J'avais promis quelques explications
sur ce texte : je vais tâcher de
m'exécuter car, même si je ne trouve pas que la poésie puisse vraiment
s'expliquer, tenter de le faire peut néanmoins inciter à découvrir ou
redécouvrir des textes. Et, en fait, je tiens à me rappeler moi-même
certaines des choses que j'avais à l'esprit ou certaines des
associations d'idées que j'ai pu faire. Bref, l'exercice qui suit
n'est pas très différent de ce que je fais quand je tente de
déchiffrer mes propres rêves.
Ici, bien sûr, le point de départ est un poème
de Gérard de
Nerval, El
Desdichado, qui ouvre un ensemble de douze sonnets (ou sept
sonnets plus un
quintuple), Les
Chimères, placé à la fin de son ultime recueil, Les
Filles du feu. Mais il n'en est que le point de départ : mon
intention n'est certainement pas de proposer une explication à ce
poème, composé à un moment où l'auteur n'avait plus toute sa santé
mentale (indépendamment de savoir s'il a vraiment promené un homard au
bout d'une laisse au Palais-Royal) ; il s'agit éventuellement
d'imaginer quelles visions auraient pu faire naître certaines des
images de ce poème ou d'autres, ou, en tout cas, quelles visions elles
peuvent suggérer. Me suggérer, je veux dire (donc sans avoir
peur de contresens, ni même l'anachronisme consistant à « expliquer »
Nerval même par des auteurs postérieurs !).
Pour plus de commodité, je recopie ici le poème :
Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Mais en fait c'est plutôt d'autres textes et même d'autres auteurs
qu'il est question. Pour commencer, il y a Faust, tel qu'imaginé par
Goethe dont le jeune Nerval avait traduit la première partie de la
tragédie, ce qui lui avait valu les éloges du Maître (d'autant plus
surprenants que, semble-t-il, Nerval connaissait mal l'allemand).
Rappelons-en un passage. L'Alchimiste est rentré dans son étude après
une promenade où il a été suivi par un caniche (et non un homard) qui
s'avérera être Méphisto, et il entreprend de traduire l'évangile selon
Jean. Or dès la première phrase, un mot pose problème, le mot le plus
difficile de
tous : Λόγος
(ou en latin, Verbum
, le Verbe
: or le
Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu
). Ce mot grec
signifie, justement, mot
(au sens assez général : affirmation,
propos ; voire : pensée, raison). Pour savoir ce que c'est que ce
Verbum, une illustration intéressante est fournie par
une gravure
d'Escher de ce nom (qui a justement une forme hexagonale comme
le sceau
de Salomon). Faust, qui ne peut pas estimer à ce point
un mot, commence par traduire : au commencement était
l'esprit
(c'est du moins ainsi que Nerval rend
l'allemand der Sinn
; pour ma part j'aurais
plutôt écrit, le sens
) ; puis, pensant à ce qui crée et meut
tout, au commencement était la force
; et enfin, frappé
d'inspiration : au commencement était l'action
. À ce
moment-là, le caniche s'agite et commence à se métamorphoser dans un
nuage de fumée, Faust tente de le contenir avec le sceau de Salomon,
et il (le caniche) se révèle comme Méphisto (une partie de cette
force qui perpétuellement veut le mal et perpétuellement accomplit le
bien — l'esprit qui toujours nie
).
Le sceau de Salomon, également connu sous le nom d'étoile de David,
avant d'être un symbole alchimique, est un thème récurrent
des Mille et Une Nuits, où il a le pouvoir de contenir
les djinns, notamment dans le
célèbre Conte
du pêcheur et du démon (autour de la 4e nuit). Nerval
avait fait un voyage en orient vers 1842–1843, au cours duquel
il a été initié à la
religion druze ; les
Druzes sont musulmans (enfin, plus ou moins musulmans) gnostiques (un
petit bonjour au passage
à Madame Blavatsky) qui croient à la
réincarnation de l'âme (qui est certainement un thème important
de El Desdichado) : les couleurs verte,
rouge, jaune, bleue et blanche que je mentionne sont les couleurs de
l'étoile sacrée des Druzes. Quant au caliphe Hakem
(c'est-à-dire al-Hākim
bi'Amr Allāh, sixième caliphe fāṭimide), c'est
une des figures centrales de la religion druze (selon laquelle il
n'est pas mort mais a été enlevé par Dieu). Nerval rapporte (et
romance) l'histoire de Hakem en appendice de son Voyage en
Orient : le caliphe (suivant l'exemple du fameux
Hārūn al-Rashīd des Mille et Une Nuits)
aimait à se déguiser pour se mêler à ses sujets, et au cours d'une de
ces promenades, on l'a initié au haschisch.
Le haschisch a révélé à Hakem qu'il était Dieu (et c'est peut-être
sous son influence que le caliphe a ordonné l'exécution de tous les
chats et chiens, caniches compris — mais pas les homards ; de
façon plus sérieuse, c'est aussi Hakem qui a fait détruire le
Saint-Sépulcre de Jérusalem en 1009, ce qui a peut-être contribué à
faire naître en Occident l'idée des croisades ; en tout cas, on peut
penser qu'il est devenu assez fou). Le haschisch était également
connu et utilisé des alchimistes européens (par l'intermédiaire des
soufistes, d'Avicenne, etc.), il en est même question chez Rabelais.
Et (avec d'autres drogues, notamment l'opium) des écrivains
romantiques : on pense par exemple aux Paradis
artificiels de Baudelaire, lequel fréquenta le Club des
Hachichins fondé en 1844 par Jacques-Joseph Moreau, où il
rencontra Théophile Gautier ; d'autres gens aussi s'y croisèrent
(Alexandre Dumas père, et plus ponctuellement Balzac, Flaubert ou
Hugo), dont Gérard de Nerval. J'ai pris Thomas de Quincey comme
figure représentant l'écrivain consommateur de drogues (même si c'est
d'opium qu'il s'agit), parce que c'est celui qui a lancé l'idée pour
beaucoup d'autres.
Je n'ai pas résisté, ensuite, à un petit clin
d'œil à
une image
(trop ?) célèbre du romantisme (notamment allemand). Et pour
faire bon poids, l'aventurier que j'ai imaginé au sommet de cette
montagne, c'est l'incontournable figure du voyageur Lord Byron (ce qui
fait aussi un petit clin d'œil à un
fragment précédent). Je ne pense pas que le Biron
dont
parle Nerval dans son poème fasse référence à Byron (plus probablement
à Biron dans le
Périgord, ou plutôt à la famille noble éponyme, à laquelle Nerval
était vaguement apparenté), mais dans un rêve rien de plus commun que
de passer d'un nom à un nom homonyme. Byron admirait énormément le
poème épique de Milton, et notamment le personnage de
Satan[#] (assez semblable au
Lucifer du Caïn de Byron, d'ailleurs) : je le présente
donc lisant ce qui pourrait servir de définition à Satan, ce qui le
rend sympathique aussi : Ici, au moins, nous serons libres.
[…] Il vaut mieux régner en Enfer que servir au Paradis.
(vers 258–263). Une sorte de pendant à la définition que
Méphisto se donne dans le Faust.
Il serait trop fastidieux de citer toutes les associations d'idées
qu'on peut faire avec les sept poètes épiques que j'ai cités comme
prédécesseurs de Milton : Homère, Virgile, Ossian, Wolfram von
Eschenbach, Dante, le Tasse et Edmund Spenser. Virgile est au moins
aussi incontournable que Lord Byron, évidemment : il est assez
directement appelé par le poème de Nerval puisque le Posilipo est le
quartier de Naples où Virgile avait une villa et où se trouve (ou du
moins pas loin) son tombeau supposé. C'est aussi Virgile, bien sûr,
qui sert de guide à Dante pour traverser l'Achéron. Le Tasse renvoie
à la première croisade dont les actions de Hakem étaient peut-être une
cause et où la famille Lusignan se distingua — mais on associe
aussi le nom de Lusignan à la troisième croisade à cause
de Guy de
Lusignan ; c'est aussi à la troisième croisade qu'on pense si le
titre du poème, El Desdichado
, fait référence à
la façon dont Richard Cœur-de-Lion, de retour en Angleterre de
façon anonyme, s'identifie dans l'Ivanhoé de Walter
Scott. La mention d'Ossian mérite sans doute une explication : car
cet auteur plus ou moins mythique doit avoir les traits de quelqu'un
d'un peu plus réel (pour les yeux du Nerval rêveur), ce sont
évidemment ceux de Walter Scott (l'auteur de Waverley) ;
mais c'est aussi une façon d'évoquer les Souffrances du jeune
Werther pour revenir à
Goethe[#2] et car Nerval a
quelque chose de Werther, et il a — comme toute une génération
— beaucoup été marqué par ce roman. Les chariots de feu sont
évidemment une référence à l'enlèvement du prophète Élie (et une façon
pour moi de demander à William Blake pardon de ne pas l'avoir
mentionné ).
Le soleil noir de la Mélancolie
, dans mon esprit, évoque
immanquablement
la gravure de
Dürer qui porte ce nom et qui est certainement l'une des
œuvres d'arts graphiques qui ont été le plus analysées et
commentées au monde tant le symbolisme y est abondant et savant.
Expliquer les rapports entre cette gravure hermétiquement symbolique
et ce poème qui l'est aussi, voilà qui serait sans doute trop
ambitieux pour que je le tente. Est-ce un caniche ou un homard qui
est allongé entre la sphère et le polyèdre ?
La Mignon qui chante das Land wo die Zitronen
blühen (c'est-à-dire l'Italie, dont elle vient) est un personnage
des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe.
Je trouve que cette chanson (qui est certainement une des poésies les
plus connues de la langue allemande) éclaire assez bien l'esprit de
certains passages du poème de Nerval. Comme cette réponse que Mignon
fait à Wilhelm qui se préoccupe de son instruction : Je suis
suffisamment instruite pour aimer et pour être en deuil.
(Ich bin gebildet genug, um zu lieben und zu
trauern.
) Mais Wilhelm Meister nous renvoie au théâtre, et
spécifiquement à Shakespeare, donc pour clore le spectacle des visions
du rêve il est normal que ce soit le Prospero de
la Tempête qui vienne saluer par son discours d'adieu à
la magie :
Now my charms are all o'erthrown,
And what strength I have's mine own;
Which is most faint; now 'tis true,
I must be here confin'd by you,
Or sent to Naples. Let me not,
Since I have my dukedom got,
And pardon'd the deceiver, dwell
In this bare island by your spell:
But release me from my bands
With the help of your good hands.
Gentle breath of yours my sails
Must fill, or else my project fails,
Which was to please. Now I want
Spirits to enforce, art to enchant;
And my ending is despair,
Unless I be reliev'd by prayer,
Which pierces so that it assaults
Mercy itself, and frees all faults.
As you from crimes would pardon'd be,
Let your indulgence set me free.
[#] À peu près tout le
monde préfère Satan dans Paradise Lost.
C'est comme Dante qui, dans sa Divine comédie, essayait
de nous persuader que de la bonté du paradis (et qui voulait sans
doute que ce soit la partie la plus réussie de son œuvre), mais
qui n'a pas réussi à éviter que l'enfer soit vraiment plus intéressant
de tout point de vue.
[#2] Qui lui-même
profitait de son roman pour traduire la traduction par Macpherson des
poèmes censément d'Ossian.