifier quelque chose qui s'aligne comme par hasard avec une position « anti-voiture » ? j'ai passé pas mal de temps à fouiller ses tweets sans rien trouver de la sorte, mais évidemment des choses ont pu m'échapper ; en tant que responsable des transports à Paris, il serait parfaitement dans son rôle, par exemple, d'évoquer l'importance de porter des gants à moto, or il ne parle jamais de ce genre de questions).

[#6] La tournure notamment pour les conducteurs de deux-roues motorisés particulièrement exposés aux risques d'accident grave dans l'arrêté est quand même absolument hallucinante d'hypocrisie. Jamais la Ville de Paris n'a fait part du moindre début de commencement de préoccupation pour la sécurité des usagers des deux-roues motorisés (à la différence des vélos), et aucune de leurs communications publiques auprès de leurs électeurs sur la finalité de la mesure ne mentionne ce point, mais tout d'un coup, quand il s'agit de rédiger l'arrêté, ils découvrent que c'est un enjeu. C'est quand même très fort. Autant je ne suis pas franchement opposé à la décision pour elle-même, autant ce degré de mauvaise foi éhontée me rend quand même assez furieux.

↑Entry #2806 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2806 [précédente| permalien|suivante] ↑

Continue to older entries. / Continuer à lire les entrées plus anciennes.


Entries by month / Entrées par mois:

2024 Jan 2024 Feb 2024 Mar 2024 Apr 2024 May 2024 Jun 2024 Jul 2024 Aug 2024 Sep 2024 Oct 2024 Nov 2024
2023 Jan 2023 Feb 2023 Mar 2023 Apr 2023 May 2023 Jun 2023 Jul 2023 Aug 2023 Sep 2023 Oct 2023 Nov 2023 Dec 2023
2022 Jan 2022 Feb 2022 Mar 2022 Apr 2022 May 2022 Jun 2022 Jul 2022 Aug 2022 Sep 2022 Oct 2022 Nov 2022 Dec 2022
2021 Jan 2021 Feb 2021 Mar 2021 Apr 2021 May 2021 Jun 2021 Jul 2021 Aug 2021 Sep 2021 Oct 2021 Nov 2021 Dec 2021
2020 Jan 2020 Feb 2020 Mar 2020 Apr 2020 May 2020 Jun 2020 Jul 2020 Aug 2020 Sep 2020 Oct 2020 Nov 2020 Dec 2020
2019 Jan 2019 Feb 2019 Mar 2019 Apr 2019 May 2019 Jun 2019 Jul 2019 Aug 2019 Sep 2019 Oct 2019 Nov 2019 Dec 2019
2018 Jan 2018 Feb 2018 Mar 2018 Apr 2018 May 2018 Jun 2018 Jul 2018 Aug 2018 Sep 2018 Oct 2018 Nov 2018 Dec 2018
2017 Jan 2017 Feb 2017 Mar 2017 Apr 2017 May 2017 Jun 2017 Jul 2017 Aug 2017 Sep 2017 Oct 2017 Nov 2017 Dec 2017
2016 Jan 2016 Feb 2016 Mar 2016 Apr 2016 May 2016 Jun 2016 Jul 2016 Aug 2016 Sep 2016 Oct 2016 Nov 2016 Dec 2016
2015 Jan 2015 Feb 2015 Mar 2015 Apr 2015 May 2015 Jun 2015 Jul 2015 Aug 2015 Sep 2015 Oct 2015 Nov 2015 Dec 2015
2014 Jan 2014 Feb 2014 Mar 2014 Apr 2014 May 2014 Jun 2014 Jul 2014 Aug 2014 Sep 2014 Oct 2014 Nov 2014 Dec 2014
2013 Jan 2013 Feb 2013 Mar 2013 Apr 2013 May 2013 Jun 2013 Jul 2013 Aug 2013 Sep 2013 Oct 2013 Nov 2013 Dec 2013
2012 Jan 2012 Feb 2012 Mar 2012 Apr 2012 May 2012 Jun 2012 Jul 2012 Aug 2012 Sep 2012 Oct 2012 Nov 2012 Dec 2012
2011 Jan 2011 Feb 2011 Mar 2011 Apr 2011 May 2011 Jun 2011 Jul 2011 Aug 2011 Sep 2011 Oct 2011 Nov 2011 Dec 2011
2010 Jan 2010 Feb 2010 Mar 2010 Apr 2010 May 2010 Jun 2010 Jul 2010 Aug 2010 Sep 2010 Oct 2010 Nov 2010 Dec 2010
2009 Jan 2009 Feb 2009 Mar 2009 Apr 2009 May 2009 Jun 2009 Jul 2009 Aug 2009 Sep 2009 Oct 2009 Nov 2009 Dec 2009
2008 Jan 2008 Feb 2008 Mar 2008 Apr 2008 May 2008 Jun 2008 Jul 2008 Aug 2008 Sep 2008 Oct 2008 Nov 2008 Dec 2008
2007 Jan 2007 Feb 2007 Mar 2007 Apr 2007 May 2007 Jun 2007 Jul 2007 Aug 2007 Sep 2007 Oct 2007 Nov 2007 Dec 2007
2006 Jan 2006 Feb 2006 Mar 2006 Apr 2006 May 2006 Jun 2006 Jul 2006 Aug 2006 Sep 2006 Oct 2006 Nov 2006 Dec 2006
2005 Jan 2005 Feb 2005 Mar 2005 Apr 2005 May 2005 Jun 2005 Jul 2005 Aug 2005 Sep 2005 Oct 2005 Nov 2005 Dec 2005
2004 Jan 2004 Feb 2004 Mar 2004 Apr 2004 May 2004 Jun 2004 Jul 2004 Aug 2004 Sep 2004 Oct 2004 Nov 2004 Dec 2004
2003 May 2003 Jun 2003 Jul 2003 Aug 2003 Sep 2003 Oct 2003 Nov 2003 Dec 2003

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]