Comme le billet que j'ai écrit il y a un mois sur le métier de mathématicien a suscité un certain intérêt, je me dis que je pourrais en faire un autre sur mon histoire personnelle, i.e., comment j'en suis venu, moi, à faire des maths. J'en ai dit un peu dans mon autobiographie générale mais ce texte a été écrit il y a plus de 20 ans et je ne suis pas forcément très content de la manière dont il est tourné par le David-Madore-de-2003, et par ailleurs il me semble que c'est plus intéressant de raconter les choses thématiquement : voici donc une tentative d'« autobiographie mathématique », de la petite enfance au présent.
Avant de commencer, je dois préciser que je ne prétends ni être typique ni être exceptionnel parmi les mathématiciens. Ceci est mon histoire, ou plus exactement la manière dont je vois (actuellement) mon histoire, elle ne représente que moi, et on se gardera bien d'en tirer des conclusions sur la manière dont on peut ou doit devenir mathématicien (ou pousser un enfant à devenir mathématicien), ni sur le parcours de qui que ce soit d'autre que moi. À l'inverse, je ne prétends pas non plus à une singularité particulière : par exemple, je ne suis sans doute ni un mathématicien exceptionnellement doué ni exceptionnellement mauvais selon quelque mesure de compétence que ce soit, ni même exceptionnellement éclectique (meme si sur cette dimension-là je suis probablement à plus d'un écart-type de la moyenne). Il y a par ailleurs beaucoup de points dans cette histoire où j'ai simplement eu de la chance (soit de la chance de connaître les bonnes personnes, soit de la chance simplement du hasard du moment), et ces choses ne sont simplement pas reproductibles.
(Comme mon autre billet, ce billet est censé être lisible par le grand public, même s'il est certainement plus intéressant si on a au moins une petite idée de la manière dont les mathématiques se découpent disciplinairement. Mais il est assez inévitable que je fasse ici et là des remarques d'ordre un peu plus technique : le lecteur qui ne les comprend pas n'a qu'à sauter ces passages, il n'y aura pas de questions dessus à l'examen.)
(Plan :)
- Conversations avec mon père
- Comment j'ai accroché à la science
- Premières interrogations mathématiques
- Manipulations de symboles ?
- Premiers livres de vulgarisation
- Roger Penrose, Douglas Hofstadter, Martin Gardner
- Premiers livres de maths proprement dits
- Au lycée
- Autres livres mathématiques
- Fin du lycée
- Classes préparatoires
- À l'ENS
- Incertitudes et doutes
- L'agrégation
- Doctorat
- Recrutement
- À Télécom
- Et maintenant ?
☞ Conversations avec mon père
Si je dois dire très brièvement comment je suis devenu mathématicien, c'est parce que mon papa, qui était physicien théoricien, a essayé de m'intéresser à la physique. De son point de vue, c'était un échec, parce que (même si je suis indiscutablement intéressé par la physique) je ne suis pas devenu physicien, et il avait une relation compliquée avec les mathématiques (cf. notamment ce que j'ai écrit dans ce billet au sujet des relations croisées entre maths, physique et info). Mais c'était aussi indiscutablement une transmission directe de patrimoine culturel : au-delà de la distinction entre maths et physique, je me suis intéressé aux sciences parce que j'avais un père scientifique qui était prêt à me parler de toutes sortes de choses (pas juste de physique et de maths, mais aussi de chimie, de biologie, d'ingénierie, et parfois de sciences sociales[#]), et de répondre à mes questions au cours des promenades que nous faisions ensemble dans les bois ; ou, quand il ne savait pas répondre, de me dire qu'il ne savait pas et de réfléchir ensemble ou de chercher ensemble dans des livres. C'est une forme malheureusement trop courante de reproduction sociale. Mais malgré mon avertissement liminaire contre le fait de prendre mon exemple comme modèle, certains des éléments que je vais évoquer ci-dessous (par exemple de lectures) peuvent suggérer des pistes, même si on n'est pas soi-même scientifique, pour savoir si un enfant peut être intéressé par les sciences ou spécifiquement par les mathématiques.
[#] Et parfois il disait des choses fausses ou trop exagérément simplifiées, dans chacun de ces domaines, ne serait-ce que parce que c'était des choses qu'il avait apprises il y a longtemps et que les sciences avaient progressé, et que c'était avant Wikipédia donc on ne pouvait pas facilement vérifier les choses, ou encore parce qu'il avait des théories un peu personnelles sur certaines questions. Mais ce n'est pas vraiment ce qui importe : ce qu'il m'a surtout transmis c'est l'idée d'en savoir plus.
Ma mère m'a appris plein de choses
aussi[#2], évidemment, mais
elle n'est pas du tout scientifique. Je crois que mon père a fait des
tentatives pour lui expliquer à elle (avant que je n'arrive au monde)
certaines idées scientifiques, et je soupçonne vaguement ces
tentatives d'avoir été contre-productives au point de rendre ma mère
encore moins intéressée par la science qu'elle ne l'était au départ
(ou de s'être dit ce n'est pas pour moi
). Et peut-être que,
symétriquement, c'est parce qu'il n'arrivait pas à parler de ces
sujets à sa femme que mon père était particulièrement enclin à en
parler à son fils.
[#2] Même en maths, d'ailleurs : c'est elle qui m'a appris à poser une division (mon père devait estimer que c'était un algorithme pas très intéressant, mais surtout, la notation utilisée au Canada pour le présenter est un peu différente de celle utilisée en France, et comme il me faudrait bien apprendre la présentation française à l'école, c'est ma mère qui a fait le travail pédagogique).
Mais ce que je veux dire par là (et je suis désolé pour l'enfonçage de porte ouverte) c'est qu'on ne peut pas transmettre du savoir sans réussir à transmettre d'abord l'intérêt pour la chose qu'on va transmettre. Et cet intérêt passe par une accroche qui va marcher différemment selon l'état d'esprit de la personne.
☞ Comment j'ai accroché à la science
J'essaie donc de remonter à mes plus anciens souvenirs pour retrouver ce qui a fait que j'ai « accroché » à la science, mais ce n'est pas vraiment évident. J'aimais bien raconter des histoires, imaginer des choses[#3], poser des questions : ce n'est pas clair ce qui, là-dedans, relève d'une mentalité scientifique (ou pré-scientifique : scientifique en devenir) ou d'autres aspects de ma personnalité (cf. ici), et bien sûr ce sont des traits très courants chez les enfants et la plupart ne deviennent pas scientifiques (ni à plus forte raison mathématiciens).
[#3] Quand j'avais
autour de 5 ou 6 ans, j'avais un pays imaginaire, que j'appelais
le pays des gros bourdons
(je suis maintenant absolument
incapable de dire pourquoi ce nom ; certes, maintenant que je suis
adulte, je suis un grand fan des insectes du genre Bombus, mais
je ne crois pas spécialement l'avoir été quand j'étais petit, et le
nom du pays n'avait, je crois, que très peu de rapport avec ce que
j'avais imaginé à son sujet — dont, d'ailleurs, je n'ai quasiment
aucun souvenir à part que les choses étaient généralement bien mieux
faites à mes yeux que dans le pays que j'habitais vraiment). Il était
aussi question du pays où j'habitais avant
, qui était différent
du pays des gros bourdons
(le premier pays où j'habitais
avant
était plutôt négatif, le pays des gros bourdons
plutôt positif), et je crois que mes parents se sont beaucoup demandés
ce que c'était censé représenter, et je suis absolument incapable de
répondre maintenant.
Parmi les premières choses que mon père a fait pour stimuler mon intérêt scientifique, il m'a emmené régulièrement au Palais de la Découverte à Paris. Je ne sais pas à quoi ressemble le Palais de la Découverte maintenant[#4], mais au moment dont on parle, c'est-à-dire au tout début des années 1980, il y avait des bouts qui n'avaient quasiment pas dû changer depuis sa fondation en 1937[#5], et d'ailleurs plein de choses qui ne marchaient pas. Moi ce qui m'intéressait surtout, quand j'étais petit, c'était d'appuyer sur les boutons[#6] : au début, donc, je n'étais même pas vraiment curieux du pourquoi telle ou telle chose allait se passer, mais je voulais voir quelque chose se passer — mais à force de revenir, d'appuyer sur les mêmes boutons et de voir les mêmes choses se passer (et c'est, après tout, le premier fondement de la science que de penser que les mêmes causes tendent à produire les mêmes effets), j'ai quand même dû finir par m'intéresser aux raisons qui faisaient que ces choses se passaient. J'étais notamment assez fan des sections sur l'électromagnétisme (la présentation d'électrostatique me faisait un peu peur, mais celle de l'électroaimant ma plaisait énormément). Mon père m'a emmené dans d'autres musées de sciences, notamment le musée des Art et Métiers, le Science Museum de Londres et le Ontario Science Centre de Toronto (ville où nous avons vécu en 1984–1985), et, plus tard, la Cité des Sciences et de l'Industrie quand elle a ouvert en 1986, mais c'est vraiment le Palais de la Découverte qui m'a marqué. Peut-être simplement parce que nous y allions souvent, mais peut-être aussi parce qu'il trouvait le bon équilibre entre un musée purement historique (où on présente des artefacts anciens mais qui souvent ne sont pas en état de marche, et pour un enfant c'est juste emmerdant) et une exposition ludique (où on montre des choses rigolotes mais sans vraiment expliquer le pourquoi et le comment).
[#4] Enfin, maintenant, il est
fermé pour travaux (jusqu'en juin 2025, je crois comprendre), donc la
question ne se pose pas. La dernière fois que j'y suis allé, c'était
en 2016, et il y avait déjà de sérieux changements par rapport au
Palais de mon enfance. Mais je ne veux pas tomber dans le c'était
mieux âââvant
des vieux cons qui croient que les choses étaient
forcément meilleures telles qu'elles étaient dans leur enfance.
[#5] Je vais essayer très fort de ne pas penser au fait qu'il s'est écoulé en gros autant de temps entre la fondation du Palais de la Découverte sous le Front Populaire et la première fois que j'ai dû y aller, qu'entre ce moment-là et maintenant, parce que c'est absolument terrifiant.
[#6] Mon papa, lui, était complètement fasciné par une expérience (dans le cadre d'une présentation sur les états de la matière) où, à un moment, on verse de l'eau froide sur un récipient scellé contenant de l'eau chaude, et ça fait que cette dernière se met à bouillir (voir une vidéo ici et une discussion ici). Moi, cependant, cette expérience me laissait complètement indifférent.
Ça c'est pour ce qui est de mon intérêt pour la science en général. Mais qu'en était-il des mathématiques ? J'ai, à vrai dire, du mal à me rappeler comment ça a commencé. Je crois que la partie consacrée aux mathématiques du Palais de la Découverte me laissait assez froid. À part peut-être la salle dédiée au nombre π avec les premiers chiffres de celui-ci écrites au plafond : comme sans doute beaucoup de gens, j'étais fasciné par l'idée de ce nombre dont les décimales ne s'arrêtent jamais, et j'en ai d'ailleurs appris 50 décimales par cœur (cf. ici). Mais est-ce que c'est des maths, d'apprendre par cœur des décimales de π ? Maintenant que je suis mathématicien, j'ai un peu tendance à regarder avec condescendance la fascination de mathématiciens amateurs pour les décimales de π, surtout en base 10[#7], peut-être que je devrais me rappeler comment j'ai moi-même débuté.
[#7] Si vous voulez avoir de la fascination pour quelque chose de ce genre, prenez au moins l'écriture binaire de √2, s'il vous plaît !
☞ Premières interrogations mathématiques
Je crois quand même que j'ai assez vite (vers 6 ou 7 ans, peut-être ?) été fasciné par les formules permettant de calculer l'aire ou le volume de différentes formes géométriques. Pourquoi l'aire d'une boule est-elle , et la surface de la sphère , par exemple[#8] ? D'où sortent ces formules ? Ça a été surtout ça la voie qui m'a attiré vers plus de maths. D'abord, parce que mon papa m'a acheté, peut-être au cours d'un de nos voyages à Londres, un petit livre (très amusant par son format, d'ailleurs : il devait faire environ 2cm dans chaque direction) qui était un condensé de formules mathématiques : moi ce qui m'intéressait à la base c'étaient les formules pour les aires et les volumes, mais forcément j'ai commencé à regarder d'autres choses dans ce petit livre. Je crois notamment que le triangle de Pascal a été une des choses que j'ai découvertes dedans.
[#8] Je me rappelle
aussi avoir demandé à mon papa, et à d'autres scientifiques, les
formules analogues pour les boules et sphères de dimension 4, 5, etc.
Car je voyais bien que s'il y avait l'aire d'un
disque et la circonférence d'un cercle , le volume d'une boule , et la
surface d'une sphère , il devait bien y avoir une
formule en dimension 4 et plus, certainement avec
du et
du , ce en quoi j'avais raison,
et c'était peut-être une de mes premières intuitions mathématiques
sérieuses, et certainement quelque chose fois π, ce en quoi je me
trompais plus ou moins (je sais maintenant, et tout le monde sait
maintenant puisque
c'est sur
Wikipédia, que la boule de dimension 4 a volume et que son bord la sphère de dimension 3 a — je ne sais
pas ce qu'on doit
dire, surface
?, volume
? 3-surface
? — qui
vaut ), et d'ailleurs je crois que j'avais fini par me
dire qu'en dimension 1 c'était et juste , et que
c'était bizarre qu'il n'y ait pas de π là-dedans. Au final, personne
ne m'a donné la formule avant longtemps, juste des réponses
évasives ah ça doit se calculer avec des intégrales
, et
peut-être que ce mystère a beaucoup fait pour me pousser à apprendre à
calculer ces choses moi-même. En tout cas, cela illustre bien ce que
je disais dans l'autre billet :
aimer les maths, c'est peut-être avant tout aimer généraliser les
choses, et se dire qu'on ne peut pas sérieusement se contenter de des
boules et sphères en dimension 2 et 3 sans se demander et
au-delà ?
.
Mais aussi, puisqu'on me disait que pour calculer ces formules
d'aires et de volumes il y avait un outil général appelé
l'intégrale
, j'ai voulu savoir ce qu'était une intégrale. Mon
père m'a dit qu'avant de savoir ce qu'est une intégrale, il fallait
savoir ce qu'est une
dérivée[#9], et j'ai donc
demandé à en savoir plus à ce sujet. Je me souviens notamment que
quand nous étions à Toronto (j'avais 8 ans), je me suis fait offrir
une fiche plastifiée recto-verso écrite en petits caractères qui
récapitulait de façon assez bien présentée les principales choses à
savoir sur les intégrales. De façon plus générale, enfant, j'ai
appris plein de maths, à partir du moment où je savais lire (et
surtout, lire l'anglais[#10])
à travers des petits livres condensés ou des dictionnaires des termes
mathématiques ou des formulaires, ou ce genre de choses. C'est-à-dire
qu'à ce stade je voyais les maths surtout comme des calculs et des
recettes pour mener des calculs et arriver à des résultats.
[#9] Je me rappelle
que, pour m'expliquer ce que la dérivée d'une fonction, mon père m'a
proposé deux approches : soit je fais une petite variation
δx du paramètre, je regarde la petite variation
δy qui en résulte sur la valeur de la fonction,
et je cherche si δy/δx
tend vers quelque chose ; soit je prends la tangente au graphe de la
fonction au point considéré, et la dérivée est la pente, c'est-à-dire
la tangente de l'angle avec l'horizontale, de cette droite. La
première approche ne me parlait pas trop, mais j'aimais bien la
seconde (la tangente de l'angle de la tangente
).
[#10] Indiscutablement, le fait que j'aie pu lire l'anglais très tôt m'a ouvert beaucoup de portes qui eussent autrement été fermées. Certes on peut trouver de la bonne vulgarisation scientifique, et de bons livres de maths, en français, mais quand bien même il y en aurait tout autant qu'en anglais, le simple fait d'avoir plus d'options entre lesquelles choisir est un bénéfice indéniable. L'ennui c'est que ça ajoute encore au poids du capital culturel : l'enseignement scolaire public français n'arrive décidément pas à mener au fait que les lycéens puissent lire et comprendre l'anglais avec aise, donc je mesure certainement la chance que j'ai eue d'avoir pu lire des livres de maths (ou de vulgarisation) en anglais à partir de 8 ans.
☞ Manipulations de symboles ?
À ce point, il faut que je fasse un certain nombre de remarques,
parce que à 8 ans je savais calculer des intégrales
peut donner
une impression totalement fausse. J'ai suffisamment dénoncé
le mythe dangereux du « génie »
pour ne pas savoir les dangers à ce qu'on me considère comme un
« petit génie »[#11]. Donc,
est-ce que je comprenais ce qu'est une intégrale et est-ce que je
savais en calculer ? Oui et non, ça dépend ce qu'on met dans le
mot comprendre
.