David Madore's WebLog

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Cette page-ci rassemble les dernières 20 entrées (avec un lien, à la fin, pour les plus anciennes) : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). This page lists the 20 latest (with a link, at the end, to older entries): there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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(mardi)

Où je commence à en avoir marre des Dedibox qui meurent

Ce blog, et le site Web auquel il se rattache, est normalement hébergé sur un serveur dédié de la gamme Dedibox de chez Scaleway (ou Online ? je ne sais pas pourquoi ils ont besoin d'avoir trente-six noms différents). Je l'appelle betelgeuse (j'ai d'autres serveurs dédiés : par exemple je préfère héberger mon mail sur une machine différente de mon site Web, c'est aussi une Dedibox mais elle est différente).

Or cette betelgeuse n'arrête pas de mourir. À chaque fois elle est remplacée par une machine différente, à laquelle je donne le même nom, donc selon votre vision de la théorie des Qriqrx vous pouvez dire que ce sont des machines différentes ou des incarnations différentes de la même machine, mais en tout cas c'est le même modèle Start-2-M-SATA de la même gamme Dedibox de chez Scaleway auquel je donne le même nom.

J'ai une machine appelée betelgeuse depuis le . Elle est morte une première fois le (apparemment c'est l'alimentation qui ne marchait plus). Scaleway m'en a fourni un remplacement le lendemain (c'est à partir de ce moment que c'est une Start-2-M-SATA). Cette nouvelle machine est morte le (donc moins de deux ans plus tard ; et c'était de nouveau la faute de l'alimentation). Scaleway m'en a fourni un remplacement (toujours une Start-2-M-SATA) le lendemain. Cette troisième machine est morte le (donc à peine plus que deux ans plus tard). Encore une fois, Scaleway m'en a fourni un remplacement. Aujourd'hui , donc deux mois à peine après la précédente, cette machine est morte à son tour. J'attends que Scaleway me fournisse la cinquième incarnation de betelgeuse.

Si vous arrivez quand même à lire ces mots à cette date (ou peu de jours après), c'est parce que j'ai une autre machine (spica, chez OVH elle, parce qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier) qui est prête à assurer l'interim au pied levé pour les services les plus essentiels ou les plus simples (mais il y a certainement pas mal de choses cassées sur mon site). Cette machine est sous-dimensionnée, donc ce n'est pas une solution pérenne. (Par ailleurs, le basculement se fait par changement du DNS, donc pendant quelques heures on peut tomber aléatoirement sur l'ancien serveur qui ne répond plus ou son remplaçant temporaire qui répond, ce qui explique que ce site soit aléatoirement visible pendant une certaine période.)

Mise à jour () : J'ai rebasculé le serveur sur la cinquième incarnation de betelgeuse. Normalement tout devrait marcher comme avant. Mais je suis certain qu'il y aura au moins une merdouille quelque part que je n'aurai pas vue.

Je ne perds aucune donnée quand betelgeuse meurt (j'ai des sauvegardes de tout ce que j'ai fait), mais à chaque fois que ça se produit je perds quand même pas mal de temps à tout réinstaller, à tout remettre en place, à tout reconfigurer, à me rappeler comment les choses sont structurées, etc. Ça fait des heures, voire des jours, foutus en l'air à chaque fois.

Et là, quand même, quatre machines qui sont mortes en moins de cinq ans, je trouve que c'est vraiment anormal. J'ai connu d'autres ordinateurs qui sont morts, évidemment, mais une telle fréquence est tout simplement inouïe. Même les autres machines de la gamme Dedibox ne me posent pas ce problème : comme j'ai du mal à croire que ce soit le fait d'héberger le site Web de David Madore qui use les ordinateurs de façon prématurée, ni le fait de s'appeler betelgeuse qui leur donne envie de faire une supernova, il faut croire que ce sont les Start-2-M-SATA qui ont un sérieux défaut (peut-être un souci de dimensionnement de l'alim ?). Manque de chance pour moi, c'est de ça que j'ai besoin.

Il est évidemment impossible de communiquer avec qui que ce soit chez Scaleway. La seule chose qu'ils savent faire c'est dire la machine est morte ? pas de problème, on vous en fournit une autre (et on espère pour vous que vous avez des sauvegardes). Changer juste l'alim, qui est probablement la seule partie qui pose vraiment problème, est apparemment hors de leur portée.

Il est peut-être temps que je cherche un autre hébergeur, mais évidemment ça implique une autre forme de perte de temps (par exemple pour comprendre la manière — forcément différente — dont ils administrent leur réseau, et pour refaire la configuration). La solution de facilité est quand même de rester sur le même modèle, même si je me dis de plus en plus que c'est le mauvais choix.

En plus de ça, à chaque fois que je raconte ce genre de malheurs, j'ai droit à des pénibles qui m'expliquent que j'aurais dû faire ceci ou cela[#] ou qu'ils n'ont pas de problème parce que ceci ou cela, et qui réussissent ainsi à rendre l'expérience encore plus agaçante.

[#] Par exemple, les gens qui tiennent à vous expliquer que les serveurs dédiés c'est du passé et qu'il faut utiliser des serveurs virtuels à la place.

Quoi qu'il en soit, si vous voyez des choses cassées sur ce site, c'est probablement à cause de ça. Et ça cassera de nouveau dans quelques jours quand je m'occuperai de mettre en service la cinquième betelgeuse. Et peut-être quelques mois plus tard si elle a le même défaut que les trois précédentes.

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(jeudi)

Des stylos et des couleurs il faut bien discuter

Il m'arrive bien sûr souvent de parler dans ce blog de sujets légers et frivoles comme le passage du temps ou le déclin des libertés fondamentales ou le réchauffement climatique ou même pourquoi l'Univers existe, mais de temps en temps il faut bien que je dise un mot des choses vraiment importantes et profondes, comme le choix des couleurs des stylos de la marque Pilot.

C'est un fait que j'aime bien écrire : pas juste aligner des mots comme ceux-ci que je tape avec un clavier, mais faire le mouvement d'écrire des caractères sur un vrai papier avec un vrai stylo. J'ai bien essayé l'écriture à la tablette graphique, et question écriture c'est effectivement plaisant (et ça me donne accès à un nombre illimité de couleurs avec lesquelles écrire, et je peux ensuite imprimer le PDF que j'ai écrit, et le résultat est très satisfaisant[#]), mais il présente le problème pratique qu'il faut avoir le matériel informatique avec soi, ce qui est quand même plus délicat qu'un tas de stylos et un bloc de papier, et aussi qu'on est limité dans ce qu'on peut relire par la taille de l'écran, contrairement à du papier où on peut étaler trois ou quatre feuilles simultanément sous ses yeux.

[#] Le PDF directement écrit à la tablette a aussi l'avantage d'être nativement vectoriel, alors que je ne sais toujours pas quoi faire d'un scan d'un texte manuscrit pour le rendre agréable (l'image de page manuscrite ci-dessous, par exemple, est une bête image rasterisée ; il y a peut-être moyen d'en tirer un PDF vectoriel, mais au mieux c'est fastidieux et pas quelque chose que je pourrais raisonnablement faire de façon automatisée pour toutes les maths que j'écris sur papier).

[Page de maths manuscrites]Bref, quand il s'agit de réfléchir à des questions de maths (et pas uniquement pour ça, mais notamment pour ça), j'aime vraiment sortir un bloc de papier et des stylos. Souvent plusieurs papiers[#2], d'ailleurs : ne serait-ce qu'un brouillon et un papier sur lequel je rédige de façon à pouvoir me relire ultérieurement. (Parfois même avec plusieurs niveaux de « propreté », c'est-à-dire que je réécris encore plus proprement ce que je viens de trouver/vérifier quand j'en suis un peu content, histoire de le revérifier et que ce soit plus clair plus tard.)

[#2] Papiers ou cahiers, d'ailleurs, parce qu'il y a quelque chose de satisfaisant à écrire dans un cahier qui aurait une unité thématique. Mais à ce moment-là j'ai toujours un peu la peur de l'énervement qui va avec le fait d'avoir « gâché » un cahier par une page dont on n'est pas content (j'aime bien les grands Koverbook de Clairefontaine, par exemple, parce que les pages sont détachables, donc on peut retirer celles dont on n'est pas content).

Obiter : Sur le sens ou l'intérêt de la réflexion ci-contre, voir ici sur Twitter ou ici sur Bluesky.

Mais quels stylos ? C'est là que ça se complique. D'une part, j'aime bien trouver des stylos qui me donnent une jolie écriture. Enfin, joli est tout relatif, mais disons qu'avec un Bic j'ai une écriture vraiment très moche, avec un stylo à encre gel, nettement moins (cf. ci-contre). Il y a une question d'épaisseur, aussi : un compromis à trouver entre trop épais ⇒ impossible d'écrire petit et on manque vite de place sur la feuille et trop fin ⇒ conduit à écrire en pattes de mouche.

Et j'aime bien avoir plusieurs couleurs à ma disposition. Pas trop, parce qu'il faut qu'elles contrastent raisonnablement bien les unes avec les autres. Mais quand même un certain nombre. Je me fais des conventions quand j'écris des maths : le rouge me sert à écrire la date et l'heure (toujours en haut à droite au format ISO-8601, pour faciliter le tri après coup) et aussi à barrer des choses complètement fausses ou à souligner quelque chose de très important ; le vert me sert souvent à écrire la question principale à laquelle je vais réfléchir ; le bleu sert aux définitions et énoncés principaux, le noir à la réflexion et aux démonstrations ; et les autres couleurs éventuelles (rose, violet, cyan) me servent à des choses comme des annotations, des exemples, des remarques complémentaires. Varier les épaisseurs peut aussi être agréable quand je veux mettre des choses plus ou moins en relief ou au contraire les marquer comme des sortes de digressions.

J'ai essayé différentes sortes de stylos. Par exemple, à un certain moment j'avais opté pour les stylos à encre gel de Muji (無印良品) qui existent (existaient ?) en 15 couleurs différentes, mais finalement je n'étais pas si content, parce qu'ils se bouchent facilement (et ensuite il n'y a plus rien à en tirer), et je ne suis pas très content de l'écriture qu'ils me donnent. Et les 15 couleurs ne sont pas si utiles parce que certaines sont quasi invisibles et d'autres sont peu évidentes à discerner.

[Divers stylos Pilot]Finalement (mais il n'est pas exclu que je change d'avis ultérieurement), j'ai opté pour les stylos de la marque Pilot. Spécifiquement : les V5 Hi-Tecpoint (le V5 signifie qu'ils sont d'épaisseur 0.5mm), les V7 Hi-Tecpoint (donc de 0.7mm), et les V Sign Pen (encore plus épais, là ce sont carrément des sortes de feutres).

L'avantage des outils d'écriture, c'est qu'à moins d'aller chercher dans les stylos plumes de luxe (qui, franchement, ne m'intéressent pas), ça reste vraiment à la portée de mes moyens[#3]. Ce n'est pas complètement négligeable, non plus, parce que si je tiens à me faire un pack avec chaque combinaison disponible (couleur, épaisseur), plus encore des choses comme un ou deux porte-mine, une gomme, une petite règle, quelques Bic (ou un quatre couleurs) parce que quand même ça peut servir aussi, et éventuellement des surligneurs ou une paire de ciseaux, et surtout, que je veux avoir un exemplaire d'un tel lot à chaque endroit où je risque d'avoir envie d'écrire, donc un devant mon ordinateur, un sur mon bureau chez moi, un dans une trousse[#4] chez moi au cas où je décide de travailler dans le salon, un chez ma maman, un dans mon bureau à Télécom, un autre dans une trousse à Télécom au cas où je décide de travailler en bibliothèque, un dans une trousse dans mon sac à dos, idem dans un autre sac, etc., ça finit par faire beaucoup de stylos, finalement, et il faut compter un stock de rechange aussi, parce que de temps en temps il y en a qui se bouchent[#5], même à quelques euros le stylo ce n'est pas complètement insignifiant au bout du compte.

[#3] J'aime bien flâner dans les papeteries et acheter toutes sortes de trucs qui ne me serviront à rien. Ça tombe bien, il y a un Rougier & Plé qui a ouvert au centre Italie 2 à côté de chez moi, et il y a un Office Dépôt pas loin. (Notez que ceci n'est pas un appel du pied à ce qu'on m'offre des accessoires d'écriture pour Noël : d'abord parce que je suis très difficile et que c'est délicat de savoir ce qui me plaira, et d'autre part parce que le plaisir de flâner dans une papeterie est justement de décider ce que je veux acheter.)

[#4] Ce que je veux dire c'est qu'en plus des stylos qui sont posés tout prêts à servir sur le bureau, j'en ai aussi un lot dans une trousse que je prends quand je veux me poser à un endroit moins habituel comme la table du salon. C'est plus commode que si je veux prendre tous ceux qui sont sur le bureau (forcément un peu dispersés) pour les déplacer ailleurs.

[#5] La solution dans ce cas (pour les Hi-Tecpoint) semble être de passer la pointe du stylo dans un courant d'eau très chaude, ce qui débloque le flux de l'encre. (Avant de trouver ça, j'ai essayé toutes sortes de tentatives consistant à les agiter, et ça n'a réussi qu'à me mettre de l'encre partout sur les doigts.)

Bon, en vrai, je n'ai pas forcément toutes les épaisseurs partout. En revanche, je tiens beaucoup à avoir toutes les couleurs de chaque épaisseur. Ça fait partie des maniaqueries un peu compulsives qui vont avec ma fascination pour les séries : si une série pourrait être complète mais qu'il manque juste un peu pour qu'elle le soit, ça m'énerve au plus haut point. (Par exemple, ma maman avait pris pour son propre usage un des stylos du lot que j'avais déposé chez elle et je lui ai fait part de mon vif mécontentement à ce sujet : qu'elle les prenne tous me gênerait finalement moins que d'en séparer un seul du lot.)

Mais c'est là que ça se corse, parce que Pilot semble avoir fait un choix exprès pour m'énerver. Il y a sept couleurs dans leur système :

noir vert cyan bleu violet rouge rose

(C'est moi qui écris cyan : je ne sais pas si Pilot leur donne des noms officiels, mais j'ai plutôt vu écrit bleu ciel là où ils sont vendus. D'une part ça rompt la symétrie parce que ça fait deux mots au lieu d'un pour toutes les autres, et d'autre part plein de langues considèrent de façon tout à fait raisonnable que le bleu et le cyan sont des couleurs différentes, cf. ce billet passé à ce sujet, alors autant profiter de l'existence d'un mot qui permet au français de faire la même chose.)

Ce choix de sept est très raisonnable : les couleurs sont suffisamment distinctes et faciles à identifier et à séparer, et même si mon sens de la symétrie pourrait s'émouvoir qu'elles ne soient pas bien réparties dans l'espace des teintes, c'est quand même compliqué de faire quelque chose de lisible avec du jaune, donc il est sensé de faire un choix qui l'évite. On peut dire qu'on a une non-couleur (le noir), trois couleurs principales (vert, bleu et rouge) et trois couleurs auxiliaires (cyan, violet et rose), et je suis assez content. Mais toutes les combinaisons épaisseur × couleur ne sont pas disponibles : il semble qu'il y ait exactement ceci (en tout cas c'est ce que j'ai réussi à acheter) :

noirvertcyanbleuvioletrougerose
V5 Hi-Tecpoint
V7 Hi-Tecpoint
V Sign Pen

Pourquoi tant de haine ? Pilot aurait voulu faire exprès de m'énerver qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement. Que les V7 soient disponibles dans seulement quatre couleurs (le noir et les trois couleurs « principales ») est raisonnable. Mais les V Sign Pen sont disponibles dans toutes les couleurs sauf une. Il leur manque le rose[#6] et uniquement le rose.

[#6] Normalement, le rose est une couleur que je n'aime pas trop. Mais là, pour rendre leur décision encore plus irritante, je trouve que leur encre rose est vraiment très agréable, ça ressort bien, ça attire l'œil et c'est suffisamment différent du rouge pour qu'on le distingue nettement. (C'est plutôt le violet qui pose problème en ce qu'il est trop semblable au bleu. Donc s'il fallait vraiment omettre une couleur c'est celle-là que j'aurais désignée.)

Qu'avez-vous fait du V Sign Pen rose, Pilot ? Vous avez détruit toute l'harmonie de l'Univers !

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(samedi)

Sur le passage du temps et la manière dont je le ressens

(⬇ Attention, réflexions de café de comptoir. ⬇)

Le passage du temps est la première des illusions, la marque de notre condition humaine. Physiquement, le temps est une dimension comme une autre[#], il n'y a pas plus de raison de dire qu'il passe que pour l'espace. Et il n'y a pas plus de raison d'être nostalgique de ma jeunesse ou effrayé de ma mort qu'il n'y a de l'être de l'extrémité gauche ou droite de mon corps, qui sont aussi des points au bord de la région que j'occupe dans l'espace-temps. Mais bien sûr une comparaison plus apte est sans doute celle avec un livre, qui a beau être un objet qui existe en bloc, nous le découvrons par tranches, c'est-à-dire par pages, créant l'illusion d'un écoulement, qui peut rendre la première page une occasion de joie parce que nous entrons dans un nouveau monde et la dernière une occasion de tristesse parce que nous le quittons. Le passage du temps est dans notre tête, pas dans le monde, mais il est tellement lié à notre façon de percevoir le monde qu'il est impossible de penser autrement[#2].

[#] OK, je simplifie/caricature au point qu'on peut dire que c'est complètement faux… il y a au moins un ordre partiel de causalité donné par les cônes de lumière, et une direction donnée par l'augmentation de l'entropie. Pour une réflexion un (tout petit) peu plus scientifique sur tout ça, je renvoie à cet autre billet.

[#2] On peut faire toutes sortes d'expériences de pensée un peu idiotes et un peu dénuées de sens. Par exemple, et si le temps s'écoulait en fait dans l'autre direction (i.e., nous allons, en fait, vers notre enfance, en sachant très bien ce qui nous attend mais en pensant à tort que ce sont des chose passées alors qu'elles sont à venir alors qu'au contraire ce qui est derrière nous est aussitôt oublié car obsolète) ? Est-ce que ça a même un sens de dire ça ? (Physiquement, c'est exactement la même chose que la vision « normale ». Vous avez bien sûr le droit de lire un livre à l'envers, ça n'en reste pas moins le même livre. Néanmoins, ça a un sens de dire qu'on le perçoit différemment.) Ou bien, si le temps ne s'écoulait pas du tout et que le passé et le futur n'existaient tout simplement pas, si nous étions coincés dans un éternel présent avec de faux souvenirs d'un état antérieur qui n'a jamais existé et de fausses illusions d'un état postérieur qui n'existera jamais ? Après tout, notre seule raison de croire à l'existence du temps est notre souvenir de l'écoulement de celui-ci, lequel souvenir appartient au passé, qu'il ne convient de croire que si, justement, on croit à l'existence du temps ; et notre seule raison de croire à des lois de la physique qui décrivent le monde au temps t′>t en fonction de son état au temps t viennent, précisément, d'expériences qui ont été faites dans cet endroit hypothétique appelé le passé, donc peut-être que la position minimaliste est de dire qu'il n'y a aucune raison sérieuse de croire à son existence.

Mais si cette impression de passage du temps est tellement forte à l'échelle « locale » (d'une seconde à l'autre), à l'échelle plus globale, les choses sont, au moins pour ce qui me concerne, nettement plus confuses.

⏳︎

Déjà j'ai expliqué précédemment que ma mémoire de la chronologie fonctionne mal : j'ai des souvenirs généralement assez précis des événements passés, mais, quand il n'y a pas un lien causal clair qui m'aide à m'y retrouver, l'ordre dans lequel ils se sont déroulés m'est souvent totalement confus. Certains souvenirs récents me paraissent remonter à une époque incroyablement ancienne, et réciproquement, des souvenirs très anciens me semblent dater de seulement hier.

Et quand ce n'est pas un problème de chronologie, c'est au moins un problème de perception des durées relatives : je suppose que je ne suis pas le seul dans ce cas, mais mes années d'école primaire, collège et lycée me paraissent incroyablement longues, alors qu'il ne s'agit que de 5+4+3 ans, et des événements qui se sont déroulés il y a 12 ans me paraissent, finalement, relativement récents[#3]. C'est sans doute parce que ma situation changeait beaucoup plus souvent quand j'étais enfant et ado (chaque année apportait des profs différents, des copains différents, etc.) que maintenant que je suis adulte, et que nous rythmons le passage du temps aux changements qui se produisent (cf. ce que je dis plus bas sur les « barrières mentales »).

[#3] Pour donner un autre exemple, j'ai fait dans ma vie 4 séjours à Toronto : en 1984–1985, en 1988, en 1995 et en 2007. En 1995 j'ai pensé ça fait très longtemps que je ne suis pas venu à Toronto alors que ça faisait 7 ans. En 2007, j'ai pensé je suis venu il n'y a pas si longtemps que ça, finalement, alors que ça faisait 12 ans : mais mon précédent séjour me paraissait beaucoup plus proche du présent que du séjour précédent. Et maintenant je continue à penser ça ne fait pas si longtemps que ça que j'y étais, alors que ça fait… 17 ans. Si je devais y retourner demain, dans ma tête Toronto serait un endroit où je vais de plus en plus souvent, alors qu'en réalité c'est exactement le contraire.

Mais l'autre chose qui me rend le passage du temps confus est que l'identification à l'individu que j'ai été par le passé ne va pas de soi. J'ai déjà eu l'occasion de souligner que la manière dont nous prolongeons notre identité à l'ensemble de notre vie (enfin, justement, pas forcément de notre vie, mais de la vie d'un certain individu humain avec lequel nous nous identifions), de la naissance à la mort (et pas au-delà !) est plus une convention culturelle qu'une réalité matérielle, et que nous pourrions parfaitement devenirs éternels, sans magie ni miracle technologique, en changeant simplement cette convention sociale, en pratiquant culturellement la réincarnation comme les Qriqrx de mon petit texte. Mais ça marche aussi dans l'autre sens : si nous pourrions nous identifier à d'autres individus après nous, nous pouvons aussi ne pas nous identifier à la totalité de la vie de l'individu dont nous occupons le corps.

Et de fait, j'ai un peu de mal avec ça. Je ressens certainement une continuité du « moi » d'une seconde à l'autre, et globalement d'un jour à l'autre (même s'il y a déjà une qualification à faire quant à savoir si je suis tellement convaincu, quand je m'endors, que je ne meurs pas tranquillement pour être remplacé par un autre le matin), mais sur des années, c'est beaucoup moins clair. Forcément, la frontière est floue, je ne peux pas dire que le David Madore de 2018 m'est étranger alors que celui de 2019 est moi, néanmoins il y a quelque chose de la sorte, et je ne choisis pas ces dates au hasard mais parce que j'ai l'impression que j'ai véritablement une durée de permanence de l'identité qui tourne autour de 6 ans (disons vers le passé, parce que vers l'avenir c'est évidemment plus compliqué à sonder).

Bien sûr, j'ai les souvenirs de toutes sortes de David Madore plus anciens (souvenirs fort abondants, d'ailleurs, parce que j'ai une mémoire plutôt précise et qu'en plus de ça je possède une abondante documentation sur ces David Madore passés), et j'ai hérité non seulement de leurs souvenirs mais aussi de leurs biens matériels, de leurs décisions, etc. Je ne prétends certainement pas qu'ils me sont totalement étrangers. Mais ces David Madore d'autres temps sont plutôt, dans mon esprit, des êtres proches, peut-être des frères, que « moi-même, ailleurs dans le temps ». Un peu comme si j'avais des jumeaux vivant dans d'autres pays. Parfois ils m'embarrassent par l'héritage qu'ils m'ont laissé, parfois je suis fier d'eux (et embarrassé quand on me félicite pour leur compte). Généralement je vois ces « moi passés » plutôt avec une sorte de tendresse mêlée de nostalgie douce-amère : un mélange entre j'étais mignon quand j'étais jeune et innocent, je suis jaloux de ce David Madore qui a vécu ce moment heureux et surtout je suis triste de la disparition de ce être qui m'était proche et dont il ne reste que des souvenirs. Sur ce dernier point, par exemple, quand je repense à une conversation que le David Madore de 8 ans a tenue avec son père, j'éprouve une forme de tristesse non pas seulement parce que mon père est décédé mais le petit garçon que j'ai été a aussi cessé d'exister, et en fait tout l'Univers que mon souvenir retient (le monde des années 1980) a disparu, et ces trois sensations sont en fait essentiellement la même[#4]. J'avais essayé de l'exprimer de façon un peu poétique dans ce billet.

[#4] Il y a deux malédictions concernant le passé : le fait qu'on ne peut pas le modifier et le fait qu'on ne peut pas le revivre. La première est rendue par ce quatrain des Rubáiyát d'Omar Khayyám, dans leur traduction anglaise par Fitzgerald, qui était justement sans doute le préféré de mon papa : The Moving Finger writes; and, having writ, / Moves on: nor all thy Piety nor Wit / Shall lure it back to cancel half a Line, / Nor all thy Tears wash out a Word of it. Mais le regret que j'ai généralement, moi, concernant le passé, ce n'est pas celui de ne pas avoir fait les choses autrement, ce n'est même pas l'idée qu'il était mieux que le présent, c'est tout simplement qu'il ait disparu ou en tout cas qu'il nous soit inaccessible, et c'est ça que j'essaie de dire ici.

⏳︎

Peut-être cette façon de refuser(?) de m'identifier complètement à ces David Madore trop lointains dans le temps est-il une façon de nier le cours du temps lui-même. Par exemple, si je n'existe que sur un intervalle de temps d'environ 6 ans autour du moment présent, alors il est vraisemblable que je ne mourrai pas : je cesserai d'exister de façon plus paisible, sans m'en rendre compte, en devenant quelqu'un d'autre, de même je ne ne suis jamais né, je suis apparu progressivement par transformation d'un autre David Madore en moi. (Est-ce que ceci rend l'expérience du temps plus effrayante ou moins ? Je n'en sais rien : symétriquement, je souligne que mes Qriqrx sont éternels, mais ce n'est pas pour autant qu'ils n'éprouvent pas une douleur lors du passage d'un individu à un autre ; et à l'extrême inverse, si on est convaincu d'être un individu différent chaque jour, alors chaque endormissement est une mort, mais une mort paisible dont on sait par les souvenirs hérités de nos prédécesseurs qu'il n'y a rien à redouter.)

C'est certain, en tout cas, que quand je relis mon journal, j'éprouve une sensation de gêne assez difficile à expliquer quand je remonte trop loin dans le passé (je relis régulièrement ce que j'ai fait il y a 1 an, 2 ans, 3, 4, 5, et je m'arrête généralement autour de 6 parce que je commence à me sentir vraiment désagréablement déconnecté de ce que je lis[#5]). J'approche d'ailleurs du moment (le ) où la moitié de ma vie (enfin, la vie de la moitié des David Madore qui m'ont précédés) sera consignée dans ce journal, et je ne sais pas bien ce que je dois faire de cette information qui sonne à la fois comme un exploit et comme un signe un peu terrifiant. Il serait aussi intéressant, peut-être, que je retrace les références arrières dans ce blog : parce que là aussi, je me sens parfois mal à l'aise (ou embarrassé, ou carrément pas du tout d'accord) quand je lis un billet un peu ancien.

[#5] Je parle ici de relire de façon un peu systématique (par exemple, chaque week-end j'ai tendance à relire ce que je faisais le week-end analogue des quelques années précédentes, ne serait-ce que comme source d'inspiration sur ce que je peux faire à cette saison). Quand je fais des recherches pour retrouver la date à laquelle tel ou tel événement s'est produit, c'est différent et je n'éprouve pas trop de gêne à relire la description d'un jour que, par définition, je cherchais (en revanche, j'ai souvent la surprise de découvrir que l'événement est soit beaucoup plus ancien soit beaucoup plus récent que je ne l'aurais pensé).

⏳︎

Cette durée de permanence de mon identité, que je place assez pifométriquement autour de 6 ans (chiffre à ne pas prendre trop au sérieux) me semble reliée à un phénomène plus général que j'ai tendance à appeler les barrières mentales temporelles. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il y a des événements qui, par leur importance (soit en bien soit en mal) m'empêchent de concevoir, ou au moins d'appréhender émotionnellement, le temps qui se situe au-delà.

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(jeudi)

Seize ans après, je remets en ligne mes feuilles de TD du cours d'Algèbre II à l'ENS

Ce billet de blog a essentiellement comme seule raison d'être de porter un lien, que voici : feuilles de TD d'Algèbre II à l'ENS en 2004–2007. Il faut bien que je lie cette page quelque part, sinon Google ne va pas tomber dessus ; or la structure de mon site Web est complètement inexistante (il n'y a rien qui ressemble à une table des matières ou à un plan du site cohérent, c'est vraiment trop difficile à faire et surtout à maintenir dans le temps, je n'y arrive pas, c'est bien pour ça que j'ai commencé à tenir un blog, pour ne plus avoir à me préoccuper de ces questions), donc ce billet sert juste à créer ce lien.

Mais puisque j'y suis, racontons un peu l'histoire derrière ce lien.

Comme je l'ai raconté dans l'autobiographie mathématique que j'ai écrite récemment, j'ai été agrégé-préparateur (ou comme on le dit dans le jargon de la maison, caïman) à l'ENS de septembre 2004 à l'été 2007. À part gérer la préparation des normaliens à l'agreg de maths, ma principale charge d'enseignement dans cette fonction était d'assurer les travaux dirigés du cours d'Algèbre II, lequel était assuré par Marc Rosso de 2004 à 2006, puis par Bernhard Keller en 2006–2007, et qui portait sur des sujets tels que : anneaux, modules, produits tensoriels, extensions de corps, théorie de Galois, polynômes et divers sujets apparentés. J'ai donc rédigé des feuilles d'exercices, toujours intégralement corrigées (et j'ai d'ailleurs fait ma propre classe LaTeX pour les écrire, et produire systématiquement la double version avec et sans corrigés ; cf. notamment ce vieux billet) ; et j'ai mis ça en ligne, non pas sur mon site personnel (celui-ci), mais sur ma page professionnelle à l'ENS (à l'adresse http://www.dma.ens.fr/~madore/algebre2/), parce que je voulais un peu séparer les choses.

Et autant je fais énormément d'efforts pour préserver la stabilité des liens Web sur ce site-ci, autant s'agissant d'un site professionnel je suis beaucoup moins soigneux, l'argument (assez fallacieux, certes) étant que ce n'est pas moi le webmaster.

Or en 2008 ou 2009, l'ENS m'a fermé mon compte informatique (et a notamment cassé l'adresse mail @ens.fr que j'utilisais depuis 1996). De façon fort cavalière et sans vraiment prévenir, d'ailleurs, ce qui m'a mis assez en colère. Donc le lien en question a cassé, et comme je n'avais aucun moyen de le réparer, que j'étais plutôt fâché et que j'avais autre chose à faire, j'ai laissé filer.

Mais il est aussi vrai que j'étais persuadé, et c'était à tort, que la Wayback Machine de l'Internet Archive avait archivé la page, donc je me disais que les gens intelligents seraient assez grand pour aller chercher la version archivée. Or ce n'était que partiellement vrai : la Wayback Machine avait certes archivé la page index, mais (presque ?) aucune des feuilles de TD en PDF qui sont liées depuis elle et qui constituent, justement, le contenu intéressant à sauvegarder. Donc ce contenu a disparu du Web, ce qui est justement le genre de choses que je n'aime pas du tout.

Correction partielle : Juste après avoir publié ce billet, je m'aperçois que les choses sont un peu plus compliquées que je croyais, parce que l'adresse http://www.dma.ens.fr/~madore/algebre2/ a été renommée en http://www.math.ens.fr/~madore/algebre2/ à peu près à ce moment-là, et la Wayback Machine s'en est mieux tirée sur celle-ci ; donc en fait les documents n'avaient pas autant disparu que je croyais, et ça faisait en fait moins de 16 ans que les liens ne marchaient plus. (Reste que ceci est un exemple intéressant du fait que même avec une redirection propre, changer d'URL pose problème : ça complique les choses quand, bien des années plus tard, on essaie de retrouver les documents sur l'Archive.)

Et c'est particulièrement con parce que non seulement je n'aime pas que l'information disparaisse, mais en plus, je pense qu'il y a dans ces feuilles de TD des exercices vraiment intéressants, beaucoup d'entre eux sont d'ailleurs originaux (soit je les ai imaginés moi-même soit, au moins, je les ai reformulés à ma façon) et j'en étais assez content. Et je crois que les normaliens (enfin, au moins certains normaliens) les appréciaient assez.

Ils sont généralement assez auto-contenus. Bien sûr, ils font appel aux notions mathématiques sur lesquelles portait le cours, mais je ne pense pas qu'ils fassent appel aux détails des définitions données dans le cours, donc on doit pouvoir les utiliser indépendamment du cours.

Et il n'y a pas beaucoup d'autre endroit où vous trouverez des explications sur, par exemple, comment calculer le groupe de Galois de polynômes tels que t8 – 8⁢t6 + 7⁢t4 + 5⁢t2 – 3 et t8 – 4⁢t6 – 8⁢t4 + 11⁢t2 + 9 et t8 + 6⁢t6 – 2⁢t2 – 3 (oui, il y a des vrais calculs avec des vrais nombres) sur ℚ — ils sont tous les trois d'ordre 192, mais ils ne sont pas isomorphes ; je pense qu'on ne comprend vraiment la notion de groupe de Galois que quand on commence à mettre un peu les mains sur de tels exemples (les détails sont dans cette feuille-ci ; bon, ceux-là sont peut-être un peu tarabiscotés, mais je pense que comparer le groupe de Galois de ℚ(√(2+√5)), de ℚ(√(2+√2)) et de ℚ(√(2+√3)) et se rendre compte qu'ils sont différents et comprendre pourquoi, est vraiment éclairant : pour ça, voyez cette feuille-ci).

(Idéalement, il faudrait recycler ces exercices dans un livre. Un copain m'a proposé de coécrire un tel livre, et nous en avons pondu un certain nombre de pages, mais le travail progressant à une cadence logarithmique, s'il est fini un jour ce sera quand nous serons à la retraite (cf. la note #77 de ce billet). Don't hold your breath.)

Bref, après 16 ans d'absence du Web (mieux vaut tard que jamais…), ces documents sont revenus en ligne, et cette fois-ci je me suis bien assuré que l'Internet Archive garde une copie des PDF.

Reste à voir si je peux faire rétablir le lien http://www.dma.ens.fr/~madore/algebre2/ et/ou http://www.math.ens.fr/~madore/algebre2/ et obtenir que quelqu'un le redirige vers cette nouvelle adresse. Comme je connais quelqu'un qui est sysadmin à l'ENS, les chances dans ce sens sont bien meilleures qu'en 2009. • Mise à jour () : c'est fait, donc les liens anciens doivent de nouveau marcher.

Tant que j'y suis, et sans rapport avec ce qui précède, un autre lien que j'aimerais faire rediriger vers mon site Web, c'est http://www.eleves.ens.fr:8080/home/madore/ (qui était l'ancienne adresse de ce site jusqu'en avril 2005, et qui eut fonctionné comme redirection — au moins par intermittence — jusque vers 2021 ; notez que la version sans le :8080 fonctionne). Je crois comprendre que la responsabilité en appartient à un groupe de normaliens appelés la DGNUM, mais je n'ai pas réussi à les contacter : si par hasard il y a parmi mes lecteurs des gens qui connaissent, n'hésitez pas à nous mettre en contact.

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(mercredi)

Où je me fais arnaquer en achetant un livre, et maintenant je veux vraiment lire The Sundering Flood

La société n'arrête pas de trouver des moyens nouveaux et créatifs d'arnaquer les personnes crédules (je suppose que ça fait partie des formes douteuses du progrès ?). Certaines technologies ne servent essentiellement qu'à ça : par exemple les cryptomonnaies peuvent être décrites sommairement comme un moyen de voler les gens naïfs en leur faisant miroiter la promesse de richesses, pour redistribuer l'argent envers les fondateurs desdites monnaies ; et c'est d'ailleurs assez emblématique que, comme je l'ai découvert à ce sujet, si on poste sur Twitter un message contenant une phrase comme I was scammed into buying on s'attire des réponses de robots qui font semblant de se montrer compatissants et vous redirigent vers une autre arnaque cryptomonétaire en vous promettant qu'elle vous permettra de récupérer vos pertes. D'autres méthodes pour créer des arnaques ne sont pas spécialement liées aux nouvelles technologies mais prennent de nouvelles formes ou une plus grande efficacité grâce à elles[#].

[#] Au sujet d'arnaques modernes, j'encourage tout le monde à voir cette vidéo de Last Week Tonight sur un type d'arnaque assez sophistiqué, l'« arnaque à l'abattage du cochon » (杀猪盘), qui commence typiquement par l'envoi d'un SMS semblant adressé par erreur, pour gagner votre confiance et créer une amitié factice, et pour finalement pousser la victime à mettre de l'argent dans un investissement insidieux. (Et c'est encore plus ironique que les gens qui mènent ces arnaques sont souvent eux-mêmes victimes de parrains mafieux qui les tiennent en quasi esclavage et les obligent à arnaquer d'autres victimes pour perpétuer l'arnaque.) ❧ Mais attendez que mes lecteurs découvrent que j'ai sournoisement tenu ce blog pendant plus de 21 ans pour faire croire que je réfléchis profondément sur plein de sujet alors que, au bout du compte, mon but aura été de vous donner confiance en moi pour vous faire acheter du Grotsencoin quand il sortira et ça me rendra très très très riche et j'aurai une place dans l'administration Trump <rire sardonique>.

Mais j'avoue que je ne m'attendais pas à me faire arnaquer en achetant un livre. Peut-être que c'est la preuve que je suis un vieux crouton complètement dépassé par le monde moderne que de m'imaginer que les livres sont en quelque sorte un sanctuaire contre les arnaques (<voix éraillée> : les jeunes, de nos jours, ils n'ont de respect pour rien, ça ne m'étonne pas que les ordinateurs conduisent à plein d'arnaques, mais les livres, ça, c'est du solide, les livres ça ne trompe pas). En appelant un plombier on s'attend à être arnaqué[#2], en achetant un livre, non.

[#2] Et donc quelle n'a pas été ma surprise, la dernière fois que j'ai appelé un plombier, plus ou moins en urgence, et qui aurait très bien pu exploiter notre mauvaise analyse du problème (nous pensions que c'était une fuite au niveau d'un piquage dans une canalisation en cuivre, alors que ça gouttait juste au niveau du joint du robinet qui était au-dessus, ce qui se change en 15min sans problème), qu'il ne m'a non seulement pas fait payer bonbon, mais même facturé seulement la moitié des frais de déplacement vu qu'il venait aussi pour quelqu'un d'autre dans le même immeuble.

Entendons-nous bien : je me rends bien compte que le contenu d'un livre peut représenter une arnaque. Je ne m'attendais pas à ce que l'objet lui-même soit une arnaque.

Mais revenons un peu en arrière.

Je voudrais lire le livre The Sundering Flood de William Morris. Peut-être que ça vaut la peine de dire un mot à son sujet.

William Morris (1834–1896) est sans doute surtout connu (quoique sans doute pas de tout le monde[#3]) comme artiste graphique (peintre, dessinateur et graphiste… mais aussi typographe et imprimeur), comme un des fondateurs du mouvement Arts & Crafts, et peut-être comme socialiste utopiste. En tout cas c'est comme ça que je le connaissais jusqu'à ce que, il y a quelques années, je regarde un documentaire[#4] qui m'a fait découvrir que non seulement Morris était aussi écrivain, mais même qu'il pourrait être considéré, plus encore que J. R. R. Tolkien (lequel s'est inspiré de lui[#5] et l'a complètement éclipsé), comme le père de la heroic fantasy. Et diverses recherches rapides m'ont suggéré que ce n'était pas forcément exagéré d'affirmer ça. Et bien sûr, comme le prévoit ce que j'appelle l'effet Zahir, à partir du moment où j'ai su ces choses sur William Morris et la heroic fantasy, je n'ai pas arrêté d'entendre parler de lui comme le génial fondateur du genre.

[#3] Pour ne pas me moquer des gens qui ne connaissent pas William Morris, j'avoue que j'étais âgé d'aujourd'hui années quand j'ai appris que les fameuses colonnes Morris de Paris ne sont pas nommées d'après William Morris (je pensais que c'éait lui qui avait fait la décoration ou quelque chose comme ça) mais pour un homonyme, Richard-Gabriel Morris.

[#4] Aux sources de la fantasy, diffusé sur Arte, avec quatre épisodes consacrés respectivement aux frères Grimm, à William Morris, à H. P. Lovecraft et à Robert E. Howard. Le documentaire délaie un peu, mais j'y ai appris des choses que je ne savais pas sur chacun de ces auteurs.

[#5] On signale notamment souvent que Tolkien a tiré du roman The Well at the World's End de Morris deux noms qu'il a à peine changés : le Gandolf et le cheval Silverfax de Morris deviennent, chez Tolkien, Gandalf (un de ses personnages les plus célèbres) et le cheval Shadowfax. Je ne suis pas tellement convaincu par la valeur probante de ce genre d'emprunts de noms (de la description que j'en trouve, le Gandolf de Morris n'a quasiment aucun trait commun avec le Gandalf de Tolkien). En revanche, une inspiration certainement plus intéressante à signaler est la célèbre carte de la Terre du Milieu qui décore les livres du Seigneur des Anneaux (et sur l'histoire de laquelle je renvoie à cet excellent petit documentaire), dont il est difficile de ne pas rapprocher le style de celui de la carte du Sundering Flood de Morris. Mais le plus important, bien sûr, c'est l'inspiration du genre tout entier : Morris n'est évidemment pas le premier à avoir écrit des histoires fantastiques, mais il est peut-être le premier à avoir fait un travail vraiment sérieux de world-building, c'est-à-dire de tenter de donner à ses histoires un cadre sérieusement construit (ne serait-ce que par la géographie, donc la carte, cf. le lien précédent) qui semble dépasser l'histoire elle-même, au lieu de la situer dans un nébuleux pays lointain, très lointain, dont on ignore tout quant à l'histoire, la géographie, la politique, la culture, les langues, etc. Les langues, évidemment, c'est notoirement la facette du world-building qui intéressait et motivait le plus Tolkien, et il ne semble pas que Morris se soit intéressé à cet aspect-là, mais ce n'est pas le seul ingrédient qui entre dans la conception d'un monde.

Comme le genre de la heroic fantasy m'est assez cher, surtout pour les souvenirs d'enfance qu'il m'évoque (cf. ici et à ce propos), j'étais naturellement curieux d'en savoir sur ce Monsieur, pour juger par moi-même si la thèse en fait, c'est William Morris qui a tout inventé, et Tolkien a injustement reçu toute la gloire parce que Morris est venu trop tôt dans un monde qui n'était pas encore prêt a du mérite et dans quelle mesure elle vaut la peine d'être défendue[#6]. Disons que j'étais au moins intrigué à ce sujet[#6b]. Surtout que c'est une de mes marottes de rappeler à tout bout de champ que le succès d'une œuvre (ou de n'importe quoi) n'est pas tellement dû à ses qualités objectives, ni même à des facteurs reproductibles, mais largement au hasard ou à d'autres facteurs contingents, et certainement le fait d'arriver trop tôt pour avoir du succès est un mal dont beaucoup de précurseurs ont été victimes.

[#6] Bon, soyons tout à fait honnête : l'idée n'était pas complètement absente de mon esprit, la prochaine fois que je tombe sur quelqu'un qui me soûle en me parlant du Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de l'Épée de Feu ou de sa connaissance de tous les micro-détails du monde de Tolkien, de rétorquer en lui parlant de Morris. (Mais en vrai je ne fais pas ce genre de coups oui, très bien, vous avez lu Tolkien, mais avez-vous lu Morris, au moins ?, pas tellement parce que je suis gentil mais surtout parce que je suis timide.)

[#6b] Ajout () : Autre chose : il est notoire, et assez évident, que le conservatisme de Tolkien (son attachement à la religion, aux structures traditionnelles, à la monarchie supposée éclairée et possiblement de droit divin) transparaît dans ses écrits. Vu que Morris vient d'un endroit très différent du spectre politique, il est légitime de se demander si et comment ceci se reflète dans ses écrits.

Donc je me suis dit que je lirais bien un des romans de heroic fantasy de Morris : probablement soit The Well at the World's End soit The Sundering Flood, qui semblent être ses deux meilleurs.

Il faut dire qu'outre la curiosité d'en savoir plus sur ce précurseur oublié, il y a aussi le côté agréable du fait que William Morris était aussi trop tôt pour avoir succombé à ce que je considère comme une plaie de la heroic fantasy (ainsi que de la science-fiction) moderne, c'est la manie des auteurs d'inscrire leurs œuvres dans des cycles[#7] de douze volumes avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de l'Épée de Feu (sans parler de tous les clichés qui vont avec) : The Sundering Flood fait une taille tout à fait gérable, soit j'aimerai soit je n'aimerai pas, mais au moins je ne passerai pas trois ans à le lire pour me rendre compte au final que je n'aime pas (coucou, Dune !).

[#7] Entendons-nous bien : je ne critique pas les auteurs qui veulent recycler leur world-building. C'est tout à fait normal, si on a déployé énormément d'efforts pour créer un univers cohérent, de vouloir l'utiliser pour plus qu'un seul roman, de vouloir explorer d'autres endroits, d'autres temps, ou d'autres perspectives sur ce monde. Donc quelqu'un qui écrit douze romans indépendants, qui se déroulent tous dans le même univers mais qui peuvent être lus et appréciés dans n'importe quel ordre, quitte à ce qu'ils l'éclairent (et s'éclairent mutuellement sans se divulgâcher), ne reçoit aucune critique de ma part. Ce que je déteste, c'est la manière d'essayer d'accrocher le lecteur en ne lui offrant aucun véritable sens de clôture ou de résolution tant qu'il n'a pas fini un cycle monumental (dont on ne sait d'ailleurs jamais bien s'il sera fini avant la mort de l'auteur) : je considère cette manie de la sérialisation à l'infini comme une plaie, aussi bien s'agissant des séries télé que des cycles de livres. En tout cas, voilà, je ne sais pas si The Well at the World's End et The Sundering Flood se déroulent dans le même univers, mais c'est très clair qu'ils peuvent être lus indépendamment, et que chacun a une vraie fin.

J'ai traîné pendant un an ou deux autour de cette idée, puis j'y ai repensé récemment et je me suis dit que j'allais lire The Sundering Flood. Mais bon, c'est une chose de décidé de lire ce livre, encore faut-il trouver comment.

Le problème avec les précurseurs oubliés, c'est qu'ils sont, justement, oubliés.

Je ne me rendais pas compte à quel point. Comme je l'ai mentionné ci-dessus, un effet Zahir a fait que j'ai entendu plein de fois parler de William Morris en tant que précurseur de la fantasy depuis que j'ai vu ce documentaire, donc j'en ai conclu qu'il n'était pas si oublié que ça. Il a, après tout, un article Wikipédia assez long sur ses principaux romans. L'auteur lui-même est incontestablement célèbre (fût-ce pour d'autres choses que ses romans). Les textes de ses romans sont, au moins pour certains, sur le projet Gutenberg et/ou Wikisource (voir ici et s'agissant du Sundering Flood), et il y en a des scans à divers endroits (par exemple, toujours pour The Sundering Flood, les deux volumes de l'édition de poche de 1914 sont ici et sur l'Internet Archive, et ici sur le site de la Bodleian Library). Ce qui est bien avec les textes du Domaine Public, c'est que n'importe qui peut les partager et les reproduire.

Mais bon, j'ai du mal à lire un roman sur ordinateur. Je veux en avoir une version imprimée sur des bouts d'arbres morts que je peux tenir dans ma main. C'est là que les difficultés commencent.

Je pensais naïvement que ce genre d'œuvres, pas hyper célèbres mais quand même loin d'être totalement obscures, étaient en permanence disponibles chez des éditeurs de bonne réputation (du genre Penguin) : éventuellement imprimés à la demande, mais en tout cas disponibles.

Entendons-nous bien : je n'ai rien contre l'impression à la demande. La qualité n'est certes pas terrible, mais je ne cherche pas un livre style La Pléiade. Je cherche un livre que je puisse lire confortablement, pas une œuvre d'art.

Ça me va parfaitement si c'est une réimpression d'une édition un peu ancienne (j'ai plein de livres comme ça, par exemple une édition des Éléments d'Euclide qui est une réimpression par Dover d'une édition datant, je crois, de 1908). Ça me va aussi parfaitement si c'est une remise en forme du texte, à condition qu'elle soit faite correctement, c'est-à-dire selon les règles de l'art.

En théorie je peux faire l'un ou l'autre moi-même : comme je viens de le dire, des scans de l'édition de 1914 du Sundering Flood sont disponibles en ligne, et une version texte (relue et corrigée par des humains) est également disponible sous différents formats. Mais dans un cas il faudrait correctement adapter le contraste et vérifier la résolution des scans, et dans l'autre il faudrait faire le travail de mise en page, de création d'une table des matières, etc. Et après tout ça il faudrait trouver un imprimeur capable de sortir ça au format livre (et il faut aussi inventer une couverture). Ce n'est pas un boulot énorme, mais ce n'est pas un boulot que j'ai envie de faire, surtout que je n'en ai aucune habitude : je préfère payer quelqu'un pour le faire, et c'est exactement à ça qu'est censé servir une maison d'édition.

Donc je suis allé chez Amazon[#8], et il y avait bien un certain nombre d'éditions du Sundering Flood de William Morris. Aucune par un éditeur que je connaisse, donc j'ai pris un peu au pif. Et c'est là que j'ai été foncièrement naïf (j'aurais dû me méfier de l'éditeur CreateSpace Independent Publishing Platform) et que je me suis fait arnaquer comme un petit papy qui ne sait pas comment fonctionne le monde moderne et qui pense qu'on peut juste acheter un livre en recherchant l'auteur et le titre et en cliquant sur acheter avec une certaine confiance.

[#8] Je préférerais aller ailleurs, mais trouvez-moi quelqu'un qui vend des livres en anglais et les expédie en France sans délais ni frais de port déraisonnables, ça m'intéresse.

[Page du livre incriminé]Alors oui, j'ai reçu un truc (fort rapidement, d'ailleurs). Le mot truc est le meilleur que je puisse utiliser pour qualifier ce que j'ai reçu, parce qu'il ne correspond certainement pas à ma définition d'un livre.

Si vous voulez voir de quelle édition il s'agit, le lien Amazon est le suivant : https://www.amazon.fr/dp/1539346986 (je fais exprès de ne pas en faire un lien, donc il faudra copier-coller ce truc dans la barre d'adresse de votre navigateur ; peut-être qu'après mes protestations Amazon se réveillera et qu'alors ça ne marchera plus ; à fins documentaires, j'ai sauvegardé une copie de la page en question dans la Wayback Machine de l'Internet Archive, donc vous pouvez consulter ça en copiant-collant l'adresse dans la machine).

La photo ci-contre (cliquez dessus pour la voir en plus gros) devrait rendre compte de la plupart des problèmes. Je ne peux même pas dire de quelle page c'est une photo, parce qu'il n'y a pas de numéros de page, et ça fait partie du problème. Il n'y a aucune espèce de mise en page : les paragraphes ne sont pas alignés, le texte passe à la ligne à des endroits aléatoires, parfois même passe à une nouvelle page au milieu d'une phrase, alors qu'à l'inverse, les chapitres peuvent démarrer n'importe où. Le texte est bourré de typos et d'autres sortes de fautes. La ponctuation est franchement aléatoire. Le titre du livre fait une apparition inexpliquée au milieu des mots to be more than they. Des phrases sont incomplètes, des bouts de texte manquent, et là on voit carrément la ligne suivante vers le bas de la page :

cViA Cfiirl Tipprll^ccKr TT>> rf»rl rl pn f*r\ f)r\r\ cairl • " T

Bon, alors qu'est-ce qui s'est passé ?

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(mardi)

Quelques mots sur les commentaires de ce blog et leur modération

Ça fait partie du programme imposé du format « blog » que d'avoir un système de commentaires. Mais je pense que ce n'est pas qu'une sorte de convention : permettre les commentaires apporte une vraie valeur ajoutée au blog, à la fois pour les lecteurs et pour l'auteur du blog.

Quand je lis un article de blog (et même si ce format a un petit côté dinosaure, il est quand même loin d'avoir disparu en 2024, surtout si on compte les pages medium comme des sortes de billets de blog), je trouve ça très agaçant de n'avoir aucun moyen de faire un retour à l'auteur, poser une question complémentaire, demander une précision, corriger une inexactitude — il y a quelque chose de terriblement frustrant à être face au mur d'une communication strictement unidirectionnelle. La frustration est aussi présente quand on est sur les commentaires d'un contenu tellement populaire qu'il y a déjà 299 792 458 commentaires au moment où on en prend connaissance, si bien qu'on n'a aucune chance d'être lu par l'auteur initial — au mieux on va être lu par d'autres commentateurs, ce qui n'est pas vraiment le but[#] : je ne sais pas si les commentaires ont vraiment un intérêt pour ce type de contenus (pensez à n'importe quelle vidéo YouTube modérément populaire) ; mais sur un blog de la popularité du mien (faible mais non ridiculement faible), le problème ne se pose pas : je peux lire, au moins en diagonale, tous les commentaires qui m'arrivent.

[#] Sauf peut-être s'il y a un système de scoring (à la Reddit) faisant que les commentateur peuvent marquer les commentaires les plus intéressants, et peut-être que l'auteur initial verra ceux qui ont le plus haut score. Mais je n'aime pas trop ce genre de compétition pour l'attention (et de toute façon le système de scoring va typiquement privilégier à fond les gens qui commentent en premier, donc ce sont juste eux qui se font lire en pratique).

Or justement, symétriquement, quand on écrit un blog, il y a quelque chose de bizarre à n'avoir aucune possibilité de retour des lecteurs (sauf ceux qui se fendront d'un mail, mais ils sont rares). L'effet psychologique est un peu bizarre, comme pendant cette période d'enseignement à distance où je faisais cours devant la caméra de mon portable, sans voir les visages des étudiants auxquels je m'adressais : on se rend compte que le manque de feedback est très perturbant.

Même si j'écris ce blog surtout pour moi-même, pour noter ce que j'ai compris ou réfléchi sur tel ou tel sujet et pouvoir ensuite l'oublier avec l'assurance de pouvoir le retrouver facilement en me relisant (cf. mes explications ici), j'ai quand même quelque part le lecteur en tête (disons, un lecteur idéal qui, souffrant d'une insomnie idéale, prendrait la peine de terminer mes billets), et vaguement l'idée de contaminer le cerveau de mes lecteurs avec la douteuse fermentation du mien (je dis ça depuis le début) : ne pas avoir de retour donne l'impression très désagréable qu'on parle dans le désert. Et de fait, j'avais désactivé le système de commentaires en octobre 2004 à cause d'un afflux de trolls et je n'ai pas tenu deux mois avant de le remettre (avec modération a priori).

Et surtout, avoir un système de commentaires permet d'utiliser un post de blog pour poser une question et, si on est suivi par des gens intéressants, d'espérer obtenir une réponse intelligente. (Comme exemple parmi d'autres, ce billet m'avait valu une très bonne réponse de Typhon.) Et à ce titre-là, ça peut être véritablement utile, et c'est d'ailleurs aussi la principale valeur d'avoir un certain nombre[#2] de followers sur les réseaux sociaux. Même si je ne pose pas vraiment une question, plus d'une fois mes lecteur m'ont apporté des compléments d'information très utiles à ce dont je parlais (par exemple sur ce billet).

[#2] Il y a clairement un optimum à trouver dans ce nombre, d'ailleurs. Si on n'est lu par personne, on peut poser toutes les questions qu'on veut, on n'aura jamais de réponse (sauf si d'aventure quelqu'un avec plus de poids social reposte la question) ; mais si on est suivi par trop de monde, toute question qu'on pose provoquera un déluge de réponses idiotes et sans intérêt, et on aura le plus grand mal à séparer le bon grain de l'ivraie. J'ai l'impression d'avoir une popularité qui n'est pas trop loin de cet optimum, donc je suis plutôt satisfait.

Globalement je suis généralement content des commentaires que je reçois. Certains sont d'extrêmement haute qualité, et même s'il y a pas mal de trucs sans intérêt (y compris quelques spams stricto sensu qui passent au travers de mon petit filtre JavaScript[#3]), je n'ai pas trop de mal à les séparer. Mais il y a au moins deux choses dont je ne suis pas content du tout, c'est la partie technique d'une part (celle-ci est entièrement ma faute) et la complication des choix à faire à la modération d'autre part (ça ce n'est pas vraiment la faute de qui que ce soit).

[#3] Si comme >99% des gens vous avez JavaScript activé dans le navigateur, vous ne l'avez sans doute pas remarqué, mais le moteur de commentaires demande de répondre à une question triviale, et un bout de JavaScript répond, justement, à cette question et la cache. Ça me permet de rejeter automatiquement l'essentiel de ce qui vient des robots, lesquels n'ont généralement pas de moteur JavaScript. (Évidemment, cette petite astuce ne marche que parce que j'ai un moteur personnel contre lequel personne n'a pris la peine d'écrire le script évident qui contournerait ma petite protection.)

Pour ce qui est de la partie technique, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même si c'est une horreur : le système de commentaires de ce blog résulte d'un petit programme Perl (qui tourne comme CGI) que j'ai écrit il y a 21 ans et qui n'a quasiment pas changé depuis[#4] ; du coup, il y a plein de décisions architecturales qui sont maintenant inappropriées[#5], ou que je ferais différemment, et je ne comprends plus bien comment il fonctionne, et je n'ai vraiment pas envie de remettre les mains dedans et je ne trouve pas (et ne trouverai sans doute jamais) le temps ou la motivation de le réécrire complètement. En plus de ça, j'avais initialement prévu un système de commentaires avec comptes (et validation des adresses mail), je l'ai rapidement converti en système de commentaires purement anonyme parce que les gens n'aiment pas créer des comptes (et je les comprends), mais ça se voit sans doute un peu dans la présentation du système.

[#4] Peut-être que ceci fera prendre à certains conscience du fait que ça remonte au carbonifère : ce script Perl est versionné par — gasp ! — RCS. (Je ne sais d'ailleurs plus me servir de RCS, donc les rares fois où je dois toucher à ce script, je compte sur le fait qu'Emacs sache le faire pour moi.)

[#5] Par exemple, j'avais initialement conçu ce script comme un mécanisme de commentaire générique, permettant de commenter n'importe quelle page Web. J'ai rapidement compris que les spammeurs peuvent profiter du fait d'avoir un script qui permet d'ouvrir une page ayant pour titre commentaires sur <URL> où <URL> est une adresse quelconque, et qui fait un lien vers cette adresse. Donc j'ai dû restreindre les adresses qu'on a le droit de commenter aux pages de mon site et, pour des raisons pratiques, aux billets de ce blog (et je l'ai fait de façon sale).

Ce script Perl est épouvantable, et j'en suis vraiment désolé. Aucun formatage n'est possible dans les commentaires, ni gras ni italique ni quoi que ce soit : on ne peut que créer un lien, avec une syntaxe extrêmement rigide (il faut écrire <URL: puis une espace puis l'adresse du lien puis une espace puis >, exactement ça et rien d'autre, et à peu près personne ne réussit à suivre des instructions aussi rigides ; par exemple, plein de gens ajoutent un ‘/’ final, ce qui fait un lien cassé, et c'est vraiment fastidieux pour moi de les corriger donc souvent je ne le fais pas). Un passage à la ligne est transformé en balise <br /> dans le HTML du commentaire (qui produit bien un passage à la ligne, mais ce n'est souvent pas ce que l'auteur voulait, en fait, et du coup beaucoup de commentaires sont difficiles à lire). Deux passages à la ligne ouvrent un nouveau paragraphe (ce qui, pour le coup, est assez standard et attendu, mais tout le monde ne suit pas non plus). Il n'y a aucun moyen de prévisualiser un commentaire. Il n'y a aucun moyen non plus d'éditer ni d'effacer ce qui a été posté (sauf à me demander en personne). Et, ce qui est pire, le message qui signale que le commentaire est passé à la modération est vraiment minimaliste, beaucoup de gens pensent qu'il s'est perdu, et du coup j'en reçois plein en double. Et il n'y a aucune notification du fait qu'un message en instance de modération a été rejeté, mais ça on peut peut-être dire que c'est une feature voulue.

Il n'y a aucune intégration entre le blog (dont le moteur a subi deux réécritures complètes depuis) et le système de commentaires, ce qui est logique vu que (cf. plus haut) le système de commentaires était prévu pour n'avoir rien de spécifique au blog : il y a tout au plus une toute petite magouille permettant d'afficher le nombre de commentaires et la date du dernier (et, dans l'autre sens, une autre petite magouille permettant au script Perl d'avoir au moins connaissance des titres des billets). Il n'y a pas non plus de flux RSS des commentaires (bon, ça, je devrais quand même essayer de me sortir les doigts du c●l pour en faire un, parce que ça ne devrait vraiment pas être difficile). Encore un autre problème est que les commentaires n'ont pas de vrai permalien, et d'ailleurs le format des adresses des pages de commentaires fait que la Wayback Machine n'arrive apparemment pas à les archiver (elle se prend les pieds dans le niveau d'échappement du caractère ‘#’, on dirait).

Si je faisais les choses maintenant, ce serait certainement très différent. J'écrirais probablement le système de commentaires en Java (puisque le moteur du blog — lui-même vieillissant, mais bon — est en Java et les pages servies dynamiquement le sont par un servlet Tomcat), j'autoriserais le format markdown et/ou du HTML édité directement dans le navigateur, et peut-être que je serais pris d'ambitions grandioses et que je voudrais faire de tout ça du ActivityPub, je me plaindrais de plein de bugs dans plein de bibliothèques, et finalement je ne ferais rien du tout parce que ce serait trop compliqué et que je découvrirais que le chemin de toutes ces technologies scintillantes est pavé de petites crottes de ragondin. Au moins le script Perl a l'intérêt d'exister, ce qui est une qualité incroyablement supérieure à ne pas exister (merci à Saint Anselme).

Bon, mais l'autre chose dont je ne suis pas content, c'est la modération. Je ne suis tout simplement pas doué pour cet exercice. Et je ne suis certainement pas doué pour le faire de façon cohérente. Et en plus, juste techniquement, mon script Perl archaïque ne me rend pas la chose facile[#6].

[#6] Techniquement, je vois les commentaires en instance de modération en plus de ceux qui ont été publiés : la seule différence est qu'il y a des boutons Approve et Disapprove qui apparaissent en bas de ceux-ci (le premier les publie, et le second les fait disparaître de ma vue aussi). Mais il n'y a par exemple rien qui me signale spécialement qu'il reste des commentaires à modérer.

J'essaie de partir du principe que je publie les commentaires qui ne sont pas illégaux, pas insultants, pas haineux, pas de trop mauvaise foi, pas du spam, et pas hors sujet, même si je ne suis pas d'accord avec eux. (Par exemple, on m'a récemment reproché — sur ce billet — de publier des commentaires qui étaient en désaccord complet avec ce que je pense politiquement, et à plus forte raison en désaccord avec ce que pense la personne qui m'a fait ce reproche. Mais à mes yeux le principal problème était surtout que ces commentaires s'écartaient de plus en plus du sujet du billet. Et c'est ce qui me gonfle profondément avec les sujets politiques c'est qu'il y a toujours des gens pour dérouler leurs lubies dessus et essayer de dévier la conversation sur lesdites lubies.)

Mais chacun de ces critères implique plein de frontières floues, et je ne suis décidément pas très bon pour obéir au principe du stare decisis, c'est-à-dire réappliquer ma propre jurisprudence.

Pour que les choses semblent quand même moins aléatoires, voici quelques règles que je tends à suivre quand je modère les commentaires :

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(samedi)

Sécurité informatique : la double authentification imposée est une plaie

☞ Deux types de risques de sécurité

En matière de sécurité et de contrôle d'accès, notamment informatique mais pas uniquement informatique, il y a deux risques majeurs qu'il faut prendre en compte :

  • le risque qu'une personne non autorisée obtienne l'accès qu'on cherche à contrôler (alors qu'elle ne devrait pas),
  • le risque qu'une personne autorisée perde l'accès en question (alors qu'elle devrait l'avoir).

(On pourrait appeler ça risque de type I et risque de type II, mais personne ne saurait lequel est lequel donc ce n'est pas une bonne idée, donc il vaut sans doute mieux utiliser des termes comme intrusion ou autorisation à tort dans le premier cas, exclusion ou rejet à tort dans le second cas.)

Pour prendre un exemple en-dehors de l'informatique, si le contrôle d'accès est la porte d'entrée de chez vous, le premier risque est celui qu'on entre chez vous par effraction (ou en crochetant la serrure ou quelque chose de ce genre), le second est celui que vous vous retrouviez à la porte parce que vous avez perdu votre clé. En informatique, dans le cas le plus simple (authentification par mot de passe), le premier risque est celui que votre mot de passe soit cassé ou volé et qu'un intrus accède à votre compte (mail, par exemple), le second risque est celui que vous oubliiez votre mot de passe et que vous ne puissiez plus accéder à votre compte. Rien de bien compliqué, donc.

Un des problèmes majeurs de presque tout mécanisme de sécurité informatique est que ces deux risques sont en tension : les mesures qu'on va prendre pour éviter le premier vont avoir tendance à rendre le second d'autant plus facile, et vice versa. Une attitude rationnelle face au risque est de prendre les deux en compte, c'est-à-dire d'estimer leur probabilité et leur coût, et de chercher des mécanismes tendant minimiser le coût total (somme des probabilité×coût, plus évidemment d'autres éléments de coût). Il y a des conditions[#] où le premier est bien plus prégnant que le second, et d'autres où c'est le second qui est le plus marquant, et d'autres où ils sont tous les deux sont à prendre également au sérieux.

[#] Désolé pour l'ouverture de porte ouverte à la hache, mais je ne voulais pas prendre le risque que quelqu'un se retrouve bloqué par cette porte.

J'ai cependant l'impression que beaucoup de gens, pourtant plutôt bien informés par ailleurs, ont tendance à surestimer le premier risque au détriment du second. Alors oui, c'est vrai que le grand public a tendance à choisir des mots de passe vraiment merdiques, et surtout, ce qui est le pire, à réutiliser le même partout[#2], ce qui pose gravement le risque de l'accès non autorisé, mais il ne faut pas oublier le second risque pour autant.

[#2] Comme je le disais dans un billet passé, le choix et la gestion des mots de passe est un vrai problème pour un grand public qui n'a aucune formation à ça et qui est bombardé de conseils assez contradictoires. Et même pour quelqu'un qui a des connaissances raisonnables en sécurité informatique, ce n'est pas du tout évident de faire des choix intelligents. Utiliser un gestionnaire de mots de passe est certainement une bonne idée s'il est bien fait (mais il faut que l'ergonomie soit agréable, il faut que le format de stockage soit ouvert et documenté, il faut au moins qu'il permette de verrouiller ou déverrouiller plusieurs niveaux de sécurité de mots de passe, il faut aussi qu'il ne dépende d'aucun serveur tiers qui risquerait de tomber en panne, et il faut aussi que vous puissiez facilement ajouter ou changer les mots de passe sur tous vos ordinateurs et téléphones depuis n'importe lequel d'entre eux, y compris quand certains sont éteints, ce qui pose des problèmes pas forcément évidents de synchronisation). J'utilise moi-même des solutions bricolées dont je ne suis pas très content (pour les mots de passe les plus basiques comme ceux de 1 000 000 sites marchands, ils sont simplement stockés en clair dans un fichier texte sur mon ordinateur en plus d'être stockés dans le navigateur, et pour ceux qui sont plus critiques, ils sont dans des fichiers chiffrés auxquels il est plus ou moins pénible d'accéder). Mais à défaut de solution plus sophistiquée, ma recommandation générale simple pour le grand public est d'utiliser des mots de passe formés de la concaténation deux parties : une facilement mémorisable qu'on choisit toujours la même (prenez un mot assez long dans le dictionnaire en l'ouvrant au hasard et mémorisez-le), et une tirée au hasard, avec plein de caractères spéciaux, qui dépend du site, et qu'on pourra écrire sur un papier en face du nom du site (donc par exemple, sur www.example.com mon mot de passe pourrait être implant^97w:C, je note example.com^97w:C sur un papier, et je retiens implant qui est le même partout), et on pourra au besoin photographier le papier en question ; tout ça n'est pas idéal, mais c'est un compromis raisonnable.

Or en fait, j'ai entendu beaucoup plus d'histoires d'horreur de gens qui s'étaient retrouvés exclus de l'accès à leur compte informatique (de n'importe quel type que ce soit : adresse mail, réseaux sociaux, domaines Web…) que de gens qui avaient subi une intrusion dessus. Certes, c'est un échantillon minuscule et pas représentatif du tout, et en outre, même si la probabilité du premier risque est plus faible que celle du second ça ne dit rien sur les coûts associés, mais voilà, disons au moins que ce second risque existe, qu'il est bien réel, et qu'il ne faut pas oublier de le prendre en considération quand on décide quelles mesures de sécurité on va utiliser (si on a le choix !).

☞ Mécanismes de contrôle d'accès

Comment contrôle-t-on l'accès à une ressource informatique ? Il y a plein de mécanismes de base possibles. On peut demander que l'utilisateur accrédité connaisse un mot de passe et fournisse ce mot de passe pour se connecter. On peut demander qu'il dispose d'un objet physique, par exemple une carte à puce ou un ordinateur physique ou quelque chose de ce genre. On peut demander qu'il ait déjà accès à une autre ressource, par exemple un numéro de téléphone mobile ou un compte mail ou une adresse postale (cette dernière solution étant, évidemment, très lente à vérifier). Ou dans certains cas on peut vérifier un document d'identité officiel (mais là aussi, ça pose plein de problèmes pratiques). On peut imaginer de faire de la biométrie (reconnaissance d'empreinte digitale, de rétine ou de je ne sais quel autre truc de ce genre), mais en fait, en gros, ça ne marche pas dans le monde réel (il y a tellement de faux positifs et de faux négatifs que ça peut, tout au plus, être utilisé comme raccourci pour remplacer un autre mécanisme moins commode).

Ces éléments peuvent se combiner. Par exemple, on peut demander de se connecter en fournissant un mot de passe et en recevant un SMS sur mobile (ce qui renforce la sécurité) ; ou au contraire on peut demander de se connecter en fournissant un mot de passe ou en recevant un SMS sur mobile (ce qui diminue les risques de perte d'accès). Plus généralement, on peut concevoir toutes sortes de combinaisons entre les éléments de base, formant ce qu'on appelle mathématiquement une fonction booléenne monotone (bon, la procédure est plus compliquée que juste une fonction booléenne entre les mécanismes de base, parce qu'il a un ordre et des informations partielles, etc., mais conceptuellement c'est plus ou moins ça : à partir de quelles combinaisons des éléments de base peut-on obtenir l'accès à la ressource contrôlée).

Ces éléments se retrouvent en-dehors de la sécurité informatique, dans la vie réelle. Certaines personnes, par exemple, ont deux clés pour rentrer chez eux : il faut disposer de la clé principale et de la clé du verrou. C'est censé améliorer la sécurité. D'autres, au contraire, ont peur de perdre leur clé et en mettent un double chez le voisin : auquel cas l'authentification se fera soit par la clé soit par la connaissance sociale du voisin. Ou alors ils cachent un double dans leur jardon : ce qui sera nécessaire pour entrer, alors, c'est de disposer de la clé ou de l'information d'où le double est caché. Tout ça est parfaitement raisonnable en fonction des circonstances.

La solution consistant à demander un mot de passe ou l'accès à une certaine adresse mail est de plus en plus répandue pour les comptes de peu d'importance, par exemple toutes sortes de sites Web marchands (surtout ceux qui ne stockent pas de numéro de carte bancaire[#3]). Pour se connecter à son compte, il faudra alors soit connaître le mot de passe, sont dire qu'on l'a oublié, auquel cas on recevra un nouveau mot de passe par mail, ce qui permet donc de se connecter avec l'un ou l'autre de ces mécanismes (connaissance du mot de passe ou possibilité de lire le mail reçu à l'adresse préenregistrée). En fait, de plus en plus, je pense que les gens ne se fatiguent même pas avec le mot de passe : beaucoup se connectent systématiquement avec l'option mot de passe oublié et reçoivent un nouveau mot de passe à chaque fois. Donc en fait ça revient à dire que le contrôle d'accès se fait par la possibilité d'accéder à une certaine adresse mail. Une autre partie des gens laissent simplement leur navigateur mémoriser leurs mots de passe : le contrôle d'accès est donc, alors, fait sur la condition d'avoir accès à l'ordinateur et éventuellement à un mot de passe maître sur celui-ci. Pour des comptes dont la sécurité n'est pas vraiment critique, tout ça est c'est parfaitement raisonnable.

[#3] Et honnêtement, s'il y a une chose que je dois recommander pour la sécurité en ligne, c'est de ne jamais stocker de numéro de carte bancaire sur un site Web marchand. Si possible, utilisez des numéros à usage unique (de façon scandaleuse, beaucoup de banques ne proposent pas ça, ou le font payer, alors que c'est quand même largement en leur intérêt que les clients en profitent ; mais je signale à toutes fins utiles que, en France, Fortuneo propose gratuitement ce service), et au strict minimum demandez aux sites marchands de ne pas retenir votre numéro.

☞ Double authentification

Bon, mais pour les comptes de plus grande importance, comment fait-on ? Pour l'accès au compte mail lui-même on ne peut pas vraiment proposer d'envoyer le mot de passe par mail (ou alors il faut que ce soit sur une adresse différente, et il va bien falloir que l'utilisateur consente à retenir un mot de passe ou un autre, ou au moins à le faire retenir par son navigateur). Comme la grande majorité des utilisateurs sont très mauvais pour choisir des mots de passe, il faut quand même trouver un mécanisme pour renforcer un peu la sécurité contre les attaques d'intrusion.

C'est là qu'intervient la double authentification : il s'agit juste de demander un et logique entre deux mécanismes de base. Par exemple, demander d'entrer un mot de passe et de recevoir un SMS ; ou d'entrer un mot de passe et de recevoir un mail ; ou encore d'entrer un mot de passe et de disposer d'un téléphone ou ordinateur qui a préalablement été autorisé. Il y a encore d'autres solutions, mais en tout cas c'est la conjonction de plusieurs mécanismes.

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(jeudi)

L'espoir perdu dans le progrès

Je ne pense pas que ce soit utile que j'écrive quelque chose sur la victoire de Trump. Ce que je disais penser de lui dans ce billet d'il y a huit ans est toujours largement pertinent (il y a trois Trump : le Trump nº1 qui a fait alliance avec la droite la plus extrême, le Trump nº2 qui a la mentalité d'un gamin caractériel, imprévisible et capricieux, et le Trump nº3 obsédé par sa grandeur, sa supériorité et sa réussite et incapable de penser à quoi que ce soit d'autre que lui). Chacune des trois facettes de sa personnalité va être encore pire pour ce second mandat (l'alliance avec les réactionnaires est plus organisée, tout ce qui pouvait ressembler à un contre-pouvoir institutionnel ou garde-fou cérémonial a sauté, il a purgé tous ceux qui ne lui étaient pas fanatiquement loyaux, il est maintenant animé d'un sentiment de vengeance encore plus profond, et, en outre, son déclin cognitif s'est accentué si bien qu'on peut encore moins compter sur la rationalité dans la poursuite de ses propres intérêts). Je le dis en blaguant, mais en ne blaguant qu'en partie : ce deuxième mandat de Trump sera bien pire que le précédent, mais on peut se rassurer en se disant qu'il sera meilleur que le troisième et le quatrième mandats[#]. (Pour une analyse un peu plus sérieuse de ce qui nous attend, cette vidéo est plutôt bien.)

[#] S'il y a besoin d'expliquer la blague, la Constitution des États-Unis interdit de faire plus que deux mandats. Mais Trump est très fort pour réussir à faire en sorte que les règles ne s'appliquent pas à lui.

Mais ce n'est pas de Trump que je veux parler, justement. Quoi que j'essaie de dire à son sujet[#2], il y aura des gens plus compétents que moi qui l'auront mieux dit. Et la raison pour laquelle il me terrifie est, fondamentalement, égoïste et pas très intéressante : je ne suis ni une femme américaine qui va perdre un peu plus le droit de disposer de son corps, ni une personne trans qui va perdre un peu plus le simple droit d'exister, je ne suis pas un immigré sans papier aux États-Unis qui risque de me faire expulser à tout moment du pays où j'ai construit ma vie, ni une personne avec la peau un peu trop sombre qui vais devoir subir un racisme toujours plus décomplexé, je ne suis pas un Palestinien qu'on va encore plus laisser tuer en masse pour expier les crimes du Ḥamas, je ne suis pas un Ukrainien qui va perdre son pays, et je ne suis sans doute pas parmi ceux les plus directement menacés par le changement climatique (même si nous le sommes évidemment tous). J'éprouve de l'empathie pour tous ces gens, du moins j'essaie, mais à vrai dire, je suis surtout préoccupé par cet énorme facteur de chaos qui augmente dramatiquement les chances que ce qui nous sert de civilisation s'effondre (par exemple parce que le président des États-Unis aurait décidé, sur un coup de tête ou sur une confusion quelconque, de raser Zagreb[#3] et que personne ne saurait lui dire euh, ce n'est vraiment pas une bonne idée ; ou parce qu'une guerre de tarifs douaniers causerait un écroulement de l'économie mondiale). Et aussi par le pouvoir accru que l'administration Trump va donner à des barons voleurs (des personnages comme Elon Musk) de piller toutes sortes de biens communs de l'Humanité (l'environnement, l'Internet, etc.).

[#2] Ou à plus forte raison sur les raisons de l'échec de Harris. Sur ce point, n'en doutons pas, il y aura énormément de gens qui vont trouver énormément de raisons et surtout de gens ou groupes de gens à accuser de la défaite ; ou bien à expliquer que si on les avait écoutés, eux, depuis le début, ce ne serait pas arrivé. Si je dois suggérer une raison à la défaite, moi, je suis justement tenté de dire que l'obsession à trouver des raisons, des boucs-émissaires d'une défaite, ou à y lire une preuve de telle ou telle ligne stratégique, avec la certitude d'avoir raison après coup, est une raison majeure (pas directement, mais emblématique d'une incapacité à se trouver des intérêts communs qui survivent au-delà d'une alliance électorale tactique, ou de faire preuve d'un peu d'humilité par rapport à la complexité de l'analyse politique).

[#3] Pour aucune raison (et je prends Zagreb comme exemple d'une ville au pif). C'est bien ça qui est terrifiant : on parle de quelqu'un qui tapé covfefe par hasard à la fin d'un tweet et qui, au lieu de reconnaître que c'était juste son doigt qui avait dérapé et que ça n'avait aucune importance (comme n'importe quelle personne normale l'aurait fait), il a laissé monter presque jusqu'à devenir un secret d'État le mystère de la signification du covfefe. Il est parfaitement imaginable qu'un pur malentendu le conduise à ordonner une attaque nucléaire sur Zagreb mais que, juste parce qu'il est parfaitement incapable de reconnaître une erreur aussi triviale soit-elle, il préférera ensuite s'entêter jusqu'à causer une vraie guerre nucléaire que de laisser tomber. Je ne dis pas que c'est probable, mais c'est beaucoup trop probable. Et non, il n'y a aucune sorte de garde-fou s'il fait ça, personne pour lui dire non, et d'ailleurs même pas de conséquence légale après s'il le fait, comme la Cour suprême l'a récemment rendu parfaitement clair.

Bref.

Je veux plutôt parler plus largement, et sans chercher à organiser ma pensée (qui va partir dans tous les sens), des sentiments que cet épisode suscite en moi. Il y en a un auquel j'ai donné dans un billet passé de ce blog un nom spécifique, c'est le marcellisme (je laisse le billet en question expliquer ce que c'est exactement, c'est un sentiment très spécifique mais que je ressens de manière particulièrement forte, et Kamala Harris rejoint Hillary Clinton dans la liste des personnes qui seront Marcellus, en l'occurrence l'identité de la première femme présidente des États-Unis).

Mais ce que je ressens aussi et surtout, c'est une très grande fatigue de voir le monde, année après année, devenir plus merdique. Donc c'est à ce sujet que je vais étaler mon découragement.

C'est largement le cas sur le plan politique. J'avais parlé par exemple du déclin des libertés fondamentales qui continue son petit grignotage de nos vies (par exemple, en France, l'autorisation de l'usage de la vidéosurveillance algorithmique, comme toujours sous le prétexte de lutte contre le terrorisme, qui était censée être temporaire après les jeux olympiques, mais qui croyait sérieusement à ce temporaire ?). Ce n'est pas tant une décision ou une action précise d'un gouvernement que j'ai en tête mais l'accumulation de prétextes pour faire passer des mesures contre, par exemple, les immigrés (cible toujours facile quand il s'agit de faire monter le fantasme de l'insécurité quand ce n'est pas celui de voler les emplois) ou les fonctionnaires.

Mais ce n'est pas que sur le plan politique. Prenons la technologie, par exemple. Je suis scientifique pas seulement par un amour de la théorie et de l'abstraction mais aussi parce que, à un certain niveau, je crois quand même aussi à une forme d'idéalisme (aux relents positivistes) selon lequel la science et les techniques devraient contribuer au bien-être et au bonheur de l'Humanité. Or si on excepte le cas particulier de la médecine, je ne sais pas à quand remonte la dernière découverte scientifique ou le dernier progrès technique qualitatif[#4] qui pouvait raisonnablement être dit améliorer le bonheur de l'Humanité. Pire encore, on voit maintenant des progrès techniques, comme l'intelligence artificielle, dont le but est assez ouvertement de nous apporter plus de malheurs. (Enfin, je ne sais pas si c'était vraiment le but, mais c'était une conséquence tout à fait prévisible, et c'est pour l'instant la seule qui se soit manifestée : il y a vaguement une promesse qu'Un Jour® l'IA pourra servir à quelque chose de bien, mais pour l'instant force est de constater qu'elle est insérée de force dans des produits où personne n'en veut, et qu'elle ne sert qu'à contrôler, à tromper, à semer le doute sur la notion même de vérité, et à piller les communs intellectuels donc à obliger à les protéger derrière des barrières. Donc elle fait tout à fait partie de ce qui rend le monde, d'année en année, activement de plus en plus merdique. Et même les téléphones mobiles, plus anciens et qui ont incontestablement des usages légitimes, servent de plus en plus comme instruments de contrôle sur nos vies.)

[#4] J'ajoute qualitatif parce que, oui, on a des smartphones un chouïa plus rapides qu'il y a cinq ans, ou ayant plus de mémoire, ou plus de mégapixels dans leur appareil photo, ou je ne sais quel changement incrémental du genre (honnêtement, je ne sais même pas combien de mémoire ou quel processeur a mon smartphone, et pourtant je suis un geek). Ou bien on a de la 6G au lieu de la 5G ou quelque chose comme ça (là, pour le coup, je suis sincèrement persuadé que la seule amélioration de la 5G par rapport à la 4G, c'est d'afficher un 5 au lieu d'un 4 dans le coin en haut à droite de l'écran).

Certes, je ne me suis jamais imaginé que le monde serait une marche continue vers le Progrès. Déjà, venir au monde c'est se rendre compte qu'on va vieillir et mourir, donc au moins au niveau individuel on est bien forcés d'accepter que tout ne va pas aller uniformément vers le Mieux. Au niveau politique ou historique, je ne suis ni hégélien ni marxiste, je ne me suis jamais imaginé que les choses devaient forcément aller en s'améliorant. Disons cependant que je m'étais vaguement fait l'idée vague qu'il y avait un arc moral de l'univers qui était long mais penchait vers la justice.

La période de l'Histoire où ma génération a grandi était une période d'optimisme, ou du moins qui m'apparaît avec le recul comme tel. Je suis né au moment où les dernières dictatures d'Europe de l'Ouest venaient d'être renversées, et j'avais 13 ans quand le mur de Berlin est tombé à son tour, cet événement s'est gravé de façon indélébile en moi, et en peu de temps il semblait que toute l'Europe[#5] et peut-être bientôt tout le monde devait connaître la démocratie libérale. (Certains promettaient même la fin de l'Histoire.) C'est peu dire que cette prophétie ne s'est pas réalisée, et que non seulement nous ne sommes pas sur un chemin tranquille vers la démocratie partout mais même en Europe elle recule sérieusement.

[#5] Pour comprendre émotionnellement ce paragraphe, il est sans doute nécessaire d'écouter la musique de Scorpions, Wind of Change (et/ou peut-être Moment of Glory).

Mais l'optimisme des années 1980–2000 n'était pas que dans le domaine politique : j'ai aussi grandi avec la démocratisation de l'ordinateur individuel, dans lequel il était permis de voir l'espoir d'une technologie qui serait bientôt ouverte et accessible à tous ; et ensuite avec l'apparition du World Wide Web, donc la possibilité de chacun de se créer une page Web personnelle et de s'exprimer en ligne sur sa vie ou sur ses goûts. On a toujours cette possibilité, me direz-vous ? Formellement, peut-être, mais un peu comme la démocratie, cette liberté a été captée par des intérêts qui ont voulu s'en servir comme ça les arrangeait : le Web a été essentiellement privatisé par les réseaux sociaux ou les gros acteurs comme Google, et si l'ordinateur personnel existe toujours, il est de plus en plus un simple terminal vers des services tournant sur un cloud hébergé sur des centres de serveurs. Bref, la promesse de progrès et de démocratisation n'a pas été tenue.

Dans un autre domaine, j'ai vu, au cours de ma jeunesse, le regard de la société sur l'homosexualité se transformer : l'acceptation complète n'est pas là, loin s'en faut, mais par exemple les réactions de la première minute de ce documentaire sont, au moins, passées de quasi-universelles à raisonnablement rares, et surtout, plutôt mal vues par la société. Dans beaucoup de milieux il n'est plus indispensable de cacher son orientation sexuelle si elle n'est pas hétérosexuelle, et une relative égalité de droits a été acquise. Il était donc tentant d'y voir une marche inévitable vers le progrès. Las ! Si l'homophobie n'est pas revenue à la mode sous exactement les mêmes traits (mais je n'oserais plus l'exclure), la transphobie est son nouveau visage ; et elle a recyclé ses arguments de merde (ce ne sont pas des vrais hommes/femmes, c'est contre-nature, c'est une maladie, c'est une perversion, ces gens-là, on les reconnaît à leur visage, ils essayent d'enrôler les jeunes dans leur perversion, en fait, ce qu'ils veulent, c'est violer les enfants, ils veulent redéfinir les normes de la société, donc ils la mettent en péril, etc.). Il n'y a pas tant eu de progrès en direction de l'acceptation que chacun peut faire ce qu'il veut de son corps et baise comme il veut et avec qui il veut tant qu'il s'agit d'adultes consentants, qu'un simple déplacement de la frontière d'acceptabilité. (Un peu comme si on était passé du racisme contre quiconque n'est pas français au racisme contre quiconque n'est pas européen : est-ce vraiment un tel progrès ?) Et pour ce qui est de la transphobie, non seulement il n'y a pas de progrès spectaculaire, mais j'ai même l'impression qu'on est en pleine régression (enfin, c'est sans doute compliqué, disons que le sujet devient plus clivant, avec effectivement une forme de progrès qui doit être mesurée contre une transphobie ouverte, affichée et même revendiquée). Trump, et la bande de gens qui le soutiennent, est un facteur majeur dans cette régression.

Cette idée que j'exprime que nous étions censés aller vers un monde meilleur et que, d'une certaine manière, la promesse a été rompue, me rappelle ces mots que Stefan Zweig, un siècle avant moi, exprime dans les premières pages de son livre Le Monde d'hier : souvenirs d'un Européen en 1942 (la traduction est de moi, cf. ce billet passé sur un sujet proche, où je citais déjà ce texte, pour la version originale) :

Le dix-neuvième siècle, dans son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu d'être sur la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes ». C'est avec mépris qu'on considérait les époques antérieures, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, comme un temps où l'humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée. Ce n'était désormais qu'une question de décennies jusqu'à ce que le dernier mal et la dernière violence soient définitivement surmontés, et cette croyance en un « Progrès » ininterrompu et irrésistible avait véritablement en ce temps-là la force d'une religion ; on croyait en ce « Progrès » déjà plus qu'en la Bible, et son évangile semblait irréfutablement démontré à travers les merveilles quotidiennement nouvelles de la Science et de la Technique. De fait, une ascension générale, à la fin de ce siècle paisible, devenait toujours plus visible, toujours plus rapide, toujours plus variée. Dans les rues, la nuit, au lieu des lumières pâles, brillaient des lampes électriques ; les magasins portaient leur nouvel éclat tentateur depuis les grandes artères jusque dans les faubourgs ; déjà, grâce au téléphone, les hommes pouvaient parler à distance, déjà ils s'y élançaient dans des voitures sans chevaux avec une vitesse nouvelle, déjà ils se projetaient dans les airs en accomplissant le rêve d'Icare.

(Je n'ai pas besoin d'expliquer qu'en 1942 il était assez clair que la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes » n'était pas aussi rectiligne et infaillible qu'on l'avait pensé.)

Ces mots (et le fait que leur auteur s'est suicidé peu de temps après avoir écrit ce livre) n'ont jamais cessé de me hanter depuis qu'on me les a fait lire en cours d'allemand au lycée (d'ailleurs, je les connais par cœur en allemand), comme une sorte de mise en garde contre la foi dans le Progrès, que je n'arrive jamais à prendre assez au sérieux, et dont je suis obligé de me rendre compte de la portée.

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(mercredi)

Comment je suis devenu mathématicien

Comme le billet que j'ai écrit il y a un mois sur le métier de mathématicien a suscité un certain intérêt, je me dis que je pourrais en faire un autre sur mon histoire personnelle, i.e., comment j'en suis venu, moi, à faire des maths. J'en ai dit un peu dans mon autobiographie générale mais ce texte a été écrit il y a plus de 20 ans et je ne suis pas forcément très content de la manière dont il est tourné par le David-Madore-de-2003, et par ailleurs il me semble que c'est plus intéressant de raconter les choses thématiquement : voici donc une tentative d'« autobiographie mathématique », de la petite enfance au présent.

Avant de commencer, je dois préciser que je ne prétends ni être typique ni être exceptionnel parmi les mathématiciens. Ceci est mon histoire, ou plus exactement la manière dont je vois (actuellement) mon histoire, elle ne représente que moi, et on se gardera bien d'en tirer des conclusions sur la manière dont on peut ou doit devenir mathématicien (ou pousser un enfant à devenir mathématicien), ni sur le parcours de qui que ce soit d'autre que moi. À l'inverse, je ne prétends pas non plus à une singularité particulière : par exemple, je ne suis sans doute ni un mathématicien exceptionnellement doué ni exceptionnellement mauvais selon quelque mesure de compétence que ce soit, ni même exceptionnellement éclectique (meme si sur cette dimension-là je suis probablement à plus d'un écart-type de la moyenne). Il y a par ailleurs beaucoup de points dans cette histoire où j'ai simplement eu de la chance (soit de la chance de connaître les bonnes personnes, soit de la chance simplement du hasard du moment), et ces choses ne sont simplement pas reproductibles.

(Comme mon autre billet, ce billet est censé être lisible par le grand public, même s'il est certainement plus intéressant si on a au moins une petite idée de la manière dont les mathématiques se découpent disciplinairement. Mais il est assez inévitable que je fasse ici et là des remarques d'ordre un peu plus technique : le lecteur qui ne les comprend pas n'a qu'à sauter ces passages, il n'y aura pas de questions dessus à l'examen.)

(Plan :)

☞ Conversations avec mon père

Si je dois dire très brièvement comment je suis devenu mathématicien, c'est parce que mon papa, qui était physicien théoricien, a essayé de m'intéresser à la physique. De son point de vue, c'était un échec, parce que (même si je suis indiscutablement intéressé par la physique) je ne suis pas devenu physicien, et il avait une relation compliquée avec les mathématiques (cf. notamment ce que j'ai écrit dans ce billet au sujet des relations croisées entre maths, physique et info). Mais c'était aussi indiscutablement une transmission directe de patrimoine culturel : au-delà de la distinction entre maths et physique, je me suis intéressé aux sciences parce que j'avais un père scientifique qui était prêt à me parler de toutes sortes de choses (pas juste de physique et de maths, mais aussi de chimie, de biologie, d'ingénierie, et parfois de sciences sociales[#]), et de répondre à mes questions au cours des promenades que nous faisions ensemble dans les bois ; ou, quand il ne savait pas répondre, de me dire qu'il ne savait pas et de réfléchir ensemble ou de chercher ensemble dans des livres. C'est une forme malheureusement trop courante de reproduction sociale. Mais malgré mon avertissement liminaire contre le fait de prendre mon exemple comme modèle, certains des éléments que je vais évoquer ci-dessous (par exemple de lectures) peuvent suggérer des pistes, même si on n'est pas soi-même scientifique, pour savoir si un enfant peut être intéressé par les sciences ou spécifiquement par les mathématiques.

[#] Et parfois il disait des choses fausses ou trop exagérément simplifiées, dans chacun de ces domaines, ne serait-ce que parce que c'était des choses qu'il avait apprises il y a longtemps et que les sciences avaient progressé, et que c'était avant Wikipédia donc on ne pouvait pas facilement vérifier les choses, ou encore parce qu'il avait des théories un peu personnelles sur certaines questions. Mais ce n'est pas vraiment ce qui importe : ce qu'il m'a surtout transmis c'est l'idée d'en savoir plus.

Ma mère m'a appris plein de choses aussi[#2], évidemment, mais elle n'est pas du tout scientifique. Je crois que mon père a fait des tentatives pour lui expliquer à elle (avant que je n'arrive au monde) certaines idées scientifiques, et je soupçonne vaguement ces tentatives d'avoir été contre-productives au point de rendre ma mère encore moins intéressée par la science qu'elle ne l'était au départ (ou de s'être dit ce n'est pas pour moi). Et peut-être que, symétriquement, c'est parce qu'il n'arrivait pas à parler de ces sujets à sa femme que mon père était particulièrement enclin à en parler à son fils.

[#2] Même en maths, d'ailleurs : c'est elle qui m'a appris à poser une division (mon père devait estimer que c'était un algorithme pas très intéressant, mais surtout, la notation utilisée au Canada pour le présenter est un peu différente de celle utilisée en France, et comme il me faudrait bien apprendre la présentation française à l'école, c'est ma mère qui a fait le travail pédagogique).

Mais ce que je veux dire par là (et je suis désolé pour l'enfonçage de porte ouverte) c'est qu'on ne peut pas transmettre du savoir sans réussir à transmettre d'abord l'intérêt pour la chose qu'on va transmettre. Et cet intérêt passe par une accroche qui va marcher différemment selon l'état d'esprit de la personne.

☞ Comment j'ai accroché à la science

J'essaie donc de remonter à mes plus anciens souvenirs pour retrouver ce qui a fait que j'ai « accroché » à la science, mais ce n'est pas vraiment évident. J'aimais bien raconter des histoires, imaginer des choses[#3], poser des questions : ce n'est pas clair ce qui, là-dedans, relève d'une mentalité scientifique (ou pré-scientifique : scientifique en devenir) ou d'autres aspects de ma personnalité (cf. ici), et bien sûr ce sont des traits très courants chez les enfants et la plupart ne deviennent pas scientifiques (ni à plus forte raison mathématiciens).

[#3] Quand j'avais autour de 5 ou 6 ans, j'avais un pays imaginaire, que j'appelais le pays des gros bourdons (je suis maintenant absolument incapable de dire pourquoi ce nom ; certes, maintenant que je suis adulte, je suis un grand fan des insectes du genre Bombus, mais je ne crois pas spécialement l'avoir été quand j'étais petit, et le nom du pays n'avait, je crois, que très peu de rapport avec ce que j'avais imaginé à son sujet — dont, d'ailleurs, je n'ai quasiment aucun souvenir à part que les choses étaient généralement bien mieux faites à mes yeux que dans le pays que j'habitais vraiment). Il était aussi question du pays où j'habitais avant, qui était différent du pays des gros bourdons (le premier pays où j'habitais avant était plutôt négatif, le pays des gros bourdons plutôt positif), et je crois que mes parents se sont beaucoup demandés ce que c'était censé représenter, et je suis absolument incapable de répondre maintenant.

Parmi les premières choses que mon père a fait pour stimuler mon intérêt scientifique, il m'a emmené régulièrement au Palais de la Découverte à Paris. Je ne sais pas à quoi ressemble le Palais de la Découverte maintenant[#4], mais au moment dont on parle, c'est-à-dire au tout début des années 1980, il y avait des bouts qui n'avaient quasiment pas dû changer depuis sa fondation en 1937[#5], et d'ailleurs plein de choses qui ne marchaient pas. Moi ce qui m'intéressait surtout, quand j'étais petit, c'était d'appuyer sur les boutons[#6] : au début, donc, je n'étais même pas vraiment curieux du pourquoi telle ou telle chose allait se passer, mais je voulais voir quelque chose se passer — mais à force de revenir, d'appuyer sur les mêmes boutons et de voir les mêmes choses se passer (et c'est, après tout, le premier fondement de la science que de penser que les mêmes causes tendent à produire les mêmes effets), j'ai quand même dû finir par m'intéresser aux raisons qui faisaient que ces choses se passaient. J'étais notamment assez fan des sections sur l'électromagnétisme (la présentation d'électrostatique me faisait un peu peur, mais celle de l'électroaimant ma plaisait énormément). Mon père m'a emmené dans d'autres musées de sciences, notamment le musée des Art et Métiers, le Science Museum de Londres et le Ontario Science Centre de Toronto (ville où nous avons vécu en 1984–1985), et, plus tard, la Cité des Sciences et de l'Industrie quand elle a ouvert en 1986, mais c'est vraiment le Palais de la Découverte qui m'a marqué. Peut-être simplement parce que nous y allions souvent, mais peut-être aussi parce qu'il trouvait le bon équilibre entre un musée purement historique (où on présente des artefacts anciens mais qui souvent ne sont pas en état de marche, et pour un enfant c'est juste emmerdant) et une exposition ludique (où on montre des choses rigolotes mais sans vraiment expliquer le pourquoi et le comment).

[#4] Enfin, maintenant, il est fermé pour travaux (jusqu'en juin 2025, je crois comprendre), donc la question ne se pose pas. La dernière fois que j'y suis allé, c'était en 2016, et il y avait déjà de sérieux changements par rapport au Palais de mon enfance. Mais je ne veux pas tomber dans le c'était mieux âââvant des vieux cons qui croient que les choses étaient forcément meilleures telles qu'elles étaient dans leur enfance.

[#5] Je vais essayer très fort de ne pas penser au fait qu'il s'est écoulé en gros autant de temps entre la fondation du Palais de la Découverte sous le Front Populaire et la première fois que j'ai dû y aller, qu'entre ce moment-là et maintenant, parce que c'est absolument terrifiant.

[#6] Mon papa, lui, était complètement fasciné par une expérience (dans le cadre d'une présentation sur les états de la matière) où, à un moment, on verse de l'eau froide sur un récipient scellé contenant de l'eau chaude, et ça fait que cette dernière se met à bouillir (voir une vidéo ici et une discussion ici). Moi, cependant, cette expérience me laissait complètement indifférent.

Ça c'est pour ce qui est de mon intérêt pour la science en général. Mais qu'en était-il des mathématiques ? J'ai, à vrai dire, du mal à me rappeler comment ça a commencé. Je crois que la partie consacrée aux mathématiques du Palais de la Découverte me laissait assez froid. À part peut-être la salle dédiée au nombre π avec les premiers chiffres de celui-ci écrites au plafond : comme sans doute beaucoup de gens, j'étais fasciné par l'idée de ce nombre dont les décimales ne s'arrêtent jamais, et j'en ai d'ailleurs appris 50 décimales par cœur (cf. ici). Mais est-ce que c'est des maths, d'apprendre par cœur des décimales de π ? Maintenant que je suis mathématicien, j'ai un peu tendance à regarder avec condescendance la fascination de mathématiciens amateurs pour les décimales de π, surtout en base 10[#7], peut-être que je devrais me rappeler comment j'ai moi-même débuté.

[#7] Si vous voulez avoir de la fascination pour quelque chose de ce genre, prenez au moins l'écriture binaire de √2, s'il vous plaît !

☞ Premières interrogations mathématiques

Je crois quand même que j'ai assez vite (vers 6 ou 7 ans, peut-être ?) été fasciné par les formules permettant de calculer l'aire ou le volume de différentes formes géométriques. Pourquoi l'aire d'une boule est-elle 43 π r3 , et la surface de la sphère 4 π r2 , par exemple[#8] ? D'où sortent ces formules ? Ça a été surtout ça la voie qui m'a attiré vers plus de maths. D'abord, parce que mon papa m'a acheté, peut-être au cours d'un de nos voyages à Londres, un petit livre (très amusant par son format, d'ailleurs : il devait faire environ 2cm dans chaque direction) qui était un condensé de formules mathématiques : moi ce qui m'intéressait à la base c'étaient les formules pour les aires et les volumes, mais forcément j'ai commencé à regarder d'autres choses dans ce petit livre. Je crois notamment que le triangle de Pascal a été une des choses que j'ai découvertes dedans.

[#8] Je me rappelle aussi avoir demandé à mon papa, et à d'autres scientifiques, les formules analogues pour les boules et sphères de dimension 4, 5, etc. Car je voyais bien que s'il y avait l'aire d'un disque π r2 et la circonférence d'un cercle 2 π r , le volume d'une boule 43 π r3 , et la surface d'une sphère 4 π r2 , il devait bien y avoir une formule en dimension 4 et plus, certainement avec du r n et du r n1 , ce en quoi j'avais raison, et c'était peut-être une de mes premières intuitions mathématiques sérieuses, et certainement quelque chose fois π, ce en quoi je me trompais plus ou moins (je sais maintenant, et tout le monde sait maintenant puisque c'est sur Wikipédia, que la boule de dimension 4 a volume 12 π2 r4 et que son bord la sphère de dimension 3 a — je ne sais pas ce qu'on doit dire, surface ?, volume ? 3-surface ? — qui vaut 2 π2 r3 ), et d'ailleurs je crois que j'avais fini par me dire qu'en dimension 1 c'était 2 r et juste 2 , et que c'était bizarre qu'il n'y ait pas de π là-dedans. Au final, personne ne m'a donné la formule avant longtemps, juste des réponses évasives ah ça doit se calculer avec des intégrales, et peut-être que ce mystère a beaucoup fait pour me pousser à apprendre à calculer ces choses moi-même. En tout cas, cela illustre bien ce que je disais dans l'autre billet : aimer les maths, c'est peut-être avant tout aimer généraliser les choses, et se dire qu'on ne peut pas sérieusement se contenter de des boules et sphères en dimension 2 et 3 sans se demander et au-delà ?.

Mais aussi, puisqu'on me disait que pour calculer ces formules d'aires et de volumes il y avait un outil général appelé l'intégrale, j'ai voulu savoir ce qu'était une intégrale. Mon père m'a dit qu'avant de savoir ce qu'est une intégrale, il fallait savoir ce qu'est une dérivée[#9], et j'ai donc demandé à en savoir plus à ce sujet. Je me souviens notamment que quand nous étions à Toronto (j'avais 8 ans), je me suis fait offrir une fiche plastifiée recto-verso écrite en petits caractères qui récapitulait de façon assez bien présentée les principales choses à savoir sur les intégrales. De façon plus générale, enfant, j'ai appris plein de maths, à partir du moment où je savais lire (et surtout, lire l'anglais[#10]) à travers des petits livres condensés ou des dictionnaires des termes mathématiques ou des formulaires, ou ce genre de choses. C'est-à-dire qu'à ce stade je voyais les maths surtout comme des calculs et des recettes pour mener des calculs et arriver à des résultats.

[#9] Je me rappelle que, pour m'expliquer ce que la dérivée d'une fonction, mon père m'a proposé deux approches : soit je fais une petite variation δx du paramètre, je regarde la petite variation δy qui en résulte sur la valeur de la fonction, et je cherche si δyx tend vers quelque chose ; soit je prends la tangente au graphe de la fonction au point considéré, et la dérivée est la pente, c'est-à-dire la tangente de l'angle avec l'horizontale, de cette droite. La première approche ne me parlait pas trop, mais j'aimais bien la seconde (la tangente de l'angle de la tangente).

[#10] Indiscutablement, le fait que j'aie pu lire l'anglais très tôt m'a ouvert beaucoup de portes qui eussent autrement été fermées. Certes on peut trouver de la bonne vulgarisation scientifique, et de bons livres de maths, en français, mais quand bien même il y en aurait tout autant qu'en anglais, le simple fait d'avoir plus d'options entre lesquelles choisir est un bénéfice indéniable. L'ennui c'est que ça ajoute encore au poids du capital culturel : l'enseignement scolaire public français n'arrive décidément pas à mener au fait que les lycéens puissent lire et comprendre l'anglais avec aise, donc je mesure certainement la chance que j'ai eue d'avoir pu lire des livres de maths (ou de vulgarisation) en anglais à partir de 8 ans.

☞ Manipulations de symboles ?

À ce point, il faut que je fasse un certain nombre de remarques, parce que à 8 ans je savais calculer des intégrales peut donner une impression totalement fausse. J'ai suffisamment dénoncé le mythe dangereux du « génie » pour ne pas savoir les dangers à ce qu'on me considère comme un « petit génie »[#11]. Donc, est-ce que je comprenais ce qu'est une intégrale et est-ce que je savais en calculer ? Oui et non, ça dépend ce qu'on met dans le mot comprendre.

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(mardi)

Sur le passage à 50 km/h du périphérique parisien

Il y a quelques jours, la Ville de Paris a achevé l'abaissement de la vitesse maximale autorisée sur le boulevard périphérique parisien (pour les non-Parisiens, expliquons qu'il s'agit de la plus petite ceinture routière à grande circulation entourant Paris, longue d'environ 35 km), qui est passée de 70 km/h à 50 km/h (elle avait déjà été abaissée de 90 km/h à 80 km/h en 1993, puis à 70 km/h en 2014, mais c'étaient alors des décisions qui avaient été prises par l'État, pour les raisons que je vais dire). Même s'il ne s'agit pas d'un sujet de la plus haute importance, il soulève néanmoins diverses questions d'ordre politique (quels sont les buts recherchés ? et est-ce opportun ?), scientifique (quels seront les effets et comment mesurer ceux-ci ?) et juridique (la Ville de Paris a-t-elle le droit de prendre cette décision ?) qu'il n'est pas sans intérêt de discuter un peu. Surtout que je trouve que la question a été épouvantablement mal traitée dans la presse : je voudrais donc dans ce billet donner des éléments de contexte que je considère que n'importe quel journaliste faisant un travail sérieux aurait dû présenter.

(Plan :)

☞ Paris contre banlieue ?

Politiquement, je pense qu'on peut résumer les choses très simplement et assez justement comme une bataille « Paris contre banlieue ». Même s'il peut y avoir des désaccords sur la manière de mesurer l'opinion, il y a vraiment peu de doute sur le fait que les habitants de Paris intra muros (ou, en l'occurrence, intra viam periphericam) soient largement favorables à cette mesure, et que les Franciliens au sens plus large lui soient largement hostiles. (Ce désaccord touche aussi un sujet distinct mais néanmoins lié, et également porté par la Ville de Paris quoique pour l'instant pas encore vraiment acté, celui de réserver une voie de circulation au covoiturage : à ce sujet, la Région Île-de-France avait mené il y a quelques années une consultation informelle — évidemment pas tout à fait innocente — qui a donné 90% de réponses défavorables ; il semble que la Ville ait elle-même fait une consultation qui a donné un résultat semblable avec environ 80% d'avis défavorables, mais je ne retrouve pas.) Les raisons de cette différence de point de vue ne sont pas difficiles à imaginer : le Parisien dispose d'un réseau de métro et autres transports en commun corrects, d'une part, et d'autre part c'est lui qui subit largement les nuisances[#] du périphérique ; tandis que le banlieusard sont la majorité[#2] des usagers de cette route, ce qui n'est pas surprenant vu que le réseau de transports en Île-de-France devient absolument indigent dès qu'on sort de Paris (et surtout, au moins jusqu'à l'achèvement des lignes de métro du Grand Paris Express, pour les déplacements de banlieue à banlieue). Dans le même ordre d'idées, les Parisiens sont beaucoup moins nombreux à posséder une voiture : 32.5% contre au moins 60% pour chacun des départements de la petite couronne et au moins 80% pour ceux de la grande (source ici) ; ce qui signifie mécaniquement qu'ils sont beaucoup moins nombreux à avoir usage (au moins directement) de cet équipement. À cela s'ajoute l'ironie que ce sont justement les Parisiens qui paient pour l'entretien de ce boulevard périphérique (je vais y revenir).

[#] Bien sûr, les riverains du périphérique, il y en a des deux côtés du périphérique. Mais ils représentent une proportion plus importante sur la population de Paris que sur celle de la banlieue.

[#2] Les chiffres sont difficiles à trouver, mais cette enquête rapportait qu'en 2010, environ 22% des usagers du périphérique sont Parisiens, 48% habitent la petite couronne (en gros la même proportion pour chacun de ses trois départements) et 30% la grande couronne (là aussi, en gros la même proportion pour chacun de ses quatre départements).

Ces tendances d'opinion sont reflétées par les pouvoirs publics qui représentent ces catégories d'électeurs[#3]. La Ville de Paris (et en premier lieu l'adjoint au maire écologiste David Belliard, qui a la charge des transports) ne cache pas sa volonté de faire la guerre aux véhicules motorisés, soit au bénéfice d'autres usagers (essentiellement les cyclistes), soit simplement dans l'idée que les mesures auront un effet désincitatif qui devrait pousser les automobilistes à se reporter vers d'autres modes de transport (si circuler à Paris en voiture devient suffisamment pénible). La Région Île-de-France, et notamment sa présidente Valérie Pécresse, est la première à s'opposer au projet et à annoncer des recours juridiques ou à demander que la compétence sur cette voie soit transférée à la Région. L'État, qui se trouve à la fois dans un rôle d'arbitre mais aussi au centre d'une question sur les compétences juridiques des différents acteurs, a essentiellement décidé de ne rien décider (promettant un bilan dans un an).

[#3] Évidemment, il est aussi tentant, et pas forcément complètement faux, de voir ça sous le prisme de l'axe gauche-droite (la maire de Paris étant de gauche, la présidente de la Région Île-de-France de droite). Mais on tombe de nouveau sur un de ces cas où je me plains que la gauche et la droite sont associées à des positions dont j'ai du mal à comprendre en quoi elles sont liées à leurs valeurs fondamentales. (J'ai beau chercher dans le manifeste communiste de Karl Marx et dans l'esprit du capitalisme de Max Weber, je ne vois rien sur ce que doit être la vitesse sur le périphérique parisien, c'est vraiment étrange que ces grands penseurs aient laissé une question si importante intraitée.)

☞ Arguments pour le 50 km/h

L'argument principal mis en avant auprès du public pour justifier cette baisse de la vitesse maximale autorisée est la réduction des nuisances : sur la pollution phonique et atmosphérique essentiellement. Ce sont par exemple les deux seuls arguments mis en avant sur cette page d'information de la Ville, sur laquelle on lit : Une mesure bénéfique pour lutter contre le bruit et la pollution de l'air. Cet argument se retrouve aussi dans les considérants de l'arrêté lui-même (dont revoici le lien) : Considérant, en outre, que les riverains du Boulevard Périphérique sont exposés à des pollutions de proximité liées au trafic routier pouvant être à des niveaux deux fois supérieurs à la pollution de fond parisienne et presque cinq fois supérieurs aux recommandations de l'Organisation mondiale de la Santé pour le NO₂ ; que cette mesure est de nature à limiter la pollution et les nuisances sonores causées par la circulation sur cet axe. (Dans tous les cas, on peut penser que l'argument ici est celui d'un effet direct de la baisse de vitesse — principalement nocturne — sur ces formes de pollution, même si cet argument est mal séparé d'un effet qui ferait suite à une baisse de trafic elle-même résultant de la mesure.)

Un argument différent, mis en avant dans l'arrêté mais guère dans la communication de la Ville de Paris, est celui de l'accidentologie. C'est intéressant, parce que cet argument de la sécurité routière occupe quatre considérants[#4] dans l'arrêté (contre un seul pour la pollution), alors que la page d'information que j'ai liée ci-dessus ne l'évoque que laconiquement (et encore, à propos d'une baisse passée). Ceci suggère que les raisons avancées par la Ville de Paris auprès de ses électeurs diffèrent des arguments qu'elle compte mettre en avant lors du contentieux administratif qui va concerner la mesure. Je vais revenir plus bas sur la raison juridique de l'insistance sur la sécurité routière.

[#4] C'est un peu paradoxal eu égard au fait qu'un rapport de 2019 du Conseil de Paris évoquait (page 28 du PDF) la faible accidentatlité [sic] du périphérique. (Il sera intéressant de voir si la présence de cette remarque dans ce document vient mordre la Ville de Paris lors d'un examen au contentieux des arguments de l'arrêté.)

J'ai aussi vu passer l'argument de la fluidification du trafic. C'est assez surprenant même si ce n'est pas prima facie absurde : une baisse de la vitesse maximale autorisée peut très bien, dans certaines conditions, augmenter le débit[#5] de l'axe (essentiellement parce qu'il va densifier le flux en réduisant les distances inter-véhicules), et même, dans des conditions très particulières, augmenter la vitesse moyenne constatée. Savoir si ces conditions sont remplies s'agissant du périphérique parisien est une autre question (pour faire court, je pense que non), mais j'ai cru voir cet argument avancé, même s'il l'a été de façon assez marginale. (D'après cette page, David Belliard aurait dit — mais je ne sais pas où ni dans quel contexte : Lorsque vous baissez la vitesse maximale, vous diminuez les effets d'accordéon, c'est-à-dire d'accélération et de décélération. De facto, vous améliorez la fluidité du trafic. Cet effet sur le trafic est également mentionné ici au moins pour dire que ça ne va pas empirer les bouchons. Et j'ai vu d'autres gens reprendre ce type d'argument, par exemple ici et sur Reddit — notez que j'y ai répondu ici et respectivement.)

[#5] C'est une bonne illustration de l'esprit scientifique que j'évoquais tantôt de ne pas confondre une augmentation de débit et une augmentation de vitesse (pour faire simple, le débit est égal à la vitesse multipliée par la densité linéaire des véhicules, donc pour augmenter le débit on peut augmenter la vitesse mais aussi augmenter leur densité), mais la plupart des gens qui parlent de ces choses font des phrases trop vagues pour qu'on puisse savoir de quelle variable ils parlent. Il va de soi qu'augmenter le débit ne va pas diminuer le temps de trajet de qui que ce soit, c'est juste qu'on va transporter plus de gens dans le même temps.

Là où je veux en venir avec ces arguments sur l'accidentologie et la fluidité du trafic, c'est qu'il est permis de penser qu'ils sont, pour parler prudemment, un tantinet hypocrites. Pour mettre un peu plus les pieds dans le plat, je veux dire que ce sont des façons commodes de prétendre qu'il ne s'agit pas d'une mesure « anti-voitures » (dire que ça peut bénéficier aux automobilistes ou motocyclistes en réduisant leurs risques, voire en diminuant leur temps de trajet), et que ça colle assez mal avec les positions générales des gens qui tiennent ces arguments (par exemple, peut-on trouver un seul moment où David Belliard ait évoqué la sécurité des automobilistes ou motocyclistes[#6] pour autre chose que justifier quelque chose qui s'aligne comme par hasard avec une position « anti-voiture » ? j'ai passé pas mal de temps à fouiller ses tweets sans rien trouver de la sorte, mais évidemment des choses ont pu m'échapper ; en tant que responsable des transports à Paris, il serait parfaitement dans son rôle, par exemple, d'évoquer l'importance de porter des gants à moto, or il ne parle jamais de ce genre de questions).

[#6] La tournure notamment pour les conducteurs de deux-roues motorisés particulièrement exposés aux risques d'accident grave dans l'arrêté est quand même absolument hallucinante d'hypocrisie. Jamais la Ville de Paris n'a fait part du moindre début de commencement de préoccupation pour la sécurité des usagers des deux-roues motorisés (à la différence des vélos), et aucune de leurs communications publiques auprès de leurs électeurs sur la finalité de la mesure ne mentionne ce point, mais tout d'un coup, quand il s'agit de rédiger l'arrêté, ils découvrent que c'est un enjeu. C'est quand même très fort. Autant je ne suis pas franchement opposé à la décision pour elle-même, autant ce degré de mauvaise foi éhontée me rend quand même assez furieux.

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(lundi)

Comment ça fait de faire des maths ?

Ce billet s'adresse au grand public et se veut donc compréhensible par tous[#]. Je vais parler de maths, pour une fois il ne s'agit pas de faire de la vulgarisation mathématique[#2] au sens où je ne vais pas expliquer du contenu mathématique, mais plutôt tenter de parler de « ce que ça fait de faire des maths », i.e., essayer de dire un mot sur comment les mathématiciens « pensent » les maths et en quoi consiste notre métier. Et peut-être en profiter pour dissiper quelques malentendus ou quelques idées reçues sur les mathématiciens ou la recherche en mathématiques.

[#] À l'exception de quelques brefs passages essentiellement limités aux notes en bas de paragraphe (où je ferai parfois référence à un concept technique), passages que je pense qu'on n'aura aucune difficulté à identifier et à ignorer si on ne les comprend pas.

[#2] Ni même de la méta-vulgarisation comme j'ai pu le faire ici, mais ça va rejoindre un peu certaines choses que je raconte dans ce billet.

Il va de soi que ce but est trop ambitieux pour que je puisse le mener avec succès. D'abord parce que tenter de parler de comment on fait des maths sans parler de maths revient, forcément, à brasser de l'air en agitant les mains. Ensuite, parce qu'il n'y a pas vraiment de pratique « typique » du métier de mathématicien (comme il n'y a pas de pratique « typique » de celui d'écrivain), donc je peux au mieux parler de la mienne (donc celle d'un mathématicien possiblement médiocre) en essayant de faire remarquer ce que je crois être plus ou moins partagé par mes collègues. Enfin, parce que j'avais de toute façon trop de choses à dire et que j'ai arrêté un peu quand j'en avais marre d'écrire, donc je relègue plein de choses (sur la communauté mathématicienne, notamment) à un éventuel billet ultérieur.

(Plan :)

☞ Quelques idées reçues

Peut-être que je devrais commencer par dissiper des idées reçues courantes[#3] sur les mathématiciens ou les mathématiques, même si j'imagine que le lectorat de ce blog, quand bien même il n'est pas lui-même scientifique, a au moins des idées un peu moins approximatives que le grand public moyen à ce sujet.

[#3] Enfin, des idées reçues que je crois que le grand public a sur les mathématiciens. Parce que, honnêtement, je ne suis pas le mieux informé à ce sujet (même si j'ai pu en discuter de temps en temps avec des gens croisés au hasard — un chauffeur de taxi, un coiffeur, un moniteur d'auto-école, un médecin, un voisin dans le RER, etc. ; et bien sûr je vois l'image que toutes sortes de fictions donnent du mathématicien, qui doivent bien refléter une forme d'imaginaire collectif, au moins tel qu'il se manifeste dans l'esprit des écrivains ou scénaristes). Mais il n'est pas exclu que j'aie des idées reçues au sujet des idées reçues des gens sur les mathématiciens.

D'abord, je soupçonne que l'idée reçue la plus courante au sujet de notre métier est que nous faisons des calculs très difficiles, et que nous passons notre temps à écrire des formules très compliqués. Or la plupart des mathématiciens ne font pas des calculs[#4]. Il peut certes tout à fait arriver qu'il y ait des calculs, même des calculs compliqués, en mathématiques : selon les branches des maths, c'est plus ou moins fréquent (même si tout dépend de ce qu'on appelle, exactement, un calcul), mais ce n'est généralement pas l'activité principale. On ne peut pas non plus dire que le mathématicien ait particulièrement souvent affaire à des nombres, ni, en fait, à des formules (pour une acception assez large de formule, on peut convenir qu'il y en a beaucoup, mais même là, on aurait tort de s'imaginer le chercheur en mathématiques comme une sorte de chercheur de formules, comme je soupçonne que beaucoup de gens se l'imaginent).

[#4] S'il y a des scientifiques qui font des calculs compliqués, c'est plutôt les physiciens (même si, là aussi, c'est un cliché, qui a forcément ses limites, il est sans doute plus juste à propos des physiciens que des mathématiciens).

Ajout () : J'aurais sans doute dû mentionner ceci quelque part dans ce billet, et je ne sais pas bien où l'ajouter, alors on va le mettre ici : les maths que la plupart des non-mathématiciens rencontrent dans leurs études (disons au moins jusqu'au baccalauréat, et même un peu après) n'ont qu'un rapport assez distant avec la recherche en mathématiques. Ce sont des maths qui eurent été fraîches il y a environ 150 ans, mais qui ne le sont plus du tout (ce qui ne veut pas dire qu'elles ne soient pas correctes, bien sûr), et surtout, ce sont des maths globalement ternes et inintéressantes (même par rapport à ce qui se faisait à l'époque). Pour faire une comparaison un peu gratuite, disons que si on a fait des maths jusqu'au lycée, on a rencontré quelque chose qui est à la recherche mathématiques un peu comme si l'enseignement de l'histoire se limitait à apprendre par cœur la liste des rois de France et leurs dates : ce ne sont pas des informations fausses, mais ce n'est vraiment pas très intéressant. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que des gens en retirent l'impression que les maths sont un sujet profondément ennuyeux se limitant à peu près à faire des calculs pénibles sur des situations sans intérêt, qu'ils n'arrivent pas à comprendre qu'il puisse y avoir de la beauté dedans, qu'ils se fassent une image tout à fait fausse du métier de mathématicien, ou même qu'ils pensent qu'il n'y a plus de recherche sur le sujet. (D'un autre côté, je ne sais vraiment pas comment on pourrait présenter les maths autrement au niveau lycée. L'expérience des « maths modernes » en a échaudé plus d'un ; voir aussi la note #41 plus bas à ce sujet.)

Pour le reste, je dois mentionner que je ne crois pas que les mathématiciens soient particulièrement distraits, particulièrement asociaux[#5], ou particulièrement intelligents[#6] : je ne sais même pas si ce sont des choses que les gens s'imaginent vraiment, mais c'est certainement ainsi que nous avons tendance à être présentés dans les rares films où apparaît un mathématicien.

[#5] Le cliché du mathématicien dans les films ou séries télé (et, pour le coup, j'espère quand même qu'il n'est pas si répandu dans la tête des gens), c'est quelqu'un de froid, déconnecté de la réalité, presque dénué d'émotions et d'empathie (comme s'il voyait le monde comme une série de chiffres), et d'ailleurs généralement privé de sens de l'humour. (En fait, ce sont largement les mêmes clichés que ceux qui concernent les personnes autistes, donc on peut aussi ajouter le cliché de la proximité entre ces deux catégories.) Tout ça est juste complètement con. Le manque de sens de l'humour est même particulièrement faux, les mathématiciens sont plutôt farceurs, au contraire. (Et amateurs de canulars, cf. par exemple ceci.) Ce qui est peut-être vrai, en revanche, mais je ne sais pas si c'est un cliché que les gens ont, c'est que beaucoup de mathématiciens sont mauvais en calcul mental. Disons qu'il y a trois types de mathématiciens : ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas.

[#6] Il faut que j'écrive un billet sur ce que je pense au sujet de l'intelligence, mais en attendant je peux renvoyer à celui-ci qui en parle un peu. Il y a énormément de formes différentes d'intelligence, c'est un terme qui veut tout et rien dire, et si les mathématiciens sont, forcément, doués pour les raisonnements mathématiques et ce qui s'y approche (détecter les erreurs de logique, par exemple), ce qu'on peut considérer comme une forme particulière d'intelligence, il serait à la fois faux et prétentieux (et, en fait, dénué de sens) d'affirmer que nous sommes plus intelligents en général.

Ce qui est sans doute plus vrai (même si ça reste, évidemment, extrêmement simplifié), c'est que les mathématiciens ont tendance à être assez précis et pointilleux, par exemple, dans le choix des termes avec lesquels ils s'expriment (et souvent ça déteint sur d'autres choses, comme la typographie) : parce que dans un énoncé mathématique, on ne peut pas se permettre d'approximation sur ce qu'on dit, et cette habitude de ne pas dire une chose pour une autre va facilement déteindre sur l'ensemble de ce qu'on dit. (À titre d'exemple, j'avais fait remarquer que quelqu'un qui prétendait discuter de politique et de démocratie semblait confondre les affirmations toute décision devrait être approuvée par une majorité de citoyens et tout citoyen devrait approuver une majorité de décisions : c'est exactement le genre de distinction, et aussi d'ailleurs le pli de discuter l'une ou l'autre dans l'abstrait et sans prendre position sur sa véracité, qui est typique du raisonnement mathématique et essentiel pour lui, et qui déteint facilement quand on parle d'autres domaines.)

☞ L'abstraction et la généralité

Si les maths ne sont pas la science des nombres ni celle des formules, j'aurais tendance à dire que c'est celle du raisonnement précis sur les structures abstraites, mais il faut admettre que cette définition est exaspérément vague et pourrait ressembler à une définition de la philosophie. Je n'ai pas vraiment mieux (cf. aussi ce billet où j'essayais de définir l'informatique, et son intersection avec les maths). Mais ce n'est pas vraiment mon but ici de discuter de la question de ce que sont les maths sub specia æternitatis : je veux juste dire que la pratique des maths par les mathématiciens se caractérise surtout par des raisonnements plus que par des calculs, et que ces raisonnements portent plutôt sur des abstractions (plus ou moins reculées par rapport à une situation concrète) que sur des quantités.

Pour ce qui est des abstractions, je pense qu'une bonne explication[#7] à fournir au grand public est la suivante : un mathématicien est quelqu'un qui pense que l'abstraction, au lieu de compliquer les problèmes, les simplifie, car elle consiste justement à ne garder que l'essentiel du problème en jetant tout ce qui est une circonstance particulière distrayante. Le mathématicien cherche typiquement à détacher un problème ou raisonnement des particularités de telle ou telle instance spécifique, pour retrouver sa forme la plus abstraite et universellement applicable.

[#7] Je vole cette remarque à Nalini Anantharaman dans cette vidéo, qui est d'ailleurs intéressante en rapport avec le sujet de ce billet. Mais je la développe ici à ma sauce, donc je ne prétends pas que Nalini Anantharaman sera forcément d'accord avec ce que j'écris.

C'est la raison pour laquelle nous avons un tropisme à la généralisation : même si l'instance spécifique qui a donné naissance à une question de maths comporte un paramètre qui a une valeur numérique précise, le mathématicien va typiquement chercher à savoir si cette valeur est vraiment importante — et, si elle ne l'est pas, généraliser le problème à tout n pour éviter de se laisser distraire par le n particulier qui n'a pas d'importance — tandis que si la valeur est importante (et bien sûr parfois elle l'est) on cherchera à savoir ce qui fait qu'elle l'est,

Par exemple, si je pose le problème de la tablette de chocolat (que je vais énoncer plus bas) en évoquant une tablette de chocolat 3×5, c'est peut-être plus parlant pour le grand public que si j'évoque une tablette de chocolat m×n, mais pour le mathématicien, le problème avec la tablette de chocolat m×n est à la fois plus général et plus simple, parce qu'il nous dit que ce n'est pas la peine de chercher des particularités des nombres 3 et 5 qui feraient marcher le problème dans ce cas et dans ce cas seulement.

Bien sûr, tout le monde n'a pas le même amour pour la généralité pour elle-même : car de la même manière qu'on peut remplacer un entier particulier (comme 42) par l'abstraction un entier quelconque (et lui donner un nom de variable, n), on peut aussi chercher à généraliser plus loin, et remplacer l'hypothèse entier (i.e., élément de ℤ) par quelque chose de plus général (remplacer ℤ par, disons, un anneau commutatif) et se demander si la question a encore un sens, et le cas échéant admet la même réponse. On peut toujours généraliser plus loin, et il faut bien décider un jour de s'arrêter : certains trouvent plaisir à généraliser autant qu'ils peuvent, d'autres s'arrêtent dès qu'ils estiment avoir retiré ce qui est purement superflu, et il serait faux de dire que les mathématiciens recherchent systématiquement l'abstraction maximale. Il y a une branche des mathématiques qui s'attache plus que toute autre aux généralisations, et qu'on pourrait presque qualifier de spécialiste de l'abstraction pour le plaisir de l'abstraction, qui est un peu au reste des mathématiques ce que les mathématiques sont à des problèmes concrets : il s'agit de la théorie des catégories[#8] ; mais tout le monde n'aime pas forcément cette approche consistant à trouver la version la plus abstraite et générale possible de n'importe quel énoncé. Au moins pour la pédagogie, les mathématiciens peuvent aimer énoncer un résultat dans un cas particulier, pour dire ensuite en fait, ceci se généralise de la façon suivante plutôt que de commencer par la version la plus générale.

[#8] Pour caricaturer un peu, disons que si le mathématicien va avoir tendance à remplacer 42 dans un problème par n, où n est un entier, et l'algébriste l'ensemble ℤ des entiers par un anneau commutatif A quelconque, le théoricien des catégories va, à son tour, remplacer la catégorie des anneaux commutatifs par une catégorie d'algèbres sur une monade, puis la 2-catégorie des catégories par une 2-catégorie vérifiant ceci ou cela, bref, on n'en finit jamais de généraliser. De même qu'il y a une blague standard sur les jésuites selon laquelle quand on a fini de leur poser une question on ne comprend plus la question qu'on a posée, il y a son équivalent avec les théoriciens des catégories au sein des mathématiques (ils vont vous expliquer que votre problème consiste à définir une structure d'∞-groupoïde enrichi cocomplet sur certaines computades globulaires, et quand vous cherchez à comprendre n'importe lequel de ces mots vous vous rendez compte qu'il est défini par le nLab au moyen de 12 autres mots que vous ne comprenez pas non plus).

Il y aurait sans doute lieu ici de faire une distinction entre maths pures et maths appliquées, même si je pense que cette distinction n'est pas aussi pertinente qu'on veut bien le faire croire[#9] (et certainement c'est une frontière floue, qui souffre d'ailleurs d'être discrétisée par la gestion administrative des sections du Conseil National des Universités) : pour simplifier à outrance, le mathématicien appliqué apprécie l'abstraction en ce qu'elle aide à résoudre un problème en le débarrassant de ce qui est superflu, tandis que le mathématicien pur apprécie l'abstraction en ce qu'il aide à dégager un concept plus général et plus élégant. Mais dans les deux cas, on aime ne pas se compliquer de détails sans pertinence.

[#9] Je pense que la majorité des mathématiciens sont convaincus de la profonde unité des mathématiques (ou, comme le disent certains pour insister sur cette unité, de la mathématique comme on peut dire de la physique), les mathématiques pures et appliquées n'étant que des tendances au sein d'un tout fondamentalement uni. Je vais revenir plus loin sur cette unité.

☞ La beauté des mathématiques

Je pense qu'une chose sur laquelle quasiment tous les mathématiciens seront d'accord, c'est que les mathématiques ont une très grande beauté interne. C'est quelque chose qu'il est difficile de faire comprendre au grand public, et qui est à la fois une motivation et un défi pour la vulgarisation (cf. ici) : même si on peut parfois en tirer certaines jolies images visibles avec les yeux (comme ici ou ou ou encore pour certaines que j'ai moi-même mis sur YouTube), l'essentiel de la beauté des mathématiques n'est perceptible que par l'intellect, et l'essentiel des objets mathématiques n'admettent aucune sorte d'image qu'on puisse représenter sous forme graphique. Donc parler au grand public de la beauté des mathématiques, comme j'aime bien le dire, c'est un peu comme vivre dans un monde où tout le monde est sourd et d'essayer d'expliquer la beauté d'une symphonie de Beethoven alors que personne ne l'a jamais entendue jouer, on ne peut qu'en lire la partition.

Pour ce qui est de la recherche, cette beauté des mathématiques est à la fois une motivation et un fil conducteur. C'est une motivation, parce que je pense que tous les mathématiciens ont, à un certain niveau, le plaisir de faire des mathématiques parce que c'est beau[#9b] et c'est satisfaisant pour l'esprit (je ne prétends pas que ce soit la seule, ni même la plus importante pour tout le monde, mais elle doit être au moins un élément important chez quasiment tous les mathématiciens professionnels, peut-être même plus que la curiosité commune à tous les scientifiques). Beaucoup de mathématiciens (« purs » comme « appliqués ») trouveront un problème intéressant et « naturel » en ce qu'il éveille leur sens esthétique. Mais c'est aussi un fil conducteur dans la recherche, en ce sens que les constructions et les techniques de démonstrations les plus puissantes sont souvent, quoique pas toujours (et ça dépend fortement des domaines), les plus élégantes : du coup, on peut, dans une certaine mesure, se laisser guider dans ses recherches par son sens de l'esthétique.

[#9b] Ajout () : Pour illustrer le fait que ce n'est pas que moi qui pense ça, Hermann Weyl a dit quelque chose comme ceci : dans mon travail, j'ai toujours tenté d'unifier le beau et le vrai ; mais quand j'ai dû choisir entre les deux, j'ai généralement choisi le beau. Et G. H. Hardy écrit dans A Mathematician's Apology : The mathematician's patterns, like the painter's or the poet's must be beautiful; the ideas like the colours or the words, must fit together in a harmonious way. Beauty is the first test: there is no permanent place in the world for ugly mathematics.

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(vendredi)

Le Docteur No fait deviner des nombres

Le Docteur No, célèbre[#] pour capturer des mathématiciens et les soumettre à diverses énigmes (précédemment sur ce blog : ici, , , , et peut-être ) est de retour ! Cette fois-ci il n'a capturé que deux mathématiciens, que nous allons appeler Alice et Bob, mais cela ne l'empêche pas de s'amuser à leur proposer une énigme particulièrement cruelle.

[#] Honnêtement, je ne me rappelle même plus si c'est moi qui ai commencé à appeler Docteur No (comme dans le film de James Bond) le grand méchant de ces énigmes ou si je tiens ça d'ailleurs.

Comme ça fait longtemps que nous n'avons pas eu affaire au Docteur No, je commence par une version jouet de l'énigme, histoire de s'échauffer :

Énigme facile : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Après avoir permis à ceux-ci de se concerter sur leur stratégie, il va les soumettre à son épreuve dont il leur communique les termes. Il communiquera deux entiers naturels de son choix à Alice. Alice choisira un et un seul de ces nombres et ce nombre sera transmis à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob est de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aura droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il doit proposer au Docteur No un ensemble fini d'entiers naturels (on peut supposer, cela ne change rien, que le nombre transmis par Alice est aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seront libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuera avec des tortures particulièrement raffinées.

Comment Alice et Bob font-ils pour être certains d'être libérés ?

La réponse est facile, mais je recommande de prendre le temps de résoudre ce problème avant de passer à la suite (cliquez ici pour la faire apparaître), ne serait-ce que pour vérifier qu'on a bien compris la nature du problème. La réponse est la suivante :

Il va de soi que cette solution fonctionne encore si, au lieu que les nombres proposés par le Docteur No soient des entiers naturels, ce sont des entiers relatifs ou des rationnels, car il suffit de coder ceux-ci par des entiers naturels (mais attention, dans la construction ci-dessus, on n'utilisera plus le plus grand nombre, mais le nombre ayant le plus grand code). Mais qu'en est-il pour des nombres réels ?

Contre-énigme : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Il envisage de les soumettre à l'épreuve suivante. Après leur avoir permis de se concerter sur leur stratégie, il communiquerait deux réels de son choix à Alice. Alice devrait choisir un et un seul de ces nombres et ce nombre serait transmis à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob serait de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aurait droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il devrait proposer au Docteur No un ensemble fini de réels (on peut supposer, cela ne change rien, que le nombre transmis par Alice est aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seraient libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuerait avec des tortures particulièrement raffinées.

Pourquoi le Docteur No, dont le code de l'honneur exige qu'il y ait toujours un moyen de résoudre les épreuves qu'il propose, décide-t-il de ne pas proposer cette épreuve ?

C'est que l'épreuve en question serait impossible : cliquez ici pour voir la preuve.

Le Docteur No doit donc rendre son énigme un peu plus facile. Voici comment il envisage de le faire :

Énigme sur les réels : Le Docteur No a capturé deux mathématiciens, Alice et Bob. Il envisage de les soumettre à l'épreuve suivante. Après leur avoir permis de se concerter sur leur stratégie, il communiquerait trois réels de son choix à Alice. Alice devrait choisir deux de ces nombres et ces nombres seraient transmis (dans un ordre non spécifié) à Bob (qui est l'allié d'Alice). Le but de Bob serait de deviner le nombre qu'il n'aura pas reçu : pour ça, il aurait droit de proposer un nombre fini quelconque d'essais ; autrement dit, il devrait proposer au Docteur No un ensemble fini de réels (on peut supposer, cela ne change rien, que les nombres transmis par Alice sont aussi mis dedans). Si les nombres initialement choisis par le Docteur No sont dans cet ensemble proposé par Bob, alors les mathématiciens seraient libérés ; dans le cas contraire, le Docteur No les tuerait avec des tortures particulièrement raffinées.

Le Docteur No est perplexe quant à la difficulté de cette épreuve et demande conseil à Georg Cantor (qui est emprisonné dans son donjon). Que lui répond Cantor ?

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(mercredi)

Suis-je (sommes-nous tous) un descendant direct de Charlemagne ?

La question titulaire de ce billet, suis-je un descendant direct de Charlemagne ? mérite sans doute quelques explications. Ce n'est pas l'aspect personnel qui m'intéresse ici : je prends Charlemagne comme référence non pas parce qu'il est historiquement important mais parce qu'il est quelqu'un ayant vécu à peu près à l'époque où la question posée est pertinente et ayant une descendance probablement nombreuse et documentée[#] jusqu'à ce jour, et je prends « moi » comme instance de « essentiellement n'importe quelle personne vivant en Europe (voire : sur Terre) actuellement », c'est-à-dire que la question est de savoir si nous descendons tous de Charlemagne et plus généralement de n'importe quelle personne ayant vécu autour de l'an 800 et ayant eu au moins un descendant direct à l'époque actuelle.

[#] Précisément, j'ai trouvé ça sur Wikipédia : 0. Charlemagne (748–814) ➤ 1. Louis le Pieux (778–840) ➤ 2. Charles II le Chauve (823–877) ➤ 3. Judith de Flandre (c.843–c.870+) ➤ 4. Baudouin II de Flandre (c.865–918) ➤ 5. Adalolphe de Boulogne (†933) ➤ 6. Arnoul II de Boulogne (†971) ➤ 7. Arnoul III de Boulogne (†990) ➤ 8. Baudouin II de Boulogne (†c.1030) ➤ 9. Eustache Ier de Boulogne (1010–1047) ➤ 10. Eustache II de Boulogne (†c.1087) ➤ 11. Eustache III de Boulogne (c.1050–c.1125) ➤ 12. Mathilde de Boulogne (c.1130–1152) ➤ 13. Marie de Boulogne (1136–1182) ➤ 14. Mathilde de Boulogne (1170–1210) ➤ 15. Henri II de Brabant (1207–1248) ➤ 16. Henri III de Brabant (1231–1261) ➤ 17. Marie de Brabant (1254–1322) ➤ 18. Louis d'Évreux (1276–1319) ➤ 19. Philippe III de Navarre (1306–1343) ➤ 20. Charles II de Navarre (1332–1387) ➤ 21. Charles III de Navarre (1361–1425) ➤ 22. Blanche Ire de Navarre (1387–1441) ➤ 23. Éléonore de Navarre (1426–1479) ➤ 24. Gaston de Foix (1444–1470) ➤ 25. Catherine de Navarre (1468–1517) ➤ 26. Henri II de Navarre (1503–1555) ➤ 27. Jeanne d'Albret (1528–1572) ➤ 28. Henri IV de France (1553–1610) ➤ 29. Louis XIII (1601–1643) ➤ 30. Philippe d'Orléans (1640–1701) ➤ 31. Philippe d'Orléans, le Régent (1674–1723) ➤ 32. Louis d'Orléans (1703–1752) ➤ 33. Louis-Philippe d'Orléans (1725–1785) ➤ 34. Louis-Philippe d'Orléans (1747–1793) ➤ 35. Louis-Philippe Ier (1773–1850) ➤ 36. Ferdinand-Philippe d'Orléans ➤ 37. Robert d'Orléans (1840–1910) ➤ 38. Jean d'Orléans, duc de Guise (1874–1940) ➤ 39. Henri d'Orléans (1908–1999) ➤ 40. Henri d'Orléans (1933–2019) ➤ 41. Jean d'Orléans (1965–)

Je précise aussi, et c'est important, que les mots descendant (direct) de dans ce billet ne font pas de différence entre hommes et femmes : on parle parfois de descendance cognatique (ou bilatérale) ; ceci est au contraire de ce qu'on appelle la lignée agnatique (ou patrilinéaire[#2]) laquelle considère que les femmes n'existent pas : il est certain que ni moi ni personne ne descend de Charlemagne en lignée agnatique parce que la lignée agnatique légitime des capétiens est éteinte, et même s'il y a évidemment plein de bâtards[#3], la tendance des lignés agnatiques à s'éteindre (je vais y revenir), surtout s'il n'y a pas la pression incroyable de maintenir la continuité d'un royaume ou d'un fief, fait qu'il est assez invraisemblable qu'il existe un descendant agnatique direct de Charlemagne vivant à l'heure actuelle.

[#2] J'utilise dans tout ce billet les mots agnatique (dans lignée agnatique), patrilinéaire ou (purement) paternel de façon essentiellement interchangeable. Ce n'est peut-être pas vraiment correct : pas que ces mots diffèrent par leur sens mais plutôt par leur emploi : agnatique semble s'utiliser en généalogie à l'échelle individuelle (p.ex., pour une famille royale ou noble), patrilinéaire dans l'étude des populations. Mais bon, je ne vais quand même pas rater l'occasion de frimer en montrant que je connais le mot agnat ! Ce qui me gêne plus est qu'il n'y a pas de terme symétrique pour matrilinéaire. (Le mot cognat ou l'adjectif cognatique s'utilise pour souligner qu'on inclut les femmes, mais il n'y a évidemment rien pour dire qu'on exclut les hommes.)

[#3] Le dernier carolingien agnatique direct documenté que je trouve en fouillant sur Wikipédia est Herbert IV de Vermandois (c.1032–c.1080) ou plutôt son fils déshérité qui n'a même pas de page Wikipédia : Herbert IV est descendant agnatique de Charlemagne sur 9 générations.

Cette question suis-je (sommes-nous tous) un descendant direct de Charlemagne ? m'amuse parce, que, au-delà de son côté anecdotique, elle soulève des questions intéressantes à la fois de mathématiques et d'histoire, et aussi, au niveau méta, d'épistémologie (comment saurions-nous une telle chose ? quel degré de certitude peut-on espérer ?). Mais aussi parce qu'elle suscite chez certains des réactions assez étonnantes : beaucoup de gens réagissent à cette affirmation comme si c'était l'idée la plus invraisemblable et saugrenue qui soit (du style mais tu le saurais évidemment si tu descendais de Charlemagne !).

Je peux dire d'emblée mon opinion complètement spéculative sur cette question : il me semble assez plausible que la réponse soit positive, non seulement pour moi mais même pour une grande partie de la population mondiale actuelle, même si je dois reconnaître que je l'affirme avec beaucoup moins de certitude pour, disons, le président chinois[#4] Xí Jìnpíng, que pour un européen typique. (Mais ça me paraît quand même crédible : c'est juste qu'il y a probablement beaucoup plus de lignées dans mon arbre généalogique qui remontent à Charlemagne qu'il n'y en a dans celui de Xí Jìnpíng.) Tout ceci, cependant, n'est que spéculation de ma part s'agissant des nombres précis (essentiellement : est-ce que les 40 générations qui nous séparent de Charlemagne suffisent pour qu'il soit l'ancêtre d'une énorme proportion de la population mondiale ?) ; mais je peux donner un cadre conceptuel aux arguments qui, lui, n'est pas spéculatif, et qui a aussi l'intérêt de faire le lien avec l'épidémiologie.

[#4] Bon, je reconnais que je suis un peu trompeur en prenant cet exemple, parce que, l'Eurasie étant connexe par voie de terre, il est certainement beaucoup plus facile de trouver un ancêtre européen d'un Chinois typique ou vice versa, que pour des populations séparées par des barrières géographiques qui eurent été infranchissables.

L'argument sous sa forme la plus basique est le suivant :

Nous avons tous 2 parents, 4 grands-parents, 8 arrière-grands-parents, 16 arrière-arrière-grands-parents, et, si on remonte 40 générations pour retomber à peu près à l'époque de Charlemagne, cela donne 1 099 511 627 776 ancêtres à ce niveau — mille milliards, soit quelque chose comme 4000 fois la population mondiale de l'époque (à la louche, 250 millions). Évidemment, cela veut dire que beaucoup de lignées retombent sur la même personne (il y a eu des mariages entre cousins plus ou moins éloignés), mais, pour dire les choses autrement, si je retraçait mes 1 099 511 627 776 ancêtres potentiels à 40 générations, chaque personne vivante à l'époque s'y retrouverait en moyenne 4000 fois. Tout le monde n'y est pas (ne serait-ce que parce que beaucoup de gens sont morts sans enfants, ou sans descendance directe à quelques générations), et tout le monde ne s'y retrouve pas avec la même multiplicité, mais si le nombre moyen d'occurrences est de 4000, il est assez difficile pour une personne donnée d'y échapper sauf à ne pas, justement, avoir de descendance du tout — or il est certain que Charlemagne en a.

Cet argument n'est pas correct, parce que les lignées ne sont pas indépendantes, elles ont tendance à rester dans un même milieu (surtout à une époque où on se déplaçait peu — aussi bien géographiquement que socialement), et dès lors qu'on a deux ancêtres identiques à la génération n, ils seront communs à toutes les générations au-dessus[#5]. Néanmoins, cet argument basique répond assez bien à l'incrédulité que beaucoup de gens manifestent devant la proposition tu descends de Charlemagne : les gens oublient facilement[#6] que les branches d'un arbre généalogique se multiplient exponentiellement quand on remonte dans le temps.

[#5] Mais bon, pour répondre rapidement à cette dernière objection, si on suppose que la consanguinité est assez faible pour que, en moyenne, chacun ait au moins 7 arrière-grands-parents distincts en moyenne (ce qui semble quand même raisonnable), au lieu d'avoir une croissance géométrique de raison 2 du nombre d'ancêtres, il est de raison ∛7 ≈ 1.913, et on a encore quelque chose comme 750 fois la population mondiale sur 40 générations. Autrement dit, même en supposant qu'on se marie très fréquemment entre cousins issus de germains, cela ne change vraiment pas grand-chose à l'argument.

[#6] Je veux dire que les gens aiment bien parler de ma famille et de ce qu'elle faisait il y a plein d'années, en oubliant qu'ils n'ont pas une famille mais 2n familles si on remonte sur n générations. Si on leur demande de préciser, ils consentent à dire s'ils parlent de la famille de leur père ou de leur mère. Ensuite, il faut insister un peu plus : OK, mais la famille du père de ton père ou de la mère de ton père ? OK, mais la famille du père du père de ton père ou de la mère du père de ton père ? OK, mais la famille du père de la mère du père de ton père ou de la mère de la mère du père de ton père ? (etc.)

Bref, les gens sans formation scientifique ont tendance à ne pas comprendre la croissance exponentielle.

Ça vous rappelle quelque chose, les gens ne comprennent pas les exponentielles ! ? Oui, il y a quelques années, plein de gens se sont lamentés de ce fait. Eh bien la comparaison avec l'épidémiologie n'est pas purement fortuite.

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(samedi)

Pourquoi l'interface des smartphones est-elle à ce point plus merdique que celle des ordinateurs ?

Mon smartphone actuel (un Pixel 4a de Google, acheté en juillet 2021 suite à un brickage accidentel du OnePlus 6 que j'avais précédemment) est en train de mourir, c'est-à-dire que sa batterie s'est mise à gonfler, donc il va falloir[#] que j'en achète un nouveau. Autant dire que la perspective de passer des jours à sauvegarder les données de l'ancien téléphone et de reconfigurer le nouveau autant que je possible à l'identique de l'ancien ne m'enchante pas. Mais j'ai déjà écrit un billet (lors de la migration de mon téléphone N−2 à mon téléphone N−1) pour expliquer combien l'opération est pénible, je ne vais peut-être pas le refaire pour la migration de N à N+1 ni à chaque fois que je rachète un téléphone, même si ce n'est pas l'envie qui me démange, à chaque fois, de raconter mes malheurs.

[#] On me fait remarquer que je peux sans doute trouver un réparateur prêt à changer la batterie. Je vais sans doute faire ça ne serait-ce que pour avoir un téléphone de secours, mais d'une part le gonflement de la batterie a endommagé la coque arrière, ce qui n'est sans doute pas très bon pour la solidité de l'appareil, d'autre part je suppose que le risque que le « réparateur » casse tout en essayant de changer une batterie pas prévue pour être changée est assez élevé, donc de toute façon il faut au minimum que je m'occupe de faire une sauvegarde complète[#1b] du téléphone.

[#1b] Je fais de toute façon des sauvegardes hebdomadaires des choses que je peux facilement sauvegarder (comme /data/data/com.android.providers.telephony/databases/mmssms.db). Mais une sauvegarde beaucoup plus complète, c'est vraiment très fastidieux.

Pour résumer quand même rapidement ce billet passé : Android[#2] ne fournit aucun système sérieux de sauvegarde des données du téléphone, ni aucun moyen de les extraire. La réponse de Google à ce problème, c'est en gros sauvegardez tout chez nous dans le cloud (ils proposent un truc qui fait ça, et c'est probablement ce qu'utilise la majorité des utilisateurs), mais c'est inacceptable à mes yeux, ne serait-ce que sur le principe parce que je n'ai pas l'autorisation de mes amis pour envoyer leurs coordonnées à Google, et même comme ça, ça semble marcher assez mal et ne concerner qu'une petite partie de ce que j'ai envie de sauvegarder d'un téléphone à l'autre. La manière dont je m'y prends, moi, c'est d'aller chercher application par application la base de données interne dans laquelle elle stocke son état, la recopier sur le nouveau téléphone, et prier pour que ça marche, et sinon, essayer de bidouiller comme je peux pour réparer le problème. Tout ça est immensément fastidieux, et je suis abasourdi qu'après 15 ans d'existence d'Android on en soit toujours à ce point lamentable[#3][#4].

[#2] Avertissement important pour les fanboys d'Apple : Je passe ce billet à me plaindre d'Android, parce que parmi les deux OS de smartphones qui dominent complètement le marché, c'est le seul que je connaisse un peu sérieusement. Mais il faut que je précise clairement que le mal que je dis d'Android ne doit pas être compris comme impliquant que j'aime bien iOS ou les iPhones ou l'écosystème d'Apple : je suis obligé de dire ça parce qu'à chaque fois que je parle d'Android il y a des pénibles qui viennent la ramener en parlant d'Apple. Peut-être qu'iOS permet plus facilement qu'Android d'extraire et sauvegarder les données d'une application du téléphone, de les modifier dans le dos de l'application, ou ce genre de choses, je n'en sais rien. Je crois comprendre que, pour les backups précisément, iOS est en effet infiniment meilleur qu'Android. Mais je crois aussi comprendre que l'iPhone ne permet même pas de faire tourner les applications qu'on veut dessus (qu'on aurait écrit soi-même, je veux dire) sans l'accord d'Apple, et qu'il a même fallu que la commission européenne tape du poing sur la table pour que les utilisateurs obtiennent ne serait-ce que le droit de faire tourner un autre navigateur Web que celui prévu par Apple. Et je suis par ailleurs sûr d'une chose, c'est qu'iOS ne peut pas être installé sur un téléphone autre que ceux d'Apple : donc même si iOS est peut-être moins pénible qu'Apple sur certains aspects précis dont je parle dans ce billet, il est beaucoup verrouillé plus sur d'autres aspects qui me paraissent encore plus importants (et dont je ne parle pas précisément parce que je n'ai pas de problème avec). Proposer d'aller voir chez iOS parce que j'ai un problème avec Android, c'est comme me proposer d'aller vivre à Dubaï quand je me plains de la France : c'est lunaire.

[#3] Bon, il semble que Lineage OS (la version communautaire d'Android que j'utilise) propose un truc appelé Seedvault qui est censé permettre une sorte de backup du téléphone sans faire appel au cloud de Google. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle vaut. Je vais peut-être essayer (voir par exemple ce commentaire Reddit). Mais je n'en attends pas des miracles.

[#4] Un point me laisse quand même profondément perplexe : les geeks sont peut-être dans la minorité, mais je ne suis quand même pas le seul à utiliser un téléphone Android, à être relativement compétent techniquement ou amateur de bidouille, à ne pas vouloir envoyer toutes mes données chez Google les yeux fermés (quand bien même ça marcherait parfaitement), et à quand même avoir besoin de changer de téléphone de temps en temps. (La simple existence de versions alternatives d'Android comme Lineage OS le prouve.) Alors que font les autres ? Et pourquoi est-ce que je n'arrive à trouver aucune information à ce sujet ? Les quelques copains geeks que j'ai essayé de presser sur la question ont hoché les épaules de façon évasive, ont botté en touche, ou ont carrément refusé de répondre (j'ai un ami qui m'a carrément dit qu'il considérait tout ça comme si traumatisant qu'il refusait d'en parler). Je m'étais déjà plaint lors de la migration de mon téléphone N−3 au N−2 de combien Android est hostile à la bidouille, mais ça ne cesse de m'étonner à quel point l'environnement qui l'entoure est toxique.

Mais je voudrais évoquer ici quelque chose d'un peu plus général : la manière dont les smartphones ont réussi à prendre quelque chose de pas très satisfaisant pour commencer, à savoir les systèmes d'exploitation et interfaces utilisateurs des ordinateurs, et à le transformer en quelque chose de bien pire, en cassant beaucoup d'abstractions qui fonctionnaient assez bien (la notion de fichier, la portabilité d'une machine à l'autre, le multitâche, etc.).

Conceptuellement, il n'y a rien qui distingue un smartphone et un ordinateur doté de périphériques comme un modem 5G et un appareil photo. Pour le grand public ce sont peut-être des catégories différentes (je ne sais pas vraiment comment les choses se catégorisent dans l'esprit de Madame Michu), et les revendeurs d'appareils essaient plus ou moins d'entretenir cette différence, mais fondamentalement il n'y en a pas, et bien sûr les smartphones actuels sont aussi puissants que les ordinateurs personnels d'il y a quelques années. Il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse pas poser son smartphone sur une station d'accueil pour lui brancher une alimentation, un clavier, une souris, un grand écran et éventuellement un disque dur, et s'en servir ainsi comme d'un ordinateur. Même le cœur du système d'exploitation Android, le noyau Linux, est une version à peine modifiée du même Linux qui sert dans beaucoup d'ordinateurs (il est vrai plutôt des serveurs). En outre, de toute façon, on s'en sert pour faire en gros la même chose : à savoir, faire tourner un navigateur Web.

Pourtant, les concepteurs de smartphone et de systèmes d'exploitation pour ceux-ci ont réussi à imposer une façon complètement différente d'interagir avec l'appareil, et je ne parle pas que de l'interface graphique mais aussi de la notion d'apps (et d'app store), de l'intégration logiciel-matériel, de l'intégration apps-données, etc., qui font que le smartphone se présente comme relevant d'une catégorie ontologiquement différente de l'ordinateur.

☞ Retour sur l'interface homme-machine des ordinateurs

Commençons par passer un peu en revue les éléments l'interface utilisée par l'ordinateur tel qu'il est utilisé par le grand public, dans essentiellement toutes ses saveurs (Windows, Mac ou différentes interfaces graphiques de Linux). Dans tous les cas il s'agit d'un système d'organisation qui hérite des anciens systèmes d'exploitation (des années ~1970) tels que Unix ou VMS qui fonctionnaient avant tout en ligne de commande (on tapait des commandes dans un terminal, voire dans un télétype, et on obtenait des réponses sous cette forme) : ce n'est que progressivement que les programmes interactifs, visuels puis graphiques, sont apparus, et cette filiation se sent encore. C'est notamment ces systèmes d'exploitation qui ont introduit le concept d'arborescence de fichiers qui reste encore valable.

Les données, donc, sont organisées autour de la notion centrale de fichier : le fichier est une abstraction pour une unité de données ayant un nom et un emplacement, et plus ou moins un type[#5] (tel que document texte, document PDF, image JPEG, etc.), il a un « utilisateur propriétaire » mais il n'a pas vraiment d'« application propriétaire ». Les fichiers sont organisés en arborescence de répertoires, une notion qui remonte essentiellement à Unix, et qui sert à la fois à l'organisation interne du système et à la présentation à l'utilisateur : l'arborescence de fichiers est donc essentiellement la même au niveau de l'interface ligne de commande que de l'interface graphique. Pour ne pas embrouiller l'utilisateur techniquement peu compétent, on ne lui présente simplement qu'un petit bout de l'arborescence, à savoir celle qui le concerne (son répertoire personnel, ou home dans la terminologie Unix), et on la présente sous forme graphique en montrant chaque fichier par une icône correspondant à son type, avec son nom en-dessous, et chaque répertoire, ou dossier comme une fenêtre qui peut s'ouvrir sur le bureau et qui montre les fichiers qu'il contient. Je simplifie un peu, mais c'est l'idée. Qui ne semble pas marcher si mal que ça.

[#5] Unix n'avait pas de notion de type de fichier, et il n'en a toujours pas vraiment : un fichier est juste une succession quelconque d'octets, et le système ne se soucie pas de ce qu'il représente. Pour la commodité des utilisateurs, la convention est née d'indiquer le type par une extension au nom du fichier (par exemple .txt pour un fichier texte brut ou .pdf pour un document PDF). Une notion de type un peu plus structurée a été introduite ultérieurement dans le cadre de l'infrastructure mail avec le type MIME, et les interfaces graphiques sur ordinateur tendent, de façon certes un peu aléatoire et incohérente, à attacher un type MIME à chaque fichier. Mais ce n'est pas vraiment imposé par le système.

Ça c'est pour l'organisation des données. Le code, c'est-à-dire les programmes, est présenté de façon un peu plus variée (les applications peuvent être montrées comme les fichiers d'un dossier applications, ou dans un rangement spécial), mais l'idée est toujours la même : chaque application permet d'accéder à l'ensemble des données stockées sur la machine sous forme de fichiers, et même s'il peut y avoir une association privilégiée (tel fichier s'ouvrira par défaut avec telle application), il n'y a pas vraiment de concept d'application propriétaire d'un fichier : si des données sont visibles avec une application, elles doivent l'être aussi avec une autre.

De même que les fichiers n'ont pas d'application propriétaire[#6], ils n'ont pas non plus d'ordinateur propriétaire : on peut les copier sur un stockage externe (comme une clé USB ou un disque externe), et ainsi les envoyer sur un autre ordinateur où ils pourront servir. On peut, bien sûr, les échanger par toutes sortes de protocoles Internet (par exemple en pièce jointe d'un mail).

[#6] En revanche ils peuvent avoir un utilisateur propriétaire, mais je n'en parle pas trop parce que l'usage des ordinateurs est de plus en plus personnel donc mono-utilisateur. À vrai dire, je ne sais pas si on sait encore faire un système d'exploitation véritablement multi-utilisateur, de nos jours (le fait que les serveurs utilisent tellement la « virtualisation » prouve que la séparation entre utilisateurs des OS qu'on fait tourner sur ces machines virtuelles est inadaptée — soit insuffisante soit au contraire trop rigide : une séparation bien faite permettrait, au niveau de l'OS de faire tout ce que la virtualisation permet). Mais ceci est une digression par rapport à mon sujet.

Au niveau interface graphique, chaque application se présente comme une fenêtre sur le bureau (qu'on va pouvoir mettre en plein écran si on veut se concentrer dessus). Il est vrai qu'il n'est pas toujours très clair si on peut lancer plusieurs instances d'une même application : alors que dans la ligne de commande Unix c'est une évidence qu'on peut normalement lancer plusieurs fois le même programme, dans une interface graphique ce n'est pas toujours évident, certains programmes vont simplement vous renvoyer vers l'instance déjà lancée ; mais au moins, si c'est le cas, ils vont vous permettre d'ouvrir plusieurs fenêtres du même programme, par exemple dans un traitement de texte pour éditer plusieurs documents, et cela apparaît donc visuellement comme si on avait lancé deux instances du même programme.

Les applications ont besoin de stocker des données d'état persistant : ceci correspond à une convention, apparue progressivement avec les interfaces graphiques, et dont on peut d'ailleurs contester le mérite, qui est que quand l'utilisateur change un paramètre dans une application (du genre, le format de papier, la langue par défaut, la police de caractère, que sais-je), quitte cette application et la relance, le réglage est dans l'état où il a été laissé en quittant l'application (plutôt que de redémarrer l'application à chaque fois dans un état vierge, ou de ne sauvegarder l'état des préférences que si l'utilisateur a choisi explicitement de le faire). La manière dont ces données d'état persistant sont stockées est plus épineuse parce que c'est une invention postérieure, et tous les systèmes d'exploitation ne se sont pas mis d'accord sur les mécanismes pour ça, ni toutes les applications sur la manière dont elles utiliseraient ces mécanismes. Un mécanisme possible pour stocker l'état des applications est celui du fichier de configuration : l'application va lire un fichier spécial lors de son démarrage, qui lui dit quoi appliquer comme réglages par défaut, et elle peut sauvegarder ce fichier lorsqu'elle quitte avec les changements faits par l'utilisateur. Le cas du système de configuration « mixte », c'est-à-dire qui peut être modifié manuellement par l'utilisateur (avec un éditeur de texte) ou automatiquement par l'application (lorsque l'utilisateur change un réglage) est un compromis peut-être un peu bâtard, et plus compliqué à gérer, entre ces deux possibilités, et on tend de plus en plus à utiliser des fichiers de configuration plus ou moins cachés, que l'utilisateur n'est pas censé éditer directement (si vous voulez changer les réglages, passez par l'application !), parce que c'est plus facile pour le novice ; certains fichiers de configuration sont même opaques, c'est-à-dire que leur format n'est pas documenté par l'application ; et certains systèmes d'exploitation fournissent d'autres mécanismes que le fichier pour stocker ce genre de préférences (comme des clés de paramétrages, ou bases de registre, ou ce genre de choses, qui vivent dans leur propre arborescence, distincte des fichiers). Bien entendu, les données d'état d'une application sont censées être la propriété de l'application qui les a créée.

La raison pour laquelle je raconte tout ça, c'est que les smartphones ont en gros pris ce modèle d'état persistant par application, et l'ont poussé à fond, au détriment du modèle de l'arborescence de fichiers.

☞ Disparition de la notion de fichier sur mobile

Il y a bien une notion d'arborescence de fichiers sous Android (puisque, sous le capot, c'est en fait un Linux, donc un Unix), mais elle est ⓐ presque complètement cachée à l'utilisateur (lequel n'a aucune idée, par exemple, que ses SMS sont stockés dans /data/data/com.android.providers.telephony/databases/mmssms.db et ne verra jamais ce nom de fichier apparaître nulle part), et ⓑ même pas vraiment familière aux utilisateurs d'Unix (par exemple il n'y a pas le /usr dont on a l'habitude). Cette arborescence de fichiers Android est un détail d'implémentation presque secret.

L'utilisateur d'un smartphone n'a pas face à lui des fichiers mais des applications, et ça change tout.

Autrement dit, dans le modèle d'interface des smartphones, au lieu d'avoir un espace commun, l'arborescence de fichiers, dans lequel on peut faire tourner différents programmes, on a plein de petits mondes cloisonnés, les applications (et même si les mots programme et application sont dans une large mesure interchangeable, le fait d'utiliser plutôt le second dans le cas des smartphones suggère une façon différente de les penser[#7]). Chaque application a son petit monde de données (les sauvegardes d'un jeu, les contacts du téléphone, les notes d'une application bloc-notes, les cartes d'une application de cartographie), mais par défaut ils sont hermétiquement séparés. Autrement dit, le monde des smartphones a pris la notion de données d'état d'une application qui existait dans le monde des ordinateurs et l'a poussé à son extrême : ce ne sont plus juste des réglages qui sont stockés de façon « interne » à l'application, c'est en gros l'ensemble de ses données.

[#7] Déjà, un aspect que je déteste avec les smartphones est que dès que vous avez un problème, même quand il s'agit de quelque chose d'extrêmement basique qui devrait faire partie des fonctions intégrées du système, on vous propose de résoudre ce problème en installant encore une app de plus, comme si c'était normal. Ceci donne naissance à un écosystème toxique où non seulement les apps sont essentiellement toutes propriétaires (et soit payantes soit infestées de pubs), mais nombre d'entre elles sont carrément malicieuses : en exploitant les lacunes du système d'exploitation à son niveau le plus basique, elles convainquent les utilisateurs de les installer pour remédier à ces lacunes, et en profitent pour lui soutirer des choses (le faire payer, lui faire regarder des pubs, lui voler ses données, ou carrément prendre le contrôle du téléphone). Il faudrait peut-être se demander pourquoi il y a tellement d'apps malicieuses sous Android et tellement peu sous Linux-sur-PC.

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(jeudi)

Parlons un peu des JO et du sport de compétition

Cet été, Paris a hébergé une compétition internationale dont je ne sais même pas si j'ai le droit de dire le nom tellement le Comité International O****ique est sourcilleux sur sa propriété intellectuelle[#], et la deuxième phase (dont je ne comprends pas bien dans quelle mesure ça fait partie du même événement ou si c'est un événement complètement séparé qui se trouve avoir lieu au même endroit dans la foulée) se déroule encore au moment où j'écris. Je me dis que ce serait l'occasion d'écrire quelques mots sur ce que je pense du sport de compétition.

[#] Je dis ça en rigolant, mais, sérieusement, l'attitude extraordinairement agressive avec laquelle cette organisation défend son pré carré et sa propriété intellectuelle (par exemple sur ce logo à anneaux que tout le monde connaît mais qu'il faut payer pour utiliser) est un révélateur qui me semble significatif de l'ambiance globalement malsaine que j'évoque tout au long de ce billet : on n'est pas là pour un idéal de valeurs partagées par l'Humanité tout entière mais pour un gros business bien juteux.

Mais quand j'y pense, je me retrouve un peu en mode il y a tellement de choses qui ne vont pas que je ne sais pas par où commencer (pardon pour le langage un peu fleuri, mais quand j'y réfléchis, j'ai plusieurs fois eu l'impression d'être en train de disséquer un étron et de trouver un autre étron plus petit à l'intérieur), donc ce billet va partir un peu dans toutes les directions, et le nombre de notes en bas de paragraphe en est d'ailleurs témoin.

Parties :

La ville bloquée pour les jeux

☞ La privatisation de l'espace public

Je pourrais commencer par l'impact de cette fameuse compétition (celle qui a lieu tous les quatre ans) sur la ville organisatrice. J'ai écrit un fil Twitter et sa suite ici (voyez ici et sur ThreadReaderApp ou bien ici et via Nitter si vous ne voyez pas aller sur Twitter ; ou ici et si vous préférez Bluesky) pour décrire un peu les choses telles que je les ai vues à Paris en cet été 2024 ; ce fil est d'ailleurs devenu assez « viral » sur Twitter (10.7 millions de vues, 67 582 likes et 10 309 reposts, je ne dis pas ça pour me vanter parce ce genre de choses dépend surtout du hasard, mais ce n'est, disons, pas l'audience que je fais habituellement quand je parle de maths, et ça suggère quand même un peu que j'ai fait vibrer une corde sensible), et d'ailleurs un journaliste de la BBC m'a même demandé si je pouvais faire une interview télé sur le sujet[#2].

[#2] Finalement ça n'a pas eu lieu (et j'en suis peut-être un peu soulagé, même si je n'étais pas forcé d'accepter) parce que l'actualité politique américaine était quand même plus importante qu'entendre David Madore râler contre les jeux à Paris.

Il y a plusieurs sous-aspects là-dedans. D'abord, je trouve en soi scandaleux qu'on privatise une ville pour un spectacle : l'espace public est censé être pour l'usage de tous, il n'est pas normal qu'on en attribue la jouissance exclusive à une manifestation privée. J'utilise à dessein l'adjectif privé, non seulement parce que le Comité International O***pique est organisme de droit privé[#3] malgré ses tentatives pour faire croire qu'il est une sorte d'ONU du sport, mais surtout, de façon plus pragmatique, parce qu'on conditionne l'accès à un espace public à la détention d'un billet (et pas peu cher) : la situation est donc très différente de, disons, l'utilisation de l'espace public pour une manifestation politique ou festive, ou quelque chose comme un spectacle en plein air ouvert à tous ; il est vrai qu'on accorde régulièrement des autorisations de tournage de films dans Paris, mais d'une part celles-ci sont conditionnées au paiement d'une redevance par le producteur, et d'autre part les conditions prévoient toujours que la circulation des piétons ne sera interrompue que pendant des très brèves périodes le temps d'une prise. Rien de tout ça n'est comparable à ces jeux qui ont opéré la privatisation d'une partie énorme de Paris, la fermeture de nombreuses stations de métro[#4] et de voies de circulation[#5] desservant Paris pendant des semaines.

[#3] Même si sa nature juridique est, il est vrai, un peu complexe : à ce sujet, je renvoie vers les documents liés dans la note #14 d'un billet récent.

[#4] Particulièrement scandaleuse est la fermeture de stations de correspondance quand on considère qu'elles ont été fermées même à la correspondance. L'argument complètement débile qui a été donné était : on ne peut pas permettre la correspondance lorsque l'accès est fermé parce que s'il y a besoin d'évacuer ce n'est pas possible. À quoi la réponse évidente est : eh bien gardez les sorties comme sorties de secours uniquement ! De toute façon vous ferez quoi si quelqu'un tire le signal d'alarme alors que la rame passe pile à cet endroit, ou s'il y a un incendie à ce moment-là ? Il faudra bien évacuer par là. (Et si le problème est qu'on a peur que quelqu'un fasse ça malicieusement, et en profite pour entrer dans le périmètre sécurisé malgré les zillions de flics partout, eh bien c'est la preuve que votre plan est complètement idiot et qu'il ne fallait pas faire ces jeux à Paris. Parce que les zones d'échange qui n'ont que des sorties de secours, c'est quand même tout à fait standard.)

[#5] Ces voies dédiées JO sont un scandale dans le scandale, un étron dans l'étron, d'autant plus qu'il semble que ce soit un caprice de star de la part du CIO. Les seules personnes qui ont légitimité morale à avoir une forme de priorité sur la route, ce sont les services d'urgence (pompiers, aide médicale d'urgence, police en intervention urgente). C'est déjà évident qu'en France la police abuse de façon grossière de son deux-ton. C'est encore plus honteux que les officiels de la République (président de la République, ministres, préfets et compagnie) profitent de leur rôle officiel pour se faire attribuer un deux-ton ou une escorte policière — je trouve qu'il faudrait leur retirer ce droit, ce qui contribuerait certainement à ce qu'ils soient plus compétents pour améliorer la fluidité du trafic routier où ils devraient poireauter avec tout le monde — mais au moins ces gens-là ont quelque légitimité démocratique à être traités différemment. Qu'on ait accordé aux officiels d'une organisation sportive privée un privilège exorbitant sur les routes d'Île-de-France est une violation grossière du principe d'égalité devant la Loi.

Le gros de ma colère va contre la décision de tenir la cérémonie d'ouverture sur la Seine, donc, de facto, de privatiser la Seine. Qu'on installe quelques stades temporaires çà et là avec un périmètre autour pour les épreuves elles-mêmes me semble, sinon acceptable, disons moins inacceptable. Et je répète que ma critique ne porte pas sur le fait, en soi, de tenir un spectacle sur la Seine, mais sur le fait que l'accès à la zone concernée soit réservée aux spectateurs munis de billet : l'espace public est censé être un bien public, ça ne devrait pas être dans le pouvoir ni de la ville ni du gouvernement français de le privatiser, fût-ce temporairement, de la sorte — et il me semble que si l'ordre juridique français le permet, c'est qu'il faut le revoir pour rendre une telle chose impossible.

(Là il faut faut que je réponde préventivement aux idiots qui seront tentés de dire mais une cérémonie comme celle des JO, surtout dans un endroit pareil, si on ne restreint pas l'accès d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas gérable du tout, parce qu'on m'a fait N fois des objections de ce genre : la réponse c'est simplement que si on ne peut pas le faire sans restreindre l'accès à l'espace public, eh bien il ne faut pas le faire du tout. Si on ne peut pas concilier les impératifs du spectacle avec ceux qui devraient faire partie des fondements de la société comme l'interdiction d'aliéner ou de privatiser à une telle ampleur l'espace public, alors ce sont les impératifs du spectacle qui doivent céder. Personne n'obligeait à ce que ces jeux aient lieu à Paris, ni, même sous cette contrainte, que cette cérémonie ait lieu sur la Seine.)

☞ Police et surveillance pour un spectacle

Mais ce n'est pas juste que l'espace public a été privatisé à grande échelle pour cette cérémonie, c'est aussi que cette privatisation s'est faite à grand renfort de moyens policiers complètement inouïs : qu'on restreigne la circulation des véhicules motorisés est une chose, mais on est allé jusqu'à interdire celle des piétons dans toute une bande autour de la Seine, et pendant une semaine avant la cérémonie. Les habitants du secteur concerné (ou les personnes y travaillant) devaient s'enregistrer à l'avance auprès des autorités policières pour avoir le droit de rentrer chez eux, et non seulement ça impliquait d'être fiché, mais il n'y avait même pas de garantie que le laisser-passer fût accordé[#6] au bout de la démarche. On a aussi vu des barrières apparaître un peu partout dans Paris (dont la fonction n'est franchement pas très claire). Et toutes sortes de moyens policiers exceptionnels (usage de l'IA dans la vidéosurveillance, usage de drones, etc.) ont été déployés de façon censément « exceptionnelle » et qui, bizarrement, vont être prolongés bien au-delà de la durée de la compétition en question.

[#6] Ceci mériterait un développement plus approfondi, mais je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est absolument pas normal ou acceptable que, sous prétexte qu'une personne est considérée comme dangereuse par les services de renseignement ou de sécurité, ses droits soient restreints de quelque manière que ce soit (assignation à résidence, ou au contraire interdiction d'y retourner, ou quelque restriction du genre) : la classification utilisée par ces services (comme le fameux fichage ‘S’) peut légitimement leur servir à décider quelles personnes surveiller, mais les libertés individuelles de la personne fichée ne devraient jamais, dans un état de droit, être limitées autrement que sous l'effet d'une décision de justice. En tout état de cause, ni la police ni aucune branche du pouvoir exécutif ne doit ni avoir le pouvoir d'empêcher quelqu'un de sortir de chez lui ni de rentrer chez lui (une société qui le pense est prête à sacrifier des libertés essentielles pour une sécurité temporaire et ne mérite ni la liberté ni la sécurité). Là aussi, il me semble assez urgent de modifier le droit français pour retirer à l'exécutif des pouvoirs dont ils ne devraient pas disposer.

Je n'étais pas du tout content des mesures d'absurdistan autoritaire prises pendant la pandémie, mais au moins ces mesures avaient une justification assez sérieuse (s'il y a quelque chose à débattre, c'est si les mesures étaient en adéquation à cette justification, si elles servaient vraiment). Là on parle juste d'un grand spectacle.

Je trouve extrêmement représentatif du délitement des libertés fondamentales et de l'attachement populaire à celles-ci dont je parlais récemment que, dans la mesure où il y a eu un scandale autour de cette cérémonie d'ouverture, c'était parce qu'elle était jugée trop woke ou trop peu respectueuse de telle iconographie religieuse ou autres débats complètement futiles et stupides, mais rien concernant le principe même d'avoir privatisé l'espace public et d'avoir déployé des moyens policiers nouveaux et dangereux pour les libertés publiques pour ce qui reste un spectacle privé. Rien concernant le fait d'avoir barricadé une grande partie de Paris pour ce spectacle.

(Comme plus haut, il faut faut que je réponde préventivement aux idiots qui seront tentés de dire mais une cérémonie en plein air comme ça, si le risque terroriste est élevé, requiert des moyens policiers extraordinaires qu'on m'a, là aussi, faite N fois : la réponse c'est simplement que si on ne peut pas tenir la cérémonie sans risque sur la sécurité et sans moyens policiers extraordinaires, eh bien il ne faut pas le faire du tout. Si on ne peut pas concilier Ⓐ le spectacle de la cérémonie, Ⓑ la sécurité contre le terrorisme, et Ⓒ les libertés fondamentales et plus largement la vie normale dans la ville, eh bien il faut sacrifier le moins important, et en l'occurrence c'est Ⓐ — on peut éventuellement discuter de l'importance relative de Ⓑ et de Ⓒ, j'ai mon idée là-dessus et vous la devinerez facilement, mais tout le monde doit être d'accord sur le fait que Ⓐ est moins important que Ⓑ ou Ⓒ. De nouveau, personne n'obligeait à ce que ces jeux aient lieu à Paris, ni, même sous cette contrainte, que cette cérémonie ait lieu sur la Seine.)

Il est difficile de savoir ce que les Parisiens dans leur ensemble ont pensé de ces jeux (indiscutablement, il y a des gens qui étaient enthousiastes), mais on comprend qu'au moins certains aient été assez irrités qu'on leur dise, en substance : On organise une énorme fête chez vous, et vous n'êtes pas invités, d'ailleurs vous n'aurez pas du tout le droit de venir, on va mettre de la police partout pour vous en empêcher. Et, au fait, ce sera à vous de payer. Et merci de sourire parce que le monde entier vous regarde. Si vous voulez voir quelque chose, ce sera à la télé. Enfin, selon vos abonnements, parce que les images sont soumises à un copyright qui ne sera pas pour vous non plus. Gros bisous de Lausanne !

Il y aurait encore des choses à dire sur l'argent que coûte toute cette extravagance[#7] (alors que les finances tant de la France que de la ville de Paris sont assez mal en point pour ne pas avoir besoin de cette charge supplémentaire) pour ce qui ressemble à une opération de glorification de quelques dirigeants politiques, mais là je dois convenir que, même si je ne suis pas personnellement d'accord avec la dépense, ça fait partie du périmètre normal de responsabilités des politiques[#8] qui l'ont actée. Et tout ceci est un peu une longue digression, donc passons plutôt au sujet du sport.

[#7] Reconnaissons quand même qu'il y a eu un effort assez authentique pour éviter une gabegie du même niveau que les quelques dernières occurrences de cette exubérance quadriennale. Donc à l'heure des comptes ce sera sans doute moins catastrophique que ça aurait pu l'être.

[#8] Je garde quand même au travers de la gorge que l'actuelle maire de Paris, qui pendant la campagne électorale de 2014 s'était montrée très réticente vis-à-vis de ces jeux (à la différence de sa principale opposante) a changé d'avis sans qu'on nous dise exactement pourquoi.

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(lundi)

Le Vexin, et mon sens de l'orientation

J'ai commencé il y a quelques mois à écrire une série de billets sur le tourisme en Île-de-France : il n'y a eu que deux parties (ici et ) pour l'instant, et je ne sais pas si (et encore moins quand) je trouverai la patience de continuer la série, mais je voudrais parler un peu du Vexin, parce que c'est possiblement le coin de l'Île-de-France que je préfère, mais aussi de ce qu'il m'a permis de comprendre sur le fonctionnement de mon propre sens de l'orientation. Je pourrai toujours copier-coller des bouts de ce billet ailleurs ou l'inclure par référence si je décide de continuer la série sur le tourisme.

[Personne de dos prenant une photo devant un paysage]

Image : Le poussinet photographiant une vue du Vexin (photo prise ici à Grisy-les-Plâtres le )

Le Vexin, donc, c'est le coin nord-ouest de la région Île-de-France. Enfin, plus correctement, je parle ici du Vexin français, par opposition au Vexin normand plus à l'ouest (que je connais moins bien, mais quand même un petit peu : forcément je vais être amené à en dire quelques mots aussi, mais je me concentre quand même surtout sur le Vexin français, et la distinction entre les deux n'est pas qu'administrative et historique, elle est aussi géographique voire géologique). L'extrémité nord-ouest (pour une certaine définition d'extrémité nord-ouest) de la région est d'ailleurs, en gros, le point triple entre les régions Île-de-France, Normandie et Hauts de France (ex Picardie), et on sait que j'ai une certaine fascination pour les points triples.

Il s'agit d'une province historique (résultant de la séparation de l'ancien pays de la tribu gauloise des Véliocasses en deux, le long de la rivière Epte, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911 : Vexin normand rive droite de l'Epte, et Vexin français rive gauche), mais sa délimitation actuelle est celle du parc naturel régional du Vexin français, dont les limites sont montrées ici sur OpenStreetMap. Administrativement, il s'agit plus ou moins du département du Val d'Oise, même si celui des Yvelines vient mordre sur la partie sud du Vexin (je ne sais pas pourquoi la limite a été placée où elle l'est, et pas à la Seine).

En voici la carte sur Géoportail ainsi que la carte topographique « Top25 » qui permet peut-être mieux de comprendre le relief (d'ailleurs voici une carte du relief spécifiquement). Mais selon mon habitude, je vais faire des liens vers OpenStreetMap dans la suite (autant que possible toujours à la même échelle, avec le marqueur positionné à l'endroit dont je parle ; donc il s'agit éventuellement de zoomer pour voir plus précisément de quel endroit je parle).

Géographiquement, c'est un plateau vallonné ; à l'est, il est délimité par l'Oise (passant notamment par l'Isle-Adam) qui coupe le plateau en un coteau assez escarpé, au sud, par la Seine (Meulan, Mantes-la-Jolie), qui le découpe en des falaises crayeuses parfois impressionnantes ; à l'ouest, j'ai déjà dit que c'était la vallée de l'Epte qui séparait le Vexin français du Vexin normand ; et au nord, la limite est moins claire mais on peut pousser un peu dans les Hauts-de-France jusqu'à la Troesne, la rivière qui passe à Gisors (ville très proche du point triple dont je parlais plus haut).

Points de repères urbains : Persan au nord-est, Pontoise au sud-est (mais il faut certainement exclure l'agglomération de Cergy-Pontoise du Vexin, lequel reste un territoire largement rural), Mantes-la-Jolie au sud légèrement à l'ouest (ou bien Vernon un peu plus à l'ouest), et Gisors au nord-ouest. Mais dans le Vexin lui-même, il n'y a que Magny-en-Vexin avec ses 5 800 habitants qui ressemble vaguement à une ville : donc c'est une zone essentiellement rurale.

[Paysage de champs verdoyants]

Image : Paysage typique du Vexin (photo prise ici à la « cave aux fées » vers Brueil-en-Vexin le )

Pour ce qui est du paysage, c'est une région agricole, mais le Vexin n'a pas du tout le même visage que la Beauce ou la Brie avec leurs immenses champs de céréales tout plats s'étendant à perte de vue : la surface du Vexin fait plus de place aux prairies, à l'élevage, à quelques vergers, et surtout, il s'agit d'un territoire beaucoup plus vallonné, donc on n'a pas ces grandes perspectives monotones de la Beauce ou de la Brie. Le Vexin est traversé par un certain nombre de petites rivières (Viosne, Sausseron, Aubette de Magny, Aubette de Meulan, Montcient ; oui, il y a deux Aubette dans le Vexin, c'est confusant), qui y découpent des vallées qui, en même temps qu'un boisement irrégulier, viennent interrompre les surfaces agricoles d'une manière qui évoque le bocage. Une recherche Google Images de paysage Vexin français donne une petite idée de ce à quoi ça ressemble (forcément, ce genre de recherche surreprésente le pittoresque, mais je trouve que ça colle assez bien avec ce que je ressens en me baladant dans le coin) : c'est vraiment très bucolique et très mignon.

Pour ce qui est du réseau routier, celui du Vexin est aussi assez caractéristique : à part l'axe sud-est↔nord-ouest reliant Cergy à Rouen en passant par Magny-en-Vexin (route départementale 14, qui devient la 6014 au-delà de l'Île-de-France où elle reprend le parcours d'une ancienne voie romaine, la chaussée Jules César), coupant plus ou moins le Vexin en deux, une autre route à peu près parallèle à celle-ci reliant Pontoise à Gisors (départementale 915), et enfin une route à peu près nord-sud reliant Mantes à Magny-en-Vexin (route départementale 983), les routes du Vexin sont petites, souvent sinueuses, et arrangées sans logique apparente.

Ces petites routes, du coup, sont souvent extrêmement jolies et pittoresques, et en même temps très variées, elles peuvent donner l'impression qu'on est dans un cocon coupé du monde ou, au contraire, dégager soudain une vue sur un paysage beaucoup plus vaste. Pour donner quelques exemples que j'ai appréciés en vrai et qu'on peut voir sur Google Street View, voyez par exemple ici sur la D142 entre Chaussy et Villers-en-Arthies, ici sur la D43 en approchant d'Avernes, ici sur la D913 en descendant vers la Roche-Guyon (et en apercevant la Seine en contrebas) ou encore ici sur la D147 entre Vétheuil et Villers-en-Arthies, ou enfin ici sur la D913 en entrant dans Vienne-en-Arthies.

[Église en ruines]

Image : Vestiges de l'ancienne église Saint-Gédéon de Banthelu (photo prise ici le )

J'ai dit qu'il n'y avait pas une seule ville à l'intérieur du Vexin (sauf peut-être Magny-en-Vexin si on est généreux sur le terme de ville, et peut-être Marines si on est vraiment très généreux), mais le territoire est ponctué de beaucoup de villages, allant du simple hameau au gros bourg, situés soit au sommet des buttes soit au contraire au fond des vallées. (La plupart ont un nom en -ville ou en -court, qui est d'ailleurs assez caractéristique du coin, cf. les cartes que j'avais postées ici sur Twitter ou ici sur BlueSky.) La construction traditionnelle typique du Vexin est en moellons de calcaire. L'habitat est sociologiquement intéressant, d'ailleurs, parce qu'il alterne, combine ou mélange les caractéristiques visuelles de hameaux agricoles, de quartiers pavillonnaires franciliens typiques, ou parfois de résidences secondaires appartenant sans doute à des urbains fortunés. Outre que, comme un peu partout en France, chaque village a sa petite église (parfois décrépite ou carrément en ruine, souvent maintes fois retapée au cours des siècles), il y a aussi un certain nombre de châteaux qui témoignent que la région a été prospère autour du XVIe siècle. L'ensemble est étonnamment varié ; et ces villages sont souvent vraiment jolis (là aussi on peut s'en faire une petite idée en faisant une recherche Google Images, mais le mieux est sans doute plutôt d'aller sur Google Street View et de se balader virtuellement, par exemple ici à Aincourt ou ici à Grisy-les-Plâtres juste à côté de l'endroit où a été prise la première photo illustrant ce billet).

Il y a quelques curiosités spécifiques à voir. L'endroit le plus connu dans le Vexin est certainement la Roche-Guyon, à peu près au coin sud-ouest (ici sur la carte et ici dans Google Street View), en bas sur la Seine, réputé être un des plus beaux villages d'Île-de-France, avec notamment son château, et le potager de son château (labellisé « jardin remarquable »). Mais ce qu'il y a de plus spectaculaire à la Roche-Guyon, en fait, ce sont les vues qu'on a sur la Seine, et sur la boucle de Moisson, quand on monte sur la corniche qui domine le village (voir par exemple celles que j'ai postées ici sur Twitter). Juste à côté de la Roche-Guyon (sur le plateau, au milieu de la forêt), mais beaucoup moins connu, il y a un arboretum (ici ; l'accès est libre et gratuit), qui n'est pas manucuré comme d'autres que j'ai vus, mais qui est intéressant parce qu'il s'agit d'une figuration en miniature de l'Île-de-France, c'est-à-dire que l'arboretum est divisé en huit parties, une pour chaque département d'Île-de-France, en en suivant à peu près le plan, avec des sentiers suivant le cours des rivières de la région, et les essences plantées ont été choisies pour évoquer celles qui caractérisent chaque département (cf. ici sur Twitter). Donc si on veut faire du tourisme en Île-de-France à l'échelle miniature, on peut visiter l'arboretum de la Roche. (Déception, cependant : il n'y a pas, dans l'arboretum, un mini-arboretum à l'endroit qui correspond à l'emplacement de l'arboretum dans la région.)

Il y a diverses curiosités archéologiques dans le Vexin, par exemple la cave aux fées, ici juste en-dehors de Brueil-en-Vexin, une allée sépulcrale néolithique au sujet de laquelle je renvoie à Wikipédia, mais bon, mon but n'est pas de faire un catalogue de tout ce qu'il y a à voir, et comme je ne suis pas particulièrement intéressé par l'archéologie, je ne mentionne que ce truc-là (que je suis allé voir, et ça n'a pas un grand intérêt à part qu'il y a une vue pas mal depuis le point en question, que j'ai d'ailleurs utilisée comme illustration ci-dessus).

Une curiosité sur laquelle je suis tombé complètement par hasard, perdue dans la forêt, c'est le « dôme de Vétheuil » (ici), une sorte de hangar construit par les Allemands pour cacher ou protéger leurs avions pendant la seconde guerre mondiale (voir ici un bref article du Parisien à son sujet, et ici sur Twitter quelques photos que j'en ai prises).

Parmi les autres choses que je peux mentionner dans le Vexin, il y a le sanatorium d'Aincourt (ici sur la carte), partiellement abandonné (mais qui sera peut-être réhabilité un jour), et qui est devenu un site d'urbex bien connu : j'en ai parlé dans ce billet. Mais même si, comme moi, on a une phobie des lieux abandonnés, on peut au moins aller jeter un coup d'œil à la partie qui n'est pas abandonnée de cet hôpital, parce qu'il y a un joli (quoique légèrement incongru à cet endroit) jardin zen (voir ici sur Twitter pour quelques photos que j'en ai prises en 2022).

[Jardin en bord d'un château]

Image : Le jardin des simples du domaine de Villarceaux (photo prise ici le )

Et sinon, au registre des jardins, outre le potager de la Roche-Guyon que j'ai mentionné plus haut, il y a quatre autres jardins labellisés « jardin remarquable » dans le Vexin : le domaine de Villarceaux (ici ; voir ce billet ainsi que ci-contre pour une photo), les jardins du château d'Ambleville (ici ; voir ici sur Twitter pour quelques photos), le jardin du musée de l'outil à Wy-dit-Joli-Village (ici) et le jardin de campagne de Grisy-les-Plâtres (ici). Bon, ne prévoyez pas d'y passer une journée, quand même, le dernier se visite en dix minutes environ.

J'ai parlé là uniquement du Vexin français, mais le Vexin normand a aussi des caractéristiques analogues. Je le connais moins (et je ne sais pas où en mettre les limites), mais il y a deux-trois endroits par là que je ne peux pas ne pas mentionner, au moins rapidement. D'une part, les Andelys (ici sur la carte ; je précise que l'‘s’ de Andelys ne se prononce pas), connus pour le Château-Gaillard et d'où on a une vue sur la vallée de la Seine peut-être encore plus impressionnante que depuis la Roche-Guyon (voir ici sur Twitter pour quelques photos). D'autre part, Lyons-la-Forêt (ici sur la carte ; notez que ce coup-ci l'‘s’ se prononce), qui est un village tellement mignon qu'on a l'impression qu'il a été construit pour la carte postale (voyez sur Google Street View, ou cherchez dans Google Images). Notez qu'il y a aussi un arboretum près de Lyons-la-Forêt (le jardin forestier des Bordins, ici) : celui-ci est plutôt consacré à l'exposition systématique de diverses essences d'arbres, donc c'est assez différent de celui de la Roche. Bon, et sinon, mais je ne sais pas si je dois classer ça dans le Vexin, il y a Giverny (ici sur la carte), connu parce que Monet y a vécu, et du coup c'est devenu un véritable piège à touristes (c'est comme Barbizon en forêt de Fontainebleau, mais encore pire : ça reste très pittoresque, certes, mais moi ça me donne quand même un peu envie d'aller ailleurs).

Sinon, en marge du Vexin mais ne faisant pas partie du Vexin, il y a la boucle de Moisson (par ici, en face de la Roche-Guyon) : c'est vraiment joli (par exemple on a une très belle vue sur Vétheuil depuis Lavacourt, cf. ici sur Google Street Maps), et la réserve naturelle offre une balade intéressante (j'avais mis quelques photos par ici sur Twitter). Mais je n'en parle pas plus, parce que ce n'est pas mon sujet : la Seine est, justement, difficile à franchir dans ce coin, faute de ponts, donc la boucle de Moisson (rive gauche) ne doit pas être considérée comme faisant partie du Vexin (rive droite).

Mais revenons au Vexin français.

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(vendredi)

Quelques points de droit français

Avant-propos (pourquoi ce billet ?)

Je me suis souvent dit qu'il fallait que quelqu'un se dévouât pour écrire un livre qui s'appellerait quelque chose comme Le droit français expliqué aux scientifiques (ou peut-être …aux geeks) et qui tenterait de combler le fossé culturel qui peut séparer les juristes et les gens comme moi plus habitués à la logique mathématique, au raisonnement scientifique et à l'écriture de code informatique.

Car si ces choses présentent une certaine ressemblance avec la manière de penser des spécialistes du droit (la tendance desquels au formalisme pointilleux et au coupage de cheveux en quatre ne peut pas ne pas intéresser le féru de logique formelle que je suis), il y a aussi d'importantes différences (à commencer par le fait que le droit ne se laisse pas complètement codifier sous forme de symboles (voire, rechigne carrément à l'utilisation de symboles), mais surtout n'admet pas vraiment les mêmes formes de déduction que les mathématiques, et utilise des termes parfois en conflit avec la terminologie scientifique). Disons que le droit a sa propre logique, à la fois analogue et pourtant parfois en désaccord irritant avec la logique mathématique ou scientifique. Ce qui peut donner au scientifique l'envie de s'y intéresser (j'ai d'ailleurs déjà mentionné sur ce blog mon intérêt pour le droit constitutionnel ; et ce fragment littéraire devrait illustrer mon intérêt pour certaines formes de procédure), si ce n'est simplement pour son importance pratique, mais ce qui peut aussi provoquer chez lui un grand énervement.

Les ouvrages spécialisés de droit qu'on trouve en librairies (et qui ont indiscutablement certaines qualités, par exemple celle d'avoir un plan extrêmement bien structuré) ne s'adressent pas à nous autres scientifiques, et ne vont pas répondre aux questions que nous nous posons naturellement quand on nous dit telle ou telle chose, questions qui sont sans doute assez différentes de celles que doivent se poser (outre il y aura ça à l'examen ?) les étudiants en droit à qui ces ouvrages s'adressent, et à plus forte raison de celles des praticiens du droit. Surtout que, quiconque a un peu fréquenté ce blog sait que non seulement j'ai sur beaucoup de choses un point de vue de scientifique mais j'en ai aussi un de théoricien (pour ne pas utiliser un terme plus salace). Quant aux ouvrages de vulgarisation du droit destinés au grand public, ils n'ont essentiellement aucun intérêt pour qui s'intéresse, justement, à la théorie.

Il y a naturellement d'autres ressources intéressantes qu'on peut trouver çà et là, notamment en ligne : Wikipédia évidemment (très précieux sur certains sujets, complètement incohérent sur d'autres), certains blogs de juristes (je pense notamment à Verfassungsblog pour le droit constitutionnel/politique comparé et Jus politicum pour son analogue français), divers sites institutionnels (par exemple les cahiers du Conseil constitutionnel), mais mentionnons aussi ce très précieux Guide de légistique (qui est une documentation interne utilisée par les services gouvernementaux qui rédigent les lois et le règlement, et qui regorge d'informations intéressantes sur les procédures et l'art d'écrire le droit). Il y a aussi des informations étonnamment claires et précises concernant certaines questions de droit administratif sur le site de la CFDT Fonctions Publiques (par exemple ici et ), et ne négligeons pas la Grande Bibliothèque du Droit du Barreau de Paris (c'est une sorte de Wiki interne du Barreau), et ce cours de droit en ligne dont la qualité des fiches est cependant très inégale. Mais tout ça part, évidemment, un peu dans tous les sens.

Pour ma part, je commence à avoir lu[#] un bon petit paquet de livres de droit (public et privé), ainsi qu'un petit nombre d'articles de recherche[#2]. Et d'ailleurs aussi de droit comparé et d'histoire du droit, parce que je suis aussi intéressé par la question de la manière dont ces règles bizarres et parfois absurdes apparaissent. Je ne dirais certainement pas que je m'y connais (ne serait-ce que parce que j'ai choisi les sujets juridiques qui suscitent ma curiosité intellectuelle, sans aucune visée à la cohérence ou complétude de mes connaissances, encore moins à une quelconque application pratique ; et par ailleurs je suis loin d'avoir retenu tout ce que j'ai lu dans, disons, le Chapus, parce que je n'ai pris aucune note, n'ayant aucun concours ni examen à présenter sur le sujet), mais disons que j'ai fini par avoir une idée sur la manière dont fonctionnent certains des éléments qui me semblaient initialement complètement abscons.

[#] Oui, je suis du genre à laisser traîner dans mes toilettes des livres comme Droit constitutionnel et institutions politiques de Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, ou Les institutions de l'Union européenne d'Yves Doutriaux ou encore le Droit pénal comparé de Jean Pradel, ou enfin Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse (pour ne citer que quelques uns), et en lire quelques pages à chaque fois que je fais ma besogne. Ce qui est bien avec ce genre de livres, c'est que contrairement aux romans, ils se lisent très bien de façon hachée.

[#2] En profitant parfois des abonnements qui me sont disponibles par mon appartenance, ou mon ancienne appartenance à des institutions académiques qui ne sont pourtant pas spécialisées en droit.

Je n'aurais donc pas la prétention de pouvoir écrire Le droit français expliqué aux scientifiques que je réclame de mes vœux, mais je pense quand même pouvoir apporter quelques éléments explicatifs sur quelques points du droit français.

L'objet de ce billet est donc d'expliquer certains éléments de droit français à destination des gens qui n'y connaissent rien mais qui ont un peu le même genre de façon de penser[#3] que moi. Mais en même temps il s'agit d'exprimer mon incompréhension quant à d'autres points que je n'ai pas compris, ou de poser des questions à leur propos, dans l'espoir que quelqu'un puisse y répondre. Et, comme je n'ai pas pu m'en empêcher, il s'agit enfin d'en profiter pour râler sur la manière dont certaines choses sont faites, pensées ou simplement présentées en droit français : râler que ceci est illogique, râler que ceci est injuste, râler que ceci tout simplement stupide, je me permets librement de critiquer, d'abord parce que râler est une de mes activités préférées, mais aussi parce que, dans une démocratie, le droit est censé être au service des citoyens et la justice est rendue au nom du peuple français, donc il est normal de critiquer ce qui semble critiquable.

[#3] Cette façon de penser est peut-être représentée par le jeu Nomic qui consiste, essentiellement, à créer un système juridique, et à le modifier ensuite en recherchant une façon d'en exploiter les failles.

Je mélange librement, donc, explications, interrogations et critiques. J'espère que la tournure des phrases permettra aisément de savoir dans quel cas de figure on est.

Mais bien sûr, même dans les passages qui se veulent explicatifs, outre que j'ai délibérément simplifié des choses (comme je le fais quand j'écris de la vulgarisation mathématique : c'est tout un art de glisser de la poussière sous le tapis en essayant de ne rien dire de vraiment faux), il se peut toujours que j'aie mal compris certaines choses (je ne fais, après tout, que redire à ma façon ce que j'ai lu dans des sources variées et que ma mémoire restitue avec les imperfections inévitables d'un cerveau de matheux qui lit un sujet qui ne lui est pas familier). Bref, il se peut que je me trompe sur certains (ou même beaucoup) de points que je vais raconter, et j'entends bien qu'on me corrige.

Table des matières

Les textes

Le droit écrit

La première chose à dire sur le droit (français, mais évidemment pas seulement français), c'est qu'il est, et c'est bien heureux, largement écrit. C'est-à-dire qu'il existe des textes juridiques normatifs (Constitution, lois, décrets…), que chacun peut lire, qui définissent des règles du droit : pas toutes les règles du droit mais de grandes parties du droit.

Écrit est dit ici par opposition à d'autres formes que peuvent prendre la règle de droit : coutumière, traditionnelle, orale, jurisprudentielle (termes qui se recouvrent en partie, mais pas complètement, et qui jouent aussi un rôle en droit français comme je le dirai plus bas).

Chacun de ces textes est pris (c'est-à-dire écrit et conféré d'une force juridique) par une institution dotée d'une certaine autorité et selon certaines règles (qui elles-mêmes devraient être régies par des textes normatifs), autorité qui peut ensuite, éventuellement, le modifier, là aussi selon certaines règles, ou bien lui faire perdre sa force.

Lorsque le texte a effectivement force juridique, on dit qu'il est en vigueur, et quand il la perd, on dit qu'il est abrogé ; je reviendrai plus bas sur la question des modifications et de la forme qu'elles prennent. Généralement, les textes sont divisés en articles, numérotés de manière un peu folklorique (je vais y revenir), et parfois, quand le texte est long, il y a aussi un plan (avec des divisions imbriquées typiquement nommées, par ordre de taille décroissante : partie, livre, titre, chapitre, section, sous-section et paragraphe ; leur numérotation est indépendante de celle des articles). On appelle légistique la discipline qui se préoccupe de l'art de rédiger les lois ou autres textes normatifs (comment les écrire, les désigner, les numéroter en interne, les modifier) : c'est une discipline distincte du droit mais qui interagit forcément avec elle (un peu comme la typographie interagit avec la linguistique), et je vais être amené à en reparler.

Les textes normatifs qui font l'ossature du droit français appartiennent à un certain nombre de types, ce qui conduit déjà à tenter de dresser une typologie, dont on verra aussi qu'elle constitue une forme de hiérarchie.

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(vendredi)

Introduction aux mathématiques constructives : 2. entiers naturels et principes d'omniscience

Je continue ma série d'introduction aux mathématiques constructives en parlant d'entiers naturels, de suites et de « principes d'omniscience ». Ce billet est la continuation de celui-ci, qu'il n'est pas forcément nécessaire d'avoir intégralement lu mais auquel je renvoie au moins pour l'avant-propos expliquant de quoi il est question (je renvoie aussi à ce billet plus ancien pour une explication générale et historique à ce que sont les maths constructives).

Table des matières

L'ensemble ℕ des entiers naturels, et diverses formes de récurrence

Comme en maths classiques, il y a plusieurs approches fondationnelles pour faire apparaître l'ensemble des entiers naturels, mais il faut forcément postuler quelque chose (au moins l'existence d'une sorte d'ensemble infini) ; si on aime le point de vue ensembliste, pourra identifier, comme proposé par von Neumann, 0 avec ∅, 1 avec {0}={∅}, 2 avec {0,1}={∅,{∅}}, 3 avec {0,1,2}, etc., mais il est sans doute préférable de traiter les entiers naturels comme « atomiques » : je n'ai pas envie de rentrer dans ces considérations-là. Toujours est-il que, d'une manière ou d'une autre, on va vouloir postuler ou démontrer que :

Il existe un ensemble noté ℕ et appelé ensemble des entiers naturels, muni d'un élément 0∈ℕ (appelé zéro) et d'une fonction S:ℕ→ℕ (la fonction successeur), vérifiant le principe de récurrence :

‣ Si E est un ensemble quelconque, eE un élément et f:EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et uS = fu (c'est-à-dire u(S(n)) = f(u(n)) pour tout n∈ℕ).

On dit alors que u est construite par récurrence par itération de f à partir de la valeur initiale e. (Concrètement, u(0)=e, u(1)=f(e), u(2)=f(f(e)) et ainsi de suite.)

Comme en maths classiques, il existe toutes sortes de variations autour de ce principe de récurrence. Celui que je viens d'énoncer est un principe de récurrence « catégorique » ou « universel » (parce qu'on peut le décrire de façon savante en théorie des catégories) ; mais on peut en déduire d'autres principes peut-être plus familiers, comme les suivants (ce que je raconte ci-dessous n'est pas spécialement liée aux maths constructives, mais comme je me suis un peu gratté la tête pour retrouver comment les obtenir, autant prendre la peine d'écrire ces preuves explicitement) :

  • Récurrence avec paramètre : si E est un ensemble quelconque, eE un élément et g:ℕ×EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et u(S(n)) = g(n,u(n)) pour tout n∈ℕ.

    Autrement dit, dans une définition par récurrence, on a le droit d'utiliser l'indice n du terme défini et pas juste la valeur du terme précédent.

    (Pour le démontrer à partir du principe de récurrence tel que je l'ai énoncé plus haut, il suffit d'appliquer ce dernier à l'ensemble ℕ×E avec la valeur initiale (0,e) et f(n,v) = (S(n),g(n,v)) : la première coordonnée du U:ℕ→ℕ×E ainsi obtenu est forcément l'identité d'après l'unicité dans le principe de récurrence sans paramètres, et la condition sur la seconde coordonnée est exactement la condition de la récurrence avec paramètre. ∎)

  • Récurrence sur les propriétés : si P⊆ℕ est une partie de ℕ telle que 0∈P et ∀n∈ℕ.(nPS(n)∈P), alors en fait P=ℕ.

    Autrement dit, si une propriété est vraie en 0 et est vraie en S(n) à chaque fois qu'elle est vraie en n, alors elle est vraie en tout n∈ℕ.

    Démonstration à partir des points précédents : Déjà, on peut déjà remplacer P⊆ℕ par sa fonction indicatrice p:ℕ→Ω, qui vérifie du coup p(0)=⊤ et ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), et le but est de montrer que p vaut constamment ⊤.

    Si à la place de ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))) on avait fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇔ p(S(n))), c'est-à-dire ∀n∈ℕ.(p(S(n))=p(n)) ce serait facile puisque c'est une relation de récurrence sur la fonction p qui est aussi vérifiée par la fonction constamment égale à ⊤, donc l'unicité dans le principe de récurrence, appliqué à E=Ω, e=⊤ et f=idΩ montre que p(n)=⊤ pour tout n.

    Mais comme on a seulement fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), il faut s'y ramener. Voici une possibilité (il y a peut-être plus simple, je ne sais pas) : on définit q:ℕ→Ω par récurrence par q(0)=⊤ et q(S(n)) = p(n)∧q(n) (ceci utilise la récurrence avec paramètre : E=Ω, e=⊤ et g(n,v) = p(n)∧v dans la notation du point précédent), et on définit aussi r(n) = p(n)∧q(n). Alors r(n) = p(n)∧q(n) = q(S(n)) par définition, et comme p(n) implique p(S(n)) (c'est notre hypothèse), on voit que r(n) implique p(S(n))∧q(S(n)), c'est-à-dire précisément r(S(n)) ; or réciproquement, r(S(n)) signifie p(S(n))∧q(S(n)), ce qui implique notamment q(S(n)), qui est égal à r(n) ; bref, on a montré ∀n∈ℕ.(r(n) ⇔ r(S(n))). Par ce qui vient d'être dit (paragraphe précédent), on voit que r(n) est vrai pour tout n, c'est-à-dire que p(n)∧q(n) l'est, et notamment p(n) est vrai pour tout n. ∎

On peut alors démontrer la proposition fondamentale suivante :

Proposition : tout entier naturel n est soit égal à 0 soit est le successeur d'un entier naturel m (c'est-à-dire n=S(m)) ; de plus, ces deux cas sont exclusifs (c'est-à-dire que zéro n'est pas le successeur d'un entier naturel) et le m dans le deuxième cas est unique (c'est-à-dire que la fonction S est injective).

Démonstration : On va observer successivement les points suivants :

‣ ① Tout entier naturel est soit 0 soit de la forme S(m) (autrement dit, ∀n∈ℕ.(n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)))).

Ce point ① se démontre par une récurrence triviale sur n : la propriété que je viens de dire est trivialement vraie en 0 et trivialement vraie en S(m) si elle l'est en m (on n'a même pas besoin d'utiliser l'hypothèse de récurrence !).

Il reste à expliquer que la disjonction est exclusive et que le m est unique.

À cet effet, notons ℕ⊎{⬥} la réunion disjointe de ℕ et d'un singleton dont l'élément sera noté ‘⬥’.

Alors il existe une (unique) fonction D : ℕ → ℕ⊎{⬥} telle que D(0)=⬥ et D(S(n))=n pour tout n∈ℕ. En effet, je viens d'en donner une définition par récurrence avec paramètres (et j'ai expliqué plus haut pourquoi une telle définition est légitime).

Considérons dans l'autre sens la fonction S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ définie par S′(⬥)=0 et S′(n)=S(n) si n∈ℕ : cette définition est légitime par les propriétés générales des unions disjointes (définir une fonction sur XY revient à la définir sur X et sur Y séparément).

‣ ② Les fonctions D : ℕ → ℕ⊎{⬥} et S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ qui viennent d'être définies sont des bijections réciproques entre ℕ et ℕ⊎{⬥}.

En effet le fait que DS′=idℕ⊎{⬥} est immédiat sur les définitions, et le fait que S′∘D=id se vérifie séparément pour 0 et pour S(m), ce qui, d'après le point ①, suffit à conclure.

‣ ③ La fonction S est injective : ∀m₁∈ℕ.∀m₂∈ℕ.((S(m₁)=S(m₂))⇒(m₁=m₂)).

Ceci découle du point ② : si S(m₁)=S(m₂) alors D(S(m₁))=D(S(m₂)), c'est-à-dire m₁=m₂. (On, si on préfère : S est la restriction à ℕ de la fonction S′ qui est bijective donc injective, donc S elle-même est injective.)

‣ ④ L'élément 0 de ℕ n'est pas de la forme S(m) (i.e., ¬∃m∈ℕ.(0=S(m)), donc la disjonction au point ① est exclusive).

En effet, si S(m)=0 alors D(S(m))=D(0), c'est-à-dire m=⬥, contredisant le fait que la réunion ℕ⊎{⬥} a été prise disjointe.

Ceci conclut tout ce qui devait être démontré. ∎

Je répète que tout ceci n'a pas vraiment de rapport avec les maths constructives : il s'agissait ici de démontrer les axiomes de Peano (qui sont, en gros, les points ③ et ④ de la démonstration ci-dessus, ainsi que la récurrence sur les propriétés telles qu'énoncée plus haut) à partir du principe de récurrence « catégorique » que j'ai postulé. En arithmétique du premier ordre, ce sont ces axiomes de Peano qu'on va postuler, mais ici je travaille librement avec des ensembles, et c'est quand même important de savoir qu'on peut — et de façon complètement constructive — démontrer les axiomes de Peano dans le contexte où je me suis placé. Mais tout ce qui vient d'être écrit n'est quand même pas complètement hors sujet pour un billet sur les maths constructives, parce que j'ai notamment prouvé que pour tout entier naturel n on a n=0 ∨ ¬(n=0) (vu que j'ai prouvé n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)) et que ¬(S(m) = 0)), ce qui est l'ingrédient essentiel pour pouvoir dire que ℕ est discret, cf. ci-dessous.

On peut ensuite dérouler les définitions et sorites habituels sur les entiers naturels. L'addition ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m+n est définie par récurrence sur n par m+0=m et m+S(n)=S(m+n) ; la multiplication ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m×n est définie par récurrence sur n par m×0=0 et m×(S(n))=(m×n)+m (et on pose 1:=S(0), ce qui ne doit pas causer de confusion avec la notation pour un singleton, avec lequel on peut d'ailleurs choisir d'identifier 1 si on travaille sur des fondements ensemblistes) ; l'exponentiation ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦mn est définie par récurrence sur n par m↑0=1 et m↑(S(n))=(mnm ; et l'ordre large (≤) ⊆ ℕ×ℕ (qu'on peut préférer voir comme sa fonction indicatrice ℕ×ℕ→Ω) par mn ssi il existe k tel que n=m+k (et on définit nm comme synonyme de mn, et m<n ou n>m comme synonyme de S(m)≤n disons).

Comme je l'avais évoqué dans un bout d'une entrée précédente sur le sujet, « la plupart » des résultats arithmétiques du premier ordre (i.e., ne parlant que d'entiers naturels, pas de fonctions ou de parties des entiers naturels) valables en maths classiques restent valables en maths constructives. Par exemple :

  • l'addition est associative et commutative et 0 est neutre pour elle, la multiplication est associative et commutative et 1 est neutre pour elle, la multiplication est distributive sur l'addition, l'exponentiation vérifie les règles de calcul dont on a l'habitude ;
  • l'ordre est total et se comporte comme on s'y attend venant des maths classiques : si m,n∈ℕ alors mn ou mn, et en fait on a exactement une des trois affirmations m<n ou m=n ou m>n, on a mn si et seulement si m<n ou m=n, on a mn si et seulement si ¬(m<n), on a m<n si et seulement si ¬(mn) ;
  • l'ordre est compatible avec les opérations au sens où par exemple mn et m′≤n′ impliquent m+m′≤n+n′ et m×m′≤n×n′ ;
  • la division euclidienne, la définition des nombres premiers, l'existence et l'unicité de la décomposition en facteurs premiers, tout ça fonctionne essentiellement comme en maths classiques (je ne rentre pas dans les détails).

J'insiste notamment sur le fait que pour m,n entiers naturels, on a (m=n)∨¬(m=n) : c'est-à-dire que ℕ est discret comme défini précédemment. Il est donc légitime d'écrire mn pour ¬(m=n).

Il n'est donc pas abusé de dire que l'arithmétique du premier ordre voit « très peu de différences » entre les maths constructives et les maths classiques. Il y a la même ressemblance pour toute la théorie des structures finies (groupes finis, graphes finis, ce genre de choses), quand on définit fini comme en bijection avec {1,…,n} pour un certain n∈ℕ, ce que j'expliquerai après ; c'est-à-dire dès lors que la structure peut se « coder » comme entiers naturels et donc se représenter en arithmétique du premier ordre : intuitivement, l'explication est que les énoncés décidables par énumération de tous les cas ne peuvent pas se comporter différemment en maths constructives des maths classiques.

J'écris la plupart des résultats et très peu de différences entre guillemet, parce que même en arithmétique du premier ordre, il n'est pas correct que tout énoncé démontrable classiquement est démontrable constructivement. Le résultat technique précis, que j'avais déjà évoqué en passant dans un billet précédent, est que tout énoncé arithmétique Π₂ démontrable dans l'arithmétique de Peano est démontrable dans l'arithmétique de Heyting [la théorie donnée en logique intuitionniste par les axiomes de Peano du premier ordre usuels] : ici, Π₂ signifie qu'il est quantifié de la forme ∀∃, c'est-à-dire une succession de quantificateurs universels devant une succession de quantificateurs existentiels, tous portant sur des entiers naturels, devant un énoncé à quantificateurs bornés (donc, en pratique, finiment testable). Pour trouver des affirmations du premier ordre sur les entiers naturels intéressantes qui sont démontrables classiquement mais pas constructivement, il faut se gratter un peu la tête, mais c'est possible. Je pense que la plus simple est toute machine de Turing soit termine soit ne termine pas (ce qui est classiquement trivial mais pas démontrable en arithmétique de Heyting) ; bien sûr, formaliser ceci exige de définir au préalable (arithmétiquement au premier ordre) la notion de machine de Turing. J'avais plus ou moins expliqué ce fait dans ce billet passé. (On peut même donner des machines de Turing précises et explicites dont on ne peut pas montrer constructivement qu'elles terminent ou ne terminent pas, mais ceci exigerait d'être plus précis que je ne l'ai été sur les fondements que j'ai utilisés, parce qu'en gros il s'agira de la machine de Turing qui recherche une contradiction dans les fondements en question.)

Néanmoins, cette ressemblance entre maths classiques et maths constructives vaut pour l'arithmétique du premier ordre, i.e., tant qu'on ne parle (et surtout, ne quantifie sur) que des entiers naturels. Dès qu'il est question de suites (cf. plus bas) ou surtout d'ensembles d'entiers naturels, les différences entre maths classiques et constructives apparaissent clairement.

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(lundi)

Quelques remarques sur les modes de scrutin

Les élections en France[#] font l'objet d'une forme de ritualisation qui me fait penser à la consultation de l'Oracle de Delphes : après des incantations propitiatoires d'usage, on interroge le Peuple Souverain, qui s'exprime, comme la Pythie, de façon totalement absconse, et ensuite chacun interprète la réponse de la manière qui l'arrange, c'est-à-dire en expliquant que le Peuple Souverain l'a adoubé pour exercer le pouvoir, ou bien que les adversaires sont Trop Méchants et ont faussé le jeu par leurs viles manœuvres politiciennes. (Cela ne se fait pas, en revanche, de dire que les électeurs sont des cons, ce que pourtant bon nombre de politiciens doivent penser en leur for intérieur.)

[#] Pas seulement en France, bien sûr : je suppose que c'est le cas dans n'importe quelle démocratie où aucun parti n'est hégémonique et où une alternance est effectivement possible au sens où l'issue d'un scrutin fait peser une incertitude significative sur comment et par qui le pays sera dirigé.

Et au milieu de ça, il y a occasionnellement une petite musique qui se fait entendre selon laquelle on devrait changer de mode de scrutin, parce que le mode actuel est injuste ou souffre de tel ou tel défaut. Ceci m'amène à faire les remarques et réflexions (pas très profondes) suivantes sur les modes de scrutin et l'opportunité de réformer ceux qui sont utilisés en France.

  1. Oui, les modes de scrutin utilisés en France, au moins dans les élections présidentielle et législatives, sont assez pourris. Ce ne sont pas le pire (le pire est sans doute celui utilisé aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni ou ailleurs, dans lequel on fait un seul tour de scrutin et on donne le poste à la personne arrivée en tête : c'est le plus simple, et c'est aussi le plus épouvantable qui soit formellement démocratique), mais peut-être que justement parce que ce ne sont pas le pire il est plus facile de ne pas faire attention à leurs défauts.

    Notamment, le fait de voter par circonscriptions indépendantes lors des législatives fait que la composition de l'assemblée élue s'écarte typiquement beaucoup d'une représentation proportionnelle (i.e., le nombre de sièges reçus au parlement par les différents partis n'est pas dans les proportions où on a voté pour eux) ; et le mode de scrutin uninominal à deux tours ne permet pas d'exprimer des préférences ordinales et ne vérifie généralement pas le critère de Condorcet (qui demande que si un candidat est préféré par une majorité des électeurs à tout autre candidat alors ce candidat sera forcément élu).

  2. Néanmoins, il faut immédiatement préciser qu'aucun mode de scrutin n'est idéal.

    Il y a des théorèmes mathématiques précis à ce sujet (celui d'Arrow, celui de Gibbard-Satterthwaite, celui de Duggan-Schwartz, celui de Chichilnisky-Heal, et sans doute plein dont je n'ai jamais entendu parler).

    Mais en fait, ce n'est pas clair que ces théorèmes soient vraiment pertinents ici : ils reposent généralement sur une variante ou une autre du paradoxe de Condorcet (à savoir : même si les préférences de chaque électeur sont cohérentes, il est possible qu'une majorité d'électeurs préfère A à B, qu'une majorité d'électeurs préfère B à C et qu'une majorité d'électeurs préfère C à A, ce qui posera manifestement un problème sérieux à tout mode de scrutin), or je ne suis pas sûr qu'il existe beaucoup de situations réelles du monde réel où le paradoxe de Condorcet apparaisse dans les préférences de l'électorat (en tout cas, je n'en vois pas dans le fond du débat politique français actuel ; mais n'hésitez pas à me détromper en commentaire).

  3. Le problème dans le monde réel et non mathématique est plutôt qu'on ne sait pas très bien ce qu'on attend d'un mécanisme de vote, et les choses qu'on attend (par exemple, la lisibilité des résultats) sont assez difficilement réductibles à une formalisation mathématique, voire carrément mal définies, ou bien ne dépendent pas tant du mode de scrutin que de tout le contexte politique, la pratique des institutions, etc., et à un niveau encore plus large, de la psychologie des votants, de la sociologie de l'électorat, du système médiatique, etc.

    Notamment, attendre d'un mode de scrutin qu'il rende le résultat de l'élection facile à comprendre et à interpréter est certainement naïf.

    Après tout, même s'agissant du type de scrutin le plus simple possible, c'est-à-dire un referendum dont les seules réponses possibles sont oui et non, les commentateurs arriveront à se disputer sur ce que le Peuple Souverain a voulu dire en choisissant l'un ou l'autre, parce que, justement, une seule réponse binaire n'apporte pas les éléments d'information nécessaire pour comprendre et interpréter la réponse. Les électeurs votent pour mille et une raisons, veulent exprimer mille et une choses différentes, utilisent leur droit de vote comme ils le peuvent et parfois sans aucun rapport avec la question posée (p.ex., pour exprimer leur mécontentement), et si le mode de scrutin fournit un résultat, il ne fournit pas une réponse oraculaire utilisable sur les souhaits ou intentions du Peuple Souverain.

    À titre d'exemple, je suis persuadé que si dans une élection entre deux candidats A et B les électeurs avaient le choix non pas entre deux bulletins (pour A et pour B), ils en avaient quatre, pour A, pour B, contre A et contre B, même si pour le mode de scrutin au sens strict voter contre A était traité exactement identique à voter pour B et symétriquement, au moins pour peu que la différence soit reflétée dans la présentation des résultats (par exemple, on compare les totaux pour_A − contre_A et pour_B − contre_B, ce qui revient mathématiquement au même que de comparer pour_A + contre_B et pour_B + contre_A, mais symboliquement c'est très différent, surtout si quelqu'un se retrouve élu avec un nombre de voix négatif), les électeurs se comporteraient différemment face à ces quatre bulletins que face à deux. Ceci montre que l'abstraction d'un mode de scrutin par une formalisation mathématique de la chose ne dit certainement pas tout.

    À l'appui de cette affirmation, je peux par exemple évoquer le fait que lors du second tour de la dernière élection présidentielle française, j'ai rencontré un certain nombre d'électeurs — de gauche — qui m'ont expliqué qu'ils ne pensaient voter pour Emmanuel Macron que s'il avait des chances sérieuses d'être battu par Marine Le Pen. Or mathématiquement, et pour ce qui est du seul résultat du scrutin, dans une élection portant sur un choix binaire, le vote tactique n'a pas d'intérêt (un électeur rationnel vote pour son choix préféré, et c'est tout) : c'est la preuve que ces électeurs se préoccupaient d'autre chose que de l'issue du mode de scrutin stricto sensu, par exemple de l'interprétation qui en serait faite, du symbole, ou, bien entendu, de l'effort nécessaire pour aller jusqu'au bureau de vote.

  4. En tout état de cause, c'est impossible de savoir ce qu'on veut comme mode de scrutin sans considérer l'ensemble de du fonctionnement des institutions et de la pratique du pouvoir (chose qui m'intéresse aussi, bien sûr). Ces questions sont profondément inséparables.

    Par exemple, si le parlement est élu par un mode de scrutin donnant un résultat largement proportionnel, il faut au minimum soit que la culture politique soit capable de former des coalitions (parce que probablement aucune majorité absolue ne se dégagera au parlement) soit que l'exécutif puisse fonctionner sans majorité au parlement (soit que le régime soit présidentiel avec un exécutif indépendant, soit que différents mécanismes, par exemple une élection du chef du gouvernement par le parlement avec un mode de scrutin qui garantit un gagnant, et ensuite l'exigence que les motions de censure soient constructives, assurent une stabilité même d'un exécutif minoritaire). De façon contraposée, si la constitution exige une majorité stable au parlement, le mode de scrutin doit favoriser son dégagement, même si cela présente d'autres inconvénients : prime à la majorité, ou scrutin par circonscriptions (ce qui ne suffit pas forcément, comme on vient de le constater en France !).

    Inversement, le mode de scrutin influe forcément sur la pratique du pouvoir, et pose forcément toutes sortes de questions sur le type de démocratie qu'on souhaite avoir. Certains modes de scrutin favorisent un petit nombre de grands partis (voire le bipartisme, comme aux États-Unis), auquel cas il faudra être d'autant plus sourcilleux sur la démocratie interne de chacun de ces partis. D'autres, au contraire, favorisent l'émiettement entre petits partis, ce qui est peut-être préférable si le but est d'obtenir un parlement représentatif de la diversité des opinions de l'électorat, mais forcément plus compliqué quand il s'agit de favoriser un exécutif stable (et la France risque de le constater malgré un mode de scrutin plutôt favorable aux grands partis).

  5. D'autre part, on peut certainement souhaiter qu'un mode de scrutin soit compréhensible par les électeurs (ou au moins que ses principales caractéristiques le soient). Or ceci place une contrainte énorme sur ce qu'on peut imaginer mettre en place : car visiblement beaucoup de gens ont déjà du mal à comprendre la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national, et si quelque chose d'aussi basique n'est déjà pas évident, c'est un peu difficile de concevoir un mode de scrutin qui le soit.

    Ceci m'amène d'ailleurs à la remarque suivante : on aime bien dire aux mathématiciens que les mathématiques ne servent à rien hors des métiers spécialisés et hors du fait de savoir ajouter, soustraire, multiplier et diviser et peut-être calculer un pourcentage. Pourtant, comprendre des choses comme la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national ou l'équivalence entre comparer pour_A − contre_A avec pour_B − contre_B, et comparer pour_A + contre_B avec pour_B + contre_A, c'est justement ce que le raisonnement mathématique et logique permet de saisir. Bref, c'est un peu contradictoire d'affirmer (et ce sont bien parfois les mêmes personnes qui le disent) que les mathématiques ne servent à rien et que des modes de scrutin un tant soit peu sophistiqués sont inacceptables car le grand public n'a pas le bagage mathématique pour les comprendre.

    (Au demeurant, il y a déjà des modes de scrutin assez sophistiqués utilisés en France : celui des régionales, qui fonctionne avec une répartition proportionnelle des sièges entre les listes, puis une répartition proportionnelle des sections départementales au sein de chaque liste, est un exemple.)

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(jeudi)

Introduction aux mathématiques constructives : 1. un peu de théorie des ensembles

Avant-propos

Il y a quelques années j'avais publié sur ce blog une petite introduction générale aux mathématiques constructives (ou mathématiques sans le tiers exclu). Dans ce billet passé, j'avais cherché à en présenter très rapidement l'histoire (de façon j'espère compréhensible par le grand public), puis les motivations possibles (à quoi ça sert de faire des maths « constructives », et pourquoi ce terme ?) et les principes généraux (qu'est-ce que la logique intuitionniste, et comment fonctionne-t-elle ?). Cette introduction (dont je vais d'ailleurs répéter certains des points dans le présent billet) était, je pense, plus réussie que ma précédente tentative sur le même sujet. Mais on ne peut pas vraiment dire que j'avais parlé du fond du sujet : je n'avais pas vraiment donné d'exemples maths constructives (ni vraiment de raisonnement ni même de définitions) permettant de comprendre un peu comment « ça se passe ».

Le présent billet, et quelques uns qui doivent suivre, ont pour but de remédier un peu à ce manque : cette fois je ne veux pas m'attarder démesurément sur les aspects logiques ou « légalistes » (et surtout pas me placer dans un système formel très précis), je veux plutôt montrer « ce qui se passe » quand on retire la loi du tiers exclu de la logique et qu'on cherche à faire des maths comme ça : ce qui reste globalement inchangé, ce où il faut faire un peu attention, ce qu'il faut faire différemment, et ce qui ne marche plus du tout.

Il va de soi que je ne vais pas parler de choses très sophistiquées, surtout dans ce premier volet : théorie élémentaire des ensembles, suites d'entiers naturels, nombres réels, ce genre de choses. Les quelques théorèmes que je vais donner à titre d'illustration sont faciles : parfois complètement triviaux quand on les traite en maths classiques, et généralement pas bien difficiles non plus même en maths constructives, puisque mon but n'est pas de faire des choses compliquées (ni très systématiques même pour les choses que je vais évoquer) mais de montrer un peu « à quoi ça ressemble » et comment on tient des raisonnements simples en logique intuitionniste.

La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique (je vais un peu rappeler les choses ci-dessous), tout ce qu'on démontre en maths constructives est a fortiori valable en maths classiques. Donc en principe je pourrais écrire les choses en m'adressant à des gens qui ne connaissent rien à la théorie élémentaire des ensembles même en maths classiques : mais je pense que personne ne voudrait sérieusement lire ça, donc je vais plutôt supposer de la part du lecteur une familiarité modérée avec les concepts correspondants en maths classiques. Disons que je suppose que vous savez ce qu'est un ensemble (je ne veux pas forcément dire manier les axiomes de ZFC mais au moins les concepts d'union, d'intersection, de produit cartésien, de sous-ensemble, d'ensemble des parties, de singleton — ce genre de choses, et ce dans un cadre informel), et, pour les billets à venir après celui-ci, ce qu'est un entier naturel, un rationnel et un nombre réel. Je suppose aussi qu'on est familier avec la notion de fonction entre ensembles, l'identification d'une fonction à son graphe, avec la notion de relation d'équivalence et de classe d'équivalence, quelques choses de ce genre-là. Ceci me permettra, par exemple, de ne pas trop perdre mon temps à expliquer comment fonctionne un produit cartésien d'ensembles en maths constructives vu qu'il s'agit essentiellement de dire sur cet aspect-là il n'y a rien de surprenant, de nouveau ni de substantiellement différent par rapport aux maths classiques, et donc de me concentrer sur les questions où les maths constructives demandent plus de soin. Je suppose aussi mon lecteur familier avec les notations logiques telles que ‘∧’ (conjonction, ou « et » logique), ‘∨’ (disjonction, ou « ou » logique), ‘⇒’ (implication), ‘⊤’ (affirmation tautologiquement vraie), ‘⊥’ (affirmation tautologiquement fausse), ‘∀’ (quantification universelle) et ‘∃’ (quantification existentielle).

Certaines autres présentations des maths constructives essaient de faire en sorte de gommer la différence avec les maths classiques. (Bishop, par exemple, dans son livre d'analyse constructive, présente les choses d'une manière qu'on pourrait très bien lire comme un cours d'analyse classique : il présenter les maths constructives comme on pourrait présenter les maths classiques, de mettre l'accent sur là où « tout marche bien ». Car Bishop était un constructiviste dans l'âme, donc son but est de faire des maths, et il s'avère qu'il pense que le cadre constructif est le meilleur. Il ne s'agit pas pour lui de montrer les difficultés ou bizarreries de ce cadre, mais juste de faire des maths.) Moi, au contraire, je trouve intellectuellement plus intéressant de savoir ce qui change, ce qu'on perd, ce qui « marche mal », ou, finalement, ce qu'on gagne en phénomènes intéressants et « pathologiques », ou en distinctions fines qui deviennent classiquement triviales. Dans le présent billet, comme je ne suppose pas que le lecteur ait quelque connaissance que ce soit sur les topos (ni même ce que le mot signifie, même si je rappelle que j'ai écrit un billet sur le topos effectif), je ne peux pas vraiment donner de vrais contre-exemples montrant que telle ou telle pathologie peut se produire en maths constructives ; néanmoins, je peux (et je vais) essayer de donner un certain nombre de « contre-exemples brouwériens », un concept que je vais expliquer ci-dessous.

Méta : Pour finir cet avant-propos, je dois préciser que quasiment tout ce qui suit a été écrit par petits bouts entre 2022 et maintenant (suivant une idée que j'avais posée en 2021), et remanié plusieurs fois depuis, de manière très aléatoire. Il y a donc certainement des incohérences au moins stylistiques, si ce n'est notationnelles, présentationnelles, etc. Mais je pense rien de grave. Bref, j'avais progressivement écrit un long texte divisé en trois parties, avec une première sur la théorie élémentaire des ensembles, une seconde sur les naturels et les suites de naturels, et une troisième (inachevée) sur les nombres réels. C'est cette première partie que je publie aujourd'hui, je publierai la deuxième prochainement, quant à la troisième je dois encore décider si je m'efforce de la finir de façon plus ou moins satisfaisante ou si je la publie de façon inachevée. Toujours est-il que j'ai moi-même besoin de me référer de temps en temps à certaines des notions que j'introduis dans ce texte (surtout les notions de LPO, WLPO, LLPO, etc., qui seront discutées dans la partie 2) et c'est pour ça que je me décide à mettre tout ça en ligne même si ce n'est pas forcément hyper propre.

Rappel du contexte et quelques notations

Redisons rapidement ici quelques unes des choses que j'ai évoquées dans ma précédente introduction aux maths constructives.

Très sommairement, donc, les maths constructives sont des maths faites en logique intuitionniste, c'est-à-dire dans laquelle on abandonne le principe de tiers exclu selon lequel toute affirmation P est soit vraie soit fausse (P∨¬P), ou, ce qui revient au même, que si une affirmation P n'est pas fausse alors elle est vraie (¬¬PP ; en revanche, P n'est pas vrai est la même chose que P est faux, c'est la définition). (Les termes de maths constructives et de logique intuitionniste ne sont pas tout à fait interchangeables, mais je vais les traiter un peu comme tels : voir la partie historique de l'entrée précédente pour plus de précisions sur l'histoire des termes.) La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique, tout résultat obtenu dans ce cadre restera valable dans le cadre de la logique classique : on aura moins de théorèmes (et ceux qui restent peuvent devenir plus durs à démontrer), mais du coup, on peut considérer qu'une preuve constructive est plus forte (plus rare, donc plus difficile) qu'une preuve classique. Parmi les raisons de vouloir s'imposer la discipline de chercher à faire des preuves constructives, on peut notamment mentionner :

  • certains pensent (mais ce n'est pas mon cas) que les mathématiques constructives sont plus correctes, parce qu'elles sont plus en accord avec leur conception philosophique de l'univers mathématique (cf. ce que je racontais sur Brouwer) ; on peut aussi simplement penser que la logique intuitionniste, à défaut d'être plus correcte, est plus économique que la logique classique, et qu'on doit donc essayer de travailler avec ;
  • les preuves constructives (donc les théorèmes qu'elles produisent) sont valables plus largement que les preuves classiques (notamment, un énoncé constructivement valable est valable dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels) ;
  • les preuves constructives apportent plus d'information que les preuves classiques (notamment, dans certaines conditions, on peut extraire un algorithme d'une preuve constructive qui calcule l'objet dont le théorème affirme l'existence — d'où le terme de constructif) ;
  • la question de savoir ce qui est prouvable constructivement apporte un nouveau regard sur des théorèmes connus, qui peut être intéressant du point de vue logique, ou du point de vue pédagogique, en permettant de mieux comprendre les liens logiques entre les théorèmes et les difficultés à passer de l'un à un autre ;
  • le fait de s'assurer que les définitions ou les lemmes utilisées fonctionnent bien dans un contexte constructif peut être un critère pour choisir la « bonne » définition ou la « bonne » preuve entre des possibilités classiquement indifférentes (et on peut espérer que la « bonne » se généralisera mieux) : par exemple, classiquement, en topologie, on peut définir les fermés à partir des ouverts ou les ouverts à partir des fermés, mais constructivement, seule la première approche fonctionne, ce qui suggère qu'il vaut mieux définir une topologie par ses ouverts ;
  • certains outils informatiques assistants de preuve, provenant de systèmes de typage, fonctionnent naturellement en logique intuitionniste : même si on peut les faire travailler en logique classique en postulant le principe du tiers exclu, on peut penser qu'une preuve valable constructivement sera plus facile à produire, à analyser ou à utiliser dans de tels outils ;
  • et enfin, bien sûr, la question de savoir si un résultat est valable constructivement est une question mathématique (classique !) tout à fait légitime, qu'on peut considérer pour son intérét intellectuel intrinsèque.

Mais avant de commencer vraiment, il faut que je dise un mot sur les règles du jeu. J'ai (plus ou moins) décrit les règles de la logique dans une partie de mon entrée précédente, et mon but est de les illustrer par l'exemple, donc je ne vais pas les réexpliquer ici, mais il faut que je parle un peu du cadre dans lequel je me place (parce qu'il n'y a pas un cadre unique pour faire des maths constructives) :

Dans ce qui suit, je vais me placer dans un cadre informel utilisant des conventions fondationnelles choisies pour dérouter le moins possible le mathématicien classique. Techniquement, les choses que je vais dire (correctement formalisées) seront vraies dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels, ou seront des théorèmes de la théorie IZF (un analogue assez standard de ZF en logique intuitionniste), mais je n'ai pas envie de définir ni ce qu'est un topos ni ce que sont les axiomes d'IZF parce que ce serait contraire à mon objectif pédagogique. Je vais essayer de rester agnostique ou vague quant à la question de savoir si je considère que « tout est un ensemble » (comme c'est le cas si on se place dans IZF) ou si les objets ont des types (ça n'a pas vraiment de rapport avec l'intuitionnisme, disons qu'il est peut-être plus tentant en maths constructives de travailler dans des théories des types que dans des fondements ensemblistes, mais comme mon but est de faire des choses élémentaires je n'ai pas envie de faire de choix ni même d'expliquer la différence). Pour ceux qui ont besoin de détails (les autres, sautez la fin de ce paragraphe), je précise cependant certaines des choses que je prends dans mes fondations, ou qui en résulte. D'abord, l'égalité fonctionne comme on l'attend classiquement, c'est-à-dire que c'est la plus fine relation d'équivalence et elle est extensionnelle (c'est-à-dire que d'une part si x=y alors f(x)=f(y) pour n'importe quelle fonction f, prédicat ou expression faisant intervenir une variable libre ; et d'autre part si deux ensembles X,Y ont les mêmes éléments, ∀t.(tXtY), alors ils sont égaux, et si deux fonctions f,g ayant mêmes source et but prennent les mêmes valeurs ∀t.(f(t)=g(t)), alors elles sont égales). Je suppose aussi que les ensembles de parties peuvent être formés librement, et je noterai 𝒫(X) l'ensemble des parties de X (par ailleurs l'ensemble des parties d'un singleton jouera notamment un rôle crucial comme l'ensemble des « valeurs de vérité », je vais y venir). En revanche, je ne peux pas supposer l'axiome du choix (on va voir qu'il implique le tiers exclu), et je ne veux pas le faire, même pas l'axiome du choix dénombrable, parce que même classiquement il y a un intérêt à étudier ce qui se passe sans lui, mais je vais revenir sur ce sujet ; je vais quand même postuler l'« axiome du choix unique » (ou axiome du non-choix) que j'expliquerai plus loin.

☞ Je rappelle à toutes fins utiles que dire P (où P est une formule logique) signifie exactement la même chose que de dire P est vraie (cf. le début de cette entrée, qui concerne les maths classiques mais ce n'est pas pertinent ici) ; et dire P est fausse ou P n'est pas vraie signifie exactement la même chose que ¬P (la négation de P, qui est un raccourci de langage pour P⇒⊥, c'est-à-dire si P est vraie, alors les poules ont des dents). Là où la logique intuitionniste diffère de la logique classique c'est qu'elle ne permet pas de passer de P n'est pas fausse (i.e., ¬¬P) à P est vraie. (En revanche, trois négations équivalent à une seule, quatre à deux, etc. : il est faux que P n'est pas fausse est pareil que P est fausse, et il n'est pas faux que P n'est pas fausse est pareil que P n'est pas fausse.)

Ça n'a rien à voir avec la logique intuitionniste, mais je signale aussi, s'il y avait un doute, que PQR doit se lire comme P⇒(QR), et qu'il est équivalent à PQR (lequel doit se lire, lui, comme (PQ)⇒R). Sauf dans le contexte où je signale informellement un tas d'implications en série : on a les implications successives PQRS doit bien sûr se comprendre comme on a PQ et aussi QR et aussi RS. J'espère que cela ne causera pas de confusion.

Pour attirer l'attention sur les principales surprises des maths constructives par rapport aux maths classiques, j'utiliserai le souligné comme ceci (pour dire quelque chose comme on ne peut pas affirmer que pati-pata) ou le rouge comme ceci (pour un bout de raisonnement qui n'est pas valable constructivement ; mais de toute façon je le dirai toujours explicitement).

Ensembles vides et habités, singletons, sous-terminaux, valeurs de vérité

Commençons par la notion la plus simple qui soit, celle d'ensembles vide et habités.

On dit que E (un ensemble « dans l'univers » ou bien une partie d'un autre ensemble X, j'ai dit que je ne voulais pas rentrer dans ce genre de questions) est vide lorsqu'il n'a pas d'élément, c'est-à-dire, en symboles, ¬∃x.(xE) (il n'existe pas de x qui appartienne à E) ou, ce qui revient logiquement au même ∀x.¬(xE) (quel que soit x, il est faux que x appartienne à E), ou si on préfère l'écrire comme ça, ∀xE.(⊥) (tout x appartenant à E conduit à une absurdité, le symbole ‘⊥’ désigne l'énoncé tautologiquement faux, et l'ensemble vide est donc l'ensemble des x qui vérifient ⊥), avec la convention habituelle que ∀xE.(P(x)) signifie ∀x.(xEP(x)) (de même que ∃xE.P(x) signifie ∃x.(xEP(x)) ; et je rappelle par ailleurs que ¬P signifie P⇒⊥).

Tout ce que je viens de dire est exactement pareil qu'en mathématiques classiques, et on note ∅ l'ensemble vide (unique par extensionnalité, au moins en tant que partie d'un X fixé).

Mais la notion d'ensemble non-vide, i.e., d'ensemble vérifiant ¬(E=∅), elle, n'a que très peu d'intérêt constructif : un ensemble E est non-vide s'il vérifie ¬¬∃x.(xE) ou, ce qui revient au même ¬∀x.¬(xE), mais on ne peut pas faire grand-chose avec un ensemble non-vide : notamment, on ne peut pas affirmer qu'un ensemble non-vide a un élément (je vais revenir là-dessus ci-dessous).

Ce qui est beaucoup plus utile, donc, est la notion d'ensemble habité, c'est-à-dire d'ensemble vérifiant ∃x.(xE), ou, si on préfère l'écrire comme ça, ∃xE.(⊤) (le symbole ‘⊤’ désigne l'énoncé tautologiquement vrai) : un ensemble habité est un ensemble ayant un élément. Du coup, un ensemble vide est simplement un ensemble non-habité (ou inhabité, mais attention à la confusion entre français et anglais ici !).

Il s'agit là d'un exemple extrêmement simple d'un phénomène assez courant en mathématiques constructives : quand on a deux notions qui classiquement sont simplement la négation l'une de l'autre (parfois les deux ont un nom, parfois seulement l'une des deux), constructivement on va généralement attacher plus d'importance à celle qui permet de définir l'autre comme sa négation (ici, habité permet de définir vide comme non-habité, mais vide ne permet pas de définir habité, qui est plus fort que non-vide) : généralement parlant, en mathématiques constructives, les négations ont d'assez mauvaises propriétés, donc on s'attache autant que possible à définir des notions positives. (Bien sûr, la situation n'est pas toujours aussi simple que ce que je viens de décrire : parfois une même notion classique donne naissance à plusieurs notions constructives entre lesquelles il n'est pas évident de choisir, voir par exemple ici/ sur Twitter concernant la notion de « corps ».)

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