David Madore's WebLog

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Cette page-ci rassemble les dernières 20 entrées (avec un lien, à la fin, pour les plus anciennes) : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). This page lists the 20 latest (with a link, at the end, to older entries): there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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(lundi)

Comment ça fait de faire des maths ?

Ce billet s'adresse au grand public et se veut donc compréhensible par tous[#]. Je vais parler de maths, pour une fois il ne s'agit pas de faire de la vulgarisation mathématique[#2] au sens où je ne vais pas expliquer du contenu mathématique, mais plutôt tenter de parler de « ce que ça fait de faire des maths », i.e., essayer de dire un mot sur comment les mathématiciens « pensent » les maths et en quoi consiste notre métier. Et peut-être en profiter pour dissiper quelques malentendus ou quelques idées reçues sur les mathématiciens ou la recherche en mathématiques.

[#] À l'exception de quelques brefs passages essentiellement limités aux notes en bas de paragraphe (où je ferai parfois référence à un concept technique), passages que je pense qu'on n'aura aucune difficulté à identifier et à ignorer si on ne les comprend pas.

[#2] Ni même de la méta-vulgarisation comme j'ai pu le faire ici, mais ça va rejoindre un peu certaines choses que je raconte dans ce billet.

Il va de soi que ce but est trop ambitieux pour que je puisse le mener avec succès. D'abord parce que tenter de parler de comment on fait des maths sans parler de maths revient, forcément, à brasser de l'air en agitant les mains. Ensuite, parce qu'il n'y a pas vraiment de pratique « typique » du métier de mathématicien (comme il n'y a pas de pratique « typique » de celui d'écrivain), donc je peux au mieux parler de la mienne (donc celle d'un mathématicien possiblement médiocre) en essayant de faire remarquer ce que je crois être plus ou moins partagé par mes collègues. Enfin, parce que j'avais de toute façon trop de choses à dire et que j'ai arrêté un peu quand j'en avais marre d'écrire, donc je relègue plein de choses (sur la communauté mathématicienne, notamment) à un éventuel billet ultérieur.

(Plan :)

☞ Quelques idées reçues

Peut-être que je devrais commencer par dissiper des idées reçues courantes[#3] sur les mathématiciens ou les mathématiques, même si j'imagine que le lectorat de ce blog, quand bien même il n'est pas lui-même scientifique, a au moins des idées un peu moins approximatives que le grand public moyen à ce sujet.

[#3] Enfin, des idées reçues que je crois que le grand public a sur les mathématiciens. Parce que, honnêtement, je ne suis pas le mieux informé à ce sujet (même si j'ai pu en discuter de temps en temps avec des gens croisés au hasard — un chauffeur de taxi, un coiffeur, un moniteur d'auto-école, un médecin, un voisin dans le RER, etc. ; et bien sûr je vois l'image que toutes sortes de fictions donnent du mathématicien, qui doivent bien refléter une forme d'imaginaire collectif, au moins tel qu'il se manifeste dans l'esprit des écrivains ou scénaristes). Mais il n'est pas exclu que j'aie des idées reçues au sujet des idées reçues des gens sur les mathématiciens.

D'abord, je soupçonne que l'idée reçue la plus courante au sujet de notre métier est que nous faisons des calculs très difficiles, et que nous passons notre temps à écrire des formules très compliqués. Or la plupart des mathématiciens ne font pas des calculs[#4]. Il peut certes tout à fait arriver qu'il y ait des calculs, même des calculs compliqués, en mathématiques : selon les branches des maths, c'est plus ou moins fréquent (même si tout dépend de ce qu'on appelle, exactement, un calcul), mais ce n'est généralement pas l'activité principale. On ne peut pas non plus dire que le mathématicien ait particulièrement souvent affaire à des nombres, ni, en fait, à des formules (pour une acception assez large de formule, on peut convenir qu'il y en a beaucoup, mais même là, on aurait tort de s'imaginer le chercheur en mathématiques comme une sorte de chercheur de formules, comme je soupçonne que beaucoup de gens se l'imaginent).

[#4] S'il y a des scientifiques qui font des calculs compliqués, c'est plutôt les physiciens (même si, là aussi, c'est un cliché, qui a forcément ses limites, il est sans doute plus juste à propos des physiciens que des mathématiciens).

Ajout () : J'aurais sans doute dû mentionner ceci quelque part dans ce billet, et je ne sais pas bien où l'ajouter, alors on va le mettre ici : les maths que la plupart des non-mathématiciens rencontrent dans leurs études (disons au moins jusqu'au baccalauréat, et même un peu après) n'ont qu'un rapport assez distant avec la recherche en mathématiques. Ce sont des maths qui eurent été fraîches il y a environ 150 ans, mais qui ne le sont plus du tout (ce qui ne veut pas dire qu'elles ne soient pas correctes, bien sûr), et surtout, ce sont des maths globalement ternes et inintéressantes (même par rapport à ce qui se faisait à l'époque). Pour faire une comparaison un peu gratuite, disons que si on a fait des maths jusqu'au lycée, on a rencontré quelque chose qui est à la recherche mathématiques un peu comme si l'enseignement de l'histoire se limitait à apprendre par cœur la liste des rois de France et leurs dates : ce ne sont pas des informations fausses, mais ce n'est vraiment pas très intéressant. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que des gens en retirent l'impression que les maths sont un sujet profondément ennuyeux se limitant à peu près à faire des calculs pénibles sur des situations sans intérêt, qu'ils n'arrivent pas à comprendre qu'il puisse y avoir de la beauté dedans, qu'ils se fassent une image tout à fait fausse du métier de mathématicien, ou même qu'ils pensent qu'il n'y a plus de recherche sur le sujet. (D'un autre côté, je ne sais vraiment pas comment on pourrait présenter les maths autrement au niveau lycée. L'expérience des « maths modernes » en a échaudé plus d'un ; voir aussi la note #41 plus bas à ce sujet.)

Pour le reste, je dois mentionner que je ne crois pas que les mathématiciens soient particulièrement distraits, particulièrement asociaux[#5], ou particulièrement intelligents[#6] : je ne sais même pas si ce sont des choses que les gens s'imaginent vraiment, mais c'est certainement ainsi que nous avons tendance à être présentés dans les rares films où apparaît un mathématicien.

[#5] Le cliché du mathématicien dans les films ou séries télé (et, pour le coup, j'espère quand même qu'il n'est pas si répandu dans la tête des gens), c'est quelqu'un de froid, déconnecté de la réalité, presque dénué d'émotions et d'empathie (comme s'il voyait le monde comme une série de chiffres), et d'ailleurs généralement privé de sens de l'humour. (En fait, ce sont largement les mêmes clichés que ceux qui concernent les personnes autistes, donc on peut aussi ajouter le cliché de la proximité entre ces deux catégories.) Tout ça est juste complètement con. Le manque de sens de l'humour est même particulièrement faux, les mathématiciens sont plutôt farceurs, au contraire. (Et amateurs de canulars, cf. par exemple ceci.) Ce qui est peut-être vrai, en revanche, mais je ne sais pas si c'est un cliché que les gens ont, c'est que beaucoup de mathématiciens sont mauvais en calcul mental. Disons qu'il y a trois types de mathématiciens : ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas.

[#6] Il faut que j'écrive un billet sur ce que je pense au sujet de l'intelligence, mais en attendant je peux renvoyer à celui-ci qui en parle un peu. Il y a énormément de formes différentes d'intelligence, c'est un terme qui veut tout et rien dire, et si les mathématiciens sont, forcément, doués pour les raisonnements mathématiques et ce qui s'y approche (détecter les erreurs de logique, par exemple), ce qu'on peut considérer comme une forme particulière d'intelligence, il serait à la fois faux et prétentieux (et, en fait, dénué de sens) d'affirmer que nous sommes plus intelligents en général.

Ce qui est sans doute plus vrai (même si ça reste, évidemment, extrêmement simplifié), c'est que les mathématiciens ont tendance à être assez précis et pointilleux, par exemple, dans le choix des termes avec lesquels ils s'expriment (et souvent ça déteint sur d'autres choses, comme la typographie) : parce que dans un énoncé mathématique, on ne peut pas se permettre d'approximation sur ce qu'on dit, et cette habitude de ne pas dire une chose pour une autre va facilement déteindre sur l'ensemble de ce qu'on dit. (À titre d'exemple, j'avais fait remarquer que quelqu'un qui prétendait discuter de politique et de démocratie semblait confondre les affirmations toute décision devrait être approuvée par une majorité de citoyens et tout citoyen devrait approuver une majorité de décisions : c'est exactement le genre de distinction, et aussi d'ailleurs le pli de discuter l'une ou l'autre dans l'abstrait et sans prendre position sur sa véracité, qui est typique du raisonnement mathématique et essentiel pour lui, et qui déteint facilement quand on parle d'autres domaines.)

☞ L'abstraction et la généralité

Si les maths ne sont pas la science des nombres ni celle des formules, j'aurais tendance à dire que c'est celle du raisonnement précis sur les structures abstraites, mais il faut admettre que cette définition est exaspérément vague et pourrait ressembler à une définition de la philosophie. Je n'ai pas vraiment mieux (cf. aussi ce billet où j'essayais de définir l'informatique, et son intersection avec les maths). Mais ce n'est pas vraiment mon but ici de discuter de la question de ce que sont les maths sub specia æternitatis : je veux juste dire que la pratique des maths par les mathématiciens se caractérise surtout par des raisonnements plus que par des calculs, et que ces raisonnements portent plutôt sur des abstractions (plus ou moins reculées par rapport à une situation concrète) que sur des quantités.

Pour ce qui est des abstractions, je pense qu'une bonne explication[#7] à fournir au grand public est la suivante : un mathématicien est quelqu'un qui pense que l'abstraction, au lieu de compliquer les problèmes, les simplifie, car elle consiste justement à ne garder que l'essentiel du problème en jetant tout ce qui est une circonstance particulière distrayante. Le mathématicien cherche typiquement à détacher un problème ou raisonnement des particularités de telle ou telle instance spécifique, pour retrouver sa forme la plus abstraite et universellement applicable.

[#7] Je vole cette remarque à Nalini Anantharaman dans cette vidéo, qui est d'ailleurs intéressante en rapport avec le sujet de ce billet. Mais je la développe ici à ma sauce, donc je ne prétends pas que Nalini Anantharaman sera forcément d'accord avec ce que j'écris.

C'est la raison pour laquelle nous avons un tropisme à la généralisation : même si l'instance spécifique qui a donné naissance à une question de maths comporte un paramètre qui a une valeur numérique précise, le mathématicien va typiquement chercher à savoir si cette valeur est vraiment importante — et, si elle ne l'est pas, généraliser le problème à tout n pour éviter de se laisser distraire par le n particulier qui n'a pas d'importance — tandis que si la valeur est importante (et bien sûr parfois elle l'est) on cherchera à savoir ce qui fait qu'elle l'est,

Par exemple, si je pose le problème de la tablette de chocolat (que je vais énoncer plus bas) en évoquant une tablette de chocolat 3×5, c'est peut-être plus parlant pour le grand public que si j'évoque une tablette de chocolat m×n, mais pour le mathématicien, le problème avec la tablette de chocolat m×n est à la fois plus général et plus simple, parce qu'il nous dit que ce n'est pas la peine de chercher des particularités des nombres 3 et 5 qui feraient marcher le problème dans ce cas et dans ce cas seulement.

Bien sûr, tout le monde n'a pas le même amour pour la généralité pour elle-même : car de la même manière qu'on peut remplacer un entier particulier (comme 42) par l'abstraction un entier quelconque (et lui donner un nom de variable, n), on peut aussi chercher à généraliser plus loin, et remplacer l'hypothèse entier (i.e., élément de ℤ) par quelque chose de plus général (remplacer ℤ par, disons, un anneau commutatif) et se demander si la question a encore un sens, et le cas échéant admet la même réponse. On peut toujours généraliser plus loin, et il faut bien décider un jour de s'arrêter : certains trouvent plaisir à généraliser autant qu'ils peuvent, d'autres s'arrêtent dès qu'ils estiment avoir retiré ce qui est purement superflu, et il serait faux de dire que les mathématiciens recherchent systématiquement l'abstraction maximale. Il y a une branche des mathématiques qui s'attache plus que toute autre aux généralisations, et qu'on pourrait presque qualifier de spécialiste de l'abstraction pour le plaisir de l'abstraction, qui est un peu au reste des mathématiques ce que les mathématiques sont à des problèmes concrets : il s'agit de la théorie des catégories[#8] ; mais tout le monde n'aime pas forcément cette approche consistant à trouver la version la plus abstraite et générale possible de n'importe quel énoncé. Au moins pour la pédagogie, les mathématiciens peuvent aimer énoncer un résultat dans un cas particulier, pour dire ensuite en fait, ceci se généralise de la façon suivante plutôt que de commencer par la version la plus générale.

[#8] Pour caricaturer un peu, disons que si le mathématicien va avoir tendance à remplacer 42 dans un problème par n, où n est un entier, et l'algébriste l'ensemble ℤ des entiers par un anneau commutatif A quelconque, le théoricien des catégories va, à son tour, remplacer la catégorie des anneaux commutatifs par une catégorie d'algèbres sur une monade, puis la 2-catégorie des catégories par une 2-catégorie vérifiant ceci ou cela, bref, on n'en finit jamais de généraliser. De même qu'il y a une blague standard sur les jésuites selon laquelle quand on a fini de leur poser une question on ne comprend plus la question qu'on a posée, il y a son équivalent avec les théoriciens des catégories au sein des mathématiques (ils vont vous expliquer que votre problème consiste à définir une structure d'∞-groupoïde enrichi cocomplet sur certaines computades globulaires, et quand vous cherchez à comprendre n'importe lequel de ces mots vous vous rendez compte qu'il est défini par le nLab au moyen de 12 autres mots que vous ne comprenez pas non plus).

Il y aurait sans doute lieu ici de faire une distinction entre maths pures et maths appliquées, même si je pense que cette distinction n'est pas aussi pertinente qu'on veut bien le faire croire[#9] (et certainement c'est une frontière floue, qui souffre d'ailleurs d'être discrétisée par la gestion administrative des sections du Conseil National des Universités) : pour simplifier à outrance, le mathématicien appliqué apprécie l'abstraction en ce qu'elle aide à résoudre un problème en le débarrassant de ce qui est superflu, tandis que le mathématicien pur apprécie l'abstraction en ce qu'il aide à dégager un concept plus général et plus élégant. Mais dans les deux cas, on aime ne pas se compliquer de détails sans pertinence.

[#9] Je pense que la majorité des mathématiciens sont convaincus de la profonde unité des mathématiques (ou, comme le disent certains pour insister sur cette unité, de la mathématique comme on peut dire de la physique), les mathématiques pures et appliquées n'étant que des tendances au sein d'un tout fondamentalement uni. Je vais revenir plus loin sur cette unité.

☞ La beauté des mathématiques

Je pense qu'une chose sur laquelle quasiment tous les mathématiciens seront d'accord, c'est que les mathématiques ont une très grande beauté interne. C'est quelque chose qu'il est difficile de faire comprendre au grand public, et qui est à la fois une motivation et un défi pour la vulgarisation (cf. ici) : même si on peut parfois en tirer certaines jolies images visibles avec les yeux (comme ici ou ou ou encore pour certaines que j'ai moi-même mis sur YouTube), l'essentiel de la beauté des mathématiques n'est perceptible que par l'intellect, et l'essentiel des objets mathématiques n'admettent aucune sorte d'image qu'on puisse représenter sous forme graphique. Donc parler au grand public de la beauté des mathématiques, comme j'aime bien le dire, c'est un peu comme vivre dans un monde où tout le monde est sourd et d'essayer d'expliquer la beauté d'une symphonie de Beethoven alors que personne ne l'a jamais entendue jouer, on ne peut qu'en lire la partition.

Pour ce qui est de la recherche, cette beauté des mathématiques est à la fois une motivation et un fil conducteur. C'est une motivation, parce que je pense que tous les mathématiciens ont, à un certain niveau, le plaisir de faire des mathématiques parce que c'est beau et c'est satisfaisant pour l'esprit (je ne prétends pas que ce soit la seule, ni même la plus importante pour tout le monde, mais elle doit être au moins un élément important chez quasiment tous les mathématiciens professionnels, peut-être même plus que la curiosité commune à tous les scientifiques). Beaucoup de mathématiciens (« purs » comme « appliqués ») trouveront un problème intéressant et « naturel » en ce qu'il éveille leur sens esthétique. Mais c'est aussi un fil conducteur dans la recherche, en ce sens que les constructions et les techniques de démonstrations les plus puissantes sont souvent, quoique pas toujours (et ça dépend fortement des domaines), les plus élégantes : du coup, on peut, dans une certaine mesure, se laisser guider dans ses recherches par son sens de l'esthétique.

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(vendredi)

Le Docteur No fait deviner des nombres

Le Docteur No, célèbre[#] pour capturer des mathématiciens et les soumettre à diverses énigmes (précédemment sur ce blog : ici, , , , et peut-être ) est de retour ! Cette fois-ci il n'a capturé que deux mathématiciens, que nous allons appeler Alice et Bob, mais cela ne l'empêche pas de s'amuser à leur proposer une énigme particulièrement cruelle.

[#] Honnêtement, je ne me rappelle même plus si c'est moi qui ai commencé à appeler Docteur No (comme dans le film de James Bond) le grand méchant de ces énigmes ou si je tiens ça d'ailleurs.

Comme ça fait longtemps que nous n'avons pas eu affaire au Docteur No, je commence par une version jouet de l'énigme, histoire de s'échauffer :

Énigme facile : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Après avoir permis à ceux-ci de se concerter sur leur stratégie, il va les soumettre à son épreuve dont il leur communique les termes. Il communiquera deux entiers naturels de son choix à Alice. Alice choisira un et un seul de ces nombres et ce nombre sera transmis à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob est de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aura droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il doit proposer au Docteur No un ensemble fini d'entiers naturels (on peut supposer, cela ne change rien, que le nombre transmis par Alice est aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seront libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuera avec des tortures particulièrement raffinées.

Comment Alice et Bob font-ils pour être certains d'être libérés ?

La réponse est facile, mais je recommande de prendre le temps de résoudre ce problème avant de passer à la suite (cliquez ici pour la faire apparaître), ne serait-ce que pour vérifier qu'on a bien compris la nature du problème. La réponse est la suivante :

Il va de soi que cette solution fonctionne encore si, au lieu que les nombres proposés par le Docteur No soient des entiers naturels, ce sont des entiers relatifs ou des rationnels, car il suffit de coder ceux-ci par des entiers naturels (mais attention, dans la construction ci-dessus, on n'utilisera plus le plus grand nombre, mais le nombre ayant le plus grand code). Mais qu'en est-il pour des nombres réels ?

Contre-énigme : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Il envisage de les soumettre à l'épreuve suivante. Après leur avoir permis de se concerter sur leur stratégie, il communiquerait deux réels de son choix à Alice. Alice devrait choisir un et un seul de ces nombres et ce nombre serait transmis à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob serait de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aurait droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il devrait proposer au Docteur No un ensemble fini de réels (on peut supposer, cela ne change rien, que le nombre transmis par Alice est aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seraient libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuerait avec des tortures particulièrement raffinées.

Pourquoi le Docteur No, dont le code de l'honneur exige qu'il y ait toujours un moyen de résoudre les épreuves qu'il propose, décide-t-il de ne pas proposer cette épreuve ?

C'est que l'épreuve en question serait impossible : cliquez ici pour voir la preuve.

Le Docteur No doit donc rendre son énigme un peu plus facile. Voici comment il envisage de le faire :

Énigme sur les réels : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Il envisage de les soumettre à l'épreuve suivante. Après leur avoir permis de se concerter sur leur stratégie, il communiquerait trois réels de son choix à Alice. Alice devrait choisir deux de ces nombres et ces nombres seraient transmis (dans un ordre non spécifié) à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob serait de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aurait droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il devrait proposer au Docteur No un ensemble fini de réels (on peut supposer, cela ne change rien, que les nombres transmis par Alice sont aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seraient libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuerait avec des tortures particulièrement raffinées.

Le Docteur No est perplexe quant à la difficulté de cette épreuve et demande conseil à Georg Cantor (qui est emprisonné dans son donjon). Que lui répond Cantor ?

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(mercredi)

Suis-je (sommes-nous tous) un descendant direct de Charlemagne ?

La question titulaire de ce billet, suis-je un descendant direct de Charlemagne ? mérite sans doute quelques explications. Ce n'est pas l'aspect personnel qui m'intéresse ici : je prends Charlemagne comme référence non pas parce qu'il est historiquement important mais parce qu'il est quelqu'un ayant vécu à peu près à l'époque où la question posée est pertinente et ayant une descendance probablement nombreuse et documentée[#] jusqu'à ce jour, et je prends « moi » comme instance de « essentiellement n'importe quelle personne vivant en Europe (voire : sur Terre) actuellement », c'est-à-dire que la question est de savoir si nous descendons tous de Charlemagne et plus généralement de n'importe quelle personne ayant vécu autour de l'an 800 et ayant eu au moins un descendant direct à l'époque actuelle.

[#] Précisément, j'ai trouvé ça sur Wikipédia : 0. Charlemagne (748–814) ➤ 1. Louis le Pieux (778–840) ➤ 2. Charles II le Chauve (823–877) ➤ 3. Judith de Flandre (c.843–c.870+) ➤ 4. Baudouin II de Flandre (c.865–918) ➤ 5. Adalolphe de Boulogne (†933) ➤ 6. Arnoul II de Boulogne (†971) ➤ 7. Arnoul III de Boulogne (†990) ➤ 8. Baudouin II de Boulogne (†c.1030) ➤ 9. Eustache Ier de Boulogne (1010–1047) ➤ 10. Eustache II de Boulogne (†c.1087) ➤ 11. Eustache III de Boulogne (c.1050–c.1125) ➤ 12. Mathilde de Boulogne (c.1130–1152) ➤ 13. Marie de Boulogne (1136–1182) ➤ 14. Mathilde de Boulogne (1170–1210) ➤ 15. Henri II de Brabant (1207–1248) ➤ 16. Henri III de Brabant (1231–1261) ➤ 17. Marie de Brabant (1254–1322) ➤ 18. Louis d'Évreux (1276–1319) ➤ 19. Philippe III de Navarre (1306–1343) ➤ 20. Charles II de Navarre (1332–1387) ➤ 21. Charles III de Navarre (1361–1425) ➤ 22. Blanche Ire de Navarre (1387–1441) ➤ 23. Éléonore de Navarre (1426–1479) ➤ 24. Gaston de Foix (1444–1470) ➤ 25. Catherine de Navarre (1468–1517) ➤ 26. Henri II de Navarre (1503–1555) ➤ 27. Jeanne d'Albret (1528–1572) ➤ 28. Henri IV de France (1553–1610) ➤ 29. Louis XIII (1601–1643) ➤ 30. Philippe d'Orléans (1640–1701) ➤ 31. Philippe d'Orléans, le Régent (1674–1723) ➤ 32. Louis d'Orléans (1703–1752) ➤ 33. Louis-Philippe d'Orléans (1725–1785) ➤ 34. Louis-Philippe d'Orléans (1747–1793) ➤ 35. Louis-Philippe Ier (1773–1850) ➤ 36. Ferdinand-Philippe d'Orléans ➤ 37. Robert d'Orléans (1840–1910) ➤ 38. Jean d'Orléans, duc de Guise (1874–1940) ➤ 39. Henri d'Orléans (1908–1999) ➤ 40. Henri d'Orléans (1933–2019) ➤ 41. Jean d'Orléans (1965–)

Je précise aussi, et c'est important, que les mots descendant (direct) de dans ce billet ne font pas de différence entre hommes et femmes : on parle parfois de descendance cognatique (ou bilatérale) ; ceci est au contraire de ce qu'on appelle la lignée agnatique (ou patrilinéaire[#2]) laquelle considère que les femmes n'existent pas : il est certain que ni moi ni personne ne descend de Charlemagne en lignée agnatique parce que la lignée agnatique légitime des capétiens est éteinte, et même s'il y a évidemment plein de bâtards[#3], la tendance des lignés agnatiques à s'éteindre (je vais y revenir), surtout s'il n'y a pas la pression incroyable de maintenir la continuité d'un royaume ou d'un fief, fait qu'il est assez invraisemblable qu'il existe un descendant agnatique direct de Charlemagne vivant à l'heure actuelle.

[#2] J'utilise dans tout ce billet les mots agnatique (dans lignée agnatique), patrilinéaire ou (purement) paternel de façon essentiellement interchangeable. Ce n'est peut-être pas vraiment correct : pas que ces mots diffèrent par leur sens mais plutôt par leur emploi : agnatique semble s'utiliser en généalogie à l'échelle individuelle (p.ex., pour une famille royale ou noble), patrilinéaire dans l'étude des populations. Mais bon, je ne vais quand même pas rater l'occasion de frimer en montrant que je connais le mot agnat ! Ce qui me gêne plus est qu'il n'y a pas de terme symétrique pour matrilinéaire. (Le mot cognat ou l'adjectif cognatique s'utilise pour souligner qu'on inclut les femmes, mais il n'y a évidemment rien pour dire qu'on exclut les hommes.)

[#3] Le dernier carolingien agnatique direct documenté que je trouve en fouillant sur Wikipédia est Herbert IV de Vermandois (c.1032–c.1080) ou plutôt son fils déshérité qui n'a même pas de page Wikipédia : Herbert IV est descendant agnatique de Charlemagne sur 9 générations.

Cette question suis-je (sommes-nous tous) un descendant direct de Charlemagne ? m'amuse parce, que, au-delà de son côté anecdotique, elle soulève des questions intéressantes à la fois de mathématiques et d'histoire, et aussi, au niveau méta, d'épistémologie (comment saurions-nous une telle chose ? quel degré de certitude peut-on espérer ?). Mais aussi parce qu'elle suscite chez certains des réactions assez étonnantes : beaucoup de gens réagissent à cette affirmation comme si c'était l'idée la plus invraisemblable et saugrenue qui soit (du style mais tu le saurais évidemment si tu descendais de Charlemagne !).

Je peux dire d'emblée mon opinion complètement spéculative sur cette question : il me semble assez plausible que la réponse soit positive, non seulement pour moi mais même pour une grande partie de la population mondiale actuelle, même si je dois reconnaître que je l'affirme avec beaucoup moins de certitude pour, disons, le président chinois[#4] Xí Jìnpíng, que pour un européen typique. (Mais ça me paraît quand même crédible : c'est juste qu'il y a probablement beaucoup plus de lignées dans mon arbre généalogique qui remontent à Charlemagne qu'il n'y en a dans celui de Xí Jìnpíng.) Tout ceci, cependant, n'est que spéculation de ma part s'agissant des nombres précis (essentiellement : est-ce que les 40 générations qui nous séparent de Charlemagne suffisent pour qu'il soit l'ancêtre d'une énorme proportion de la population mondiale ?) ; mais je peux donner un cadre conceptuel aux arguments qui, lui, n'est pas spéculatif, et qui a aussi l'intérêt de faire le lien avec l'épidémiologie.

[#4] Bon, je reconnais que je suis un peu trompeur en prenant cet exemple, parce que, l'Eurasie étant connexe par voie de terre, il est certainement beaucoup plus facile de trouver un ancêtre européen d'un Chinois typique ou vice versa, que pour des populations séparées par des barrières géographiques qui eurent été infranchissables.

L'argument sous sa forme la plus basique est le suivant :

Nous avons tous 2 parents, 4 grands-parents, 8 arrière-grands-parents, 16 arrière-arrière-grands-parents, et, si on remonte 40 générations pour retomber à peu près à l'époque de Charlemagne, cela donne 1 099 511 627 776 ancêtres à ce niveau — mille milliards, soit quelque chose comme 4000 fois la population mondiale de l'époque (à la louche, 250 millions). Évidemment, cela veut dire que beaucoup de lignées retombent sur la même personne (il y a eu des mariages entre cousins plus ou moins éloignés), mais, pour dire les choses autrement, si je retraçait mes 1 099 511 627 776 ancêtres potentiels à 40 générations, chaque personne vivante à l'époque s'y retrouverait en moyenne 4000 fois. Tout le monde n'y est pas (ne serait-ce que parce que beaucoup de gens sont morts sans enfants, ou sans descendance directe à quelques générations), et tout le monde ne s'y retrouve pas avec la même multiplicité, mais si le nombre moyen d'occurrences est de 4000, il est assez difficile pour une personne donnée d'y échapper sauf à ne pas, justement, avoir de descendance du tout — or il est certain que Charlemagne en a.

Cet argument n'est pas correct, parce que les lignées ne sont pas indépendantes, elles ont tendance à rester dans un même milieu (surtout à une époque où on se déplaçait peu — aussi bien géographiquement que socialement), et dès lors qu'on a deux ancêtres identiques à la génération n, ils seront communs à toutes les générations au-dessus[#5]. Néanmoins, cet argument basique répond assez bien à l'incrédulité que beaucoup de gens manifestent devant la proposition tu descends de Charlemagne : les gens oublient facilement[#6] que les branches d'un arbre généalogique se multiplient exponentiellement quand on remonte dans le temps.

[#5] Mais bon, pour répondre rapidement à cette dernière objection, si on suppose que la consanguinité est assez faible pour que, en moyenne, chacun ait au moins 7 arrière-grands-parents distincts en moyenne (ce qui semble quand même raisonnable), au lieu d'avoir une croissance géométrique de raison 2 du nombre d'ancêtres, il est de raison ∛7 ≈ 1.913, et on a encore quelque chose comme 750 fois la population mondiale sur 40 générations. Autrement dit, même en supposant qu'on se marie très fréquemment entre cousins issus de germains, cela ne change vraiment pas grand-chose à l'argument.

[#6] Je veux dire que les gens aiment bien parler de ma famille et de ce qu'elle faisait il y a plein d'années, en oubliant qu'ils n'ont pas une famille mais 2n familles si on remonte sur n générations. Si on leur demande de préciser, ils consentent à dire s'ils parlent de la famille de leur père ou de leur mère. Ensuite, il faut insister un peu plus : OK, mais la famille du père de ton père ou de la mère de ton père ? OK, mais la famille du père du père de ton père ou de la mère du père de ton père ? OK, mais la famille du père de la mère du père de ton père ou de la mère de la mère du père de ton père ? (etc.)

Bref, les gens sans formation scientifique ont tendance à ne pas comprendre la croissance exponentielle.

Ça vous rappelle quelque chose, les gens ne comprennent pas les exponentielles ! ? Oui, il y a quelques années, plein de gens se sont lamentés de ce fait. Eh bien la comparaison avec l'épidémiologie n'est pas purement fortuite.

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(samedi)

Pourquoi l'interface des smartphones est-elle à ce point plus merdique que celle des ordinateurs ?

Mon smartphone actuel (un Pixel 4a de Google, acheté en juillet 2021 suite à un brickage accidentel du OnePlus 6 que j'avais précédemment) est en train de mourir, c'est-à-dire que sa batterie s'est mise à gonfler, donc il va falloir[#] que j'en achète un nouveau. Autant dire que la perspective de passer des jours à sauvegarder les données de l'ancien téléphone et de reconfigurer le nouveau autant que je possible à l'identique de l'ancien ne m'enchante pas. Mais j'ai déjà écrit un billet (lors de la migration de mon téléphone N−2 à mon téléphone N−1) pour expliquer combien l'opération est pénible, je ne vais peut-être pas le refaire pour la migration de N à N+1 ni à chaque fois que je rachète un téléphone, même si ce n'est pas l'envie qui me démange, à chaque fois, de raconter mes malheurs.

[#] On me fait remarquer que je peux sans doute trouver un réparateur prêt à changer la batterie. Je vais sans doute faire ça ne serait-ce que pour avoir un téléphone de secours, mais d'une part le gonflement de la batterie a endommagé la coque arrière, ce qui n'est sans doute pas très bon pour la solidité de l'appareil, d'autre part je suppose que le risque que le « réparateur » casse tout en essayant de changer une batterie pas prévue pour être changée est assez élevé, donc de toute façon il faut au minimum que je m'occupe de faire une sauvegarde complète[#1b] du téléphone.

[#1b] Je fais de toute façon des sauvegardes hebdomadaires des choses que je peux facilement sauvegarder (comme /data/data/com.android.providers.telephony/databases/mmssms.db). Mais une sauvegarde beaucoup plus complète, c'est vraiment très fastidieux.

Pour résumer quand même rapidement ce billet passé : Android[#2] ne fournit aucun système sérieux de sauvegarde des données du téléphone, ni aucun moyen de les extraire. La réponse de Google à ce problème, c'est en gros sauvegardez tout chez nous dans le cloud (ils proposent un truc qui fait ça, et c'est probablement ce qu'utilise la majorité des utilisateurs), mais c'est inacceptable à mes yeux, ne serait-ce que sur le principe parce que je n'ai pas l'autorisation de mes amis pour envoyer leurs coordonnées à Google, et même comme ça, ça semble marcher assez mal et ne concerner qu'une petite partie de ce que j'ai envie de sauvegarder d'un téléphone à l'autre. La manière dont je m'y prends, moi, c'est d'aller chercher application par application la base de données interne dans laquelle elle stocke son état, la recopier sur le nouveau téléphone, et prier pour que ça marche, et sinon, essayer de bidouiller comme je peux pour réparer le problème. Tout ça est immensément fastidieux, et je suis abasourdi qu'après 15 ans d'existence d'Android on en soit toujours à ce point lamentable[#3][#4].

[#2] Avertissement important pour les fanboys d'Apple : Je passe ce billet à me plaindre d'Android, parce que parmi les deux OS de smartphones qui dominent complètement le marché, c'est le seul que je connaisse un peu sérieusement. Mais il faut que je précise clairement que le mal que je dis d'Android ne doit pas être compris comme impliquant que j'aime bien iOS ou les iPhones ou l'écosystème d'Apple : je suis obligé de dire ça parce qu'à chaque fois que je parle d'Android il y a des pénibles qui viennent la ramener en parlant d'Apple. Peut-être qu'iOS permet plus facilement qu'Android d'extraire et sauvegarder les données d'une application du téléphone, de les modifier dans le dos de l'application, ou ce genre de choses, je n'en sais rien. Je crois comprendre que, pour les backups précisément, iOS est en effet infiniment meilleur qu'Android. Mais je crois aussi comprendre que l'iPhone ne permet même pas de faire tourner les applications qu'on veut dessus (qu'on aurait écrit soi-même, je veux dire) sans l'accord d'Apple, et qu'il a même fallu que la commission européenne tape du poing sur la table pour que les utilisateurs obtiennent ne serait-ce que le droit de faire tourner un autre navigateur Web que celui prévu par Apple. Et je suis par ailleurs sûr d'une chose, c'est qu'iOS ne peut pas être installé sur un téléphone autre que ceux d'Apple : donc même si iOS est peut-être moins pénible qu'Apple sur certains aspects précis dont je parle dans ce billet, il est beaucoup verrouillé plus sur d'autres aspects qui me paraissent encore plus importants (et dont je ne parle pas précisément parce que je n'ai pas de problème avec). Proposer d'aller voir chez iOS parce que j'ai un problème avec Android, c'est comme me proposer d'aller vivre à Dubaï quand je me plains de la France : c'est lunaire.

[#3] Bon, il semble que Lineage OS (la version communautaire d'Android que j'utilise) propose un truc appelé Seedvault qui est censé permettre une sorte de backup du téléphone sans faire appel au cloud de Google. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle vaut. Je vais peut-être essayer (voir par exemple ce commentaire Reddit). Mais je n'en attends pas des miracles.

[#4] Un point me laisse quand même profondément perplexe : les geeks sont peut-être dans la minorité, mais je ne suis quand même pas le seul à utiliser un téléphone Android, à être relativement compétent techniquement ou amateur de bidouille, à ne pas vouloir envoyer toutes mes données chez Google les yeux fermés (quand bien même ça marcherait parfaitement), et à quand même avoir besoin de changer de téléphone de temps en temps. (La simple existence de versions alternatives d'Android comme Lineage OS le prouve.) Alors que font les autres ? Et pourquoi est-ce que je n'arrive à trouver aucune information à ce sujet ? Les quelques copains geeks que j'ai essayé de presser sur la question ont hoché les épaules de façon évasive, ont botté en touche, ou ont carrément refusé de répondre (j'ai un ami qui m'a carrément dit qu'il considérait tout ça comme si traumatisant qu'il refusait d'en parler). Je m'étais déjà plaint lors de la migration de mon téléphone N−3 au N−2 de combien Android est hostile à la bidouille, mais ça ne cesse de m'étonner à quel point l'environnement qui l'entoure est toxique.

Mais je voudrais évoquer ici quelque chose d'un peu plus général : la manière dont les smartphones ont réussi à prendre quelque chose de pas très satisfaisant pour commencer, à savoir les systèmes d'exploitation et interfaces utilisateurs des ordinateurs, et à le transformer en quelque chose de bien pire, en cassant beaucoup d'abstractions qui fonctionnaient assez bien (la notion de fichier, la portabilité d'une machine à l'autre, le multitâche, etc.).

Conceptuellement, il n'y a rien qui distingue un smartphone et un ordinateur doté de périphériques comme un modem 5G et un appareil photo. Pour le grand public ce sont peut-être des catégories différentes (je ne sais pas vraiment comment les choses se catégorisent dans l'esprit de Madame Michu), et les revendeurs d'appareils essaient plus ou moins d'entretenir cette différence, mais fondamentalement il n'y en a pas, et bien sûr les smartphones actuels sont aussi puissants que les ordinateurs personnels d'il y a quelques années. Il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse pas poser son smartphone sur une station d'accueil pour lui brancher une alimentation, un clavier, une souris, un grand écran et éventuellement un disque dur, et s'en servir ainsi comme d'un ordinateur. Même le cœur du système d'exploitation Android, le noyau Linux, est une version à peine modifiée du même Linux qui sert dans beaucoup d'ordinateurs (il est vrai plutôt des serveurs). En outre, de toute façon, on s'en sert pour faire en gros la même chose : à savoir, faire tourner un navigateur Web.

Pourtant, les concepteurs de smartphone et de systèmes d'exploitation pour ceux-ci ont réussi à imposer une façon complètement différente d'interagir avec l'appareil, et je ne parle pas que de l'interface graphique mais aussi de la notion d'apps (et d'app store), de l'intégration logiciel-matériel, de l'intégration apps-données, etc., qui font que le smartphone se présente comme relevant d'une catégorie ontologiquement différente de l'ordinateur.

☞ Retour sur l'interface homme-machine des ordinateurs

Commençons par passer un peu en revue les éléments l'interface utilisée par l'ordinateur tel qu'il est utilisé par le grand public, dans essentiellement toutes ses saveurs (Windows, Mac ou différentes interfaces graphiques de Linux). Dans tous les cas il s'agit d'un système d'organisation qui hérite des anciens systèmes d'exploitation (des années ~1970) tels que Unix ou VMS qui fonctionnaient avant tout en ligne de commande (on tapait des commandes dans un terminal, voire dans un télétype, et on obtenait des réponses sous cette forme) : ce n'est que progressivement que les programmes interactifs, visuels puis graphiques, sont apparus, et cette filiation se sent encore. C'est notamment ces systèmes d'exploitation qui ont introduit le concept d'arborescence de fichiers qui reste encore valable.

Les données, donc, sont organisées autour de la notion centrale de fichier : le fichier est une abstraction pour une unité de données ayant un nom et un emplacement, et plus ou moins un type[#5] (tel que document texte, document PDF, image JPEG, etc.), il a un « utilisateur propriétaire » mais il n'a pas vraiment d'« application propriétaire ». Les fichiers sont organisés en arborescence de répertoires, une notion qui remonte essentiellement à Unix, et qui sert à la fois à l'organisation interne du système et à la présentation à l'utilisateur : l'arborescence de fichiers est donc essentiellement la même au niveau de l'interface ligne de commande que de l'interface graphique. Pour ne pas embrouiller l'utilisateur techniquement peu compétent, on ne lui présente simplement qu'un petit bout de l'arborescence, à savoir celle qui le concerne (son répertoire personnel, ou home dans la terminologie Unix), et on la présente sous forme graphique en montrant chaque fichier par une icône correspondant à son type, avec son nom en-dessous, et chaque répertoire, ou dossier comme une fenêtre qui peut s'ouvrir sur le bureau et qui montre les fichiers qu'il contient. Je simplifie un peu, mais c'est l'idée. Qui ne semble pas marcher si mal que ça.

[#5] Unix n'avait pas de notion de type de fichier, et il n'en a toujours pas vraiment : un fichier est juste une succession quelconque d'octets, et le système ne se soucie pas de ce qu'il représente. Pour la commodité des utilisateurs, la convention est née d'indiquer le type par une extension au nom du fichier (par exemple .txt pour un fichier texte brut ou .pdf pour un document PDF). Une notion de type un peu plus structurée a été introduite ultérieurement dans le cadre de l'infrastructure mail avec le type MIME, et les interfaces graphiques sur ordinateur tendent, de façon certes un peu aléatoire et incohérente, à attacher un type MIME à chaque fichier. Mais ce n'est pas vraiment imposé par le système.

Ça c'est pour l'organisation des données. Le code, c'est-à-dire les programmes, est présenté de façon un peu plus variée (les applications peuvent être montrées comme les fichiers d'un dossier applications, ou dans un rangement spécial), mais l'idée est toujours la même : chaque application permet d'accéder à l'ensemble des données stockées sur la machine sous forme de fichiers, et même s'il peut y avoir une association privilégiée (tel fichier s'ouvrira par défaut avec telle application), il n'y a pas vraiment de concept d'application propriétaire d'un fichier : si des données sont visibles avec une application, elles doivent l'être aussi avec une autre.

De même que les fichiers n'ont pas d'application propriétaire[#6], ils n'ont pas non plus d'ordinateur propriétaire : on peut les copier sur un stockage externe (comme une clé USB ou un disque externe), et ainsi les envoyer sur un autre ordinateur où ils pourront servir. On peut, bien sûr, les échanger par toutes sortes de protocoles Internet (par exemple en pièce jointe d'un mail).

[#6] En revanche ils peuvent avoir un utilisateur propriétaire, mais je n'en parle pas trop parce que l'usage des ordinateurs est de plus en plus personnel donc mono-utilisateur. À vrai dire, je ne sais pas si on sait encore faire un système d'exploitation véritablement multi-utilisateur, de nos jours (le fait que les serveurs utilisent tellement la « virtualisation » prouve que la séparation entre utilisateurs des OS qu'on fait tourner sur ces machines virtuelles est inadaptée — soit insuffisante soit au contraire trop rigide : une séparation bien faite permettrait, au niveau de l'OS de faire tout ce que la virtualisation permet). Mais ceci est une digression par rapport à mon sujet.

Au niveau interface graphique, chaque application se présente comme une fenêtre sur le bureau (qu'on va pouvoir mettre en plein écran si on veut se concentrer dessus). Il est vrai qu'il n'est pas toujours très clair si on peut lancer plusieurs instances d'une même application : alors que dans la ligne de commande Unix c'est une évidence qu'on peut normalement lancer plusieurs fois le même programme, dans une interface graphique ce n'est pas toujours évident, certains programmes vont simplement vous renvoyer vers l'instance déjà lancée ; mais au moins, si c'est le cas, ils vont vous permettre d'ouvrir plusieurs fenêtres du même programme, par exemple dans un traitement de texte pour éditer plusieurs documents, et cela apparaît donc visuellement comme si on avait lancé deux instances du même programme.

Les applications ont besoin de stocker des données d'état persistant : ceci correspond à une convention, apparue progressivement avec les interfaces graphiques, et dont on peut d'ailleurs contester le mérite, qui est que quand l'utilisateur change un paramètre dans une application (du genre, le format de papier, la langue par défaut, la police de caractère, que sais-je), quitte cette application et la relance, le réglage est dans l'état où il a été laissé en quittant l'application (plutôt que de redémarrer l'application à chaque fois dans un état vierge, ou de ne sauvegarder l'état des préférences que si l'utilisateur a choisi explicitement de le faire). La manière dont ces données d'état persistant sont stockées est plus épineuse parce que c'est une invention postérieure, et tous les systèmes d'exploitation ne se sont pas mis d'accord sur les mécanismes pour ça, ni toutes les applications sur la manière dont elles utiliseraient ces mécanismes. Un mécanisme possible pour stocker l'état des applications est celui du fichier de configuration : l'application va lire un fichier spécial lors de son démarrage, qui lui dit quoi appliquer comme réglages par défaut, et elle peut sauvegarder ce fichier lorsqu'elle quitte avec les changements faits par l'utilisateur. Le cas du système de configuration « mixte », c'est-à-dire qui peut être modifié manuellement par l'utilisateur (avec un éditeur de texte) ou automatiquement par l'application (lorsque l'utilisateur change un réglage) est un compromis peut-être un peu bâtard, et plus compliqué à gérer, entre ces deux possibilités, et on tend de plus en plus à utiliser des fichiers de configuration plus ou moins cachés, que l'utilisateur n'est pas censé éditer directement (si vous voulez changer les réglages, passez par l'application !), parce que c'est plus facile pour le novice ; certains fichiers de configuration sont même opaques, c'est-à-dire que leur format n'est pas documenté par l'application ; et certains systèmes d'exploitation fournissent d'autres mécanismes que le fichier pour stocker ce genre de préférences (comme des clés de paramétrages, ou bases de registre, ou ce genre de choses, qui vivent dans leur propre arborescence, distincte des fichiers). Bien entendu, les données d'état d'une application sont censées être la propriété de l'application qui les a créée.

La raison pour laquelle je raconte tout ça, c'est que les smartphones ont en gros pris ce modèle d'état persistant par application, et l'ont poussé à fond, au détriment du modèle de l'arborescence de fichiers.

☞ Disparition de la notion de fichier sur mobile

Il y a bien une notion d'arborescence de fichiers sous Android (puisque, sous le capot, c'est en fait un Linux, donc un Unix), mais elle est ⓐ presque complètement cachée à l'utilisateur (lequel n'a aucune idée, par exemple, que ses SMS sont stockés dans /data/data/com.android.providers.telephony/databases/mmssms.db et ne verra jamais ce nom de fichier apparaître nulle part), et ⓑ même pas vraiment familière aux utilisateurs d'Unix (par exemple il n'y a pas le /usr dont on a l'habitude). Cette arborescence de fichiers Android est un détail d'implémentation presque secret.

L'utilisateur d'un smartphone n'a pas face à lui des fichiers mais des applications, et ça change tout.

Autrement dit, dans le modèle d'interface des smartphones, au lieu d'avoir un espace commun, l'arborescence de fichiers, dans lequel on peut faire tourner différents programmes, on a plein de petits mondes cloisonnés, les applications (et même si les mots programme et application sont dans une large mesure interchangeable, le fait d'utiliser plutôt le second dans le cas des smartphones suggère une façon différente de les penser[#7]). Chaque application a son petit monde de données (les sauvegardes d'un jeu, les contacts du téléphone, les notes d'une application bloc-notes, les cartes d'une application de cartographie), mais par défaut ils sont hermétiquement séparés. Autrement dit, le monde des smartphones a pris la notion de données d'état d'une application qui existait dans le monde des ordinateurs et l'a poussé à son extrême : ce ne sont plus juste des réglages qui sont stockés de façon « interne » à l'application, c'est en gros l'ensemble de ses données.

[#7] Déjà, un aspect que je déteste avec les smartphones est que dès que vous avez un problème, même quand il s'agit de quelque chose d'extrêmement basique qui devrait faire partie des fonctions intégrées du système, on vous propose de résoudre ce problème en installant encore une app de plus, comme si c'était normal. Ceci donne naissance à un écosystème toxique où non seulement les apps sont essentiellement toutes propriétaires (et soit payantes soit infestées de pubs), mais nombre d'entre elles sont carrément malicieuses : en exploitant les lacunes du système d'exploitation à son niveau le plus basique, elles convainquent les utilisateurs de les installer pour remédier à ces lacunes, et en profitent pour lui soutirer des choses (le faire payer, lui faire regarder des pubs, lui voler ses données, ou carrément prendre le contrôle du téléphone). Il faudrait peut-être se demander pourquoi il y a tellement d'apps malicieuses sous Android et tellement peu sous Linux-sur-PC.

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(jeudi)

Parlons un peu des JO et du sport de compétition

Cet été, Paris a hébergé une compétition internationale dont je ne sais même pas si j'ai le droit de dire le nom tellement le Comité International O****ique est sourcilleux sur sa propriété intellectuelle[#], et la deuxième phase (dont je ne comprends pas bien dans quelle mesure ça fait partie du même événement ou si c'est un événement complètement séparé qui se trouve avoir lieu au même endroit dans la foulée) se déroule encore au moment où j'écris. Je me dis que ce serait l'occasion d'écrire quelques mots sur ce que je pense du sport de compétition.

[#] Je dis ça en rigolant, mais, sérieusement, l'attitude extraordinairement agressive avec laquelle cette organisation défend son pré carré et sa propriété intellectuelle (par exemple sur ce logo à anneaux que tout le monde connaît mais qu'il faut payer pour utiliser) est un révélateur qui me semble significatif de l'ambiance globalement malsaine que j'évoque tout au long de ce billet : on n'est pas là pour un idéal de valeurs partagées par l'Humanité tout entière mais pour un gros business bien juteux.

Mais quand j'y pense, je me retrouve un peu en mode il y a tellement de choses qui ne vont pas que je ne sais pas par où commencer (pardon pour le langage un peu fleuri, mais quand j'y réfléchis, j'ai plusieurs fois eu l'impression d'être en train de disséquer un étron et de trouver un autre étron plus petit à l'intérieur), donc ce billet va partir un peu dans toutes les directions, et le nombre de notes en bas de paragraphe en est d'ailleurs témoin.

Parties :

La ville bloquée pour les jeux

☞ La privatisation de l'espace public

Je pourrais commencer par l'impact de cette fameuse compétition (celle qui a lieu tous les quatre ans) sur la ville organisatrice. J'ai écrit un fil Twitter et sa suite ici (voyez ici et sur ThreadReaderApp ou bien ici et via Nitter si vous ne voyez pas aller sur Twitter ; ou ici et si vous préférez Bluesky) pour décrire un peu les choses telles que je les ai vues à Paris en cet été 2024 ; ce fil est d'ailleurs devenu assez « viral » sur Twitter (10.7 millions de vues, 67 582 likes et 10 309 reposts, je ne dis pas ça pour me vanter parce ce genre de choses dépend surtout du hasard, mais ce n'est, disons, pas l'audience que je fais habituellement quand je parle de maths, et ça suggère quand même un peu que j'ai fait vibrer une corde sensible), et d'ailleurs un journaliste de la BBC m'a même demandé si je pouvais faire une interview télé sur le sujet[#2].

[#2] Finalement ça n'a pas eu lieu (et j'en suis peut-être un peu soulagé, même si je n'étais pas forcé d'accepter) parce que l'actualité politique américaine était quand même plus importante qu'entendre David Madore râler contre les jeux à Paris.

Il y a plusieurs sous-aspects là-dedans. D'abord, je trouve en soi scandaleux qu'on privatise une ville pour un spectacle : l'espace public est censé être pour l'usage de tous, il n'est pas normal qu'on en attribue la jouissance exclusive à une manifestation privée. J'utilise à dessein l'adjectif privé, non seulement parce que le Comité International O***pique est organisme de droit privé[#3] malgré ses tentatives pour faire croire qu'il est une sorte d'ONU du sport, mais surtout, de façon plus pragmatique, parce qu'on conditionne l'accès à un espace public à la détention d'un billet (et pas peu cher) : la situation est donc très différente de, disons, l'utilisation de l'espace public pour une manifestation politique ou festive, ou quelque chose comme un spectacle en plein air ouvert à tous ; il est vrai qu'on accorde régulièrement des autorisations de tournage de films dans Paris, mais d'une part celles-ci sont conditionnées au paiement d'une redevance par le producteur, et d'autre part les conditions prévoient toujours que la circulation des piétons ne sera interrompue que pendant des très brèves périodes le temps d'une prise. Rien de tout ça n'est comparable à ces jeux qui ont opéré la privatisation d'une partie énorme de Paris, la fermeture de nombreuses stations de métro[#4] et de voies de circulation[#5] desservant Paris pendant des semaines.

[#3] Même si sa nature juridique est, il est vrai, un peu complexe : à ce sujet, je renvoie vers les documents liés dans la note #14 d'un billet récent.

[#4] Particulièrement scandaleuse est la fermeture de stations de correspondance quand on considère qu'elles ont été fermées même à la correspondance. L'argument complètement débile qui a été donné était : on ne peut pas permettre la correspondance lorsque l'accès est fermé parce que s'il y a besoin d'évacuer ce n'est pas possible. À quoi la réponse évidente est : eh bien gardez les sorties comme sorties de secours uniquement ! De toute façon vous ferez quoi si quelqu'un tire le signal d'alarme alors que la rame passe pile à cet endroit, ou s'il y a un incendie à ce moment-là ? Il faudra bien évacuer par là. (Et si le problème est qu'on a peur que quelqu'un fasse ça malicieusement, et en profite pour entrer dans le périmètre sécurisé malgré les zillions de flics partout, eh bien c'est la preuve que votre plan est complètement idiot et qu'il ne fallait pas faire ces jeux à Paris. Parce que les zones d'échange qui n'ont que des sorties de secours, c'est quand même tout à fait standard.)

[#5] Ces voies dédiées JO sont un scandale dans le scandale, un étron dans l'étron, d'autant plus qu'il semble que ce soit un caprice de star de la part du CIO. Les seules personnes qui ont légitimité morale à avoir une forme de priorité sur la route, ce sont les services d'urgence (pompiers, aide médicale d'urgence, police en intervention urgente). C'est déjà évident qu'en France la police abuse de façon grossière de son deux-ton. C'est encore plus honteux que les officiels de la République (président de la République, ministres, préfets et compagnie) profitent de leur rôle officiel pour se faire attribuer un deux-ton ou une escorte policière — je trouve qu'il faudrait leur retirer ce droit, ce qui contribuerait certainement à ce qu'ils soient plus compétents pour améliorer la fluidité du trafic routier où ils devraient poireauter avec tout le monde — mais au moins ces gens-là ont quelque légitimité démocratique à être traités différemment. Qu'on ait accordé aux officiels d'une organisation sportive privée un privilège exorbitant sur les routes d'Île-de-France est une violation grossière du principe d'égalité devant la Loi.

Le gros de ma colère va contre la décision de tenir la cérémonie d'ouverture sur la Seine, donc, de facto, de privatiser la Seine. Qu'on installe quelques stades temporaires çà et là avec un périmètre autour pour les épreuves elles-mêmes me semble, sinon acceptable, disons moins inacceptable. Et je répète que ma critique ne porte pas sur le fait, en soi, de tenir un spectacle sur la Seine, mais sur le fait que l'accès à la zone concernée soit réservée aux spectateurs munis de billet : l'espace public est censé être un bien public, ça ne devrait pas être dans le pouvoir ni de la ville ni du gouvernement français de le privatiser, fût-ce temporairement, de la sorte — et il me semble que si l'ordre juridique français le permet, c'est qu'il faut le revoir pour rendre une telle chose impossible.

(Là il faut faut que je réponde préventivement aux idiots qui seront tentés de dire mais une cérémonie comme celle des JO, surtout dans un endroit pareil, si on ne restreint pas l'accès d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas gérable du tout, parce qu'on m'a fait N fois des objections de ce genre : la réponse c'est simplement que si on ne peut pas le faire sans restreindre l'accès à l'espace public, eh bien il ne faut pas le faire du tout. Si on ne peut pas concilier les impératifs du spectacle avec ceux qui devraient faire partie des fondements de la société comme l'interdiction d'aliéner ou de privatiser à une telle ampleur l'espace public, alors ce sont les impératifs du spectacle qui doivent céder. Personne n'obligeait à ce que ces jeux aient lieu à Paris, ni, même sous cette contrainte, que cette cérémonie ait lieu sur la Seine.)

☞ Police et surveillance pour un spectacle

Mais ce n'est pas juste que l'espace public a été privatisé à grande échelle pour cette cérémonie, c'est aussi que cette privatisation s'est faite à grand renfort de moyens policiers complètement inouïs : qu'on restreigne la circulation des véhicules motorisés est une chose, mais on est allé jusqu'à interdire celle des piétons dans toute une bande autour de la Seine, et pendant une semaine avant la cérémonie. Les habitants du secteur concerné (ou les personnes y travaillant) devaient s'enregistrer à l'avance auprès des autorités policières pour avoir le droit de rentrer chez eux, et non seulement ça impliquait d'être fiché, mais il n'y avait même pas de garantie que le laisser-passer fût accordé[#6] au bout de la démarche. On a aussi vu des barrières apparaître un peu partout dans Paris (dont la fonction n'est franchement pas très claire). Et toutes sortes de moyens policiers exceptionnels (usage de l'IA dans la vidéosurveillance, usage de drones, etc.) ont été déployés de façon censément « exceptionnelle » et qui, bizarrement, vont être prolongés bien au-delà de la durée de la compétition en question.

[#6] Ceci mériterait un développement plus approfondi, mais je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est absolument pas normal ou acceptable que, sous prétexte qu'une personne est considérée comme dangereuse par les services de renseignement ou de sécurité, ses droits soient restreints de quelque manière que ce soit (assignation à résidence, ou au contraire interdiction d'y retourner, ou quelque restriction du genre) : la classification utilisée par ces services (comme le fameux fichage ‘S’) peut légitimement leur servir à décider quelles personnes surveiller, mais les libertés individuelles de la personne fichée ne devraient jamais, dans un état de droit, être limitées autrement que sous l'effet d'une décision de justice. En tout état de cause, ni la police ni aucune branche du pouvoir exécutif ne doit ni avoir le pouvoir d'empêcher quelqu'un de sortir de chez lui ni de rentrer chez lui (une société qui le pense est prête à sacrifier des libertés essentielles pour une sécurité temporaire et ne mérite ni la liberté ni la sécurité). Là aussi, il me semble assez urgent de modifier le droit français pour retirer à l'exécutif des pouvoirs dont ils ne devraient pas disposer.

Je n'étais pas du tout content des mesures d'absurdistan autoritaire prises pendant la pandémie, mais au moins ces mesures avaient une justification assez sérieuse (s'il y a quelque chose à débattre, c'est si les mesures étaient en adéquation à cette justification, si elles servaient vraiment). Là on parle juste d'un grand spectacle.

Je trouve extrêmement représentatif du délitement des libertés fondamentales et de l'attachement populaire à celles-ci dont je parlais récemment que, dans la mesure où il y a eu un scandale autour de cette cérémonie d'ouverture, c'était parce qu'elle était jugée trop woke ou trop peu respectueuse de telle iconographie religieuse ou autres débats complètement futiles et stupides, mais rien concernant le principe même d'avoir privatisé l'espace public et d'avoir déployé des moyens policiers nouveaux et dangereux pour les libertés publiques pour ce qui reste un spectacle privé. Rien concernant le fait d'avoir barricadé une grande partie de Paris pour ce spectacle.

(Comme plus haut, il faut faut que je réponde préventivement aux idiots qui seront tentés de dire mais une cérémonie en plein air comme ça, si le risque terroriste est élevé, requiert des moyens policiers extraordinaires qu'on m'a, là aussi, faite N fois : la réponse c'est simplement que si on ne peut pas tenir la cérémonie sans risque sur la sécurité et sans moyens policiers extraordinaires, eh bien il ne faut pas le faire du tout. Si on ne peut pas concilier Ⓐ le spectacle de la cérémonie, Ⓑ la sécurité contre le terrorisme, et Ⓒ les libertés fondamentales et plus largement la vie normale dans la ville, eh bien il faut sacrifier le moins important, et en l'occurrence c'est Ⓐ — on peut éventuellement discuter de l'importance relative de Ⓑ et de Ⓒ, j'ai mon idée là-dessus et vous la devinerez facilement, mais tout le monde doit être d'accord sur le fait que Ⓐ est moins important que Ⓑ ou Ⓒ. De nouveau, personne n'obligeait à ce que ces jeux aient lieu à Paris, ni, même sous cette contrainte, que cette cérémonie ait lieu sur la Seine.)

Il est difficile de savoir ce que les Parisiens dans leur ensemble ont pensé de ces jeux (indiscutablement, il y a des gens qui étaient enthousiastes), mais on comprend qu'au moins certains aient été assez irrités qu'on leur dise, en substance : On organise une énorme fête chez vous, et vous n'êtes pas invités, d'ailleurs vous n'aurez pas du tout le droit de venir, on va mettre de la police partout pour vous en empêcher. Et, au fait, ce sera à vous de payer. Et merci de sourire parce que le monde entier vous regarde. Si vous voulez voir quelque chose, ce sera à la télé. Enfin, selon vos abonnements, parce que les images sont soumises à un copyright qui ne sera pas pour vous non plus. Gros bisous de Lausanne !

Il y aurait encore des choses à dire sur l'argent que coûte toute cette extravagance[#7] (alors que les finances tant de la France que de la ville de Paris sont assez mal en point pour ne pas avoir besoin de cette charge supplémentaire) pour ce qui ressemble à une opération de glorification de quelques dirigeants politiques, mais là je dois convenir que, même si je ne suis pas personnellement d'accord avec la dépense, ça fait partie du périmètre normal de responsabilités des politiques[#8] qui l'ont actée. Et tout ceci est un peu une longue digression, donc passons plutôt au sujet du sport.

[#7] Reconnaissons quand même qu'il y a eu un effort assez authentique pour éviter une gabegie du même niveau que les quelques dernières occurrences de cette exubérance quadriennale. Donc à l'heure des comptes ce sera sans doute moins catastrophique que ça aurait pu l'être.

[#8] Je garde quand même au travers de la gorge que l'actuelle maire de Paris, qui pendant la campagne électorale de 2014 s'était montrée très réticente vis-à-vis de ces jeux (à la différence de sa principale opposante) a changé d'avis sans qu'on nous dise exactement pourquoi.

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(lundi)

Le Vexin, et mon sens de l'orientation

J'ai commencé il y a quelques mois à écrire une série de billets sur le tourisme en Île-de-France : il n'y a eu que deux parties (ici et ) pour l'instant, et je ne sais pas si (et encore moins quand) je trouverai la patience de continuer la série, mais je voudrais parler un peu du Vexin, parce que c'est possiblement le coin de l'Île-de-France que je préfère, mais aussi de ce qu'il m'a permis de comprendre sur le fonctionnement de mon propre sens de l'orientation. Je pourrai toujours copier-coller des bouts de ce billet ailleurs ou l'inclure par référence si je décide de continuer la série sur le tourisme.

[Personne de dos prenant une photo devant un paysage]

Image : Le poussinet photographiant une vue du Vexin (photo prise ici à Grisy-les-Plâtres le )

Le Vexin, donc, c'est le coin nord-ouest de la région Île-de-France. Enfin, plus correctement, je parle ici du Vexin français, par opposition au Vexin normand plus à l'ouest (que je connais moins bien, mais quand même un petit peu : forcément je vais être amené à en dire quelques mots aussi, mais je me concentre quand même surtout sur le Vexin français, et la distinction entre les deux n'est pas qu'administrative et historique, elle est aussi géographique voire géologique). L'extrémité nord-ouest (pour une certaine définition d'extrémité nord-ouest) de la région est d'ailleurs, en gros, le point triple entre les régions Île-de-France, Normandie et Hauts de France (ex Picardie), et on sait que j'ai une certaine fascination pour les points triples.

Il s'agit d'une province historique (résultant de la séparation de l'ancien pays de la tribu gauloise des Véliocasses en deux, le long de la rivière Epte, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911 : Vexin normand rive droite de l'Epte, et Vexin français rive gauche), mais sa délimitation actuelle est celle du parc naturel régional du Vexin français, dont les limites sont montrées ici sur OpenStreetMap. Administrativement, il s'agit plus ou moins du département du Val d'Oise, même si celui des Yvelines vient mordre sur la partie sud du Vexin (je ne sais pas pourquoi la limite a été placée où elle l'est, et pas à la Seine).

En voici la carte sur Géoportail ainsi que la carte topographique « Top25 » qui permet peut-être mieux de comprendre le relief (d'ailleurs voici une carte du relief spécifiquement). Mais selon mon habitude, je vais faire des liens vers OpenStreetMap dans la suite (autant que possible toujours à la même échelle, avec le marqueur positionné à l'endroit dont je parle ; donc il s'agit éventuellement de zoomer pour voir plus précisément de quel endroit je parle).

Géographiquement, c'est un plateau vallonné ; à l'est, il est délimité par l'Oise (passant notamment par l'Isle-Adam) qui coupe le plateau en un coteau assez escarpé, au sud, par la Seine (Meulan, Mantes-la-Jolie), qui le découpe en des falaises crayeuses parfois impressionnantes ; à l'ouest, j'ai déjà dit que c'était la vallée de l'Epte qui séparait le Vexin français du Vexin normand ; et au nord, la limite est moins claire mais on peut pousser un peu dans les Hauts-de-France jusqu'à la Troesne, la rivière qui passe à Gisors (ville très proche du point triple dont je parlais plus haut).

Points de repères urbains : Persan au nord-est, Pontoise au sud-est (mais il faut certainement exclure l'agglomération de Cergy-Pontoise du Vexin, lequel reste un territoire largement rural), Mantes-la-Jolie au sud légèrement à l'ouest (ou bien Vernon un peu plus à l'ouest), et Gisors au nord-ouest. Mais dans le Vexin lui-même, il n'y a que Magny-en-Vexin avec ses 5 800 habitants qui ressemble vaguement à une ville : donc c'est une zone essentiellement rurale.

[Paysage de champs verdoyants]

Image : Paysage typique du Vexin (photo prise ici à la « cave aux fées » vers Brueil-en-Vexin le )

Pour ce qui est du paysage, c'est une région agricole, mais le Vexin n'a pas du tout le même visage que la Beauce ou la Brie avec leurs immenses champs de céréales tout plats s'étendant à perte de vue : la surface du Vexin fait plus de place aux prairies, à l'élevage, à quelques vergers, et surtout, il s'agit d'un territoire beaucoup plus vallonné, donc on n'a pas ces grandes perspectives monotones de la Beauce ou de la Brie. Le Vexin est traversé par un certain nombre de petites rivières (Viosne, Sausseron, Aubette de Magny, Aubette de Meulan, Montcient ; oui, il y a deux Aubette dans le Vexin, c'est confusant), qui y découpent des vallées qui, en même temps qu'un boisement irrégulier, viennent interrompre les surfaces agricoles d'une manière qui évoque le bocage. Une recherche Google Images de paysage Vexin français donne une petite idée de ce à quoi ça ressemble (forcément, ce genre de recherche surreprésente le pittoresque, mais je trouve que ça colle assez bien avec ce que je ressens en me baladant dans le coin) : c'est vraiment très bucolique et très mignon.

Pour ce qui est du réseau routier, celui du Vexin est aussi assez caractéristique : à part l'axe sud-est↔nord-ouest reliant Cergy à Rouen en passant par Magny-en-Vexin (route départementale 14, qui devient la 6014 au-delà de l'Île-de-France où elle reprend le parcours d'une ancienne voie romaine, la chaussée Jules César), coupant plus ou moins le Vexin en deux, une autre route à peu près parallèle à celle-ci reliant Pontoise à Gisors (départementale 915), et enfin une route à peu près nord-sud reliant Mantes à Magny-en-Vexin (route départementale 983), les routes du Vexin sont petites, souvent sinueuses, et arrangées sans logique apparente.

Ces petites routes, du coup, sont souvent extrêmement jolies et pittoresques, et en même temps très variées, elles peuvent donner l'impression qu'on est dans un cocon coupé du monde ou, au contraire, dégager soudain une vue sur un paysage beaucoup plus vaste. Pour donner quelques exemples que j'ai appréciés en vrai et qu'on peut voir sur Google Street View, voyez par exemple ici sur la D142 entre Chaussy et Villers-en-Arthies, ici sur la D43 en approchant d'Avernes, ici sur la D913 en descendant vers la Roche-Guyon (et en apercevant la Seine en contrebas) ou encore ici sur la D147 entre Vétheuil et Villers-en-Arthies, ou enfin ici sur la D913 en entrant dans Vienne-en-Arthies.

[Église en ruines]

Image : Vestiges de l'ancienne église Saint-Gédéon de Banthelu (photo prise ici le )

J'ai dit qu'il n'y avait pas une seule ville à l'intérieur du Vexin (sauf peut-être Magny-en-Vexin si on est généreux sur le terme de ville, et peut-être Marines si on est vraiment très généreux), mais le territoire est ponctué de beaucoup de villages, allant du simple hameau au gros bourg, situés soit au sommet des buttes soit au contraire au fond des vallées. (La plupart ont un nom en -ville ou en -court, qui est d'ailleurs assez caractéristique du coin, cf. les cartes que j'avais postées ici sur Twitter ou ici sur BlueSky.) La construction traditionnelle typique du Vexin est en moellons de calcaire. L'habitat est sociologiquement intéressant, d'ailleurs, parce qu'il alterne, combine ou mélange les caractéristiques visuelles de hameaux agricoles, de quartiers pavillonnaires franciliens typiques, ou parfois de résidences secondaires appartenant sans doute à des urbains fortunés. Outre que, comme un peu partout en France, chaque village a sa petite église (parfois décrépite ou carrément en ruine, souvent maintes fois retapée au cours des siècles), il y a aussi un certain nombre de châteaux qui témoignent que la région a été prospère autour du XVIe siècle. L'ensemble est étonnamment varié ; et ces villages sont souvent vraiment jolis (là aussi on peut s'en faire une petite idée en faisant une recherche Google Images, mais le mieux est sans doute plutôt d'aller sur Google Street View et de se balader virtuellement, par exemple ici à Aincourt ou ici à Grisy-les-Plâtres juste à côté de l'endroit où a été prise la première photo illustrant ce billet).

Il y a quelques curiosités spécifiques à voir. L'endroit le plus connu dans le Vexin est certainement la Roche-Guyon, à peu près au coin sud-ouest (ici sur la carte et ici dans Google Street View), en bas sur la Seine, réputé être un des plus beaux villages d'Île-de-France, avec notamment son château, et le potager de son château (labellisé « jardin remarquable »). Mais ce qu'il y a de plus spectaculaire à la Roche-Guyon, en fait, ce sont les vues qu'on a sur la Seine, et sur la boucle de Moisson, quand on monte sur la corniche qui domine le village (voir par exemple celles que j'ai postées ici sur Twitter). Juste à côté de la Roche-Guyon (sur le plateau, au milieu de la forêt), mais beaucoup moins connu, il y a un arboretum (ici ; l'accès est libre et gratuit), qui n'est pas manucuré comme d'autres que j'ai vus, mais qui est intéressant parce qu'il s'agit d'une figuration en miniature de l'Île-de-France, c'est-à-dire que l'arboretum est divisé en huit parties, une pour chaque département d'Île-de-France, en en suivant à peu près le plan, avec des sentiers suivant le cours des rivières de la région, et les essences plantées ont été choisies pour évoquer celles qui caractérisent chaque département (cf. ici sur Twitter). Donc si on veut faire du tourisme en Île-de-France à l'échelle miniature, on peut visiter l'arboretum de la Roche. (Déception, cependant : il n'y a pas, dans l'arboretum, un mini-arboretum à l'endroit qui correspond à l'emplacement de l'arboretum dans la région.)

Il y a diverses curiosités archéologiques dans le Vexin, par exemple la cave aux fées, ici juste en-dehors de Brueil-en-Vexin, une allée sépulcrale néolithique au sujet de laquelle je renvoie à Wikipédia, mais bon, mon but n'est pas de faire un catalogue de tout ce qu'il y a à voir, et comme je ne suis pas particulièrement intéressé par l'archéologie, je ne mentionne que ce truc-là (que je suis allé voir, et ça n'a pas un grand intérêt à part qu'il y a une vue pas mal depuis le point en question, que j'ai d'ailleurs utilisée comme illustration ci-dessus).

Une curiosité sur laquelle je suis tombé complètement par hasard, perdue dans la forêt, c'est le « dôme de Vétheuil » (ici), une sorte de hangar construit par les Allemands pour cacher ou protéger leurs avions pendant la seconde guerre mondiale (voir ici un bref article du Parisien à son sujet, et ici sur Twitter quelques photos que j'en ai prises).

Parmi les autres choses que je peux mentionner dans le Vexin, il y a le sanatorium d'Aincourt (ici sur la carte), partiellement abandonné (mais qui sera peut-être réhabilité un jour), et qui est devenu un site d'urbex bien connu : j'en ai parlé dans ce billet. Mais même si, comme moi, on a une phobie des lieux abandonnés, on peut au moins aller jeter un coup d'œil à la partie qui n'est pas abandonnée de cet hôpital, parce qu'il y a un joli (quoique légèrement incongru à cet endroit) jardin zen (voir ici sur Twitter pour quelques photos que j'en ai prises en 2022).

[Jardin en bord d'un château]

Image : Le jardin des simples du domaine de Villarceaux (photo prise ici le )

Et sinon, au registre des jardins, outre le potager de la Roche-Guyon que j'ai mentionné plus haut, il y a quatre autres jardins labellisés « jardin remarquable » dans le Vexin : le domaine de Villarceaux (ici ; voir ce billet ainsi que ci-contre pour une photo), les jardins du château d'Ambleville (ici ; voir ici sur Twitter pour quelques photos), le jardin du musée de l'outil à Wy-dit-Joli-Village (ici) et le jardin de campagne de Grisy-les-Plâtres (ici). Bon, ne prévoyez pas d'y passer une journée, quand même, le dernier se visite en dix minutes environ.

J'ai parlé là uniquement du Vexin français, mais le Vexin normand a aussi des caractéristiques analogues. Je le connais moins (et je ne sais pas où en mettre les limites), mais il y a deux-trois endroits par là que je ne peux pas ne pas mentionner, au moins rapidement. D'une part, les Andelys (ici sur la carte ; je précise que l'‘s’ de Andelys ne se prononce pas), connus pour le Château-Gaillard et d'où on a une vue sur la vallée de la Seine peut-être encore plus impressionnante que depuis la Roche-Guyon (voir ici sur Twitter pour quelques photos). D'autre part, Lyons-la-Forêt (ici sur la carte ; notez que ce coup-ci l'‘s’ se prononce), qui est un village tellement mignon qu'on a l'impression qu'il a été construit pour la carte postale (voyez sur Google Street View, ou cherchez dans Google Images). Notez qu'il y a aussi un arboretum près de Lyons-la-Forêt (le jardin forestier des Bordins, ici) : celui-ci est plutôt consacré à l'exposition systématique de diverses essences d'arbres, donc c'est assez différent de celui de la Roche. Bon, et sinon, mais je ne sais pas si je dois classer ça dans le Vexin, il y a Giverny (ici sur la carte), connu parce que Monet y a vécu, et du coup c'est devenu un véritable piège à touristes (c'est comme Barbizon en forêt de Fontainebleau, mais encore pire : ça reste très pittoresque, certes, mais moi ça me donne quand même un peu envie d'aller ailleurs).

Sinon, en marge du Vexin mais ne faisant pas partie du Vexin, il y a la boucle de Moisson (par ici, en face de la Roche-Guyon) : c'est vraiment joli (par exemple on a une très belle vue sur Vétheuil depuis Lavacourt, cf. ici sur Google Street Maps), et la réserve naturelle offre une balade intéressante (j'avais mis quelques photos par ici sur Twitter). Mais je n'en parle pas plus, parce que ce n'est pas mon sujet : la Seine est, justement, difficile à franchir dans ce coin, faute de ponts, donc la boucle de Moisson (rive gauche) ne doit pas être considérée comme faisant partie du Vexin (rive droite).

Mais revenons au Vexin français.

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(vendredi)

Quelques points de droit français

Avant-propos (pourquoi ce billet ?)

Je me suis souvent dit qu'il fallait que quelqu'un se dévouât pour écrire un livre qui s'appellerait quelque chose comme Le droit français expliqué aux scientifiques (ou peut-être …aux geeks) et qui tenterait de combler le fossé culturel qui peut séparer les juristes et les gens comme moi plus habitués à la logique mathématique, au raisonnement scientifique et à l'écriture de code informatique.

Car si ces choses présentent une certaine ressemblance avec la manière de penser des spécialistes du droit (la tendance desquels au formalisme pointilleux et au coupage de cheveux en quatre ne peut pas ne pas intéresser le féru de logique formelle que je suis), il y a aussi d'importantes différences (à commencer par le fait que le droit ne se laisse pas complètement codifier sous forme de symboles (voire, rechigne carrément à l'utilisation de symboles), mais surtout n'admet pas vraiment les mêmes formes de déduction que les mathématiques, et utilise des termes parfois en conflit avec la terminologie scientifique). Disons que le droit a sa propre logique, à la fois analogue et pourtant parfois en désaccord irritant avec la logique mathématique ou scientifique. Ce qui peut donner au scientifique l'envie de s'y intéresser (j'ai d'ailleurs déjà mentionné sur ce blog mon intérêt pour le droit constitutionnel ; et ce fragment littéraire devrait illustrer mon intérêt pour certaines formes de procédure), si ce n'est simplement pour son importance pratique, mais ce qui peut aussi provoquer chez lui un grand énervement.

Les ouvrages spécialisés de droit qu'on trouve en librairies (et qui ont indiscutablement certaines qualités, par exemple celle d'avoir un plan extrêmement bien structuré) ne s'adressent pas à nous autres scientifiques, et ne vont pas répondre aux questions que nous nous posons naturellement quand on nous dit telle ou telle chose, questions qui sont sans doute assez différentes de celles que doivent se poser (outre il y aura ça à l'examen ?) les étudiants en droit à qui ces ouvrages s'adressent, et à plus forte raison de celles des praticiens du droit. Surtout que, quiconque a un peu fréquenté ce blog sait que non seulement j'ai sur beaucoup de choses un point de vue de scientifique mais j'en ai aussi un de théoricien (pour ne pas utiliser un terme plus salace). Quant aux ouvrages de vulgarisation du droit destinés au grand public, ils n'ont essentiellement aucun intérêt pour qui s'intéresse, justement, à la théorie.

Il y a naturellement d'autres ressources intéressantes qu'on peut trouver çà et là, notamment en ligne : Wikipédia évidemment (très précieux sur certains sujets, complètement incohérent sur d'autres), certains blogs de juristes (je pense notamment à Verfassungsblog pour le droit constitutionnel/politique comparé et Jus politicum pour son analogue français), divers sites institutionnels (par exemple les cahiers du Conseil constitutionnel), mais mentionnons aussi ce très précieux Guide de légistique (qui est une documentation interne utilisée par les services gouvernementaux qui rédigent les lois et le règlement, et qui regorge d'informations intéressantes sur les procédures et l'art d'écrire le droit). Il y a aussi des informations étonnamment claires et précises concernant certaines questions de droit administratif sur le site de la CFDT Fonctions Publiques (par exemple ici et ), et ne négligeons pas la Grande Bibliothèque du Droit du Barreau de Paris (c'est une sorte de Wiki interne du Barreau), et ce cours de droit en ligne dont la qualité des fiches est cependant très inégale. Mais tout ça part, évidemment, un peu dans tous les sens.

Pour ma part, je commence à avoir lu[#] un bon petit paquet de livres de droit (public et privé), ainsi qu'un petit nombre d'articles de recherche[#2]. Et d'ailleurs aussi de droit comparé et d'histoire du droit, parce que je suis aussi intéressé par la question de la manière dont ces règles bizarres et parfois absurdes apparaissent. Je ne dirais certainement pas que je m'y connais (ne serait-ce que parce que j'ai choisi les sujets juridiques qui suscitent ma curiosité intellectuelle, sans aucune visée à la cohérence ou complétude de mes connaissances, encore moins à une quelconque application pratique ; et par ailleurs je suis loin d'avoir retenu tout ce que j'ai lu dans, disons, le Chapus, parce que je n'ai pris aucune note, n'ayant aucun concours ni examen à présenter sur le sujet), mais disons que j'ai fini par avoir une idée sur la manière dont fonctionnent certains des éléments qui me semblaient initialement complètement abscons.

[#] Oui, je suis du genre à laisser traîner dans mes toilettes des livres comme Droit constitutionnel et institutions politiques de Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, ou Les institutions de l'Union européenne d'Yves Doutriaux ou encore le Droit pénal comparé de Jean Pradel, ou enfin Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse (pour ne citer que quelques uns), et en lire quelques pages à chaque fois que je fais ma besogne. Ce qui est bien avec ce genre de livres, c'est que contrairement aux romans, ils se lisent très bien de façon hachée.

[#2] En profitant parfois des abonnements qui me sont disponibles par mon appartenance, ou mon ancienne appartenance à des institutions académiques qui ne sont pourtant pas spécialisées en droit.

Je n'aurais donc pas la prétention de pouvoir écrire Le droit français expliqué aux scientifiques que je réclame de mes vœux, mais je pense quand même pouvoir apporter quelques éléments explicatifs sur quelques points du droit français.

L'objet de ce billet est donc d'expliquer certains éléments de droit français à destination des gens qui n'y connaissent rien mais qui ont un peu le même genre de façon de penser[#3] que moi. Mais en même temps il s'agit d'exprimer mon incompréhension quant à d'autres points que je n'ai pas compris, ou de poser des questions à leur propos, dans l'espoir que quelqu'un puisse y répondre. Et, comme je n'ai pas pu m'en empêcher, il s'agit enfin d'en profiter pour râler sur la manière dont certaines choses sont faites, pensées ou simplement présentées en droit français : râler que ceci est illogique, râler que ceci est injuste, râler que ceci tout simplement stupide, je me permets librement de critiquer, d'abord parce que râler est une de mes activités préférées, mais aussi parce que, dans une démocratie, le droit est censé être au service des citoyens et la justice est rendue au nom du peuple français, donc il est normal de critiquer ce qui semble critiquable.

[#3] Cette façon de penser est peut-être représentée par le jeu Nomic qui consiste, essentiellement, à créer un système juridique, et à le modifier ensuite en recherchant une façon d'en exploiter les failles.

Je mélange librement, donc, explications, interrogations et critiques. J'espère que la tournure des phrases permettra aisément de savoir dans quel cas de figure on est.

Mais bien sûr, même dans les passages qui se veulent explicatifs, outre que j'ai délibérément simplifié des choses (comme je le fais quand j'écris de la vulgarisation mathématique : c'est tout un art de glisser de la poussière sous le tapis en essayant de ne rien dire de vraiment faux), il se peut toujours que j'aie mal compris certaines choses (je ne fais, après tout, que redire à ma façon ce que j'ai lu dans des sources variées et que ma mémoire restitue avec les imperfections inévitables d'un cerveau de matheux qui lit un sujet qui ne lui est pas familier). Bref, il se peut que je me trompe sur certains (ou même beaucoup) de points que je vais raconter, et j'entends bien qu'on me corrige.

Table des matières

Les textes

Le droit écrit

La première chose à dire sur le droit (français, mais évidemment pas seulement français), c'est qu'il est, et c'est bien heureux, largement écrit. C'est-à-dire qu'il existe des textes juridiques normatifs (Constitution, lois, décrets…), que chacun peut lire, qui définissent des règles du droit : pas toutes les règles du droit mais de grandes parties du droit.

Écrit est dit ici par opposition à d'autres formes que peuvent prendre la règle de droit : coutumière, traditionnelle, orale, jurisprudentielle (termes qui se recouvrent en partie, mais pas complètement, et qui jouent aussi un rôle en droit français comme je le dirai plus bas).

Chacun de ces textes est pris (c'est-à-dire écrit et conféré d'une force juridique) par une institution dotée d'une certaine autorité et selon certaines règles (qui elles-mêmes devraient être régies par des textes normatifs), autorité qui peut ensuite, éventuellement, le modifier, là aussi selon certaines règles, ou bien lui faire perdre sa force.

Lorsque le texte a effectivement force juridique, on dit qu'il est en vigueur, et quand il la perd, on dit qu'il est abrogé ; je reviendrai plus bas sur la question des modifications et de la forme qu'elles prennent. Généralement, les textes sont divisés en articles, numérotés de manière un peu folklorique (je vais y revenir), et parfois, quand le texte est long, il y a aussi un plan (avec des divisions imbriquées typiquement nommées, par ordre de taille décroissante : partie, livre, titre, chapitre, section, sous-section et paragraphe ; leur numérotation est indépendante de celle des articles). On appelle légistique la discipline qui se préoccupe de l'art de rédiger les lois ou autres textes normatifs (comment les écrire, les désigner, les numéroter en interne, les modifier) : c'est une discipline distincte du droit mais qui interagit forcément avec elle (un peu comme la typographie interagit avec la linguistique), et je vais être amené à en reparler.

Les textes normatifs qui font l'ossature du droit français appartiennent à un certain nombre de types, ce qui conduit déjà à tenter de dresser une typologie, dont on verra aussi qu'elle constitue une forme de hiérarchie.

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(vendredi)

Introduction aux mathématiques constructives : 2. entiers naturels et principes d'omniscience

Je continue ma série d'introduction aux mathématiques constructives en parlant d'entiers naturels, de suites et de « principes d'omniscience ». Ce billet est la continuation de celui-ci, qu'il n'est pas forcément nécessaire d'avoir intégralement lu mais auquel je renvoie au moins pour l'avant-propos expliquant de quoi il est question (je renvoie aussi à ce billet plus ancien pour une explication générale et historique à ce que sont les maths constructives).

Table des matières

L'ensemble ℕ des entiers naturels, et diverses formes de récurrence

Comme en maths classiques, il y a plusieurs approches fondationnelles pour faire apparaître l'ensemble des entiers naturels, mais il faut forcément postuler quelque chose (au moins l'existence d'une sorte d'ensemble infini) ; si on aime le point de vue ensembliste, pourra identifier, comme proposé par von Neumann, 0 avec ∅, 1 avec {0}={∅}, 2 avec {0,1}={∅,{∅}}, 3 avec {0,1,2}, etc., mais il est sans doute préférable de traiter les entiers naturels comme « atomiques » : je n'ai pas envie de rentrer dans ces considérations-là. Toujours est-il que, d'une manière ou d'une autre, on va vouloir postuler ou démontrer que :

Il existe un ensemble noté ℕ et appelé ensemble des entiers naturels, muni d'un élément 0∈ℕ (appelé zéro) et d'une fonction S:ℕ→ℕ (la fonction successeur), vérifiant le principe de récurrence :

‣ Si E est un ensemble quelconque, eE un élément et f:EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et uS = fu (c'est-à-dire u(S(n)) = f(u(n)) pour tout n∈ℕ).

On dit alors que u est construite par récurrence par itération de f à partir de la valeur initiale e. (Concrètement, u(0)=e, u(1)=f(e), u(2)=f(f(e)) et ainsi de suite.)

Comme en maths classiques, il existe toutes sortes de variations autour de ce principe de récurrence. Celui que je viens d'énoncer est un principe de récurrence « catégorique » ou « universel » (parce qu'on peut le décrire de façon savante en théorie des catégories) ; mais on peut en déduire d'autres principes peut-être plus familiers, comme les suivants (ce que je raconte ci-dessous n'est pas spécialement liée aux maths constructives, mais comme je me suis un peu gratté la tête pour retrouver comment les obtenir, autant prendre la peine d'écrire ces preuves explicitement) :

  • Récurrence avec paramètre : si E est un ensemble quelconque, eE un élément et g:ℕ×EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et u(S(n)) = g(n,u(n)) pour tout n∈ℕ.

    Autrement dit, dans une définition par récurrence, on a le droit d'utiliser l'indice n du terme défini et pas juste la valeur du terme précédent.

    (Pour le démontrer à partir du principe de récurrence tel que je l'ai énoncé plus haut, il suffit d'appliquer ce dernier à l'ensemble ℕ×E avec la valeur initiale (0,e) et f(n,v) = (S(n),g(n,v)) : la première coordonnée du U:ℕ→ℕ×E ainsi obtenu est forcément l'identité d'après l'unicité dans le principe de récurrence sans paramètres, et la condition sur la seconde coordonnée est exactement la condition de la récurrence avec paramètre. ∎)

  • Récurrence sur les propriétés : si P⊆ℕ est une partie de ℕ telle que 0∈P et ∀n∈ℕ.(nPS(n)∈P), alors en fait P=ℕ.

    Autrement dit, si une propriété est vraie en 0 et est vraie en S(n) à chaque fois qu'elle est vraie en n, alors elle est vraie en tout n∈ℕ.

    Démonstration à partir des points précédents : Déjà, on peut déjà remplacer P⊆ℕ par sa fonction indicatrice p:ℕ→Ω, qui vérifie du coup p(0)=⊤ et ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), et le but est de montrer que p vaut constamment ⊤.

    Si à la place de ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))) on avait fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇔ p(S(n))), c'est-à-dire ∀n∈ℕ.(p(S(n))=p(n)) ce serait facile puisque c'est une relation de récurrence sur la fonction p qui est aussi vérifiée par la fonction constamment égale à ⊤, donc l'unicité dans le principe de récurrence, appliqué à E=Ω, e=⊤ et f=idΩ montre que p(n)=⊤ pour tout n.

    Mais comme on a seulement fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), il faut s'y ramener. Voici une possibilité (il y a peut-être plus simple, je ne sais pas) : on définit q:ℕ→Ω par récurrence par q(0)=⊤ et q(S(n)) = p(n)∧q(n) (ceci utilise la récurrence avec paramètre : E=Ω, e=⊤ et g(n,v) = p(n)∧v dans la notation du point précédent), et on définit aussi r(n) = p(n)∧q(n). Alors r(n) = p(n)∧q(n) = q(S(n)) par définition, et comme p(n) implique p(S(n)) (c'est notre hypothèse), on voit que r(n) implique p(S(n))∧q(S(n)), c'est-à-dire précisément r(S(n)) ; or réciproquement, r(S(n)) signifie p(S(n))∧q(S(n)), ce qui implique notamment q(S(n)), qui est égal à r(n) ; bref, on a montré ∀n∈ℕ.(r(n) ⇔ r(S(n))). Par ce qui vient d'être dit (paragraphe précédent), on voit que r(n) est vrai pour tout n, c'est-à-dire que p(n)∧q(n) l'est, et notamment p(n) est vrai pour tout n. ∎

On peut alors démontrer la proposition fondamentale suivante :

Proposition : tout entier naturel n est soit égal à 0 soit est le successeur d'un entier naturel m (c'est-à-dire n=S(m)) ; de plus, ces deux cas sont exclusifs (c'est-à-dire que zéro n'est pas le successeur d'un entier naturel) et le m dans le deuxième cas est unique (c'est-à-dire que la fonction S est injective).

Démonstration : On va observer successivement les points suivants :

‣ ① Tout entier naturel est soit 0 soit de la forme S(m) (autrement dit, ∀n∈ℕ.(n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)))).

Ce point ① se démontre par une récurrence triviale sur n : la propriété que je viens de dire est trivialement vraie en 0 et trivialement vraie en S(m) si elle l'est en m (on n'a même pas besoin d'utiliser l'hypothèse de récurrence !).

Il reste à expliquer que la disjonction est exclusive et que le m est unique.

À cet effet, notons ℕ⊎{⬥} la réunion disjointe de ℕ et d'un singleton dont l'élément sera noté ‘⬥’.

Alors il existe une (unique) fonction D : ℕ → ℕ⊎{⬥} telle que D(0)=⬥ et D(S(n))=n pour tout n∈ℕ. En effet, je viens d'en donner une définition par récurrence avec paramètres (et j'ai expliqué plus haut pourquoi une telle définition est légitime).

Considérons dans l'autre sens la fonction S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ définie par S′(⬥)=0 et S′(n)=S(n) si n∈ℕ : cette définition est légitime par les propriétés générales des unions disjointes (définir une fonction sur XY revient à la définir sur X et sur Y séparément).

‣ ② Les fonctions D : ℕ → ℕ⊎{⬥} et S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ qui viennent d'être définies sont des bijections réciproques entre ℕ et ℕ⊎{⬥}.

En effet le fait que DS′=idℕ⊎{⬥} est immédiat sur les définitions, et le fait que S′∘D=id se vérifie séparément pour 0 et pour S(m), ce qui, d'après le point ①, suffit à conclure.

‣ ③ La fonction S est injective : ∀m₁∈ℕ.∀m₂∈ℕ.((S(m₁)=S(m₂))⇒(m₁=m₂)).

Ceci découle du point ② : si S(m₁)=S(m₂) alors D(S(m₁))=D(S(m₂)), c'est-à-dire m₁=m₂. (On, si on préfère : S est la restriction à ℕ de la fonction S′ qui est bijective donc injective, donc S elle-même est injective.)

‣ ④ L'élément 0 de ℕ n'est pas de la forme S(m) (i.e., ¬∃m∈ℕ.(0=S(m)), donc la disjonction au point ① est exclusive).

En effet, si S(m)=0 alors D(S(m))=D(0), c'est-à-dire m=⬥, contredisant le fait que la réunion ℕ⊎{⬥} a été prise disjointe.

Ceci conclut tout ce qui devait être démontré. ∎

Je répète que tout ceci n'a pas vraiment de rapport avec les maths constructives : il s'agissait ici de démontrer les axiomes de Peano (qui sont, en gros, les points ③ et ④ de la démonstration ci-dessus, ainsi que la récurrence sur les propriétés telles qu'énoncée plus haut) à partir du principe de récurrence « catégorique » que j'ai postulé. En arithmétique du premier ordre, ce sont ces axiomes de Peano qu'on va postuler, mais ici je travaille librement avec des ensembles, et c'est quand même important de savoir qu'on peut — et de façon complètement constructive — démontrer les axiomes de Peano dans le contexte où je me suis placé. Mais tout ce qui vient d'être écrit n'est quand même pas complètement hors sujet pour un billet sur les maths constructives, parce que j'ai notamment prouvé que pour tout entier naturel n on a n=0 ∨ ¬(n=0) (vu que j'ai prouvé n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)) et que ¬(S(m) = 0)), ce qui est l'ingrédient essentiel pour pouvoir dire que ℕ est discret, cf. ci-dessous.

On peut ensuite dérouler les définitions et sorites habituels sur les entiers naturels. L'addition ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m+n est définie par récurrence sur n par m+0=m et m+S(n)=S(m+n) ; la multiplication ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m×n est définie par récurrence sur n par m×0=0 et m×(S(n))=(m×n)+m (et on pose 1:=S(0), ce qui ne doit pas causer de confusion avec la notation pour un singleton, avec lequel on peut d'ailleurs choisir d'identifier 1 si on travaille sur des fondements ensemblistes) ; l'exponentiation ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦mn est définie par récurrence sur n par m↑0=1 et m↑(S(n))=(mnm ; et l'ordre large (≤) ⊆ ℕ×ℕ (qu'on peut préférer voir comme sa fonction indicatrice ℕ×ℕ→Ω) par mn ssi il existe k tel que n=m+k (et on définit nm comme synonyme de mn, et m<n ou n>m comme synonyme de S(m)≤n disons).

Comme je l'avais évoqué dans un bout d'une entrée précédente sur le sujet, « la plupart » des résultats arithmétiques du premier ordre (i.e., ne parlant que d'entiers naturels, pas de fonctions ou de parties des entiers naturels) valables en maths classiques restent valables en maths constructives. Par exemple :

  • l'addition est associative et commutative et 0 est neutre pour elle, la multiplication est associative et commutative et 1 est neutre pour elle, la multiplication est distributive sur l'addition, l'exponentiation vérifie les règles de calcul dont on a l'habitude ;
  • l'ordre est total et se comporte comme on s'y attend venant des maths classiques : si m,n∈ℕ alors mn ou mn, et en fait on a exactement une des trois affirmations m<n ou m=n ou m>n, on a mn si et seulement si m<n ou m=n, on a mn si et seulement si ¬(m<n), on a m<n si et seulement si ¬(mn) ;
  • l'ordre est compatible avec les opérations au sens où par exemple mn et m′≤n′ impliquent m+m′≤n+n′ et m×m′≤n×n′ ;
  • la division euclidienne, la définition des nombres premiers, l'existence et l'unicité de la décomposition en facteurs premiers, tout ça fonctionne essentiellement comme en maths classiques (je ne rentre pas dans les détails).

J'insiste notamment sur le fait que pour m,n entiers naturels, on a (m=n)∨¬(m=n) : c'est-à-dire que ℕ est discret comme défini précédemment. Il est donc légitime d'écrire mn pour ¬(m=n).

Il n'est donc pas abusé de dire que l'arithmétique du premier ordre voit « très peu de différences » entre les maths constructives et les maths classiques. Il y a la même ressemblance pour toute la théorie des structures finies (groupes finis, graphes finis, ce genre de choses), quand on définit fini comme en bijection avec {1,…,n} pour un certain n∈ℕ, ce que j'expliquerai après ; c'est-à-dire dès lors que la structure peut se « coder » comme entiers naturels et donc se représenter en arithmétique du premier ordre : intuitivement, l'explication est que les énoncés décidables par énumération de tous les cas ne peuvent pas se comporter différemment en maths constructives des maths classiques.

J'écris la plupart des résultats et très peu de différences entre guillemet, parce que même en arithmétique du premier ordre, il n'est pas correct que tout énoncé démontrable classiquement est démontrable constructivement. Le résultat technique précis, que j'avais déjà évoqué en passant dans un billet précédent, est que tout énoncé arithmétique Π₂ démontrable dans l'arithmétique de Peano est démontrable dans l'arithmétique de Heyting [la théorie donnée en logique intuitionniste par les axiomes de Peano du premier ordre usuels] : ici, Π₂ signifie qu'il est quantifié de la forme ∀∃, c'est-à-dire une succession de quantificateurs universels devant une succession de quantificateurs existentiels, tous portant sur des entiers naturels, devant un énoncé à quantificateurs bornés (donc, en pratique, finiment testable). Pour trouver des affirmations du premier ordre sur les entiers naturels intéressantes qui sont démontrables classiquement mais pas constructivement, il faut se gratter un peu la tête, mais c'est possible. Je pense que la plus simple est toute machine de Turing soit termine soit ne termine pas (ce qui est classiquement trivial mais pas démontrable en arithmétique de Heyting) ; bien sûr, formaliser ceci exige de définir au préalable (arithmétiquement au premier ordre) la notion de machine de Turing. J'avais plus ou moins expliqué ce fait dans ce billet passé. (On peut même donner des machines de Turing précises et explicites dont on ne peut pas montrer constructivement qu'elles terminent ou ne terminent pas, mais ceci exigerait d'être plus précis que je ne l'ai été sur les fondements que j'ai utilisés, parce qu'en gros il s'agira de la machine de Turing qui recherche une contradiction dans les fondements en question.)

Néanmoins, cette ressemblance entre maths classiques et maths constructives vaut pour l'arithmétique du premier ordre, i.e., tant qu'on ne parle (et surtout, ne quantifie sur) que des entiers naturels. Dès qu'il est question de suites (cf. plus bas) ou surtout d'ensembles d'entiers naturels, les différences entre maths classiques et constructives apparaissent clairement.

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(lundi)

Quelques remarques sur les modes de scrutin

Les élections en France[#] font l'objet d'une forme de ritualisation qui me fait penser à la consultation de l'Oracle de Delphes : après des incantations propitiatoires d'usage, on interroge le Peuple Souverain, qui s'exprime, comme la Pythie, de façon totalement absconse, et ensuite chacun interprète la réponse de la manière qui l'arrange, c'est-à-dire en expliquant que le Peuple Souverain l'a adoubé pour exercer le pouvoir, ou bien que les adversaires sont Trop Méchants et ont faussé le jeu par leurs viles manœuvres politiciennes. (Cela ne se fait pas, en revanche, de dire que les électeurs sont des cons, ce que pourtant bon nombre de politiciens doivent penser en leur for intérieur.)

[#] Pas seulement en France, bien sûr : je suppose que c'est le cas dans n'importe quelle démocratie où aucun parti n'est hégémonique et où une alternance est effectivement possible au sens où l'issue d'un scrutin fait peser une incertitude significative sur comment et par qui le pays sera dirigé.

Et au milieu de ça, il y a occasionnellement une petite musique qui se fait entendre selon laquelle on devrait changer de mode de scrutin, parce que le mode actuel est injuste ou souffre de tel ou tel défaut. Ceci m'amène à faire les remarques et réflexions (pas très profondes) suivantes sur les modes de scrutin et l'opportunité de réformer ceux qui sont utilisés en France.

  1. Oui, les modes de scrutin utilisés en France, au moins dans les élections présidentielle et législatives, sont assez pourris. Ce ne sont pas le pire (le pire est sans doute celui utilisé aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni ou ailleurs, dans lequel on fait un seul tour de scrutin et on donne le poste à la personne arrivée en tête : c'est le plus simple, et c'est aussi le plus épouvantable qui soit formellement démocratique), mais peut-être que justement parce que ce ne sont pas le pire il est plus facile de ne pas faire attention à leurs défauts.

    Notamment, le fait de voter par circonscriptions indépendantes lors des législatives fait que la composition de l'assemblée élue s'écarte typiquement beaucoup d'une représentation proportionnelle (i.e., le nombre de sièges reçus au parlement par les différents partis n'est pas dans les proportions où on a voté pour eux) ; et le mode de scrutin uninominal à deux tours ne permet pas d'exprimer des préférences ordinales et ne vérifie généralement pas le critère de Condorcet (qui demande que si un candidat est préféré par une majorité des électeurs à tout autre candidat alors ce candidat sera forcément élu).

  2. Néanmoins, il faut immédiatement préciser qu'aucun mode de scrutin n'est idéal.

    Il y a des théorèmes mathématiques précis à ce sujet (celui d'Arrow, celui de Gibbard-Satterthwaite, celui de Duggan-Schwartz, celui de Chichilnisky-Heal, et sans doute plein dont je n'ai jamais entendu parler).

    Mais en fait, ce n'est pas clair que ces théorèmes soient vraiment pertinents ici : ils reposent généralement sur une variante ou une autre du paradoxe de Condorcet (à savoir : même si les préférences de chaque électeur sont cohérentes, il est possible qu'une majorité d'électeurs préfère A à B, qu'une majorité d'électeurs préfère B à C et qu'une majorité d'électeurs préfère C à A, ce qui posera manifestement un problème sérieux à tout mode de scrutin), or je ne suis pas sûr qu'il existe beaucoup de situations réelles du monde réel où le paradoxe de Condorcet apparaisse dans les préférences de l'électorat (en tout cas, je n'en vois pas dans le fond du débat politique français actuel ; mais n'hésitez pas à me détromper en commentaire).

  3. Le problème dans le monde réel et non mathématique est plutôt qu'on ne sait pas très bien ce qu'on attend d'un mécanisme de vote, et les choses qu'on attend (par exemple, la lisibilité des résultats) sont assez difficilement réductibles à une formalisation mathématique, voire carrément mal définies, ou bien ne dépendent pas tant du mode de scrutin que de tout le contexte politique, la pratique des institutions, etc., et à un niveau encore plus large, de la psychologie des votants, de la sociologie de l'électorat, du système médiatique, etc.

    Notamment, attendre d'un mode de scrutin qu'il rende le résultat de l'élection facile à comprendre et à interpréter est certainement naïf.

    Après tout, même s'agissant du type de scrutin le plus simple possible, c'est-à-dire un referendum dont les seules réponses possibles sont oui et non, les commentateurs arriveront à se disputer sur ce que le Peuple Souverain a voulu dire en choisissant l'un ou l'autre, parce que, justement, une seule réponse binaire n'apporte pas les éléments d'information nécessaire pour comprendre et interpréter la réponse. Les électeurs votent pour mille et une raisons, veulent exprimer mille et une choses différentes, utilisent leur droit de vote comme ils le peuvent et parfois sans aucun rapport avec la question posée (p.ex., pour exprimer leur mécontentement), et si le mode de scrutin fournit un résultat, il ne fournit pas une réponse oraculaire utilisable sur les souhaits ou intentions du Peuple Souverain.

    À titre d'exemple, je suis persuadé que si dans une élection entre deux candidats A et B les électeurs avaient le choix non pas entre deux bulletins (pour A et pour B), ils en avaient quatre, pour A, pour B, contre A et contre B, même si pour le mode de scrutin au sens strict voter contre A était traité exactement identique à voter pour B et symétriquement, au moins pour peu que la différence soit reflétée dans la présentation des résultats (par exemple, on compare les totaux pour_A − contre_A et pour_B − contre_B, ce qui revient mathématiquement au même que de comparer pour_A + contre_B et pour_B + contre_A, mais symboliquement c'est très différent, surtout si quelqu'un se retrouve élu avec un nombre de voix négatif), les électeurs se comporteraient différemment face à ces quatre bulletins que face à deux. Ceci montre que l'abstraction d'un mode de scrutin par une formalisation mathématique de la chose ne dit certainement pas tout.

    À l'appui de cette affirmation, je peux par exemple évoquer le fait que lors du second tour de la dernière élection présidentielle française, j'ai rencontré un certain nombre d'électeurs — de gauche — qui m'ont expliqué qu'ils ne pensaient voter pour Emmanuel Macron que s'il avait des chances sérieuses d'être battu par Marine Le Pen. Or mathématiquement, et pour ce qui est du seul résultat du scrutin, dans une élection portant sur un choix binaire, le vote tactique n'a pas d'intérêt (un électeur rationnel vote pour son choix préféré, et c'est tout) : c'est la preuve que ces électeurs se préoccupaient d'autre chose que de l'issue du mode de scrutin stricto sensu, par exemple de l'interprétation qui en serait faite, du symbole, ou, bien entendu, de l'effort nécessaire pour aller jusqu'au bureau de vote.

  4. En tout état de cause, c'est impossible de savoir ce qu'on veut comme mode de scrutin sans considérer l'ensemble de du fonctionnement des institutions et de la pratique du pouvoir (chose qui m'intéresse aussi, bien sûr). Ces questions sont profondément inséparables.

    Par exemple, si le parlement est élu par un mode de scrutin donnant un résultat largement proportionnel, il faut au minimum soit que la culture politique soit capable de former des coalitions (parce que probablement aucune majorité absolue ne se dégagera au parlement) soit que l'exécutif puisse fonctionner sans majorité au parlement (soit que le régime soit présidentiel avec un exécutif indépendant, soit que différents mécanismes, par exemple une élection du chef du gouvernement par le parlement avec un mode de scrutin qui garantit un gagnant, et ensuite l'exigence que les motions de censure soient constructives, assurent une stabilité même d'un exécutif minoritaire). De façon contraposée, si la constitution exige une majorité stable au parlement, le mode de scrutin doit favoriser son dégagement, même si cela présente d'autres inconvénients : prime à la majorité, ou scrutin par circonscriptions (ce qui ne suffit pas forcément, comme on vient de le constater en France !).

    Inversement, le mode de scrutin influe forcément sur la pratique du pouvoir, et pose forcément toutes sortes de questions sur le type de démocratie qu'on souhaite avoir. Certains modes de scrutin favorisent un petit nombre de grands partis (voire le bipartisme, comme aux États-Unis), auquel cas il faudra être d'autant plus sourcilleux sur la démocratie interne de chacun de ces partis. D'autres, au contraire, favorisent l'émiettement entre petits partis, ce qui est peut-être préférable si le but est d'obtenir un parlement représentatif de la diversité des opinions de l'électorat, mais forcément plus compliqué quand il s'agit de favoriser un exécutif stable (et la France risque de le constater malgré un mode de scrutin plutôt favorable aux grands partis).

  5. D'autre part, on peut certainement souhaiter qu'un mode de scrutin soit compréhensible par les électeurs (ou au moins que ses principales caractéristiques le soient). Or ceci place une contrainte énorme sur ce qu'on peut imaginer mettre en place : car visiblement beaucoup de gens ont déjà du mal à comprendre la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national, et si quelque chose d'aussi basique n'est déjà pas évident, c'est un peu difficile de concevoir un mode de scrutin qui le soit.

    Ceci m'amène d'ailleurs à la remarque suivante : on aime bien dire aux mathématiciens que les mathématiques ne servent à rien hors des métiers spécialisés et hors du fait de savoir ajouter, soustraire, multiplier et diviser et peut-être calculer un pourcentage. Pourtant, comprendre des choses comme la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national ou l'équivalence entre comparer pour_A − contre_A avec pour_B − contre_B, et comparer pour_A + contre_B avec pour_B + contre_A, c'est justement ce que le raisonnement mathématique et logique permet de saisir. Bref, c'est un peu contradictoire d'affirmer (et ce sont bien parfois les mêmes personnes qui le disent) que les mathématiques ne servent à rien et que des modes de scrutin un tant soit peu sophistiqués sont inacceptables car le grand public n'a pas le bagage mathématique pour les comprendre.

    (Au demeurant, il y a déjà des modes de scrutin assez sophistiqués utilisés en France : celui des régionales, qui fonctionne avec une répartition proportionnelle des sièges entre les listes, puis une répartition proportionnelle des sections départementales au sein de chaque liste, est un exemple.)

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(jeudi)

Introduction aux mathématiques constructives : 1. un peu de théorie des ensembles

Avant-propos

Il y a quelques années j'avais publié sur ce blog une petite introduction générale aux mathématiques constructives (ou mathématiques sans le tiers exclu). Dans ce billet passé, j'avais cherché à en présenter très rapidement l'histoire (de façon j'espère compréhensible par le grand public), puis les motivations possibles (à quoi ça sert de faire des maths « constructives », et pourquoi ce terme ?) et les principes généraux (qu'est-ce que la logique intuitionniste, et comment fonctionne-t-elle ?). Cette introduction (dont je vais d'ailleurs répéter certains des points dans le présent billet) était, je pense, plus réussie que ma précédente tentative sur le même sujet. Mais on ne peut pas vraiment dire que j'avais parlé du fond du sujet : je n'avais pas vraiment donné d'exemples maths constructives (ni vraiment de raisonnement ni même de définitions) permettant de comprendre un peu comment « ça se passe ».

Le présent billet, et quelques uns qui doivent suivre, ont pour but de remédier un peu à ce manque : cette fois je ne veux pas m'attarder démesurément sur les aspects logiques ou « légalistes » (et surtout pas me placer dans un système formel très précis), je veux plutôt montrer « ce qui se passe » quand on retire la loi du tiers exclu de la logique et qu'on cherche à faire des maths comme ça : ce qui reste globalement inchangé, ce où il faut faire un peu attention, ce qu'il faut faire différemment, et ce qui ne marche plus du tout.

Il va de soi que je ne vais pas parler de choses très sophistiquées, surtout dans ce premier volet : théorie élémentaire des ensembles, suites d'entiers naturels, nombres réels, ce genre de choses. Les quelques théorèmes que je vais donner à titre d'illustration sont faciles : parfois complètement triviaux quand on les traite en maths classiques, et généralement pas bien difficiles non plus même en maths constructives, puisque mon but n'est pas de faire des choses compliquées (ni très systématiques même pour les choses que je vais évoquer) mais de montrer un peu « à quoi ça ressemble » et comment on tient des raisonnements simples en logique intuitionniste.

La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique (je vais un peu rappeler les choses ci-dessous), tout ce qu'on démontre en maths constructives est a fortiori valable en maths classiques. Donc en principe je pourrais écrire les choses en m'adressant à des gens qui ne connaissent rien à la théorie élémentaire des ensembles même en maths classiques : mais je pense que personne ne voudrait sérieusement lire ça, donc je vais plutôt supposer de la part du lecteur une familiarité modérée avec les concepts correspondants en maths classiques. Disons que je suppose que vous savez ce qu'est un ensemble (je ne veux pas forcément dire manier les axiomes de ZFC mais au moins les concepts d'union, d'intersection, de produit cartésien, de sous-ensemble, d'ensemble des parties, de singleton — ce genre de choses, et ce dans un cadre informel), et, pour les billets à venir après celui-ci, ce qu'est un entier naturel, un rationnel et un nombre réel. Je suppose aussi qu'on est familier avec la notion de fonction entre ensembles, l'identification d'une fonction à son graphe, avec la notion de relation d'équivalence et de classe d'équivalence, quelques choses de ce genre-là. Ceci me permettra, par exemple, de ne pas trop perdre mon temps à expliquer comment fonctionne un produit cartésien d'ensembles en maths constructives vu qu'il s'agit essentiellement de dire sur cet aspect-là il n'y a rien de surprenant, de nouveau ni de substantiellement différent par rapport aux maths classiques, et donc de me concentrer sur les questions où les maths constructives demandent plus de soin. Je suppose aussi mon lecteur familier avec les notations logiques telles que ‘∧’ (conjonction, ou « et » logique), ‘∨’ (disjonction, ou « ou » logique), ‘⇒’ (implication), ‘⊤’ (affirmation tautologiquement vraie), ‘⊥’ (affirmation tautologiquement fausse), ‘∀’ (quantification universelle) et ‘∃’ (quantification existentielle).

Certaines autres présentations des maths constructives essaient de faire en sorte de gommer la différence avec les maths classiques. (Bishop, par exemple, dans son livre d'analyse constructive, présente les choses d'une manière qu'on pourrait très bien lire comme un cours d'analyse classique : il présenter les maths constructives comme on pourrait présenter les maths classiques, de mettre l'accent sur là où « tout marche bien ». Car Bishop était un constructiviste dans l'âme, donc son but est de faire des maths, et il s'avère qu'il pense que le cadre constructif est le meilleur. Il ne s'agit pas pour lui de montrer les difficultés ou bizarreries de ce cadre, mais juste de faire des maths.) Moi, au contraire, je trouve intellectuellement plus intéressant de savoir ce qui change, ce qu'on perd, ce qui « marche mal », ou, finalement, ce qu'on gagne en phénomènes intéressants et « pathologiques », ou en distinctions fines qui deviennent classiquement triviales. Dans le présent billet, comme je ne suppose pas que le lecteur ait quelque connaissance que ce soit sur les topos (ni même ce que le mot signifie, même si je rappelle que j'ai écrit un billet sur le topos effectif), je ne peux pas vraiment donner de vrais contre-exemples montrant que telle ou telle pathologie peut se produire en maths constructives ; néanmoins, je peux (et je vais) essayer de donner un certain nombre de « contre-exemples brouwériens », un concept que je vais expliquer ci-dessous.

Méta : Pour finir cet avant-propos, je dois préciser que quasiment tout ce qui suit a été écrit par petits bouts entre 2022 et maintenant (suivant une idée que j'avais posée en 2021), et remanié plusieurs fois depuis, de manière très aléatoire. Il y a donc certainement des incohérences au moins stylistiques, si ce n'est notationnelles, présentationnelles, etc. Mais je pense rien de grave. Bref, j'avais progressivement écrit un long texte divisé en trois parties, avec une première sur la théorie élémentaire des ensembles, une seconde sur les naturels et les suites de naturels, et une troisième (inachevée) sur les nombres réels. C'est cette première partie que je publie aujourd'hui, je publierai la deuxième prochainement, quant à la troisième je dois encore décider si je m'efforce de la finir de façon plus ou moins satisfaisante ou si je la publie de façon inachevée. Toujours est-il que j'ai moi-même besoin de me référer de temps en temps à certaines des notions que j'introduis dans ce texte (surtout les notions de LPO, WLPO, LLPO, etc., qui seront discutées dans la partie 2) et c'est pour ça que je me décide à mettre tout ça en ligne même si ce n'est pas forcément hyper propre.

Rappel du contexte et quelques notations

Redisons rapidement ici quelques unes des choses que j'ai évoquées dans ma précédente introduction aux maths constructives.

Très sommairement, donc, les maths constructives sont des maths faites en logique intuitionniste, c'est-à-dire dans laquelle on abandonne le principe de tiers exclu selon lequel toute affirmation P est soit vraie soit fausse (P∨¬P), ou, ce qui revient au même, que si une affirmation P n'est pas fausse alors elle est vraie (¬¬PP ; en revanche, P n'est pas vrai est la même chose que P est faux, c'est la définition). (Les termes de maths constructives et de logique intuitionniste ne sont pas tout à fait interchangeables, mais je vais les traiter un peu comme tels : voir la partie historique de l'entrée précédente pour plus de précisions sur l'histoire des termes.) La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique, tout résultat obtenu dans ce cadre restera valable dans le cadre de la logique classique : on aura moins de théorèmes (et ceux qui restent peuvent devenir plus durs à démontrer), mais du coup, on peut considérer qu'une preuve constructive est plus forte (plus rare, donc plus difficile) qu'une preuve classique. Parmi les raisons de vouloir s'imposer la discipline de chercher à faire des preuves constructives, on peut notamment mentionner :

  • certains pensent (mais ce n'est pas mon cas) que les mathématiques constructives sont plus correctes, parce qu'elles sont plus en accord avec leur conception philosophique de l'univers mathématique (cf. ce que je racontais sur Brouwer) ; on peut aussi simplement penser que la logique intuitionniste, à défaut d'être plus correcte, est plus économique que la logique classique, et qu'on doit donc essayer de travailler avec ;
  • les preuves constructives (donc les théorèmes qu'elles produisent) sont valables plus largement que les preuves classiques (notamment, un énoncé constructivement valable est valable dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels) ;
  • les preuves constructives apportent plus d'information que les preuves classiques (notamment, dans certaines conditions, on peut extraire un algorithme d'une preuve constructive qui calcule l'objet dont le théorème affirme l'existence — d'où le terme de constructif) ;
  • la question de savoir ce qui est prouvable constructivement apporte un nouveau regard sur des théorèmes connus, qui peut être intéressant du point de vue logique, ou du point de vue pédagogique, en permettant de mieux comprendre les liens logiques entre les théorèmes et les difficultés à passer de l'un à un autre ;
  • le fait de s'assurer que les définitions ou les lemmes utilisées fonctionnent bien dans un contexte constructif peut être un critère pour choisir la « bonne » définition ou la « bonne » preuve entre des possibilités classiquement indifférentes (et on peut espérer que la « bonne » se généralisera mieux) : par exemple, classiquement, en topologie, on peut définir les fermés à partir des ouverts ou les ouverts à partir des fermés, mais constructivement, seule la première approche fonctionne, ce qui suggère qu'il vaut mieux définir une topologie par ses ouverts ;
  • certains outils informatiques assistants de preuve, provenant de systèmes de typage, fonctionnent naturellement en logique intuitionniste : même si on peut les faire travailler en logique classique en postulant le principe du tiers exclu, on peut penser qu'une preuve valable constructivement sera plus facile à produire, à analyser ou à utiliser dans de tels outils ;
  • et enfin, bien sûr, la question de savoir si un résultat est valable constructivement est une question mathématique (classique !) tout à fait légitime, qu'on peut considérer pour son intérét intellectuel intrinsèque.

Mais avant de commencer vraiment, il faut que je dise un mot sur les règles du jeu. J'ai (plus ou moins) décrit les règles de la logique dans une partie de mon entrée précédente, et mon but est de les illustrer par l'exemple, donc je ne vais pas les réexpliquer ici, mais il faut que je parle un peu du cadre dans lequel je me place (parce qu'il n'y a pas un cadre unique pour faire des maths constructives) :

Dans ce qui suit, je vais me placer dans un cadre informel utilisant des conventions fondationnelles choisies pour dérouter le moins possible le mathématicien classique. Techniquement, les choses que je vais dire (correctement formalisées) seront vraies dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels, ou seront des théorèmes de la théorie IZF (un analogue assez standard de ZF en logique intuitionniste), mais je n'ai pas envie de définir ni ce qu'est un topos ni ce que sont les axiomes d'IZF parce que ce serait contraire à mon objectif pédagogique. Je vais essayer de rester agnostique ou vague quant à la question de savoir si je considère que « tout est un ensemble » (comme c'est le cas si on se place dans IZF) ou si les objets ont des types (ça n'a pas vraiment de rapport avec l'intuitionnisme, disons qu'il est peut-être plus tentant en maths constructives de travailler dans des théories des types que dans des fondements ensemblistes, mais comme mon but est de faire des choses élémentaires je n'ai pas envie de faire de choix ni même d'expliquer la différence). Pour ceux qui ont besoin de détails (les autres, sautez la fin de ce paragraphe), je précise cependant certaines des choses que je prends dans mes fondations, ou qui en résulte. D'abord, l'égalité fonctionne comme on l'attend classiquement, c'est-à-dire que c'est la plus fine relation d'équivalence et elle est extensionnelle (c'est-à-dire que d'une part si x=y alors f(x)=f(y) pour n'importe quelle fonction f, prédicat ou expression faisant intervenir une variable libre ; et d'autre part si deux ensembles X,Y ont les mêmes éléments, ∀t.(tXtY), alors ils sont égaux, et si deux fonctions f,g ayant mêmes source et but prennent les mêmes valeurs ∀t.(f(t)=g(t)), alors elles sont égales). Je suppose aussi que les ensembles de parties peuvent être formés librement, et je noterai 𝒫(X) l'ensemble des parties de X (par ailleurs l'ensemble des parties d'un singleton jouera notamment un rôle crucial comme l'ensemble des « valeurs de vérité », je vais y venir). En revanche, je ne peux pas supposer l'axiome du choix (on va voir qu'il implique le tiers exclu), et je ne veux pas le faire, même pas l'axiome du choix dénombrable, parce que même classiquement il y a un intérêt à étudier ce qui se passe sans lui, mais je vais revenir sur ce sujet ; je vais quand même postuler l'« axiome du choix unique » (ou axiome du non-choix) que j'expliquerai plus loin.

☞ Je rappelle à toutes fins utiles que dire P (où P est une formule logique) signifie exactement la même chose que de dire P est vraie (cf. le début de cette entrée, qui concerne les maths classiques mais ce n'est pas pertinent ici) ; et dire P est fausse ou P n'est pas vraie signifie exactement la même chose que ¬P (la négation de P, qui est un raccourci de langage pour P⇒⊥, c'est-à-dire si P est vraie, alors les poules ont des dents). Là où la logique intuitionniste diffère de la logique classique c'est qu'elle ne permet pas de passer de P n'est pas fausse (i.e., ¬¬P) à P est vraie. (En revanche, trois négations équivalent à une seule, quatre à deux, etc. : il est faux que P n'est pas fausse est pareil que P est fausse, et il n'est pas faux que P n'est pas fausse est pareil que P n'est pas fausse.)

Ça n'a rien à voir avec la logique intuitionniste, mais je signale aussi, s'il y avait un doute, que PQR doit se lire comme P⇒(QR), et qu'il est équivalent à PQR (lequel doit se lire, lui, comme (PQ)⇒R). Sauf dans le contexte où je signale informellement un tas d'implications en série : on a les implications successives PQRS doit bien sûr se comprendre comme on a PQ et aussi QR et aussi RS. J'espère que cela ne causera pas de confusion.

Pour attirer l'attention sur les principales surprises des maths constructives par rapport aux maths classiques, j'utiliserai le souligné comme ceci (pour dire quelque chose comme on ne peut pas affirmer que pati-pata) ou le rouge comme ceci (pour un bout de raisonnement qui n'est pas valable constructivement ; mais de toute façon je le dirai toujours explicitement).

Ensembles vides et habités, singletons, sous-terminaux, valeurs de vérité

Commençons par la notion la plus simple qui soit, celle d'ensembles vide et habités.

On dit que E (un ensemble « dans l'univers » ou bien une partie d'un autre ensemble X, j'ai dit que je ne voulais pas rentrer dans ce genre de questions) est vide lorsqu'il n'a pas d'élément, c'est-à-dire, en symboles, ¬∃x.(xE) (il n'existe pas de x qui appartienne à E) ou, ce qui revient logiquement au même ∀x.¬(xE) (quel que soit x, il est faux que x appartienne à E), ou si on préfère l'écrire comme ça, ∀xE.(⊥) (tout x appartenant à E conduit à une absurdité, le symbole ‘⊥’ désigne l'énoncé tautologiquement faux, et l'ensemble vide est donc l'ensemble des x qui vérifient ⊥), avec la convention habituelle que ∀xE.(P(x)) signifie ∀x.(xEP(x)) (de même que ∃xE.P(x) signifie ∃x.(xEP(x)) ; et je rappelle par ailleurs que ¬P signifie P⇒⊥).

Tout ce que je viens de dire est exactement pareil qu'en mathématiques classiques, et on note ∅ l'ensemble vide (unique par extensionnalité, au moins en tant que partie d'un X fixé).

Mais la notion d'ensemble non-vide, i.e., d'ensemble vérifiant ¬(E=∅), elle, n'a que très peu d'intérêt constructif : un ensemble E est non-vide s'il vérifie ¬¬∃x.(xE) ou, ce qui revient au même ¬∀x.¬(xE), mais on ne peut pas faire grand-chose avec un ensemble non-vide : notamment, on ne peut pas affirmer qu'un ensemble non-vide a un élément (je vais revenir là-dessus ci-dessous).

Ce qui est beaucoup plus utile, donc, est la notion d'ensemble habité, c'est-à-dire d'ensemble vérifiant ∃x.(xE), ou, si on préfère l'écrire comme ça, ∃xE.(⊤) (le symbole ‘⊤’ désigne l'énoncé tautologiquement vrai) : un ensemble habité est un ensemble ayant un élément. Du coup, un ensemble vide est simplement un ensemble non-habité (ou inhabité, mais attention à la confusion entre français et anglais ici !).

Il s'agit là d'un exemple extrêmement simple d'un phénomène assez courant en mathématiques constructives : quand on a deux notions qui classiquement sont simplement la négation l'une de l'autre (parfois les deux ont un nom, parfois seulement l'une des deux), constructivement on va généralement attacher plus d'importance à celle qui permet de définir l'autre comme sa négation (ici, habité permet de définir vide comme non-habité, mais vide ne permet pas de définir habité, qui est plus fort que non-vide) : généralement parlant, en mathématiques constructives, les négations ont d'assez mauvaises propriétés, donc on s'attache autant que possible à définir des notions positives. (Bien sûr, la situation n'est pas toujours aussi simple que ce que je viens de décrire : parfois une même notion classique donne naissance à plusieurs notions constructives entre lesquelles il n'est pas évident de choisir, voir par exemple ici/ sur Twitter concernant la notion de « corps ».)

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(vendredi)

L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné

J'écris ce billet à reculons. À quoi cela sert-il ? Tant de gens ont écrit tellement de choses sur le cloaque nauséabond qu'est devenue la scène politique française, et s'il y a beaucoup d'inanités parmi ces commentaires, je ne me crois pas spécialement capable de faire mieux : je n'ai pas de lumière particulière, ni de compétence spéciale en politologie ou telmatologie (étude des marais) à apporter. Pas plus ne crois-je à la vertu cathartique d'exposer publiquement mes angoisses : je l'avais fait pendant la pandémie, et je n'ai pas l'impression que l'exercice de style m'ait aidé à supporter la suite.

Néanmoins, le précédent billet sur les élections européennes appelle naturellement à une suite sur les législatives françaises, et j'aurais du mal à écrire à un autre sujet comme si ne rien était. Mais je ne veux pas, et je n'ai ni le temps ni la force mentale, d'essayer de construire un billet rigoureusement structuré en 4 parties et 12 sous-parties. Je vais donc essayer l'exercice d'écrire en mode « courant de conscience » en écrivant comme je le sens et en me donnant une heure limite pour publier, et tant pis si ce que je publie ne ressemble à rien (et va probablement se contredire). Personne, après tout, ne vous oblige à lire ma logorrhée.

Commençons par résumer l'histoire et la situation factuelle politique françaises pour le bénéfice d'éventuels lecteurs non français, ou d'ailleurs à des lecteurs qui retomberaient sur ce billet depuis une époque future tellement plus merdique encore que 2024 ressemblera au bon vieux temps comme je suis actuellement en train de me dire que la pandémie de 2020 c'était le bon vieux temps : je prends une couleur différente pour ce résumé que j'espère à peu près objectif, et je reviens à ma propre voix après.

Sur les institutions françaises : La France a un système politique bâtard, ni vraiment parlementaire ni vraiment présidentiel : le gouvernement est responsable devant la chambre basse du parlement (Assemblée nationale, élue pour 5 ans), c'est-à-dire qu'il peut en être renversé comme dans un régime parlementaire ; mais en même temps, ce gouvernement est nommé de façon plus ou moins discrétionnaire par un président élu directement au suffrage universel (c'est le seul à être élu directement par tous les Français, aussi pour 5 ans), et la pratique des institutions donne, de plus en plus, l'essentiel des pouvoirs (exécutif, mais aussi prééminence politique de fait) au président, au moins dans la mesure où celui-ci dispose d'une majorité au parlement, devant lequel il n'est pas responsable (comme dans un régime présidentiel), mais qu'il a le droit de dissoudre en convoquant de nouvelles élections (pas deux fois à moins d'un an d'intervalle, cependant) ; en revanche, s'il y a au parlement une majorité hostile au président, il peut en pratique lui imposer un Premier ministre qui disposera alors de l'essentiel du pouvoir exécutif, et on parle de cohabitation pour cette situation (qui s'est produite pour la dernière fois de 1997 à 2002, et qu'on pensait disparue depuis que les calendriers des élections présidentielle et législatives ont été synchronisés).

Sur le paysage politique français : Pendant longtemps (en gros de la fin des années 1970 jusqu'à 2017), le paysage politique français a été dominé par deux blocs, avec à gauche un parti essentiellement social-démocrate malgré son nom de Parti socialiste, et à droite un bloc vaguement libéral-conservateur, « gaulliste » comme on dit en référence à Charles De Gaulle, dont le nom a changé plusieurs fois, son dernier avatar étant appelé les Républicains ; entre les deux, un centre presque inexistant, qui se ralliait presque toujours avec la droite, et des écologistes à l'importance et aux positions variables ; plus loin à gauche, un parti communiste d'importance déclinante et quelques petits partis ; et plus loin à droite, le Front national, ultérieurement renommé en Rassemblement national, parti national-populiste fondé en 1972 par un rassemblement hétéroclite de jeunes néofascistes, d'anciens fascistes (dont plusieurs anciens SS), de sympathisants de l'OAS (un groupuscule terroriste opposé à l'indépendance de l'Algérie) et d'autres mouvances de l'extrême-droite : ce parti a été pris en main par Jean-Marie Le Pen, puis par sa fille Marine Le Pen en 2011 qui a changé son nom en Rassemblement national en 2018 dans le cadre d'une opération de dédiabolisation du parti.

En 2017, l'élection du président Macron a fait exploser ce paysage politique : ancien ministre du président sortant (François Hollande), du Parti socialiste, Macron s'est présenté comme centriste et a attiré à lui à la fois une bonne partie des cadres mais aussi des électeurs de ce Parti socialiste, mais aussi une partie de ceux des partis de la droite libérale. Le Parti socialiste étant ainsi réduit à presque rien, la force dominante de gauche s'est constituée autour du parti de la France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon (ancien du Parti socialiste mais qui l'a quitté en 2008), qui relève idéologiquement de la gauche anticapitaliste. Le président Macron disposait d'une importante majorité à l'Assemblée nationale lors de son premier mandat (2017–2022), mais n'a recueilli qu'une majorité relative suite à sa réélection en 2022 : sociologiquement, sinon idéologiquement, si les électeurs de Macron et de son parti en 2017 étaient à la fois de centre-gauche et de centre-droit, en 2022 ils étaient essentiellement de centre-droit. L'Assemblée nationale de 2022 comportait un bloc de gauche, surtout dominé par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, beaucoup plus important qu'en 2017 (la France insoumise et le Parti socialiste avaient réussi à s'allier pour les élections, mais leur alliance n'a pas tenu longtemps), et un groupe d'extrême-droite Rassemblement national plus important que jamais auparavant à l'Assemblée nationale ; le groupe du camp présidentiel (centre-droit, donc) disposait d'une majorité relative, mais il devait s'allier à la droite gaulliste (ou, occasionnellement, à un autre groupe) pour pouvoir faire passer les textes de loi.

Le Rassemblement national (et surtout le Front national qui est son nom antérieur) avait toujours largement été bloqué, lors des élections qui se déroulent à deux tours, par la pratique du front républicain : un accord informel aux contours flous selon lequel, si le Front national est en passe de remporter une élection, les électeurs de tous les autres camps s'unissent contre lui lors du second tour (c'est-à-dire votent pour le candidat qui lui fait face, quel qu'il soit). Mais depuis la montée en puissance de la gauche anticapitaliste de la France insoumise, les partis de droite ont largement dénoncé cet accord en qualifiant la France insoumise de parti d'extrême-gauche donc hors du champ de l'arc républicain, si bien qu'ils proposent plutôt le ni-ni au second tour (on ne vote ni pour la France insoumise ni pour le Rassemblement national, ce qui veut dire qu'on vote blanc ou qu'on s'abstient).

Sur le coup de tonnerre de la dissolution : Les élections européennes du ont donné, comme les sondages l'avaient prévu, un score très élevé de la liste d'extrême-droite du Rassemblement national (31%), suivie d'assez loin par celle de centre-droit du camp présidentiel (15%), deux listes de gauche (celle soutenue par le Parti socialiste à 14%, celle de la France insoumise à 10%), et ensuite la droite gaulliste à 7%, les écologistes à 6%, et une autre liste d'extrême-droite (d'orientation plutôt nationaliste réactionnaire) à 5%.

Ceci n'était une surprise pour personne. Ce qui l'a été, cependant, est qu'Emmanuel Macron a annoncé sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale, et d'annoncer des élections législatives dans un délai extrêmement court. On peut dire que tout le monde, jusqu'à son propre camp et son propre Premier ministre, a été choqué par cette décision. La raison affichée en était de laisser les électeurs s'exprimer. L'analyse la plus plausible des intentions du président est qu'il comptait sur les désaccords au sein de la gauche (qui était partie en ordre dispersé aux élections européennes) pour espérer récupérer des sièges à ses dépens, un peu comme il l'avait déjà fait en 2017 lorsqu'il avait fait exploser le Parti socialiste, et faire pareil à sa droite, pour finalement reconstituer sa majorité seule contre le Rassemblement national.

Il s'en est suivi la semaine politique sans doute la plus folle que la France ait jamais connue. Contre toute attente, la gauche a réussi à trouver un accord, entre la France insoumise, le Parti socialiste, les écologistes et le parti communiste, sous le nom de Nouveau Front Populaire (une référence au Front populaire de 1936), au moins pour ce qui est des candidats et un programme commun qui laisse cependant de grosses zones d'ombres car les composantes du Nouveau Front Populaire sont en désaccord sur de nombreux points. La droite gaulliste des Républicains, au contraire, a explosé autour de la question de l'alliance avec le Rassemblement national (le président du parti a été exclu par son propre parti pour avoir proposé cette alliance, puis un tribunal a annulé cette explosion, et toute la séquence était complètement folle avec ce président qui s'était enfermé à clé dans son bureau). Quant au camp présidentiel, il s'est largement affaissé dans les sondages, notamment à la défaveur de l'impopularité grandissante d'Emmanuel Macron (à qui ses alliés ont demandé de rester en-dehors de la campagne pour ne pas trop les handicaper).

Les élections (qui se déroulent séparément dans 577 circonscriptions, en deux tours) ont lieu les et prochains. À l'heure où j'écris, même si tous les scénarios restent imaginables, le plus probable est soit que l'extrême-droite du Rassemblement national obtienne la majorité absolue, soit qu'il ne lui manque que peu de sièges pour ça, en tout cas il est presque certain qu'il sera le groupe le plus important à l'Assemblée, probablement suivi du groupe de gauche du Nouveau Front Populaire, du groupe de centre-droit du parti de Macron, et d'une droite gaulliste presque laminée (mais possiblement en position de « faiseurs de rois » en apportant les sièges manquants au Rassemblement national).

Ce qui est sûr, en tout cas, est qu'il y a actuellement trois grands camps en compétition dans cette élection : le Rassemblement national (extrême-droite nationale-populiste, donc), le camp du président (qui s'appelle techniquement Renaissance mais personne ne connaît ce nom ; centre-droit libéral), et l'alliance des gauches du Nouveau Front Populaire (qui va de la gauche anticapitaliste, voire révolutionnaire, à la sociale-démocratie en passant par les écologistes). Les trois se détestent mutuellement.

La situation est doublement inédite en France, parce que d'abord l'extrême-droite n'a jamais été aussi haute dans les sondages ni a fortiori en position d'exercer le pouvoir (ceci n'est pas arrivé depuis le régime collaborationniste du Maréchal Pétain en 1940–1944), et d'autre part qu'il existe un risque sérieux qu'aucune majorité ne puisse être trouvée à l'Assemblée car aucun deux des trois camps qu'on vient de dire ne pourraient surmonter leurs divergences pour soutenir un gouvernement, ce qui rendrait la question de qui gouverne la France extrêmement confuse (même si juridiquement le président peut nommer n'importe qui comme Premier ministre tant que l'Assemblée ne le renverse pas, la question politique est pleine d'incertitude).

Bon, ce qui précède est écrit de façon qui se veut factuelle, mais sans encore connaître les résultats des élections qui viennent, je pense déjà pouvoir dire ceci :

Le match est plié. L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné.

Si elle n'emporte pas une majorité suffisante pour prétendre gouverner, le pays sera gouverné par une coalition hétéroclite entre un centre-droit complètement discrédité et associé à un président profondément impopulaire, et une gauche tactiquement unie mais dont les divergences émergeront dès le lendemain des élections (et qui a écrit un programme auquel personne ne croit sérieusement parce qu'elle ne croit pas sérieusement gouverner). Ceci discréditera les forces de cette « grande coalition » et renforcera d'autant plus l'extrême-droite qui sera alors quasi-certaine de remporter les élections présidentielle et législative en 2027. Ou peut-être que le pays sera gouverné par un gouvernement « technocratique », supposément apolitique, en réalité centriste, et le résultat sera le même. Même si la coalition de gauche remportait à elle seule une majorité absolue (et ça n'arrivera pas), ses marges de manœuvre seraient tellement faibles qu'elle décevrait forcément, et là aussi, l'extrême-droite serait hégémonique en 2027.

Si, au contraire, l'extrême-droite remporte une majorité, elle ne deviendra pas pour autant impopulaire en exerçant le pouvoir. Car contrairement à la gauche qui promet des mesures économiques qu'elle n'aurait pas la latitude de prendre, l'extrême-droite promet des mesures symboliques qui sont tout à fait possibles : l'autoritarisme, la répression policière et la destruction de l'état de droit sont des choses qu'on peut beaucoup plus facilement appliquer avec succès[#] que la justice sociale. Et même pour les mesures que l'extrême-droite n'arrivera pas à prendre, ils auront beau jeu de prétendre qu'on les aura empêchés d'exercer la plénitude du pouvoir, par exemple parce que le président se sera réservé quelques prérogatives ou leur aura mis des bâtons dans les roues (ce sera peut-être un mensonge, mais peu importe), ou que le Conseil constitutionnel aura censuré une loi trop outrancière.

[#] Pour le dire de façon encore plus simple : ce que promet l'extrême-droite, c'est de faire souffrir les gens (comme les immigrés, divers groupes ethniques ou religieux, mais aussi des professions comme le monde de la culture ou les profs) qu'elle désigne comme coupables et responsables de toutes sortes de maux. Or faire souffrir les autres est une promesse qu'il n'est pas difficile de tenir, à la différence de celles de la gauche.

Autrement dit : si le Rassemblement national perd maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027, et s'il gagne maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027. Il peut perdre (ou du moins ne pas gagner autant que prévu) dans une semaine, mais il ne peut pas perdre à moyen terme. (Il finira peut-être par perdre, un jour, à long terme, si la France a encore des élections libres à ce moment-là, comme la droite polonaise a fini par céder à une coalition centriste en 2023, mais il est possible que ça n'arrive pas avant une génération — voire jamais si la France tombe véritablement dans l'autoritarisme —, et même si ça se produit, ce ne sera pas une défaite définitive.)

Je vois ça comme aussi inévitable que la pandémie de covid à partir du moment où il y a eu des cas en-dehors de la Chine (je vais revenir sur cette comparaison).

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(vendredi)

Le déclin des libertés fondamentales

Il y a des élections européennes après-demain, et je pense que je vais voter pour le Parti pirate.

Ils n'ont absolument aucune chance d'atteindre les 5% nécessaires en France pour entrer au parlement, donc cela revient fonctionnellement presque pareil que de voter blanc (à la différence importante près que comme les 5% sont calculés sur les suffrages exprimés[#][#2], voter pour une liste qui n'aura finalement pas de siège est aussi, par rapport à voter blanc, une façon de pénaliser les listes proches de 5% : il est possible que ceci soit dans mes intentions, mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici). Il est heureusement plausible que d'autres pays envoient des députés du Parti pirate au Parlement européen (il y en a actuellement quatre, trois venus de République tchèque et un d'Allemagne ; par le passé, la Suède en a aussi envoyé) ; cela traduit d'ailleurs peut-être quelque chose sur la France[#3] qu'ils n'aient aucune chance ici alors que dans d'autres pays c'est au moins imaginable.

[#] Comme d'habitude, la loi électorale française à ce sujet est tellement mal écrite que c'est criminel. (Déjà, je me demande ce qu'elle fait à ne pas être dans le Code électoral : incompétence habituelle du législateur qui pond ses merdes sur le bas-côté sans prendre la peine de nettoyer après.) Le chiffre est en l'occurrence dans l'article 3 : cet article explique quoi faire en cas d'égalité parfaite dans les calculs, situation qui a essentiellement zéro chances d'arriver, mais n'explique pas ce qu'on doit faire si aucune liste ne dépasse les 5%, chose qui n'est pas forcément si invraisemblable que ça (même si ça n'arrivera pas ce dimanche). D'ailleurs, s'il y a une seule liste qui dépasse les 5%, veut-on vraiment attribuer tous les sièges à celle qui aurait fait 5.01% alors que toutes les autres font 4.99% ? Est-ce que les gens qui ont écrit ce texte ont un peu réfléchi à ce qu'ils écrivaient ? (Dans d'autres élections avec un seuil, par exemple pour passer au second tour, on qualifie d'office les deux candidats arrivés en tête, donc le texte pourrait prévoir une répartition entre les listes dépassant 5% ainsi que les deux [ou trois] listes ayant obtenu le plus de voix.)

[#2] Notons au sujet de ce seuil d'entrée au parlement européen qu'en Allemagne, la loi électorale prévoyait un seuil à 3% mais que la Cour constitutionnelle fédérale a invalidé cette clause en 2014 comme contraire au principe constitutionnel d'égalité électorale (elle avait déjà invalidé une clause à 5% en 2011 pour la même raison). Le raisonnement de la Cour, pour autant que je comprends, est que s'il est acceptable de mettre un seuil sur les élections à la proportionnelle pour entrer à la diète fédérale allemande (Bundestag) car il est essentiel de pouvoir former une coalition gouvernementale et que les seuils d'entrée évitent le morcellement des partis, ce raisonnement ne s'applique pas au parlement européen en l'état actuel. Je mentionne ça parce que c'est pertinent pour ce que je raconte dans ce billet : on peut trouver bizarre qu'en Allemagne il soit jugé contraire au droit fondamental d'égalité devant les élections de mettre un seuil de 5%, ou même de 3%, pour les élections au parlement européen, alors qu'en France, pour les mêmes élections au même parlement, ça ne pose apparemment pas de problème. La situation est encore compliquée par le fait que certains cherchent (ou ont cherché ? je n'ai pas compris où en est cette affaire) à faire entrer la mention d'un seuil minimal à 2% dans l'acte européen à ce sujet (lequel primerait sur le droit national, fût-il constitutionnel) : voyez ici pour un résumé de tout ce bordel.

[#3] Bon, deux des choses que ça dit c'est d'une part qu'en France il y a un bulletin par liste, à imprimer aux frais de la liste (donc le Parti pirate n'en a pas parce qu'il n'a pas les sous, donc personne ne vote pour lui parce qu'il faut imprimer son propre bulletin à l'avance), plutôt qu'un bulletin unique sur lequel on coche une case comme dans beaucoup d'autres pays ; et, d'autre part, qu'il y a ce fameux seuil de 5% sur l'élection à la proportionnelle, au sujet duquel je renvoie aux deux notes précédentes. Mais il y a sans doute d'autres facteurs qui jouent, parce que même sans seuil à 5% il est peu vraisemblable que le Parti pirate puisse élire un député européen en France. Le nom ridicule y est peut-être pour quelque chose, mais il est le même ailleurs en Europe. Il y a peut-être le fait que la France a toujours eu une attitude extraordinairement traditionaliste sur les questions de propriété intellectuelle (au motif, notamment, de la fameuse « exception culturelle française » qui fait du ministère de la culture une sorte de ministère du lobbying pour le copyright), mais je ne sais pas si cette attitude déteint vraiment sur le grand public qui, après tout, doit partager des mèmes et des vidéos sur Internet autant que dans d'autres pays. L'éléphant au milieu de la pièce, c'est surtout l'accès aux médias et, à travers eux, au discours public.

Ce n'est pas que je sois parfaitement aligné avec la totalité du programme du Parti pirate (leur idée de démocratie directe, par exemple, me semble être un mirage, et j'ai déjà raconté sur ce blog ce que je pensais du referendum ; et surtout je n'apprécie vraiment pas leur positionnement en faveur des cryptoscams), programme qui part d'ailleurs parfois un peu dans tous les sens (enfin, ce n'est pas comme si tous les programmes de toutes les listes ne partaient pas dans tous les sens[#4] !). Mais j'ai quand même été très favorablement impressionné par le travail mené par le député pirate européen (envoyé par l'Allemagne) Felix Reda[#5] entre 2014 et 2019, notamment la recherche de compromis qu'il a menée sur la directive européenne sur le copyright. Vous n'avez jamais entendu parler ni de lui ni de cette directive ? Ça fait justement partie du problème que je veux évoquer ici. (Ça et l'idée répandue chez le grand public que le copyright est quelque chose d'extrêmement technique et qui ne les concerne pas du tout : ce qui montre que le grand public, qui passe quand même beaucoup de temps à créer, modifier et partager des contenus sur Internet, ne se rend pas compte de combien les lois sur le copyright le concernent, sinon directement par les contenus qu'il échange, du moins indirectement par les actions, par exemple de modération, qu'elles imposent aux plateformes sur lesquelles il partage ces contenus ou en consomme.)

[#4] Et puis quand on compte le nombre de notes et de digressions de ce billet, je suis mal placé pour critiquer ça part dans tous les sens.

[#5] Il était connu à l'époque sous un autre genre et un autre prénom (Julia — je le mentionne parce que ça peut aider à chercher).

Disons que j'ai aussi l'impression que le Parti pirate est le seul qui soit véritablement attaché aux libertés fondamentales pour elles-mêmes (et pas comme un outil commode quand elles vont dans le sens politique qu'on veut et qu'on va ensuite laisser tomber quand elles nous embêtent). C'est peut-être parce que je n'ai pas un positionnement politique très clair et que je suis plus attaché aux principes généraux que j'apprécie de voir quelque chose de ce style chez eux. C'est peut-être aussi, bien sûr, parce qu'ils n'ont jamais été au pouvoir et ne le seront sans doute jamais : il est indéniable que la réalité puante du pouvoir corrompt même des gens initialement bien intentionnés ; car quand on est au gouvernement, on découvre soudainement que les libertés fondamentales sont des protections contre vous[#6] et votre pouvoir de police. Les libertés fondamentales peuvent être un idéal quand on n'est pas au pouvoir et devenir bizarrement une nuisance quand on y est.

[#6] Point de grammaire sans rapport avec le fond : je n'ai jamais su quel est censé être la forme objet/oblique du pronom indéfini on en français. Si je prends la phrase quand nous sommes au pouvoir, nous nous rendons compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre nous, donc nous ciblent directement et que j'essaie de la formuler avec on (je parle du on indéfini, pas du on mis pour dire nous, justement), je dois dire quoi ? quand on est au pouvoir, on se rend compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre [???], donc [???] ciblent directement — c'est vraiment moche dans tous les cas, mais vous semble le moins horrible ici. (La question est évoquée par Grevisse dans Le Bon usage, §754(e), mais, comme d'habitude, sans vraie réponse.)

Prenons à titre d'exemple un point précis concernant les droits fondamentaux qu'il me semble pertinent à évoquer à l'approche des élections européennes : la proposition de chat control (= règlement CSAR) par la Commission européenne, qui consisterait à rendre obligatoire un contrôle du contenu des conversations privées par mail ou messagerie instantanée sur smartphone des Européens (je parle de Signal, Whatsapp, Telegram, ce genre de choses, et bien sûr aussi les messageries privées intégrées dans Facebook, Twitter, etc.). L'objectif affiché est de lutter contre les contenus pédopornographiques, et le moyen proposé est essentiellement de mettre en place un scan obligatoire de toutes les communications électroniques de tous les Européens pour vérifier qu'ils ne s'échangent pas de contenus illégaux. Les détails sont flous parce que, au moment où j'écris, la proposition est en cours de négociation entre la Commission, le Conseil et le Parlement européens, donc le contenu exact de la proposition change (et il est très très difficile de suivre l'avancement de ce genre de négociations), donc je vous renvoie à cette page du député européen (pirate[#7], justement) Patrick Breyer pour plus de détails, ou encore ces explications par La Quadrature du Net. Certaines versions de la proposition sont un petit peu moins dystopiques que d'autres (le Parlement européen dans sa composition actuelle ne semble pas prêt à voter les pires versions du texte), mais dans tous les cas il est question, sous prétexte de protéger les petits enfants, d'aller à l'encontre du droit du secret de la correspondance en imposant des logiciels mouchards sur tous les smartphones qui vont chercher à savoir[#8] si les images que vous échangez ne ressemblent pas[#9] à des photos d'enfants nus.

[#7] Dont j'espère qu'il sera réélu au moins pour que je puisse continuer à être informé sur ce dossier.

[#8] Le discours des partisans d'un tel contrôle est, bien sûr, que si vous n'êtes pas un pédophile vous n'avez aucune raison de vous émouvoir d'un tel contrôle (ce qui suggère d'ailleurs insidieusement la contraposée : si vous vous en émouvez, c'est suspect !). Mais rappelons que même si on n'est pas attaché au principe général du secret de la correspondance (qui, fatalement, doit s'appliquer à tous, même les criminels), de tels filtres automatisés viennent forcément avec des chances de faux positifs. Je pourrais par exemple renvoyer à cette histoire, aux États-Unis, d'un père qui a pris sur son smartphone des photos de son bambin nu pour les montrer à son médecin (parce que l'enfant avait une inflammation du pénis) : quand il a fait des sauvegardes dans le cloud, les filtres automatisés de Google on signalé ces images à la police, et même s'il n'a finalement pas fait l'objet de poursuites légales, il a subi une enquête policière et, surtout, son compte Google a été fermé définitivement (y compris son courrier GMail) : il était évidemment impossible de se faire entendre de qui que ce soit chez Google, et par ricochet il a perdu l'accès à énormément de données (comme plein d'autres photos personnelles et parfaitement innocentes), à d'autres comptes, etc. (J'ai évoqué ces problèmes de ricochet dans ce billet passé.) Bref, le discours si vous n'avez rien à cacher, vous n'avez rien à craindre, en plus d'être insidieux, est tout simplement faux, surtout si la police est faite, dans la pratique, par des outils automatisés dont personne ne comprend bien le fonctionnement, et contre lesquels il est impossible de faire appel sans tomber dans un monde parfaitement kafkaïen. Même si vous n'avez pas d'images pédophiles sur votre smartphone, vous avez peut-être des images que des IA stupides vont prendre pour des images pédophiles !

[#9] Pour une certaine définition de ressembler. Je suis sûr qu'il est techniquement possible de faire des images de chats qui sont délibérément modifiées juste comme il faut pour qu'elles apparaissent comme des images pédophiles à tel ou tel filtre qui les détecte (i.e., des faux positifs adversariaux). Et ensuite s'arranger pour faire parvenir anonymement ces images à des gens dont on veut faire fermer le compte Google. C'est une sorte de forme de swatting, si on veut.

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(dimanche)

De la beauté et symétrie de la configuration de Desargues

Le théorème de Desargues, que je veux présenter ici, est à la fois un des plus simples et selon moi un des plus jolis et des plus importants de la géométrie plane. Simple, parce qu'il n'est question que de points et de droites (pas de distances, d'angles, de cercles ni de quoi que ce soit du genre, même pas de parallélisme ou de perpendicularité : on dit que c'est un théorème de « géométrie projective »), et parce qu'il n'y a qu'un petit nombre de points impliqués (c'est quasiment le plus simple possible). Joli pour les raisons que je vais essayer d'expliquer, qui tiennent largement à sa symétrie. Et important parce qu'il est un des axiomes de certaines présentations de la géométrie projective. Pourtant, il ne fait pas du tout partie de l'enseignement de la géométrie en France (certainement pas à l'école primaire, mais pas non plus au collège, ni au lycée, ni même dans les classes préparatoires aux grandes écoles). Je vais essayer de parler un peu[#] de ce théorème, et de la « configuration » de points et de droites qu'il définit, en faisant plus d'efforts que d'habitude pour rester compréhensible par le grand public, au moins au début de ce billet, quitte à reléguer des considérations plus techniques en appendice. (Vais-je pour autant arriver à être compréhensible ? à vous de me dire.) En plus, pour changer des billets de ce blog qui sont généralement du pur texte, vous aurez droit à des illustrations, qui, j'espère, rendent les choses plus compréhensibles ! (Que demande le peuple ?) Notez que vous pouvez cliquer sur n'importe laquelle de ces images pour l'agrandir (et comme elles sont quasiment toutes vectorielles, vous pouvez utiliser quelque chose comme control-+/control-− dans votre navigateur pour zoomer ou dézoomer).

[#] Enfin, un peu est une façon de parler, parce que j'ai passé un temps totalement déraisonnable à écrire ce billet (ce qui explique, comme souvent, que la fin soit sans doute un peu bâclée parce que j'en ai eu vraiment marre).

Table des matières

Théorème de Desargues et configuration de Desargues

☞ L'énoncé du théorème de Desargues

[Schéma illustrant le théorème de Desargues]Bon, alors que dit le théorème de Desargues ? Si on aime l'exercice de formuler les maths avec des phrases en français en évitant d'introduire des notations, on peut le dire ainsi :

Deux triangles ont un centre de perspective si et seulement si ils ont un axe de perspective.

Qu'est-ce que ça signifie ?

La figure ci-contre illustre la situation : les deux triangles ABC₁ (en rose sur la figure) et ABC₂ (en orange sur la figure) sont dits avoir un centre de perspective lorsque les trois droites reliant les sommets de même nom, c'est-à-dire les droites AA₂, BB₂ et CC₂ (en vert sur la figure), concourent[#2], leur point de concours, que j'ai appelé O, étant alors appelé le « centre de perspective » des deux triangles. (Je vais tenter de justifier ce terme, mais on peut s'imaginer que les deux triangles sont dans l'espace et que si on place son œil en O les deux triangles coïncident visuellement.) Pour ce qui est de l'autre notion, il faut considérer les intersections des côtés de même nom des triangles, c'est-à-dire l'intersection des droites BC₁ et BC₂ (appelons-la U), l'intersection des droites CA₁ et CA₂ (appelons-la V) et l'intersection des droites AB₁ et AB₂ (appelons-la W), que j'ai représentées en bleu sur la figure. Lorsque ces trois points (U,V,W) sont alignés[#3], les deux triangles sont dits avoir un axe de perspective, et l'axe en question est la droite qui les relie (la droite bleue sur ma figure).

[#2] On dit que des droites concourent en un point lorsqu'elles passent par ce point (on dit aussi qu'elles sont incidentes à ce point, ou que ce point est incident aux droites, mais le verbe concourir peut s'utiliser pour les droites seules, pourvu qu'il y en ait au moins trois : un tas de droites concourent, ou sont concourantes lorsqu'elles passent toutes par un même point, qu'on appelle fort logiquement leur point de concours).

[#3] On dit que des points sont alignés lorsqu'il y a une droite qui passe par tous ces points.

Le théorème de Desargues, donc, dit que ces deux situations sont équivalentes : si les deux triangles ont un un centre de perspective, alors ils ont un axe de perspective, et réciproquement, si les deux triangles ont un un axe de perspective, alors ils ont un centre de perspective. Une fois le théorème acquis, on peut dire que les triangles sont en perspective pour désigner cette situation.

☞ La configuration de Desargues

[Schéma illustrant la configuration de Desargues]Et lorsque c'est le cas, les 10 points de la figure, c'est-à-dire les sommets A₁,B₁,C₁ et A₂,B₂,C₂ des deux triangles, le centre de perspective O et les trois points U,V,W dont l'alignement définit l'axe de perspective, forment ce qu'on appelle une configuration de Desargues. Notons qu'il y a aussi 10 droites dans l'histoire, et il faut considérer qu'elles font elles aussi partie de la configuration : les côtés des deux triangles (i.e., les droites qui les portent), l'axe de perspective, et les trois droites dont le concours définit le centre de perspective. Donc 10 points et 10 droites, et on remarquera que chacun des 10 points de la configuration est sur 3 droites, et chacune des 10 droites de la configuration passe par 3 points. J'ai représenté la configuration (enfin, une configuration) de Desargues ci-contre à gauche, en retirant toutes les étiquettes et couleurs de la figure illustrant le théorème plus haut (et en prolongeant les droites indéfiniment), mais c'est vraiment la même que celle de la figure précédente, je vais en reparler. Ma façon de présenter la configuration à partir du théorème laisse penser que certains points ou droites jouent un rôle différent des autres (le centre de perspective a l'air très spécial), mais en fait non, et je vais tenter de l'expliquer plus bas — tous les points et toutes les droites jouent en fait le « même rôle » dans cette configuration.

☞ Histoire de la perspective et géométrie « projective »

Mais revenons d'abord un peu au théorème lui-même.

Il est nommé d'après le géomètre et architecte lyonnais Girard Desargues (1591–1661), dont on ne sait pas grand-chose, mais l'énoncé apparaît semble-t-il[#4] dans un livre sur la perspective publié en 1647 par le graveur Abraham Bosse.

[#4] Je dis semble-t-il parce que je n'ai pas moi-même trouvé quelque chose ressemblant à l'énoncé dans le texte que je viens de lier sur Gallica, mais il est vrai que c'est très difficile de s'y retrouver, surtout que le texte n'est pas cherchable, que le livre n'a pas d'index, que j'ignore quelle terminologie serait utilisée, que je ne sais pas si ce serait énoncé comme un fait général ou à travers des exemples, etc. Donc je ne peux pas donner de référence plus précise. Mais ce qui est certain, c'est que Desargues semble avoir bien compris les principes de la perspective d'une manière qui permettrait le développement ultérieur de la géométrie projective — et aussi de la géométrie descriptive. Et on trouve essentiellement la figure ci-dessus à la planche 155 entre les pages 340 et 341, ici sur Gallica, à ceci près qu'il y a deux triangles à la fois : les triangles OAB et oab, ou bien ABD et abd, de cette planche sont en perspective au sens que j'ai défini ci-dessus, le point K de la planche étant ce que j'ai appelé le centre de perspective, et la droite par les points 2,3,4,7,5,8 étant ce que j'ai appelé l'axe de perspective.

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(dimanche)

Star Wars, Nathan le Sage et autres ambigrammes sémantiques

✱ Avertissement : ce billet contient, dès le début, des divulgâchis majeurs sur les deux œuvres mentionnées dans le titre.

Si je vous raconte une histoire comme ça :

Un jeune chevalier orphelin qui combat un puissant seigneur rencontre un vieil homme sage qui lui servira de mentor, et sauve une jeune femme qui a elle aussi été adoptée : il commence à tomber amoureux de cette dernière, mais plus tard ils découvrent qu'ils sont, en fait, frère et sœur, et qu'ils sont aussi les héritiers du puissant seigneur qui n'est, après tout, pas si méchant que ça.

Vous pensez à quoi ?

Bon, évidemment, avec le titre que j'ai donné à ce billet et avec l'avertissement en tête, ma question n'en est pas vraiment une. Mais le fait est que j'ai posté la question (certes le 4 mai et pas par hasard) sur Twitter et BlueSky, et qu'on m'a répondu, comme je l'attendais, Star Wars.

En fait, c'est un résumé de la pièce de 1779 de G. E. Lessing, Nathan le Sage (Nathan der Weise puisqu'il n'y a pas de raison que je cite une œuvre dans son titre original et pas l'autre). Je recommande très vivement cette pièce, d'ailleurs, qui est à la fois très belle et très amusante et qui vaut la peine d'être lue (ou vue au théâtre) même maintenant que je vous l'ai copieusement divulgâchée. Thomas Mann la considérait apparemment comme un des sommets de la littérature et culture allemandes. C'est une pièce qui se passe à Jérusalem pendant la troisième croisade, et c'est une touchante[#] invitation à la tolérance religieuse (le puissant seigneur est le sultan Saladin, le vieux sage est le Juif Nathan qui donne son nom à la pièce, et la jeune héroïne et le jeune héros sont la fille adoptée de Nathan, Recha, et un chevalier templier), et à la réconciliation en temps de guerre : raison pour laquelle la pièce est, d'ailleurs, de temps en temps donnée au moyen-orient avec des troupes formées de représentants des trois grandes religions abrahamiques. (La pièce est parfois comparée au Marchand de Venise pour contraster les représentations du Juif Nathan de Lessing et Shylock de Shakespeare, ou au contraire pour les rapprocher.) Et si on aime les coups de théâtre, l'intrigue est pleine de rebondissements (j'en ai listé quelques uns ci-dessus mais ce ne sont pas les seuls).

[#] Je suis peut-être facilement ému, mais il y y a vraiment des passages qui me donnent les larmes aux yeux.

Alors certes le résumé ci-dessus est un peu fragmentaire : non seulement je n'ai pas donné le contexte (que je viens de rappeler au paragraphe précédent), mais j'ai sauté à la fin sans raconter certaines des péripéties de l'intrigue (comment on essaie d'enlever Recha, même si là aussi j'aurais peut-être pu faire des efforts pour raconter ça de manière à ressembler à l'histoire de Star Wars), et je n'ai pas parlé de ce qui est sans doute le passage le plus célèbre de la pièce (mais à mon avis pas le meilleur), la parabole de l'anneau[#2]. Et puis bon, voilà, je suis obligé de dire héritiers (en anglais, next of kin je trouve que ça passe mieux) parce que dans Nathan le Sage ce n'est pas je suis ton père, c'est je suis ton oncle, sans doute parce que Lessing ne voulait pas trop déformer l'histoire (le Saladin historique a eu des enfants, ils n'apparaissent pas du tout dans la pièce).

[#2] Oui, il y a aussi une histoire d'anneau, mais pour le coup ça ne ressemble pas du tout au Seigneur des anneaux — même si vous pouvez essayer de faire un ambigramme sémantique là-dessus si ça vous chante.

Néanmoins, il me semble que la ressemblance est un peu plus que vague et anecdotique (je vais revenir sur la question de comment juger ça). Ne serait-ce que le fait que je me sois senti obligé de commencer ce billet en disant que j'allais divulgâcher Star Wars et Nathan le Sage le suggère quand même assez fortement.

Des gens m'ont répondu que oui, c'est normal, Star Wars suit le schéma du monomythe, il n'a rien d'original, ce sont des thèmes qu'on retrouve partout, mais il me semble que cette réponse est vraiment à côté de la plaque : si je raconte une histoire comme ceci (je recopie la description du monomythe de Wikipédia) :

Un héros s'aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches.

— je pense que personne n'y reconnaîtra Star Wars, ni Nathan le Sage (auquel ça ne colle d'ailleurs pas vraiment), ni quoi que ce soit de précis tellement tout ceci est désespérément vague. En tout cas, personne ne trouvera que j'ai divulgâché quoi que ce soit. Je trouve qu'il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour prétendre que le résumé que je fais plus haut dans ce billet est aussi abstrait et vaseux que ça. L'histoire du monomythe s'applique à tout et n'importe quoi. Mon résumé de Nathan le Sage s'applique aussi à Star Wars mais pas à un million de choses (certes, on m'a suggéré que ça ressemblait un peu à La Flûte enchantée ou encore à la pièce de Voltaire L'Orphelin de la Chine, mais dans les deux cas c'est beaucoup plus lointain et notamment l'histoire de frère et de sœur séparés à leur naissance est absente).

Maintenant, il reste quand même trois possibilités, évidemment pas nettement séparées, entre lesquelles trancher (j'ai posé la question sur le StackExchange de science-fiction dont je n'attends cependant pas grand-chose) :

  1. George Lucas a lu Nathan le Sage (ou du moins on lui en a raconté l'histoire, ou on lui a raconté une histoire elle-même inspirée de la pièce de Lessing) et il s'en est inspiré (pas forcément consciemment).
  2. C'est une coïncidence.
  3. Ce n'est même pas une coïncidence, on peut trouver des ressemblances de ce genre entre deux œuvres à peu près quelconques.

Tous les gens avec qui j'en ai parlé semblent convaincus de (3), à tel point que j'ai l'impression que l'Univers essaie de me gaslighter[#3], et c'est fort désagréable. Comme n'importe quel sujet est bon pour justifier un billet de blog, je me positionne fièrement prêt à mourir sur cette colline : non, je ne crois vraiment pas que ce soit (3).

[#3] Il me semble que quelqu'un avait proposé un équivalent français pour le verbe to gaslight, mais je ne retrouve pas.

L'argument principal contre (1) tourne autour de l'idée que Nathan le Sage serait une pièce obscure et qu'il est peu vraisemblable que George Lucas, qui n'est pas germaniste (je ne trouve pas de renseignement sur les langues qu'il maîtrise, mais je suppose que c'est juste l'anglais), en ait entendu parler.

Il me semble que cet argument est une projection de la relativité de la culture générale : quelque chose comme je n'ai pas lu cette pièce, donc je suppose par défaut qu'elle est obscure. Évidemment je suis susceptible de tomber dans le piège opposé (j'ai lu — et beaucoup aimé — cette pièce, donc je suppose par défaut que tout le monde la connaît), donc si je veux y répondre il faut que j'essaie de trouver des métriques un peu objectives de célébrité, ce qui est éminemment difficile. Je peux noter que l'article Wikipédia à son sujet existe en 21 langues, ce qui n'est quand même pas rien (en tout cas ça suggère qu'il n'y a pas que les germanophones qui en ont entendu parler) ; je peux noter que Google me la liste dans les 3 premières quand je fais une recherche de list of famous german plays (ceci n'est probablement pas très reproductible, cependant), que j'ai demandé à ChatGPT (en tant que perroquet-représentant de la sagesse diluée d'Internet) où il la placerait dans la liste des pièces allemandes les plus célèbres, et il m'a dit dans les 10 premières ; je peux noter que j'ai moi-même vu la pièce à la Comédie française (ce qui veut dire qu'elle est considérée comme faisant partie d'une certaine définition du répertoire classique dans un pays non-germanophone) et, plus tard, à la télé en France, et il y en a toutes sortes de versions sur YouTube ; je peux noter que, comme je le mentionne ci-dessus, elle a une certaine résonance au moyen-orient (et je suppose qu'elle en avait déjà quand George Lucas était étudiant). Ce ne sont pas des signes de la célébrité la plus incontestable (rien qu'au rayon des pièces allemandes, je suppose quand même que Faust est plus connue), mais on peut difficilement la qualifier d'obscure (alors que pour L'Orphelin de la Chine de Voltaire, par exemple, je n'hésiterais pas à utiliser cet adjectif).

(Évidemment, dans la culture actuelle, surtout auprès des geeks avec qui je suis susceptible d'échanger via Internet, Star Wars est bien plus connu que Nathan le Sage — 145 langues sur Wikipédia, par exemple, si on convient que cette métrique est pertinente. Néanmoins, il y a un certain effet de perspective dû aux qualificatifs sur Internet et actuel. En tout cas, quand George Lucas était étudiant, bizarrement, Star Wars n'était pas connu du tout, alors que Nathan le Sage l'était sans doute autant. Et j'imagine que si on attend quelques décennies, la trilogie d'origine de Star Wars sera perdue dans les zillions de spinoffs, séquelles et autres histoires dérivées que Disney aura produites entre temps, et peut-être qu'il y aura aussi peu de gens capables de la décrire que pour ce qui est de la pièce de Lessing.)

Je suppose, en tout cas, que George Lucas n'est pas un Américain moyen de sa génération en ce qui concerne ses chances d'être familier avec la pièce de Lessing (s'il l'était, je conviendrais volontiers que ses chances de l'avoir lu — ou même d'en connaître simplement l'histoire — seraient proches de zéro). Il a été étudiant[#4] à USC, il a suivi des cours de littérature et de cinéma, où je suppose que ses profs ont dû mentionner certaines des grandes œuvres de la littérature mondiale ou occidentale, et notamment celles qui sont pertinentes dans l'histoire du théâtre ou illustratives pour le bon usage du coup de théâtre (chose que Lucas semble certainement beaucoup aimer), après tout ce n'est pas comme si le théâtre et le cinéma étaient si étrangers[#5] l'un à l'autre. Donc même si ça n'a rien de certain, je ne trouve absolument pas farfelu d'imaginer que Lucas, même s'il n'est pas germaniste ou germanophone, ait lu ou vu le Nathan de Lessing (ou qu'on lui en ait raconté l'histoire), qu'il s'en soit consciemment inspiré ou que certaines idées lui soient restées dans la tête.

[#4] Rien à voir avec Lessing, mais à propos de George Lucas étudiant et de ses sources d'inspiration, je rappelle une fois de plus l'existence de ce court-métrage (8 minutes !) absolument extraordinaire qu'est George Lucas in Love de Joe Nussbaum (1999) (on le trouve par-ci ou par-là sur YouTube, et certainement en plein d'autres copies qui disparaîtront occasionnellement au hasard de l'application du copyright). J'en ai parlé dès le tout début de ce blog, et 21 ans après je le revois toujours avec autant de plaisir. C'est une exploration hypothétique et humoristique de l'histoire possible de la genèse de Star Wars alors que George Lucas est étudiant sur le campus de l'USC en 1967, et c'est une accumulation de clins d'œil, un hommage beaucoup plus touchant et intéressant, à mon avis, que tous les fan films qui ont été faits in universe. Même la musique est extraordinaire. (Il semble d'ailleurs que Lucas lui-même ait vu ce film et a reconnu qu'il était excellent, même si pas tout à fait conforme à la réalité.)

[#5] Alec Guinness, qui incarne Obi-Wan Kenobi dans Star Wars, était (et est sans doute encore) surtout connu comme un grand acteur de théâtre. Il avait notamment joué Le Marchand de Venise quand il était jeune, et il l'a de nouveau joué (en incarnant Shylock) après Star Wars : compte tenu de la comparaison souvent faite entre ces deux pièces, je n'ai aucun doute qu'il aurait lu ou vu Nathan. Je peux parfaitement imaginer une discussion sur le tournage de l'épisode 4 de Star Wars où Guinness dirait à Lucas tu sais, les personnages de ton film ils me rappellent un peu ceux de cette pièce allemande… tu devrais peut-être y jeter un coup d'œil.

Ce qui est certainement plus discutable, c'est la question de savoir dans quelle mesure les éléments communs que je vois entre Star Wars et Nathan le Sage sont vraiment significatifs.

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(mardi)

Débriefing de mon cours Logique et Fondements de l'Informatique

J'avais expliqué il y a quelques mois que je m'étais engagé à monter un nouveau cours d'informatique théorique (ou faut-il dire de maths de l'informatique ?) pour certains élèves de première année à Télécom PlusÀParis, intitulé Logique et Fondements de l'Informatique (nom de code interne : INF110). (J'avais d'ailleurs publié un premier jeu de transparents dans de billet.) L'occurrence 2023–2024 de ce cours a eu lieu de à , le contrôle le , et maintenant (enfin, quelques mois après) que j'ai à la fois rendu les notes finales et reçu les retours (anonymes) des étudiants je suis en mesure d'en faire un premier bilan. L'idée de ce billet n'est pas tellement d'entrer dans le fond du sujet (même si je ne peux pas ne pas en parler du tout), à ce sujet voir plutôt les deux paragraphes ci-dessous, mais de parler au niveau méta : pourquoi ce cours, pourquoi ce sujet, comment je l'ai organisé et préparé, ce qui a bien marché et ce qui n'a pas bien marché. Le but est de me permettre à moi-même de faire le point, et donc de réfléchir à ce que je veux changer l'an prochain, et aussi de préparer un exposé où je dois raconter tout ça (cf. la fin du présent billet).

☞ Pour le fond du sujet, je renvoie notamment à ce billet sur la correspondance de Curry-Howard et à celui-ci sur la réalisabilité propositionnelle, qui sont largement adaptés de certains bouts de mon cours, même si la présentation est différente et qu'ils vont plus loin (surtout le second). Je peux aussi renvoyer à ce billet sur des sujets variés en vrac sur lesquels j'ai appris des choses en préparant ce cours. Enfin, je fais un lien vers ce billet sur les degrés de Turing et leur généralisation parce qu'il touche à des questions adjacentes, même si je n'ai pas fait plus qu'évoquer la définition de degré de Turing (ordinaire) dans mon cours.

☞ Pour ce qui est des documents pédagogiques accompagnant le cours, voici quelques liens (dont, malgré ma passion pour la stabilité des URL, je ne garantis pas qu'ils seront pérennes, parce que je ne sais pas comment je vais les réorganiser à l'avenir). D'abord le PDF des transparents (qui est la concaténation idiote de trois parties inégales : ① calculabilité, ② typage simple et calcul propositionnel et ③ introduction aux quantificateurs ; j'ai aussi fait une version « imprimable » des transparents : , et ). Les exercices d'entraînement sont : ici sans corrigé et ici avec corrigé. Et le sujet du contrôle est ici sans corrigé et ici avec corrigé. Et si des gens sont intéressés par le source de tout ça, le dépôt Git est ici.

Avertissement usuel : même si j'évoque ici mon travail d'enseignant-chercheur à Télécom, je dois rappeler que, dans ce billet comme ailleurs sur ce blog, je m'exprime à titre purement personnel et que les avis et opinions que je peux exprimer ici (ou ailleurs) sont juste les miens et n'engagent en aucun cas mon employeur (ni qui que ce soit d'autre que moi, et d'ailleurs ils ne m'engagent même pas moi vu que que je me réserve le droit d'en changer à tout moment et sans prévenir). J'ajoute que si vous faites partie des personnes qui ont besoin d'un tel avertissement, il vous est interdit de lire la suite de ce billet.

Plan du billet

Le contexte

Comme je l'ai expliqué dans les billets déjà liés ci-dessus (celui-ci et celui-là), la France a récemment créé une filière MPI (maths, physique et informatique) dans ses classes préparatoires scientifiques[#]. En particulier, les élèves entrant à Télécom par le concours commun peuvent arriver avec trois niveaux de formation en informatique : le socle commun MP/PC (où il n'y a pas grand-chose en info), l'option informatique en MP (qui existait déjà), et la nouvelle filière MPI (qui va encore plus loin). Les programmes de toutes ces filières sont trouvables par exemple sur ce site). Ceci nous a imposé une réforme de nos enseignements en première année : jusqu'à l'été 2023 notre première année était complètement uniforme (en gros, tout le monde avait les mêmes cours, le choix d'une filière de spécialisation se faisant en seconde année), mais ce mode de fonctionnement devenait intenable, au moins pour ce qui est de l'informatique, avec de telles différences de formation à l'entrée (si on s'adapte à ceux qui en ont fait le moins, ceux qui en ont fait plus s'ennuient, et si on s'adapte à ceux qui en ont fait le plus, ceux qui en ont fait le moins sont largués).

[#] Au niveau de la reconnaissance de l'informatique comme une science à part entière, il y a aussi eu création d'une agrégation d'informatique pour le recrutement des enseignants alors que l'informatique était jusqu'alors considérée comme une option de l'agrégation de mathématiques. Et, un peu avant, des changements au niveau lycée avec la création d'une spécialité NSI, c'est-à-dire numérique et sciences informatiques, mais ça ne me concerne que beaucoup plus indirectement : de ce que je comprends, à cause de la limitation à deux spécialités en terminale, la (grande ?) majorité des élèves de prépa, y compris MPI, n'ont pas suivi cette spécialité NSI en terminale, mais bien maths et physique-chimie.

Mais ce n'est pas, en fait, qu'une question de niveau en entrée : les élèves ayant choisi la filière MPI semblent avoir des attentes et des intérêts différents de ceux de la filière MP (même « option info »), au sens où ils semblent généralement plus intéressés par l'informatique pour elle-même et pas juste comme un outil dans un travail d'ingénieur (parce qu'évidemment tout le monde utilise l'informatique de nos jours). Et un des buts de la réforme que nous avons mise en place est de rentre Télécom plus attirante pour les préparationnaires vraiment intéressés par l'informatique, avec notamment l'idée qu'il ne faut pas qu'ils s'ennuient en cours.

La première année à Télécom est (maintenant) divisée en quatre périodes. Pour ce qui est de l'enseignement d'informatique, voici comment nous avons organisé l'année. La période P1 (septembre–octobre) a été dédiée à une introduction générale à la programmation, du matériel au haut niveau, tandis que les élèves venus de la filière MPI (et uniquement eux) ont un cours spécifique sur la compilation. La période P2 (novembre–janvier) est consacrée à la théorie de l'informatique, et c'est celle qui me concerne et dont je vais reparler. La période P3 (février–avril) propose le choix entre différents paradigmes de programmation. Et la période P4 (avril–juin) est consacrée aux réseaux. Sur chacune de ces périodes, les élèves ont environ 40h d'informatique (sauf en P3, moitié moins), c'est-à-dire environ 4h½ par semaine pendant les 9 semaines que dure la période. (Pendant le même temps, les élèves ont bien sûr aussi des cours dans les autres domaines : maths, physique+électronique, sciences économiques et sociales, langues et humanités ; plus des projets et stages variés, notamment entre les périodes. Je dis ça pour situer un peu l'enseignement dans son volume global.)

Pour ce qui est de l'enseignement d'informatique de la période P2 de première année, donc, nous avons divisé la population d'élèves en deux sous-populations inégales : ceux qui sont entrés par les filières MPI ou MP option info du concours commun ainsi que les admis sur titres après une licence d'informatique, soit au total ~90 élèves, et tous les autres, qui doivent représenter à peu près ~120 élèves. Les premiers ont eu le cours INF110 dont je me suis chargé et dont je parle ici, tandis que les seconds ont eu un cours (INF109) plus général sur l'algorithmique fondamentale et quelques rudiments de la calculabilité (recouvrant notamment une partie de ce que les autres élèves avaient déjà vu en prépa).

Bref, s'agissant de INF110, j'avais à m'occuper de 39 heures d'enseignement (contrôle de connaissances non compris), étalées sur 9 semaines, pour ~90 élèves. Nous avons décidé de séparer ces 39h en 21h de cours magistraux, et 18h de TD+TP lesquels ont été pris en charge par mon collègue Théo Z. Pour des raisons d'organisation de l'emploi du temps global de la première année, il n'était pas possible de regrouper les élèves tous ensemble pendant les cours magistraux, donc j'ai donné deux fois chaque séance (on arrive donc à 42h pour moi, si vous suivez).

De l'opportunité d'enseigner des sujets théoriques

Il faut que je dise ici un mot pour évoquer la question qui revient de façon récurrente dès qu'on parle de dispenser des cours assez « théoriques » (whatever that means) à des élèves majoritairement[#2] futurs ingénieurs. J'avais déjà droit à ce genre de remarques quand j'enseignais l'analyse de Fourier (cf. par exemple ce billet) : à quoi ça sert d'expliquer à des futurs ingénieurs la différence entre la transformée de Fourier dans L¹ et dans L² ? ce n'est pas ça qui va leur servir : de toute façon leur signal sera un ensemble fini de valeurs. Donc inévitablement on peut se demander pourquoi enseigner la calculabilité ou la logique intuitionniste quand ce même temps pourrait être employé à faire des cours de JavaScript et de Python, parce que c'est ça qui va leur servir — ou bien d'IA puisque maintenant tout le monde se rue sur l'IA comme des lemmings sur la falaise.

[#2] Je précise que majoritairement ne signifie pas exclusivement. Même sans parler des cas vraiment exotiques, et il y en a toujours (après tout, j'ai dans ma promo à Normale Sup un camarade qui a décidé que la passion de sa vie c'était le cirque, et qui a donc fait carrière dans les arts du spectacle après une thèse de physique quantique), il y a quand même une proportion, faible mais non complètement négligeable, d'élèves à Télécom qui décident de faire de la recherche plus ou moins théorique, c'est-à-dire de faire une thèse et éventuellement d'en faire carrière. Néanmoins, j'entends bien l'argument selon lequel l'enseignement ne doit pas se construire en fonction des intérêts d'une minorité. Donc ce n'est pas l'argument que j'invoque ici pour justifier l'intérêt de mon cours.

J'avais déjà répondu à cette objection, mais je ne sais pas si ma réponse me satisfait beaucoup. Disons que si un ingénieur n'est pas un chercheur (dont le métier consiste à proposer de nouvelles théories), il n'est pas non plus un technicien (dont le métier consiste à appliquer des techniques existantes) : l'ingénieur est justement là pour faire le pont entre les deux, pour appliquer la théorie à la création de nouvelles techniques ou au perfectionnement de celles qui existent, ce qui implique de bien maîtriser la théorie de son domaine, avec un certain recul sur celle-ci, pas juste comme des recettes de cuisine apprises par cœur. (Je devrais, ici, faire référence à la nouvelle Profession d'Asimov, mais c'est un peu difficile à faire sans divulgâcher ; donc je vais me contenter de dire : lisez-la.)

On se trompe gravement, je pense, en voulant centrer l'enseignement sur ce qui sert (ou plutôt, on se trompe gravement en ne mesurant pas toutes les manières dont quelque chose peut servir) : le but de l'enseignement, quel que soit son niveau, n'est pas principalement, ou en tout cas pas exclusivement, de fournir des outils qui serviront mais aussi des clés de compréhension de phénomènes, des cadres dans lesquels analyser ce à quoi on est confronté. Les outils, ce n'est pas qu'il ne faut pas les apprendre, mais ils ont tendance à être hautement spécifiques à une tâche précise, les outils nécessaires à tel ou tel métier s'apprennent normalement en entrant dans ce métier, ce n'est tout simplement pas le rôle de l'enseignement de former à s'en servir (sauf dans la mesure où ces outils sont extrêmement transverses). S'agissant de l'informatique, donc, on se trompe par exemple en pensant qu'il faut enseigner les langages de programmation qui seront utilisés ensuite : un langage de programmation, ça s'apprend rapidement, l'intérêt de les enseigner n'est pas d'enseigner ce qui servira mais d'enseigner ce qui permet de comprendre les différentes approches[#3] de la programmation et les différentes façon de concevoir une tâche.

[#3] Sur les langages de programmation, ce que je dis c'est que ça n'a, selon moi, aucun intérêt de se dire je vais apprendre/enseigner JavaScript et Python parce que c'est ce qui me/leur servira après ; il faut plutôt se dire je vais viser un échantillon représentatif des différents styles de langages de programmation pour comprendre les différentes approches : un langage bas niveau pour comprendre comment fonctionne la gestion de la mémoire, un langage purement fonctionnel et paresseux pour comprendre comment conceptualiser les tâches par une programmation d'ordre supérieur, un langage orienté objet pour comprendre le concept d'héritage, un langage distribué pour comprendre les difficultés de la programmation asynchrone et la manière dont on les résout, etc.

Donc l'intérêt d'enseigner la calculabilité, ce n'est certainement pas parce que ça va servir (même s'il est certainement utile qu'un ingénieur sache que certaines tâches ne sont pas réalisables algorithmiquement — et qu'en gros toute tentative d'analyser le comportement d'un programme devra reposer sur des heuristiques qui seront fatalement imparfaites), mais aussi parce que cela amène à prendre du recul sur les concepts fondamentaux de l'informatique (la récursion, l'auto-référence, la nature de l'évaluation dans les langages de programmation, la raison pour laquelle on se retrouve si facilement à être Turing-complet par accident — et peut-être aussi le fait que ce n'est pas très pertinent de chercher à l'éviter). À titre d'exemple, s'agissant de l'auto-référence, je dirais que quelqu'un qui a du recul sur la calculabilité et le théorème de récursion de Kleene ne sera absolument pas surpris par le fameux hack de Ken Thompson[#4] (d'ailleurs, Thompson lui-même explique le lien entre les quines et son hack), et c'est pertinent pour pouvoir prétendre maîtriser la sécurité informatique. Je peux dire quelque chose d'analogue pour le typage : ce n'est pas juste que c'est utile de comprendre les bases du typage et du polymorphisme parce que certains langages réellement utilisés en ont, mais c'est aussi nécessaire pour comprendre ce qui se passe (par exemple quand on cache des valeur dans une clôture, quand on passe des valeurs par continuation — ce qui sont des paradigmes de programmation qui servent vraiment).

[#4] Dans Reflections on Trusting Trust, Thompson explique qu'il avait introduit une backdoor dans le programme login, puis modifié le compilateur C pour introduire lui-même cette backdoor si elle ne s'y trouvait pas, puis pour introduire cette backdoor dans le compilateur C lui-même, si bien qu'au final il pouvait recompiler le compilateur avec les sources d'origine et la backdoor persistait dans le binaire. Voilà quelque chose qui, au minimum, ne doit pas surprendre un ingénieur en sécurité informatique.

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(samedi)

Le pluriel de fait divers n'est pas statistiques

Je viens de[#] voir passer sur Twitter⌫𝕏 encore je ne sais quel fait divers retweeté par quelqu'un qui cherchait sans doute à en tirer une conclusion sur notre société. (Je ne sais plus de quoi il était question, mais typiquement le fait divers prend la forme d'une violence commise par ou contre tel ou tel groupe dont on voudrait laisser penser qu'il est sujet ou objet de violences, et la conclusion plus large est quelque chose comme tout va mal.) Ou plutôt, à provoquer une émotion dans laquelle une conclusion éclora sans passer par l'étape de raisonnement.

[#] Enfin, je venais de quand j'ai écrit ce paragraphe. Mais ce billet, parmi beaucoup d'autres à moitié écrits, traînait dans mes cartons virtuels depuis un moment, donc je ne sais même plus à quel moment je fais référence. Peu importe : entre temps j'ai vu passer plein d'autres faits divers tout aussi peu dignes qu'on s'intéresse à eux.

Puisqu'il est question d'émotion, justement, je voudrais dire la mienne contre tout ce qui ressemble aux faits divers : à ceux qui les rapportent, à ceux qui les reproduisent, et à ceux qui, consciemment ou inconsciemment, cherchent à manipuler l'opinion publique avec. (Et je précise que je ne suis pas exempt de ces reproches : c'est justement parce que, sans doute comme tout le monde, je suis moi-même parfois tenté de m'émouvoir d'un fait divers, voire de le « partager » sur les réseaux sociaux, et d'autant plus que le fait divers s'aligne avec mes préconceptions politiques, que je dois travailler pour lutter contre ce poison du cerveau humain, et ce billet est là pour ça.)

Mon reproche contre le concept de fait divers peut être résumé dans l'explication suivante, dont la concision provocatrice retire un peu à la précision, mais qui résume néanmoins de façon assez percutante le cœur du problème :

Si on en parle aux infos, c'est que c'est très atypique.
Si c'est très atypique, c'est que ça n'a aucune importance.

(Il va de soi que je parle là des faits divers — expression française forte utile et que je ne sais d'ailleurs pas traduire en anglais. Un événement de portée géopolitique, par exemple, n'est pas sujet à ce reproche : il est significatif en lui-même, pas en ce qu'il prétend représenter un phénomène plus large.)

Je résume ce résumé par le titre de ce billet (inspiré d'une citation qui, comme toutes les meilleures citations, est apocryphe voire complètement inversée, le pluriel d'anecdote n'est pas données) : le pluriel de fait divers n'est pas statistiques.

Tout fait divers, donc, est un mensonge. Pas parce qu'il est faux (il y en a plein qui sont des légendes urbaines, mais ce n'est pas ça mon propos : admettons pour les besoins de l'argument que les faits soient exacts et fidèlement rapportés), mais en ce qu'il suggère qu'il est représentatif alors qu'il ne l'est pas : s'il était représentatif, il serait banal et on n'en parlerait pas. Donc il ment même s'il dit la vérité. Ce qui est sans doute la meilleure façon de mentir. Pour invoquer une autre citation (qui, pour une fois, n'est pas apocryphe, c'est d'Asimov dans Forward the Foundation) : The closer to the truth, the better the lie, and the truth itself, when it can be used, is the best lie.

Le fait divers, donc, vise à manipuler notre émotion. C'est un défaut du cerveau humain que les statistiques n'arrivent pas facilement à susciter notre émotion. (Ou alors il faut pour ça les tourner sous une forme trompeuse : les phrases du style toutes les X minutes, en France, <telle chose se produit> sont une manipulation pour donner aux statistiques la même coloration émotionnelle que les faits divers[#2].) Et aussi que les émotions sont si puissantes pour provoquer une réaction de notre part. Nous avons besoin de faits concrets, pas de chiffres.

[#2] Bien garder ça à l'esprit : si quelqu'un vous dit qu'il y a <tant> de <tel fait> par an en France, c'est peut-être vrai et honnête ; mais si on vous dit que <tel fait> se produit toutes les <tant> de minutes en France, c'est toujours un mensonge même si le chiffre est vrai : c'est un mensonge en ce que c'est une manipulation pour que le chiffre paraisse plus important qu'il l'est. Parce qu'il n'y a tout simplement aucune raison légitime de tourner une fréquence sous cette forme.

Je ne dis pas que les statistiques ne peuvent pas mentir, bien sûr, et d'ailleurs je viens à l'instant de donner une manière de les manipuler. (Là aussi vous vous doutez bien qu'il y a une fameuse citation apocryphe pour nous le rappeler.) Mais les statistiques ont au moins en principe le pouvoir de dire quelque chose de vrai et de représentatif, ce que le fait divers n'a pas. Les statistiques traduisent parfois une vérité collective intéressante : le fait divers ne le font jamais.

L'exemple le plus flagrant de la manipulation de nos émotions par ce qui n'est pas statistiquement représentatif est celui des actes terroristes et de l'importance qu'on leur accorde. (Je renvoie à cette vidéo plutôt bien faite pour un développement plus poussé de ce point.) La réalité statistique du terrorisme, dans le monde occidental, est qu'il est insignifiant : si vous vivez en France, vous avez moins de 0.01% de chances[#3] de mourir dans un attentat terroriste. Or les médias traitent chaque acte terroriste comme un sujet majeur, ce qui est exactement ce que recherchent les terroristes, et ce qui donne à ces derniers une victoire retentissante à chaque fois, en ce qu'ils réussissent effectivement, avec cette complicité des médias, à terroriser des gens qui, regardant ces infos anxiogènes, sont souvent convaincus qu'ils sont eux-mêmes menacés[#4] par le phénomène alors qu'ils ont grosso modo autant de chances de mourir, disons, tués par une vache. J'ajoute, puisque c'est aussi le propos de ce billet, que les politiques préconisant une réponse forte[#5] au terrorisme sont les alliés objectifs[#6] des terroristes : les premiers fournissent aux seconds l'attention et la terreur qu'ils recherchent, et les seconds fournissent aux premiers leur agenda politique (donc le pouvoir qui va avec).

[#3] Estimation passablement conservatrice : en France, il semble qu'il y ait eu moins de 600 morts de terrorisme au cours des 50 dernières années, sur environ 30 millions de morts au total pendant ce demi-siècle, donc les chances de mourir du terrorisme, en France, seraient plutôt autour de 0.002%. Mais pour d'autres pays européens, 0.01% est plus représentatif, et si on prend la pire année pour la France, on monte à presque… 0.03% (pour être bien clair, ça veut dire en gros que si chaque année répétait celle des attentats de 2015, la probabilité d'un Français générique de mourir du terrorisme sur toute votre vie serait autour de 0.03% ; je ne parle pas de 0.03% par an, ce qui serait beaucoup plus, mais plutôt de 0.0003% par an, soit 0.03% sur toute une vie, en prenant le pire chiffre des 50 dernières années).

[#4] De même qu'on a des règles qui imposent que toute pub pour de la bouffe soit accompagnée d'une injonction un chouïa paternaliste, je me dis parfois qu'il ne serait pas mal d'obliger tout reportage ou sujet d'actualité mentionnant le terrorisme d'être accompagné d'un message disant substantiellement : ce sujet ne vous concerne pas : vous n'allez pas mourir du terrorisme, vous allez très probablement mourir du cancer ou d'un accident cardiaque ou vasculaire.

[#5] Réponse forte, en fait, généralement constituée d'un théâtre de mesures absolument dénuées d'effets réels contre le terrorisme : il s'agit d'une comédie sécuritaire dont le but est simplement de rappeler au grand public que le sujet est censé être Important et que des gens prennent des Mesures.

[#6] J'aime bien rappeler que quand deux groupes se font publiquement et ostensiblement la guerre, souvent ces deux groupes sont des alliés objectifs, en ce que les deux ont en fait un but commun, qui est de faire croire que le sujet sur lequel ils se font la guerre est un sujet grave, important et central, que l'attention de l'opinion doit se focaliser dessus (ou bien il peut s'agir de cimenter chacun des deux groupes dans l'essentialisme qui les définit). Cette analyse est parfois simpliste (dans une vraie guerre, ce sont surtout les fractions les plus radicales des deux belligérants qui sont alliées, ça ne veut pas dire que toute la guerre est factice), mais il est au moins bon de l'avoir à l'esprit quand on nous présente un débat entre des positions prétendument « opposées ». En l'occurrence, l'alliance objective entre terroristes et adeptes de la manière forte contre le terrorisme me paraît assez évidente.

Certains sont sans doute tentés de répondre sur l'importance des symboles, ou quelque chose comme ça. (En mode avocat du diable : quelle sordide façon de décerner l'importance des sujets que de compter le nombre total de morts et de ne regarder que ça ! ce sont les symboles qui comptent.) Or c'est un peu le problème, justement : les terroristes essayent de nous manipuler par la portée symbolique de leur acte, et accepter de la reconnaître, accepter de s'en émouvoir plus que ce que sa réalité statistique extrêmement mineure le justifie, c'est justement entrer dans leur jeu. J'ai parlé ici du terrorisme, mais c'est globalement le problème des faits divers : la naissance d'une émotion collective qui, même si elle n'est pas provoquée délibérément, sera exploitée par les politiques. C'est le principe du un fait divers, une loi (la loi n'est généralement même pas la finalité de la manœuvre — parfois elle l'est si c'est une loi liberticide, mais en général le but de la gesticulation est simplement de récupérer du capital de sympathie politique sur l'air de voyez, moi je m'occupe de ce problème dont personne ne s'occupait jusqu'ici).

Et cette émotion collective vient avec une injonction de la ressentir : qui oserait répondre à l'émotion suscitée par le viol du petit Machin (7 ans) par le cousin de sa belle-tante en disant mais on s'en fout, de ce fait-divers sordide ! ? Si vous dites ça, on vous traite de monstre, d'insensible, de scientifique déshumanisé qui ne sait lire le monde que derrière de froides statistiques, etc. (et si on tient un discours de ce genre face à un acte terroriste, la réaction est encore pire[#7]). Les gens qui disent ça confondent le fait de ressentir une émotion (oui, généralement, je suis désolé d'apprendre ce qui est arrivé au petit Machin) et le fait d'en faire un spectacle public d'importance nationale.

[#7] Essayez un peu de défendre la position selon laquelle la réponse à faire au terrorisme c'est l'ignorer complètement, et pourrez mesurer, aux réactions indignées que cela provoque, l'étendue de la victoire psychologique des terroristes dans leur bataille pour l'attention. (Notons que je ne défends pas cette position : je pense qu'il y a des choses qu'on peut faire contre le terrorisme, mais elles sont plutôt de l'ordre de l'infiltration. Mais ce n'est ni le propos de ce billet ni quelque chose sur quoi je pense être compétent, donc je ne développe pas.)

Je le sais parce que je tiens de feu mon papa cette attitude de rejet du fait divers et d'attachement aux statistiques, et je voyais bien les réactions irritées voire véritablement courroucées que cette attitude pouvait provoquer. Il est vrai qu'il ne cachait pas son mépris pour tout ce qui est anecdotique, et qu'il demandait bien ostensiblement, et avec un mépris parfois un peu provocateur, la fréquence de n'importe quel fait qu'on lui rapportait. (Et il est aussi vrai qu'il n'était pas toujours parfaitement cohérent avec ses propres principes.)

Encore une fois, je ne prétends certainement pas être moi-même exempt de reproches : il m'est certainement arrivé de rapporter, propager ou amplifier des faits divers (voire de les déformer) : moi aussi j'ai des émotions et moi aussi on peut me manipuler avec elles, et le terrorisme y parvient dans une certaine mesure. Ce que je décris ici est surtout une discipline que j'essaie de m'imposer (et si je cherche à me l'imposer, c'est bien parce qu'elle ne m'est pas naturelle, et j'échoue souvent à obéir à mes règles). Il ne s'agit pas de ne jamais évoquer de fait divers, mais au moins de faire la démarche de me demander, à chaque fois que j'en rencontre un, quelque chose comme ceci :

  • Est-ce que ce fait est représentatif en plus d'être matériellement exact ? De quoi est-il représentatif exactement ?
  • Est-ce que je dispose des éléments de contexte suffisants pour interpréter le fait rapporté ? Quelle sélection des faits a été apportée par la narration que j'ai reçue ? Quels sont les biais de la source dont je le tiens ?
  • Qui a sélectionné le fait rapporté parmi d'autres qui sont semblables ? Qui a choisi de parler précisément de celui-là et pas d'un autre ? Quelle est l'intention derrière ce choix, qui n'est pas neutre ?
  • Est-ce que je peux trouver des statistiques sur le phénomène qui semble impliqué par le fait rapporté ? Que me disent ces statistiques sur l'importance du phénomène ? Que me disent-elles sur la typicité du fait rapporté ?
  • Quelle émotion fait naître en moi le fait rapporté ? Dans quelle mesure cette émotion est-elle provoquée ou amplifiée par la narration que j'ai reçue ? Cette émotion sert-elle des intérêts autres que ceux de l'information pure ? Lesquels ?

La liste n'est pas exhaustive, évidemment (et je mélange là des questions qui visent à stimuler différentes sortes de scepticisme, dont certains s'appliquent bien plus largement qu'aux faits divers[#8]). Mais il me semble que le débat public serait beaucoup plus sain si chacun faisait au moins un effort honnête de pratiquer cette petite gymnastique à chaque fois qu'il s'agit de cliquer sur le bouton reposter d'un message qui nous émeut.

[#8] Et bien sûr tout ceci s'ajoute au scepticisme dont il est pertinent de faire preuve sur les faits eux-mêmes (viennent-ils d'une source fiable ? les images ne sont-elles pas générées par IA ? etc.).

Tout propos catégorique mérite bien sûr d'être nuancé (y compris cette phrase-ci). Il y a quand même des cas où un fait divers peut nous apprendre quelque chose.

D'abord, quand le fait divers est représentatif et typique d'un phénomène qui est effectivement statistiquement pertinent : il n'est tout de même pas vrai que tout ce qui est relaté aux infos (ou propagé sur les réseaux sociaux) est atypique, et même s'il est atypique il peut l'être pour des raisons orthogonales à ce qui le rend significatif (par exemple si une célébrité est victime d'un phénomène banal, ça rend le fait divers newsworthy tout en restant représentatif du phénomène banal). On peut admettre qu'un fait divers serve, dans un discours, à illustrer un phénomène statistique, à rendre plus « parlantes » les statistiques. Mais ceci n'excuse en rien de ne pas chercher les statistiques.

Ensuite, quand un fait divers montre que quelque chose est possible alors qu'on pensait que c'était simplement impossible (ou que quelque chose existe alors qu'on n'y avait jamais pensé) : les statistiques sont alors par définition impossibles à faire puisqu'on a affaire à un hapax. La réaction saine, alors, est de se dire tiens, il est peut-être pertinent de s'intéresser à ce phénomène à l'avenir, par exemple pour chercher à savoir s'il est en train d'apparaître ou si c'est un événement qui se produit une fois tous les millions d'années.

Et bien sûr, une morale à tirer de tout ça c'est l'importance de l'enseignement scientifique (et notamment des stats de base et des ordres de grandeur). Il me semble indispensable que tout citoyen sache calculer un ordre de grandeur pour répondre à un problème du style : si ce problème, qui touche un groupe de personnes dont je fais partie et représentant environ 1% de la population, se produit environ une fois par mois en France et affecte une vingtaine de personnes à chaque fois, au bout de combien de temps dois-je moi-même m'attendre à en être victime ? (réponse en supposant une uniforme distribution[#9] : 70 millions × 1% / 20 × 1 mois ≈ 3000 ans) ou, en plus simple, si une personne par minute est victime de tel phénomène en France, au bout de combien de temps dois-je moi-même m'attendre à en être victime ? (réponse en supposant une uniforme distribution : 70 millions de minutes ≈ 130 ans). Je pourrais raconter des anecdotes de gens qui sont incapables de convertir de tête 70 millions de minutes en 130 ans (au moins approximativement !) ou échoueraient à répondre à ce genre de questions pour telle ou telle autre raison, mais ce serait, justement, des anecdotes destinées à provoquer votre émotion indignée : pour rester dans le sujet, je voudrais plutôt voir des statistiques sérieuses à cet égard.

[#9] Bien sûr, l'hypothèse d'égale distribution est critiquable et doit être critiquée, à l'aune du phénomène particulier. C'est justement ce qu'un enseignement scientifique correct doit fournir : des clés pour utiliser, formuler et critiquer ce genre d'hypothèse.

L'autre chose importante à mettre dans les mains de tous les citoyens, outre une culture scientifique de base, c'est l'accès à des statistiques claires et de qualité contre lesquelles comparer leurs impressions tirées des anecdotes sur le monde.

J'aime donner l'exemple suivant : beaucoup de gens sont persuadés (et pour le coup ce n'est pas anecdotique, j'avais trouvé des statistiques sérieuses à l'appui de cette affirmation, même si je ne les retrouve plus) que le monde est beaucoup plus violent qu'autrefois. Cette impression résulte largement de l'information immédiate et « brute » à laquelle nous avons accès. Or selon à peu près n'importe quelle métrique raisonnable, nous vivons à une époque tout à fait paisible, et selon certaines, même, possiblement la plus paisible que l'Humanité ait jamais connue. Voyez par exemple ce graphe pour ce qui est de la mortalité par guerre, et cette estimation ainsi que celle-ci des homicides, pour des perspectives historiques plus larges. Ça ne veut certainement pas dire que le monde n'est pas bourré de problèmes, ni que la violence n'en est pas un sérieux, ni qu'elle n'est pas en train de ressurgir (et on peut certainement trouver des statistiques bien plus nuancées que celles que je viens de lier), mais l'impression émotionnelle qui résulte de la consommation de l'actualité n'en est pas moins profondément trompeuse.

Donc j'aime bien faire la pub, et j'en profite pour le faire ici, pour le site Web Our World in Data, qui avec Wikipédia (et malgré toutes les imperfections de l'un ou de l'autre) est un de ceux qu'il est le plus urgent de mettre entre toutes les mains et d'encourager tout le monde à consulter comme source d'information raisonnablement honnête, généralement fiable et typiquement facile à comprendre.

Je conclus par la remarque suivante tendant à justifier le titre de ce billet sous un angle légèrement différent : non seulement l'accumulation d'anecdotes ne va pas conduire à une représentation mentale fidèle du monde parce que chacune de ces anecdotes est atypique, mais aussi, et même en l'absence de volonté de manipulation émotionnelle, même leur agrégation n'est toujours pas représentative. Ceci résulte notamment d'une asymétrie fondamentale de l'information : les mauvaises nouvelles ont tendance à venir de façon soudaine (ceci ne vaut pas que pour les faits divers : guerres et catastrophes arrivent de façon soudaine), et l'actualité est dominée par ce qui est soudain et nouveau ; tandis que les bonnes nouvelles sont presque toujours lentes et incrémentales (les informations du style cette année l'espérance de vie à la naissance a de nouveau augmenté d'un mois ou le nombre de morts par homicide continue sa baisse progressive ne font pas les actualités).

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(dimanche)

Quatre ans après, quelles sont les leçons retrospectives de la pandémie de covid ?

Cela fait quatre ans (un peu plus ou un peu moins selon l'endroit où on se trouve) que nous est tombée dessus une pandémie qui allait durer, et bouleverser nos vies, pendant environ deux ans. Deux ans de covid suivis par deux ans d'après-covid, peut-être que ce confinementversaire est un bon moment pour regarder en arrière.

J'ai déjà raconté sur ce blog comment j'avais vécu ces journées si particulières de février-mars 2020 menant jusqu'au confinement total en France. J'y repense chaque année en cette saison parce que j'aime relire régulièrement mon journal pour me remémorer ce que je faisais il y a 1 an, 2 ans, 3 ans, 4 ans et 5 ans (en général je m'arrête là), donc forcément, en mars, je me retrouve à repenser à la covid[#] et aux confinements. Peut-être que ce n'est pas une bonne idée : je n'ai toujours pas trouvé comment dépasser[#2] le traumatisme de la sensation d'être emprisonné chez moi et d'avoir dû m'échapper comme un voleur pour aller me promener, et il n'est pas sûr que l'exercice mémoriel annuel m'aide. J'y pense aussi à propos de chaque fournée de nouveaux élèves que je vois passer : quelle année de leur scolarité a été bousillée, et quelles lacunes en conséquence ?

[#] Le fait que j'aie en ce moment un méga-rhume, qui, si j'en crois les autotests que j'ai faits, est sans doute le premier rhume que j'ai depuis la pandémie et qui ne soit pas dû à la covid, et que je ne constate franchement aucune différence de symptômes entre rhume covid et rhume non-covid (j'ai de nouveau une toux pénible), m'aide aussi à me remettre dans l'ambiance.

[#2] On peut dire que j'ai le « confinement long » comme certains ont le covid long : notamment, le fait de rester toute la journée chez moi, comme cela m'arrivait souvent avant 2019, ou même simplement de ne pas quitter mon quartier, provoque maintenant en moi rapidement une sensation de malaise et d'angoisse. C'est un comble vu que je n'aime pas non plus voyager loin de chez moi ! En tout cas, si c'est déjà modérément handicapant, cela risque de devenir bien pire avec le temps si je n'arrive pas à dépasser ce phénomène.

☞ Comment écrire l'histoire de la pandémie ?

Mais ce que me fait très justement remarquer un collègue, c'est que, collectivement, nous ne semblons à ce stade pas (encore ?) très enclins à nous replonger dans cet épisode pour en tirer les leçons ou en écrire l'histoire. La pandémie est finie[#3], mais reste encore à en écrire le récit, ainsi que celui de notre réaction à celle-ci — en tout cas, l'histoire collective, plus que la compilation de témoignages individuels.

[#3] On peut discuter de quand, bien sûr. J'aime bien dire que c'était le , parce que l'attention du monde s'est portée sur un autre problème, mais en vrai je considère que c'était plutôt quelques mois après (printemps-été 2022). Selon l'OMS c'était le , mais hors du cas très spécial de la Chine on ne peut pas vraiment dire que la pandémie ait beaucoup marqué l'année 2022–2023. Quoi qu'il en soit, la fin de la pandémie ne signifie évidemment pas la fin de la maladie : la covid elle-même ne disparaîtra jamais (enfin, pas avant l'extinction des mammifères ou quelque chose de très lointain comme ça). Ce qui a disparu, ce certains n'arrivent pas à enregistrer ce fait, c'est son statut spécial ; ce qui a cessé, c'est qu'on ne regarde plus les graphes de nombre de cas, de nombre d'hospitalisations, de nombre de morts, etc., que nous étions nombreux à scruter presque quotidiennement (ou à compter les vagues).

Certains aspects ont été proprement documentés, c'est vrai. Le déroulement des faits statistiques et strictement médicaux — quand le premier cas a été détecté dans tel ou tel pays, par exemple — est abondamment consigné (cf. par exemple cette chronologie sur Wikipédia et celle-ci par la CDC). On a des statistiques et des graphes de nombre de cas, de nombre de morts, de vaccinations, ce genre de choses, pays par pays, région par région. Je me souviens avoir vu un documentaire intéressant sur la course au développement des différents vaccins : là aussi, la chronologie factuelle est clairement établie.

Cependant, tout ça est à l'histoire de la pandémie ce qu'une succession de récits de batailles serait à l'histoire de la première guerre mondiale : ça en fait partie, mais ce sont des arbres qui cachent la forêt.

Certains éléments historiques font déjà l'objet de polémiques. La question de l'origine du virus SARS-CoV-2, en particulier, a attiré énormément d'attention, à cause de la théorie selon laquelle il résulterait d'un accident de laboratoire (théorie que je qualifierais d'improbable mais pas de déraisonnable — à ne pas confondre avec les théories selon lesquelles il s'agirait d'un événement délibéré et qui relèvent, elles, du complotisme le plus farfelu). À vrai dire je ne trouve pas très intéressante cette question de l'origine du virus, et je ne trouve pas que ça change grand-chose de toute façon ; en revanche la méta-question de pourquoi cet aspect précis de l'histoire de la pandémie semble fasciner tant de gens, et polariser leur opinion, est, pour sa part, beaucoup plus intéressante à mes yeux (et je vais revenir plus bas sur la question de la polarisation de l'opinion).

Une autre chose qui a été étudiée rétrospectivement, notamment à cause de toute la sociologie complotiste qui s'est cristallisée autour, c'est l'« effet gourou » et les médicaments miracles. En France le gourou a été incarné par un certain chercheur médiatique marseillais qui s'est pointé dès le début de la pandémie avec son traitement-miracle dont on a ensuite pu constater que le traitement ne faisait rien du tout ou pire que rien, mais c'était trop tard, le mal était fait, des gens avaient décidé de n'écouter que lui ; puis il y a eu un autre remède censément miracle, tout aussi inefficace. La question de pourquoi les gens croient et veulent croire à ces remèdes miracles, de l'interaction avec les théories du complot, et les mécanismes psychologiques qui font que certains sont plus prêts à accepter un remède qui ne fait rien qu'un vaccin qui fait vraiment quelque chose, sont assez fascinants, mais là aussi, ce n'est qu'une facette de cette pandémie (et finalement rien de vraiment spécifique à elle : le complotisme antivax a une histoire bien plus longue).

Et puis il y a la question des modes de transmission : savoir pourquoi on a cru au début (ou cru qu'on croyait ? ou feint de croire ?) que le virus se transmettait par manuportage, si bien qu'on nous a donné comme consigne abondamment répétée de nous laver soigneusement les mains et qu'on s'est focalisés sur le gel hydro-alcoolique qui ne servait finalement à rien dans une pandémie respiratoire. (Je crois que j'avais vu passer un texte qui expliquait l'origine de cette erreur, mais je ne le retrouve plus.)

C'est d'ailleurs fascinant comme nous aimons regarder les pandémies du passé avec une sorte de condescendance sur les gens d'alors qui faisaient toutes sortes de rituels complètement inefficaces pour se protéger de (disons) la peste, alors que nous avons passé des mois à nous laver très soigneusement les mains, voire à désinfecter ce que nous achetions au supermarché, pour absolument rien. Mais passons.

D'autres aspects de la pandémie, en revanche, ne semblent guère avoir fait l'objet d'une analyse sérieuse.

☞ La dilapidation de la crédibilité des scientifiques

Notamment, il y a la question des prédictions des épidémiologistes-modélisateurs. Celle-là m'a beaucoup intéressé pendant la pandémie (j'avais par exemple écrit ce billet au sujet des biais systématiques dont ils étaient victimes), mais je trouve qu'on n'en a pas vraiment parlé après. Évidemment, ce qui est bien avec le recul du temps, c'est qu'on peut confronter les prédictions à la réalité : cette analyse rétrospective des modèles épidémiologiques est ce que fait cette page pour ce qui est de la France, c'est très intéressant (et assez frappant pour confirmer le fait que les biais de ces modèles sont systématiques et que les scénarios ne représentent pas du tout une fourchette autour de la réalité). Mais on aimerait voir une étude approfondie de la question : qu'est-ce qui a fait que des modèles largement dépourvus de fondement empirique ont été utilisés pour faire des études présentés au public et aux pouvoir politique comme des prédictions scientifiques[#4] ? (Ces modèles sont certes mathématiquement intéressants, j'ai moi-même joué avec, mais je suis bien placé pour savoir que mathématiquement intéressant ne dit pas grand-chose sur la capacité de prédire le réel, même si on ajoute assez de paramètres pour faire agiter la trompe au proverbial éléphant.)

[#4] Encore maintenant, on continue à voir passer (et reprendre par la presse) des études selon lesquelles les mesures prises en France auraient sauvé tel ou tel nombre de vies. Je résume en quoi consiste cette escroquerie scientifique, qui est substantiellement la même que dans l'article de l'équipe de Ferguson au début de la pandémie. On part d'un modèle profondément inadapté à décrire une pandémie humaine, à savoir le modèle SEIR, auquel on ajoute plus de compartiments pour donner l'impression que c'est plus sérieux, mais sans rien faire pour corriger les hypothèses délirantes intrinsèques au modèle SEIR (que les contacts entre personnes sont aléatoires et équiprobables, que tout le monde est également susceptible à l'épidémie, que les gens ne modifient pas leurs comportements à l'épidémie elle-même, seulement aux mesures prises par en haut, etc. — toutes sortes de choses qui sont démontrablement et évidemment complètement fausses). Ensuite, on postule que la seule chose qui peut réduire la transmission de l'épidémie est une mesure prise parmi un ensemble qu'on a choisi d'identifier (confinements, fermetures d'écoles, etc.), on fait une régression sur la dynamique du modèle pour inférer à partir de ce postulat quelle est la réduction de transmission correspondant à chacune des mesures, et on rédige ça en cachant le postulat et en faisant comme si on avait démontré que telle mesure produit telle réduction de la transmission. Débarrassé de sa sophistication modélisatrice, l'article dit juste j'ai postulé que la cause de ceci était cela, et j'observe l'étendue de son effet. Outre que ces articles ne définissent pas un confinement autrement que comme le paquet de mesures pris par la France entre telle et telle date et dont j'ai postulé qu'il était la cause de l'effet que j'observe, l'escroquerie devient généralement apparente quand on applique exactement le même modèle à la Suède : soit on doit ajouter un paramètre d'ajustement ad hoc qui prend une valeur mystérieusement énorme pour la Suède, soit on décide que la Suède a eu l'équivalent d'un confinement (les Suédois se sont autoconfinés), auquel cas le modèle ne démontre en rien l'utilité des mesures prises en France. (Si on veut, l'ensemble des études épidémiologiques sur l'efficacité des confinements semble surtout démontrer que le terme de confinement est performatif par une sorte de consensus social, mais n'explique en rien ce qui constitue ce terme — à part d'avoir décidé de l'appeler comme ça — ou ce qui crée ce consensus.) Pour ma part, j'aimerais vraiment savoir si les auteurs de ce genre de papiers croient vraiment les conneries qu'ils racontent ou s'ils veulent juste allonger leur liste de publication (ou, plus vraisemblablement, sont de malheureux doctorants à qui on fait faire un vil boulot auquel ils ne croient pas du tout).

Cette question est importante parce que, j'ai déjà exprimé cet avis à diverses reprises, ces prédictions par les épidémiologistes-modélisateurs dont le grand public a pu mesurer combien elles étaient imbues d'une confiance excessive, ont endommagé la réputation de la science dans son ensemble. Et à une époque où, dans toutes sortes de domaines, nous avons cruellement besoin qu'on écoute ce que la science et les scientifiques ont à dire, ces gens ont fait un mal fou en mettant en avant des prédictions dont tout le monde pouvait mesurer immédiatement combien elles étaient fausses.

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(samedi)

La dystopie des applications sur smartphone

La cause immédiate de l'écriture de ce billet est que la chaîne de salles de sports où je pratique la musculation (Neoness) a décidé de changer le contrôle à l'entrée de ses clubs et semble[#] maintenant exiger qu'on bippe au portique avec son smartphone sur lequel on aura installé une app qu'ils proposent, plutôt que de simplement présenter une carte de membre comme c'était le cas avant. L'app en question est notée 1.6 étoiles sur 5 en moyenne sur le Play Store d'Android (et je rappelle que le minimum est 1 étoile, pas 0, donc 1.6 étoiles sur 5 doit en fait se comprendre comme 0.6/4, ou 3/20 si on veut), ce qui donne une idée de combien les gens l'aiment, mais à la limite ce n'est pas mon problème : ce qui me préoccupe est plutôt la question de savoir dans quelle mesure il est acceptable d'une part, et légal d'autre part, d'exiger aux clients d'un club de sport, et plus généralement aux gens voulant pratiquer telle ou telle activité ou bénéficier de tel ou tel service, d'installer une app sur leur smartphone (et donc, pour commencer, d'avoir un smartphone permettant d'installer ladite app). Et de façon plus large, je veux réfléchir (réfléchir voulant dire : ranter de façon incohérente[#2]) sur la manière dont les apps pour smartphone nous enchaînent dans ce qui ressemble de plus en plus à une dystopie.

[#] J'écris semble ici, parce que tout est extrêmement confus à ce stade : peut-être que des nouvelles cartes (compatibles avec leur nouveau système) seront censées être disponibles pour les gens qui ne veulent pas utiliser leur smartphone, peut-être qu'elles sont « juste » en retard, peut-être qu'elles seront payantes, rien n'est clair. (Si elles sont payantes, je trouve complètement anormal qu'on me demande de payer un nouveau badge pour accéder à un club de sports dont j'ai déjà payé — comptant — l'inscription annuelle. Mais bon, ça m'emmerde beaucoup moins que de devoir installer une app sur mon téléphone, donc si le choix est entre payer ~15€ pour une nouvelle carte ou installer une app, je préfère payer ; et si le choix est entre payer ~15€ pour une nouvelle carte ou me faire rembourser le temps restant sur mon abonnement, je préfère aussi payer.) ❧ La raison pour laquelle tout ça n'est pas clair est que la première fois que j'ai voulu entrer et qu'on m'a dit que l'ancienne carte ne marchait plus et qu'il fallait installer une app j'ai dit je n'ai pas de smartphone avec moi et on m'a laissé passer ; et la seconde fois je voulais quand même savoir si ça marchait, donc j'ai badgé avec leur app de m●rde. Je ne voulais pas m'engueuler avec le préposé à l'entrée, qui n'y est pour rien et dont ce n'est pas le boulot : j'attendrai de voir si je peux parler au responsable du club. Mais comme le cas précis de Neoness n'est qu'un prétexte pour parler du problème de façon plus large, peu importent ces détails.

[#2] Et avec quantité de digressions présentées sous la forme de notes. D'ailleurs, tant que j'y suis à digresser, il faudrait un jour que je trouve un terme en bon français bien de chez nous pour remplacer le franglicisme ranter. Peut-être déblatérer ?

☞ À qui les apps mobile rendent-elles service ?

Il y a une app pour ça nous promettait le slogan qui nous a fait passer dans la seconde phase de la téléphonie mobile, celle où on est passé du téléphone mobile de base qui servait juste[#3] à échanger des appels et des SMS et peut-être à prendre des photos, à un appareil à tout faire, indispensable accessoire pour tant de nos activités quotidiennes. Notez bien que je ne me plains pas en soi de l'avènement du smartphone : avoir Internet tout le temps dans la poche me rend vraiment service (pour consulter Wikipédia ou quelques autres sites Web, utiliser des cartes, accéder à distance à des fichiers sur mes propres ordinateurs), et je ne regrette pas le bon vieux temps. Et même s'agissant des apps, il y en a quelques unes qui me sont vraiment utiles[#4].

[#3] Bon, en fait il y a eu très tôt des sortes d'applications sur les téléphones pré-smartphone : certains jeux étaient préinstallés sur le téléphone, et sur certains on pouvait installer d'autres choses. Mais comme ces téléphones n'avaient qu'un accès limité à Internet (et qu'Internet sur mobile coûtait la peau du c●l), peu de gens installaient quoi que ce soit ; et comme en plus les téléphones étaient peu compatibles entre eux, il n'y avait pas de vrai écosystème d'apps comme il y a maintenant sous Android et iOS. Il aurait été impensable à plus d'un titre, à cette époque, d'exiger une app sur téléphone pour quoi que ce soit.

[#4] Notamment, comme je le disais dans ce billet, OsmAnd pour avoir des cartes hors ligne, QuickDic pour des dictionnaires hors ligne, Signal comme application de messagerie, PlanetDroid pour connaître l'heure de lever et coucher du soleil et de la lune, et quelques autres de ce genre.

Mais quand même, on est en droit de se demander : à qui les téléphones cherchent-ils à rendre service ?

Une amie m'avait fait la remarque (ça devait être à l'ère pré-smartphone) que les téléphones mobiles rendaient surtout service aux gens qui cherchent à vous joindre — et pas forcément à vous si vous êtes de ces personnes qu'on cherche à joindre plus souvent qu'elle ne cherche à joindre les autres : on présente ça comme un outil fabuleux, et parfois il l'est, mais ça peut aussi être un mécanisme d'asservissement, notamment à l'obligation sociale d'être tout le temps joignable[#5].

[#5] On peut dire la même chose des mails, qui ont créé la norme sociale qu'on est « censé » les lire en moins de 24h, ce qui représente aussi un sacré asservissement.

Il en va de même des apps sur mobile : parfois elles sont effectivement là pour vous rendre service, mais souvent elles rendent surtout service à la personne qui a créé l'app : il y a du vrai[#6] dans l'adage que si c'est gratuit c'est que c'est vous qui êtes le produit.

[#6] Ce n'est pas toujours vrai, heureusement, il y a des gens qui ne sont pas des connards et qui développent bénévolement des logiciels libres ; mais comme je l'ai déjà signalé l'écosystème des smartphones est extrêmement pourri et tourné vers la recherche du profit, et il n'y y a que très peu de logiciels libres : quasiment toutes les apps (même des choses qui ont dû demander cinq minutes à écrire) sont soit payantes soit infestées de pubs soit destinées à rendre plus service à l'entité qui les a développées qu'à la personne qui les installe. Et c'est vraiment une question de culture, parce que dans le monde des ordinateurs ce n'est pas ça qui manque, les programmes, mêmes complexes, qui sont libres, gratuits, sans pubs et développés sans arrière-pensée malsaine.

Globalement parlant, si on essaie de vous inciter à installer une app, c'est probablement que vous ne devriez pas installer cette app ; et la note incroyablement basse de l'application Neoness que j'évoque plus haut en est une bonne illustration. C'est un petit peu exagérément simplifié, mais il y a de ça. Les apps vraiment utiles pour moi (exception faite de celles de Google, qui sont un peu à part parce que ce sont de toute façon eux qui développent Android donc ils ont un intérêt plus subtil dans l'affaire), j'ai dû découvrir leur existence par moi-même, on n'a pas essayé de me convaincre de les utiliser (bon, peut-être quelques amis dans le cas de Signal, mais en tout cas pas les gens à l'origine de l'app).

☞ Apps mobiles vs. webapplications

Il y a un dessin de xkcd qui résume très bien les choses : il montre un popup sur un site Web pour mobile qui affiche Want to visit an incomplete version of our website where you can't zoom? Download our app! et les deux choix sont OK ou No, but ask me again every time. Ceci mérite quelques commentaires. Pourquoi au juste tient-on à nous faire installer une app mobile plutôt que passer par un site Web ? Je n'ai pas forcément la réponse complète, mais j'ai des éléments de réponse qui doivent couvrir l'essentiel des cas. (Je renvoie à mon long billet de vulgarisation pour les généralités sur le Web et son fonctionnement technique qui sont plus ou moins pertinentes ici.)

D'abord, il est vrai qu'il y a des choses qu'on peut faire dans une app et pas dans un site Web. Mais la différence n'est pas aussi prononcée qu'on pourrait le croire : comme je l'explique dans le billet que je viens de lier, le Web moderne permet à tout site de se comporter comme une véritable application ; en gros, un site Web est une app qui tourne sur votre navigateur comme n'importe quelle app mobile en est une qui tourne sur Android/iOS : il y a des différences techniques comme le fait que l'app Web est normalement écrite en JavaScript alors que l'app mobile est écrite en Java pour Android ou Objective-C pour iOS, mais peu importe. Et de fait, on trouve des exemples d'applications assez complexes sous forme de sites Web, de la suite bureautique (Google Docs) à des jeux en passant par toutes sortes de réseaux sociaux. (Comme il est beaucoup plus pénible de diffuser des apps pour ordinateurs fixes que pour mobiles, beaucoup de services qui veulent pouvoir être accessibles sur fixe et sur mobile, comme les réseaux sociaux, ont une app mobile en plus d'un site Web, ce qui interroge forcément sur l'utilité de la première.) Et on aurait tort, aussi, de croire que le JavaScript tournant dans un site Web est forcément significativement plus lent qu'une app mobile : bon, peut-être que pour des choses extrêmement critiques la différence est pertinente mais certainement pas pour 99% des apps qu'on utilise normalement sur smartphone.

Alors il est vrai que certains éléments du smartphone ne sont pas forcément utilisables depuis un site Web. Mais même sur ce plan la différence n'est si claire : après tout un site Web peut demander, par exemple, à consulter la position relevée par le GPS (évidemment, votre navigateur vous demandera votre permission avant de permettre à l'application Web de l'obtenir ; et d'ailleurs, le système d'exploitation mobile vous demandera aussi votre permission avant de permettre au navigateur de l'obtenir). Un site Web doit aussi pouvoir demander la permission d'accéder à la caméra du téléphone, ou à son microphone. Je ne sais pas s'il y a des mécanismes (API) d'accès aux accéléromètres ou autres capteurs de ce goût, et il n'y a probablement pas moyen de faire du NFC ou du Bluetooth un peu fin, mais on voit quand même qu'il y a une certaine flexibilité dans ce qu'on peut faire en JavaScript depuis une page Web (et donc en utilisant, en quelque sorte, le navigateur comme un système d'exploitation mobile).

D'ailleurs, c'était l'idée derrière Firefox OS, un système d'exploitation pour mobile que Mozilla avait commencé à développer (j'ai brièvement eu un téléphone sous ce système, mais malheureusement il est mort — le système d'exploitation, je veux dire, pas le mobile) : le téléphone faisait tourner essentiellement une seule chose, à savoir Firefox, et la frontière était totalement abolie entre un site Web et une application Firefox (OS). Notamment, on pouvait tester une application sans l'installer, puisque de toute façon la procédure d'installation ne faisait que rendre l'application disponible en local, mais sans changement fondamental par rapport à utiliser directement le site Web. Le système de permissions était très bien fait (il était très en avance sur Android, et il a été partiellement repris par ce dernier), et donnait un bon contrôle à l'utilisateur. Bref, ce système d'exploitation mobile aurait été (du point de vue de l'utilisateur) tellement meilleur qu'Android et iOS — si seulement le succès n'était pas une question d'argent — et c'est une tragédie[#7] que Mozilla n'ait pas eu les moyens suffisants pour lui tailler une place dans l'écosystème mobile. Mais on sait déjà que le monde informatique favorise les oligopoles de la médiocrité.

[#7] On pourrait quand même espérer une forme de retournement de la chance sous la forme suivante : que les navigateurs Web finissent par adopter les interfaces permettant de faire depuis une page Web tout ce que Firefox OS aurait permis (y compris une forme de copie locale du site), si bien que Firefox sur Android puisse servir de facto de Firefox OS (la couche Android n'étant là que pour prendre de la place) ; et que progressivement les gens prennent l'habitude de refuser d'installer des apps sur mobile et exigent des sites Web. Malheureusement, on ne semble pas trop en prendre la voie. Et comme Google a la main à la fois derrière Android et derrière le navigateur Chrome, il ne se prive pas pour abuser de sa position dominante ; côté iOS, c'est encore pire puisque, jusqu'à ce que l'Union européenne n'oblige Apple à rendre un peu de liberté à ses utilisateurs (et encore, Apple n'y a consenti, sous la menace légale, que dans l'Union européenne), le seul navigateur possible sur iOS était celui d'Apple, Firefox pour iOS n'étant qu'une couche de vernis autour.

☞ Pourquoi on veut nous faire installer une app

Mais je digresse. Ce que je veux dire, en tout cas, est que dans la grande majorité des cas, ce que je cherche à faire est faisable uniquement dans une app et pas dans un site Web n'est pas la vraie raison pour laquelle on cherche à vous faire installer une app — si tant est que ce soit mis en avant, c'est plutôt un prétexte. (Il y a bien quelques cas où il me semble légitime qu'une app sur smartphone soit nécessaire pour accéder à un service : par exemple un système de location de voitures, mais je vais y revenir.)

La vraie raison est pour laquelle on cherche à nous pousser à utiliser une app surtout à chercher dans deux choses. D'abord, une app il faut l'installer, alors qu'un site Web on se contente de le visiter (comme je le dis ci-dessus, Firefox OS prévoyait un mécanisme par lequel des webapplications auraient permis une copie locale, ce qui serait d'ailleurs souhaitable pour plein de raisons, mais en l'état, un site Web il n'est consultable qu'en ligne). Du point de vue de l'utilisateur ça peut effectivement être une raison légitime, si l'application est destinée à pouvoir servir même là où on n'a pas forcément de couverture réseau — mais la plupart des apps mobiles ne marchent de toute façon pas sans accès au réseau, donc ce n'est pas vraiment ça. Du point de vue du concepteur de l'app, le fait d'obliger l'utilisateur à l'installer lui donne une métrique, le nombre de téléchargements de l'app, et les commerciaux aiment bien les métriques à maximiser et à mettre en avant sur leurs présentations PowerPoint : téléchargements égale visibilité égale pouvoir, ou quelque chose comme ça.

L'autre chose, c'est surtout qu'une app donne plus de pouvoir qu'un site Web, et je parle là de pouvoir de s'opposer à l'utilisateur ou de le contrôler. Par exemple, mais ce n'est qu'un exemple d'un phénomène plus large, il est beaucoup plus difficile de bloquer les pubs dans une app mobile que de bloquer les pubs dans un site Web.

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(dimanche)

Sur le dangereux mythe du « génie »

Quand l'an dernier j'ai écrit un billet sur l'intelligence artificielle je me suis dit que je devrais en faire un aussi sur l'intelligence naturelle — pour expliquer, en gros, que je trouve que, sans nier que des gens différents réfléchissent de façon différente, l'intelligence est un terme tellement vague et fourre-tout qu'il ne veut plus rien dire du tout, et qu'en gros à chaque fois que quelqu'un essaie de s'en servir c'est une tentative d'escroquerie. Je n'exclus pas de faire ce billet un jour ultérieur, mais je voudrais commencer par un sujet proche quoique légèrement différent : le mythe du génie. Je ne veux pas parler ici des djinns des Mille et Une Nuits, mais des gens supposés avoir des capacités exceptionnelles dans un domaine intellectuel, artistique, militaire, politique, commercial, ou quelque chose de ce genre.

Le mythe du génie existe sous différentes variantes. Il y a par exemple le mythe du petit génie, c'est-à-dire du génie précoce : je me sens particulièrement enclin à démystifier celui-là parce qu'on a plus ou moins essayé de me faire passer comme tel quand j'étais ado, ce qui a certainement nui à mon développement émotionnel et à mes chances de construire des relations humaines saines[#] (heureusement j'avais des amis solides qui n'étaient pas victimes de ce mirage) ; donc maintenant, à chaque fois que j'entends parler d'un « petit génie » je pense surtout qu'on est en train de casser les chances d'un gosse d'avoir une enfance normale en le traitant comme une bête de foire[#2].

[#] Je veux dire que non seulement cette illusion du petit génie tendait à me mettre à l'écart des autres comme « le mec bizarre », mais ça m'encourageait à me justifier à moi-même ma mise à l'écart parce que je vaudrais mieux qu'eux, — et donc à faire de moi un petit con prétentieux. Les choses sont évidemment plus complexes et plus nuancées que cette présentation simpliste (je n'ai certainement pas été ostracisé pendant ma scolarité, même si j'ai largement été considéré comme bizarre ; et si on est en droit de penser que je suis resté un petit con prétentieux j'espère avoir changé au cours des 30 dernières années), mais il me semble que laisser des enfants croire qu'ils sont des petits génies, ou laisser leurs pairs le croire d'eux, ne peut que nuire à leur épanouissement.

[#2] Il y aurait aussi tout plein d'autres choses à dire sur le concept de haut potentiel intellectuel, qui semble plus en vogue parce que petit génie ne fait pas très scientifique, et parce que c'est superficiellement plus modeste (et plus difficilement falsifiable puisque c'est juste du potentiel). À mes yeux, c'est un concept tout aussi nuisible, mais sans doute plus une escroquerie orientée vers les parents tout prêts à croire que Chérubin a un grand potentiel c'est-à-dire qu'il est très spécial. Comme je ne suis pas parent, et que ce terme ne semblait pas trop utilisé quand j'étais gosse, je ne m'étends pas là-dessus.

Mais il y a aussi le mythe du grand génie, c'est-à-dire quelqu'un qui fait quelque chose d'inaccessible à tout autre, qui a des éclairs de fulgurance (coups de génie) pouvant aller jusqu'à transformer l'Humanité (ou tout un domaine scientifique, artistique, etc.) : celui qui laisse vraiment une marque dans l'Histoire.

Quand je dis que c'est un mythe, ce n'est évidemment pas une affirmation scientifique précise : la notion étant mal définie pour commencer, il est difficile de prendre une position qu'on puisse assujettir à un test statistique : les génies existent-ils ?. Mais disons que je ne vois rien sous cette notion qui ne puisse s'expliquer par une combinaison de motivation et d'efforts ordinaires, de chance, et surtout d'un énorme effet de sélection et mirage de la célébrité dans la manière dont nous aimons repenser le passé pour en faire de jolies histoires — ainsi que d'un effet « boule de neige » dont je dois reparler.

L'Histoire avec une grande ‘H’ est une aventure collective : mais une aventure collective, c'est difficile à raconter, donc quand notre culture la digère pour en recracher un narratif, elle tend volontiers à chercher des héros (et des anti-héros) autour desquels centrer le récit. Dans certains domaines ces figures qui servent à cristalliser l'Histoire peuvent être celles qui ont beaucoup de pouvoir, beaucoup de courage, ou que sais-je encore : quand il s'agit d'écrire l'histoire des sciences ou des arts, ce sont les « génies ». C'est tellement plus commode de raconter les choses en les coalesçant autour d'une poignée de noms emblématiques (auxquels on peut dédier ensuite une rue ou ériger une statue[#3]) que de regarder la réalité forcément brouillonne et irrégulière du progrès, que nous succombons à ce mythe avec enthousiasme.

[#3] Quelque part il faut aussi que j'écrive un billet pour protester contre cette manie de nommer les choses d'après des gens et de leur ériger des statues. Au mieux c'est planter des arbres pour cacher la forêt. Au pire, on découvre que ces gens qu'on a érigés en icônes ont des côtés moralement pas très reluisants (et nous en avons certainement tous, quoique certains plus que d'autres évidemment) : et tout d'un coup on est embarrassé d'avoir cette rue ou cette statue qui font tache.

Pour être clair, je ne cherche pas à nier que, disons, Léonard de Vinci (pour prendre un exemple un exemple archétypal du « génie ») était un très grand peintre et un très grand ingénieur. Mais il est à l'image de sa Joconde qui focalise les regards de millions de touristes venus au Louvre pour voir ce tableau et nul autre : une sorte de délire collectif qui voudrait nous faire oublier la forêt pour ne voir que cet arbre.

J'ai souvent défendu, ici et ailleurs (par exemple dans ce vieux billet — que je devrais peut-être réécrire —, ou en passant dans celui-ci), la thèse selon laquelle c'est un mythe que le succès (sous toutes ses formes : popularité, reconnaissance, réussite en affaires, etc.) serait mérité plutôt qu'être essentiellement dû au hasard. Un mythe qui, à mes yeux, découle de notre volonté de croire à l'inévitabilité et une forme de morale dans l'Histoire (sophisme du monde juste). S'agissant spécifiquement de la Joconde, on sait très bien que sa popularité est le fruit de divers accidents largement indépendants de sa qualité : un texte écrit en 1869 par Walter Pater, et son vol en 1911 (voir par exemple cette vidéo et cet article de Britannica pour l'histoire de la célébrité de cette œuvre précise). On peut assurément penser que la Joconde est un très beau tableau, mais il n'est pas tenable une seule seconde de prétendre qu'il est tellement exceptionnel qu'il éclipse à lui seul quasiment tout le reste du contenu du Louvre : les gens veulent le voir parce qu'il est célèbre, et il est célèbre parce que tant de gens le voient et en parlent et réutilisent son image — c'est un effet « boule de neige ».

Les réseaux sociaux modernes favorisent grandement cet effet « boule de neige » de la célébrité et du succès en général : une histoire devient « virale », comme on dit, en petite partie à cause de son intérêt intrinsèque, mais énormément à cause du fait que plus elle est reproduite plus elle a de chances d'être reproduite de nouveau. Il en va de même de toutes les métriques de ce genre : le nombre d'abonnés d'un compte YouTube, par exemple. Et on sait très bien que ce n'est pas reproductible (donc pas intrinsèque) parce qu'on a quantité d'exemples de situations où plusieurs personnes ont tweeté exactement la même chose, mais l'une des copies a eu un succès planétaire et pas l'autre : il n'y a pas plus de logique à ça qu'au fait que de deux boules de neige, l'une peut déclencher une avalanche et l'autre pas. La qualité peut aider à rencontrer la popularité, il y a sans doute une corrélation, mais elle n'est ni vraiment nécessaire, ni certainement suffisante. (Il y a d'ailleurs des gens qui dont la raison d'être célèbre est justement d'être célèbres, du genre Kim Kardashian.)

Mais ce n'est pas tellement ce caractère aléatoire du succès qui m'intéresse ici. C'est déjà un peu plus le mythe du mérite, que nous construisons autour parce que nous n'aimons pas croire au hasard, parce que nous avons le cerveau tellement câblé à chercher des causes et des corrélations que nos ancêtres ont inventé des dieux qui régissent l'Univers en cherchant des motifs dans la météo ou d'autres phénomènes naturels.

Le mythe du mérite n'est nulle part aussi frappant que dans le fantasme autour du supposé génie des milliardaires en affaires, et notamment des milliardaires de la tech.

Il y a plein de gens qui sont persuadés que puisque Bill Gates, Steve Jobs, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et maintenant souvent Elon Musk, sont aussi riches, c'est forcément que ce sont des génies visionnaires. C'est fascinant à quel point ce mythe est fort : on ne devient pas l'homme le plus riche du monde par chance m'a-t-on dit régulièrement. Ben si, évidemment que c'est possible : même si tout le monde passait sa vie à jouer au casino, il faudrait bien qu'il y ait une personne la plus riche du monde, et ça ne signifierait pas qu'elle ait la moindre capacité à prédire le mouvement de la boule de la roulette.

Le mirage des milliardaires s'explique parfaitement par l'effet de sélection : des tas de gens ont parié leur argent sur des tas de projets d'entreprises qui avaient une certaine chance de réussir et une certaine chance de se planter, et c'était essentiellement imprévisible parce que le succès est imprévisible et essentiellement aléatoire : l'essentiel de ces gens ont juste perdu leur argent, et on ne s'intéresse qu'à ceux qui ont réussi, donc par définition ils ont réussi, et il n'y a rien à expliquer à part qu'on s'intéresse à eux parce qu'ils ont réussi. Si on veut expliquer le pourquoi eux, on peut dire qu'ils étaient en général riches pour commencer (pas forcément multi-milliardaires, mais au moins passablement riches), ce qui leur a permis d'emprunter assez pour investir beaucoup, voire investir de façon répétée dans des projets risqués sans risquer de se retrouver sur la paille alors que des gens moins riches avaient une seule chance dans la vie. (Encore une fois, évidemment, il y a plein de gens riches qui ont investi beaucoup et se sont plantés — et pas retrouvés sur la paille mais juste un peu moins riches qu'ils ne l'étaient — mais on n'en parle pas trop, parce qu'on ne fait pas une étude statistique sérieuse.)

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(vendredi)

Guide du tourisme en Île-de-France : partie 2 (le sud et sud-ouest)

Je continue ma tentative d'écrire une sorte de guide touristique de l'Île-de-France commencée dans la première partie qui concernait des généralités et la petite couronne, et auquel je renvoie pour l'introduction. Je vais suivre approximativement le sens des aiguilles d'une montre autour de Paris (mais en commençant par le sud) : initialement, mon idée était de regrouper par département, mais c'est un peu artificiel alors je vais faire mon propre regroupement, sans doute pas moins artificiel, qui correspond à ma propre façon de penser la géographie de la région. Comme pour l'entrée précédente, ceci est une sélection complètement personnelle et pas du tout représentative d'autre chose que mes propres goûts (et possibilités de déplacement), et en plus je ne parle ici que des activités « en extérieur » — et même comme ça j'aurai forcément oublié plein de choses (que je vais peut-être ajouter ultérieurement en éditant ce billet).

Concernant les liens vers OpenStreetMap : je les ai faits vers des cartes à toute petite échelle pour qu'on voie bien la situation d'ensemble, mais le marqueur est positionné aussi précisément que j'ai pu (ou que ça avait un sens !) : donc pensez à zoomer.

Table des matières

Forêt de Fontainebleau et alentours

[Escalier montant entre les arbres et les rochers]

Image : Paysage typique de la forêt de Fontainebleau (photo prise ici le )

Je vais commencer par Fontainebleau et sa forêt (donc par ici). Fontainebleau (comme Rambouillet et Compiègne, ou dans une certaine mesure Versailles, mais c'est encore plus clair à Fontainebleau) est organisée en oignon : un château, les « jardins » du château, le « parc » (un peu moins manucuré que les jardins mais néanmoins enclos) qui prend place contre la ville, et la forêt autour de la ville. Comme par le principe de ce billet je ne parle pas du château lui-même. Les jardins du château de Fontainebleau sont jolis (et labellisés « jardin remarquable ») quoique pas très grands : il y a un jardin à la française et un jardin à l'anglaise façon arboretum ; le parc n'est pas mal, mais c'est surtout la forêt à laquelle on pense quand on parle de Fontainebleau. Non seulement la forêt de Fontainebleau est grande (enfin, à l'échelle de l'Île-de-France), mais elle n'est pas trop morcelée (il y a bien un golf, des stades et un ou deux hippodromes, mais la forêt est assez grande pour que ça ne la coupe pas en morceaux). Donc c'est la forêt de référence pour les sorties dominicales des Parisiens par jour de beau temps (et de fait, certains dimanches de beau temps les parkings tendent à être bien pleins).

Comme je le disais dans les remarques générales (du billet précédent), c'est un peu difficile de parler d'une forêt de façon générale, et celle de Fontainebleau est assez variée. Elle est connue pour ses « rochers », et beaucoup de gens viennent y faire de l'escalade, et même si on n'aime pas l'escalade il y a du relief avec de jolis points de vue (souvent marqués comme tels dans OpenStreetMap), mais on trouve aussi plein d'endroits tout plats. Le sol est généralement sablonneux, mais il y a plein de variations. Il y a beaucoup de pins mais ça n'empêche pas de trouver des endroits avec uniquement des feuillus. Bref, c'est difficile de faire des généralités. Je peux quand même mentionner les platières, qui sont plutôt une spécificité bellifontaine : des endroits où le grès affleure le sol en formant une sorte de terrasse, de grands arbres mais où la bruyère se plaît (cherchez sur Google Images si vous ne connaissez pas).

Je peux quand même évoquer quelques curiosités dans la forêt de Fontainebleau. La plaine de Chanfroy (ici) est un grand espace dégagé d'arbres où se trouve un monument aux morts ; juste à côté de là, la tour de la Vierge (ici) est une bondieuserie (un petit autel à la vierge Marie décoré de façon extrêmement kitch) qui a l'intérêt d'être situé sur un point culminant d'où on a une vue superbe (sans intérêt particulier — juste sur de la forêt — mais qui porte vraiment loin). La mare aux Évées (ici) est une mare (artificielle) entourée d'un système de rigoles assez curieux (cherchez dans Google Images). La table du Grand-Maître (ici) et la table du Roi (ici) sont d'énormes tables de pierre datant du XVIIe siècle. La tour Denecourt (ici), juchée sur une colline, est un point d'observation datant du XIXe siècle. Le chêne du Rocher Canon (ici) est un chêne qui pousse directement sur un rocher. La forêt est par ailleurs traversée par les aqueducs de la Vanne et du Loing (alimentant en eau une bonne partie de Paris), et ils prennent ici et là la forme de ponts-siphons assez intéressants à voir, par exemple ici (visible ici sur Google Street View) ; il y a d'ailleurs une importante station technique ici dans la forêt. (J'aime bien jouer au petit jeu de dénicher les endroits où on voit dans le paysage les traces du passage, souterrain ou aérien, de l'eau de Paris.)

La ville de Fontainebleau est évidemment accessible en transports en commun (gare de Fontainebleau–Avon, sur la ligne R du Transilien) ; mais la forêt à sa propre halte un peu secrète (ici), même pas mentionnée sur les plans de la ligne : elle est desservie uniquement dans le sens Paris→Fontainebleau, par seulement deux trains de la ligne R, le matin des week-ends et jours fériés. (Enfin, elle eut été un peu secrète avant l'époque d'Internet : maintenant elle a sa page Wikipédia donc c'est un peu mort pour le secret.)

À côté de la forêt de Fontainebleau (ou peut-être à considérer comme en faisant partie), il ne faut pas oublier le massif des Trois Pignons (à l'ouest, vers Arbonne-la-Forêt, par ici mais je ne sais pas où est la limite), qui a à peu près le même caractère quoique peut-être avec plus de relief et plus de pins, mais aussi la forêt de la Commanderie (au sud, vers Villiers-sous-Grez et Larchant, par ici), qui a un caractère assez différent entre sa frange nord-ouest où il y a du relief, des pins et des rochers, et sa grosse moitié sud-est que je n'ai pas trouvée agréable du tout (soit c'est des alignements réguliers d'arbres pas très intéressants, soit c'est un taillis impénétrable, et en tout cas les sentiers sont mal marqués), peut-être même un peu oppressante. Je ne peux pas parler du marais de Larchant (ici), parce que je ne l'ai pas visité, mais je parlerai plus bas d'autres marais analogues.

Si on se promène à moto dans le coin, les routes dans la forêt sont généralement agréables, mais la plus intéressante, à la fois pour le paysage et les virages, est sans doute la D64 entre Arbonne-la-Forêt et Achères-la-Forêt (par ici, cf. ici sur Google Street View). Celle entre Courances et Arbonne-la-Forêt (par ici) est aussi très jolie, mais attention aux nids de poule parfois énormes. Je suppose que ces remarques s'appliquent aussi à vélo.

Mais Fontainebleau n'est pas seulement pittoresque pour sa forêt : il y a aussi un certain nombre de villages en bordure de forêt qui ont leur charme particulier : le plus connu est certainement Barbizon (ici), qui est un peu un piège à touristes (comme Giverny, de l'autre côté de Paris), et noir de monde un week-end de beau temps, mais qui reste quand même intéressant à voir pour ses maisons remarquables. Dans un autre genre, il y a Moret-sur-Loing (au confluent du Loing et de la Seine, ici) qui a gardé un reste de centre-ville médiéval (voyez ici sur Google Street View). Dans un genre encore différent, il y a Samois, entre la forêt et la Seine (ici) où ce qui est le plus intéressant est sans doute la partie qui longe la Seine avec ses demeures de la belle époque. Je peux aussi mentionner Montigny-sur-Loing (ici, cf. par exemple ici sur Google Street View) comme village de caractère, et peut-être Bourron-Marlotte à côté. Et si on passe par Larchant, on pourra jeter un œil à la basilique Saint-Mathurin (ici), qui est bizarrement à moitié, mais seulement à moitié, en ruine (quelques photos ici sur Twitter). Enfin, à Milly-la-Forêt il y a une jolie halle en bois (ici) qui date du XVe siècle, et un conservatoire national des plantes (que je n'ai pas encore eu l'occasion de visiter) ; mais peut-être que j'ai tort de ranger Milly-la-Forêt dans les environs de Fontainebleau, parce qu'elle est en Essonne.

Je n'ai pas eu l'occasion de bien visiter la partie de l'Île-de-France située au sud de Moret-sur-Loing (en gros la rive droite du Loing et gauche de la Seine/Yonne), mais au moins en la traversant à moto (de Sens à Moret-sur-Loing par Chéroy) j'ai trouvé ça très joli. J'ai un peu plus vu, en revanche, la vallée et les coteaux du Loing : il y a des villages très mignons comme Château-Landon (d'où on a une vue magnifique sur les alentours, notamment ici), mais surtout un très intéressant système de canaux, d'étangs et de marais (ainsi que de réserves ornithologiques). Le marais d'Épisy (ici), par exemple, mérite vraiment un tour (quelques photos ici sur Twitter). Globalement, la D40 est vraiment très pittoresque (j'avais par exemple trouvé très mignonne l'église Saint-Martin de la Genevraye, visible ici sur Google Street View et qui a un peu l'air de surgir comme une île au milieu des champs).

L'Essonne et ses vallées

[Wagonnet de carrière abandonné devant un paysage verdoyant]

Image : Paysage typique de l'Essonne (photo prise ici le )

Je me déplace maintenant vers l'ouest pour parler de l'Essonne (le département, mais aussi la rivière éponyme). La partie de la région parisienne dont je veux parler maintenant a des limites un peu floues qui ne sont ni vraiment celles du département de l'Essonne (limites ici sur OpenStreetMap) ni celles de la région historique du Gâtinais (limites approximatives ici sur OpenStreetMap) ni non plus celles du parc naturel régional du Gâtinais français (limites ici sur OpenStreetMap) mais un peu un mélange de tout ça. Disons grosso modo que je parle du bassin des rivières de l'École (ici), l'Essonne (ici), la Juine (ici) et peut-être aussi l'Orge (ici) au moins jusqu'à Arpajon, et la Rémarde (ici) comme terminus ad quem, qui sont divers affluents ou sous-affluents de la Seine.

Si je mentionne ces rivières (et il y en a d'autres, plus petites), c'est que ce sont elles qui sont responsables du caractère spécifique des paysages essonniens : alors que la Beauce et la Brie sont très plates, le Gâtinais (que je prolonge un peu abusivement vers l'ouest), lui, est vallonné par les cours d'eau que je viens de mentionner. Cela donne un terrain assez différent de ce qu'on trouve ailleurs en Île-de-France : pas de grande forêt comme Fontainebleau, mais plutôt plein de petits bois souvent situés sur les coteaux des rivières qui séparent des étendues agricoles. Leur végétation se compose plus d'arbustes variés que les fagacées des grandes forêts. En certain endroits les rivières s'étalent en formant des marais un peu à la manière de ceux du Loing dont j'ai parlé plus haut. La géologie n'est pas en reste et plusieurs endroits de la vallée de la Juine (parfois d'anciennes carrières) sont regroupées en réserve naturelle nationale des sites géologiques de l'Essonne. Quant à l'habitat, il prend notamment la forme de villages souvent pittoresques dans les petites rivières (mais bien sûr aussi beaucoup de maisons franciliennes interchangeables dans des quartiers résidentiels interchangeables — je ne prétends pas que tout est forcément pittoresque).

Bref, les paysages de l'Essonne ont un caractère singulier, auquel je trouve beaucoup de charme. Pour autant, c'est difficile de recommander un endroit précis : ce qui est intéressant, c'est justement le contraste entre les plateaux agricoles et les vallées boisées, parfois à la manière d'un bocage. Alors je peux par exemple recommander de prendre à moto la D837 entre Milly-la-Forêt et Étampes pour avoir un aperçu des paysages relativement typiques de l'Essonne (tels que celui-ci sur Google Street View), ou peut-être la D105 jusqu'à Boutigny-sur-Essonne (ici sur Google Street View), ou peut-être encore la D191 vers Boissy-le-Cutté (ici sur Google Street View), mais il n'y a pas un endroit particulier dont je puisse dire qu'il soit spécialement remarquable, c'est juste une impression d'ensemble. (J'avoue aussi que je mélange un certain nombre d'endroits où je suis passé : j'ai des souvenirs de coins particulièrement jolis vus à moto ou en voiture, mais je ne sais pas forcément les replacer sur la carte à partir d'images un peu confuses dans ma mémoire.)

L'Essonne n'a pas vraiment de grande forêt comme celles de Fontainebleau et de Rambouillet : il y a bien des bois ouverts au public (je vais en signaler deux-trois ci-dessous), mais ce n'est pas toujours évident à savoir. Je renvoie de nouveau à cette carte des espaces verts d'Île-de-France que j'ai déjà liée dans les généralités, mais il me semble qu'elle n'est pas bien complète : par exemple, je me suis déjà baladé dans la forêt à côté de Ballancourt-sur-Essonne (par ici) et je suis sûr qu'elle était ouverte au public (il y a même des panneaux explicatifs sur les roches du Père la Musique), mais elle n'est pas marquée sur cette carte. Malheureusement, il ne semble pas y avoir de vrai bon moyen sûr de savoir si une forêt est accessible au public à part d'aller voir (et d'être préparé à l'idée de tomber à n'importe quel endroit sur une clôture infranchissable).

Signalons maintenant quand même aussi quelques endroits d'intérêt particulier.

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