David Madore's WebLog

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Cette page-ci rassemble les dernières 20 entrées (avec un lien, à la fin, pour les plus anciennes) : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

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(jeudi)

Les langues construites ont-elles un intérêt ?

J'avais parlé il y a quelques années de ma fascination pour les constitutions, et de l'intérêt à la fois politique, argumentatif ou illustratif, mais aussi artistique, d'imaginer des constitutions (d'états réels ou fictifs) même si on ne pense pas une seule seconde que ces constitutions aient la moindre chance d'être mise en pratique, et j'avais évoqué, sans la développer, la comparaison avec la création de langues artificielles, qui éveille un peu les mêmes cellules mentales chez moi. Je voudrais reprendre ce fil de pensée et expliquer ici l'intérêt que peuvent avoir les langues construites, et défendre la thèse que la linguistique peut légitimement s'y intéresser. (J'écris peut plutôt que doit dans la phrase précédente, mais ce que je veux surtout dire c'est que je me place en opposition de l'attitude que je crois avoir perçue de temps en temps — je ne l'attribue à personne parce qu'il est possible que je simplifie une position plus nuancée et pas forcément si méprisante — que les langues artificielles sont un joujou pour amateurs qui ne peut en aucun cas informer le travail du linguiste qui consiste à étudier les langues naturelles et leur évolution naturelle ; ou encore — de nouveau, je résume quelque chose que je crois avoir retenu, quitte à risquer de brûler des hommes de paille — que les langues construites ont autant à apprendre aux linguistes que les fleurs en plastique aux botanistes.)

☞ Qu'est-ce qu'une conlang

Pour commencer par définir les termes, j'utiliserai langue artificielle et langue construite de façon interchangeable (on peut certainement vouloir faire une nuance, mais je n'aurai pas besoin d'une terminologie trop pointilleuse), et j'utiliserai l'anglicisme/néologisme conlang de façon également interchangeable pour aller plus vite.

Une conlang, donc, et même si je vais dire tout de suite que la distinction n'est pas toujours parfaitement claire, c'est une langue qui a été créée de toutes pièces plutôt que, comme les langues naturelles, évoluer organiquement, progressivement, par la communication mutuelle. Si on veut, on peut comparer l'évolution des langues naturelles à l'évolution des organismes vivants (il y a un processus de mutation et de sélection, même si les raisons de l'une comme de l'autre ne sont pas aussi bien expliquées que dans le cadre de l'évolution darwinienne de la vie au-dessus des principes de l'écologie, de la génétique, et de la biochimie), alors que les langues construites s'apparenteraient, dans cette analogie, plutôt à des robots ou des mannequins.

☞ Quelques exemples

La conlang la plus connue est évidemment l'espéranto (conlang au moins à l'origine, parce qu'on peut certainement contester que l'espéranto soit encore une conlang à ce stade), connue entre autres pour la manière pénible dont ses aficionados voudront vous expliquer que c'est la solution de plein de problèmes de l'humanité (bref, l'espéranto est un peu aux langues humaines ce que le Python est aux langages informatiques), et inversement dont les détracteurs aiment se moquer. Si vous voulez voir des critiques assez intéressantes de l'espéranto, voyez par exemple cette page ou celle-ci (deux pages qui ont d'ailleurs disparu et c'est heureux que l'Internet Archive en ait préservé l'information), mais en l'occurrence ce qui est surtout pénible avec l'espéranto c'est la manière dont les débats autour de lui font oublier toutes les autres conlangs. (J'ai notamment l'impression que l'article de la Wikipédia en français sur les langues construites est en bonne partie résultat d'une guerre d'édition entre les espérantistes qui ont voulu en profiter pour expliquer à quel point leur langue préférée est géniale et les anti-espérantistes qui ont voulu en profiter pour la critiquer.)

Un autre exemple de conlang que je pourrais mentionner (ne serait-ce que pour souligner que ce n'est pas pareil que l'espéranto) est l'interlingua (j'ai d'ailleurs écrit au moins un billet de ce blog dans cette langue), une sorte de point de rencontre des langues latines (mais dont le vocabulaire vise à trouver une forme systématique de chaque mot, là où Zamenhof semble avoir choisi le vocabulaire de l'espéranto en tirant au hasard au dé s'il allait utiliser une racine romane, germanique ou slave), et qui vise — avec quel succès, c'est discutable, mais vous pouvez lire le billet que je viens de lier pour tester — à être immédiatement compréhensible par n'importe quel locuteur d'une langue latine, sans apprentissage préalable. Il y a des tentatives d'analogues de l'interlingua pour les langues slaves (l'interslave) et, de façon moins aboutie, pour les langues germaniques (le folksprak).

Encore d'autres exemples de conlangs sont la famille des langues elfiques inventées par Tolkien pour le monde de la Terre du Milieu (dans lequel se déroulent le Seigneur des Anneaux), ou le klingon du monde de Star Trek. Encore plus d'autres exemples sont fournis par le lojban, une langue dont la grammaire vise à être aussi parfaitement logique et inambiguë que possible, le toki pona, une langue minimaliste qui n'a que 137 mots essentiels et qui s'apprend en un temps record, ou encore l'ithkuil, une langue plutôt maximaliste et sans doute trop compliquée pour être apprise. Bref, les exemples sont très nombreux, et bien sûr il y a une liste sur Wikipédia.

Et cette page Wikipédia ne mentionne bien sûr que les conlangs les plus connues ou attestées. Énormément de geeks intéressés par la linguistique ont imaginé leur propre conlang, voire des dizaines de conlangs, soit pour s'amuser, soit pour faire du world-building (cosmopoésie ?) dans un monde où ils situent des histoires de fiction, ou pour je ne sais quelle autre raison. Quand j'étais ado, j'ai inventé diverses conlangs, par exemple toutes sortes de variations autour de l'indo-européen réimaginé par Ruxor (où je cherchais à coller à peu près avec les sources que je pouvais trouver sur ce qu'on sait du proto-indo-européen — et qui étaient disponibles à l'ado d'une époque où Wikipédia n'existait pas et qui n'avait pas accès à une bibliothèque de recherche en linguistique — mais en assumant pleinement d'inventer les formes qui me manquaient ou qui me semblaient artistiquement ou logiquement nécessaires). J'ai peur que toutes ces créations de moi aient été irrémédiablement perdues, mais comme exemple plutôt intéressant de langue inventée par un geek dans son grenier, je recommande de regarder cette vidéo qui est assez impressionnante par la quantité de world-building (pas uniquement sur le plan linguistique) que la langue en question nous laisse deviner (et le fait que la langue en question soit une conlang non seulement dans notre monde réel mais aussi d'une certaine manière dans le monde fictionnel où elle se place, peut être considéré comme un magnifique exemple de métafiction) : j'avoue que je suis franchement admiratif.

Mais bon, reprenons.

☞ Trois buts possibles d'une conlang

Quels sont les buts possibles d'une langue construite ? J'en vois principalement trois (et je vois que Wikipédia tombe sur la même typologie que moi, donc elle a sans doute une certaine naturalité), pas forcément exclusifs ni exhaustifs mais permettant de délimiter au moins approximativement le terrain : ① la communication, comme c'est le cas de l'espéranto ou de l'interlingua, ② l'art, comme c'est le cas des langues elfiques de Tolkien, et ③ l'exploration ou l'illustration d'une théorie ou hypothèse linguistique, comme c'est le cas du lojban, du toki pona ou de l'ithkuil.

☞ But ① : la communication

But ① (que tout le monde aura immédiatement en tête) : la communication. Pour ça, il faut bien sûr espérer que des gens apprennent la langue en question et décident de s'en servir (on peut éventuellement espérer, comme le fait l'interlingua, que la langue puisse servir de façon passive — c'est-à-dire pour comprendre un texte déjà écrit ou parlé — à des gens qui ne l'auraient jamais apprise, mais pour se servir d'une langue de façon active — c'est-à-dire pour écrire ou parler — il est assez inévitable qu'il faille apprendre quelque chose). Généralement l'idée est alors de créer une langue simple, soit parce qu'elle est régulière et logique (ce qui permet à peu de concepts d'avoir énormément de portée), soit parce qu'elle est minimaliste (ce qui minimise la quantité d'apprentissage nécessaire), soit parce qu'elle se rapproche de langues naturelles qu'on suppose déjà familières à la personne ciblée (cas des langues romanes avec l'interlingua). L'espéranto, notamment, qui vise clairement à servir de langue véhiculaire, met souvent en avant la puissance de son système d'affixes (ce qui permet de dire beaucoup de choses avec peu d'outils) ou la régularité de sa grammaire.

Il faut être honnête : à part peut-être dans un cadre extrêmement spécifique, ça ne marchera pas. Essentiellement personne n'a envie d'apprendre une langue construite pour communiquer avec les autres, parce qu'essentiellement personne ne parle ces langues construites : c'est peut-être dommage, mais c'est un cercle vicieux qu'il est impossible de briser.

Mais le but d'une conlang n'est pas forcément d'être apprise et parlée !

☞ But ② : l'art

But ② : l'art. Dans le cas des langues elfiques de Tolkien, ou du klingon, ou du dothraki (de Game of Thrones), il s'agit de langues que j'ai qualifiées de world-building, c'est-à-dire destinés à étoffer un monde fictionnel, à lui donner de la crédibilité et de la complexité. Mais l'art peut aussi porter sur l'esthétique de la langue elle-même : on peut décider de créer une langue comme une œuvre d'art en soi, sans aucun lien avec un monde fictionnel, pour ses sonorités, pour son élégance, n'importe quoi d'autre. Le mot français poésie vient du grec ποίησις, création, fabrication (de ποιέω, créer, produire, causer, fabriquer) : la glossopoésie c'est l'art de créer des langues, qui peut être un art pour l'art, sans avoir besoin d'être sous-tendu par la nécessité de peupler un monde imaginaire.

Je pense que la plupart des conlangs de geeks rentrent plutôt dans cette catégorie-là : on crée une langue pour le plaisir de créer une langue, pour savoir ce que ça fait de créer une langue. Et comme beaucoup de formes de création artistique, il faut de l'inspiration, mais il faut aussi du travail, au sens où la première conlang qu'on crée ressemblera beaucoup à l'équivalent linguistique de ce que les dessins de maternelle sont aux arts graphiques. (On peut aimer, bien sûr : la qualité de l'art ne se juge pas à la perfection technique, et si on crée pour soi-même la seule chose qui importe est le plaisir qu'on y prend, mais disons que la perfection technique se sent comme le manque de celle-ci se sent aussi, et en créant des conlangs on progresse dans cette capacité. J'étais tombé sur cette vidéo d'un conlanger qui est assez intéressante, malgré son excès d'autoflagellation, pour mettre en lumière les « erreurs du débutant ». Et puis je me suis bien livré à un exercice du même style sur mes romans d'ados.)

Bon, bien sûr, une conlang développée à des fins artistiques n'a pas besoin d'être complète (au sens où elle permet de dire n'importe quoi, ou même une approximation raisonnable de n'importe quoi). Elle peut être extrêmement fragmentaire (il me semble que certaines des langues de Tolkien le sont) : peut-être qu'il n'existe qu'un tout petit nombre de textes ou de mots. Peut-être que le sens n'est pas complètement clair. Peut-être qu'il n'y en a pas du tout. J'avais moi-même écrit il y a fort longtemps ce poème dans une langue inconnue (je veux dire, même de moi — je ne lui ai pas donné de sens), juste pour le plaisir des sonorités, et dont je reproduis ici la délicieuse traduction qu'un ami m'a proposée bien plus tard :

Ángdire loridâ kelén

Ángdir egúlkrist ajns turinâ solkúrbi damênus,
Nérno kilérg samptúrn, géldronis Ángdir umâ
Zhû lamprúski taréng loridâ Delikô vanudénglaw;
Vérnsi tarígde neták pûbiro wáshli tego.
Ángdir egúlkrist mê. Delikô vu Saríksme taláwdni
Mêgora, sháspi galós, vúnglaro tímpru naléts.
“Ôbera vénsno tilásp durk vénsno beréng ka Saríksmi
Mê mê, sílkparo mê, dáwn tirelô binokû.”
Ángdir egúlkrist sol. Venudár gmirelór psuni mâra.
 Delikô huvinê!  tirelô huvinê!
Ûmironarktadi vink tizhelô vensnû birogés krus?
Jom notilénk darekí pstríngni tarólgru tego:
Ángdir egúlkrist lûr loridâ ge Saríksmi sha tem psi.
 Delikô nanknê!  Delikô ANEGÓN!

D'Angdir et de la princesse

Le jeune Angdir erre dans son palais de marbre,
Comme tourne une girouette, ainsi tourne Angdir
Son âme est accaparée par la princesse Delikô ;
Tel est l'effet des nymphes sur les hommes.
Le jeune Angdir est malheureux. Car Delikô en compagnie de Sariksmi
A été vue, gambadant dans le pré, riant à ses paroles.
« Le venin d'un serpent n'est rien devant le venin de Sariksmi.
Malheur, terrible malheur, que la naïveté des femmes. »
Le jeune Angdir rumine. Il enrage de son impuissance.
Ô, insouciante Delikô ! Ô, insouciante femme !
L'indifférence d'une fille n'est-elle pas le plus cruel des poisons ?
Et les enjeux dépassent le sort d'un seul homme :
Le jeune Angdir ferait un bien meilleur prince que le fourbe Sariksmi.
Ah, innocente Delikô ! Delikô, prends garde !

Maintenant, le but peut être de développer ce poème et sa traduction en une véritable langue. Dans une tout autre direction, je peux aussi mentionner ce fragment où cette fois-ci on a juste un bout de grammaire d'une langue tout aussi imaginaire, et là aussi on pourrait voir ça comme une invitation à compléter l'œuvre.

On se rapproche ici des expérimentations de l'Oulipo, et je suis d'ailleurs un peu surpris que Raymond Queneau n'ait pas inclus, dans ses Exercices de style (même s'il y en a qui s'en rapprochent), une version du récit dans une langue inventée exprès pour l'occasion et où le lecteur aurait ensuite à essayer d'utiliser cette pierre de Rosette pour chercher à devenir le sens de chaque mot.

Quoi qu'il en soit, ce qui est peut-être dommage avec cet aspect artistique des langues construites, c'est que c'est une forme d'art extrêmement peu reconnue (au sens de socialement développée) : il se trouve manifestement beaucoup de geeks pour créer des conlangs personnelles de façon solitaire, mais il ne se trouve pas grand-monde pour admirer le résultat. (Et j'ai pourtant mentionné plus haut un résultat qui me semble mériter une certaine admiration.) Il n'y a pas de critiques de conlangs (à part quand il s'agit de dire du mal de l'espéranto, qui n'a pourtant pas vraiment de visée artistique), pas d'artistes reconnus, à peine quelques œuvres reconnues (essentiellement juste les langues de Tolkien, et peut-être le klingon et le dothraki, et encore, c'est difficile de séparer l'intérêt pour ces langues de l'intérêt pour le monde où elles s'inscrivent). Pas de sémioticien, pas d'Umberto Eco, pour faire le même travail d'analyse littéraire et artistique sur les conlangs que sur d'autres œuvres textuelles.

Bref.

☞ But ③ : l'expérimentation linguistique

But ③ : la linguistique. Le but de la conlang, cette fois, est d'explorer une possibilité linguistique, de tester une hypothèse, de prouver un point, de maximiser un paramètre (simplicité, concision, logique, expressivité…), quelque chose comme ça. Le but peut être de montrer, ou de chercher à savoir, si on peut concevoir une langue ayant telle ou telle caractéristique : parfois la question reçoit une réponse par le simple fait que la langue existe (si le but était de tester si une langue vérifiant telle ou telle contrainte est simplement logiquement possible), parfois il faut que des gens l'apprennent et s'y expriment (si le but était de tester si une telle langue est gérable par le cerveau humain, par exemple).

Je vais revenir sur ce troisième but, mais reculons d'un pas pour reconsidérer les conlangs dans leur ensemble.

☞ La distinction naturelle/construite n'est pas claire

La première raison pour laquelle on ne peut pas simplement décréter que les conlangs n'ont aucun intérêt, c'est une raison un peu triviale mais pas entièrement ignorable pour autant : la limite entre langues construites et langues naturelles n'est pas claire. Oui, dire ça comme ça c'est exactement tomber sur un des sophismes des sorites que je dénonçais récemment (la limite n'est pas parfaitement claire, donc il faut considérer que toutes les conlangs sont des langues naturelles comme les autres), donc je ne vais pas le dire de façon aussi simpliste, mais ça mérite quand même qu'on s'attarde sur quelques unes des raisons de cette ambiguïté.

Toute langue humaine est inventée, puisqu'il n'y a pas de langue qui s'impose naturellement par les lois de la physique ou de la biologie (ni de langue des dieux ou des anges ou je ne sais quoi) : tout mot a bien dû être inventé un jour ou un autre ; mais ce qui distingue les langues construites, c'est la vitesse et la singularité de leur construction (elles ne se développent pas lentement mais par la fulgurance de quelqu'un qui décide que tout un tas de mots se diront de tout un tas de manières). Néanmoins, les langues considérées comme « naturelles » se développent parfois en partie de façon programmée, voire décidée par une personne bien précise : on décide de ressusciter une langue morte, on syncrétise des dialectes (certes mutuellement intelligibles mais néanmoins distincts), on écrit (ou traduit !) une œuvre littéraire tellement influente qu'elle standardise une forme particulière de la langue, on répand une langue administrative, on invente une règle de grammaire de toutes pièces, on fonde une académie prescriptiviste, on rédige un traité influent… De l'hébreu moderne au(x) norvégien(s) en passant par le chinois « mandarin » ou la langue des signes internationale, toutes sortes de langues, sans être des conlangs, possèdent pourtant certains caractères construits. La frontière est également poreuse de l'autre côté, les conlangs important librement des langues naturelles ou possédant des caractères plus ou moins proches d'elles lors de leur conception.

Et bien sûr, non seulement les conlangs d'inspirent des langues naturelles à leur création, mais elles évoluent comme des langues naturelles dès qu'elles ont été créées : l'espéranto est une création artificielle à l'origine, mais dès lors que cette création a été publiée, l'espéranto s'est mis à évoluer comme une langue naturelle, avec des débats sur le bon usage et la logique. (Par exemple, notons un débat intéressant entre l'atisme et l'itisme, c'est-à-dire pour savoir si le participe en -ata, formellement présent passif, ou le participe en -ita, formellement passé passif, doit servir pour marquer le passé passif avec l'auxiliaire estis qui marque déjà un passé : le problème est que l'espéranto possède 3 temps simples à l'actif, mais 3×3=9 combinaisons d'auxiliaire+participe pour marquer le passif, et qu'il n'est pas clair quelle nuance doit être rendue ; cf. cette entrée passée où je mentionne brièvement ce débat concernant l'espéranto. Ce qui est intéressant, ici, c'est la tension entre la logique de la langue créée et l'usage des langues naturelles, surtout que le créateur lui-même a écrit des phrases qui ne suivaient pas la logique qu'il prétendait insuffler.) On peut même se demander si les langues construites n'évoluent pas plus vite que les langues naturelles, parce qu'il n'y a pas le poids du conservatisme imposé par tant de textes déjà écrits pour les freiner. Éventuellement il peut y avoir le poids du conservatisme des Mots du Créateur (du style le Maître a dit, ce qui est un peu la manière dont le débat entre atisme et itisme en espéranto a été tranché) ; mais une conlang peut, plus facilement qu'une langue naturelle, connaître un fork, i.e., une bifurcation (j'emploie à dessin le terme d'un projet informatique qui, en cas de dispute, se scinde en deux projets distincts portés par les deux camps de la dispute) : l'espéranto a forké plusieurs fois, et il y a d'ailleurs un article Wikipédia sur les forks de l'espéranto.

Mais peut-être que le point le plus important à signaler et à souligner est que, même si elles s'expriment différemment (et dans des rapports différents, notamment entre le conservatisme et le désir de changer les choses), les forces qui modèlent les conlangs, aussi bien lors de leurs mutations (ou forks) que leur création initiale, sont les mêmes que celles qui font évoluer les langues naturelles, parce que ce sont de toute façon des humains qui parlent, et qui ont les mêmes préoccupations ou la même variété de préoccupations : recherche d'expressivité, d'efficacité, de concision, de précision, de logique, d'élégance, d'euphonie, etc. Autrement dit, les gens qui créent une nouvelle langue font évidemment un pas bien plus grand, mais pas structuralement différent que les gens qui, fût-ce sans s'en rendre compte, modifient une langue naturelle dans un sens qui leur semble plus expressif, efficace, concis, précis, logique, élégant ou euphonique. Dans les langues naturelles, les néologismes ne sont pas fréquents, et les néogrammatismes (← je ne sais pas comment on dit, donc ceci est justement un néologisme) encore plus rares, surtout les néogrammatismes consciemment choisis et qui ont du succès (peut-être que iel en français en sera un ? c'est trop tôt pour le savoir), par rapport à une conlang qui peut être vue comme des milliers de néologismes et de néogrammatismes ex nihilo et plus cohérents entre eux ; mais fondamentalement, c'est quand même pareil.

☞ Pourquoi étudier les conlangs ?

Bon, dans tout ça j'ai un peu expliqué ce que sont les conlangs et quel est mon regard sur elles, mais je n'ai pas vraiment abordé ma question liminaire (et, pour être honnête, un peu rhétorique, parce que le but est surtout de me donner un prétexte pour raconter des choses) : les conlangs ont-elles un intérêt ? Un intérêt artistique pour la personne qui les construit (ou pour celles qui voudront les admirer), indiscutablement. Un intérêt pour la communication, c'est assez douteux parce que de toute façon, comme disais je ne sais plus qui, vous ne voulez pas de l'espéranto ? tant pis pour vous, vous aurez l'anglais (l'espéranto n'est pas ma langue préférée, mais comme langue de communication internationale, j'ai déjà signalé que l'anglais est pire) : aucune langue construite n'a la moindre chance de devenir une langue de communication internationale sérieuse, c'est peut-être dommage, mais c'est comme ça. Mais ont-elles un intérêt académique ? Méritent-elles d'être étudiées scientifiquement ?

La première chose que je dois signaler, évidemment, c'est qu'on peut les étudier comme des œuvres d'art (puisque j'ai déjà dit qu'un des buts possibles des conlangs est l'intérêt artistique) : sous l'angle de l'analyse textuelle ou littéraire ou ce qu'on voudra. Certainement on ne peut comprendre l'œuvre de Tolkien qu'en s'attachant notamment, comme partie essentielle de sa création, à comprendre le développement de ses langues elfiques, et de même qu'on peut chercher ses influences dans le récit (par exemple la métaphore christique), on peut chercher ses influences dans sa construction linguistique (par exemple son intérêt pour le finnois). Mais bon, comme j'ai dit plus haut que je le regrettais, il y a fort peu de grands artistes créateurs de conlangs « pour l'art », du moins si par grands on entend socialement reconnus (on est obligé de citer tout le temps Tolkien justement parce que c'est quasiment le seul qui soit vraiment connu).

La question est donc plutôt : les conlangs peuvent-elles nous apprendre quelque chose du point de vue linguistique ? À prime abord, la réponse semble devoir être négative : la linguistique s'intéresse au développement naturel des langues, ce qui exclut justement les conlangs. Comme je l'ai dit plus haut, on peut trouver ça aussi saugrenu que de proposer à un botaniste de s'intéresser aux fleurs en plastique.

Mais en fait, déjà cette réponse de rejet porte en elle les éléments d'une répartie : les fleurs en plastique peut-être pas, mais les fleurs dans l'art de façon plus générale peuvent tout à fait intéresser le botaniste (et pas seulement l'historien de l'art) comme témoignages des espèces présentes ou cultivées à un moment donné dans un endroit donné, et aussi faire l'objet d'études à cheval entre l'histoire, la biologie et la sociologie, sur la manière dont les fleurs étaient perçues et utilisées à diverses époques. Il me semble qu'il en va de même des conlangs, ou du moins, qu'il en irait de même des conlangs si on avait des exemples vieux de plusieurs siècles : ça nous apprendrait toutes sortes de choses sur la manière dont les gens percevaient la grammaire ou percevaient les langues autour d'eux. Bon, malheureusement, même si je n'ai pas de doute qu'il y avait autant de geeks qui inventaient des conlangs au Moyen-Âge ou à la Renaissance qu'à l'ère d'Internet, leurs créations ne nous sont pas vraiment parvenues (il y a bien la lingua ignota de Hildegarde de Bingen, et l'énochien de John Dee, mais ce n'est pas grand-chose, et même pour ça, la portée est plus mystique que linguistique).

☞ Un regard sur l'évolution des langues

Tout de même, on peut retenir l'idée générale que la linguistique ne s'intéresse pas seulement à l'évolution des langues naturelles mais de façon générale au rapport des humains avec leurs langues, et il me semble que l'acte de créer des conlangs d'une part fait intégralement partie de ce sujet d'étude (et le fait que la grande majorité des conlangs vienne d'anonymes dans leur grenier plutôt que d'artistes renommés rend peut-être la chose encore plus intéressante, parce que ce sont des gens plus typiques et plus nombreux), et que les processus mentaux qui poussent à la création d'une conlang sont les mêmes que ceux qui poussent à l'évolution d'une langue naturelle. Si le processus de création des conlangs a indiscutablement un intérêt sociologique (qu'est-ce qui pousse ces gens à construire des langues ? comment se structurent les communautés de conlangers et quelles sont leurs valeurs ?) et sociolinguistique (qu'est-ce que ces créations nous apprennent sur la manière dont les gens perçoivent, par exemple, la phonétique et la grammaire ?), je pense qu'il en a aussi un linguistique.

Essayons d'être un peu moins vague.

Pour quelle raison une langue artificielle peut-elle intéresser la linguistique ? D'abord parce que, comme je l'ai souligné plus haut, une langue artificielle ne reste pas artificielle : dès lors qu'il y a des locuteurs, fût-ce le seul créateur de la langue, elle va connaître un processus d'évolution « naturel », qui ne se déroule peut-être pas exactement dans les mêmes conditions que l'évolution des grandes langues naturelles, mais qui peut néanmoins nous renseigner sur lui. Il y a bien sûr des différences (j'ai signalé plus haut le plus faible poids des textes déjà écrits, mais on pourrait aussi mentionner la plus faible pression sociale), mais on peut spéculer sur le fait que ces conditions se rapprochent peut-être finalement des conditions d'évolution des toutes premières langues de l'Humanité (où il n'y avait pas beaucoup de textes déjà écrits !) et puissent nous éclairer sur elles. (Les conlangs seraient alors quelque chose de comparable aux tentatives de reconstruire de façon très limitée les conditions physiques du Big Bang.) En vérité, il me semble qu'on n'a aucune idée précise sur comment ni pourquoi les langues naturelles évoluent pour commencer (par exemple sur la part entre volontarisme et hasard), et regarder une conlang comme un micro-laboratoire de ce phénomène peut être intéressant. Il est vrai que les conlangs souffrent d'un problème grave pour la pertinence scientifique, c'est qu'elles n'ont essentiellement aucun locuteur natif monoglottes (et très peu de locuteurs natifs même polyglottes) : il n'est sans doute pas très éthique d'enseigner une conlang à un enfant pour voir comment ça l'influence ensuite (même si l'expérience a été faite pour le klingon), et encore moins éthique de ne lui apprendre que cette langue ; mais je rejette l'idée qu'une langue n'existe qu'à travers ses locuteurs natifs (et encore moins qu'à travers ses locuteurs natifs monoglottes).

☞ Ce que l'expérimentation peut nous apprendre

À la comparaison avec l'étude des fleurs en plastique par les botanistes on pourrait opposer celle de l'étude de diverses formes de vie artificielle par les biologistes (à toutes sortes de niveau : voir les différentes parties de cet article Wikipédia pour la distinction entre la vie artificielle simulée sur logiciel, simulée par matériel, ou carrément biochimique auquel cas on parle de biologie synthétique). La vie artificielle sert à tester des hypothèses sur les possibilités et l'évolution de la vie réelle, et il me semble que les conlangs peuvent jouer le même rôle vis-à-vis de la linguistique.

Mais je voudrais faire une autre comparaison, que je crois également pertinente ici : avec les langages de programmation informatiques. Les langages informatiques sont tous construits : ils naissent par l'autorité d'un individu ou d'un comité, et même s'ils peuvent évoluer ultérieurement selon les souhaits de la communauté qui les utilise, toute évolution est décidée ou, du moins, autorisée, par l'autorité qui contrôle le langage (soit à travers une norme soit à travers une implémentation dont il n'existe jamais plus qu'une petite poignée). Dans ces conditions, on pourrait se dire qu'il n'y a rien à apprendre de la conception des langages de programmation, qu'ils ne peuvent pas nous renseigner sur ce qui est, in fine, une discipline mathématique (la calculabilité, la complexité, le typage, la sémantique, etc.). Pourtant, dans les faits, c'est tout à fait faux : l'écriture de langages de programmation nous a appris énormément de choses sur les possibilités de l'espace des langages de programmation (qui n'étaient pas évidentes a priori), et aussi sur ce qui était une bonne idée en pratique (c'est-à-dire, notamment, gérable par l'esprit humain).

Je vois deux principaux axes d'« expérimentation linguistique » sur lesquels les conlangs peuvent nous éclairer : d'abord en éclairant l'espace des possibles, ensuite en permettant de tester combien telle ou telle possibilité est facile à manier (c'est-à-dire à apprendre ou à parler).

☞ L'exploration de l'espace des possibles

Qu'est-ce que je veux dire par l'espace des possibles ? Une des questions que peut poser la linguistique concerne l'existence et l'identification d'universaux linguistiques, c'est-à-dire de caractères communs à toutes les langues du monde (universaux éventuellement conditionnels, c'est-à-dire : si une langue a telle propriété alors elle a aussi telle autre) ; voir cette liste pour des exemples (je ne me prononce pas sur le fait qu'ils soient corrects). La question de la nature, ou même de l'existence, de ces universaux, est sans doute un peu polémique. Quoi qu'il en soit, on peut chercher à subdiviser la question par exemple de la façon suivante :

  • des caractères qui sont universaux car ils sont logiquement nécessaires (au sens où c'est tout simplement impossible de concevoir une langue qui ne les satisfait pas, au moins si elle doit permettre de communiquer), du coup évidemment on peut nier qu'il s'agisse de caractères tout court et vouloir les écarter de l'étude,
  • des caractères qui sont universels car ils sont nécessaires à rendre la langue utilisable pour des humains (pour qu'elle puisse être apprise, ou parlée, ou mémorisée, ou que sais-je),
  • des caractères qui sont universels car ils semblent tellement plus agréables, commodes ou « naturels » que toute langue qui ne les possède pas finit par évoluer pour les acquérir, ou se fait supplanter par une autre langue qui les possède,
  • des caractères qui sont universels par accident, simplement parce que chaque fois que le langage a été inventé il avait ces caractères, et il n'a pas évolué pour les perdre,
  • et évidemment, des caractères qui ne sont pas universels, mais qu'on prend pour tels à cause d'une mauvaise analyse ou de l'ignorance d'un ensemble extrêmement petit de langues qui les violent

(comme d'habitude, je ne prétends pas que ces catégories soient parfaitement étanches).

Il n'est pas toujours clair dans quelle catégorie se situe un universal, même si on tient pour acquis que ç'en est un.

Par exemple, j'avais soulevé la question suivante : y a-t-il des langues dans lesquelles l'espace des mots a des régions continues ? (On pourrait imaginer, par exemple, que le mot klik veuille dire bien et que le mot klak veuille dire mal, et qu'en modulant continûment la voyelle dans l'espace des voyelles entre [i] et [ɑ] on obtienne toute une gradation de sens entre bien et mal — et que plein de paires de mots opposés, voire de triplets se comportent de la sorte.) À ma connaissance, il n'y a aucune langue de la sorte (et plus généralement, les langues tendent à fabriquer des catégories discrètes et non continues — qu'ils s'agisse de phonèmes, de lexèmes ou de toutes sortes d'autres choses ; mais ce propos doit quand même être nuancé par le fait que, dans énormément de langues, l'intonation permet d'exprimer un spectre continu de nuances, vous voyez bien qu'il y a moyen de prononcer le mot vraiment d'un million de manières entre l'affirmation, l'interrogation, le doute, etc. ; et ça ne m'étonnerait pas, que, par exemple, en diverses langues des signes on puisse moduler le sens d'un mot par la manière dont on fait les signes ; reste quand même qu'il n'est pas possible, en français, de faire une nuance intermédiaire entre éviter et inviter ou entre plein et plan en utilisant un son intermédiaire entre les deux voyelles), ce qui soulève la question : pourquoi ? Manifestement il n'y pas d'impossibilité logique à ça. Est-ce parce que le cerveau humain aime les petites cases claires ? Que ce n'est pas une idée qui vient naturellement à l'esprit ? Que cela conduirait à trop de confusions dans des environnements où on n'entend pas bien ? (Mais noter que rien n'oblige à ce que le spectre continu se fasse en changeant seulement un son : on peut imaginer jouer sur la nasalisation plus ou moins forte de tout le mot. Et la variation de sens pourrait être une simple nuance, comme je l'ai évoqué : affirmation, interrogation, doute, etc.) C'est ici que la linguistique expérimentale peut prendre son sens : inventer une conlang qui cherche à avoir le plus possible de phénomènes continus, et essayer de l'apprendre, et voir l'impression subjective qu'on ressent en apprenant, parlant et écoutant cette langue, peut nous renseigner sur l'origine de cet universal (dans la mesure où ç'en est bien un).

Une autre question dans le genre : il me semble qu'il n'existe pas de langue mélangeant la parole et la gestuelle (i.e., il y a des langues orales, il y a des langues des signes, il y a peut-être des langues ou les gens ont plus ou moins tendance à accompagner la parole de mouvements de main, mais s'il y a des exemples de langues dans laquelle la parole et la gestuelle participent de façon à peu près égale et complémentaire, je n'en ai pas entendu parler). Ça ressemble à un accident historique, émanant peut-être d'une préférence pour la parole (parce que les langues des signes ne semblent exister que si la parole est impossible ou gênée), mais je trouve qu'il serait intéressant de connaître le ressenti provoqué par une langue où, par exemple, le lexique s'exprime avec des signes mais la grammaire avec des sons, ou bien le contraire.

Parfois même les contours de ce qui est logiquement possible ne sont pas clairs. (Et ça ne devrait pas nous surprendre : dans les langages informatiques, en créant des langages on découvre souvent qu'il est logiquement possible de faire quelque chose d'une certaine manière, par exemple un langage Turing-complet purement fonctionnel dans lequel toute expression s'évalue toujours de la même manière ce qui interdit les effets de bord : ce n'était pas évident que c'était possible, et pourtant le Haskell l'illustre.) Pourrait-on, par exemple, imaginer une langue humaine dans laquelle le concept de mot n'a aucun sens ? (Pas juste parce que la séparation des mots n'est pas claire, je veux dire, mais parce que les énoncés ne se découpent pas du tout selon un cadencement en « mots ».) Ça ne me semble pas évident (sauf à aller chercher des choses vraiment tarabiscotées, parce qu'évidemment on peut dire qu'on s'exprime en anglais, qu'on chiffre le tout par AES-CBC avec une clé qui dépend du jour où on parle, et qu'on le dit en binaire avec les syllabes pi et ka : manifestement cette langue n'a pas de concept de mot, ce qui montre que c'est logiquement possible si on a une conception assez large de ce que c'est qu'une langue, mais je me demande si on peut faire moins tarabiscoté, parce que ce que je viens de dire est plutôt un cryptosystème qu'une langue, et n'est clairement pas utilisable par des humains).

Bref, le fait de créer des conlangs permet de tester l'espace des possibilités linguistiques, et le fait de les apprendre permet de tester les contours de ce qui est humainement gérable, et, si on s'efforce d'utiliser les langues ainsi créées, nous apprend, à l'intérieur de ces contours, un peu sur le ressenti à parler une telle langue (est-ce commode ? se sent-on handicapé ?). Ceci peut donc éclairer le fait que les langues naturelles aient fait tel ou tel ensemble de choix (et peut-être nous apprendre des choses sur le fonctionnement des régions linguistiques du cerveau : il peut être intéressant de créer des conlangs aussi exotiques que possible et voir dans une IRM fonctionnelle si le fait de communiquer dedans stimule toujours les mêmes régions du cerveau).

Pour dire les choses autrement, si on trouve des universaux communs à toutes les langues naturelles mais qu'on arrive facilement à les violer avec des conlangs faciles à apprendre et commodes à manier, cela nous donne une perspective très différente que si on trouve des universaux communs à toutes les conlangs (au moins celles qui ont déjà été créées) en plus des langues naturelles.

(Évidemment, il est tentant de dire que les conlangs créées par des amateurs ne nous apprennent rien car elles ne font que refléter ce que leur auteur connaît des possibilités linguistiques, soit parce qu'elles sont présentes dans les langues qu'il maîtrise déjà, soit parce qu'il a lu Wikipédia. Mais, outre que l'évolution des langues naturelles doit aussi sans doute beaucoup à ce que des locuteurs connaissaient d'autres langues ou de phénomènes linguistiques, la question de quels phénomènes linguistiques les conlangers décident d'inclure dans leurs créations est au moins intéressante statistiquement, en ce qu'elle nous renseigne sur les phénomènes linguistiques qui sont a priori mentalement attirants, et c'est quelque chose qu'il est intéressant de comparer avec les statistiques sur les langues naturelles.)

À part les universaux, il y a aussi la question des valeurs extrêmes des paramètres : à quoi ressemble une langue maximalement concise ? maximalement logique ? maximalement précise ? etc. Bien sûr, ces paramètres portent une large part de subjectivité (mais je vais évoquer plus bas une expérience possible, au moins en théorie, sur la simplicité), mais ce n'est pas pour autant que ce n'est pas intéressant. Le toki pona, par exemple, me semble très intéressant en ce qu'il cherche à minimiser le nombre de mots/concepts tout en permettant quand même une vraie communication (enfin, apparemment — je n'ai pas testé de l'apprendre) : ce n'était pas évident a priori qu'on puisse faire une « vraie » langue avec 137 mots-concepts. (Ça me fait d'ailleurs penser au jeu Concept, très apprécié par certains de mes collègues — ils en ont un dans la salle de repos du département — qui consiste à essayer de faire deviner une expression, un mot ou une œuvre, en posant des pions sur les cases d'un tableau représentant des idées.)

☞ Sapir-Whorf

Une autre chose sur quoi les conlangs peuvent nous éclairer, si on veut bien faire l'effort de les apprendre, c'est tout ce qui tourne autour de l'hypothèse de Sapir-Whorf, qui affirme quelque chose comme le fait que la manière dont nous parlons conditionne la manière dont nous pensons. Bon, le problème avec hypothèse de Sapir-Whorf, c'est qu'elle est tellement floue (faut-il que je fasse de nouveau un lien vers ce billet ?) qu'elle est quelque part entre trivialement vraie et trivialement fausse selon la force de l'affirmation qu'on fait (que le langage influence au moins un petit peu nos pensées est évident, qu'il soit impossible de penser hors des cadres de notre langue est évidemment faux, la vérité est donc… quelque part entre les deux, quelle surprise), et qu'on n'a pas vraiment de moyen de quantifier. (J'ai envie de dire que la manière dont nous parlons de l'hypothèse de Sapir-Whorf conditionne la manière dont nous concevons l'hypothèse de Sapir-Whorf.) Mais même s'il n'est peut-être pas possible de quantifier la réponse, et même si je soupçonne plutôt que la réponse tendra à être négative, je trouve qu'il est intéressant de concevoir puis à apprendre des conlangs cherchant à représenter des types assez extrêmes (toki pona, lojban, ithkuil) et de se faire une idée, fût-ce subjectivement et non scientifiquement, de si cet apprentissage peut influencer notre façon de penser. (En gardant bien sûr à l'esprit qu'il y a une possibilité d'inversion de causalité : si les gens à la tournure d'esprit plus logique trouvent intéressant, amusant ou facile d'apprendre le lojban, cela va influencer sur ce qu'ils rapporteront.)

☞ Conclusion

Pour éviter de finir ce billet avec une conclusion parfaitement banale affirmant que oui les conlangs peuvent être intéressants pour <résumé rapide de tout ce qui a été dit plus haut>, je vais plutôt terminer sur une note plus légère en mentionnant le fait que je trouverais amusant de faire des jeux-concours de création de conlangs. On pourrait avoir des jugements esthétiques purement subjectifs (une sorte d'Eurovision des conlangs ?), mais on peut aussi imaginer des épreuves du style : votre conlang est enseignée (dans un temps limité !) à deux personnes ne parlant aucune langue commune (et vous ne saurez pas à l'avance les langues de ces deux personnes, pour ne pas tricher en rendant votre langue plus proche de ces deux langues-là), et ensuite l'une d'elles doit expliquer quelque chose à l'autre, et on posera des questions à l'autre sur ce qu'elle a compris. Votre but serait, donc, de concevoir une langue qui peut s'apprendre le plus rapidement possible et qui permet de communiquer le mieux possible à deux personnes qui n'ont pas d'autre langue commune que l'apprentissage limité de votre conlang. (L'idée est une sorte de développement du jeu Concept que j'évoque ci-dessus, et qui m'a amené à me demander et si on remplaçait la grille de Concept par l'obligation de faire deviner le concept mystère en parlant en toki pona, et-ce que les mots de cette langue suffiraient ? — ce qui peut effectivement faire un jeu intéressant.) Je peux imaginer toutes sortes de variations pour rendre le jeu soit plus ludique soit plus scientifique (bon, ce n'est pas évident de faire les deux à la fois, mais je ne l'exclus pas complètement). Il pourrait aussi y avoir des contraintes supplémentaires, par exemple votre conlang doit donner à la phrase Ángdir egúlkrist ajns turinâ solkúrbi damênus le sens Le jeune Angdir erre dans son palais de marbre (ou peut-être juste un sens quelconque).

(Bon, en fait, maintenant il faut que je révèle que tout ce billet n'était pas en français mais dans une conlang extrêmement subtilement construite pour que ce texte ayant l'apparence d'être un texte en français sur les conlangs soit en fait un article parlant de balades en forêt en Île-de-France, et d'ailleurs cette phrase-ci, dans la langue en question, vous dit que cette phrase-ci, si on l'interprète comme du français, fait semblant que tout le billet parlait d'autre chose.)

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(vendredi)

Sur la préservation de l'information, et l'importance que j'y attache

Je voudrais dans ce billet dire quelque chose au sujet d'une question qui m'est très importante, disons même qu'elle fait partie de mes principes éthiques(?) les plus profonds, et à laquelle j'ai souvent fait allusion dans ce blog (tout récemment ici), mais que je n'ai, bizarrement, jamais vraiment abordée frontalement ici, sauf dans cette très vieille entrée que je trouve particulièrement mal écrite pour quelque chose d'aussi important à mes yeux (et où je ne cherche justement même pas à l'expliquer) : la préservation de l'information.

Sauf qu'à vrai dire je ne sais pas vraiment comment communiquer ce dont il est question, et encore moins pourquoi je trouve que c'est important. Les gens qui partagent mes préoccupations à ce sujet n'ont sans doute pas besoin d'autres explications, et les autres ne comprendront peut-être même pas de quoi je veux parler, encore moins pourquoi j'y accorde tant de poids. Surtout que les contours exacts de ce que je considère comme « information » nécessitant d'être préservée ne sont pas toujours très clairs ni, à vrai dire, très logique.

Et il faut reconnaître que c'est une question qu'on peut considérer comme presque religieuse (pas au sens où elle implique un principe transcendant, mais au sens d'une considération éthique que je ne sais pas vraiment justifier autrement que c'est comme ça) : et de fait, il y a des gens facétieux qui ont fondé l'église missionnaire du kopimisme (officiellement déclarée comme religion en Suède) qui doit plus ou moins correspondre aux principes que j'évoque ici, à ceci près que le kopimisme semble plus mettre l'accent sur la dissémination de l'information (le but étant, en fait, de défendre le peer-to-peer) que sur sa préservation ; mais bon, close enough, la pérennité et la disponibilité de l'information sont toutes les deux importantes à mes yeux : on va donc dire qu'on peut me considérer comme sympathisant de cette religion.

Pour essayer d'expliquer quand même de quoi il est question, je pense qu'il vaut mieux partir d'un terrain d'entente que je crois largement partagé, à travers l'observation suivante : la destruction d'une œuvre d'art comme la Joconde ou l'église Notre-Dame de Paris (cf. mes réflexions passées ici sur cette dernière) serait une perte irremplaçable pour l'Humanité. Pour une œuvre éminemment matérielle comme la Joconde, le fait d'avoir des copies (notamment des photos numériques haute résolution) ne remplacera jamais l'original, néanmoins, je pense que beaucoup de gens conviendront que ce serait déjà un moindre mal, si l'original de la Joconde devait disparaître, que d'en avoir un scan en résolution 100 000 × 100 000 avec informations de relief et 12 canaux de couleur allant de l'infrarouge à l'ultraviolet (je ne sais pas si un tel scan existe, soit dit en passant, mais si des conservateurs du musée du Louvre me lisent, vous êtes invités à créer et partager le fichier de 600Go que je viens de décrire dans cette phrase 😉 [#]).

[#] Malgré le smiley, ma remarque est sérieuse, et fait tout à fait partie du sujet de cette entrée : je pense que cela fait partie des missions d'un musée de préserver non seulement l'original des objets de leurs collections, mais aussi des scans numériques d'extrêmement haute qualité (aussi élevée que la technologie moderne le permet, et le fichier de 600Go que j'évoque pour la Joconde ne me semble pas déraisonnable, même si évidemment des versions plus petites ont un sens aussi), et en 3D quand c'est pertinent, pour qu'en cas d'accident il subsiste au moins quelque chose. Voir notamment ce tweet, avec lequel je suis complètement d'accord, qui appelle précisément à ça à la suite de l'incendie du Musée national du Brésil le où on s'est retrouvé à lancer un appel public à rassembler toutes les photos qui pouvaient exister de ses collections irrémédiablement détruites : le musée aurait pu, et aurait dû, faire de telles photos avant. Et l'intérêt de ces reproductions numériques de très haute qualité, outre la préservation qu'elles permettent, c'est aussi qu'on peut les diffuser (au moins tant que les avanies de la « propriété intellectuelle » ne s'y opposent pas) publiquement, et, par exemple, offrir des visites virtuelles à des gens qui n'ont pas les moyens de venir sur place. Or pour l'instant, tout ça ne semble exister que de façon embryonnaire. (Existe-t-il, par exemple, des données 3D haute résolution de l'intérieur du château de Versailles ?)

Une copie virtuelle de la Joconde est un pauvre remplacement de l'original, donc. Mais s'agissant d'un livre, je pense qu'on comprend déjà mieux qu'on accorde plus d'importance à l'information contenue dans le livre par rapport à l'objet original : il y a quantités d'œuvres de la littérature antique que nous avons complètement perdues, c'est-à-dire qu'il n'en subsiste aucune copie, et je pense qu'il est assez largement admis que c'est une bien plus grande perte que la quantité d'œuvres dont nous avons une copie mais plus l'original. (J'espère que je m'exprime clairement : disons qu'entre redécouvrir une copie d'une œuvre majeure X qu'on a crue complètement perdue et redécouvrir l'original d'une œuvre Y d'importance comparable dont on avait déjà des copies mais pas l'original, je pense qu'il est assez généralement admis que le premier est préférable quand il s'agit de littérature, car l'œuvre est plutôt le texte du livre — i.e., l'information — que l'objet original lui-même.)

Bref, la tragédie dans le fait que la grande bibliothèque d'Alexandrie a brûlé (événement plutôt symbolique : il n'y a pas forcément eu un événement précis, et pas forcément un incendie, mais ce que je veux dire c'est qu'on a perdu l'essentiel de son contenu), c'est la perte de l'information qu'elle contenait, le texte des rouleaux qui s'y trouvaient, pas tellement les rouleaux eux-mêmes.

À partir de l'invention de l'imprimerie à caractère mobile, et au moins pendant les périodes où on utilisait un papier et une encre qui ne se détruisent pas, on a eu un outil pour préserver beaucoup d'information assez efficacement : le livre imprimé. Le fait d'avoir plein de copies de la même chose permettait d'augmenter les chances qu'au moins une copie subsiste pendant longtemps.

Mais avec ce qu'il est convenu d'appeler la société de l'information, nous produisons des quantités énormes d'information sous forme numérique, mais en même temps nous sommes face à une sorte d'amnésie car nous perdons aussi des quantités hallucinante d'information. Ou même si elle n'est pas complètement perdue, elle est parfois rendue inaccessible ou indisponible de diverses manières. Car souvent il n'y en a qu'une seule « vraie » copie (non-transitoire).

On peut légitimement se demander, en supposant que l'humanité existe encore et a encore une technologie raisonnable dans quelques siècles (et, quand même, je l'espère) ce qu'il restera du XXIe siècle dans ses archives. Si la société de l'information est autant la société de l'amnésie, j'ai peur que la réponse soit pas grand-chose.

Il y a toutes sortes de raisons à ça. Des raisons techniques, d'abord : à bas niveau, les supports d'information numériques (disques durs, disques/mémoires SSD, disques optiques) contiennent certes énormément plus de capacité de stockage que les livres, mais ils sont beaucoup moins pérennes dans le temps ; à plus haut niveau, si on veut stocker des informations sur le cloud (c'est-à-dire distribuées chez un hébergeur) ou les rendre disponibles sur le Web, il faut payer, et payer en permanence, d'où il résulte que quand une compagnie fait faillite, quand un individu décède, etc., des quantités énormes d'information ont tendance à disparaître avec.

Des raisons légales, aussi : le régime détestable de la propriété intellectuelle[#2] fait que préserver l'information est juridiquement dangereux. Il y a énormément de livres dits « orphelins », c'est-à-dire qu'ils sont probablement soumis à un droit d'auteur, mais c'est difficile à savoir parce que l'éditeur a peut-être disparu, l'auteur est incontactable ou mort (et les droits continuent néanmoins à valoir pendant une durée parfaitement déraisonnable à partir de sa mort), et du coup il est impossible légalement de numériser l'œuvre pour sa préservation, ou au moins, si on le fait, on ne peut pas la rendre disponible en ligne parce que même si la plupart des auteurs en seraient sans doute heureux, le risque que quelques uns objectent rend l'entreprise trop périlleuse (et/ou économiquement peu rentable). De là résulte un vaste trou noir entre les œuvres suffisamment anciennes pour qu'on soit sûr qu'elles sont dans le Domaine public et les œuvres suffisamment récentes pour que les auteurs se soient occupés de leur disponibilité en ligne. Google a scanné des millions de livres de ce trou noir, mais ils ne peuvent pas les rendre disponibles en ligne pour les raisons légales que je viens de dire (parfois ils montrent quelques brefs passages dans Google Books, et déjà ils prennent un risque). L'Internet Archive a récemment perdu un procès contre des éditeurs rapaces parce qu'ils (l'Archive) proposaient des « prêts » de livres en ligne aux internautes, et cette décision judiciaire est une perte spectaculaire de l'information disponible à l'Humanité (je vais reparler de l'Internet Archive ci-dessous). Pas clair que ces archives de livres qu'on ne peut pas partager pour des raisons juridiques existent encore longtemps : et même dans la mesure où elles existent, elles n'ont qu'un intérêt limité.

[#2] Je déteste le terme de propriété intellectuelle, qui est une forme de propagande : en utilisant ce terme on essaie de faire passer pour évident alors que ce ne l'est pas que la protection des auteurs d'œuvres de l'esprit (que je ne mets pas en doute) doit être assimilée à une forme de propriété, ce qui sous-entend des droits exclusifs forts et inaliénables. Je préfère le terme de paternité créative : pour moi l'auteur a des droits sur son œuvre un peu comme un parent sur ses enfants : indéniablement il a une certaine légitimité à prendre des décisions à son sujet, mais cette légitimité n'est pas un pouvoir absolu, n'est pas illimité dans le temps, et ne devrait pas faire oublier que l'œuvre elle-même (ou le grand public à la voir) a des droits aussi. Notamment, je considère que l'auteur devrait certes avoir un droit d'abandon ou de répudiation de l'œuvre (c'est-à-dire le droit d'en détacher son nom ou de renier tout rapport avec elle), mais pas celui de la faire disparaître une fois qu'elle a été publiée (pas plus qu'un parent n'a le droit d'euthanasier son enfant après la naissance de ce dernier : au mieux il peut l'abandonner).

Et puis il y a une raison sociale (si j'ose dire) toute bête : le peu d'importance que nous accordons aux informations en ligne et à la question de leur préservation. Comme si ce qui n'est pas imprimé sous forme de livre n'était pas important. Comme si le Web n'était qu'un support frivole et sans importance par rapport au vrai Verbe, le Verbe imprimé.

Situation typique : une organisation crée un site web, il y a des informations utiles dessus ; puis quelqu'un décide de « refaire » le site web (avec un outil différent, avec un look différent, avec une structure différente, peu importe) : idéalement, toutes les pages de l'ancien site web devraient être soit préservées à l'identique, soit transformées en redirections vers le même contenu, ou un contenu équivalent, dans le nouveau site web. Évidemment, dans la vraie vie, il n'y a rien de tel. Au mieux, les liens cassent, au pire (et, en fait, le plus souvent), les informations disparaissent vraiment.

Prenez n'importe quel billet un peu ancien de ce blog, et suivez les liens (j'en mets beaucoup) : comptez la proportion qui sont cassés. En-dehors de ceux qui pointent vers Wikipédia, la proportion est alarmante. (Parfois je repasse derrière pour les remplacer par des liens vers The Internet Archive, mais ce n'est pas toujours possible, et de toute façon je n'ai pas l'énergie de revisiter régulièrement tout mon blog à la recherche des liens cassés.) Maintenant je fais l'effort de mettre des attributs title sur beaucoup de mes liens (qui s'affichent quand on passe la souris dessus), au moins si l'URL n'est pas évidente, pour essayer d'enregistrer au moins le titre de la page pointée ; et je demande généralement à The Internet Archive de suivre les liens depuis mes billets de blog.

Souvent quand j'évoque le problème de la préservation de l'information en ligne, on me fait une réponse de ce style : oui, certes, il y a des contenus importants qu'il faut préserver, mais la grande majorité des contenus ne le sont pas, et ce n'est pas grave s'ils disparaissent. En bref, préserver la Joconde, oui, préserver le moindre graffiti, non. Par exemple, si j'évoque la question de la pérennité des messages sur Twitter, les gens haussent les épaules en disant que l'écrasante majorité des tweets n'a aucun intérêt : voyez cette discussion pour un exemple de dialogue de sourds où je n'arrive pas à faire comprendre l'enjeu à la personne avec qui je parle.

Ma réponse à ça est la suivante : oui, sans doute, 99% des informations contenues en ligne n'a aucun intérêt à préserver. Le problème c'est que c'est impossible de faire le tri : on ne sait pas bien à l'avance quelle information aura de l'intérêt ultérieurement, et même si on le savait, on n'a ni l'envie ni les moyens de prendre le temps pour trier les choses entre « à sauvegarder » et « à ne pas sauvegarder » ; or si on ne peut pas faire le tri correctement, il faut choisir l'option la plus conservatrice (c'est-à-dire celle du moindre regret) : sauvegarder tout ce qui raisonnablement peut l'être.

Pour dire les choses autrement : oui, bien sûr, un tweet isolé n'a pas la valeur de la Joconde ; mais les milliards et les milliards de tweets rassemblés, ils forment un témoignage important d'un certain bout de l'existence humaine, et il est important de les préserver, à la fois pour les références internes (regardez le nombre de fois que j'ai référencé Twitter dans ce blog) et pour la mémoire des générations suivantes ou des historiens du futur, qui voudront peut-être savoir ce que ça faisait de vivre à travers la pandémie de 2020 ou comprendre le Zeitgeist de cette époque. Je prends l'exemple de Twitter parce qu'il est menacé par les excentricités erratiques de son nouveau propriétaire, mais la même chose vaut pour n'importe quel autre site, y compris ceux qui ont malheureusement déjà disparu sans laisser beaucoup de traces (Google Plus, par exemple, qui n'existe plus que comme des cicatrices sous forme de liens cassés).

(Et puis bon, par ailleurs, les contenus numériques ne se résument pas au web. On continue d'imprimer des livres papier, heureusement, mais je suppose qu'il y a des choses qui n'existent que sous forme de eBook, et ces choses-là, à cause de la manière dont elles sont « protégées » contre la copie pour des raisons de, surprise, propriété intellectuelle, elles disparaissent quand disparaît la société qui les vendait. Idem pour les films et les séries et les choses comme ça qui fleurissent sur les plateformes de streaming comme Netflix, Amazon truc et Apple bidule : quand ces compagnies feront faillite, les gens qui avaient des abonnements perdront leur accès aux contenus en question et il ne restera plus rien sur leurs ordinateurs : qui assure la sauvegarde pérenne de toutes ces créations ?)

Alors il y a quand même une arme contre l'amnésie, un héros de la préservation de l'information, c'est l'Internet Archive. L'Internet Archive est une bibliothèque numérique (financée par un mélange de dons, de mécénat et de différentes sources d'argent public) ayant pour mission de préserver et de rendre accessible toutes sortes de contenus numériques : livres et magazines numérisés, vidéos, musiques, jeux vidéos… mais aussi des sites web. Leur domaine d'action est malheureusement limité notamment pour des raisons légales (cf. ce que j'ai dit plus haut, notamment le fait qu'ils ont perdu un procès qui nous prive de beaucoup d'informations qu'ils avaient collectées et menace peut-être leur existence), ils ne peuvent par exemple pas sauvegarder les séries en streaming, et j'ai toujours peur qu'une action légale les fasse disparaître pour de bon. Mais pour l'instant ils existent, et ils font ce qu'ils peuvent.

Selon moi, l'internet Archive mérite d'être connue et reconnue comme un musée d'une valeur inestimable pour la mémoire de l'Humanité. (Et j'encourage tous mes lecteurs à penser à eux si vous faites des dons à des organisations caritatives.)

Et notamment, l'Internet Archive essaie de préserver une partie de la mémoire du Web. Ça ne peut être que très partiel, évidemment, mais c'est déjà ça. Le mode d'emploi est très simple : vous allez sur web.archive.org et vous tapez dans le formulaire l'adresse (URL) du site dont vous voulez consulter l'archive, par exemple ici pour ce blog, et ça va vous mener vers un graphique et un calendrier montrant les dates où la page a été sauvegardée dans son état d'alors, et on peut cliquer sur un des jours pour voir la version sauvegardée. Par exemple, voici une copie de la page d'accueil de mon blog il y a dix ans (bon, là il n'a pas changé des masses), et voici une copie de ma page web (home page comme on disait alors) en 1997, peut-être pas très intéressante mais qui représente pour moi personnellement un document historique précieux.

Inversement, pour demander la sauvegarde d'un contenu dans l'Internet Archive, on va sur web.archive.org/save et on tape l'adresse à sauvegarder (pas besoin d'être webmaster du site ou quoi que ce soit, vous pouvez demander de sauver n'importe quelle page web dès lors qu'elle est publiquement accessible). Si on a un compte sur l'Archive (c'est gratuit et ils ne spamment pas) on peut choisir par exemple de sauver aussi les liens sortants (il y a évidemment des limites sur le nombre de pages qu'on peut demander de sauver par jour), de sauver une capture d'écran, et des choses de ce genre.

L'Internet Archive n'est pas parfaite : elle ne peut pas tout sauvegarder (certains sites lui interdisent l'accès par exemple en protégeant l'accès par une forme de login, et même si ce n'est pas le cas, elle n'a pas la bande passante pour sauvegarder, par exemple, tout Twitter), et j'ai toujours peur qu'elle disparaisse (soit pour des raisons légales, cf. ci-dessus, soit par manque de sous, soit à cause d'un problème matériel comme un incendie[#3], ce qui serait une perte irréparable). Mais bon, c'est déjà ça.

[#3] Quis custodiet ipsos custodes? Qui sauvegardera les sauvegardes ? Il existe, si je comprends bien, essentiellement deux autres copies de l'Internet Archive. Malheureusement, comme le faisait remarquer un ami, les emplacements de ces copies n'inspirent pas forcément la plus grande confiance dans la stabilité des données : car la copie d'origine est sur la faille de San Andreas, une autre est en Hollande au-dessous du niveau de la mer, et une troisième est littéralement à la Grande Bibliothèque d'Alexandrie, une institution qui n'a pas le meilleur track record pour la sauvegarde pérenne des informations.

Bien sûr il y a plein d'autres formes de données publiques que les formats papiers (livres, journaux, documents d'archives) et le web. J'étais par exemple tombé sur ce mini-documentaire sur les archives audiovisuelles de l'INA (i.e., de la télé française), à la fois sous l'angle technique (quelle forme matérielle elles prennent) et sous l'angle du contenu (qu'est-ce qui est sauvegardé ? — ben, « tout »), et c'est très intéressant, je le recommande. C'est aussi rassurant à mes yeux que des gens se soient penchés un peu sérieusement sur la question de préserver l'information de la télé, mais cela rend d'autant plus criant le manque d'attention porté au Web (par exemple pourquoi la France ne finance-t-elle pas ses propres efforts pour sauver le Web, au moins le Web francophone ? ne serait-ce qu'en ayant son propre miroir de l'Internet Archive ? que fait-on pour la sauvegarde des eBooks et des films et séries en streaming, au moins les œuvres francophones ?).

Et bien sûr, à côté des données publiques il y a les données privées et tout le spectre entre les deux (pensez, par exemple, à un forum de discussion interne à un groupe de copains, à une école, ou un réseau social dont l'accès se fait par invitation : qui préserve ces données-là ?). Là c'est encore plus compliqué parce qu'il faut concilier l'impératif de protection du secret ou de la privauté avec la recherche de la pérennité (je ne veux pas que mes données disparaissent, mais je ne veux pas non plus les mettre sur l'Internet Archive) ; peut-être en plus avec une volonté de libération publique à une date lointaine dans le futur (il y a des règles de ce genre pour les archives).

Concernant ces données privées je pense aussi que la plupart des gens comprendront un peu mieux mes préoccupations : même ceux qui ne partagent pas mon attachement à sauvegarder des archives du Web ont tendance à vouloir au moins garder leurs propres photos, par exemple, ou l'historique de leurs SMS et MMS ou quelque chose de ce genre. L'existence de services proposant de sauvegarder de vieilles diapos ou films amateurs sous formats numériques semble suggérer que la valeur des souvenirs est quelque chose de quand même assez répandu.

Personnellement, non seulement je tiens un journal depuis 2001 de ce que je fais au jour le jour (ce qui est une façon de sauvegarder les informations de mon quotidien) mais j'enregistre aussi plein d'informations comme des traces GPS de mes principaux déplacements (balades à pied, à moto, en voiture…). Je tiens aussi les comptes de mes sous depuis 2006. Tout ça représente des informations personnelles auxquelles je tiens beaucoup et dont je veux assurer la pérennité au moins de mon vivant. À mes yeux cela relève de la même logique, dans la sphère privée, que mon attachement à la préservation des informations publiques.

(Certains trouvent que je suis un peu cinglé de conserver tout ça. Une trace GPS de toutes mes balades, par exemple, quel intérêt ? Ben ça me permet de faire le point sur tous les endroits où je suis allé, et de chercher des endroits que je n'ai pas encore vus, par exemple. Et j'ai déjà évoqué ici l'intérêt de tout photographier[#4] — conseil que je ne suis d'ailleurs moi-même pas autant que je devrais. Mais en fait le point important est surtout celui-ci : pour les données personnelles comme pour les données publiques, le tri entre ce qui est intéressant et ce qui ne l'est pas est difficile, surtout a priori, et c'est pour ça qu'il vaut mieux, dans le doute, tout sauvegarder, surtout que ça représente des volumes peu importants dès qu'il ne s'agit pas de vidéos.)

[#4] J'y mentionne les jeunes parents qui prennent des quantités invraisemblables de photos de leur bébé (qu'ils ne regarderont évidemment jamais ensuite, ou qu'ils montreront à des amis que ça emmerdera profondément). Je pense que le phénomène psychologique sous-jacent a un rapport avec mon obsession pour la préservation de l'information, à ceci près que la mienne ne s'attache pas à un objet particulier (le bébé) mais à toute une catégorie de choses qu'on peut mémoriser.

Malheureusement, sauvegarder tout ça à la fois est devenu terriblement difficile, pas tant pour des questions de volume que de diversité. Je ne veux pas trop me laisser entraîner à digresser sur les questions des formats de données et des backups et de la merde que sont les smartphones, mais disons qu'alors qu'autrefois faire un backup consistait simplement à faire une copie de tous les fichiers de son ordinateur sur un support externe, maintenant on génère des données qui sont hébergées chez plein de trucs externes, et c'est devenu très compliqué de les rassembler pour les sauvegarder. Le smartphone, par exemple, est une calamité : Android est une sale merde qui n'est même pas capable de faire un bête backup correct au sens qui devrait être simple copier toutes les données du téléphone (de toutes les applications[#5]) dans une archive sur l'ordinateur que je puisse restaurer ensuite à ma convenance, partiellement ou totalement, et c'est complètement scandaleux. Et il en va de même des données qu'on a chez plein d'hébergeurs (les courriers chez Gmail, les messages qu'on a écrits sur les réseaux sociaux, etc.) : bien sûr on peut se dire ah ben c'est Google qui assure la sauvegarde de Gmail, c'est rassurant et certainement Google est meilleur que l'individu lambda pour faire des sauvegardes, mais Google pourrait décider un jour de fermer l'accès à Gmail (au moins dans certains pays, par exemple en représailles contre une loi qui les emmerderait), et il me semble qu'on peut vouloir avoir une copie de ses données chez soi contre une telle éventualité. Heureusement, le RGPD européen est censé garantir qu'on peut récupérer les données nous concernant auprès de Google, Facebook, Twitter, etc. (certains ont fait des efforts honnêtes pour fournir une archive vraiment utilisable, d'autres… moins), mais bon, ça reste un boulot fou de récupérer tout ça périodiquement et le sauvegarder. (Pour Twitter, j'ai un processus compliqué pour récupérer mes tweets[#6], je me vois mal multiplier ça à l'infini.)

[#5] J'y pense parce que mon poussinet a récemment changé de téléphone (Android) et que ça a été une galère pour récupérer les données de l'ancien téléphone. WhatsApp, notamment, ne vous rend vraiment pas la vie facile pour extraire les conversations qu'on a tenues dans l'application. (Une raison de plus pour moi de ne jamais utiliser WhatsApp, mais il y a quantité d'applications Android qui ont des données qui m'intéressent et qui ne sont pas évidentes à extraire de leurs griffes.)

[#6] Mis en place pour pouvoir continuer à maintenir cette archive de mes tweets même quand Elon Musk me coupera l'accès à API qu'il a annoncé qu'il couperait… et qu'il est même censé m'avoir déjà coupé, mais inexplicablement, pour l'instant mon script Perl utilisant l'API auquel je suis censé ne pas avoir accès continue à fonctionner.

(Bon, la situation pénible des smartphones actuels est toujours mieux, je suppose, que les vieux téléphones à clapet qui emportaient tous les SMS stockés dessus quand ils mouraient. J'aimerais bien pouvoir remettre la main sur tous les messages que j'ai échangés entre 2001 et 2009, par exemple, mais même si les téléphones en question ne sont pas perdus ou morts, il est probablement impossible d'en extraire une archive de données.)

Et puis il y a la question de savoir sauvegarder. Le stockage dans le cloud est compliqué à mettre en œuvre et il est très cher (il faut payer tout le temps, dès qu'on cesse de payer les données disparaissent : autant dire que ce n'est pas très pérenne) et pas forcément chiffré de bout en bout (c'est-à-dire illisible par l'hébergeur). Le stockage sur disques optiques est devenu ridiculement petit par rapport aux quantités de données qu'on a à sauvegarder. Le stockage sur disques durs n'est pas très robuste. Je ne suis vraiment pas content des options. Mais bon, là aussi, je ne veux pas trop élargir le sujet de ce billet, qui est déjà assez vaste.

Pour finir plutôt sur des considérations plus philosophiques (pour ne pas dire complètement oiseuses), j'ai tendance à dire que l'importance donnée à l'information est une forme moderne, un peu scientifique (ou au moins parée d'atours scientifiques) du bon vieux dualisme cartésien : je ne crois pas à l'existence d'une âme, mais je crois que ça a un sens de distinguer les atomes composant mon corps et l'information sur la manière dont ces atomes sont arrangés (ou les neurones composant mon cerveau versus l'information encodant l'arrangement de ces neurones), et que c'est plutôt cette dernière qui contient l'essence de ce qu'est David Madore. L'information est encodée sous forme matérielle parce qu'il n'y a pas d'autre façon de stocker de l'information dans cet univers que sous forme matérielle, mais c'est l'information qui est vraiment importante, pas son support.

Je ne vais pas ressortir mon rant habituel concernant la vie et la mort et le fait que nous pourrions être immortels sans magie technologique, mais disons simplement que ce qui me désole quand je perds un être cher (comme mon papa il y a quelques années), c'est la perte du référent de tous ces souvenirs communs, ces informations partagées qui formaient notre lien social, et qui semblent tout d'un coup comme des pointeurs sans référence, des informations encore présentes mais qui rappellent surtout un grand vide, un peu comme un lien cassé sur le web ; garder des photos des gens qui peuvent disparaître, des traces de leurs paroles, des souvenirs de leurs actions, c'est une façon (peut-être futile mais le mieux qu'on puisse faire) de combler un peu ce vide.

La préservation de l'information est une petite victoire contre la mort, qui est l'autre nom de l'oubli.

Voilà : je crois que l'information est grande et que Claude Shannon est son prophète.

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(mardi)

Nouvelle clé PGP (0xBE8D3426C06FFAE6)

Cette entrée est de nature essentiellement technique, pour annoncer que je me suis généré une nouvelle clé PGP. Mais j'en profite quand même pour expliquer au grand public de quoi il s'agit sous forme de vulgarisation rapide concernant la cryptographie à clé publique :

Explications sommaires pour les gens ne connaissant rien à la crypto :

PGP (Pretty Good Privacy) est son implémentation GPG (GNU Privacy Guard) est un standard de cryptographie à clé publique (ou asymétrique).

De quoi s'agit-il ? La forme la plus simple de la cryptographie est la cryptographie symétrique (=à clé secrète partagée). En cryptographie symétrique, si Alice veut envoyer un message secret à Bob, Alice et Bob doivent partager une clé secrète et connue d'eux seuls, servant à la fois au chiffrement et au déchiffrement.

(Cette clé prend la forme d'une assez longue chaîne binaire, typiquement quelque chose comme 256 bits, ou, ce qui revient au même, 64 chiffres hexadécimaux, c'est-à-dire quelque chose comme e3b0c44298fc1c149afbf4c8996fb92427ae41e4649b934ca495991b7852b855, qui doit impérativement avoir été tirée aléatoirement (ou pseudo-aléatoirement de façon cryptographiquement correcte) pour que la sécurité soit correcte — ce n'est pas du tout le cas de celle que je viens de donner —, et c'est elle qui est fournie aux algorithmes de chiffrement et de déchiffrement qui font le travail proprement dit. En fait, normalement l'utilisateur ne la voit jamais vraiment, Alice et Bob vont typiquement avoir uniquement affaire à une passphrase servant à générer ou à déverrouiller la clé selon les circonstances, et qui, elle, est quelque chose de mémorisable par un humain, comme un mot de passe assez long ou une suite de mots formant une phrase suffisamment longue pour assurer le niveau de sécurité voulu. Peu importent ces détails, ce que je cherche avant tout à dire est qu'en cryptographie symétrique, le secret — passphrase ou clé — doit être partagé à l'avance par les personnes qui souhaitent communiquer.)

Au contraire, en cryptographe à clé publique, Bob a deux clés, une clé publique connue de « tout le monde » et une clé privée ou secrète connue de lui seul. Si Alice veut envoyer un message chiffré à Bob, elle le chiffre avec la clé publique de Bob, ce qui produit un message que Bob seul est capable de déchiffrer avec sa clé privée. Et inversement, la cryptographie à clé publique permet aussi de faire de la signature, c'est-à-dire qu'Alice peut, en utilisant sa clé privée, produire un message n'ayant rien de secret dont tout le monde pourra vérifier, au moyen de la clé publique d'Alice, qu'elle en est bien l'émettrice. (Et bien sûr on peut combiner les deux : Alice peut envoyer à Bob un message chiffré par la clé publique de Bob et signé par la clé privée d'Alice, dont Bob pourra, avec sa clé privée à lui et la clé publique d'Alice, lire le contenu et vérifier que c'est bien Alice l'expéditrice.)

(Bon, tout ça est immensément simplifié et outre qu'il existe toutes sortes d'algorithmes différents, je passe énormément de subtilités sous silence. Je n'ai notamment pas expliqué que, pour des raisons essentiellement d'efficacité, la cryptographie à clé publique est utilisée pour chiffrer non pas le message lui-même mais une clé de session qui est elle-même utilisée pour chiffrer le message avec un algorithme de cryptographie symétrique ; et pareil, en signature, on ne signe pas le message lui-même mais une empreinte calculée par une fonction de hachage. J'aurais aussi peut-être dû mentionner le petit miracle de la cryptographe à clé publique qu'est le protocole de Diffie-Hellman qui permet à Alice et Bob de communiquer de façon sécurisée même sans partager de clé à l'avance et même si toutes leurs communications sont espionnées par une tierce personne malveillante ! et ce, sous la seule hypothèse que cette personne (Ève) ne peut qu'écouter et pas modifier les communications au passage, et pas, notamment, se faire passer pour Alice auprès de Bob et pour Bob auprès d'Alice. Je devrais peut-être au moins dire que la cryptographie à clé publique sert absolument partout : dès que vous vous connectez à un site web en https, c'est-à-dire l'immense majorité des sites web de nos jours, celui-ci faisant de la résistance, la connexion est sécurisée par de la cryptographie à clé publique — mais sous un standard qui diffère de PGP dont je parle dans ce billet — essentiellement au moyen d'une clé publique du site web contacté, et qui est elle-même signée par des autorités censément de confiance sous forme d'un certificat ; mais là non plus, je ne veux certainement pas entrer dans les détails.)

L'avantage immense de la cryptographie à clé publique par rapport à la cryptographe symétrique est qu'on simplifie immensément le problème de la distribution des clés : on n'a pas besoin de créer, et de trouver comment partager de façon sûre, une clé secrète différente pour chaque paire de participants qui peut avoir envie de communiquer (une pour Alice et Bob, une pour Alice et Charlie, une pour Alice et David, une pour Bob et Charlie, une pour, etc.), mais seulement deux clés par participants, dont l'une n'a pas besoin d'être communiquée du tout (elle est privée et reste secrète) et l'autre n'a pas besoin d'être communiquée de façon secrète puisqu'elle est, justement, publique. Évidemment, il y a un prix à payer, notamment en termes de longueur des clés, de coût computationnel des opérations, mais je ne rentre pas là-dedans ; par contre il y a une question cruciale qui reste en suspens, c'est la question de l'identité (ou plutôt, de la confiance en l'identité) :

Si Alice veut envoyer un message secret à Bob (ou reçoit un message signé par Bob), elle va utiliser la clé publique de Bob, mais comment est-elle sûre que la clé publique qu'elle croit être celle de Bob est vraiment celle de Bob ?

Par exemple, si Bob est l'auteur d'un logiciel très célèbre (pensez, par exemple, au noyau Linux), et qu'Alice veut utiliser ce logiciel et être sûre qu'il s'agit bien du bon logiciel et pas d'une version malicieuse écrite par une personne malveillante se faisant passer pour Bob, il est utile que Bob signe le logiciel au moment de le mettre en ligne, et Alice pourra vérifier la signature et avoir confiance dans ce qu'elle utilise. Mais qu'est-ce qui assure que la signature vient bien de Bob et pas d'une personne malicieuse ? Il faut avoir confiance en la clé servant à la signature. Or ceci ne fait que repousser le problème (à ceci près qu'une clé est quelque chose de plus léger à contrôler, et change moins souvent, qu'un logiciel énorme dont il y a une nouvelle version tous les quelques jours).

Évidemment, si Alice a rencontré Bob en personne et que Bob lui a donné cette clé en main propre, Alice peut être sûre que c'est la bonne clé. Mais si Alice reçoit un mail de Bob, ou voit passer un billet sur le blog de Bob qui dit coucou, je suis Bob et ceci est ma clé publique, comment peut-elle avoir confiance dans le fait que ce message est bien de Bob et pas de quelqu'un qui cherche à se faire passer pour Bob (dans le but de signer des documents en son nom ou de recevoir des messages chiffrés à son intention) ? La signature électronique est justement l'outil qui permet d'authentifier ce genre de messages, mais pour identifier un message censé émaner de Bob qui dit ceci est ma clé publique, il faut la clé publique de Bob, donc le problème est circulaire.

Une façon de résoudre ce problème de l'identité est que Bob accompagne sa clé publique d'une ou plusieurs signatures, réalisées avec des clés publiques de personnes tierces, qui, elles, ont vérifié soigneusement l'identité de Bob et de sa clé, et qui affirment cette clé précise est bien celle de la personne appelée Bob (bon, ceci soulève ensuite la question sociale de savoir ce que cela signifie de vérifier soigneusement l'identité de quelqu'un, et d'ailleurs ce qu'est l'identité, mais évitons d'entrer dans des questions philosophiques à ce stade). Par exemple, si Alice a confiance dans l'identité de la clé publique de Charlie et en l'honnêteté de Charlie, et que Charlie a vérifié soigneusement la clé publique de Bob et publié une signature l'associant à l'identité de Bob, Alice peut faire confiance à cette signature de Charlie pour savoir que Bob est vraiment Bob. Mais évidemment il faut des hypothèses fausses, car après tout un faux Bob aurait pu faire signer sa fausse clé par un faux Charlie, donc la signature n'a de valeur que si Alice a confiance en l'identité et l'honnêteté de Charlie. Il existe ensuite différents modèles (la toile de confiance proposée par PGP ou, au contraire, la chaîne depuis une racine de confiance utilisée dans le HTTPS sur le web) pour essayer d'établir la confiance en l'identité à partir de telles signatures.

En pratique, le logiciel (libre) GPG, dont je vais dire du mal plus bas mais qui reste utile, permet à tout un chacun de se créer une paire de clés (publique+privée), de chiffrer un document avec la clé privée d'un autre, de vérifier des signatures y compris des signatures attestant l'identité du propriétaire d'une clé, et ce genre de choses. Le maniement en est néanmoins malcommode et, pour ce qui est de la confiance en l'identité, on doit en pratique de toute façon faire à un moment ou un autre un acte de foi plus ou moins large selon le compromis qu'on considère acceptable entre la sécurité et la commodité.

Le but de cette entrée est, donc, d'annoncer une nouvelle clé publique me concernant (signée, inter alia, par l'ancienne), de donner quelques raisons de penser qu'elle est bien de moi, et accessoirement de râler parce que montrer que je sais râler si bien est certainement une façon d'assurer mon identité.

Ma clé précédente (0x0D9364260B2790DE) avait été créée le , et sa taille (clé DSA de 1024 bits + clé ElGamal de 1536 bits) ne permet plus de la considérer comme vraiment sûre, et ça fait longtemps que je me disais qu'il fallait en générer une nouvelle ; ce qui me bloquait surtout était l'aspect pénible de ré-apprendre comment on génère une clé PGP et donc relire la documentation de GnuPG qui est, disons-le franchement, une abomination, et enfin, de convaincre des gens de signer la nouvelle clé. Bref, je me suis sorti les doigts du c●l, et j'ai généré une nouvelle clé (RSA de 3584 bits, cette fois, parce que j'aime bien faire mon original). La nouvelle clé a pour empreinte 6AD5 2959 519B FFC6 FCDE A8A5 BE8D 3426 C06F FAE6 (rappelons qu'on désigne une clé par la fin de son empreinte, donc 0xBE8D3426C06FFAE6 ou même 0xC06FFAE6, quand il n'y a pas de risque d'attaque par confusion de l'ID, mais l'empreinte complète l'identifie de façon sûre), mais évidemment il ne faut pas faire confiance à un simple post de blog pour croire que cette empreinte est bien celle d'une clé appartenant à David Madore, sauf si vous ne me connaissez que par ce blog. J'ai mis ici une version de la nouvelle clé signée à la fois par l'ancienne clé et par deux amis qui me connaissent personnellement (mais bon, si vous n'avez pas de raison de faire confiance en leurs clés, ça vous fait une belle jambe aussi) ; et le fait que j'aie annoncé l'empreinte sur Twitter peut aussi aider très légèrement à augmenter la confiance dans le fait qu'il s'agit bien de la bonne personne. Mais si vous me connaissez personnellement, n'hésitez pas à me demander, soit en personne, soit par un canal de communication séparé (par exemple par SMS, en accompagnant votre SMS d'une question dont vous pensez que je serais seul à avoir la réponse) de confirmer l'exactitude de cette empreinte, j'apprécierais d'avoir des versions signées de ma clé en retour.

Mon ancienne clé n'est pas révoquée, je n'ai pas de raison de penser qu'elle aurait été compromise et j'ai toujours la clé privée associée, donc je n'ai pas l'intention de la révoquer dans l'immédiat, elle demeure valable.

Maintenant que j'ai fait l'annonce principale, quelques râleries.

La première concerne la taille des clés. J'ai beau avoir des contacts avec la communauté crypto, je n'ai pas une bonne mémoire pour le niveau de sécurité estimé, et certainement pas le niveau estimé en 2023, des tailles de clé pour différents algorithmes, et la correspondance entre elles. Je ne sais donc pas bien évaluer, par exemple, à quel point une clé DSA de 1024 bits (ma vieille) est déjà cassée, juste menacée ou vaguement considérée comme insuffisante. Je m'attendais à trouver un article Wikipédia, ou une autre page quelque part en ligne, récapitulant les records déjà réalisés et les estimations de complexité future, pour attaquer différentes longueurs de clé pour des algorithmes standards (RSA, DSA [sur groupe multiplicatif], ECDSA [=DSA sur courbe elliptique], ElGamal, tout ça comparé à des longueurs de clés symétriques) : or je ne trouve rien de tel. Donc, première râlerie, quelqu'un voudrait-il bien faire l'effort d'écrire une page synthétique claire à ce sujet ?

La seconde concerne l'utilisation de GPG. L'interface de ce programme est juste épouvantable. La syntaxe en ligne de commande est baroque et incohérente. Il mélange des fonctions de haut niveau (souvent interactives, demandant confirmation à l'utilisateur) et des fonctions de bas niveau sans séparation claire, même sans indiquer clairement ce qu'il faut considérer comme quoi : certaines fonctions demanderont confirmation, d'autres non, certaines demanderont une précision de façon interactive, d'autres non, et on ne sait vraiment pas à l'avance ce qui va faire quoi. (Par exemple, quand on édite une clé avec la fonction --edit-key, on ne sait pas trop si la commande delsig pour effacer des signatures prend un paramètre ou si elle le demandera après, on ne sait pas s'il y aura confirmation avant l'effacement, on ne sait pas trop si on pourra quitter sans sauver si on a fait une erreur, etc.) Le sens des primitives est mal expliqué aux utilisateurs : par exemple, les signatures de confiance produites avec tsign prennent des paramètres très importants dont le sens n'est absolument pas expliqué dans le manuel alors même qu'il n'est pas évident du tout, ni d'ailleurs la différence entre tsign et sign (il est juste dit de lire la RFC 4880, ce qui est un peu se moquer du monde, surtout qu'elle-même n'explique pas vraiment les choses).

Ma troisième râlerie concerne la toile de confiance (web of trust). La dernière fois que j'avais regardé PGP un peu de près, c'est-à-dire il y a presque un quart de siècle (ouch) quand j'ai généré ma clé précédente, la manière standard de diffuser les signatures sur une clé (i.e., les gens qui ont signé ma clé pour attester que c'est bien celle de David Madore) était de les mettre sur un serveur de clés : le principe étant donc, si je récupère la clé 0x0D9364260B2790DE auprès d'un serveur de clé, je récupère aussi les signatures des gens qui attestent que c'est bien celle de David Madore (et si par hasard je connais une de ces personnes, au sens où j'ai déjà vérifié sa clé, ça me permet d'avoir confiance en celle que je viens de récupérer ; sinon, je peux aller chercher un cran plus loin en récupérant sur le serveur les clés des gens les plus susceptibles d'être proches de mon cercle d'amis). Mais il semble que des attaquants (spammeurs ? je ne suis pas sûr de leur motivation) se soient amusés à envoyer sur le serveur des millions de signatures bidon (enfin, les signatures sont bonnes sinon elles ne seraient pas acceptées, mais elles proviennent de clés qui ne sont pas vraiment celles d'humains bien identifiés, ou quelque chose du genre), et pour éviter ce problème, les serveurs de clé n'ont pas trouvé mieux que de… cesser de distribuer les signatures des clés. (Il y avait pourtant plein d'autres façons de faire, par exemple demander de contresigner les signatures — c'est-à-dire attester que la signature est pertinente et souhaitée par la clé qui a été signée — ou bien proposer une forme de login associé à la clé et n'accepter que les signatures uploadées par la personne qui a uploadé la clé.) Toujours est-il que, du coup, il n'y a essentiellement plus aucun moyen de chercher à retrouver une chaîne de confiance de longueur non-triviale menant à une clé : je peux certes publier moi-même ma clé avec les signatures qu'on aura bien voulu m'en faire, mais la personne qui voudrait vérifier l'identité des signataires n'a essentiellement aucune façon de s'y prendre. C'est rare en informatique qu'il y ait une régression aussi forte de fonctionnalité en quelques décennies, et apparemment rien pour compenser.

Bref, c'est un peu triste : on a des outils théoriques qui sont très bien, la cryptographie à clé publique est un concept extraordinaire, mais dans la pratique il n'est essentiellement pas mis en œuvre dans le monde réel d'une manière qui pourrait servir aux vrais gens : d'un côté on a l'espèce de merde supposée « sécuriser » le Web, c'est-à-dire le HTTPS, qui en vrai n'apporte aucune sorte de garantie de confiance parce que les autorités censées être à la racine de la confiance sont de purs parrains mafieux qui ne vérifient rien et se contentent de prendre du fric aux gens pour afficher https dans les navigateurs (les détails de mes récriminations sont ici), et de l'autre on a un truc qui était basé sur des principes un peu plus sains, PGP, dont le fonctionnement est arcane et qui a été privé du moyen pratique de permettre de vérifier cette confiance.

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(lundi)

Ce blog a 20 ans

Aujourd'hui est le 20e anniversaire de ce blog, puisque son premier billet a été publié le (j'avais pris exprès une date facile à retenir). Ça veut dire que mon blog a en gros l'âge de certains de mes élèves, et je ne sais pas très bien quoi faire de cette affirmation. Comme par ailleurs c'est aussi, à un jour près, le 30e anniversaire du World Wide Web, ça signifie que mon blog a aussi les deux tiers de l'âge du Web, autre information que je ne sais pas bien comment prendre. Et j'ai aussi passé environ 42% de ma vie à tenir un blog, ce qui me laisse tout aussi perplexe.

[Graphe de la taille de mon blog en fonction du temps]Le cours psychologique du temps est décidément non-linéaire : l'image mentale que j'ai de la décennie 2003–2013, disons (à la fois pour ce qui est des événements de ma vie et de ce que j'ai raconté dans ce blog), est beaucoup plus longue que celle de la décennie 2013–2023. Déjà la seule période 2003–2006, jusqu'à ce que je rencontre le poussinet, période où j'ai écrit je ne sais combien de billets sur mes blues de pédé frustré, me paraît incroyablement plus longue que les trois ans qu'elle a durée en vrai. C'est peut-être parce que mon image mentale du temps sur ce blog est plutôt en nombre d'entrées qu'en nombre de jours.

J'avais écrit un billet décenniversaire en 2013, que je trouve d'ailleurs intéressant de relire, dans lequel j'avais produit des graphes que je refais ci-contre à droite (cliquez pour agrandir) sur 20 ans au lieu de 10. (D'ailleurs, je n'avais stupidement pas pris notes des lignes GnuPlot pour générer un truc à double échelle, comme ça, et j'ai galéré pour les retrouver : à toutes fins utiles, les voici.) La courbe violette (à lire contre l'échelle de gauche) montre le nombre de billets que j'ai écrit en fonction du temps (en abscisse), tandis que la courbe turquoise (contre l'échelle de droite, sans rapport sauf que j'ai synchronisé les deux à l'entrée précédant celle-ci) montre la taille totale cumulée que j'ai écrite (exprimée en unités de 1kic = 1024 caractères[#], mais peu importe). C'est frappant quand on regarde la première courbe que mes billets de blog deviennent de plus en plus rares (j'étais parti sur l'idée d'écrire un billet par jour, au point de produire des excuses quand je n'en écrivais pas, alors que maintenant c'est plutôt un billet par mois), mais, de façon assez étonnante, quand on regarde la seconde courbe on voit que la quantité de texte que j'écris par unité de temps n'a pas tellement changé en vingt ans (2922 caractères par jour en moyenne sur 20 ans), elle a même plutôt accéléré malgré des fluctuations un peu aléatoires (si je compte mes années à partir du premier mai, mon nombre de caractères écrits par jour en moyenne est le suivant : 2003: 4936 ; 2004: 2538 ; 2005: 2718 ; 2006: 1540 ; 2007: 1523 ; 2008: 1416 ; 2009: 2141 ; 2010: 2338 ; 2011: 3938 ; 2012: 2492 ; 2013: 2103 ; 2014: 2864 ; 2015: 4151 ; 2016: 2790 ; 2017: 3345 ; 2018: 5718 ; 2019: 3963 ; 2020: 2619 ; 2021: 2468 ; 2022: 2828).

Bref, j'écris des entrées de plus en plus rares, mais comme elles deviennent aussi plutôt de plus en plus longues, ça compense grosso modo. Ceci traduit aussi le phénomène que je raconte de moins en moins ma vie et de plus en plus mes idées (ou, à défaut d'idées à moi, des idées que j'ai comprises et que je veux réexpliquer).

Ce n'est peut-être pas une bonne façon de blogguer que de pondre des romans entiers une fois tous les jamais, mais je n'ai toujours pas trouvé de façon correcte de « microblogguer » : Twitter (que je mentionnais déjà dans l'entrée écrite il y a dix ans) est tombé dans les mains d'un égocentrique capricieux et erratique[#2], je n'ai pas trouvé de serveur (ni de temps pour monter le mien) permettant de passer à Mastodon, et ce serait compliqué de publier des micro-entrées dans ce blog-ci.

La partie technique comme l'apparence finale de ce blog ont finalement assez peu changé en vingt ans, et ce malgré un déplacement depuis les machines des élèves de l'ENS vers un serveur que je loue moi-même. (Voyez cette capture par The Internet Archive, la première réalisée, en juin 2003.) J'ai commencé en éditant à la main un simple fichier HTML, puis j'ai mis en place un premier système à base de XSLT que j'ai rapidement remplacé par un moteur en C et finalement, en 2010, en Java dont le principal changement depuis 2010 a été la l'interface avec un serveur Tomcat pour donner à chaque entrée une page individuelle au lieu de les collecter mois par mois (mais bon, si j'écris une entrée par mois, ça ne fait guère de différence !) ; j'ai aussi passé l'historique de CVS à Git en 2010 ; mais le format source (un HTML à peine enrichi) que j'édite à la main n'a (malgré un passage au HTML5) quasiment pas changé depuis 2003, et le système de commentaires est un script Perl ignoble conservé dans du formol que je me promets depuis au moins dix ans de fusionner avec le moteur Java.

La manière dont j'écris un billet a tendance à se dérouler selon le scénario suivant : quand j'ai une idée sur laquelle je pourrais écrire, je la note rapidement dans un fichier de brouillon ; plus cette idée me revient à l'esprit et mûrit dans ma tête, plus je suis tenté de m'y mettre jusqu'à ce que, souvent, elle me titille jusque dans mes insomnies. À ce moment-là je me rends compte que la seule façon de me débarrasser de cette idée est de l'expulser par écrit.

J'écris souvent la première moitié du billet en un rien de temps, et ça suffit à peu près à calmer ma volonté de ranter sur ce sujet : l'ennui, c'est qu'il faut conclure. À partir de ce moment-là, je traîne des pieds, j'écris un paragraphe de temps en temps, et de plus en plus lentement, parce que le sujet m'intéresse de moins en moins, mais aussi parce qu'à chaque fois que je veux m'y mettre il faut que je relise ce que j'ai déjà écrit, je ne suis pas content parce que c'est mal organisé, bref, je tourne autour du pot. Parfois l'entrée finit par m'énerver tellement que je ne peux plus la voir et elle va rejoindre le cimetière des billets jamais finis (d'où il est cependant possible qu'elle soit réanimée comme une sorte de zombie, ou qu'elle se réincarne en un autre billet dans laquelle j'injecterai des grands bouts de celui qui semblait ne jamais finir).

Mais parfois je trouve le courage d'aller jusqu'au bout, ou du moins de décider bon, ça suffit, je publie ça comme c'est, et tant pis si je n'en suis pas content (l'entrée précédente est assez typique de ce point de vue-là).

Toujours est-il qu'une fois le billet publié, je n'ai plus trop envie de penser au sujet (c'est une des raisons pour lesquelles je réagis assez peu aux commentaires) : d'une certaine manière, j'écris pour évacuer une idée de mes pensées, pour la conserver d'une manière qu'elle ne me dérange plus. Bien plus tard je la relirai peut-être, en tout cas je serai content de savoir que j'ai réfléchi à X, que si je veux reprendre mes idées sur X ou simplement recomprendre ce que j'avais compris sur X je peux relire ce que j'ai écrit, mais que je peux aussi ne plus y penser sans craindre d'oublier puisque c'est noté par écrit.

Pour prendre une métaphore informatique (que j'ai déjà dû utiliser plusieurs fois), ce blog est un peu l'espace de swap de mon cerveau. J'écris avant tout pour moi-même, pour me débarrasser de pensées en sachant que ça me permettra de les retrouver plus tard.

Je ne manque absolument pas de sujets sur lesquels ranter. Ma liste de sujets « à traiter » (j'en ai publié de petits bouts à divers moments, et d'ailleurs je trouve intéressant de voir que, finalement, j'ai tordu le cou à une proportion non ridicule des sujets que je m'étais dit que je devrais traiter) a, comme ma boîte mail, un débit « entrant » (i.e., de nouveaux sujets sur lesquels je me dis que je devrais écrire quelque chose) clairement supérieur au débit « sortant » (i.e., de sujets que je peux rayer parce que j'ai dumpé mes idées dans mon blog).

(Bon, bien sûr, j'éprouve aussi un certain besoin de radoter en redisant différemment — soit parce que je pense pouvoir le dire mieux, soit simplement parce que j'ai oublié l'existence de la première fois — quelque chose que j'ai déjà dit. Au rayon du radotage, il y a notamment ce que je viens d'expliquer aux quelques paragraphes précédents, qui recoupe pas mal ce billet ou même celui-ci écrit en 2003, à l'époque où je tenais encore ce blog largement en anglais et où on pouvait utiliser le mot mème sur Internet dans son sens original et pas dans le sens d'une image drôle : et en les relisant je me dis que mes motivations n'ont pas tellement changé.)

Mais dire que j'écris uniquement pour moi-même ne serait pas tout à fait exact non plus. Je tiens un journal de ma vie qui, pour sa part, est vraiment privé et écrit spécifiquement pour moi-même, qui me sert à retrouver quel jour j'ai fait quoi ou comment je me suis sorti de telle ou telle difficulté ; les textes que je publie ici, si je les rends publics, c'est quand même que j'ai un peu l'idée d'être lu par d'autres gens que moi-même.

Il y a certainement une volonté de ma part, comme je l'écrivais dans le vieux billet lié ci-dessus, de propager et reproduire mes mèmes(-au-sens-original-du-mot), c'est-à-dire d'amener mes lecteurs à partager pas tellement mes idées que ma façon de me représenter mentalement le monde. Peut-être même que je devrais parler de spores mentales pour les 2747 (and counting) billets de ce blog qui germeront peut-être dans des esprits fertiles et aideront les idées qu'ils portent à se reproduire de nouveau ailleurs.

Le corps de David Madore ne vivra pas éternellement ; et indépendamment du fait que je suis homo, je n'ai même pas spécialement envie de propager mes gènes, qui ne me semblent pas « me » définir de façon très profonde ou très intéressante. L'immortalité n'est pas impossible, comme je l'ai déjà expliqué, mais je ne vis pas dans une société qui pratique la réincarnation concrète et socialement organisée des Qriqrx dont je parle dans ce billet (lisez-le ! c'est sans doute ce que j'ai écrit de plus important). Malgré toutes mes tentatives pour organiser la préservation de l'information[#3][#4], le système stupide du Web où il faut payer en permanence pour qu'une information reste disponible en ligne fait que mon blog n'a sans doute pas non plus une grande pérennité. Toutes ces choses seront perdues comme des larmes dans la pluie. Donc peut-être ce que je peux faire de mieux pour préserver l'information importante qui « me » définit, c'est-à-dire mes idées, mes mèmes-au-sens-original-du-mot, ma façon de voir le monde, c'est de faire lire autant de rants que possible à autant de gens que possible. Dont acte. 😉

Bon, allez, souhaitez-moi de blogguer encore vingt ans de plus !

[#] Surtout, c'est assez compliqué de définir ce qu'on compte exactement comme longueur d'un billet : octets ou caractères Unicode ? En tenant compte des balises HTML et de leurs attributs, ou pas ? Je ne sais plus ce que j'avais fait il y a dix ans (les indications sur le graphe sont légèrement contradictoires). Cette fois, j'ai sommé les champs length(content::text) de ma base de données PostgreSQL, donc c'est, il me semble, le décompte des caractères Unicode du source du billet, balises HTML (en fait, une variante maison du HTML avec quelques namespaces en plus) comprises. Certains billets doivent être plus riches que d'autres en balises par rapport au texte, notamment les billets de maths où je dois taper <var>x</var> à chaque fois que je veux parler de x, ou les billets qui ont des illustrations en SVG non contenues dans un fichier séparé. Mais au final la disproportion n'est sans doute pas gigantesque.

[#2] Maintenant j'y reste surtout pour l'ambiance de fin du monde, un peu comme Néron regardant Rome brûler (oui, bon, ma métaphore est pourrie parce que ce n'est pas vraiment moi Néron dans l'histoire). Je ne sais pas si ce qui finira par me faire partir est que je n'arriverai plus techniquement à maintenir l'archive publique de mes tweets ou parce qu'il n'y aura plus que des trolls et des néonazis ou parce que la compagnie aura fini par faire banqueroute.

[#3] Je m'assure au minimum que la Wayback Machine de l'Internet Archive est passé sur chaque billet de blog peu après que je l'ai publié (je fais d'ailleurs de même de mes tweets), ou si je fais un changement non-négligeable. Mais je devrais peut-être publier aussi l'historique Git sur GitHub (ou au moins en maintenir une copie chez quelques amis ; je suis juste gêné par le fait que le début de l'historique ne sépare pas bien mes brouillons écrits pour moi-même des choses que j'ai effectivement publiées).

[#4] Je note avec une certaine perplexité que, bien que j'en parle un peu tout le temps (au moins par allusions), à part cette vieille entrée pas bien écrite, je n'ai pas vraiment publié de billet spécifiquement sur la préservation de l'information et l'importance que j'y attache. Allez hop, encore un sujet dans le TORANT.

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(dimanche)

Sur la naturolâtrie

Le mot naturolâtrie est de mon invention, et on peut lui reprocher d'être un hybride latin-grec (comme télévision), le terme standard (enfin, relativement plus standard) et purement hellénoglosse pour adoration de la nature étant physiolâtrie mais je trouve qu'il présente un risque de confusion avec adoration de la physique ou adoration du physique [p.ex., des gens] ce qui me fait préférer mon néologisme à moi, qui ne signifie d'ailleurs pas seulement adoration de la nature que tout un tas de choses entre engouement excessif pour ce qui est perçu comme naturel et volonté de se conformer aux règles de la Nature personnifiée.

Qu'est-ce que j'entends par naturolâtrie, donc ? Disons qu'il s'agit d'un regroupement de tout un tas d'idées autour du principe général et approximatif que :

Si c'est naturel, alors c'est bien.

— ou peut-être plutôt : Si c'est naturel, alors c'est mieux que si ce n'est pas naturel. Ce n'est pas tout à fait pareil que le principe suivant, même si cela peut le recouper pas mal, et surtout, peut être confondu avec : Si cela préserve (ou fait du bien à) la nature, alors c'est mieux (qui est nettement plus raisonnable, mais on notera bien la différence qui tient au fait que ce qui est naturel ne préserve pas forcément la nature et vice versa).

Toute la question, bien sûr, est ce que signifie naturel là-dedans, et la réponse est souvent ce que la personne qui invoque ce principe a dans la tête, mais elle tient à dépendre d'une lecture d'une sorte de volonté de la Nature, ou d'ordre de ce qui est naturel.

Pour la définition que j'aurais moi-même tendance (peut-être un poil facétieusement) à utiliser de naturel, l'obéissance à l'ordre naturel est une tautologie : c'est naturel signifie (selon moi facétieux, donc) aucune loi de la nature, i.e., de la physique, n'a été enfreinte. Je peux donc fièrement annoncer que j'ai vécu une existence 100% naturelle : j'ai pris grand soin de ne jamais dépasser la vitesse de la lumière, j'ai toujours respecté scrupuleusement la conservation de l'énergie, et je m'en tiens toujours au principe de moindre action, bref, je n'ai jamais été coupable de la violation des lois de cet Univers et de son ordre naturel.

Mais plus sérieusement, naturel est pris ici dans le sens d'un certain ordre des choses qui s'oppose à l'ordre artificiel imposé par l'humain, et souvent à géométrie variable selon ce qui arrange le naturolâtre qui l'invoque.

Par exemple, certains homophobes justifient leur condamnation de l'homosexualité en expliquant que ce n'est pas naturel, c'est-à-dire que les rapports homosexuels sont contraires à leur vision de l'ordre naturel des choses qui passe par la reproduction hétérosexuelle. Le truc avec ce genre de bêtises c'est qu'il y a tellement de choses foireuses là-dedans qu'on ne sait pas par quel bout les attaquer : il est à la fois faux que les actes sexuels entre individus du même sexe n'existent pas ailleurs dans le règne animal (et laissons de de côté la question foireuse de si ce sont des « erreurs », il y a diverses théories pouvant expliquer que l'existence de tels comportement, au moins chez les espèces sociales, soit bénéfiques pour la reproduction de tel ou tel trait, ou soit simplement corrélée à d'autres phénomènes qui le sont), mais en même temps l'identification de constructions sociales humaines complexes comme l'hétérosexualité ou l'homosexualité avec des comportements observés ailleurs dans le règne animal n'est pas moins foireuse, et de toute façon le principe même que parce que ce ne serait pas naturel ce ne serait pas bien est encore plus foireux. Donc on est obligé de répondre : si, si, c'est naturel, sauf que naturel ne veut rien dire ici, et quand bien même ça voudrait dire quelque chose, il n'en résulte pas que ce soit souhaitable — et à attaquer trois bêtises à la fois la réfutation perd de sa force (mais si on n'en attaque qu'une on semble implicitement accepter que les autres n'en sont pas).

J'ai pris l'exemple de l'homosexualité, mais de nos jours et dans nos pays c'est peut-être plus à la mode d'attaquer les personnes trans ou non-binaires pour cette supposée violation de l'ordre naturel idéalisé et qui serait, en l'occurrence, instancié par la binarité et l'immutabilité du sexe biologique, ce qui, de nouveau, est faux, mais, là aussi, même si c'était vrai ça ne changerait rien. Quand quelqu'un invoque une idée simpliste sur la biologie (qu'il s'agisse de toutes sortes de poncifs sur les différences hommes-femmes ou de considérations racistes ou physiognomoniques) pour en tirer des injonctions sur l'ordre social, faut-il avant tout démonter ces idées simplistes ou réfuter le principe même que ces affirmations biologiques, fussent-elles vraies, eussent à dicter l'ordre social ? (Logiquement, si quelqu'un affirme P et PQ pour conclure Q, et que les deux sont faux, on peut réfuter n'importe lequel des deux, mais rhétoriquement, comme je le dis ci-dessus, soit on n'en attaque qu'un, ce qui peut laisser penser qu'on admet l'autre, soit on réfute les deux et la réfutation se disperse.)

Pour réfuter l'idée selon lequel si ce n'est pas dans la nature alors ce n'est pas bien, ce n'est pas vraiment difficile : la personne qui tient implicitement cet argument vit certainement ailleurs que dans une grotte, porte probablement des vêtements, peut-être même des lunettes pour corriger un défaut de ses yeux « naturels », et probablement à un moment ou un autre de son existence (ou de celle d'un de ses proches) a eu recours à la médecine pour soulager les maux dont nous inflige la « nature » ; il suffit donc de montrer du doigt son hypocrisie. Préfère-t-elle la vie nasty, brutish and short (pour voler les mots célèbres de Hobbes) de l'homme dans la « nature » ?

Mais je ne veux pas partir dans un débat philosophique oiseux (Hobbes contre Rousseau !) ou des considérations sur la nature humaine, le bonheur dans l'état de nature et ce genre de choses.

Disons juste que les sciences naturelles ne sont pas prescriptives, elles sont descriptives : c'est évident pour la physique comme je l'ai dit plus haut (ce n'est pas bien de rester en-dessous de la vitesse de la lumière, c'est juste… comme ça que c'est), donc on n'y pense même pas, mais c'est aussi le cas pour la biologie. Chercher à tirer des conséquences morales de ce qui est naturel est donc une erreur de catégorie, un passage injustifié du descriptif au prescriptif.

Le fait que nous autres êtres vivants soyons un truc que les gènes ont trouvé pour se reproduire (au travers, s'agissant des mammifères, la reproduction sexuée, la gestation et l'allaitement), par exemple, c'est peut-être le ❝but❞ que les gènes avaient pour nous si on attribue aux gènes une téléonomie, mais ce n'est pas une prescription que nous devons faire nôtre : les humains n'ont pas d'obligation morale à faire des enfants, ni les femmes à allaiter le leur, par exemple, il n'y a pas d'impératif moral croissez et multipliez-vous et remplissez la Terre dans la nature pas plus qu'il n'y en a à la survie des plus aptes, c'est juste une description de la manière dont la nature fonctionne. Cette confusion entre description et prescription, entre loi naturelle et impératif moral, est particulièrement hasardeuse s'agissant de ce mécanisme de l'évolution biologique qu'est la sélection naturelle par la survie des plus aptes (apte étant apte à reproduire ses gènes, pas une aptitude morale quelconque) : car c'est ici presque le fondement de notre morale, justement, d'aller à l'encontre de ce principe : nous construisons une société humaine essentiellement pour nous payer le luxe de ne pas avoir à lutter perpétuellement pour notre survie, et pour que cette survie s'étende à autre chose qu'aux plus aptes.

Les lois de la nature, qu'il s'agisse des lois de l'évolution, de celles de la thermodynamique ou de la gravité, ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni douces ni cruelles, elles sont juste ce qu'elles sont ; mais on a le droit de trouver qu'elles nous emmerdent et de chercher, puisqu'on ne peut pas les abolir, au moins à les contourner (s'agissant de la gravitation, par exemple, en inventant le ballon dirigeable et l'avion). Vouloir faire des lois de la biologie une source de morale — et par exemple s'en servir pour défendre la binarité du sexe ou l'importance de la reproduction — est aussi idiot que de vouloir le faire pour la gravitation et d'estimer qu'il est moralement préférable de stocker les objets plus près du sol parce que c'est ce que cherche à faire la nature. Au contraire, toute notre société est basée sur le principe de contourner celles des lois de la nature qui nous emmerdent (ce qui ne veut pas dire qu'elles nous emmerdent toutes tout le temps, ni que ce soit bien en soi de s'en affranchir).

Bref.

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(dimanche)

La série La Révolution française de 1989

Je ne sais pas bien pourquoi j'y repense maintenant (peut-être que l'ambiance politique en France y est pour quelque chose), mais je voudrais dire un mot sur la série télé La Révolution française de 1989 de Robert Enrico et Richard T. Heffron. J'écris bien la série télé, parce que maintenant si vous cherchez des informations à son sujet on va vous dire que c'est un film, et il y a tellement de trucs sur le film que c'est quasiment impossible de trouver le moindre début de commencement d'info sur la série dont il est tiré.

J'avais 13 ans en 1989 quand la France a célébré le bicentenaire de sa révolution, et je rentrais en quatrième, l'année de collège où justement on étudie la période moderne, alors c'est dire si on nous a parlé de la révolution, nous avons d'ailleurs (nous = les élèves de ma classe, ou de mon collège, je ne sais plus bien) été recrutés pour faire partie d'un petit spectacle historique et musical sur la révolution comme il y a dû en avoir je ne sais combien en France cette année là (notre prof de musique nous a fait chanter Dansons la carmagnole, vive le son du canon! — bref).

La télé, bien sûr, avait prévu le coup, et a diffusé une série historique sur le sujet (une coproduction entre plein de pays), qui est ce dont je parle. Je ne sais pas ce que vaut cette série sur le plan historique, ce n'est pas tellement la question qui m'intéresse ici. (Je sais cependant qu'elle commence par cet épisode ô combien célèbre qui se serait déroulé en juin 1775 dans lequel les jeunes Desmoulins et Robespierre, alors jeunes élèves du collège — maintenant lycée — Louis-le-Grand, sont choisis pour lire un « compliment » en latin au roi Louis XVI qui passe par Paris en revenant de son sacre à Reims : la scène, dans la série, est extraordinaire : il tombe une pluie battante, Robespierre est trempé de pluie et de boue, finit par vous êtes, Majesté, notre seul soleil, mais on ne voit du roi que sa main dédaigneuse. L'ennui, c'est que cette anecdote est vraisemblablement apocryphe : Louis XVI n'est sans doute pas passé par Paris à son retour de Reims, et même s'il n'est pas complètement exclu que la scène ait pu se dérouler à une autre date, en tout cas la pluie battante et le roi qui ne regarde même pas le jeune homme qui lui lit le compliment, tout ça est pure invention. Mais est-ce grave ? Même si elle est historiquement fausse, la scène est narrativement géniale, et elle fait maintenant partie d'une certaine image fictionnelle de Robespierre ou de la Révolution. Or c'est bien de la fiction que je veux parler ici et pas de l'Histoire.)

J'avais mentionné cette série au moins une fois dans ce blog à propos de la musique par Georges Delerue et spécifiquement son Hymne à la Liberté (version orchestrale ici, version chantée par Jessye Norman ici, variations orchestrales ici) : j'aime énormément cette musique, même si je sais que cet avis n'est pas très partagé (ma mère trouvait la version chantée par Jessye Norman complètement ridicule — comme si on ne pouvait pas trouver une chanteuse n'ayant pas un accent américain pour chanter Toi, Liberté, Liberté que nous aimons ! ; et d'aucuns ont écrit dans les commentaires de cette vieille entrée que la musique était d'une absolue nullité : harmonie plate, mélodie maladroite, orchestration niveau zéro). Qu'importe ! Ce n'est sans doute pas la musique elle-même qui me plaît que le fait qu'elle est restée associée dans ma mémoire à cette série et à ce souvenir d'enfance. (Ça plus le fait que pendant de nombreuses années, justement, j'avais oublié ce que c'était et elle tournait juste dans ma tête sans référent associé avant que quelqu'un l'identifie enfin pour moi.)

Bref, j'ai regardé la série en question quand elle est sortie (donc en 1989, je ne sais pas quand exactement), et elle est responsable de m'avoir donné — comme, je pense, à beaucoup de Français de ma génération — l'image qui allait rester dans ma tête des événements et des personnages de la Révolution. On aura beau me dire que l'anecdote de la première scène est apocryphe, j'ai beau le savoir, maintenant elle est gravée dans mon esprit. Et surtout, quand je pense à Louis XVI, maintenant, j'ai inévitablement et invariablement la tête de Jean-François Balmer qui me vient à l'esprit (il était parfait dans ce rôle, mais tellement parfait que, inversement, si je vois Jean-François Balmer dans une autre œuvre cinématographique, je me demande comment ils ont fait jouer Louis XVI). Et quand je pense à Mirabeau c'est Peter Ustinov que je vois, d'où il résulte que Mirabeau et Hercule Poirot sont la même personne, c'est bizarre mais c'est comme ça et on n'y peut rien. Et Camille Desmoulins c'est François Cluzet. (Je vois aussi Robespierre et Danton avec la tête des acteurs qui les jouent dans le film, mais comme je connais moins les acteurs en question, c'est moins gênant.)

Bon, mais comme je le dis plus haut, ce que j'ai regardé en 1989 c'est la série télé. De cette série a été tiré un film en deux parties, ou bien deux films, Les années lumière (mis en scène par Robert Enrico) et Les années terribles (mis en scène par Richard T. Heffron), qui doivent durer entre 320 et 360 minutes au total (je trouve des valeurs diverses). Pour un film, ou même pour deux films, c'est fort long. Mais il me semble bien que la série était plus longue et que des scènes ont été coupées pour faire le film (du moins je suis sûr qu'il manquait des scènes dans la version du film que j'ai revue en 2012, mais comme je ne suis pas sûr qu'il n'existe pas plusieurs versions différentes du film, je ne peux pas catégoriquement exclure la possibilité qu'il y en ait une vraiment complète). Peut-être aussi que le montage était différent. J'ai tendance à dire que la version complète (sous forme de série) faisait 10 épisodes de 50 minutes (probablement à raison d'un par soir pendant deux semaines, ou quelque chose comme ça), ce qui ferait 500 minutes, mais je dis ça assez au pif, je n'ai pas trouvé la moindre information précise sur la durée de la version série, ou en fait quoi que ce soit à son sujet. (J'espérais que le site de l'INA aurait un catalogue recherchable où on pourrait trouver au moins la date précise de diffusion et la durée, mais je ne vois rien de tel.)

Et ce n'est pas juste la durée qui est introuvable : la série elle-même est introuvable. Je crois me souvenir d'avoir lu quelque part (mais ça remonte à longtemps) que cette version série complète était impubliable et inrediffusable pour des raisons de dispute sur les droits entre les différentes chaînes de télé qui l'avaient coproduite. Il y a peut-être encore des versions sur cassettes vidéos (VHS) trouvables sur des sites de petites annonces, et j'imagine que l'INA a ça dans ses archives secrètes auxquelles un quidam moyen n'a pas accès, mais globalement c'est difficile, et d'autant plus difficile que les DVD du film sont souvent vendus avec la mention version intégrale parce qu'ils ont les deux moitiés (Les années lumière et Les années terribles), mais ça ne veut pas dire qu'ils sont vraiment intégraux. Même cette information selon laquelle c'est un problème de propriété intellectuelle qui fait obstacle à la réédition ou rediffusion de la version complète de la série n'est plus clairement trouvable (j'avais cru comprendre ça, mais peut-être ai-je rêvé ?).

Toujours est-il que si quelqu'un a des informations précises et fiables sur la version série d'origine (ne serait-ce que ses dates exactes de diffusion, sa durée et son découpage en épisodes, l'exactitude de cette question de droits d'auteur, ou, évidemment, le moyen de la trouver), je suis preneur.

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(vendredi)

Réflexions sur les sophismes des sorites, et les frontières floues

Je suis assez étonné de n'avoir semble-t-il pas déjà écrit dans ce blog sur ce sujet qui est pourtant une de mes marottes (ce qui ne veut pas dire que j'aie grand-chose à en dire ni que ce soit très intéressant !). Je vais expliquer tout de suite de quoi il s'agit, mais commençons par prévenir qu'il va y avoir beaucoup d'enfonçage de portes ouvertes dans ce qui suit, ce qui est approprié vu que le sujet de ce billet est, en un certain sens, celui des barrières pas bien définies et des portes mal fermées.

Le paradoxe des sorites (ou paradoxe sorite, ou paradoxe du tas (de sable)) est quelque chose comme ceci :

  • Un grain de sable tout seul n'est pas un tas de sable. [Ou, si on a le bon goût de commencer à zéro : Une absence de grain de sable n'est pas un tas de sable.]
  • Ajouter un seul grain de sable à quelque chose qui n'est pas un tas de sable ne va pas le transformer en tas de sable.
  • Donc : un nombre fini quelconque de grains de sable ne constitue pas un tas de sable. (Or tout tas de sable a un nombre fini de grains, donc un tas de sable n'existe pas.)

Peut-être que la version avec de l'argent est plus parlante :

  • Quelqu'un qui n'a pas d'argent du tout n'est pas riche.
  • Donner 0.01€ à quelqu'un qui n'est pas riche ne va pas le rendre riche.
  • Donc : personne n'est riche.

Vous voyez l'idée. (Pour plus de détails, voyez Wikipédia.) La résolution la plus simple du paradoxe est simplement de dire que la la seconde affirmation est fausse ; et s'il s'agit d'expliquer en quoi elle est fausse, la façon la plus simple est de dire qu'il existe une limite, certes arbitraire et/ou impossible à fixer précisément, mais qui n'en existe pas moins, entre « non-tas » et « tas » ou entre « non-riche » et « riche », et qu'ajouter un grain de sable ou un centième d'euro, juste à ce moment-là, fait franchir la limite.

Ce qui nous met (peut-être, légèrement) mal à l'aise dans cette histoire n'est pas le raisonnement par récurrence (n'importe quel nombre de grains de sable peut s'obtenir en en ajoutant un, puis un autre, puis un autre), c'est cette limite arbitraire, mal définie, impossible à fixer avec une précision absolue (d'un grain, d'un centième d'euro) entre « non-tas » et « tas » ou entre « non-riche » et « riche ».

Malgré le fait que « pauvre » et « riche » soient indiscutablement distincts, quelles que soient leurs définitions exactes. C'est de ça que je veux parler.

En-dehors des mathématiques, la grande majorité des concepts que nous manipulons sont au moins un petit peu flous : entre une chose et son opposée, ou entre deux notions distinctes, il y a presque toujours des nuances de gris ou des choses difficiles à classer, des cas discutables, des zones d'ombres où il est possible de ne pas être d'accord, des nuances de gris entre le blanc et le noir. Certains concepts sont plus flous que d'autres : entre « vivant » et « mort » il y a peu de place pour le doute (mais il y en a quand même : les gens dans un coma dépassé, ou, s'agissant de la notion biologique de vivant, les virus), et alors il n'y a guère de problème ; d'autres sont tellement subjectifs qu'il n'y a presque que des nuances de gris et que chacun voit la sienne (c'est le cas de « beau » et « laid », par exemple), mais alors nous sommes habitués à ce que ce soit juste une question d'appréciation personnelle.

Le problème, ce sont les concepts pour lesquels il y a globalement consensus aux extrêmes mais pas au milieu, et que la zone grise au milieu est quand même plus étalée qu'on le voudrait. La limite entre « pauvre » et « riche » pourrait être un bon exemple, mais ce dont je veux surtout parler c'est quand le concept a plus ou moins trait à ce qui est « bien » et « mal » (par exemple : poli et malpoli, légal et illégal, moral et immoral, ce genre de choses ; pensez aussi à des choses comme : légitime défense d'un côté, assassinat de l'autre ; ou encore : acte sexuel consensuel d'un côté, viol de l'autre).

Ces frontières floues nous mettent mal à l'aise, donc : tout le monde est d'accord que ceci est blanc, tout le monde est d'accord que ceci est noir, mais cachez donc ce gris que je ne saurais voir. Nous n'aimons pas y penser. Et ce n'est pas juste que nous n'aimons pas y penser, mais parfois nous avons besoin de fixer une limite, parce que notre réponse à telle ou telle situation grise ne peut pas toujours elle-même être grise : on est obligé d'accepter ou de rejeter, d'autoriser ou d'interdire, d'acquitter ou de condamner, quelque chose comme ça. Pour répondre à quelque chose de continu (passant du noir au blanc par le gris) par quelque chose de discret (1 ou 0, oui ou non, autorisé ou interdit), il faut une frontière, une discontinuité, et c'est là qu'est le problème. Car cette frontière aura quelque chose d'arbitraire.

La façon adulte de faire face au problème, c'est de reconnaître que les zones de gris existent : s'il y a divergence d'opinions, il faut discuter, essayer de faire valoir ses arguments (par exemple par comparaison avec d'autres situations), débattre, et au final, trancher comme on peut. Si la question est d'importance, c'est à un juge de trancher. C'est bien pour ça que nous avons des juges : pour arbitrer et fixer, au cas par cas, cette frontière arbitraire qu'on est obligés de poser dans un terrain fondamentalement gris.

(Parfois aussi on peut amoindrir le problème en voyant différents degrés de réaction : par exemple, dans le continuum entre rien-du-tout et le meurtre le plus violent, la loi française divise des domaines appelés l'assassinat, le meurtre (sans préméditation), les coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, etc. L'inconvénient d'avoir tous ces concepts c'est qu'on doit tracer autant de frontières arbitraires entre ces différents concepts dans un continuum de situations ; l'avantage, c'est que, en contrepartie, la limite exacte entre ces concepts est moins critique, parce que l'effet est moindre : on ne passe pas brutalement d'un point où on dit vous avez tué vous irez en prison à un point où on ne dit rien, il y a des cases intermédiaires qui tentent de reproduire au moins en partie, dans le monde du droit les teintes de gris du monde réel : la palette juridique a moins de teintes que l'infinité du monde réel, mais elle en a plus que deux et c'est donc un progrès.)

La réaction infantile c'est de refuser de voir les zones de gris et/ou la nécessité d'y placer une frontière arbitraire. Je vois plusieurs variantes de cette réaction, dont les deux ou trois principales, que je suis tenté d'appeler des (facettes des) sophismes des sorites sont :

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(dimanche)

Or What You Will de Jo Walton — et les métafictions

Et hop, après trois semaines sans nouvelle entrée dans ce blog, vous vous attendiez à ne pas en voir deux d'affilée, n'est-ce pas ? Eh bien si !

Il y a un peu plus d'un an, j'avais lu le roman Lent de Jo Walton, et j'en avais fait une critique dans ce blog : comme j'avais bien aimé Lent, (et aussi sur la base de recommandations élogieuses, par exemple ce fil Twitter), j'ai décidé de lire Or What You Will de la même autrice, écrit peu de temps après, et qui s'avère avoir un certain nombre de points communs. (Ce n'est pas une suite, les deux romans peuvent se lire tout à fait indépendamment, ou dans n'importe quel ordre, ils ne sont même pas dans le même style ni dans le même « univers », mais disons qu'ils vont bien ensemble et ils forment vaguement un diptyque.) Il s'avère aussi que Or What You Will relève du thème littéraire (trope ?) qui est sans doute mon préféré : ce qu'on pourrait appeler la métafiction, c'est-à-dire l'apparition d'une fiction dans une autre fiction et l'interaction entre les deux. Je vais donc parler un peu de ce roman, mais aussi de ce thème en général (et de la manière dont il résonne en moi).

De quoi s'agit-il, donc ? Le roman Lent, comme je l'ai dit dans le billet que je lui ai consacré, tournait autour de la vie de Jérôme Savonarole, le célèbre prédicateur florentin (1452–1498), et la première partie en était essentiellement un récit historique tandis que la seconde relevait plutôt de la littérature fantastique. Quant à Or What You Will, il raconte l'histoire d'une romancière québecoise de langue anglaise, Sylvia Harrison, qui écrit un roman se déroulant dans un monde imaginaire où la magie existe, mais dans une ville (Illyria) qui reflète la Florence du monde réel. S'agissant que la romancière réelle, Jo Walton, est une romancière québecoise de langue anglaise qui venait d'écrire un livre partiellement fantastique se passant à Florence, on voit vite qu'on a affaire à un délicieux jeu de miroirs entre monde réel et monde(s) de fiction.

Le titre Or What You Will fait référence à La Nuit des Rois de Shakespeare (Twelfth Night dont le sous-titre est justement Or What You Will), et c'est de là que proviennent le nom d'Illyria et de son duc, Orsino ; mais c'est aussi et surtout à La Tempête qu'il est fait référence (je renvoie au premier paragraphe de ce billet sur un autre roman inspiré de La Tempête si vous avez besoin d'un résumé en un paragraphe de la pièce) : Miranda et Caliban, notamment, sont des personnages importants du roman-dans-le-roman. (Il n'est pas nécessaire d'avoir lu La Tempête pour lire Or What You Will, mais ça aide d'avoir au moins une idée de l'histoire. Ceci dit, de toute façon, c'est une bonne idée de lire La Tempête, pas seulement pour la culture générale et pour connaître l'origine d'expressions telles que brave new world et such stuff as dreams are made on, qui sont d'ailleurs pertinentes pour le roman dont je parle ici, mais aussi parce que cette pièce est vraiment extraordinaire et a eu énormément d'influence sur la culture occidentale.) À ces personnages de fiction s'ajoutent aussi, dans le roman-dans-le-roman, des personnages réels, notamment Marsilio Ficino (qui apparaissait déjà dans Lent) et — indirectement parce qu'il est mort — Pic de la Mirandole (idem).

Bref, Or What You Will raconte l'histoire d'une romancière, Sylvia Harrison, qui écrit un roman se déroulant dans un monde imaginaire, incluant des personnages de fiction (Orsino, Miranda…) mais ayant des liens forts avec le monde réel et notamment avec la Florence du monde réel et des personnages réels de la Renaissance (Ficino, Pico… vers 1420–1495) ainsi que d'époques plus tardives mais je vais y venir. Le roman (le vrai, je veux dire, Or What You Will) nous livre à la fois des scènes de la vie passée de l'écrivaine, dont on peut soupçonner qu'ils sont au moins en partie autobiographiques (i.e., reflètent la vraie vie de la vraie romancière Jo Walton) mais je n'ai aucune idée de combien, des scènes de l'écriture du roman-dans-le-roman (Sylvia Harrison va à Florence, s'imprègne des lieux et s'en inspire) et des extraits de ce dernier.

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(samedi)

Une petite analyse statistique des températures moyennes en France depuis 1950

Méta : Ce billet est une réécriture d'un fil Twitter (ici sur ThreadReaderApp) que je trouve utile de republier sous forme de billet de blog (et d'en profiter pour inaugurer une nouvelle catégorie météo puisqu'il semble que je parle quand même pas mal de données météo). Pour permettre de reproduire ou de prolonger mes calculs (et mon but est bien d'encourager à ça !), les données que j'ai utilisées sont ici (j'explique plus bas comment les obtenir via le site du KNMI), et le code Sage est ici (il faut le lire et le comprendre, pas le retaper bêtement).

Je rappelle que j'ai posé la question (sans vraiment y trouver de réponse satisfaisante) de savoir si (et si oui, pourquoi) le réchauffement climatique favorise les événements extrêmes, par exemple en température. Entendons-nous bien, par favorise les événements extrêmes j'entends augmente la probabilité d'occurrence d'une certaine déviation à la normale même quand la normale tient compte du changement de la moyenne qui constitue, justement, le changement climatique (pour dire ça de façon plus simple et peut-être plus claire : si on a, disons, +2° de réchauffement climatique moyen entre 1950 et 2020, il va de soi qu'une canicule de, disons, 37°C en 2020 doit être comparée à une canicule de 35°C en 1950, tant il est évident qu'une canicule de 37°C en 2020 est plus probable qu'une canicule de 37°C en 1950, mais est-il également vrai qu'une canicule de 37°C en 2020 est devenue plus probable qu'une canicule de 35°C en 1950 ? si oui, c'est que ce n'est pas juste la moyenne qui a augmenté, c'est aussi la fréquence de ce type d'écarts à la moyenne). Comme je l'ai dit dans le billet de blog lié ci-dessus, je n'ai pas de réponse claire à cette question, notamment parce que les météorologues (pour ne pas parler des journalistes) sont infoutus de s'exprimer dans des termes statistiques précis, par exemple comme je l'ai fait dans la phrase précédente ; pire encore, ils persistent à utiliser des normales saisonnières complètement bidon parce qu'elles sont calculées par rapport aux N (je crois N=30) dernières années sans tenir compte du réchauffement climatique, ce qui leur fait annoncer régulièrement qu'on vient de battre je ne sais quel écart aux normales saisonnière, une façon complètement stupide de présenter les choses : évidemment que dans un contexte de réchauffement continu on n'arrête pas de battre des records, la question est si on les bat plus que la tendance sur la moyenne ne le laisserait prédire.

[Température quotidienne moyenne en France, graphe sur 1950–2022]
[Température quotidienne moyenne en France, graphe sur 2019–2022]
[Température quotidienne moyenne en France, graphe sur 2022]
Bref, le mieux que je trouve est encore de faire mes analyses moi-même : j'avais fait quelque chose de ce genre cet été au sujet de la sécheresse, l'objet de cette entrée est de mener une petite analyse des températures moyennes quotidiennes en France métropolitaine de 1950 à 2022 (j'arrête mon jeu de données au même si j'ai maintenant les données de janvier 2023, parce que c'est plus commode pour ce que je veux faire d'avoir un nombre entier d'années, et ça simplifie les graphes si elles commencent le 1er janvier).

Pour ce qui est de la source de mes données, je vous épargne mon petit rant habituel sur Météo France et les données ouvertes (voyez ce passage de ce billet récent à ce sujet). Les données utilisées ici sont les températures moyennes quotidiennes en France métropolitaine de 1950 à 2022, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une moyenne sur toute la journée et sur toute la France, donc un point de données par jour depuis 1950. elles proviennent de la réanalyse ERA5, on peut les télécharger depuis le KNMI Climate Explorer (voir ce fil Twitter (ici sur ThreadReaderApp) pour la marche à suivre précise, mais en bref : choisir daily fields, prendre la variable t2m du jeu de données ERA5 1950-now 0.25° Europe et ajouter le masque France_metropolitan). Je trace ci-contre (à gauche) le graphique sur toute la période, sur les 4 dernières années et sur la dernière (2022) pour donner une petite idée de ce à quoi ressemble.

Comme d'habitude, mes images sont des liens, on peut cliquer pour agrandir ; un jour il faudra que j'apprenne à mettre des images de façon un peu correcte dans une page web, mais ce jour n'est pas arrivé, d'ailleurs j'ai déjà du mal avec la pauvre présentation que je fais ici. Accessoirement, si vous trouvez que mes graphiques sont plus moches que ceux que je présente d'habitude, c'est parce qu'ils ont été faits avec Sage — j'ai donné le lien vers le code au tout début de cette entrée — donc avec je ne sais quelle bibliothèque Python sous-jacente, alors que d'habitude j'utilise plutôt GnuPlot. Or avec Sage je ne sais pas faire beaucoup de choses que je fais avec GnuPlot, par exemple mettre une légende aux axes ou aux couleurs de traits.

Grosse surprise (non) : ces graphes montrent une forte périodicité annuelle : il fait plus chaud en été qu'en hiver. Au-delà de ça, il est immédiatement manifeste qu'il y a beaucoup d'aléa. Toute analyse d'événements extrêmes doit évidemment commencer par chercher une température « normale » ou « typique » pour un jour donné de l'année, et soustraire cette température normale pour calculer une « anomalie » dont on cherchera ensuite à analyser le comportement plus ou moins aléatoire.

[Température quotidienne moyenne en France en fonction du jour dans l'année, comparée à sa moyenne lissée]Comment calculer cette température « normale » ? L'idée la plus évidente est de faire des moyennes par jour de l'année. Le problème est que le signal est extrêmement bruité : j'ai représenté ci-contre (premier graphique, ci-contre à droite) tous les points du jeu de données en fonction du jour de l'année (très légèrement décalé pour qu'ils ne se chevauchent pas), c'est-à-dire que 1 point gris = 1 jour, avec en bleu la courbe « normale » que je vais expliquer comment construire : je trouve que ça permet de bien visualiser combien le signal est bruité, et justement cette distribution statistique autour de la « normale » est ce qui m'intéresse ici.

[Température moyenne par jour de l'année en France, comparée à sa version lissée]Du coup, même si on fait la moyenne de la température pour un jour donné de l'année, on obtient toujours une courbe très bruitée (courbe grise de mon second graphique, ci-contre à droite). Ces fluctuations ne veulent évidemment rien dire : il ne fait évidemment pas « vraiment » plus froid le 24 avril que le 23 avril, c'est juste un hasard statistique si les choses sont tombées comme ça.

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(samedi)

Dégustation moléculaire : le goût des acides aminés

Si vous voulez juste savoir quel goût ont les acides aminés sans lire les tartines que j'ai écrites avant, sautez directement ici.

Table des parties

Entrée en matière sous forme de longue digression

Depuis que je suis petit, j'ai une fascination pour la chimie qui se double, il est vrai, d'une certaine hostilité. L'hostilité vient essentiellement du fait que la chimie refuse de se plier à ma mentalité amoureuse de systèmes symétriques et élégants : mais, pire encore, non seulement la chimie refuse de se plier à ce genre de systèmes, mais souvent elle fait semblant de s'y plier, il y a toutes sortes de règles élégantes et apparemment systématiques en chimie… qui sont aussitôt ruinées par des exceptions ou des anomalies[#], parce que Le Monde Est Compliqué® et que les systèmes en question n'en sont que des approximations. (Le plus évident de ces « systèmes » est le tableau périodique des éléments, qui est censé dire que les éléments d'une même colonne ont les mêmes propriétés chimiques, mais on s'aperçoit bien vite que c'est très très approximatif, essayez de respirer du soufre si vous ne me croyez pas.)

☞ Mais en même temps, la chimie c'est incontestablement rigolo. ☜

Ce n'est pas juste que c'est rigolo de faire des expériences : ça l'est assez, mais je suis terriblement malhabile de mes mains et les quelques fois où j'ai eu l'occasion de faire des vraies manips chimiques (soit quand j'étais petit avec des kits pour enfant qu'on m'a offerts comme jouets pour Noël, soit dans mes études), soit elles foiraient, soit elles n'étaient pas très impressionnantes (ah, le pH a un peu changé), soit les deux. Quand j'étais en terminale je m'étais laissé convaincre de participer à la préparation dans mon lycée aux olympiades de la chimie, c'est vrai qu'il y avait des manips rigolotes, mais j'ai vite compris que ce n'était pas trop pour moi et j'ai négocié ma désinscription.

Mais, si je m'en tiens à la chimie organique parce que c'est ce dont je veux parler ici, juste l'idée qu'il y a une infinité de molécules concevables, auxquelles on peut donner des noms systématiques[#2] et dont on ne peut que très vaguement deviner les propriétés en regardant la formule, je trouve ça quelque part complètement fascinant. Quel est le point de fusion de l'acide 4-méthylicosanoïque, par exemple, et combien diffère-t-il du point de fusion de l'acide 5-méthylicosanoïque ? Probablement personne ne sait, et c'est fascinant !

Or parmi les propriétés que j'ai envie de demander au sujet de n'importe quelle molécule chimique dont j'entends parler, c'est : quelle couleur elle a ? quelle apparence ? Mais surtout : quel odeur ? quel goût ?[#3] On connaît tous l'odeur et le goût de l'éthanol (l'alcool de nos boissons alcoolisées) ou de l'acide éthanoïque (l'acide acétique du vinaigre) : mais quels sont ceux du propan-1-ol ? du propan-2-ol ? du butan-1-ol ? du butan-2-ol ? du 2-méthylpropan-2-ol ? j'ai une infinité de questions comme ça[#4] à poser ! Pour les acides carboxyliques, on trouve quelques infos, d'ailleurs assez amusantes, sur l'odeur de l'acide propanoïque ou propionique, qui sent apparemment l'odeur corporelle, l'acide butanoïque ou butyrique, qui sent apparemment le vomi de bébé, l'acide pentanoïque ou valérique, qui sent apparemment le fromage, et l'acide hexanoïque ou caproïque, qui sent apparemment le bouc : ça donne vraiment envie de poser la question avec des isomères comme l'acide 2-méthylpropanoïque (isobutyrique), et là les infos sont beaucoup plus vagues (somewhat unpleasant dit Wikipédia). Et que dire des esters ? Le pentanoate d'éthyle a apparemment une odeur de fruit : difficile à prédire qu'en mélangeant un truc qui a une odeur de fromage et de l'alcool on obtient une odeur de fruit, c'est magique tout ça.

Cette question de l'odeur et du goût peut sembler assez anecdotique ou naïve, mais je pense qu'elle est vraiment naturelle et importante en chimie organique. D'abord pour des raisons de sécurité (il y a des odeurs qu'on doit apprendre à pour savoir qu'il faut les fuir immédiatement), mais aussi pour des raisons scientifiques : je pense qu'historiquement, et peut-être encore de nos jours, une bonne partie de l'identification des molécules passaient par ces sens. Nous avons tendance à sous-estimer notre odorat, qui n'est peut-être pas à la hauteur de celui des chats et des chiens, mais qui n'est quand même pas mauvais du tout, et souvent meilleur que ce que nous imaginons, et c'est un peu leur principe même que de distinguer entre des substances chimiques. L'ennui est surtout que nous manquons largement de mots pour décrire nos sensations.

Bref. Tout ça était une longue digression, j'en viens aux acides aminés. Parce que les acides aminés canoniques, contrairement à une substance chimique aléatoire, on peut les manger sans trop de crainte. Qu'on me pardonne quelques rappels à leur sujet pour les gens qui n'ont pas vu ça au lycée ou qui ont oublié depuis.

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(mardi)

Réflexions sur l'IA et ChatGPT

Table des matières

Introduction

Ça fait un moment que je résiste à l'idée d'écrire un billet de blog sur l'intelligence artificielle en général, et sur ChatGPT en particulier (notamment au motif que je suis largement ignorant du sujet, cf. ci-dessous), mais à force d'en discuter avec toutes sortes de gens (des amis, des contacts sur Twitter, ma famille au réveillon de Noël), j'ai fini par essentiellement écrire cette entrée dans ma tête à reculons (hum, désolé pour les métaphores qui s'entrechoquent) et il faut bien que je dumpe tout ça ici pour pouvoir oublier ensuite. (Honnêtement, c'est comme ça que beaucoup des entrées de ce blog s'écrivent, mais il y en a qui sont plus à reculons que d'autres.) Si vous n'avez aucune idée de quoi je parle (c'est quoi ça, ChatGPT ?), ce sera expliqué plus bas.

☞ Avertissement sur mon incompétence

Le premier avertissement que je dois mettre, donc, c'est que je ne m'y connais pas spécialement. Pas que ce soit inhabituel (après tout, c'est bien un thème général de ce blog que je pontifie sur des sujets sur lesquels je ne suis pas spécialement compétent), mais disons que je pourrais risquer de faire illusion — or c'est justement un des messages de ce billet que les illusions sont possiblement dangereuses. Je me suis renseigné très minimalement sur quelques unes des techniques de l'IA, mais je n'ai ni le temps ni la motivation pour approfondir : comme je vais le dire plus loin, j'ai une relation d'intérêt-désintérêt (← comprendre ce mot un peu comme haine-amour) pour l'IA, et en l'occurrence, quand il s'agit de comprendre les notations mathématiques pourries et le jargon technique-mais-pas-très-profond utilisé dans beaucoup d'articles sur le sujet, ça me soûle assez vite.

☞ ChatGPT par lui-même

J'aurais pu essayer de faire rédiger cette entrée par ChatGPT lui-même, ça aurait été une blague assez méta (quoique pas très originale), mais honnêtement, le résultat n'est pas terrible du tout :

Ruxor:

Écris une entrée de blog dans le style de David Madore qui parle de l'intelligence artificielle et de ChatGPT en particulier

ChatGPT:

L'intelligence artificielle est un domaine fascinant qui a le potentiel de changer notre vie de manière significative. Avec l'arrivée de modèles de langage de plus en plus puissants comme ChatGPT, nous sommes en mesure de créer des systèmes capables de comprendre et de générer du langage de manière approfondie.

ChatGPT est un modèle de langage de pointe qui a été entraîné sur un corpus de textes considérable. Grâce à cet entraînement, il est capable de comprendre le sens des mots et des phrases, ainsi que de générer du texte qui a l'air naturel et fluide. Cela le rend particulièrement utile pour les tâches de chatbot, où il peut aider à répondre à des questions et à initier des conversations de manière convaincante.

En plus de ses utilisations dans les chatbots, ChatGPT peut également être utilisé pour des tâches telles que la traduction automatique, la résumé de texte et la génération de contenu. Sa capacité à comprendre et à générer du langage de manière approfondie en fait un outil précieux pour les entreprises et les organisations qui cherchent à automatiser certaines de leurs tâches de traitement du langage.

En fin de compte, l'intelligence artificielle est un domaine en constante évolution et ChatGPT est un exemple de la façon dont ces avancées peuvent être utilisées de manière pratique et bénéfique. Alors que nous continuons à explorer les possibilités de l'IA, il est important de rester conscients de ses limites et de s'assurer que son utilisation est éthique et respectueuse de la vie privée.

☞ De quoi je vais parler

— Non, désolé, cette lavasse de publireportage ne passera pas du tout pour le style de David Madore, j'espère qu'aucun de mes lecteurs ne croirait que j'ai écrit ça : c'est beaucoup trop court. Donc vous allez subir ma stupidité naturelle étalée sur plein de pages à la place de, et sur le sujet de, l'intelligence artificielle.

Je vais commencer par des réflexions générales et semi-philosophiques sur l'IA (notamment son histoire et ses dangers possibles), et ensuite parler un peu plus spécifiquement de ChatGPT.

Réflexions sur l'IA en général, son passé et son avenir

Une toute petite histoire ultra-simplifiée de l'IA

☞ Un texte fondateur d'Alan Turing

Pour expliquer ma relation que je qualifie d'intérêt-désintérêt pour l'intelligence artificielle, je devrais sans doute commencer par la vulgarisation scientifique qui a alimenté mon propre intérêt pour la science : j'en avais déjà dit un mot ici, mais deux des livres qui m'ont énormément marqué quand j'étais ado sont The Emperor's New Mind de Roger Penrose et Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter (auquel le livre de Penrose est plus ou moins une réponse ; mais j'ai lu le livre de Hofstadter après, on me l'a conseillé justement parce que j'avais apprécié celui de Penrose). Ces deux livres parlent d'un peu tout et n'importe quoi (j'ai appris ce qu'était une machine de Turing dans le livre de Penrose, et j'ai appris la logique du premier ordre dans le livre de Hofstadter), je vais y revenir ci-dessous. Mais à la base il s'agit d'opinions dans un débat sur l'intelligence artificielle et la question de si les machines peuvent penser qui a commencé dès 1950 avec un article fondateur d'Alan Turing lui-même (un des pères fondateurs de l'informatique, s'il est encore besoin de le présenter), Computer Machinery and Intelligence (Mind 236 (1950) 433–460) où il pose la question can machines think? et y apporte quelques réflexions. Ce texte vaut la peine d'être lu encore maintenant (le lien précédent amène au texte complet en accès libre), c'est là qu'est apparu le concept de « test de Turing ».

J'espère ne pas trop caricaturer en résumant de façon simpliste, mais Turing propose d'abandonner comme dénuée de sens la question de savoir si les machines peuvent « penser », et de la remplacer par un test pratique dans lequel un examinateur humain essaie d'identifier qui est qui entre deux participants candidats, l'un humain et l'autre ordinateur, qui chacun essaient de le convaincre (l'examinateur) qu'ils sont humains, à travers des questions-réponses posées par écrit et, bien sûr, à l'aveugle. Différentes versions ou variations de ce test (souvent avec un seul candidat) ont été proposées, et portent le nom général de test de Turing. Turing tient l'opinion qu'il n'y a rien qui empêche fondamentalement un ordinateur de réussir ce test, il défend sa position par l'universalité des ordinateurs pour les calculs discrets (ce qu'on a tendance à appeler maintenant une forme de la thèse de Church-Turing), et il répond à différentes objections ; objections qui, honnêtement, ne me semblent pas très intéressantes : les réponses de Turing sont très pertinentes, mais je ne suis pas sûr qu'il ait choisi les arguments les plus pertinents pour y répondre, même si, évidemment en 1950, le débat sur l'intelligence artificielle n'était pas très avancé.

D'autres réflexions très précoces sur l'intelligence artificielle ont été apportées notamment par John von Neumann (autre père fondateur de l'informatique, et beaucoup plus sceptique que Turing quant à l'IA, notamment dans son livre The Computer and the Brain publié de façon posthume en 1958), mais surtout le groupe de travail de Dartmouth en 1956 avec notamment John McCarthy (inventeur du langage LISP), Marvin Minsky, et entre autres guest stars Claude Shannon (père de la théorie de l'information) et Nathaniel Rochester (architecte en chef de la série 700 chez IBM). Bien sûr, on pourrait aussi mentionner l'apport d'autres penseurs, par exemple les écrivains de SF comme Isaac Asimov (même si ce dernier semble s'être plutôt préoccupé des questions éthiques autour de l'intelligence artificielle que du pourquoi et du comment).

☞ Les trois grandes périodes de l'IA

Mon propos n'est pas de faire l'histoire de l'intelligence artificielle. Mais disons juste que, de façon très sommaire — et de ce que je comprends — il y a eu trois phases (séparées par deux hivers) correspondant à trois approches très différentes du sujet :

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(mardi)

La misérable race humaine périra par le froid

[Gravure de Meyer illustrant l'ouvrage “La Fin du monde” de Camille Flammarion, montrant des gens grelottant dans un paysage polaire, avec la légende suivante : « La misérable race humaine périra par le froid. »][Gravure illustrant l'“Astronomie populaire” de Camille Flammarion, montrant un couple de squelettes enlacés dans une grotte dans un paysage gelé, avec la légende suivante : « Surprise par le froid, la dernière famille humaine a été touchée du doigt de la Mort, et bientôt ses ossements seront ensevelis sous le suaire des glaces éternelles. »]Le titre de ce billet est tiré de la légende d'une gravure (de Henri Meyer, reproduite ci-contre) du livre La Fin du monde (1894) de Camille Flammarion (la gravure se trouve page 115, chapitre IV de la première partie ; le livre est trouvable ici sur Gallica avec les illustrations, ou ici sur Wikisource pour ce qui est du texte reformaté en HTML). J'avoue platement ne pas avoir lu ce livre (quel manque insupportable à ma culture générale !), peut-être que je m'y mettrai un jour où je me sentirai d'humeur d'absorber de la science-fiction post-apocalyptique de la Belle Époque, mais en tout cas vous en avez un bref résumé sur Wikipédia. J'avais dû voir l'image en question reproduite dans un livre de physique que j'avais lu quand j'étais petit, dans la section qui parlait de la seconde loi de la thermodynamique et qui évoquait la mort thermique et/ou l'histoire de ce concept. (Pour résumer sans entrer dans les détails, le concept de mort thermique était très à la mode quand les lois de la thermodynamique ont été dégagées ; il est toujours d'actualité, l'Univers est bien promis à une mort thermique selon nos connaissances actuelles, mais celle-ci aura lieu dans beaucoup plus longtemps que ce qu'on imaginait à l'époque de Flammarion, et au niveau de la Terre ce n'est vraiment pas un problème : voir par ici.)

Toujours est-il que cette gravure et sa légende m'avaient beaucoup frappé, par le style délicieusement suranné de cette époque où on avait encore le droit d'utiliser la tournure race humaine sans que des biologistes grincheux ne viennent vous reprocher que l'humanité n'est pas une race mais une espèce, et aussi le droit d'utiliser des phrases aussi ampoulées que celle qui accompagne la seconde gravure que j'ai reproduite en-dessous : Surprise par le froid, la dernière famille humaine a été touchée du doigt de la Mort, et bientôt ses ossements seront ensevelis sous le suaire des glaces éternelles.[#] Cette autre gravure (dont je ne sais pas qui est l'artiste) est aussi tirée d'un ouvrage de Flammarion, cette fois c'est son Astronomie populaire (1880 ; la planche se trouve dans page 101 du tome 1, chapitre VII du livre I ; le livre est de nouveau trouvable sur Gallica ; il n'a pas l'air d'être en ligne sous un format texte propre, mais il continue encore à être réimprimé sur des bouts d'arbres morts).

[#] Remarquez le cadavre du petit chien accompagnant ce dernier couple d'humains qui sont morts dans les bras l'un de l'autre, comme c'est touchant. Au fait, si quelqu'un a accès à Dall·E, je veux bien voir à quoi ressemble l'image qu'on obtient si on lui propose cette légende.

Bon, tout ça c'était juste pour dire que j'adore ces gravures, pas vraiment pour parler de Flammarion ni de la vision de la thermodynamique à la fin du XIXe siècle, mais ces livres sont sans doute très intéressants si on aime l'histoire des sciences et qu'on a un temps que je n'ai pas présentement pour les lire. (Je crois comprendre que l'Astronomie populaire a eu beaucoup d'influence sur son temps, dans la mesure où un livre de vulgarisation scientifique peut en avoir.) Si vous aimez la futurologie dans un style plus moderne mais dans la lignée des idées exposées par ces planches, je ne peux que recommander deux vidéos de l'extraordinaire chaîne Kurzgesagt : celle-ci sur l'avenir lointain, et celle-ci sur la mort de froid de la Terre sans le soleil. (Un peu plus ancien, mais au sujet de la mort thermique de l'Univers et du second principe de la thermodynamique, on peut toujours référencer la nouvelle classique de science-fiction The Last Question d'Isaac Asimov, trouvable ici en ligne probablement en débit du droit d'auteur.)

Bref.

J'ai froid.

Je m'étais plaint de l'hiver l'an dernier (mais avec une image d'illustration tirée de Game of Thrones, admettez que c'est beaucoup moins classe que Flammarion, même si elle reflète aussi très bien mon état d'esprit actuel), et décidément mon appréciation pour cette saison ne va pas en s'améliorant. Du coup je vais passer mon temps grelottant devant un clavier en infligeant à mes lecteurs mes rants incohérents sur le froid, l'énergie, et tous les sujets qui me passent par la tête.

Il fait froid en France en ce moment. Les gens qui habitent les pays où il fait vraiment froid sont priés de ne pas se moquer qu'on puisse appeler froides des températures de l'ordre de −1°C à −6°C, surtout si les pays en question ont encore de l'énergie pour se chauffer.

En vrai, je ne sais pas bien estimer combien la vague de froid actuelle là où j'habite est inhabituelle. J'ai bien essayé de faire un peu joujou avec des données (voir ce fil Twitter), mais c'est compliqué à exploiter tant elles sont bruitées.

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(lundi)

Quelques réflexions sur l'électricité, la pénurie et les probables coupures à venir

Avec l'arrivée de l'hiver, l'opinion publique française découvre que la sécurité de l'approvisionnement en électricité du pays est tout à fait précaire. (Le phénomène n'est pas exclusivement français, il se produit dans d'autres pays européens — sans même parler de l'Ukraine — mais avec des différences et à des degrés d'acuité divers, et comme je ne connais essentiellement que la situation en France et un tout petit peu en Allemagne et au Royaume-Uni, je vais éviter de me mouiller en parlant d'autre chose que de la France.) Personnellement je suis amplement averti du problème parce que mon poussinet m'en parle régulièrement depuis au moins deux ans (même s'il faut reconnaître qu'il a surestimé son ampleur puisqu'il me promettait déjà des blackouts pour l'hiver 2020–2021, puis pour l'hiver 2021–2022, qui n'ont pas eu lieu), mais je trouve assez malheureuse cette façon qu'a le pays de découvrir les choses quand on est au pied du mur : j'ai l'impression qu'on est reparti dans le même système de déni qu'avant la première vague de covid, où on a d'abord fait semblant que le problème ne toucherait pas la France, puis que ça n'affecterait pas notre vie courante, pour finalement découvrir l'impréparation totale du pays, qui est certes la faute des autorités, mais aussi des autres composantes de la vie publique, par exemple la presse qui aurait dû les harceler sur le sujet depuis des mois pour exiger des détails sur ce qui était prévu et ce qui pourrait se passer.

(Je ne comprends même pas la logique des gouvernements, dans leur intérêt égoïste, à nier ce genre de crises à venir. Il me semble que si j'étais au pouvoir et intéressé par y rester, je chercherais au contraire à amplifier tous les problèmes à l'horizon dont je peux vaguement prétendre qu'ils ne sont pas de ma faute — comme une pandémie ou une mauvaise gestion du réseau électrique par les gouvernements précédents — quitte à pouvoir dire, si rien de mal ne se produit, vous voyez ? notre action a réussi à éviter la catastrophe, et, si le problème survient effectivement, vous voyez ? nous vous avions prévenus. Mais passons.)

Je vais donc essayer de faire un peu le tour de ce que je peux dire sur le sujet tel que je le comprends. Comme je le fais parfois quand je n'arrive pas à plaquer mon discours sur un plan structuré en parties, je fais un succédané de plan sous forme de petits intertitres alignés à droite qui aident j'espère un petit peu à s'y retrouver dans ce pavé de texte.

☞ Énergie et puissance

Les raisons du problème sont variées (ce qui permet commodément à chacun de pointer du doigt ce qui l'arrange : qui l'intermittence des énergies renouvelables, qui la lenteur de l'entretien des centrales nucléaires, qui la guerre en Ukraine, qui la pandémie, qui la conjoncture économique), mais disons déjà qu'il y a deux chose qu'il ne faut pas confondre, même si elles ont un impact l'un sur l'autre : l'Europe en général, et la France en particulier, a à la fois un problème d'énergie en général (et de prix de l'énergie) et un problème de puissance de pointe sur le réseau électrique. C'est du deuxième que je veux parler même si le premier l'affecte indirectement.

☞ Tristesse quant au manque de culture scientifique du grand public (une digression)

Donc déjà, là, on a un méta-problème, qui est que le grand public a du mal à comprendre le problème, déjà parce que grand public ne connaît pas ou ne comprend pas la différence entre une énergie (qui est un stock) et une puissance (qui est un flux), confusion à la fois trahie et alimentée par les journalistes qui mélangent complètement les kilowatts·heure (kW·h, unité d'énergie) et les kilowatts (kW, unité de puissance), ou parlent même de kilowatts par heure (ce qui n'a pas de sens, enfin, ça peut en avoir dans des cas fort rares comme pour une montée ou baisse de charge, mais ce n'est presque jamais ce dont on parle). Et je prétends que cette confusion, loin d'être un point anecdotique (oui oui, j'ai écrit kilowatts par heure, je voulais dire kilowatts·heure, c'est un lapsus, vous m'embêtez, les scientifiques, avec vos pinaillages) devient un grave problème politique parce que quand on ne comprend rien à une crise, on mélange tout, on finit par croire des conneries, et des gens peu scrupuleux en profitent pour vous faire passer des vessies pour des lanternes. Or on a besoin de citoyens éclairés, surtout quand on leur demande des efforts ou des actions intelligentes (ou simplement de voter pour des non escrocs) ; et ce billet de blog est ma modeste contribution pour essayer d'aider à cet éclairement.

Ceci s'inscrit bien sûr dans le cadre plus large du problème de manque de compétences scientifiques basiques du grand public, donc je me suis déjà indigné plusieurs fois (par exemple ici) sur ce blog, et qui s'est déjà manifesté pendant la pandémie avec la difficulté à comprendre ce qu'est une exponentielle ou un taux de létalité (mais bon, pendant la pandémie, les épistémologistes ont eux-mêmes dit énormément de conneries). On peut aussi comparer ça avec un problème de culture générale : il ne s'agit de se moquer de personne individuellement (tout le monde a beaucoup de lacunes quelque part dans sa culture), mais on peut néanmoins être affligé par le niveau général collectif de culture scientifique du grand public. Ne pas comprendre la différence entre une énergie et une puissance est à peu près d'analogue à ne jamais avoir entendu parler de la première guerre mondiale, à la différence que (je ne sais pas pourquoi) c'est socialement moins mal vu d'être ignorant sur le concept d'énergie que sur l'existence de la première guerre mondiale, et que c'est politiquement plus problématique quand on est plongé dans une crise de l'énergie qui rend le concept autre chose que théorique.

Est-ce que ça vaut la peine que j'essaie d'expliquer les choses ? J'ai toujours peur que ce soit comme pisser dans un violon : les gens qui ont déjà la culture scientifique nécessaire savent déjà très bien ce qu'est la différence entre une énergie et une puissance, et ceux qui ne le savent pas, ce n'est souvent pas tellement par manque d'information que par manque de motivation pour apprendre (c'est technique, ça ne m'intéresse pas), donc même s'il y en a qui lisent mon blog, ce qui est déjà assez rare vu le contenu dont je parle en général, j'ai peur qu'ils se disent simplement ouhlà, il y a des chiffres : je vais sauter, et c'est bien ça le cœur du problème.

Mais bon, hauts les cœurs, je vais quand même faire des efforts de pédagogie.

☞ Une analogie avec de l'eau

Pour essayer d'expliquer les choses avec une analogie, si on imagine que l'énergie est remplacée par de l'eau, ou plus exactement l'analogie dans laquelle l'énergie est un volume d'eau, alors la puissance est un débit, c'est-à-dire un volume par unité de temps qui peut circuler dans une canalisation, ou qu'une pompe est capable de produire, ou qu'une installation domestique consomme, ou quelque chose comme ça. On voit qu'il y a plusieurs façons différentes de manquer d'eau : on peut manquer de volume mais pas de débit (le lac source ou la nappe phréatique est presque vide, on peut en tirer très vite mais bientôt il n'y aura plus rien), ou on peut manquer de débit (la nappe phréatique est bien pleine, mais la pompe qui en extrait de l'eau ne peut pas extraire assez vite). Le débit se mesure en volume par unité de temps, par exemple en litres par seconde ou en mètres cube par heure ; inversement, un volume écoulé se calcule en multipliant un débit par le temps pendant lequel on a laissé ce débit s'écouler.

Il en va exactement de même de l'énergie et de la puissance, sauf que les accidents de l'histoire font que l'unité la plus souvent utilisée pour l'énergie (≈ volume) dans la vie courante (pour la facturation et l'économie de l'énergie, disons) se déduit de l'unité pour la puissance (≈ débit), le watt, et pas le contraire : cette unité d'énergie est le watt·heure (ou ses multiples), qui est l'énergie consommée ou produite si on consomme ou produit une puissance de 1 watt pendant une heure : c'est une multiplication, pas une division, parce que l'énergie est un produit d'une puissance par un temps de la même manière qu'un volume d'eau est un produit d'un débit par un temps ; donc watt·heure, pas watt/heure. Si on préfère, l'unité de puissance, le watt, est un watt·heure par heure (unité d'énergie par unité de temps) de la même manière que pour l'eau, une unité de débit est par exemple mètre cube par heure (disons). En fait, l'unité standard officielle d'énergie est le joule, qui est un watt·seconde, mais c'est trop petit pour être utile en économie, donc on utilise le watt·heure, qui vaut 3600 joules puisqu'une heure vaut 3600 secondes (et, de nouveau, c'est un produit : un watt consommé pendant 3600s ça va faire 3600 fois plus d'énergie consommée qu'un watt consommé pendant 1s). Et en fait, plutôt que le watt·heure lui-même, on utilise surtout ses multiples, le kilowatt·heure (kW·h), qui vaut 1000 watts·heure (ou 3.6 millions de joules), le mégawatt·heure (MW·h), qui vaut 1000 fois ça c'est-à-dire 1 million de watts·heure (ou 3.6 milliards de joules), le gigawatt·heure (GW·h), qui vaut 1000 fois ça c'est-à-dire 1 milliard de watts·heure, et le térawatt·heure (TW·h), qui vaut encore 1000 fois ça, c'est-à-dire 1 billion de watts·heure (le billion français, pas le billion américain qui est un autre nom du milliard).

(J'aurais pu faire une analogie avec de l'argent au lieu de la faire avec de l'eau : l'énergie est comme un capital alors que la puissance est comme un salaire. Le problème avec cette analogie, peut-être superficiellement plus parlante que celle avec l'eau, c'est que le salaire n'est reçu que par sommes mensuelles, ce qui aide moins à comprendre les problèmes des pics instantanés de débit. Elle serait plus appropriée si on recevait un salaire sous forme d'augmentation continue de son compte en banque : un centime toutes les quelques secondes. Mais ce n'est pas le cas alors je préfère parler d'eau.)

(Bon, par ailleurs, j'aurais peut-être dû mettre partout dans cette entrée des guillemets autour de consommer de l'énergie : techniquement, on ne consomme jamais d'énergie, pas plus qu'on n'en produit, parce que l'énergie se conserve, on ne fait que la transformer d'une forme en une autre, et in fine en chaleur qui est la forme la plus difficilement utilisable de l'énergie ; mais bon, il n'est pas mon propos de faire ici de la vulgarisation sur la thermodynamique, pour ça je peux renvoyer à cette fort vieille entrée. Et puis, on parle bien de consommer de l'eau, alors que l'eau non plus elle ne disparaît pas quand on la consomme, elle finit bien quelque part, donc ça rend mon analogie tout à fait pertinente.)

☞ Unités d'énergie et de puissance

Je répète, pour que ce soit facile à trouver et à lire :

L'énergie est un stock (comme un volume d'eau), on la mesure en (joules, ou en) watts·heure (W·h) et ses multiples le kilowatt·heure (1kW·h = 1000 W·h), le mégawatt·heure (1MW·h = 1 000 000 W·h), le gigawatt·heure (1GW·h = 1 000 000 000 W·h), ou même le térawatt·heure (1TW·h = 1 000 000 000 000 W·h).

La puissance est un flux (comme un débit d'eau), on la mesure en watts et ses multiples le kilowatt (1kW = 1000 W), le mégawatt (1MW = 1 000 000 W) ou le gigawatt (1GW = 1 000 000 000 W).

Un watt·heure est l'énergie totale produite ou consommée si on produit ou consomme une puissance de 1W pendant 1h, et on a :

énergie = puissance (moyenne) × temps

— par exemple, consommer une puissance de 1000W pendant 1h, ou de 1W pendant 1000h, ou de 20W pendant 50h, ou de 50W pendant 20h, tout ceci consomme 1000W·h = 1kW·h au final.

Inversement, un watt est la puissance correspondant à consommer un watt·heure par heure :

puissance (moyenne) = énergie / temps

— par exemple si un équipement électrique a consommé 1000W·h (soit 1kW·h) pendant un intervalle de 5h, c'est que sa puissance consommée moyenne est de (1000W·h)/(5h) = 200W.

Le watt par heure, lui, n'a que très rarement un sens (quand on parle d'une variation de puissance dans le temps, ce qui n'est vraiment pas fréquent) : au moins 99 fois sur 100, quand un journaliste parle de watt par heure ou écrit W/h, c'est une erreur pour watt·heure ou W·h.

(La raison de la confusion qui fait écrire watt par heure ou W/h à beaucoup de journalistes est sans doute une forme d'hypercorrection : on leur a appris que ce qu'on appelle vulgairement un kilomètre-heure dans le langage courant est en fait un kilomètre par heure et ils savent qu'il faut écrire km/h, ce qui est vrai, donc par analogie ils s'imaginent qu'un watt-heure est une erreur pour watt par heure, mais justement ce n'est pas ça, ce n'est pas une division, c'est une multiplication, c'est un watt fois heure qu'on appelle un watt·heure, et c'est un watt qui est un watt·heure par heure et pas le contraire.)

☞ Ordre de grandeur : le kilowatt·heure

L'autre chose qui fait cruellement défaut au grand public, c'est un sens des ordres de grandeur. Un radiateur électrique typique peut consommer (c'est-à-dire en fait : transformer en chaleur) une puissance de 1000W, autrement dit 1kW : si on le fait tourner pendant 1h, on a donc consommé 1kW·h, un kilowatt·heure. Le kilowatt·heure est donc une unité assez typique pour les consommations domestiques individuelles. Son prix aux particuliers dépend du détail de l'abonnement, mais en ce moment chez EDF il est à 0.174€ pour l'abonnement de base, ou 0.147€ en heures creuses et 0.184€ (j'arrondis) en heures pleines si on a la formule HC/HP, ou entre 0.086€ (heures creuses bleues) et 0.549€ (heures pleines rouges) si on a la formule Tempo. Le mégawatt·heure, le gigawatt·heure et le térawatt·heure sont donc alors mille, un million, et un milliard de fois ça : le premier peut servir par exemple à mesurer la consommation d'un foyer sur un an, le second à mesurer la consommation d'un village sur un an, le troisième d'une grande ville sur un an (et pour la Terre entière, on parlera carrément en pétawatts·heure).

Il peut aussi être intéressant de noter que le watt·heure est à peu près la même chose que la « calorie » (qui est en fait en vrai une kilocalorie, mais tout le monde l'appelle calorie, et, oui, c'est vraiment confusant), cette unité à la con qui sert à indiquer les apports en énergie des aliments : oui, la calorie-qui-est-en-fait-une-kilocalorie est une unité d'énergie comme le watt·heure ou le joule, elle vaut 1.16 watt·heure. Du coup, les apports journaliers recommandés en énergie pour un adulte sont de l'ordre de 2.5 kW·h (l'essentiel part en métabolisme), ce qui peut aussi être un bon ordre de grandeur à retenir.

Autre ordre de grandeur possiblement intéressant : une voiture électrique consomme de l'ordre de grandeur de 150W·h par kilomètre, ou si on préfère, 15kW·h par 100km. Par ailleurs, un litre d'essence « contient » (c'est-à-dire, est capable de libérer quand on le brûle) environ 9kW·h.

☞ Puissance instantanée et puissance moyenne

Concernant le lien entre énergie et puissance, il faut que je fasse une remarque importante sur la puissance moyenne et la puissance instantanée. Là aussi, si je dois m'adresser au grand public, il vaut sans doute mieux que je fasse une analogie. Ce sera plus clair si je parle de distances et de vitesses :

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(dimanche)

Et pendant ce temps-là, la CGPM fait des bêtises et décide de casser le temps sur Terre (ou pas)

Youhou, deux entrées dans mon blog cette semaine ! Mais quand ce n'est pas Elon Musk qui fait des bêtises, c'est la CGPM. Décidément, je ne peux pas laisser l'Univers une seconde sans qu'il se mette à déconner !

La 27e Conférence Générale des Poids et Mesures, donc, s'est réunie cette semaine. Elle a adopté sept résolutions (le texte de celles-ci est disponible au lien précédent) : les nº1 (Sur le rapport préparé par le Comité international des poids et mesures sur l'évolution des besoins dans le domaine de la métrologie) et nº2 (Sur la transformation numérique mondiale et le Système international d'unités) sont du blabla qui sert juste à faire jeune, la nº6 (Sur l'adhésion universelle à la Convention du Mètre) est du blabla politique, la nº7 (Sur la dotation du Bureau international des poids et mesures pour les années 2024 à 2027) est de l'administration interne, mais les nº3 à 5 méritent qu'on s'y attarde un peu plus, notamment parce que la nº4 pourrait représenter une révolution dans la gestion du temps (vous pouvez sauter la description des 3 et 5 si ce sont les secondes intercalaires qui vous intéressent ainsi que la question de savoir si le temps va être cassé, mais je vais quand même en dire un mot).

La résolution nº3 (Sur l'extension de la liste des préfixes du SI) crée quatre nouveaux préfixes SI : ronna (‘R’) pour 1027, ronto (‘r’) pour 10−27, quetta (‘Q’) pour 1030 et quecto (‘q’) pour 10−30. On a donc, par exemple, maintenant le droit de dire que le Soleil pèse 1988 quettagrammes tandis que la Terre, elle, pèse 5.972 ronnagrammes, ou encore que la masse de l'électron pèse 911 quectogrammes tandis que le proton, lui, pèse 1673 rontogrammes. C'est complètement ridicule, mais ça ne fait pas vraiment de mal. Ceci dit, je serais vraiment curieux de savoir qui a vraiment pris ces décisions et les a fait avaler aux délégués nationaux à la CGPM, et pourquoi : le moins qu'on puisse dire est que le processus est assez opaque, on ne semble pas avoir accès aux vrais documents préparatoires aux décisions. La seule explication que je trouve quant au nom et symbole des préfixes est ici, et elle n'explique pas grand-chose. Personne n'utilise ces préfixes farfelus (en vrai, la masse du soleil s'exprime en kilogrammes, comme 1.988×1030 kg, la masse des objets astronomiques s'exprime en… masses solaires ; et la masse du proton s'exprime en MeV) ; le plus proche que je trouve d'une explication, c'est que les préfixes « grands » seraient utiles pour des quantités de données (apparemment il y a des gens qui parlent vraiment de zettabytes et qui envisagent déjà quelques ordres de grandeurs au-dessus ?) ; reste donc aussi à ce que quelqu'un (qui ?) formalise les préfixes binaires équivalents robi (préfixe ‘Ri’) pour 290 et quebi (préfixe ‘Qi’) pour 2100, et on pourra dire qu'un quebi-octet vaut 1.268 quetta-octets et le ridicule sera achevé. Mais bon, au moins, ce ridicule ne tue pas, et même, honnêtement, ne fait guère de mal.

La résolution nº5 (Sur la future redéfinition de la seconde) prépare le terrain à une redéfinition de la seconde SI, probablement pour utiliser des fréquences optiques (des fréquences de l'ordre de 1015 Hz ou de la centaine de térahertz) au lieu de la transition hyperfine de l'atome de césium-133 (qui se fait à environ 1010 Hz, très exactement 9 192 631 770 Hz). Il paraît que ces horloges optiques devraient atteindre des précisions encore supérieures aux meilleures horloges atomiques (à fontaine d'atomes de césium ou de rubidium) et possiblement dépasser des précisions de l'ordre de 10−16 partie par partie (de l'ordre de 1 seconde par milliard d'années). Je ne m'y connais pas, mais là, c'est clairement du domaine d'attribution du BIPM (et de la CGPM qui le contrôle) de s'occuper de ça, et c'est très bien.

Reste la résolution nº4 (Sur l'utilisation et l'évolution future de l'UTC), et c'est là que je tique vraiment. Des journalistes ont résumé la chose en disant que la décision avait été prise d'abolir les secondes intercalaires d'ici 2035. Dit comme ça c'est faux[#], comme d'habitude avec les journalistes, ce n'est pas ce que dit le texte de la décision votée, mais ce qui a vraiment été décidé et là où ils veulent en venir n'est pas super clair. Commençons par rappeler le contexte.

[#] Je cite le premier paragraphe de l'article du International Business Times : Scientists and government representatives meeting at a conference in France voted on Friday to scrap leap seconds by 2035, the organisation responsible for global timekeeping said. — À peu près tout est faux là-dedans : sans compter que le terme a conference in France suggère vraiment autre chose qu'une organisation internationale établie depuis 147 ans, ce n'est certainement pas the organisation responsible for global timekeeping, et la décision n'a pas été prise to scrap leap seconds by 2035, ce n'est pas ce que dit la résolution, et même si c'est peut-être l'intention, ce n'est pas clair, comme je vais le dire.

❀✿❀ Les secondes intercalaires ❀✿❀

Historiquement, la seconde était la partie 1 / 86 400 du jour solaire moyen (parce qu'un jour fait 24 heures de 60 minutes de 60 secondes, et 24×60×60 = 86 400). Mais la rotation de la Terre autour d'elle-même est légèrement irrégulière quand on y regarde de très près, et pour plus de précision, la seconde a été redéfinie sur la base de la révolution de la Terre autour du Soleil, puis sur la base d'horloges atomiques, considérablement plus précises, donc sur la base d'une certaine vibration de l'atome de césium-133 : je ne rentre pas dans les détails de ces redéfinitions (voir cette entrée passée), mais en gros, parce que les valeurs ont été basées sur des tables astronomiques établies à la fin du XIXe siècle et elles-mêmes basées sur des observations réalisées entre environ 1750 et 1850, la seconde correspond à la partie 1 / 86 400 du jour solaire moyen non pas maintenant mais grosso modo autour de l'année 1800, et la rotation de la Terre a un peu ralenti depuis. Donc, maintenant que la seconde SI a été définie de façon très très très (très !) précise (et, désolé, il n'est vraiment plus possible de la changer maintenant), le jour solaire moyen fait actuellement plutôt autour de 86400.002 secondes, avec plein d'irrégularités autour de cette valeur (voir ici pour un graphe de l'excès de la durée du jour par rapport à 86 400 s, en millisecondes, sur l'intervalle 1964–2002, avec la décomposition des divers effets : je ne sais pas où trouver des données plus récentes, mais actuellement on est provisoirement retombé en-dessous de 86 400 et je vais y revenir).

Bon, alors, si la seconde SI est telle que la durée du jour moyen fait 86400.002 secondes et qu'on veut diviser le jour en 24 heures de 60 minutes de 60 secondes, il n'y a pas besoin d'être très fort en maths pour se rendre compte qu'il va y avoir un problème. Que fait-on ?

Il y a plusieurs approches imaginables, suivies par différentes échelles de temps : ignorer le problème et compter juste les secondes SI, ou suivre vraiment le Soleil, ou essayer de faire un compromis entre les deux. Respectivement :

  • L'approche j'ignore le problème, je compte juste le temps en secondes est celle suivie par le temps atomique international (TAI) : le temps TAI est simplement un décompte de secondes à la surface de la Terre réalisé par les meilleures horloges atomiques, et il ignore le jour solaire. Il se décale donc progressivement du temps solaire mesuré au méridien de référence (en ayant tendance à avancer puisque le jour solaire moyen est plus long que les 86400s exactement d'un jour TAI, donc TAI avance). Actuellement, TAI est en avance d'environ 37s par rapport au temps solaire qui fait l'objet du point suivant.
  • L'approche j'ignore la seconde, je regarde le vrai temps solaire est celle suivi par le temps universel (astronomique observé), disons UT1. Bon, c'est compliqué, il y a plein de temps universels astronomiques différents (UT0, UT1, UT2, mais plus personne n'utilise UT2 et UT0 est une mesure brute bruitée, donc celui qui importe est UT1 qui apporte des corrections de la nutation et du mouvement des pôles), mais pour simplifier, UT1 est le temps solaire observé par les astronomes au méridien de référence (le 0° de longitude). Du coup, son écoulement n'est pas exactement régulier (parce que la Terre tourne plus ou moins vite selon le moment), ni même prévisible à l'avance, et il ne compte pas en secondes SI, ce n'est même pas vraiment un temps, c'est plutôt un angle de rotation de la Terre. Ce n'est pas non plus un temps pratique à utiliser, parce qu'on ne le connaît vraiment que a posteriori, et il faut faire des observations astronomiques pour ça.
  • Et l'approche faisons un compromis entre les deux. Le compromis actuellement en vigueur, qui porte le nom de temps universel coordonné, UTC (autrefois GMT ou heure de Greenwich), consiste à dire : on compte le temps en secondes SI, mais on ne s'écarte pas trop de UT1 (le vrai temps solaire observé), et si on va s'en écarter trop, on introduit une seconde en plus ou en moins appelée seconde intercalaire pour revenir proche de UT1.

Le temps universel coordonné UTC est la base de l'heure légale partout dans le monde, donc c'est lui qui importe le plus. (L'heure légale en France, par exemple, est UTC plus une heure en hiver, et plus deux heures en été, cf. cette entrée-là sur le sujet. Il y avait un doute sur le Danemark, je crois, qui peut-être utiliserait UT1 et pas UTC comme base pour son temps légal, mais si je me rappelle bien c'est sur la base d'une interprétation assez hasardeuse d'un texte de loi et je pense que personne ne prend ça très au sérieux. On peut aussi faire valoir des différences minuscules — quelques nanosecondes — entre les horloges atomiques maîtresses des différents pays dans la réalisation d'UTC, l'heure UTC finale définitive étant connue a posteriori par un travail de synchronisation très fin entre ces horloges, mais là c'est vraiment du coupage de cheveux en quatre alors que la différence entre TAI, UT1 et UTC, elle, ne l'est pas, 37 secondes ce n'est pas un truc qu'on peut juste ignorer.)

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(samedi)

Comment migrer de Twitter à Mastodon (ou pas)

Annonce préliminaire : si je décide de créer un compte sur Mastodon (ce qui implique de choisir un serveur, cf. ci-dessous) ou autre réseau social équivalent, en remplacement, ou en plus, de mon compte Twitter, je l'indiquerai en éditant cette entrée-ci pour fournir le lien, ainsi que dans la liste de liens sociaux qui se trouve en bas de chacune des pages du présent site ; je l'annoncerai aussi depuis mon compte Twitter si Twitter existe encore, ainsi que depuis le compte Mastodon temporaire @gro_tsen_test@mastodon.sdf.org que j'ai créé en attendant de prendre une décision définitive.

Je mets de côté l'écriture d'un billet de taille gigantesque consacré aux maths constructives pour parler un peu du fiasco Twitter et de la question de comment migrer vers autre chose, parce qu'à la vitesse à la quelle vont les choses ça devient vraiment urgent.

Je suppose que même les gens qui ne sont pas dessus ont entendu que Twitter était en train de mourir : Elon Musk (vous savez, le multimilliardaire complètement déjanté surtout connu pour Tesla et SpaceX et pour ses idées délirantes de colonisation de Mars) l'a racheté il y a quelques semaines (pour la somme complètement absurde de 44GUSD) et, depuis, semble prendre décision stupide sur décision stupide, à tel point qu'on se demande si c'est vraiment se couper sur le rasoir de Hanlon que de se dire que c'est forcément intentionnel. La vitesse à laquelle il a réussi à tout brûler est même assez impressionnante, ayant d'abord fait fuir les recettes publicitaires avec ses déclarations incohérentes et sa réputation sulfureuse, puis en ayant provoqué un chaos indescriptible en permettant à n'importe qui d'acheter des comptes « vérifiés » pour une somme dérisoire (avant de changer d'avis deux jours plus tard), et, au moment où j'écris, il a fermé les bureaux et licencié quasiment tout le monde (à croire qu'il ne se rend pas compte combien la valeur d'une boîte de tech est dans le savoir-faire de ses employés). Je ne sais pas où tout ça va aller mais j'avoue que je ne m'attendais pas à un tel clusterfuck quand il a racheté la boîte. (Soyons bien clair : je déteste profondément ce type, mais je le pensais au moins minimalement compétent au point de ne pas tout casser immédiatement. Je suis d'avis que ses prédécesseurs n'étaient pas moins détestables, juste moins chaotiques : les réseaux sociaux et leurs utilisateurs sont dans une relation de parasitisme mutuel et leurs patrons ne méritent de toute façon aucune sympathie de notre part, ils nous utilisent comme marchandise et nous les utilisons pour porter nos messages ; donc en soi la détestation que j'éprouve pour Elon Musk ne faisait pas obstacle à ce que je reste sur Twitter, mais évidemment, s'il fait que l'infrastructure se casse la gueule, il n'y a plus d'autre choix.) J'éprouve indiscutablement de la schadenfreude à l'idée que Musk (comme d'ailleurs Zuckerberg, dont les plans de Métavers semblent aussi très foireux) perdent des milliards et soient humiliés, mais il reste la question de savoir quoi faire si Twitter disparaît complètement (ou même sans attendre ce moment), et je suis assez embêté. J'insiste sur le fait qu'il n'y a aucune contradiction entre cette schadenfreude et cet embêtement.

Évidemment, dans la liste des possibilités, il y a rien du tout qui est une option à avoir à l'esprit : si Twitter disparaît, je peux (et chaque utilisateur peut) juste se dire que c'est tant pis, et qu'on a un réseau social de moins mais en avait-on vraiment besoin. Ce n'est pas un besoin vital de faire savoir instantanément au monde qu'on a mal dormi la nuit dernière. J'avais un blog bien avant Twitter pour communiquer mes idées un peu longues (comme, euh, tout ce rant !), je ne compte pas le faire disparaître. Mais j'avoue que j'aime bien la forme courte et plus spontanée que le microblogging permet, et je ne vais pas écrire un billet de blog pour dire à chaque fois que je veux utiliser le verbe valoir au subjonctif, je dois vérifier si c'est qu'il vale ou qu'il vaille ou autres pensées ou blagounettes à 0.02¤ (même si j'eus fait ce genre de choses par le passé), l'effort nécessaire pour publier un billet de blog sur mon site est trop important pour rendre raisonnables les billets ultra-courts mais très nombreux, et je ne crois pas que mes lecteurs apprécient tant que ça si je me mets à écrire autant d'entrées ici que de fils Twitter. Et je ne veux pas nier qu'avoir ~5000 followers est occasionnellement utile (s'il s'agit de demander un renseignement, par exemple), même si ça peut aussi avoir ses inconvénients (comme créer une bulle de contenu ou empêcher, justement une forme de spontanéité), mais bon, ça, de toute façon, les followers, je ne vais pas en garder plus qu'une poignée si je passe à autre chose quelle que soit la manière dont je m'y prenne.

Il est indubitable que les réseaux sociaux n'ont pas que des inconvénients, et que parfois ils servent à autre chose qu'à propager des messages racistes, des appels à signer une pétition, ou des vidéos de chats qui font des conneries : parfois ils sont à la hauteur de leur nom, les gens arrivent vraiment à tisser des liens personnels ou à créer des communautés virtuelles, et c'est dommage de voir ces choses disparaître parce qu'un milliardaire a des lubies (ou parce que Google a décidé d'abandonner un projet, ou parce que Tumblr a été racheté par Verizon, ou n'importe quelle péripétie de ce genre). Je suis assez d'accord avec ce qu'écrit un ami dans ce fil. Je suis aussi assez conscient des choses que ma décision de ne pas aller sur Facebook me rend inaccessibles pour me rendre compte que le fait de vendre son âme au diable n'a pas que des mauvais côtés (et que si mon souhait de voir Facebook disparaître en laissant Zuckerberg ruiné était exaucé il y aurait aussi des conséquences négatives sur des gens qui, contrairement au patron, ne le méritaient pas).

Cory Doctorow a écrit un rant sur Medium que je trouve très bien sur la difficulté de quitter un réseau social pour un autre, et la manière dont nous nous retrouvons prisonniers des relations que nous avons créées sur le premier. (Comme d'habitude avec lui, il défend — même s'il n'utilise pas explicitement le terme — de l'interopérabilité adversariale, avec laquelle je suis tout à fait d'accord, mais ce n'est pas vraiment mon point ici.)

Bref.

Le candidat naturel au remplacement de Twitter, c'est Mastodon. Enfin, plus exactement, c'est le Fediverse (le Fediverse c'est le réseau, ActivityPub c'est le protocole qui sous-tend ce réseau, et Mastodon c'est le principal logiciel qui implémente ce protocole et qui y ajoute des conventions et fonctionnalités, et Mastodon point social est la principale instance de ce logiciel, donc on peut avoir tendance à confondre tout ça et dire Mastodon comme métonymie pour le Fediverse, et vous me permettrez de le faire librement ici, mais je vais tenter d'expliquer plus bas ces histoires de serveurs).

Beaucoup de gens parlaient de, proposaient de, ou incitaient à, quitter Twitter pour Mastodon avant même que Musk rachète Twitter, le mouvement de fuite Twitter → Mastodon s'est amplifié avec le rachat, et accélère encore avec le chaos actuel. (J'en ai notamment parlé ici.) La migration est encore simplifiée par l'existence de nombreux outils qui permettent de retrouver automatiquement une partie des contacts Twitter sur Mastodon (tant que Twitter existe, bien sûr), ou de poster plus facilement en double sur les deux, et bien sûr il y a plein de tutoriels sur comment passer de Twitter à Mastodon. (Il n'est d'ailleurs pas clair que tout le monde sur Mastodon soit forcément très heureux de voir des hordes de réfugiés de Twitter débarquer dans leur coin d'Internet jusque là plutôt tranquille.)

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(vendredi)

Sur les vaches des Highlands de Saint-Lambert-des-Bois

Je suis tout étonné de voir que je n'en ai jamais parlé sur ce blog (à part très brièvement dans cette entrée sur l'été 2020 ; j'en ai surtout parlé sur Twitter, mais c'est un peu dispersé entre plusieurs fils, donc je vais reprendre de façon plus systématique). La race Highland de l'espèce Bos taurus (vous savez, ces vaches aux longues cornes et au poil long si caractéristiques, et si vous ne voyez toujours pas, allez suivre cette chaîne YouTube finlandaise) est certainement très haut dans ma liste d'animaux préférés[#]. Mais je ne veux pas parler ici des bovins Highland en général, mais d'un troupeau bien précis, celui de la prairie de la Gravelle à Saint-Lambert-des-Bois (Yvelines). Reprenons donc depuis le début.

[#] Sans doute à égalité, et quoique dans un genre très différent, avec la mésange à longue queue Aegithalos caudatus notamment la sous-espèce japonaise shima enaga, qui a l'air d'avoir évolué pour que les humains craquent complètement en disant que c'est meûgnôôon !!! (et, sans doute, lui donnent à manger). Je soupçonne vaguement que la sélection des vaches Highland a suivi un peu la même approche. En tout cas, je suis sûr que si un jour une mésange à longue queue se pose sur une vache Highland et que quelqu'un photographie ça, l'Univers disparaîtra dans un trou noir de mignonitude : le mieux que je peux vous proposer est donc avec une pie sur la tête.

[Vaches des Highlands dans la prairie de la Gravelle à Saint-Lambert-des-Bois, en train de ruminer (et un cheval au fond)]Les vaches Highland, je pense qu'il n'y en a pas énormément en France, et les vaches tout court il n'y en a pas tant que ça en Île-de-France, et les vaches d'agrément ou de décoration ce n'est certainement pas ce qu'il y a de plus courant (ça coûte cher à entretenir, ces choses-là, cf. ci-dessous), aussi[#2] ai-je été tout surpris de découvrir, en faisant une de mes premières balades à moto, le , en passant sur la D46 après Saint-Lambert-des-Bois, un troupeau de vaches des Highlands en train de brouter. Pourtant, je connaissais déjà le coin (cf. ci-dessous), mais je ne les avais jamais vues ou remarquées.

[#2] Entre temps j'ai appris l'existence de quelques autres vaches des Highlands en Île-de-France. Il y en a deux[#2.1] sur l'île Panchout à Yerres (Essonne), j'en ai aperçu une par hasard dans le Vexin du côté de Labbeville (Val d'Oise), et on me signale qu'il y en a aussi à Gambaiseuil (Yvelines). J'imagine qu'il peut y en avoir en Seine-et-Marne, aussi, je connais beaucoup moins le coin. Mais en tout cas, ça ne court pas les rues.

[#2.1] Avec une histoire assez triste, d'ailleurs, parce qu'un de ces bovins des Highlands installés là par la mairie d'Yerres est mort assez rapidement d'une occlusion intestinale sans doute parce que quelqu'un lui avait jeté quelque chose qu'il a mangé. La mairie a mis de grandes pancartes incitant les visiteurs à ne pas donner à manger aux vaches et surtout ne pas leur jeter de déchets.

(Une assez longue digression sur la géographie du coin, cliquez ici pour sauter.) La vallée de Chevreuse (voir cette entrée passée pour plusieurs cartes) est la vallée de la rivière Yvette entre, grosso modo, sa source et Villebon-sur-Yvette (plus loin la rivière continue jusqu'à se jeter dans l'Orge, mais elle ne fait pas vraiment une vallée nette). Cette vallée est assez rectiligne est-ouest, avec, de la source vers l'aval, c'est-à-dire de l'ouest vers l'est, Lévis-Saint-Nom, Maincourt-sur-Yvette, Dampierre-en-Yvelines, Saint-Forget, Chevreuse, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, Gif-sur-Yvette, Bures-sur-Yvette, Orsay et Villebon-sur-Yvette. Il y a quelques affluents de l'Yvette qui creusent des vallées secondaires dans les plateaux au nord et au sud, les trois plus significatifs étant (de l'amont vers l'aval) le ru des Vaux de Cernay (affluent rive droite, dont le confluent est à Dampierre), le Rhodon (affluent rive gauche, dont le confluent est à Saint-Rémy) et la Mérantaise (affluent rive gauche, dont le confluent est à Gif). Tout ce coin est très bucolique et ça vaut la peine de s'y balader (à pied, à vélo, en moto…), et c'est pour ça que je mentionne les vallées du ru des Vaux, du Rhodon et de la Mérantaise, parce que c'est particulièrement joli, mais celle qui m'intéresse ici c'est celle du Rhodon, qui prend sa source quelque part vers le Mesnil-Saint-Denis et se jette dans l'Yvette à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, en traversant en chemin Saint-Lambert-des-Bois et Milon-la-Chapelle.

La vallée du Rhodon est notamment connue à cause du site historiquement important de l'ancienne abbaye de Port-Royal-des-Champs (fondée au XIIIe siècle comme une sorte de spinoff féminin de l'abbaye des Vaux de Cernay mais qui devient rapidement autonome, et dont le Port-Royal à Paris est d'ailleurs une extension créée au XVIIe). On retient Port-Royal-des-Champs notamment pour une des plus célèbres traductions en français de la Bible (celle de Lemaistre de Sacy, ou bible de Port-Royal), ou pour quelques pensionnaires célèbres (Blaise Pascal et Jean Racine), mais aussi et surtout pour avoir été un haut lieu du jansénisme qui lui a valu sa fermeture, son expulsion et sa démolition ordonnées par le pape Clément XI et le roi Louis XIV (vers 1709). Les bâtiments ont été rasés, mais il reste quelques ruines ainsi qu'un pigeonnier, et une ferme secondaire (la ferme des Granges). Le site, techniquement situé sur la commune de Magny-les-Hameaux mais en fait surtout proche de Saint-Lambert-des-Bois, se visite : il n'y a pas grand-chose à voir aux ruines, mais le musée des Granges, sur le plateau, a un très joli jardin et un beau point de vue. (J'avais parlé de Port-Royal par exemple dans cette entrée passée[#2b].)

[#2b] On m'informe au passage que l'âne qui y est mentionné (et photographié le recevant des gratouilles du poussinet) est maintenant mort de vieillesse.

L'endroit est aussi bien connu des promeneurs à cause du chemin Jean Racine qui relie Chevreuse à Port-Royal parce le dramaturge, alors âgé d'une vingtaine d'années, l'empruntait vers 1661 alors qu'il logeait à Port-Royal (où il avait été élève plus tôt) et se rendait régulièrement au château de la Madeleine à Chevreuse pour superviser des travaux de réfection du donjon (ce château de la Madeleine appartenait aux ducs de Chevreuse et de Luynes dont Racine était le protégé). Il y a une vue magnifique sur la vallée de Chevreuse depuis le château de la Madeleine. Le chemin de Racine (qui semble commencer « officiellement » ici mais la plupart des gens le prennent à partir du château de la Madeleine) descend dans la vallée du Rhodon et suit ce dernier jusqu'au site de Port-Royal. (Cela représente à peu près 5km, et il y a des bornes ornées de vers bucoliques et parfaitement niais que Racine a écrits.)

Pourquoi je raconte tout ça, moi ? Pas juste pour situer un peu l'endroit, et pour recommander les balades dans le coin[#3], mais aussi pour dire que c'est un endroit que je connaissais depuis longtemps, ayant grandi à Orsay et fait de nombreuses fois avec mon papa la balade du chemin de Racine, soit pour aller à Port-Royal soit pour manger au restaurant La Terrasse de Sauvegrain[#4] à Saint-Lambert-des-Bois, qui était alors moins chic et plus traditionnel. Les vaches dont je parle n'étaient pas là quand j'étais petit (je comprends qu'elles ont été installées en 1995), mais j'y étais retourné plusieurs fois depuis, et je ne les avais quand même pas vues, sans doute parce que le chemin Jean Racine suit vraiment le Rhodon alors que les vaches sont plus près de Saint-Lambert (donc si on suit le chemin sans chercher à les voir, on va les rater).

[#3] Par exemple on peut prendre le RER jusqu'à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, marcher jusqu'à Chevreuse par le chemin de Coubertin, monter au château de la Madeleine, admirer la vue, ensuite suivre le chemin de Racine jusqu'à Port-Royal, monter aux Granges et admirer le jardin et l'autre vue, et revenir par exemple par Milon-la-Chapelle. Cela se combinera fort agréablement avec un repas au restaurant La Terrasse de Sauvegrain à Saint-Lambert-des-Bois (voir la note #4 en-dessous) et un petit bonjour aux vaches qui sont le sujet/prétexte de ce billet — si elles sont encore là et veulent bien se montrer. ❧ Mais sinon, la vallée de la Mérantaise entre Gif-sur-Yvette et Châteaufort (cf. par exemple cette trace-ci, ou même au-delà) est aussi très jolie aussi, et il y a un bon restaurant à Châteaufort aussi.

[#4] Ce restaurant est excellent. Je le mentionne parce qu'à chaque fois que le poussinet et moi y allons nous en profitons pour dire bonjour aux vaches du pré voisin, mais autant leur faire une pub que j'estime bien méritée : contrairement au restaurant La Table des Blot (Auberge du Château) à Dampierre, ils n'ont pas d'étoile au Michelin, mais je considère qu'ils sont tout à fait du même niveau en qualité.

(Fin de la digression.)

[Deux vaches des Highlands dans la prairie de la Gravelle à Saint-Lambert-des-Bois, en train de ruminer]Bref. En novembre 2019, donc, je découvre l'existence de ces vaches des Highlands (au nombre de neuf, je crois), ainsi que de deux chevaux, dans une prairie (étiquetée la Gravelle sur la carte topographique IGN) au niveau de l'intersection entre les routes départementales D46 (qui passe par Saint-Lambert-des-Bois) et D91 des Yvelines, juste de l'autre côté de cette dernière par rapport au site de Port-Royal (et à quelques centaines de mètres de ce dernier). Depuis, j'ai pris l'habitude de passer souvent par là et de m'arrêter admirer les vaches.

Il s'agit d'une prairie humide, sans doute en partie marécageuse puisque c'est le lit étendu du Rhodon. On voit ici sur Google Street View[#5] et sur mes photos ci-contre et au-dessus le type de végétation qui s'y trouve. La prairie est assez grande, peut-être une dizaine d'hectares, mais je ne sais pas où les vaches peuvent aller exactement : selon les jours elles sont plus ou moins près de la route, si bien qu'on les voit plus ou moins facilement.

[#5] Où y voit aussi la pancarte dont je parle juste après : Ici le Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse restaure les clôtures, entretient les mares et les milieux remarquables pour garantir la présence de la flore et de la faune patrimoniale des prairies humides. Pas un mot sur les vaches.

Que font-elles là et à qui sont-elles ? Je n'en ai longtemps pas eu la moindre idée (je m'imaginais que c'était soit un agriculteur local soit l'hôtel associé au restaurant La Terrasse de Sauvegrain). En fait, j'ai fini par remarquer une pancarte assez discrète (voir la note #5 au-dessus) parlant d'entretien des prairies et qui semblait indiquer que c'était le Parc naturel régional (PNR) de la Haute Vallée de Chevreuse.

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(lundi)

Liens vers quelques fils Twitter

J'avais déjà publié sur ce blog une liste de divers fils Twitter que j'avais écrits. Dans les plus de trois ans qui se sont écoulés depuis, j'en ai écrit beaucoup d'autres. J'ai écrit des explications sur toutes sortes de sujets (notamment des maths à des niveaux assez variés) ou des choses plus variées comme des comptes-rendus de balades (il faut reconnaître que c'est beaucoup plus commode pour moi de poster une image sur Twitter que de la mettre sur ce site web, même si la contrainte que je m'impose maintenant de mettre un texte alt à chaque image a rendu à son tour l'utilisation des images sur Twitter extrêmement pénible). Même si j'ai tendance à écrire en anglais par défaut (concernant ce blog, cf. cette entrée passée), et même si le saucissonnage par blogs de 280 caractères m'impose plus de concision (c'était un des buts pour moi d'aller sur Twitter que de me forcer à cette discipline), ces fils sont souvent assez proches des billets que je pourrais écrire sur ce blog.

Ceci pose le problème à la fois de comment les retrouver et de comment les rendre accessibles aux gens qui ne sont pas sur Twitter (surtout depuis qu'Elon Musk a pris le contrôle de l'oiseau, j'y reviens ci-dessous).

Pour ce qui est de l'accessibilité publique, Twitter permet heureusement de consulter un fil sans avoir de compte quand on a le lien (ceci est une différence avec d'autres réseaux sociaux comme Instagram ou, dans une certaine mesure, Facebook, et j'en fais une condition sine quā non ; il y aura peut-être de la pub insérée quelque part, mais rien qu'un bloqueur de pub ne permette d'éviter). Par ailleurs certains de mes fils ont été archivés (un peu aléatoirement : parfois à ma demande, parfois celles d'autres gens me suivant) sur ThreadReaderApp (liste de mes fils ici), qui est sans doute plus agréable à lire que l'interface native de Twitter, mais ce site a la limitation bizarre qu'il faut faire la demande d'archivage dans un temps limité après avoir été posté. [Mise à jour : concernant la possibilité de lire un fil Twitter sans avoir de compte Twitter, je reçois des signaux contradictoires, cf. les commentaires et les réponses ici sur Twitter (ou ici sur Nitter justement, cf. ci-dessous) ; il y a des gens qui y arrivent et d'autres qui n'y arrivent pas (peut-être qu'en ce moment c'est possible via un navigateur de PC mais pas de mobile sauf à demander le site non-mobile ? mais même ça n'est pas clair) ; en attendant d'éclaircir cette question, on me signale qu'il est possible de lire Twitter sans compte en remplaçant simplement twitter.com par nitter.it dans l'URL.]

(J'ai aussi une archive de tous mes tweets sur ce site, mise à jour tous les quelques jours, mais je pense qu'elle est très peu utilisable en tant que telle. Elle me sert surtout à moi-même pour certains types de recherches, et à améliorer les chances de préservation de l'information puisque The Internet Archive passe parfois dessus.)

Pour ce qui de retrouver les fils « intéressants » que j'ai écrits, je crois qu'il n'y a pas mieux que de compiler une sélection à la main. C'est donc ce que j'ai commencé à faire : la liste en question est ici (sur GitHub pour l'instant parce que c'est plus commode pour moi pour la publier rapidement, mais je n'exclus pas de la déplacer ailleurs ultérieurement). Cette liste est certainement très partielle, parce que je l'ai constituée en réunissant des souvenirs de fils marquants que j'avais écrits, une recherche rapide du motif •1/ dans tous mes tweets, des liens que j'avais donnés ailleurs, un décorticage partiel de ce qui est archivé sur ThreadReaderApp, et encore quelques autres pistes, mais j'ai pu passer à côté de choses intéressantes et évidemment tout le monde ne sera pas forcément d'accord avec l'intérêt relatif de ceci ou cela (même au sein de mes propres fils).

En plus de la sélection elle-même, il y a plein d'autres choses discutables : j'ai donné des titres en vitesse, certains sont complètement pourris ; j'ai classé par sujet et par ordre chronologique au sein de chaque sujet, mais peut-être que j'aurais dû diviser les mathématiques en sous-sujets, et peut-être que l'ordre chronologique n'est pas terrible. Certains fils en continuent d'autres, et je n'ai pas forcément fait des liens bidirectionnels et je ne sais pas bien comment l'indiquer dans la liste.

Évidemment, si vous voyez des choses significatives que j'ai oubliées de cette liste, n'hésitez pas à me le signaler (en commentaire à cette entrée de blog, ou sur Twitter, ou en commentaire sur GitHub).

Concernant le fait que je reste sur Twitter alors qu'Elon Musk en a pris le contrôle, j'ai écrit une explication générale ici (ici sur ThreadReaderApp), mais comme je le dis clairement dans ce fil, je me réserve le droit de changer d'avis à tout moment. (Il y a aussi le problème que la seule alternative crédible à Twitter, c'est Mastodon, et qu'ils ont fait des erreurs de conception qui font que ce machin a tous les inconvénients de la décentralisation sans avoir les avantages de la décentralisation[#], ce qui ne me donne vraiment pas super envie d'y passer : pour neutraliser en partie les inconvénients, il faudrait que je déploie ma propre instance Mastodon, et ça demande énormément de boulot que je n'ai vraiment pas envie de fournir maintenant.)

[#] Je ne veux pas m'étendre sur l'aspect technique parce que je n'ai pas regardé très en détails et parce que tout ceci est une digression, mais de ce que je comprends, Mastodon n'est pas vraiment décentralisé, c'est une fédération de serveurs, comme le trahissent les handles à la forme particulièrement merdiques @machin@truc.chose : on reste dépendant d'un serveur, et la migration d'un serveur (application) à un autre n'est pas complètement transparente. (Si j'ai bien compris, ils ont prévu une indirection par le DNS pour le handle du compte mais pas pour, par exemple, les permaliens des messages : quand on cite un message Mastodon, on le cite sur un serveur donné, et il n'y a pas de migration transparente possible.) La seule façon d'être vraiment indépendant, sur Mastodon, c'est donc de faire tourner son propre serveur, ce qui représente beaucoup de boulot. Bien sûr, c'est pire chez Twitter qui ne prévoit aucune sorte de migration, mais ce que je veux dire, c'est que je ne vais pas m'emmerder à me rendre indépendant du serveur Twitter de Musk pour devenir dépendant d'un autre serveur que je ne contrôle pas non plus. Tout ça est un formidable gâchis par rapport aux possibilités qu'aurait représenté un réseau de microblogging vraiment distribué, où les comptes seraient des clés cryptographiques signant des messages qui diffuseraient un peu comme fonctionne Usenet.

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(jeudi)

La complainte des couche-tard

J'écris cette entrée après avoir fait entre 2h et 3h d'insomnie pour la deuxième nuit consécutive : je pense que j'ai déjà dit tout ce qui suit ailleurs sur ce blog[#], et sans doute plus qu'une fois, mais j'espère au moins le dire différemment (et peut-être plus clairement).

[#] Quelques entrées passées sur ce sujet : #1785, #2121, #2701.

C'est peut-être un peu simpliste de diviser les gens en lève-tôt et couche-tard (ne serait-ce que parce qu'il y a des gens qui ont besoin de très peu de sommeil et qui arrivent donc à être les deux à la fois : je ne sais pas si je les envie vu combien j'aime faire des rêves, mais ça doit être au moins assez pratique), mais ce n'est certainement pas complètement faux. Et comme c'est dit assez éloquemment dans ce fil Twitter qui me sert d'inspiration, il y a une forme de shaming social des couche-tard par rapport aux lève-tôt contre laquelle je voudrais m'insurger.

L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt affirme un dicton stupide et détestable. Doublement détestable parce qu'il dénigre à la fois la valeur du repos (pourquoi pas l'avenir appartient à ceux qui se reposent correctement, par exemple ?) et parce que, même à temps d'éveil égal, il prétend dicter ce qu'on doit en faire (pourquoi pas l'avenir appartient à ceux qui veillent tard ?). Mais de fait, ce dicton est une sorte de prophétie auto-réalisatrice, parce que, de fait, notre société organise son rythme d'activités sur celui des lève-tôt, ou du moins, sur un rythme plus aisément compatible avec le leur : comme le cycle quotidien est grosso modo construit selon l'ordre sommeil → travail → loisirs → (répéter), et que le travail est socialement valorisé (chose sur quoi il y aurait tant à dire mais je ne veux pas m'étendre dessus ici), se lever tôt est donc considéré comme un signe positif (de dynamisme, ou quelque chose comme ça), tandis que se coucher tard est certainement le signe qu'on est un fêtard à la vie dissolue. (Je sais quelque chose de l'inanité de cette dernière conclusion par le fait que je ne fais essentiellement jamais « la fête », je ne vais jamais en boîte, mes dîners avec des amis se terminent vers 23h au plus tard, et quand je reste debout jusqu'à 4h du matin c'est probablement soit que j'ai trouvé comment traiter une question de maths qui m'obsédait soit qu'un de mes ordinateurs a fait des siennes et que je veux régler le problème avant d'aller au lit.)

Si tu es fatigué, tu n'as qu'à te coucher plus tôt s'entend-on régulièrement dire après une mauvaise nuit interrompue par la violence du cri strident d'un réveil. Merci, quelle idée géniale, je n'y aurais jamais pensé par moi-même. C'est du même calibre que de dire si tu te trouves trop gros, tu n'as qu'à manger moins aux personnes qui ont du mal à tenir un régime ou tu n'as qu'à faire plus d'exercice : l'idée exécrable que la volonté doit arriver à dicter au corps une discipline parfaite contre sa nature, et qu'un échec dans ce domaine est le signe d'une faiblesse. Quand bien même on ne souffrirait pas de contraintes externes (par exemple une sensibilité au bruit pour ce qui est du sommeil).

Je reconnais que ce n'est pas évident de comprendre comment le cerveau se « cale » sur un certain rythme de sommeil. (Évidemment le soleil joue un rôle prépondérant, mais les horaires des repas[#2] et autres activités doivent aussi avoir beaucoup d'influence, par exemple dans mon cas après le passage de l'heure d'été à l'heure d'hiver ou inversement je retrouve assez rapidement des heures de lever et coucher assez proches mesurées contre l'heure civile qui s'est pourtant décalée par rapport à l'heure solaire.) Mais le fait est qu'on ne peut pas simplement se « recaler » sur une heure différente, ou, si on le fait, cela ne dure pas, ou, s'il est absolument nécessaire que ça dure, ça se fait avec une violence inouie qui entraîne avec elle stress, irritabilité, fatigue, etc. (Et il est bon d'avoir ça en tête quand on juge, par exemple, les enfants et ados en âge scolaire qui ont du mal à rester attentifs en cours.)

[#2] Je sais qu'en ce qui me concerne, me forcer à être dans une lumière vive, et/ou manger, à l'heure H d'un jour donné, va avoir très fortement tendance à faire que je me réveille à l'heure H le jour suivant (voire celui d'encore après). Malheureusement, ça n'assure pas forcément que j'aurai bien dormi avant (ni même que je me sentirai fatigué à H−8).

Ce n'est pas une question de préférence pour telle ou telle partie de la journée : en ce qui me concerne, j'aime beaucoup le matin, l'air frais et encore chargé de rosée, la lumière du soleil bas mais moins rouge que celui du soir, j'aimerais avoir plus souvent l'occasion d'en profiter, mais ce n'est pas ça qui m'aide à me lever plus tôt pour en profiter.

Un bout d'explication que je proposais au fait que je suis couche-tard est que, si j'aime bien dormir, je ne prends pas plaisir à me coucher, alors que je prends plaisir à prolonger mon sommeil le matin. Ceci est dû (dans mon cas) à une différence de nature et de qualité de sommeil (cf. cette vieille entrée) : mon sommeil au début de la nuit est lourd, engourdi, confus, plutôt assommant que reposant, et finalement désagréable, donc je le ressens comme une obligation, alors que le sommeil à la fin de la nuit (enfin, du cycle de sommeil, parce qu'en ce qui me concerne, c'est souvent la matinée justement) est riche en rêves complexes et intéressants, je fais souvent des rêves lucides, je vole, j'explore des labyrinthes, je libère des empires, je fais de la magie, je résous des énigmes, j'accompis des quêtes cosmiques, bref, cette partie-là est bien plus plaisante et j'ai envie de la faire durer. (Et je note que presque à chaque fois que j'ai parlé à des lève-tôt ils ne comprenaient pas du tout, ou en tout cas ne partageaient pas, cet attrait que peut exercer sur moi le sommeil-de-la-fin-de-nuit-chargé-de-rêves.) Mais évidemment cette explication ne peut être que partielle, parce que ce que j'ai dit explique que je sois tenté de me coucher plus tard la nuit N+1 que la nuit N, mais au bout d'un moment il y a quand même une limite : si je me couche vers 5h du matin, je ne me sens pas bien du tout, ni quand je me couche, ni quand je me lève (donc je comprends quand même la non-tentation à se coucher de plus en plus tard), et finalement, en l'absence de contraintes externes, j'ai tendance à converger vers un rythme d'environ 1h–10h, avec de grosses variations cependant (et souvent une insomnie au milieu, cf. ci-dessous).

(Peut-être que la température est un élément explicatif ? Je sais que je dors d'autant mieux qu'il fait froid, et la courbe des températures, qui est en retard par rapport à celle de la lumière solaire, colle grosso modo à la courbe de mon sommeil au sens où j'ai tendance à dormir aux heures les plus fraîches de la journée, centrées autour de quelque chose comme 5h du matin — par opposition aux heures les plus sombres, centrées autour de quelque chose comme 2h du matin. Sinon, un autre bout d'explication est dans les repas : j'aime bien avoir le temps de digérer correctement après mon dîner, et il y a plein de raisons pour lesquelles il n'est pas aisé, en France, de dîner à 19h.)

Pourquoi je ne me couche pas plus tôt, alors ? Parce que cela provoque simplement de l'insomnie.

J'ai distingué ci-dessus le sommeil de début de nuit, appelons-le S1 (lourd, déplaisant, avec peu de rêves), et le sommeil de fin de nuit, appelons-le S2 (avec beaucoup plus de rêves). Cette distinction n'est évidemment pas rigoureuse, mais grosso modo disons que je fais 4h de S1 et 4h de S2, avec un réveil entre les deux. Si je me couche plus tôt, je ne vais généralement pas avoir de mal à m'endormir, simplement je vais me réveiller à la fin de S1, plus vraiment fatigué, avec plein de pensées qui me tournent dans la tête, et faire de l'insomnie : me coucher plus tôt décale S1 mais pas S2, et entre les deux je fais juste de l'insomnie. (Tout ceci est très simplifié, évidemment, et pas vraiment exact, mais c'est l'idée : j'ai tendance à faire du sommeil diphasique, et quand je tiens une nuit complète, c'est juste que les deux phases sont immédiatement adjacentes. Or S2 est beaucoup plus difficile à bouger que S1.)

Ce qui marche mieux pour me avancer mon sommeil S2, c'est d'interrompre mon sommeil au cours de S2 et de me lever plus tôt : la nuit suivante, S2 va avoir lieu plus tôt (donc si en plus je me suis couché plus tôt, ça me recale, au moins temporairement). Mais le prix à payer, c'est une journée ou je suis complètement crevé, ou surtout, ou j'ai les idées confuses. Et le résultat n'est vraiment pas durable, parce que la moindre perturbation de la nuit va redécaler mon sommeil dans le sens du retard.

En plus de ça, et je l'ai déjà dit, les réveils m'empêchent de dormir : je ne veux pas juste dire, évidemment, qu'ils m'empêchent de dormir quand ils se déclenchent, ça c'est le but, mais le fait de savoir que j'ai mis un réveil rend mon sommeil bien plus mauvais, parce que je n'arrête pas de savoir qu'il va être interrompu, je pense à cette interruption pénible à venir, et cette pensée m'empêche de bien dormir. Quand je dois absolument me lever à, disons, 7h du matin, et donc mettre un réveil pour cette heure-là, ce que je fais est généralement de prévoir large (je me couche vers 22h, même 21h si j'y arrive, ce qui rend les insomnies moins stressantes parce que je peux me dire même si je fais de l'insomnie j'aurai quand même bien dormi parce que j'ai prévu large), je prends un peu de doxylamine (un antihistaminique vendu sous le nom commercial de Donormyl® : j'en prends typiquement entre ~2mg et 7.5mg, pour ne pas m'abrutir mais quand même m'aider un peu), et globalement j'y arrive ; mais j'y arrive en me faisant violence, et si cette violence persiste jour après jour, j'en ressens clairement les conséquences (déjà, je ne prends jamais l'antihistaminique plusieurs jours d'affilée, parce que ça ne marche en gros qu'une fois). Bref, je peux ponctuellement me lever plus tôt, mais ça a un coût important, alors que si je dois ponctuellement me coucher plus tard, je n'en ressens pratiquement aucune conséquence.

(Ceci dit, je ne nie pas non plus que ce prix vaut parfois la peine d'être payé, même en l'absence de contraintes extérieures, parce que j'apprécie quand même bien de voir un vrai matin de temps en temps.)

On m'a dit plusieurs fois que la clé d'un bon sommeil était la régularité : se lever tous les jours précisément à la même heure, et se coucher quand on est fatigué. Mais je peux dire que ça n'a jamais marché pour moi, ou en tout cas, si ça marche, c'est en calant cette régularité sur mon rythme « naturel » et pas en essayant de le forcer à autre chose. (Bon, d'abord, c'est vraiment difficile de se lever tous les jours précisément à la même heure, parce que ça va vouloir dire de trouver l'heure la plus avancée à laquelle on ait jamais besoin de se lever, qui est quand même souvent assez ridiculement tôt. Ensuite, même si on se dit, disons, 7h tous les matins, le problème est que le vendredi et samedi soir il y a des gens qui font du bruit bien au-delà de l'heure à laquelle on sera fatigué. Mais surtout, je sens rapidement un déficit de S2 et le fait de me coucher plus tôt ne m'aide pas vraiment à le combler. Si je trouve une régularité, c'est souvent une régularité où je me couche extrêment tôt, je fais une énorme insomnie après S1, et S2 est quand même interrompu, et j'ai l'impression de me bousiller la santé.)

Bref, si vous faites partie des gens qui arrivent bien à dormir, ou surtou, qui arrivent bien à dormir aux heures que la société a tendance à imposer, tant mieux pour vous, mais soyez gentils d'arrêter avec le slumber shaming qui consiste à s'imaginer que quelqu'un qui se lève à 10h, ou 11h, ou même midi, est un paresseux ou que cette personne n'a aucune hygiène de vie. Et si vous faites partie des gens qui programment des réunions ou des cours de 8h à 10h du matin, imaginer que vous ayez à faire une série de réunions de 23h à 1h du matin vous permettra peut-être de comprendre que ce n'est pas si évident.

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(samedi)

Chasse à l'essence et autres divagations

Cela fait longtemps que je n'ai rien publié dans ce blog : pas que je n'aurais pas éventuellement des choses à raconter sur plein de sujets, mais soit ça prend plus de temps que je n'en ai en ce moment (par exemple, j'apprends plein de choses sur les maths constructives, j'aurais certainement matière à continuer cette entrée, mais si je m'y mets ça va me prendre du temps que je voudrais plutôt consacrer à apprendre), soit je me dis que mes réflexions ne sont pas franchement abouties et je me retiens (ou parfois je n'ai pas envie de les pousser plus loin parce qu'elles me dépriment, comme quand je réfléchis à la fin du monde, qui est quelque chose à quoi il est difficile de ne pas penser en ce moment, mais je ne sais pas si j'ai envie de l'étaler par écrit). J'aurais peut-être des trucs à dire sur la gestion des pénuries, un sujet qui promet de devenir de plus en plus pertinent, et je n'exclus pas de le faire, mais bon ce n'est pas vraiment abouti, justement, et c'est déprimant. Cependant, comme le but de mon blog n'est pas seulement de faire profiter l'Univers de mon immense sagacité mais aussi tout bêtement de raconter ma vie, je peux en mettre un peu là-dessus, au moins ça ne prend pas trop de temps vu que je tape vite et que je n'ai pas besoin de réfléchir : râler est certainement la chose que je fais le mieux au monde, et ça a une vertu cathartique certaine. (Il faudrait peut-être aussi que je fasse un peu d'introspection et que je parle de l'espèce de « phobie du manque » dont je souffre, mais ce sera pour une autre fois.)

Donc, pour les personnes qui ne vivent pas en France et ne suivent pas l'actualité française, il y a en ce moment des raffineries qui sont bloquées par un conflit social (essentiellement entre le pétrolier Total et le syndicat CGT), avec pour effet un problème d'approvisionnement du pays en carburants. Je ne vais pas parler du fond, ni sur le conflit ni sur la pénurie, parce que je suis furieusement mal informé. (Je suis parti faire une balade à moto samedi dernier parce que je n'étais même pas au courant, et d'ailleurs j'ai eu de la chance de ne pas me retrouver en panne sèche loin de chez moi.) J'aimerais pouvoir lier vers une page de la Wikipédia francophone appelée quelque chose comme pénurie de carburants d'octobre 2022 en France pour plus d'information, mais, étonnamment, elle ne semble pas exister (pas que l'événement soit d'importance planétaire, mais Wikipédia a des pages sur des choses bien plus anecdotiques). En revanche, ce sur quoi je peux parler, justement, c'est le niveau absolument désastreux de l'information sur le sujet.

Je ne veux pas juste parler des informations générales qui seraient bonnes à savoir pour comprendre un peu le contexte. Quelle proportion des ~11 000 stations essence françaises est en pénurie partielle ou totale ?[#] Comment cette situation diffère-t-il selon le type de carburant recherché et selon l'endroit en France ? Quel est le volume total de carburant vendu par jour en France en temps normal pour chaque type, et comment a-t-il varié ces derniers jours ?[#2] Quel est l'ordre de grandeur de la baisse de fréquentation des routes françaises suite à cette pénurie ? Quelle est la fréquence « normale » typique des ravitaillements d'une station essence, et comment a-t-elle varié ces derniers jours ? Quelle est la fréquence « normale » typique des passages d'une voiture française à la pompe, et comment a-t-elle varié ces derniers jours ? Quel a été l'impact de cette pénurie sur les prix pratiqués à la pompe dans les stations qui sont encore approvisionnées ? Sur le temps d'attente moyen ? Sur le volume vendu par transaction (les gens prennent-ils moins de carburant plus souvent) ? Quelle proportion du carburant vendu en France est raffiné en France ? Quelle proportion l'est par Total ? Quelle proportion est vendue par Total ? Quelle augmentation du prix à la pompe représenterait l'ensemble des revendications salariales de la CGT si Total les acceptait et les répercutait purement comme hausse de prix ? J'ai plein de questions de ce genre auxquelles je n'ai aucune réponse et que je m'attendrais à trouver dans un article Wikipédia pénurie de carburants d'octobre 2022 en France et/ou dans des articles de presse traitant du sujet. (Ce qui m'inquiète plus, à la limite, c'est que je ne suis pas sûr que qui que ce soit ait une idée précise sur tout ça, notamment au gouvernement.)

[#] J'ai entendu un chiffre de l'ordre de 30%, mais dans mon expérience en Île-de-France, il me semble que c'est plutôt autour de 75%.

[#2] Si j'en crois ces statistiques, il se vend environ ~8 mégatonnes de sans-plomb (SP95 et SP98) par an en France, soit de l'ordre de ~30 mégalitres par jour, ce qui, divisé par 11 000 stations, donne une moyenne de ~2500 litres par jour et par station. Mais comme les tailles des cuves varient de façon gigantesque entre quelques milliers de litres et quelques dizaines voire une centaine de milliers de litres, je ne sais pas vraiment quoi en conclure (même si c'est déjà intéressant d'avoir un ordre de grandeur).

Mais à part ces considérations générales de type je veux savoir pour savoir, il y a évidemment aussi une considération pratique autour d'une question bien concrète : quelles stations sont approvisionnées à l'instant t et combien y y a-t-il d'attente ?

Il y a à ma connaissance trois sites web qui prétendent tenter de répondre à la question de savoir quelles stations sont approvisionnées, et les trois sont complètement merdiques pour des raisons différentes : ① www.prix-carburants.gouv.fr qui est un site gouvernemental donnant les prix du jour, mais il n'est mis à jour qu'une fois par jour, justement, et en plus de ça il ne tient pas vraiment la charge quand des dizaines de millions de Français essaient de le consulter en même temps, ② penurie.mon-essence.fr et son application mobile associée Essence&CO (la carte montre les stations qui n'ont pas d'essence, ce qui est à peu près aussi intelligent que si le prix Nobel était annoncé chaque année en faisant la liste des gens qui ne l'ont pas reçu, mais c'est sans doute pour vous pousser à installer l'app mobile, qui est à peu près aussi merdique que le site web), c'est mis à jour plus souvent, mais c'est fait par crowdsourcing et les informations sont souvent très fausses (parfois à tel point que je pense que c'est du vandalisme délibéré), et ③ services.totalenergies.fr/stations qui est géré par le groupe Total et ne montre (donc) que les stations Total, et comme ce sont les plus impactées, forcément, ça va surtout dire qu'ils n'ont rien (de toute façon, je ne comprends même pas bien comment cette carte est censée marcher). Quant à savoir la durée d'attente, on peut toujours rêver (le mieux semble encore de se faire une idée en regardant les bouchons relevés par Google Maps en entrée de la station).

Alors autant je ne jette la pierre à personne concernant la pénurie elle-même, autant je trouve ça hallucinant qu'en deux semaines le gouvernement n'ait toujours pas réussi à faire monter un site web, qui tienne la charge, permettant à chaque station essence de France de remonter en temps réel l'information de si elle a des carburants et lesquels, et d'inciter fortement (voire de rendre obligatoire) la transmission de cette information (éventuellement par l'intermédiaire du groupe pour les stations qui sont affiliées à une chaîne). Et s'ils pouvaient demander des informations sur le temps d'attente typique, ce serait bien aussi.

On est censé vivre dans la société de l'information, mais dès qu'il s'agit de répondre à un besoin concret et urgent, il n'y a plus personne.

Ce n'est pas juste qu'avoir une information précise et fiable serait utile pour plein de gens et leur ferait gagner du temps, mais cela économiserait aussi bien des kilomètres parcourus (donc de l'essence brûlée en pure perte) à essayer une, deux, trois, quatre, cinq stations différentes avant d'en trouver une qui a des stocks (ou peut-être de renoncer au final quand on voit la longueur de la queue). Je vais raconter mes propres aventures à ce sujet.

Alors évidemment, je ne suis pas aidé par le fait que j'ai une moto. Ces choses consomment moins pour 100km qu'une voiture thermique typique, mais comme leur réservoir est aussi beaucoup plus petit, finalement elles ont une autonomie riquiqui (à peu près aussi pourrie qu'une voiture électrique), et c'est encore empiré si on veut garder une réserve pour, justement, avoir de quoi trouver une station essence où faire le plein. (Cf. plus bas pour des remarques concernant les motos électriques.) Je ne suis pas trop à plaindre n'ai pas strictement besoin de la moto pour aller au boulot (c'est juste ~2.5 fois plus lent en transports en commun quand ils marchent bien, à 75min contre 30min), mais il y a des grèves qui se profilent aussi dans les transports en commun (il ne faut pas compter sur la location d'un véhicule électrique, ils ont évidemment tous été pris d'assaut), donc je me suis dit que je voudrais au moins faire un plein pour avoir une moto utilisable en cas de nécessité, surtout qu'on n'a aucune idée de combien de temps cette pénurie va durer (pour l'instant la situation semble empirer de jour en jour). Donc j'ai passé la semaine à guetter un moment où il y aurait du carburant disponible dans une station pas trop merdique d'accès pour moi.

Le problème en ville est que ça tourne rapidement à la pagaille monstre même quand une station a de l'essence : il n'est pas possible de faire une queue trop longue sans bloquer complètement la circulation, il y a des voitures venant de différentes directions qui vont se disputer pour savoir qui doit passer, et on ne sait pas si les deux-roues motorisés doivent faire la même queue que tout le monde ou attendre séparément. Samedi dernier, quand je suis rentré de la balade pendant laquelle j'ai appris l'existence de cette pénurie (j'ai pu prendre du carburant sur l'autoroute sans trop de mal, mais de retour à Paris avec moins d'essence que je n'étais parti, c'était une autre affaire), j'ai voulu aller à une des rares stations approvisionnées dans Paris (quai d'Ivry), et c'était presque une émeute : la circulation était complètement paralysée (y compris pour les bus qui essayaient vaillamment de passer par là), des automobilistes qui attendaient apparemment depuis des heures s'engueulaient avec des livreurs à scooter pour savoir qui devait passer, le gérant de la station service était complètement dépassé par les événements, ça s'insultait, du coup finalement personne ne pouvait se servir, ça n'avançait pas, les gens s'énervaient encore plus, et je suis parti au bout d'une demi-heure quand on a commencé à me menacer parce que je n'avais pas fait la queue autant que les autres.

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(mardi)

Piranesi de Susanna Clarke

Piranesi (publié en 2020) n'est pas un roman très long (il fait 245 pages pas spécialement grandes ni écrites petites, ça doit représenter environ 350k signes), et de toute façon je ne lis que très rarement des romans longs, mais même eu égard à sa taille, et compte tenu du fait que je lis plutôt lentement[#], il est assez remarquable que je l'aie lu en deux jours tellement j'ai accroché.

[#] Normalement la manière dont je lis consiste à poser le livre dans mes toilettes qui font aussi office de cabinet de lecture, et même si ça rallonge un peu la durée de mes commissions, forcément, je n'y consacre pas un temps fou. Mais quand j'« accroche » assez, comme ça a été le cas ici, alors le livre m'accompagne ailleurs.

J'en avais entendu parler via une connaissance sur Twitter, qui cite l'extrait suivant (proche du début du roman) lequel m'a suffisamment intrigué pour me donner envie de lire le livre :

Since the World began it is certain that there have existed fifteen people. Possibly there have been more; but I am a scientist and must proceed according to the evidence. Of the fifteen people whose existence is verifiable, only Myself and the Other are now living.

[Gravure “L'arc gotique” des “Prisons imaginaires” de Giovanni Battista Piranesi]Il est vrai aussi que j'aime énormément les gravures de Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi (j'en reproduis une ci-contre), qui ressemblent beaucoup à mes rêves[#2], dont le titre a aussi attiré mon attention. Bon, le roman de Clarke n'a pas vraiment de rapport avec l'artiste italien éponyme ; mais le cadre a énormément à voir avec l'ambiance labyrinthique qui est évoquée dans ces gravures (ainsi qu'avec l'architecture classique représentée dans ses Vues de Rome).

[#2] Je souligne, et vous pouvez vérifier, que le tweet que je viens de lier date d'avant le roman de Clarke, donc certainement avant que j'en aie entendu parler : je ne triche pas, j'avais vraiment dit ma fascination pour l'architecture labyrinthique des gravures de Piranesi avant que quelqu'un ait l'idée d'écrire un livre appelé Piranesi dont l'ambiance s'inspire de ses gravures à l'architecture labyrinthique.

Et quiconque a parcouru un peu ce blog sait ma fascination pour les labyrinthes (cf. ici et , ainsi que les petits jeux en JavaScript ici et qui sont liés et commentés depuis ces deux entrées).

Borges, un de mes auteurs préférés, est connu pour avoir écrit une nouvelle intitulée La biblioteca de Babel qui fait référence à une bibliothèque, à la structure labyrinthique, sinon infinie du moins démesurément grande qui contient non seulement tous les livres réels mais tous les livres possibles (d'un format donné : avec les informations données par Borges — 25 signes possibles, 80 signes par ligne, 40 lignes par page et 410 pages par livre — on peut d'ailleurs déduire qu'il y en a 251 312 000 ≈ 2×101 834 097). Ce texte a ensuite inspiré de nombreux autres auteurs, par exemple Umberto Eco dans Le Nom de la Rose (dont l'intrigue tourne autour d'un livre caché dans une bibliothèque labyrinthique gardée par un bibliothécaire irascible appelé Jorge de Burgos).

Le roman de Clarke se déroule dans un espace lui aussi immense et labyrinthique (le narrateur l'appelle the House, la Maison) : comme la Bibliothèque de Babel, il est constitué de salle après salle apparemment sans limite, et on ne sait pas exactement comment elles sont organisées ni pourquoi ; mais à la différence de la Bibliothèque, les salles de la Maison, à l'architecture classique, ne sont pas remplies de livres mais ornées de statues apparemment toutes différentes. Bon, à vrai dire, on n'a pas une description très précise de la Maison (et certainement pas de plan, fût-il partiel ; le narrateur utilise une numérotation des salles très idiosyncratique, probablement l'ordre dans lequel il les a visitées), mais ce qu'on a est puissamment évocateur. Le niveau inférieur est inondé par la mer (ou peut-être les niveaux inférieurs ? la description n'est pas claire sur le fait qu'il y en ait un ou plusieurs), le niveau supérieur est en ruine (ainsi que certaines salles des autres niveaux), donc seul le niveau intermédiaire est vraiment explorable, ce qui fait qu'on a affaire à un labyrinthe essentiellement 2D.

C'est amusant, parce que le premier programme que j'ai écrit quand j'ai appris le C (il y a environ 30 ans ; je l'ai perdu depuis, malheureusement) était un jeu d'exploration qui simulait un espace immense constitué simplement de salles (je suppose 232×232 d'entre elles), qui avaient chacune un nom, une couleur, une décoration particulière, mais il n'y avait rien à faire à part visiter des salles et y trouver de (très rares) objets. J'avais fait attention à ce que l'espace créé par le jeu soit toujours précisément le même, si bien qu'il aurait été en principe possible d'explorer ce labyrinthe unique, d'en dresser un plan avec les noms et descriptions des salles, etc., sauf qu'il était bien trop grand s'il avait 18 milliards de milliards de salles (même si ça reste beaucoup plus petit que la Bibliothèque de Babel). Ce monde de mon petit jeu était donc remarquablement semblable à celui du roman de Clarke.

Dans le monde du roman n'évoluent (apparemment) que deux personnes : le narrateur, et celui que le narrateur appelle l'Autre (qui, en retour, appelle le narrateur Piranesi). Le narrateur s'est donné pour mission d'explorer la Maison, tandis que l'Autre semble être à la recherche d'une connaissance bien précise, qu'il soupçonne d'y être cachée. À part eux, il n'y a que treize squelettes pour seuls habitants connus de la Maison.

Je n'en dis pas plus. On est évidemment curieux de savoir ce que ces gens font dans ce monde, comment ils y sont arrivés et d'ailleurs comment ils y survivent, et toutes sortes d'autres choses qui paraissent initialement bien mystérieuses. C'est ce côté énigmatique qui m'a poussé à continué à lire (mû à la fois le désir d'avoir la clé de l'énigme et l'inquiétude que tout ça finisse en queue de poisson comme la série Lost) : je ne veux pas divulgâcher, mais pour les gens qui, comme moi, voudraient savoir à quoi s'attendre, disons qu'à la fin on a au moins des réponses satisfaisantes à un certain nombre de questions (en gros celles qu'ai formulées), que tout n'est pas exactement comme il semble, et que le livre tourne vaguement au policier. (Mais il ne faut pas non plus s'attendre à avoir une réponse à tout, en particulier concernant la nature exacte de la Maison, ni à ce que tout soit rationnel.)

Comme j'aime bien les énigmes en plus d'aimer les labyrinthes, on peut difficilement imaginer un roman qui donne autant l'impression d'avoir été écrit pour moi (même si cf. celui-ci). La fin est peut-être un peu plus faible que le début (ou disons, moins originale, moins captivante), peut-être que la toute dernière partie aurait pu être omise (c'est une sorte de coda post-climactique : moi j'aime bien, mais je suis sûr qu'il y a des gens qui trouveront que ça prolonge inutilement), mais ce ne sont pas des reproches graves. Globalement j'ai beaucoup aimé.

Suzanna Clarke est connue pour avoir précédemment écrit le roman Jonathan Strange & Mr. Norrell, une histoire de magiciens dans l'Angleterre du début du XIXe siècle d'une histoire alternative où la magie existe. Je ne l'ai pas lu (même si ce livre s'est matérialisé dans ma bibliothèque sans que je sache comment il est arrivé là parce que je ne l'ai jamais acheté, ce qui est quand même assez significatif s'agissant d'un livre sur la magie), mais j'ai vu la mini-série qui en a été tirée : il y a quelques aspects que j'ai bien aimés, mais j'ai surtout été assez fortement agacé par le fait qu'au final on n'avait aucune idée des motivations des personnages essentiels (et surtout deux puissants rois-magiciens qui dominent l'histoire et qui sont le King of Lost-Hope et le Raven King, dont on ne comprend même pas s'ils sont plus ou moins alliés ou plus ou moins ennemis ou indifférents l'un à l'autre, ni quels sont leurs pouvoirs, ni s'il faut craindre ou espérer que l'un ou l'autre « gagne »). Peut-être que le roman n'a pas ce défaut, mais en tout cas Piranesi ne l'a pas, et je le souligne pour quiconque aurait été agacé par la même chose que moi : ici, les personnages ont, au final, des motivations passablement claires, et leurs actions sont raisonnables compte tenu de ces motivations (et de leur connaissance / ignorance).

Bref, je recommande vivement Piranesi pour tous les gens qui ont des goûts proches des miens (et si vous lisez mon blog, c'est peut-être au moins en partie le cas).

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