Histoire de la Propédeutique à la Reine des Elfes

ou : le choix d'Alvin


La Propédeutique à la Reine des Elfes (titre qui me semble encore obscur après la lecture du livre) de Marc-Antoine Charlain est sans doute le roman le plus passionnément irritant qu'il m'ait jamais été donné de lire. Car ce roman, cette mystérieuse « propédeutique », est l'histoire d'un autre roman, ou, plutôt, d'une épopée, et tout au long de la Propédeutique, le lecteur sent confusément que c'est ce livre-là qu'il voudrait découvrir et non celui-ci, tant les qualités de l'œuvre d'Alvin, reflétées à travers le récit qui en est fait, excitent la curiosité et l'imagination. La mise en abyme, qui rappelle ostensiblement certaines nouvelles de Jorge Luis Borges (auquel le roman est dédié), est saisissante.

Le héros de la Propédeutique s'appelle Mark-Anthony Alvin (il porte donc le même prénom que l'auteur, sans doute parce qu'il en est en quelque sorte l'alter ego). Écrivain anglais, vivant au pays de Galles, asocial, sans le sou, illuminé, légèrement fou, il forme un personnage original, peu sympathique mais auquel on finit, bon gré mal gré, par s'attacher au fil de la lecture. Il connaît par cœur Paradise Lost et la quasi-totalité du Faust de Goethe ; il prétend relire chaque jour le Songe d'une nuit d'éte ; et il ne quitte jamais son exemplaire, pourtant si usé, du poème d'Edmund Spenser, The Faerie Queene. Mais le livre qu'il admire et hait par-dessus tous les autres, c'est le Seigneur des Anneaux. Car, s'il a connu quelques succès mineurs, Alvin ne s'en contente pas : le suprême but qu'il s'est fixé est de dépasser Tolkien — sur la tombe duquel à Oxford il s'impose d'aller se recueillir chaque année — en écrivant une épopée « mille fois plus grandiose que celle de la Terre du Milieu ».

C'est la construction de cette œuvre, qu'Alvin dédie à la mémoire de William Blake, que retrace la Propédeutique, à travers un quart de siècle, du début des années 1980 à la mort de l'écrivain. Dans un premier temps, le progrès est laborieux, on sent qu'Alvin s'attaque à bien plus qu'il ne pourra jamais accomplir. Toutefois, après deux ou trois ans de travail acharné, le monde fantastique d'Aliorbia, dans lequel se déroule l'épopée, commence à prendre forme, et acquiert lentement une Histoire. Plutôt que se focaliser sur tel ou tel héros, le livre — ou plutôt les livres car très vite Alvin envisage sept tomes largement indépendants les uns des autres — prétend recouvrir, certes inégalement, trois millénaires du monde qu'il décrit ; ce qui n'empêche pas que le point de vue sera plus romanesque qu'historique, et s'organisera comme une succession ou une imbrication de récits de longueurs variées plutôt que comme un ensemble synoptique. Mais c'est à un véritable travail de démiurge que l'écrivain se livre, ne négligeant aucun aspect de la création. La Propédeutique, en revanche, est cruellement avare de détails, et on apprend finalement très peu sur Aliorbia si ce n'est quelques détails semés un peu au hasard à travers des propos d'Alvin, et des noms aux sonorités évocatrices ; cependant ces détails portent en eux l'étrange impression d'unité et de cohérence qui se dégage du roman : même si on ne sait pas grand-chose du monde imaginé par Alvin, on a la dérangeante impression qu'il existe malgré tout (fût-ce dans l'imagination de Charlain).

Cinq ou six ans après les débuts de la vaste entreprise, le monde a un vrai visage, et les grands traits des principales histoires qui composeront l'épopée sont connus de son auteur. Mais celui-ci perd progressivement la raison ; ou, plutôt, il tombe dans plusieurs formes successives de mysticisme. Il s'imagine qu'Aliorbia est bien réelle, et que ses écrits sont dictés par des puissances qu'il ne contrôle pas. Puis il développe une théorie encore plus particulière : le monde qu'il décrit est le passé de la Terre, dont la magie a disparu, et toute l'Histoire qui nous est actuellement connue de la Terre a été faussée, et d'autant plus faussée que le passé est reculé, pour faire croire que la magie n'a jamais existé. Cependant, un héros particulièrement talentueux pourra, en accomplissant une Quête dont la nature n'est pas clairement révélée, rétablir la réalité de la magie et le Vrai Passé de la Terre. Étrangement, alors qu'Alvin s'invente des complots de plus en plus bizarres et sombre dans la démence, la qualité de son écriture, loin de s'en ressentir négativement, s'améliore au contraire. Son style, qui était parfois hésitant, devient parfaitement fluide : il n'a rien de pesant ou de lourd comme pourrait le faire croire la paranoïa dont souffre l'écrivain. Autant l'esprit d'Alvin est hanté par des pensées sinistres, autant les histoires qu'il écrit sont cristallines, renouent avec une vigueur vitale où le Bien triomphe du Mal et où le Juste est récompensé, qui évite pourtant de tomber dans la mièvrerie. L'auteur revisite les premiers récits qu'il a terminés, en enrichit l'intrigue, en augmente le réalisme, et rend ses personnages réellement vivants.

La Propédeutique traduit cette évolution avec beaucoup de subtilité, citant juste assez de l'œuvre pour qu'on se convainque que l'amélioration n'existe pas uniquement dans l'imagination d'Alvin (qui, justement, ne la perçoit pas), mais en évitant de révéler plus qu'une information minimale sur le contenu lui-même. C'est, typiquement, l'aspect agaçant de ce roman, qui sait habilement stimuler la soif de son lecteur tout en prenant garde à ne pas la satisfaire.

Les années passent et l'histoire grandit. Le talent de l'auteur se transforme en véritable génie. Chacun parmi les centaines de caractères que compte l'épopée est doté d'une personnalité propre bien définie, et l'écrivain pourrait décrire avec précision les goûts de n'importe lequel d'entre eux, ou toutes les anecdotes de sa vie. En même temps, hors de son livre sa vie est maintenant une folie presque constante (et sa survie matérielle n'est due qu'à la solidarité dont font preuve quelques rares amis). Les rêves se confondent dans son esprit avec la réalité, et les rêves font apparaître les personnages de la fiction.

Parmi ces personnages, l'un revêt une importance sans cesse croissante. Au départ simple nom évoqué à quelques reprises, il grandit jusqu'à dominer par son mystère deux des trois mille ans rapportés par le récit.

Ce personnage, c'est la légendaire Reine des Elfes.

Dans les rêves, elle apparaît comme une femme, de haute taille, d'une terrifiante beauté, chevauchant une licorne, et accompagnée de ses deux fils. Son regard est insoutenable. Et ces yeux obsèdent maintenant Alvin, qui continue son travail d'écriture avec toujours plus de talent. Ici, il faut l'admettre, la Propédeutique fait preuve d'un certain nombre de maladresses dans la description de la folie du héros et de ses visions, accumulant les épithètes exagérées.

Enfin arrive le moment où, vingt-quatre années de labeur ayant porté leur fruit définitif, l'épopée est achevée, relue et corrigée. Il n'y manque plus qu'une chose : un titre. Une nuit d'orage, tempête encore amplifiée par les hallucinations, Alvin réfléchit à ce dernier élément quand il reçoit une visite.

Ce n'est pas tout à fait la femme présente dans ses rêves, mais elle s'en approche suffisamment pour être clairement identifiable (au moins aux yeux du lecteur de la Propédeutique) comme la Reine des Elfes. Certes, elle ne chevauche pas une licorne (mais une jument blanche portant une tache noire là où devrait se situer la corne) ; certes, elle n'est pas aussi effrayante qu'elle apparaissait dans les songes, mais elle est tout de même, et de loin, la plus belle créature qu'Alvin ait jamais vue. Et avec elle viennent deux solides gaillards aussi parfaits que des statues grecques, et identiques l'un à l'autre, manifestement jumeaux. La femme s'excuse d'avoir été surprise par l'orage et cherche refuge chez l'écrivain. Rapidement, elle aperçoit les manuscrits et les feuillette, puis prononce à leur sujet quelques paroles obscures et ambiguës. Alvin, dans ses délires, les interprète de la façon suivante.

S'il donne un titre à son œuvre, il aura accompli la Quête, et rendu à la Terre son Vrai Passé, justement le contenu de ce qu'il a écrit ; ce faisant, il permettra à la vraie magie d'exister de nouveau, magie que la Reine des Elfes a cachée de la face du monde. Car la magie était mal utilisée, représentait un réel danger, et empêchait l'humanité d'atteindre sa maturité. Alvin songe à l'ambiance sombre des derniers passages de son épopée, où les forces des Ténèbres semblent croître en puissance et ne sont peut-être que momentanément arrêtées. Il hésite face à l'importance suprême qu'il perçoit à son acte.

La fin de la Propédeutique est rapide, presque trop abrupte. À l'aube, l'écrivain se lève et brûle la totalité de son manuscrit. Aussitôt, et en même temps que paraissent les premiers rayons du soleil, son esprit s'éclaircit : toute sa lucidité lui est rendue, et aucun regret de son geste ne l'a accompagnée. De la femme et des deux jeunes gens qui sont venus chez lui pendant la nuit il ne reste aucune trace, sinon un long et inexplicable cheveu roux sur un fauteuil qui prouve qu'il ne pouvait pas s'agir d'une hallucination. Le roman de Charlain se termine en précisant en trois phrases qu'Alvin s'est exilé au Japon (sans expliquer comment il en a trouvé les moyens) et y est décédé peu de temps après.

Note : Ce qui précède résume tout ce que je savais il y a quelques mois. Depuis, on m'a appris qu'il existe une nouvelle série de bandes dessinées (« mangas ») qui fait actuellement fureur au Japon ; intitulée très précisément « Sans Titre », elle doit comporter sept groupes de sept volumes (une longueur guère inhabituelle pour ce genre de série), plus un volume final de conclusion « Avec Titre » ; l'ensemble prétend être inspiré de l'œuvre posthume d'un certain « マルク アントニー アルヴィン » (transcription approximative de « Mark-Anthony Alvin »). Il y a là plus que ce qu'une coïncidence pourrait expliquer. Je suppose simplement que le roman de Charlain a inspiré d'autres créatifs.

Mais parfois je me demande, et au plus profond de moi j'espère secrètement une réponse en laquelle je n'ose croire : quel a été vraiment le choix d'Alvin?