David Madore's WebLog: La physique, c'est compliqué (ou : comment fonctionnent les Balisor® ?)

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(dimanche)

La physique, c'est compliqué (ou : comment fonctionnent les Balisor® ?)

Je me rappelle avoir été un jour à table en compagnie d'un groupe d'éminents physiciens (en physique fondamentale ou en astrophysique ; tous professeurs des universités ou chercheurs au CNRS, et au moins un membre de la Royal Society). Quelqu'un a lancé la question de savoir comment fonctionnait un micro-ondes et, plus spécifiquement, des choses comme pourquoi il ne faut pas le laisser tourner à vide (et d'ailleurs, si c'est vraiment le cas) et si sa consommation varie selon ce qu'on met dedans, ou encore comment on arrive à faire des emballages métalliques qu'on peut mettre au micro-ondes. Au bout d'une demi-heure de discussion acharnée pour savoir s'il se forme ou non des ondes stationnaires dans un micro-onde à vide, ou comment les courants de Foucault circulent dans un métal, tout le monde était surtout très embrouillé et, finalement, personne n'avait une idée très précise sur le modus operandi d'un micro-ondes.

La physique, c'est compliqué, parce qu'il peut y avoir plein de principes qui ont l'air de s'appliquer en même temps, et savoir ce qui est réellement important et ce qui ne fait qu'embrouiller les choses, ou encore quand deux façons de présenter un effet sont deux visions de la même chose ou quand ils doivent s'ajouter, tout cela demande le fameux sens physique dont les physiciens aiment clamer haut et fort (et pas forcément à tort) que les mathématiciens sont tristement dépourvus. (D'un autre côté, j'ai pris plus d'une fois un ami physicien à pipoter outrageusement sous couvert de ce sens physique.)

Un exemple : on sait bien qu'un champ magnétique qui varie dans le temps produit un champ électrique et qu'un champ électrique qui varie dans le temps (et pas seulement un courant) produit un champ magnétique, et que la combinaison de ces deux phénomènes (un champ magnétique qui varie sinusoïdalement, donnant naissance à un champ électrique — orthogonal — qui varie à son tour et donne à son tour naissance à un champ magnétique, etc.) constitue le phénomène d'onde électromagnétique ; j'en avais conclu que les plaques « à induction » sont essentiellement la même chose que l'émission d'une onde électromagnétique (un courant alternatif produit un champ magnétique alternatif, qui doit bien à son tour produire un champ électrique — non ?) et je me demandais pourquoi on n'avait pas besoin d'isoler ces plaques comme on isole les micro-ondes. La réponse, c'est que les plaques à induction ont une fréquence de 50Hz (le courant du secteur), comparée aux 2.5GHz (50 millions de fois plus) des micro-ondes : si le champ magnétique oscillant donne bien naissance à un champ électrique (qui produit des courants de Foucault dans les métaux, ce qui les chauffe), comme la table à induction est beaucoup plus petite que les 6000km de longueur d'onde d'une onde de 50Hz, ce champ électrique est beaucoup plus faible par rapport au champ magnétique initial que ce que serait le rapport entre les deux dans une onde (dans une onde le rapport des intensités quadratiques moyennes de E et B est fixé et vaut la vitesse de la lumière), et par conséquent le champ magnétique induit par ce champ électrique est, pour sa part, complètement négligeable. Bref, rien ne se propage. Il ne suffit pas de connaître les lois de Maxwell, il faut encore avoir le sens physique de voir ce qui va être grand devant quoi.

J'avais remarqué depuis longtemps ces petits lumières rouges (appelées Balisor®) qu'on voit sur les câbles à très haute tension et qui servent à éclairer la nuit pour avertir les avions de la présence de ces câbles. Mais comment fonctionnent-elles au juste ? C'est un peu mystérieux : si on regarde sans faire très attention, on a l'impression qu'elles sont juste reliées à deux endroits du même câble (séparés de quelques mètres). Comment peut-on tirer de la lumière d'un seul câble à très haute tension ?

Une première idée que je m'étais faite est que ce sont peut-être ce sont des lampes à très faible résistance, en série avec des câbles d'extrêmement bonne conductivité, de sorte que même en dérivation sur un pur câble elles arrivent à en tirer un peu de courant (quand le courant qui circule par le câble est énorme) ; mais ça ne marche pas : le courant qui circule dans des câbles très haute tension est certes important, mais pas gigantesque non plus (ça doit être de l'ordre de grandeur de 500A ou 1kA au maximum par câble, et plutôt quelque chose comme 200A dans une situation relativement tranquille), et leur résistance linéique est beaucoup trop faible pour qu'on puisse espérer tirer une fraction non négligeable en se mettant en dérivation sur un bout de câble.

Une autre idée était que le câble sur lequel se trouve la lampe n'est pas en contact avec le câble principal, mais qu'il est alimenté par courant induit : ça ne marche toujours pas — à quelques dizaines de centimètres d'un câble très haute tension, le champ magnétique n'est que d'une centaine de microteslas, et ça variant à 50Hz ça ne va pas produire une induction foudroyante (quelques millivolts à tout casser dans une boucle autour du câble), d'ailleurs de toute façon le câble portant la lampe n'est pas en boucle.

De toute façon, les idées qui partent de l'intensité du courant circulant dans le câble sont mauvaises — on ne veut pas que les lampes éclairent plus ou moins selon que le câble est plus ou moins utilisé (donc que le courant circule à une intensité plus ou moins grande).

Encore une autre idée (je dénonce mon père pour l'avoir eue, parce qu'elle est franchement fantaisiste) était que, la tension étant sinusoïdale, on puisse avoir une différence de potentielle entre deux points du même câble suffisante pour alimenter une lampe. Ça ne tient pas debout : d'une part la période complète pour un courant 50Hz est de 6000km, alors deux points séparés de quelques mètres, même sur une ligne à 400kV, ils ne vont pouvoir tirer qu'une fraction de volt entre eux et surtout, de toute façon, le câble alimentant la lampe va avoir exactement le même problème (ça marcherait peut-être si on mettait la lampe en parallèle d'une boucle de câble de quelques mètres qui pendouille, mais ce n'est pas ce qu'on fait).

En fait, à regarder de près, le dispositif est le suivant : un côté de la lampe est bien relié au câble. L'autre côté, en revanche, est relié à un fil parallèle au câble (que j'appellerai fil collecteur, faute d'un meilleur nom), long d'environ 4m, et maintenu à une trentaine de centimètres de lui. L'extrémité de ce fil collecteur n'est pas en contact électrique avec le câble (sinon, comme je l'ai expliqué, ça ne marcherait pas), il est maintenu physiquement en place par un isolant. L'explication qu'on donne est sommairement la suivante : le câble de 400kV, à une vingtaine de mètres au-dessus du sol, fait naître un champ électrique d'environ 20kV/m en moyenne entre ce câble et le sol ; le fil collecteur étant à quelque chose comme 30cm du câble, il doit être à 6000V de lui, donc on peut alimenter la lampe. Juste ? Il y a vaguement de ça, mais ce n'est toujours pas bon : si la tension était continue, le dispositif ne marcherait pas. Il faut considérer l'intervalle entre le câble et le fil collecteur comme un condensateur à air, et en courant continu il ne pourrait pas y circuler un courant (le condensateur se chargerait simplement, ce qui déplacerait les lignes de potentiel électrique). En fait, cette figure de 20kV/m de champ électrique est un peu trompeuse : quand on marche sous un câble très haute tension, on n'a pas 30kV de différence de potentiel entre les pieds et la tête ! En effet, on modifie les lignes de potentiel en étant présent dedans. La réalité est donc plus compliquée.

Il faut plutôt s'imaginer la chose suivante : l'air entre le câble à très haute tension et le sol forme un condensateur (ou plutôt une rangée de condensateurs en parallèle, tous reliant le sol et le câble, dont la capacité est de l'ordre de 1.2µF pour 100km de câble linéique si j'en crois les ordres de grandeur donnés à la page 188 de ce document[#]), donc pour 400kV à 50Hz il y a une centaine d'ampères par 100km qui fuient vers le sol[#2]. En plaçant le fil collecteur entre le câble et la terre, on met essentiellement la lampe en série avec ce condensateur sur la longueur du fil collecteur (soit quelque chose comme 4m, donc environ 50pF de capacité avec le sol si on suppose que toute la capacité de fuite passe par le fil collecteur, ce qui est sans doute un peu optimiste mais pas complètement déraisonnable à cause des effets de pointe) ; tant que la capacité entre le fil collecteur et le câble qui lui est parallèle reste assez petite[#3] pour avoir une impédance beaucoup plus grande que la résistance de la lampe, la liaison du collecteur au câble joue donc le rôle d'un générateur d'intensité dans la lampe, pour une valeur d'intensité égale à l'intensité de fuite sur la longueur du câble considérée (avec mes valeurs nominales, ça fait quelque chose comme 6mA : je suis étonné que ça suffise à alimenter une lampe d'une dizaine de candelas, mais il faut se rappeler qu'elle peut prendre une tension presque aussi grande qu'elle veut[#4] puisqu'elle est soumise à un générateur d'intensité).

En termes plus simples et peut-être moins précis, ce qui se passe est donc que le courant de fuite a lieu entre le fil collecteur et la terre plutôt qu'entre le câble et la terre (parce que le fil collecteur est en-dessous du câble duquel il pend), et ce faisant il passe par la lampe, qui s'éclaire !

Sinon, une question que je m'étais posée était : d'où vient l'asymétrie entre le câble et le sol ? On espère que mettre comme ça un fil collecteur à quelques centimètres du sol ne suffira pas à faire briller une lampe, sinon on s'inquiéterait beaucoup de marcher sous un câble très haute tension. De fait, ça ne suffira pas : l'asymétrie vient de ce que le câble est linéique et le sol est planaire ; pour se mettre en série dans la capacité avec le sol, il faudrait non pas un fil collecteur mais une plaque collectrice, recouvrant une bonne surface sous le câble très haute tension. Et on ne risque pas non plus de se faire électrocuter sous le câble, malgré le champ électrique important. (En fait, je pense qu'on ne sera pas non plus électrocuté si on se suspend au câble sans toucher la terre : comme on est nettement plus étroit que les fils collecteurs des Balisor®, le courant de fuite qui devrait nous traversait n'attendrait que quelques dizaines de microampères, pas assez pour électrocuter un humain. Après, il y a quand même le problème de l'éventuelle décharge initiale, qui semble être la raison pour laquelle ces gens-là prennent des précautions.)

[#] Document par ailleurs très intéressant et rempli de photos porno pour les amateurs d'électricité de puissance. On y apprend, par exemple, comment on s'arrange pour synchroniser les phases de tous les alternateurs et de tous les circuits électriques en Europe de l'Ouest ; et aussi comment ce synchronisme de phase fournit une réserve de puissance qui permet de répondre instantanément aux variations de consommation en attendant des mesures pour rétablir la fréquence à sa valeur nominale en agissant sur la production.

[#2] Enfin, ils ne fuient pas vraiment parce que d'une part ce n'est pas un vrai courant (c'est un courant de déplacement) et d'autre part c'est un courant réactif (= il est en quadrature de phase par rapport à la tension), donc il faut admettre que parler de courant de fuite est peut-être pédagogiquement désastreux.

[#3] Estimer cette capacité Cb (entre le câble et le fil collecteur) est d'ailleurs un peu coton : autant celle C entre le câble et la terre j'ai une source fiable, là je ne sais pas bien. Un argument est qu'elle serait environ 100 fois plus grande que C parce que le fil collecteur est environ 100 fois plus près du câble que la terre, mais je pense que c'est exagéré — notamment parce que le potentiel électrique créé par une charge linéique est en log, pas linéaire comme pour des plaques, donc je dirais plutôt que c'est le même ordre de grandeur, peut-être entre 100pF et 500pF. Quand bien même ce serait 1nF, ça veut dire que la lampe peut tirer, sur son courant imposé, une tension de quelques pour cent de la tension du câble au sol — bref, beaucoup.

[#4] Comme l'explique la note précédente, elle peut aller jusqu'à plusieurs kV, peut-être même des dizaines de kV, de tension. Donc, tirer plusieurs watts de puissance.

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