David Madore's WebLog: 2016-07

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en juillet 2016 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in July 2016: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in July 2016 / Entrées publiées en juillet 2016:

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(mercredi)

Hadwiger-Nelson et autres malheurs

Les oulipiens ont inventé le concept du plagiat par anticipation, il faut peut-être que j'explore la manière dont il s'applique aux mathématiques. Pour une fois je vais raconter mes malheurs à ce sujet. Mais il faut d'abord que je donne le contexte.

J'ai déjà parlé du problème de Hadwiger-Nelson, cette question ouverte célèbre qui consiste à déterminer le nombre minimum de couleurs qu'il faut pour colorier le plan de façon que deux points situés à distance 1 (unité fixée quelconque) n'aient jamais la même couleur : on sait seulement que la réponse (i.e., le nombre chromatique du plan pour la relation être-à-distance-un) est entre 4 et 7 ; et je qualifie volontiers ça de problème ouvert le plus embarrassant des mathématiques, parce que vraiment tout le monde peut comprendre l'énoncé, un lycéen peut retrouver les bornes que je viens de donner et on n'a pas fait de progrès par rapport à ça. On peut, en revanche, essayer de changer un peu la question pour faire du progrès sur un terrain adjacent.

Vers avril 2012, j'ai réfléchi avec quelques collègues à de telles questions adjacentes (par exemple, savoir si on peut calculer d'autres invariants intéressants du graphe des points du plan avec la relation être-à-distance-un, comme sa capacité de Shannon — enfin, celle de son complémentaire, parce qu'un des collègues en question a des conventions opposées à tout le monde, et des bons arguments pour les défendre), mais nous n'avons pas trouvé grand-chose d'intéressant. • Comme je parlais du problème en question à mon poussinet, il m'a demandé ce qu'on savait du nombre chromatique pour des points à coordonnées rationnelles (i.e., le nombre minimum de couleurs qu'il faut pour colorier l'ensemble ℚ² des points à coordonnées rationnelles du plan, de façon que deux points situés à distance 1 n'aient jamais la même couleur). J'ai trouvé la solution à cette question-là (2 couleurs sont suffisantes — et évidemment nécessaires), et je l'ai exposée à mes collègues ; l'un d'eux a rapidement repéré que ce fait était déjà bien connu (le résultat est dû à un Douglas Woodall, en 1973). J'ai fait remarquer que les mêmes techniques permettaient de montrer des choses sur d'autres corps, par exemple ℚ(√3) (le corps des nombres de la forme a+b√3, où a et b sont rationnels) pour lesquel le nombre chromatique du plan vaut exactement 3, et cela a suscité un intérêt modéré.

Je suis alors tombé sur le livre d'Alexander Soifer, The Mathematical Coloring Book (publié en 2009), presque entièrement consacré au problème de Hadwiger-Nelson. Ce livre signale le résultat de Woodall (le nombre chromatique du plan à coordonnées dans ℚ vaut 2) et quelques unes de ses variations, et mentionne explicitement comme problème ouvert de trouver des nombres chromatiques d'autres corps, par exemple ℚ(√2). Je me suis rendu compte que je savais aussi calculer la réponse pour ℚ(√2) (c'est un peu plus compliqué que pour ℚ(√3)), et du coup que ça valait peut-être la peine de rédiger tout ça.

Les choses ont un peu traîné, mais j'ai mis sur l'arXiv une petite note contenant ces résultats et quelques faits liés que j'ai trouvé à dire sur le problème. Je pense qu'elle est facile à lire.

Je pense que les trois angoisses majeures du mathématicien quand il a obtenu son résultat sont : (1) de trouver une erreur dans sa démonstration, voire un contre-exemple à l'énoncé, (2) de trouver que le résultat est, en fait, quasiment trivial (i.e., au contraire du (1), trouver une démonstration « trop simple » de l'énoncé), et (3) d'apprendre que tout a déjà été fait avant. S'agissant du (1), j'ai passé (je passe toujours) un temps fou à relire, re-relire, et re-re-relire mes démonstrations, et j'ai atteint un niveau raisonnable de certitude qu'elles étaient correctes, même si je n'ai pas pu persuader qui que ce soit d'y jeter un coup d'œil. S'agissant du (2), l'angoisse est largement neutralisée quand il s'agit d'un problème ouvert répertorié (c'est notamment à ça qu'il sert de répertorier les problèmes ouverts). Restait l'angoisse numéro (3). J'ai écrit à Soifer (l'auteur du bouquin sur le sujet) pour lui demander si la question était toujours ouverte depuis 2009, mais il ne m'a pas répondu (je ne peux pas lui en tenir rigueur, je suis le premier à ne pas répondre à mes mails). J'ai cherché comme j'ai pu dans les bases de données de publications mathématiques et dans Google tout ce qui pouvait tourner autour de Hadwiger-Nelson ou tout ce qui citait le livre de Soifer ou quelques publications-clés, et je n'ai rien trouvé. En fait, presque personne ne semble faire quoi que ce soit au sujet du problème de Hadwiger-Nelson, donc je me suis dit que c'était certainement bon.

Finalement, j'ai soumis ma note à un journal en octobre dernier. Ils l'ont gardé plutôt longtemps (octobre à juillet), et je me suis dit que c'était sans doute un bon signe : si on rejette un article par manque d'intérêt, d'habitude, on le fait rapidement, alors que si on prend le temps de rentrer dans les détails mathématiques, c'est certainement que l'article est jugé assez intéressant, or je ne craignais pas trop qu'on y trouvât des fautes.

J'ai reçu hier le rapport : il commence plutôt bien, mais in cauda venenum : il m'apprend à la fin que l'immense majorité des résultats que je croyais avoir obtenus figurent déjà dans une note non publiée (et pas non plus mise sur l'arXiv, seulement sur la page personnelle de son auteur) d'un certain Eric Moorhouse de l'Université du Wyoming. Et ce Moorhouse a une très nette antériorité, puisque la version actuelle de sa note est datée de 2010 et qu'on trouve même des traces d'une version de 1999 qui contient aussi les résultats essentiels. Cette note m'avait échappé sans doute parce qu'elle n'utilise nulle part le terme Hadwiger-Nelson, et apparemment elle (ou en tout cas, sa version de 1999) avait aussi échappé à Soifer quand il a écrit son livre.

Et il n'y a pas que les résultats qui sont proches : les techniques que j'ai mises en œuvre sont quasiment identiques à celles de Moorhouse (je ne peux même pas espérer parler de démonstrations alternatives). Même la question que je soulève de savoir si le nombre chromatique de ℂ² pour la relation (xx′)² + (yy′)² = 1 est finie, est déjà dans l'article antérieur. J'ai bel et bien été « plagié par anticipation » ! Plus sérieusement, je suis dans une situation vraiment embarrassante, parce qu'on pourrait m'accuser de plagiat ; le rapporteur qui a lu ma note a eu l'intelligence de deviner que ce n'était pas le cas (et il l'écrit clairement à l'éditeur), mais je me méfierai à l'avenir avant d'accuser qui que ce soit de plagiat, parce que je me rends compte à quel point ça peut arriver facilement.

Il y a bien quelques bouts restants dans ma note qui ne sont pas contenus dans ce qu'a fait Moorhouse (pour ceux qui veulent regarder, les §2–4 sont essentiellement incluses dans son travail, sauf peut-être la borne inférieure de la proposition 4.6, mais ce n'est pas franchement passionnant, et les §5–7 partent un peu dans une autre direction), mais je vois mal comment ils pourraient être publiés, ne serait-ce que par manque de cohérence : ce sont des petites remarques éparses qui n'ont plus aucun fil conducteur. (La réponse de l'éditeur du journal auquel j'avais soumis l'article ne ferme pas complètement la porte à cette possibilité, mais il demande des révisions substantielles qui ont l'air difficiles à mener.) À vrai dire, j'espérais beaucoup pouvoir profiter de la publication de cette note pour attirer l'attention sur le problème de Hadwiger-Nelson minkowskien (=lorentzien), i.e., pour la métrique de Minkowski (ℝ² pour la relation (tt′)² − (zz′)² = 1), et sur le fait que je ne sais même pas si le nombre chromatique est fini. Mais ça ne se fait pas de publier un article avec des questions, il faut qu'il y ait des résultats nouveaux pour servir de prétexte à poser des questions. C'est vraiment triste.

En fait, je suis même assez effondré, parce que j'avais investi pas mal de temps, pas tant dans les résultats eux-mêmes mais dans la rédaction de cette note, que j'espérais rendre aussi jolie que possible.

J'ai écrit à Moorhouse pour lui faire part de mon embarras, lui présenter mes excuses d'avoir mis sur l'arXiv comme mien des résultats qu'il avait obtenus avant, et demander s'il accepterait de faire une publication jointe, mais je ne vois pas vraiment pourquoi il accepterait (par ailleurs, je ne sais pas s'il est encore actif, ou s'il lit son mail, ou s'il y répond).

Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive de retomber sur des résultats déjà connus, en fait, ou quelque mésaventure du genre — même si c'est la première fois que c'est aussi flagrant. Deux fois pendant ma thèse, d'autres mathématiciens ont obtenu des résultats beaucoup plus forts que les miens et quasiment simultanément (là, j'avais techniquement l'antériorité, mais quand elle se joue à très très peu, ce n'est pas forcément évident pour les journaux et relecteurs, et ça a quelque chose d'un peu absurde de se retrouver à citer un article postérieur qui fait que l'article qu'on écrit n'a déjà plus aucun intérêt). Et je ne compte pas le nombre de concepts que j'ai « découverts » pour apprendre que j'étais né trop tard dans un monde déjà trop vieux : par exemple, en 2001, j'ai « découvert » les séries de Hahn, j'étais tout excité de comprendre qu'elles formaient un corps algébriquement clos, et on m'a fait savoir que j'arrivais à peu près un siècle trop tard. J'ai aussi trouvé plein de choses sur la multiplication de nim avant de découvrir que Lenstra était passé avant, etc. Ce genre de choses arrive à tout mathématicien, mais la multiplicité des cas qui m'ont touché commence à me rendre parano. Pourtant, je cherche à m'écarter des sentiers battus.

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(lundi)

Ma « phobie » des lieux industriels abandonnés

Le mot phobie est galvaudé et je l'utilise à la légère, et les lieux industriels abandonnés ne décrivent pas parfaitement bien ce dont je veux parler, donc le titre de cette entrée est merdique, mais peu importe. J'essayais de décrire à une amie cette angoisse que je ressens parfois, et je me suis rendu compte que c'était assez compliqué. Elle semble provoquée par une combinaison de trois facteurs :

  • Un endroit abandonné. Mais en fait il n'a pas besoin d'être réellement abandonné, il suffit qu'il donne l'impression de l'être, ou qu'il soit simplement désert ou isolé.
  • Des bâtiments industriels (usine, hangar, etc. ; mais aussi : ponts et tunnels, gares, stations de métro, aéroports, phares, etc.). Ou surtout, des styles archicturaux apparentés à, ou rappelant, ce type de bâtiments. Typiquement, le style révolution industrielle, constructiviste soviétique ou évidemment surtout brutaliste.
  • Une taille (des bâtiments) qui écrase la taille humaine.

Aucun de ces critères n'est exact, et mon analyse est sans doute approximative : je ne sais pas exactement ce qui provoque cette sensation d'angoisse ; l'éclairage joue sans doute aussi un rôle considérable. Ce qui est sûr, c'est que je ne ressens pas d'anxiété particulière devant des ruines antiques même si je les imagines abandonnées et éclairées par la pleine lune (bon, peut-être que si elles sont immenses ça commence à marcher) ; même l'idée d'un cimetière abandonné me fait moins d'effet. Les tableaux de Caspar David Friedrich (lien Google images pour les incultes flemmards ☺️) me touchent énormément, mais ce n'est pas la même chose — ou plus vraisemblablement, c'est une combinaison de choses, ayant certains ingrédients en commun avec ce dont je parle ici, mais qui n'est pas la même.

La sensation elle-même est bizarre. Il s'y mêle certainement une composante de vertige. D'ailleurs, comme pour le vertige, la peur est étrangement proche de la fascination, et j'aime souvent bien regarder des images (sur un écran, ou imprimées) d'endroits qui, dans la réalité, me feraient peur. Par exemple, cette photo d'une espèce de Fort Boyard au Daghestan ou encore celle-ci de la jetée ouest abandonnée de Brighton me paraissent très belles, mais dans en vrai je n'oserais pas m'en approcher (et l'idée de nager à proximité est tout bonnement terrifiante). Une autre composante de ma peur est certainement l'idée de me retrouver coincé sans qu'il y ait qui que ce soit pour m'aider, mais ce n'est ni aussi précis ni aussi matériel, c'est une angoisse un peu existentielle. Peut-être aussi la peur de remuer le passé.

Dans la réalité, j'ai ressenti cette angoisse à différents endroits et à différents niveaux, pas toujours de façon très logique. Par exemple, une fois ici à Paris [lien réparé] où je me baladais avec mon poussinet la nuit (nous cherchons à comprendre une bizarrerie géographique), à pied sur la piste cyclable : tout l'endroit est vraiment désagréable (ou en tout cas, l'était alors), c'est une sorte de quartier entier de Paris qui est un gigantesque échangeur routier, traversé par cette piste cyclable qui mène directement à Ivry sans aucune possibilité de s'arrêter avant, nous étions un peu perdus là-dedans, mais finalement coincés entre l'espèce d'autoroute d'un côté, la Seine de l'autre, et le périphérique sur nos têtes, je ne sais pas pourquoi, ce que je trouvais le plus sinistre, c'était ces lampes au-dessus de nous qui évidemment ne marchaient pas. • J'ai aussi ressenti cette peur quand nous étions à Berlin alors que nous étions entrés dans l'aéroport de Tempelhof qui était inexplicablement ouvert mais désert, et j'ai dû sortir rapidement. Ou encore, quand nous étions à Hambourg il y a deux ans, au moment de descendre prendre le tunnel sous l'Elbe, qui n'est pourtant pas abandonné (je ne suis même pas allé jusqu'au tunnel : j'ai préféré arrêter quand j'ai vu l'entrée mais d'en haut). • Et à un niveau bien moindre, mais néanmoins sensible, hier je passais à Lyon devant ce lycée à l'architecture si gracieuse, il n'est pas abandonné, il était juste désert parce que nous étions un dimanche en juillet, mais je retrouvais bien le genre de malaise dont je parle ici — disons que je ne pourrais certainement pas y rentrer de nuit.

C'est ironique, parce que je serais a priori intéressé par l'« exploration urbaine », mais dans les faits, cette sorte de phobie, combinée avec la peur un peu plus rationnelle de me retrouver perdu ou coincé, me l'interdit complètement. La phobie dont je parle recouvre même assez précisément ce que les gens qui font de l'exploration urbaine doivent trouver intéressants. Par exemple, il y a dix ans, quand j'étais (enseignant) à l'ENS, je me suis aventuré, de nuit, avec mon poussinet (qui n'était pas encore mon poussinet) et un autre copain, dans les bâtiments de physique de l'ENS, lesquels sont un peu un peu un parc d'exploration en eux-mêmes, et nous avons fini par trouver un endroit qui était quasiment mythique dans le folklore normalien : un puits qui descend bien plus bas que le dernier sous-sol, et qui mène à une petite salle construite très profondément pour être à l'abri des rayons cosmiques. Tous les ingrédients réunis pour faire peur : le sous-sol poussiéreux et quasi abandonné d'un bâtiment des années '30, un monte-charge cassé depuis une éternité dont la légende dit que quelqu'un y est mort, une échelle avec garde-corps qui donne le vertige et descend dans les entrailles de la terre, plus de courant depuis peut-être un demi-siècle… Bref, je n'y suis pas descendu, mais mes copains, si. Et maintenant je le regrette un peu. ☹️ Je regrette en tout cas de ne même pas avoir pris une photo, ou noté plus de détails.

Toujours est-il que je ne suis pas le seul à avoir une « phobie » de ce genre : voir par exemple cet article de blog, ou encore cette page de discussion (il y a beaucoup d'endroits où on parle de peur des endroits abandonnés, mais les deux liens que je viens de donner me semblent un chouïa plus précis en direction de ce que je ressens — la peur des structures industrielles abandonnées, alors que par exemple cette litste de photos ne me fait globalement pas le même effet). Et comme je disais que cette phobie contient aussi une part de fascination, la fascination est sans doute encore plus répandue : le site Urban Ghosts, par exemple, a l'air largement consacré à des photos de lieux abandonnés (voire, des images de synthèse et vues d'artistes).

Bien sûr, grâce à la magie de Google images, on peut trouver plein d'images intéressantes : celles pour urban exploration collent globalement assez bien avec ce qui me fait peur (et me fascine à la fois), et on peut chercher des choses plus précises : abandoned factory, abandoned power station, abandoned metro station, abandoned bridge (voir aussi cette page), abandoned tunnel, etc. (Comme je le disais plus haut, le fait que les endroits soient réellement ou complètement abandonnés n'est pas un critère absolument nécessaire pour m'inquiéter, mais c'est évidemment plus facile à rechercher sur Google images.) • Allez savoir pourquoi, les piscines abandonnées, qu'elles soient vides ou remplies d'une eau verdâtre, me semblent aussi particulièrement effrayantes (voir aussi ici).

Ajout () : l'entrée Kenopsia du Dictionary of Obscure Sorrows recouvre au moins en partie ce que je décris ici.

Ajout : cette entrée ultérieure est plus ou moins une suite (et dans une certaine mesure, une correction) de celle-ci.

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(mercredi)

Comment faut-il transcrire et prononcer la lettre ج en arabe ?

Je recopie/complète/paraphrase ici ce que j'ai écrit sur un forum de discussion ailleurs.

Pour une raison bien mystérieuse, beaucoup de gens se mettent à parler, en français et en anglais, de mots dérivés de l'arabe جِهَاد (ǧihād), signifiant quelque chose comme effort. La première lettre de ce mot est ‘ج’ (ǧīm, en Unicode U+062C ARABIC LETTER JEEM), et le mot est généralement rendu en anglais comme jihad, et en français comme jihad ou djihad. Pourquoi ce ‘d’ initial, et comment faut-il transcrire cette lettre ou ce mot ?

Pour ce qui est de la translitération, différents standard existent. Si on regarde ce tableau récapitulatif (globalement, ce site est très précieux pour comparer les translitérations de toutes sortes de langues), on voit que le ‘ج’ est rendu comme : ‘ǧ’ en DIN-31635 et ISO-233, ‘j’ dans la transcription des Nations-Unies et celle de la Bibliothèque du Congrès, et ‘dj’ dans celle de l'Encyclopædia of Islam (deuxième édition).

Différentes prononciations existent aussi. (Pour ceux qui ne connaissent pas l'alphabet phonétique, ce que je note [ʒ] dans ce qui suit est le son de la consonnne du mot français jeu, tandis que [dʒ] est ce qu'on entend avant et après la voyelle dans l'anglais judge, et [g] est la consonne du mot français ou anglais gay.) Globalement, de ce que je comprends, et peut-être de manière simplifiée, le ‘ج’ arabe est prononcé [dʒ] en Arabie, [ʒ] en Syrie et Jordanie, et aussi au Maroc, [g] en Égypte (cf. le nom du cryptosystème ElGamal, pour الجمل (al-ǧamal), le nom du monsieur qui l'a inventé, litéralement le chameau). Plusieurs prononciations existent en Algérie (peut-être bien les trois), et en plus, ça dépendra du type d'arabe (classique ou dialectal, mais la prononciation de l'un peut déteindre sur l'autre) et peut-être du registre de langue. L'Assimil arabe (qui prétend enseigner l'arabe standard moderne) prononce [ʒ].

Historiquement (à l'époque coranique et classique), il semble que c'était un [ɟ], c'est-à-dire une occlusive palatale voisée, un son pas super facile à expliquer (il y a un enregistrement sur l'article Wikipédia que je viens de lier), qui est susceptible de pas mal de variabilité, et que des gens peuvent entendre de différentes manières, mais en gros c'est le ‘gy’ du hongrois. Il n'est pas très surprenant que ce son ait pu glisser soit vers [dʒ], soit vers [ʒ], soit vers [g], ou les trois à la fois. De façon encore plus ancienne (en proto-sémitique), c'était probablement, et logiquement, un [g].

Je ne sais pas comment le calife autoproclamé prononce quand il lit le Coran. Je n'ai pas essayé de lui écrire pour lui demander, mais je soupçonne que ce serait une Mauvaise Idée®.

Mais alors, que vaut-il mieux faire quand on importe un mot arabe en français ?

Pour ce qui est d'une translitération fidèle (j'ai déjà écrit ce que je pensais en général ici), je trouve qu'ISO-233-2 (utilisée par la BNF et documentée ici) est la meilleure, et la lettre est alors notée ‘ǧ’, donc par exemple, ǧihād. Cette transcription ‘ǧ’ a l'avantage de rendre assez bien compte à la fois de la multiplicité des prononciations et de l'historique de la lettre. (Elle a, en revanche, l'inconvénient de se confondre facilement avec le ‘ğ’ du turc, qui n'a rien à voir et se prononce en allongeant la voyelle qui précède, comme dans le nom du président-bientôt-à-vie de la Turquie, Erdoğan. Si vous avez du mal à voir la différence, sur le ‘ǧ’ de la transcription arabe il y a une sorte de petit ‘v’ tandis que sur le ‘ğ’ turc il y a une sorte de petit ‘u’)

Quand on ne peut pas transcrire ‘ǧ’, et il faut admettre que ce n'est pas forcément évident à taper ou à typographier (notamment dans les provinces reculées où la lumière bienfaisante d'Unicode n'Éclaire pas encore le monde), je trouve que ‘j’ est un succédané acceptable. Il est utilisé par des standards respectables, il ne prête pas à confusion, et il permet assez bien d'imaginer que les deux prononciations [dʒ] et [ʒ] existent. Il y a bien des langues où on transcrit ‘j’, y compris en français, le son [dʒ] : le japonais[#], par exemple. De même, si on ne peut pas noter ‘ā’, taper ‘â’ est un remplacement raisonnable, et on peut donc écrire jihâd. • À la limite, on pourrait aussi transcrire ‘g’ sans diacritique, comme c'est déjà fait dans différents cas, comme Alger pour الجزائر‎‎. • En revanche, ‘dj’ est complètement merdique comme transcription, notamment parce qu'il s'agit d'une unique consonne en arabe alors que la combinaison dāl+ǧīm est possible (au moins en théorie ; je ne sais pas si elle se produit effectivement sans voyelle[#2]), et aussi parce que ça interdit qu'on puisse imaginer plusieurs prononciations.

[#] Et je ne vois pas des gens proposer d'écrire djudo (ou djoudo) pour éviter que les français prononcent [ʒydo] l'art martial (じゅ​う)(どう) que, pour une fois, ce sont les anglophones qui prononcent de façon plus proche de l'original.

[#2] C'est très difficile à trouver, faute de dictionnaire arabe en ligne qui ne soit pas merdique. Je crois que le verbe de radical د-ج-ل (d-ǧ-l), soit دَجَلَ (daǧala), mentir (enfin, il a menti), donne à l'inaccompli يَدْجُلُ (yadǧulu), il ment. Mais il semble que ce verbe sert surtout sous sa forme dérivée II دَجَّلَ (daǧǧala, de même sens), qui elle doit donner يُدَجَّلُ (yudaǧǧalu), donc sans la combinaison que je cherche. Sinon, mon Bescherelle des verbes arabe liste un radical د-ج-و (d-ǧ-w), soit دَجَا (daǧā), qui donnerait à l'inaccompli يَدْجُو (yadǧū), mais ils n'en donnent pas le sens et je ne l'ai trouvé dans aucun dictionnaire, donc je ne sais pas si c'est une invention. (On devinera au passage que la grammaire arabe m'a inspiré ici.)

Je suppose que la transcription ‘j’ a été surtout introduite par des anglophones, qui préfèrent logiquement la lire [dʒ] d'autant que le [ʒ] seul est rare en anglais (et n'a pas vraiment d'orthographe standard : on le trouve orthographié ‘s’ dans pleasure et dans vision, mais ‘z’ dans azure). Je me demande si les français ne sont pas tentés demettre un ‘d’ devant juste pour reproduire la prononciation anglaise (qui, comme je l'ai expliqué, est valable, mais en aucun cas la seule possible).

J'ai remarqué en tout cas que c'est ce qui s'est passé s'agissant de la lettre persane ژ (U+0698 ARABIC LETTER JEH), transcrite ‘ž’ dans les bonnes transcriptions, qu'on trouve par exemple dans le nom du président Aḥmadīnežād [je ne suis pas sûr de la transcription DIN-31635, qui serait sans doute la meilleure parce que ISO-233-3 a l'air cassé]. Cette lettre persane se prononce [ʒ], et les anglais arrivent quand même à la transformer en [dʒ] parce qu'ils n'ont pas l'habitude du [ʒ], du coup on trouve ce nom transcrit Ahmadinejad et prononcé avec [dʒ], y compris par des francophones qui reprennent ainsi la bizarrerie des anglophones (alors qu'en français, même si on transcrit « Ahmadinejad », il n'y a pas de raison de lire [dʒ]). Même si en arabe ce n'est pas aussi critiquable puisque le ǧīm peut effectivement se dire [dʒ], je soupçonne quand même que le même mécanisme a pu jouer.

Pour la prononciation en français comme pour l'orthographe, le français est de toute façon incohérent dans sa façon de rendre les mots arabes. Mais on dit algèbre pas aldjèbre, Alger pas Aldjer, une orange pas une orandje, un tajine pas un tadjine, et l'hégire pas l'hédjire, donc à chaque fois [ʒ] et pas [dʒ]. À cause de tous ces exemples, je trouve plus raisonnable de s'en tenir à [ʒ], même s'il est vrai que pour un ǧinn (jinn ? djinn ?) cela va à l'encontre de l'habitude. (Apparemment, c'est Victor Hugo qui a popularisé ce mot, au moins en France, à travers son célèbre poème : a-t-il été peut-être influencé par une traduction anglaise des Mille et Une Nuits ? que je sache, Galland écrit toujours génie pour rendre l'arabe al-ǧinn. D'un autre côté, Hugo écrit avant la célèbre traduction anglaise par Edward Lane.) En tout état de cause, je propose de transcrire jihâd ou même gihâd si on ne peut pas écrire ǧihād, et de prononcer [ʒ] en français (mais quand même [dʒ] en anglais).

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(lundi)

Vieux dossiers et Administration

Mon poussinet a réussi à me persuader de m'inscrire pour passer le permis de conduire. (Cris d'étonnement de l'assistance.)

Mais il se trouve que j'ai déjà été inscrit dans une auto-école, à Orsay, il y a bien longtemps. Je ne sais même pas bien quand (c'était avant que je commence à tenir un journal systématique de ce que je faisais au jour le jour), sans doute entre 1995 et 2000. J'étais inscrit au moins à un forfait code, et j'ai laissé tomber avant de le présenter. Je ne sais pas s'ils ont déposé un dossier pour moi à la préfecture, mes souvenirs sont extrêmement vagues.

Et l'ennui, c'est qu'à partir du moment où un dossier a été ouvert, et a reçu un numéro, il faut absolument le reprendre, on ne peut pas en démarrer un nouveau. Si c'est le cas, je dois donc récupérer ce dossier : soit en reprenant contact avec l'auto-école en question, soit en faisant demander un duplicatum, ce qui prend trois mois.

La personne qui m'a renseigné semblait sûre que si le dossier a existé, même vingt ans plus tard, il sera encore là pour m'emmerder (le mot est de moi, pas d'elle…). Je soupçonne, bien sûr, que s'il s'agissait d'un dossier susceptible de me rendre service, un an plus tard il serait perdu, mais là, c'est tout autre chose.

Je peux bien sûr tenter une inscription et voir si on me répond non, vous existez déjà sous un autre dossier. L'ironie de la chose est que cette réponse, apparemment, est assez rapide à obtenir ; mais si autre dossier il y a, il faut trois mois pour le récupérer. Comment est-il possible, autrement que par volonté de nuire, de mettre en place un système où on puisse savoir immédiatement qu'un dossier existe mais qu'il faille autant de temps pour le sortir ?

Et, pour commencer, comment fait-on pour mettre en place un système aussi stupide et gratuitement vexatoire ? C'est quelque chose qui m'a toujours fasciné avec l'Administration : pourquoi ces règles ? qui, au juste, les invente ? quel bureaucrate a décidé de pondre l'idée tiens, si quelqu'un a déjà un dossier ouvert, même inachevé ou abandonné, on va refuser d'en faire un nouveau ? dans quel but ? était-ce du pur sadisme ou y avait-il une logique derrière ? (Je comprends, bien sûr, qu'on ne veuille pas délivrer deux permis à la même personne, mais il suffit de tester l'existence dans la liste des permis délivrés plutôt que dans les dossiers ouverts.)

Ceci étant, je devrais peut-être poser ces questions sur un exemple plus significatif. Les justificatifs de domicile, par exemple : c'est un truc uniquement français, que je sache : à chaque fois qu'on veut faire quoi que ce soit avec l'Administration, ou même avec des des institutions connexes (par exemple, ouvrir un compte en banque), on vous demande des justificatifs de domicile, essentiellement pour montrer qu'on s'adresse à la bonne mairie / préfecture / agence bancaire / etc. À quoi bon, bordel de merde ? À part le cas très particulier de l'inscription sur les listes électorales, où le justificatif de domicile se défend vaguement (et encore — serait-ce vraiment problématique de laisser chaque électeur voter où il veut, même si ce n'est pas son lieu de résidence ?), ou pour des choses comme l'inscription d'un enfant dans l'établissement qui lui est attribué par la carte scolaire, l'intérêt est nul : quelle importance si je trouve plus pratique pour faire renouveler mes papiers d'identité de m'adresser à la mairie X plutôt qu'à la mairie Y dont dépend mon domicile ? Pourquoi aurais-je l'obligation d'ouvrir mon compte en banque dans l'agence d'une banque donnée la plus proche de là où j'habite ? Surtout que les justificatifs en question sont d'une officialité douteuse (pouvant être délivrés par des entités privées comme une compagnie de téléphone) et triviaux à falsifier (donc ils ne doivent empêcher aucune sorte de fraude, uniquement emmerder les gens honnêtes), même de façon légale (j'ai le droit de me faire héberger gratuitement pendant une semaine chez un copain qui habite ailleurs). Franchement, j'aimerais bien qu'on m'explique quel problème se poserait, ou quel malheur s'abattrait sur la France, si on supprimait purement et simplement toute exigence de justificatifs de domicile. D'un côté, l'union européenne s'emploie à faciliter les obstacles administratifs d'un pays à l'autre, et pendant ce temps la France n'est même pas foutue de supprimer les frontières entre deux communes dont elle a un nombre absurdement élevé.

Allez hop, un petit court-métrage (en espagnol, sous-titré en anglais), histoire de montrer qu'au moins il n'y a pas que les Français qui se plaignent de ce genre de tracas.

La suite : ici.

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(samedi)

L'esprit d'équipe et les opinions politiques

Commençons par un peu de complotisme facile. Si j'étais à la tête d'une organisation secrète qui gouverne le monde dans les coulisses, ce que je ne suis pas du tout, faites-moi confiââââânce, une des manière dont je manipulerais les gens serait de les convaincre de rejoindre des camps arbitrairement opposés occupés à des activités totalement futiles de façon à distraire l'attention des vrais enjeux auxquels la société est confrontée. Par exemple, je pourrais prendre des groupes d'une dizaine ou d'une douzaine de millionnaires (mettons onze, ça fait un bon nombre, ça, onze), dire aux gens voilà, ces gens représentent votre pays ou votre ville, et les faire courir après un objet sphérique auquel ils chercheraient à imprimer une trajectoire particulière, pour un résultat essentiellement aléatoire qu'on perdrait son temps à essayer d'interpréter. Mais bon, personne n'aurait l'idée d'un truc pareil, n'est-ce pas ?

Sérieusement, je suis fasciné par la manière dont les gens arrivent à se sentir émotionnellement impliqués par les résultats d'une compétition sportive dans laquelle ils ne sont pas personnellement inscrits, comment ils arrivent à avoir la sensation d'avoir gagné quand « leur » équipe gagne, et d'en être véritablement heureux. C'est quelque chose d'à la fois merveilleux, terrifiant, et absolument inexplicable (enfin, c'est peut-être explicable scientifiquement par des mécanismes de psychologie évolutive, mais je veux dire que c'est incompréhensible lorsqu'on ne ressent pas soi-même le phénomène — même si on le ressent pour quelque chose d'extrêmement proche).

J'avais un copain qui me racontait qu'en 1998, quand la France avait gagné la coupe du monde de football association et que des gens fous de joie criaient dans les rues on a gagné ! on a gagné !, il s'était amusé à faire l'ingénu : ah, vous avez gagné quelque chose ? félicitations !, qu'est-ce que c'est ? du football ? ah, vous jouez au football ? et vous avez gagné contre qui ? (etc.) — les réactions étaient apparemment intéressantes.

Pour que les choses soient claires, je ne veux pas faire mon Sheldon Cooper sur le mode ha, ha, regardez ces créatures simples qui s'émerveillent des lois de la mécanique classique appliquées au mouvement d'une sphère et aux tactiques qui en résultent. Le fait que les résultats soient essentiellement aléatoires, je l'ai déjà signalé. À la limite, je suis plutôt jaloux qu'on arrive à éprouver ainsi du bonheur par procuration. Mais surtout, je n'ai aucun doute que ce phénomène général s'applique aussi à moi, simplement pas dans les circonstances précises d'un match sportif entre villes ou pays (déjà, il est possible que si on faisait chanter à l'équipe l'Ode à la joie plutôt que la Marseillaise ça marcherait mieux sur moi : mais je n'en sais rien, personne n'a jamais essayé). Par ailleurs, je trouve plutôt impressionnant le niveau d'expertise que tant de gens sont capables d'atteindre quand il s'agit de commenter les matchs passés : qu'il s'agisse de retenir les résultats de matchs passés, de discuter tactique ou technique, ou de développer des analyses complexes et construites, la France se remplit d'experts en un clin d'œil dès qu'on met vingt-deux gus sur un terrain : quelle capacité cérébrale sous-exploitée ! Non, sérieusement, je ne suis pas sarcastique en écrivant ça — je suis vraiment admiratif, je me désole juste que tant d'esprit d'analyse ne soit pas tourné vers quelque chose ayant plus de portée.

J'en viens donc à la politique. Qu'est-ce qui fait, au juste, que la politique semble avoir moins d'attrait que le sport ? On prétend parfois que c'est parce que les hommes politiques paraissent inaccessibles et hors de portée pour le citoyen moyen : mais c'est une blague, un footballeur professionnel qui gagne plus en un mois que le Français moyen en toute sa vie doit être autrement plus déconnecté de la réalité qu'un député. Les politiques eux-mêmes prétendent parfois ne pas vouloir parler de « politique politicienne » (i.e., de tactiques et de petits calculs) parce que ce, disent-ils, ce n'est pas ça qui intéresse leurs électeurs, ce sont les vrais problèmes de fond. Mais est-ce vrai ? En ce qui concerne le foot, beaucoup ont l'air de se fasciner, au contraire, pour les tactiques et les petits calculs de qui peut gagner quoi et comment. Et dans un autre registre, la série Game of Thrones a beaucoup de succès, et il s'agit essentiellement d'intrigues politiques ; or, à part les dragons, je ne vois pas vraiment ce qu'elle a de plus que la comédie de dupes qui se joue en ce moment du côté de Londres (où, à droite, Mr. Johnson a poignardé dans le dos Mr. Cameron avant de se faire lui-même poignarder dans le dos par Mr. Cove qui va peut-être succomber aux coups de Mrs. May, et, à gauche, tout le monde essaye de poignarder Mr. Corbyn : sortez le popcorn et essayez de deviner qui sera le dernier à rester vivant !).

En fait, ce qui semble faire que des gens s'intéressent effectivement à la politique est peut-être bien le même mécanisme que ce qui fait que certains s'intéressent aux sports comme le foot : l'esprit d'équipe (de façon moins charitable, on pourrait dire l'instinct grégaire, mais je vais rester sur l'esprit d'équipe).

Il y a de nombreux mécanismes qui font que rejoindre un groupe politique — je ne veux pas forcément dire un parti, mais plutôt un courant de pensée, un ensemble informel de gens de mêmes opinions — s'apparente à rejoindre les supporteurs d'une équipe sportive. Nous aimons entendre que quelqu'un a la même opinion que nous, et nous réconforter mutuellement dans cette opinion ; à l'inverse, un changement d'opinion est ressenti comme une forme de trahison ; et nous avons tendance à fabriquer collectivement des domaines de pensée unique séparés par des no-man's-lands dont sont exclues les opinions plus nuancées, complexes, intermédiaires, inattendues et rejetées par les « équipes ». Bref, il y a une pression sociale forte pour rejoindre des opinions pré-délimitées et pour s'investir émotionnellement dans ces opinions. (Et encore plus largement que des « équipes » associées à des courants politiques, le phénomène peut se retrouver sous forme de « tribus » sociologiques dans lesquelles nous nous inscrivons et sur lesquelles nous modelons notre comportement.)

Les réseaux sociaux sont sans doute un bon endroit pour observer ce genre de comportements, et pour les étudier si on est un sociologue sérieux (ce que je ne suis pas, je ne fais qu'exploser les portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans une potion de banalités). Par exemple la manière dont les amis sur Facebook partagent et se renforcent leurs opinions politiques. Ou sur Reddit dont se développent des sortes de guerre entre camps bien délimités : comme pro-gun vs. anti-gun (ou d'autres plus restreints, bizarres ou incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas plongé dans le bouillon de culture qu'est Reddit, comme The Red Pill contre les féministes ; j'avais aussi évoqué les GayBros contre /r/lgbt). Parfois tous les groupes sauf un sont réduits à devenir inaudibles : on parle alors de la hive mind (image d'un essaim qui pense comme un seul individu, souvent dans le contexte d'une action punitive) ou de circlejerk (image d'une bande de gens qui se masturbent les uns les autres). Voir aussi cette vidéo expliquant rapidement certains des mécanismes en œuvre. Ceci peut bien sûr déborder du cadre de Reddit. (Par exemple, les supporteurs de l'« équipe » Bernie Sanders sont, ou en tout cas étaient jusqu'à récemment, extrêmement vocaux sur Internet, et par exemple toute vidéo vaguement favorable à Hillary Clinton sur, disons, YouTube, reçoit un nombre impressionnant de votes négatifs. Ceci peut surprendre un observateur un peu extérieur qui se demanderait s'il ne serait pas plus cohérent d'attaquer Donald Trump, mais poser cette question revient à oublier, dans la métaphore footballistique, quel est le match en cours. Passons.) Voir également ce texte vers lequel j'avais déjà fait un lien.

En vérité, l'Internet est un mécanisme très fort pour promouvoir la pensée pré-moulée, voire unique, non pas par l'action malicieuse ou coordonnée de qui que ce soit, mais simplement par notre tendance naturelle à constituer des équipes et à réagir de façon hostile aux opinions discordantes ; quelle(s) opinion(s) domine(nt) finalement est plutôt le fruit du hasard par effet « boule de neige » que d'autre chose. Mais bon, Internet n'est ici que l'amplificateur de tendances que nous avons naturellement. Les médias traditionnels fonctionnent de façon plus lente et moins réactive, mais je ne vois pas vraiment de raison de croire que la mécanique serait différente : si leurs opinions se répartissent très mal dans le spectre des opinions possibles, ce n'est pas forcément le signe qu'il y ait complot ou manipulation active, cela peut s'expliquer simplement par cette tendance de la popularité et du succès à s'auto-amplifier jusqu'à percoler en « équipes », voire en pensée unique.

Je pense que c'est un facteur prépondérant dans la manière dont nous forgeons nos opinions politiques (et je m'inscris ici dans la continuité de ce que j'écrivais, de façon modérément provocatrice, dans l'entrée précédente) : une fois écartés les facteurs évidents comme l'intérêt personnel rationnel, nous rejoignons une « équipe » politique non pas par conviction intellectuelle mais, justement, par esprit d'équipe : par la séduction que l'équipe en question exerce sur nous, l'attrait moral qu'elle exerce (la supériorité qu'elle semble avoir étant jugée, circulairement, par le fait qu'il s'y trouve des gens qui nous paraissent moralement supérieurs). Il est possible que l'adhésion individuelle suive un mécanisme cognitif semblable à l'adhésion collective (peut-être bien qu'il y a des groupes de neurones qui se « battent » pour forger mon opinion, décider quelle équipe je vais rejoindre, et que la victoire de l'un est déterminée par des dynamiques assez semblables que ce qui se joue sur Internet). Ensuite, nous fixons nos opinions à ce qu'elles sont par une charge émotionnelle, et notamment par la certitude qu'en changer serait les trahir, comme marquer contre notre équipe.

Toutes ces platitudes étant exposées, la question importante, maintenant, est logiquement la suivante : comment aller à l'encontre de ce phénomène ? Il y a deux dimensions à cette question : primo, comment aller collectivement à l'encontre de ce phénomène, i.e., comment pourrait-on construire un espace de discussion collective qui encourage la discussion constructive et décourage la formation d'« équipes », à l'encontre du penchant naturel des participants. (Si on met en place un système de vote sur des contenus sur Internet, par exemple, la moindre des choses serait que l'on ne soit autorisé à voter que sur des contenus tirés au hasard, non annotés et non eux-mêmes sélectionnés par les résultats du vote des autres. Cela ne suffirait pas à écarter les biais, mais ce serait déjà un pas pour atténuer l'effet boule de neige.) Mais aussi, secundo, et cela m'intéresse beaucoup plus, à titre individuel, comment puis-je me forcer à réévaluer mes croyances (pas seulement politiques, mais tout ce qu'il y a d'adjacent : sociales, morales, etc.), pas forcément pour les abandonner, mais pour mieux comprendre leur origine, perdre au moins la certitude qu'elles sont supérieures, les nuancer et finalement (on espère) les enrichir. (Pour que les choses soient claires, je ne cherche pas à défendre la thèse que la politique est arbitraire et dénuée de sens et qu'on ferait mieux de s'en désintéresser, ni celle selon laquelle les opinions se valent toutes puisqu'elles sont absolument arbitraires : tout au contraire, mon propos et de chercher à y voir clair.)

Mon but n'est pas d'apprendre à mieux convaincre, bien au contraire : mon but est d'apprendre à mieux être convaincu, ou au moins d'apprendre à vouloir, ou au minimum accepter, d'être convaincu. Car une discussion politique n'a pas grand intérêt si le but de chacun est de convaincre l'autre : au mieux, ça peut être une sorte de match de foot argumentatif. Elle en aura forcément beaucoup plus si l'effort est inversé : i.e., si je cherche à utiliser le point de vue de mon interlocuteur pour me débarrasser de mes biais. Si j'arrive avec des opinions politiques, mais que mon but est de découvrir ce qui fait marcher l'autre, et arriver à me débarrasser à la fois du maillot de l'équipe de mon interlocuteur et du maillot de l'équipe « adverse » — et des émotions que je peux ressentir pour ces maillots.

Une comparaison avec la religion sera peut-être éclairante. Les athées (dont je fais partie) ont tendance à s'amuser que les tenants de telle ou telle religion puissent arriver à penser sérieusement ma religion est la bonne, et toutes les autres sont dans l'erreur quand il y a autant de religions mutuellement contradictoires sur Terre. Mais le schéma mental n'est-il pas très semblable pour les opinions politiques ? On peut essayer de se persuader que ce n'est pas du tout pareil, que les religions prennent position sur ce qui est tandis que les courants politiques prennent position sur ce qui devrait être, et que ce qui devrait être est évidemment et éminemment question d'opinion, donc il est normal qu'il y ait une grande variété d'avis ; mais cette distinction de façade, si elle n'est pas entièrement absurde, est très largement exagérée : aussi bien les religions que les courants politiques se positionnent à la fois sur ce qui est et sur ce qui devrait être. Et dans une discussion politique, quelle que soit la manière dont on le déguise sous des habits oratoires parfois bien minces, chacun a généralement tendance à penser que les autres ont tort, pas simplement qu'ils font des choix différents. Dès lors, la forme d'hubris face à la diversité de la pensée est la même : arriver à se dire qu'on a raison et que les autres sont dans l'erreur. Je pense que cette immodestie ne peut s'expliquer que par la sensation d'adhésion à une « équipe ».

Ajout () : cette vidéo, bien qu'orientée spécifiquement vers les Américains dont le système politique est encore plus binaire, est assez pertinente.

Ajout : cette réflexion sur le spectre politique, écrite sept ans après le billet ci-dessus, vient en quelque sorte le continuer.

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