Quand j'étais petit, je n'ai pas lu le Seigneur des
anneaux. Je le souligne, parce que j'ai passé plein de temps,
à l'école primaire puis au collège, à baigner dans un monde imaginaire
qui était le descendant spirituel de celui inventé par Tolkien : à
travers les livres dont vous
êtes le héros et d'autres histoires que j'ai pu lire ou des jeux
sur ordinateur, mais surtout à travers les « aventures » que mes
copains et moi nous racontions (soit sous forme de jeux de rôles, soit
sous forme de fictions assumées, soit sous forme d'histoires où nous
nous imaginions jouer un rôle, aux
frontières de la réalité et du rêve). Quand on dit elfe
,
par exemple, je pensais — comme tout le monde depuis
1955[#] — à une créature
humanoïde grande et
majestueuse et éminemment
baisable, et pas aux petits êtres malicieux voire maléfiques
et voleurs d'enfants dont le nom a donné oaf en
anglais ou Alp (comme
dans Alptraum, le cauchemar) en allemand.
Certes, j'ai lu The Hobbit assez tôt,
mais The Lord of the Rings restait de ces
œuvres qui m'intimidaient et que je n'osais aborder : pas tellement à
cause de sa taille ou de sa complexité, mais plutôt parce que j'avais
peur de détruire l'idée que je m'étais formée du contenu de
ce roman mythique, à force d'indices lâchés çà et là par des amis qui
l'avaient lu et d'autres ombres projetées sur le mur de la caverne
culturelle par l'influence de Tolkien. Voici ce que j'écrivais dans
la postface de La Larme du
Destin [ajout :
voir cette entrée ultérieure pour
si vous voulez en savoir plus sur ce dont il s'agit] :
Quant au monumental The Lord of the Rings, je n'ai osé en entreprendre la lecture qu'en 1991 ; or ce retard ne m'a rendu l'œuvre que plus grandiose. Car j'en avais entendu parlé bien des années auparavant et dans l'entre-temps j'en avais beaucoup rêvé. Chaque fois qu'une personne qui avait lu l'épopée m'en révélait un détail, le livre grandissait dans mon esprit et se nourrissait de mes songes. Si bien que lorsque enfin je fus forcé par les circonstances à le lire, il y avait deux versions différentes de The Lord of the Rings : celle, réelle, que Tolkien avait écrite et celle que mon imagination avait échafaudée, réflexion déformée dans le miroir étrange de ma fantaisie. L'impression que j'eus en lisant le roman est celle qu'on a lorsqu'on n'a jamais vu d'une montagne que son image trouble dans un lac et qu'on lève soudain la tête pour apercevoir la masse granitique dans toute sa splendeur cristalline, majestueuse, si familière et pourtant si différente de ce qu'on en connaissait. L'effet produit sur moi fut très profond et je lus en moins d'une semaine les quelque mille pages écrites par Tolkien.
(Désolé pour mon style inimitablement pompeux dans le paragraphe ci-dessus. Dans les deux paragraphes ci-dessus, en fait, ainsi que dans ceux qui suivent. )
En fait, je regrette un peu la version du Seigneur des anneaux que j'avais imaginée, et qui a maintenant complètement disparu de ma mémoire : les œuvres imaginaires sont souvent bien plus grandioses que les livres existants comme les songes peuvent être plus grandioses que la réalité. C'est sur cette idée que j'ai écrit cette nouvelle, qui essaie vaguement de décrire ce qu'était mon Seigneur des anneaux fantasmé — mais c'est un peu comme se souvenir d'un rêve. C'est sans doute aussi pour ça que j'écris des fragments d'œuvres imaginaires.
Mais je reviens au livre réel que Tolkien a écrit. Je l'ai lu en 1991, en très peu de jours, pendant des vacances scolaires. Ce qui s'est passé est que trois de mes camarades de classe devaient faire un exposé à son sujet pour le cours de français (oui, de français — enfin, de litérature, quoi). Je savais qu'ils seraient bien obligés de le résumer et que la version du livre dans mon imagination devrait bien cesser d'exister, et je préférais rencontrer le vrai à travers son texte même qu'à travers un exposé scolaire. Je suis donc allé à Paris l'acheter (mon lycée était en banlieue, à Orsay, où habitent mes parents), précisément à la librairie Le Nouveau Quartier Latin (elle n'existe plus, mais c'était sur le boulevard Saint-Michel, entre les Mines et Port-Royal), une des seules à vendre des livres en anglais à l'époque, et quasiment la seule rive gauche.
En rentrant, je me suis arrêté pour boire à la fontaine située
juste à côté de l'entrée sud de la station de RER
Luxembourg (rue de l'Abbé de l'Épée), parce que ce n'était pas
marqué eau non potable
, mais il faut croire qu'elle l'était
quand même (non potable), en tout cas j'ai attrapé une gastro
terrible. J'ai donc passé quelques jours au lit, et sans avoir rien
de mieux à faire que lire le Seigneur des anneaux, si
bien que je l'ai lu à une vitesse assez grande — au moins pour moi,
qui ne suis pas lecteur compulsif. Je mentionne ça entre autres pour
dire que je ne suis pas complètement honnête dans le passage où je
m'auto-cite ci-dessus : le fait que j'aie dévoré le livre était plus
dû au fait que mon estomac refusait de dévorer autre chose qu'à la
manière dont le style de Tolkien m'aurait captivé.
Et, en vérité, je ne suis même pas totalement sûr
d'avoir tant aimé que ça. Il y a toujours une certaine
inertie quand je lis un livre : de même que j'ai du mal à en commencer
un, j'ai aussi du mal à arrêter, et j'ai dû lire quelque chose comme
500 pages de la saga Dune de Frank Herbert avant de me
rendre compte que je trouvais ça aussi intéressant que les aventures
de Xenu selon L. Ron Hubbard (comprendre : les délires des mystiques,
ce n'est pas ma tasse de thé ; ajout : voir
aussi cette entrée ultérieure où
je compare Herbert à Asimov). Donc le fait d'avoir lu mille pages en
quelques jours ne prouve pas forcément grand-chose. Ai-je donc
vraiment aimé le Seigneur des anneaux ? Si je m'en tiens
à the big picture, certainement, oui, beaucoup,
et je suis assurément fasciné par la richesse du monde que l'auteur a
créé ; et le langage est très beau et incontestablement maîtrisé, et
j'ai certainement appris des mots d'anglais en lisant le livre
(notamment, lest
, je suis à peu près sûr que
c'est là que je l'ai rencontré pour la première fois, et il doit
apparaître toutes les quelques pages) ; mais il est aussi vrai qu'il y
a un certain nombre de passages que j'ai trouvés interminables et sans
intérêt, où l'intrigue n'avance pas, où les descriptions me donnent
une impression de ne pas correctement situer les choses malgré une
abondance de détails. (Je crois me souvenir que j'ai été
particulièrement rebuté par la bataille de Helm's Deep, dont je ne
comprenais pas vraiment l'importance stratégique ou tactique, ni
pourquoi les héros s'étaient retrouvés là-dedans, ni comment les lieux
étaient agencés, et tout ça dure un nombre de pages considérable.)
Maintenant, il est possible que j'aie été trop jeune pour bien
l'apprécier, ou trop distrait par mes entrailles pour pouvoir me
concentrer correctement : mais il y a une critique que je maintiens
certainement, c'est qu'il manque cruellement la légèreté de ton qui
dans le Hobbit venait fournir un contrepoint bien
apprécié à la gravité ; je veux dire, il arrive aux personnages
du Seigneur des anneaux de ne pas être graves (ne
serait-ce que Bilbo lors de son anniversaire), mais le narrateur l'est
toujours.
Passons, ce n'est pas de ça que je veux parler. Mes copains ont fait leur exposé, qui n'était pas spécialement mémorable, et je leur ai posé une question, qui était une sorte de piège (mais je les avais prévenu à l'avance que j'allais demander ça) : quel est, selon eux, le sens profond ou symbolique du roman — est-il une allégorie, bref, y a-t-il un message à en tirer au-delà de l'histoire telle qu'elle apparaît prima facie ? Je ne sais plus exactement pourquoi j'ai voulu leur tendre ce petit piège, je ne leur voulais certainement pas (l'un des trois était un très bon copain, un autre était un garçon dont j'étais éperdument — et bien sûr en secret — amoureux, et le troisième était très sympa), je crois que j'en voulais à la prof de français, mais la logique m'échappe actuellement assez ; peu importe. Je ne sais plus non plus ce qu'ils ont répondu à ma question, mais ils ont inventé un sens métaphorique, peut-être en invoquant la seconde guerre mondiale (peut-être même que je leur ai explicitement posé la question), et là j'ai sorti mon édition, qui contenait une préface de Tolkien qui je ne sais pas pourquoi ne s'était pas retrouvée dans l'édition française (en tout cas celle qu'avaient les exposants), et j'ai lu :
As for any inner meaning or ‘message’, it has in the intention of
the author none. It is neither allegorical nor topical. As the story
grew it put down roots (into the past) and threw out unexpected
branches: but its main theme was settled from the outset by the
inevitable choice of the Ring as the link between it and The
Hobbit. The crucial chapter, ‘The Shadow of the Past’, is one
of the oldest parts of the tale. It was written long before the
foreshadow of 1939 had yet become a threat of inevitable disaster, and
from that point the story would have developed along essentially the
same lines, if that disaster had been averted. Its sources are things
long before in mind, or in some cases already written, and little or
nothing in it was modified by the war that began in 1939 or its
sequels.
The real war does not resemble the legendary war in its process or
its conclusion. If it had inspired or directed the development of the
legend, then certainly the Ring would have been seized and used
against Sauron; he would not have been annihilated but enslaved, and
Barad-dûr would not have been destroyed but occupied. Saruman,
failing to get possession of the Ring, would in the confusion and
treacheries of the time have found in Mordor the missing links in his
own researches into Ring-lore, and before long he would have made a
Great Ring of his own with which to challenge the self-styled Ruler of
Middle-earth. In that conflict both sides would have held hobbits in
hatred and contempt: they would not long have survived even as
slaves.
Other arrangements could be devised according to the tastes or
views of those who like allegory or topical reference. But I
cordially dislike allegory in all its manifestations, and always have
done so since I grew old and wary enough to detect its presence. I
much prefer history, true or feigned, with its varied applicability to
the thought and experience of readers. I think that many confuse
‘applicability’ with ‘allegory’: but the one resides in the freedom of
the reader, and the other in the purposed domination of the
author.
La prof de français m'a rétorqué que l'auteur n'était pas forcément
le mieux placé pour analyser son œuvre. Et elle avait parfaitement
raison (et d'ailleurs, Tolkien écrit bien : in the
intention of the author
). Comme ont raison ceux qui continuent à
chercher leur propre interprétation, s'ils arrivent à la défendre par
des arguments intelligents (ou rigolos, comme
dans cette
vidéo ; ou, plus sérieusement, de vouloir voir dans le Gandalf de
Tolkien, sa mort et sa résurrection, une figure christique comparable
au Aslan dans Narnia de C. S. Lewis lequel est, pour le
coup, tellement transparent que ça devient un peu ridicule).
Seulement, à l'époque je n'étais pas de cet avis, et j'ai surtout dû
être vexé.
Mais j'ai été pris à mon propre piège quand, six ans plus tard, je suis tombé sur un recueil de textes d'Asimov sur et autour du fantastique (Magic : il s'agit à la fois de nouvelles — qui ne sont sans doute pas ses meilleures — et de courts essais sur des sujets variés — qui sont plus intéressants que les nouvelles). Asimov appréciait beaucoup l'œuvre de Tolkien, et il y a d'ailleurs une nouvelle de science-fiction intéressante (dans un autre recueil) où il lui rend hommage, en imaginant quelqu'un qui crée le premier film en images de synthèse, en secret sur un ordinateur censé servir à autre chose, et ce film est une adaptation du Seigneur des anneaux. Et moi-même, je suis un grand fan d'Asimov, et j'ai lu le recueil avec beaucoup d'attention.
Bref, je suis tombé sur cet essai (Concerning
Tolkien, je crois que c'est une version un peu développée —
ironiquement, en 1991, l'année même où j'insistais sur le fait que,
non, Tolkien avait écrit qu'il n'y avait pas de sens métaphorique,
point-barre — d'une petite note qu'Asimov avait déjà dû publier
ailleurs en 1980 et qui s'appelait The Ring of
Evil), et dedans, Asimov, propose son interprétation de
l'Anneau. Tout en reconnaissant (et en décomptant) les dénégations de
Tolkien que j'ai citées ci-dessus à propos d'un sens métaphorique
du Seigneur des anneaux (Tolkien is
reported to have denied any application of his saga to the events of
the day or any tortured symbolism of various items in the novels—but I
don't believe him
), voici l'explication que propose Asimov, et qui
m'a semblé extrêmement convaincante :
What does [the One Ring] symbolize?
The answer came to me (and an obvious answer, too, once I had it)
through a remark made by my dear wife, Janet.
Sauron rules over a region called Mordor, a blasted land in which
nothing grows, a land destroyed by Sauron's evil, and one which Frodo
must enter to complete his task. The description of Mordor is of a
horrifying place.
Well, One day, Janet and I were driving along the New Jersey
Turnpike, and we passed a section given over to oil refineries. It
was a blasted region in which nothing was growing and which was filled
with ugly, pipelike structures, which refineries must have. Waste
oil was leaking at the top of tall chimneys and the smell of petroleum
products filled the air.
Janet looked at the prospect with troubled eyes and
said, There's Mordor.
And, of course, it was. And that was what had to be in Tolkien's
mind. The ring was industrial technology, which uprooted the green
land and replaced it with ugly structures under a pall of chemical
pollution.
But technology meant power, and though it destroyed the environment
and would eventually destroy the earth, no one who had developed it
dared give it up or even wanted to. There is no question, for
instance, that America's automobiles pollute and filthify the
atmosphere, and kill uncounted people with respiratory ailments. Yet
is it conceivable that Americans would give up their automobiles, or
even curtail their use somewhat? No, the ring of technology holds
them in its grip and they won't give it up even if they are gasping
for breath and dying.
(Mind you, I don't entirely agree with Tolkien's view of
technology. I am not an Oxford don used to the calm pleasures of an
upper-class Englishman in a preindustrial day. I know very well that
the mass of humanity—including me—derives what comfort they now have
from the advance of technology and I do not want to abandon it so that
upper-class Englishmen can substitute servants for machines. I don't
want to be a servant. While I recognize the dangers of technology, I
want those dangers corrected while keeping the benefits.)
J'aime quand quelqu'un fournit une explication sur un texte (ou une autre œuvre d'art) qui est tellement lumineuse qu'on a envie de dire : oui, c'est totalement évident, d'ailleurs <GROSSE_MAUVAISE_FOI> je ne pensais même pas que c'était la peine de le dire. </GROSSE_MAUVAISE_FOI> Quand on est éclairé de la même manière que quand on a la réponse à une énigme bien pensée, i.e., la réponse doit être tellement convaincante que personne ne doit se demander si c'est vraiment la bonne. On atteint rarement ce niveau, mais l'explication ci-dessus a produit un effet semblable dans ma tête : bien sûr, comment avais-je pu ne pas voir quelque chose d'aussi évident, la Comté et les Hobbits représentent le monde rural préindustriel anglais, les Elfes représentent les traditions ancestrales du pays, et généralement parlant les différentes races intelligentes représentent les formes d'activités humaines et les anneaux le rôle de la technologie dans ces activités.
Certes, quand on commence à regarder trop dans le détail, les choses ne marchent pas parfaitement, et c'est normal si l'allégorie est plus ou moins involontaire ou au moins inassumée de la part de Tolkien — ce n'est pas une devinette à résoudre[#2], c'est plutôt comme expliquer un rêve, et plusieurs formes d'explications peuvent s'entrecroiser et même se contredire. Je ne saurais pas dire exactement ce que devraient représenter chacune des sortes d'anneaux (les trois anneaux des Elfes, les seuls à ne pas être contaminés par Sauron, symboliseraient-ils le savoir pour le savoir, le genre de choses enseignées à Oxford ? — voire, spécifiquement, si on veut pousser le bouchon un peu plus loin, le trivium, grammaire, dialectique et rhétorique ?). Que sont censés être les magiciens ? Que faire de la différence entre Sauron et Saruman ? Je ne sais pas, et, de toute façon, je ne prétends pas dire que l'explication que j'esquisse est forcément la bonne, encore moins qu'elle est la seule correcte, mais assurément elle me plaît. D'ailleurs, j'y vois une sorte de référence voilée juste un petit peu plus loin dans la préface de Tolkien, où celui-ci, principalement occupé à réfuter l'idée que la Guerre de l'Anneau serait une métaphore de la Seconde Guerre mondiale, propose un début de commencement de piste :
It has been supposed by some that ‘The Scouring of the Shire’
reflects the situation in England at the time when I was finishing my
tale. It does not. It is an essential part of the plot, foreseen
from the outset, though in the event modified by the character of
Saruman as developed in the story without, need I say, any allegorical
significance or contemporary political reference whatsoever. It has
indeed some basis in experience, though slender (for the economic
situation was entirely different), and much further back. The country
in which I lived in childhood was being shabbily destroyed before I
was ten, in days when motor-cars were rare objects (I had never seen
one) and men were still building suburban railways. Recently I saw in
a paper a picture of the last decrepitude of the once thriving
corn-mill beside its pool that long ago seemed to me so important. I
never liked the looks of the Young miller, but his father, the Old
miller, had a black beard, and he was not named Sandyman.
Il y a aussi des réflexions de ce genre, apparemment, dans un discours qu'a prononcé Tolkien le 28 mars 1958 à Rotterdam, au cours d'un dîner entouré de ses fans : ce discours a été enregistré, l'enregistrement a apparemment été retrouvé un peu par hasard autour de l'an dernier, il devait être diffusé sur Internet et ne l'a jamais été, ou peut-être il l'a été puis supprimé aussitôt, si bien qu'en tout cas je ne sais pas ce qu'il contient à part un tout petit bout révélé par exemple ici :
Twenty years have flowed away down the long river,
but never
in my life will return to me from the sea.
Ah, years in which
looking far away I saw ages long past,
when still trees bloomed
free in a wide country.
Alas, for now all begins to wither in the
breath of cold-hearted wizards.
To know things they break
them,
and their stern lordship they establish through the fear of
death.
I looked East and West, I looked North and South and I do not see a
Sauron. But I see many many descendants of Saruman! And I think we
hobbits now we have no magic weapons against them. And yet, dear
gentle hobbits, may I conclude by giving you this toast: To the
hobbits! And may they outlast all the wizards!
De nouveau, je ne sais pas au juste ce que Tolkien prétend
souligner comme différence entre Saruman et Sauron qui expliquerait
qu'il voie les descendants de l'un et pas l'autre (et, de nouveau,
l'auteur n'est pas forcément le mieux placé pour analyser ses propres
œuvres), et je ne vois pas vraiment comment situer ça dans une
allégorie : mais certainement, la différence a un rapport avec le
proverbe selon lequel le chemin de l'enfer est pavé de bonnes
intentions — si l'Anneau doit représenter, comme le suggère Asimov, la
technologie industrielle, alors Sauron est le créateur de la
technologie essentiellement malveillante tandis que Saruman est celui
qui cherche à l'utiliser à bon escient et qui se laisse séduire par
elle. Dans ce cas, on ne peut qu'être d'accord avec le fait qu'il y a
surtout des Saruman (Sarumen ?) dans le monde qui nous entoure.
Maintenant, je ne vais certainement pas faire de Tolkien un prophète
écologiste qui aurait prévu, par exemple, le réchauffement climatique
consécutif à l'utilisation effrénée de carburants fossiles, ou quoi
que ce soit de la sorte : j'ai plutôt tendance à le voir comme un
conservateur anglais grincheux sur le mode c'était mieux âvant
(cf. ci-dessous), et en tout cas je ne suis certainement pas d'accord
avec l'idée, si vraiment elle est la sienne, que la technologie
moderne non seulement est la cause de toutes sortes de maux mais que
ces mots ne peuvent pas être évités et que la seule solution est de la
détruire dans un grand volcan (imaginez Tolkien dans le rôle de la
prêtresse du dialogue rapporté
dans cette
chanson).
Je ne sais pas non plus, et je ne prétends pas savoir, comment il
faut comprendre la fin que Tolkien a imaginée à son roman. Déjà, dans
le monde interne, je la trouve assez incohérente : je veux dire,
qu'après la destruction de l'Anneau Unique, les trois anneaux des
Elfes perdent aussi leur pouvoir, alors qu'il nous a explicitement
été dit qu'ils avaient été créés sans l'influence de Sauron et sans
être corrompus par lui, c'est juste une règle complètement
bizarre sortie du chapeau de Tolkien et pour laquelle aucune
explication n'est fournie (seulement que c'est Sauron qui a enseigné
aux Elfes comment faire des anneaux — mais la seule façon de compter
ça comme une explication serait justement en contredisant le fait que
ces anneaux sont censés ne pas avoir été corrompus par lui) ; et c'est
tout aussi bizarre et inexpliqué que la perte des pouvoirs des trois
anneaux oblige les Elfes à quitter la Terre du Milieu (alors qu'ils
étaient là bien avant les anneaux en question). Du coup, toute
tentative de trouver un décodage allégorique de ce aspect de
l'histoire va tomber sur la même incohérence : si l'Anneau unique
représente la technologie et qu'on y renonce(?), on voit mal pourquoi
on serait obligé de renoncer aussi à des traditions plus anciennes.
Bref, cette incohérence dans l'histoire (enfin, le
mot incohérence
est peut-être exagéré, mais une règle vraiment
bizarre) pose problème à tous les niveaux — ce qui est problématique,
vu que c'est manifestement un thème central chez Tolkien.
Plus généralement, un thème central chez lui est une sorte de décadence inexorable qui fait que plus le temps passe plus les choses qui eurent été possibles autrefois deviennent difficiles voire impossibles : plus de 6000 ans avant le Seigneur des anneaux, Morgoth a été vaincu avec son armée de balrogs ; puis, environ 3000 ans plus tard, Sauron, qui n'était que son bras droit, a été vaincu à son tour avec son anneau ; et dans le Seigneur des anneaux, on a un mal fou à le vaincre alors qu'il n'a plus son anneau, ou à vaincre un seul balrog — il faut croire que si des suites étaient écrites, 3000 ans plus tard, le grand méchant serait le bras droit de Sauron et qu'un seul orc constituerait un adversaire redoutable. Ça change des auteurs de heroic fantasy qui cherchent à maintenir l'intérêt du lecteur en faisant apparaître des adversaires toujours plus puissants au fur et à mesure que leur histoire avance (jusqu'au moment où les héros bataillent des dieux et que tout devient franchement trop absurde), ici ça va dans le sens contraire, mais je ne suis pas sûr que ce soit fondamentalement mieux d'avoir de la déflation épique que de l'inflation épique. (Je pense qu'un bon auteur doit chercher à maintenir la progression épique en-dessous, mais proche de, 2%. ) Bref, Tolkien a l'air obsédé par l'idée que tout était mieux âvant, ou en tout cas plus épique : et il explique ça par une sorte de décadence du sang qui se retrouve mêlé avec celui de gens plus médiocres (sans expliquer, finalement, d'où ces gens plus médiocres sortent, au juste, pour arriver à ainsi polluer les glorieuses lignées héroïques). Transposée dans le monde réelle, cette idée est soit un peu ridicule, soit franchement répugnante (disons très exactement réactionnaire[#3]), et très en ligne avec une profonde méfiance envers le progrès technologique.
Bon, j'ai un peu perdu le fil de mes réflexions décousues, alors je vais finir en invoquant un autre auteur de science-fiction, H. G. Wells, pour expliquer Tolkien : peut-être que le message du Seigneur des anneaux est que les hommes ont eu le choix entre devenir des Morlocks (qui ressemblent un peu à des orcs, non ?) ou des Eloi (après une inévitable décadence vers la médiocrité). Ce n'est pas exactement un choix réjouissant.
[#] J'exagère : avant
Tolkien, il y a eu Dunsany (mais j'ai lu The King
of Elfland's Daughter encore plus tard
que The Lord of the Rings), et il est
possible que Dunsany ait déjà largement transformé l'image qu'on avait
du mot elfe
. Mais où sont les
historiens du Zeitgeist, pour nous dire ce que Google
images aurait renvoyé en réponse à une recherche
de elf
à différentes époques, si Google images
avait existé ? (J'ai essayé de tirer ce genre d'informations
de Google Ngrams en
plaçant différentes épithètes après elf
, mais
rien de franchement convainquant.)
[#2] Quelque chose qui
apparemment est une devinette à résoudre, c'est : qui est Tom
Bombadil ? Tolkien a, à plusieurs reprises, suggéré qu'il y avait une
réponse bien précise à trouver à cette question (il écrit dans une
lettre : Even in a mythical Age there must be some enigmas, as
there always are. Tom Bombadil is one (intentionally).
) — mais je
ne sais pas si je le crois, surtout que beaucoup de gens ont essayé à
peu près toutes les réponses possibles à cette énigme (voir par
exemple celle-ci),
sans qu'aucune ne soit satisfaisante comme devrait l'être la bonne
réponse à une bonne énigme.
[#3] Il est assez
ironique, dans ces conditions, que Tolkien ait eu une si grande
influence dans
la contre-culture
des années '60 et '70 et qu'il ait pu être considéré comme
vaguement subversif (parce que le genre tout entier l'était). Que des
étudiants américains protestant contre la guerre du Viêt-Nam aient pu
arborer des badges Gandalf for President
est
amusant. Remarquez, Tolkien (aussi bien l'homme lui-même, ce qui
n'est pas franchement pertinent, que ce qu'il ressort de ses œuvres de
fiction) était opposé à l'impérialisme britannique ou américain
— mais peut-être pas pour les bonnes raisons.