David Madore's WebLog: Books

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble les entrées de la catégorie Livres : il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. This page lists entries in category Books: there is a list of all categories at the end of this page, and an index of all entries. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries with category Books / Entrées de la catégorie Livres:

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(dimanche)

Les Indes fourbes d'Ayroles et Guarnido

On dit souvent jamais deux sans trois, mais il me semble que c'est une pure coïncidence que, moi qui ne lis pas beaucoup de bédés (et, à vrai dire, pas beaucoup tout court), me retrouve à évoquer trois albums coup sur coup dans ce blog : après celle-ci dans le style « jeu de personnages » et celle-ci de sociologie, disons un mot des Indes fourbes (pas si récent que ça, et dont j'ai entendu parler au hasard d'une mention sur Twitter).

Mais, à vrai dire, je ne veux pas en dire grand-chose, parce que je ne veux pas divulgâcher : j'ai moi-même ouvert l'album en ne sachant essentiellement rien de ce qu'il y avait dedans, et je pense que c'est le meilleur état d'esprit pour l'apprécier.

Disons juste que le scénario est écrit par Alain Ayroles (notamment connu pour la très drôle série De Cape et de Crocs) et que les dessins sont de Juanjo Guarnido (notamment connu pour le style très léché de Blacksad) : cette combinaison d'auteurs peut déjà donner envie de lire cet album.

Disons aussi, pour les gens qui comme moi pensent que cette information a une importance, qu'il s'agit d'un album unique (pas un élément d'un cycle), et d'une histoire qui se tient à elle seule, et qui a une vraie fin. Ceci peut prêter à confusion, vu que la couverture porte le sous-titre :

Une seconde partie de l'Histoire de la vie de l'aventurier nommé don Pablos de Ségovie, vagabond extraordinaire et miroir des filous ; inspirée de la première, telle qu'en son temps la narra don Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, chevalier de l'ordre de Saint Jacques et seigneur de Juan Abad

Ce sous-titre (ou faut-il parler d'une épigraphe ?) signifie que la bédé est une suite imaginée du roman El Buscón (Historia de la vida del Buscón, llamado don Pablos; ejemplo de vagamundos y espejo de tacaños) de Francisco Gómez de Quevedo, roman picaresque, satirique et humoristique, espagnol paru en 1626 : à la fin de ce(t unique) roman de Quevedo, l'aventurier éponyme embarque pour l'Amérique pour tenter sa chance là-bas, promettant une suite que Quevedo n'a jamais écrite : c'est donc cette suite qu'Ayroles et Guarnido imaginent. La première page de la bédé est d'ailleurs composée d'une manière qui imite le frontispice du roman de Quevedo.

Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu ce dernier (et d'ailleurs je m'avoue dans ce cas) : les quelques éléments de situation sont rappelés dans la bédé, et l'histoire est de toute façon complètement différente. Cependant, il peut être bon de savoir que le thème principal du roman de Quevedo est celui des efforts et fourberies que fait son héros (un gueux, fils d'une prostituée et d'un homme qui finit pendu) pour essayer de s'élever au-dessus de sa condition : dans le roman, ces efforts sont toujours des échecs, et la morale est que, gueux il est et gueux il restera. Dans la bédé… ah ben, je ne vais pas en dire plus.

Bref, c'est l'histoire de ce Pablos, qui part pour les Indes occidentales, et qui raconte sa recherche de l'El Dorado — qu'il a peut-être fini par trouver, ou peut-être pas, là non plus je ne vais pas vous en dire plus.

C'est à la fois une histoire d'aventures picaresques (au sens original du terme), qu'on peut également rapprocher du film de casse, parce qu'il est bien question d'un casse (et même d'un très gros casse), et aussi une satire sociale, un tableau (artistique, et pas historique) de l'Espagne et de ses colonies au Siècle d'or, spécifiquement sous le règne de Philippe IV… mais c'est surtout très drôle. Pas drôle à la manière d'une bouffonnerie qui ne se prend jamais au sérieux, mais plutôt d'une histoire qui fait semblant de se prendre au sérieux, mais dont on se demande régulièrement où est le lard et où est le cochon. (Je suis un peu tenté de comparer le style à Ruy Blas de Hugo, qui se passe à peu près à la même époque, et qui réussit à être un drame immensément drôle, dont il a d'ailleurs été tiré une adaptation cinématographique un peu dans le même esprit que la bédé que j'évoque ici. On peut aussi comparer, dans une moindre mesure, à Cyrano de Bergerac : même si le panache de Cyrano est diamétralement opposé à la fourberie de Pablos, il y a un style d'humour commun.)

Et j'aime aussi beaucoup le dessin : non seulement il est très soigné mais aussi, signe d'une bonne bédé, il ne fait pas qu'accompagner l'histoire mais la pousse en avant : il y a des pages entières des aventures que raconte Pablos qui sont entièrement en images, sans un seul mot : c'est tout à fait à dessein (ha, ha), et le style en est très fort. Les personnages sont absolument truculents dans leur représentation graphique : le héros lui-même, mais aussi l'alguazil auquel il raconte son histoire, le corregidor qui vient récupérer l'argent des mines, le vice-roi de Nouvelle-Espagne, le comte-duc d'Olivares et le roi Philippe IV lui-même.

Le livre est par ailleurs truffé de références et de clins d'œil : y compris à lui-même, certainement au roman dont il prétend être une suite, et à toutes sortes d'autres choses (il est difficile, par exemple, de ne pas reconnaître une allusion visuelle au plus célèbre tableau de Velázquez — allusion qui n'est, d'ailleurs, pas gratuite — ainsi qu'à d'autres du même).

Bref, j'ai adoré ce livre, et je le recommande à ceux qui aiment les histoires d'aventures picaresques, drôles et pleines de rebondissements et de fourberies, et qui ne se prennent pas trop au sérieux.

Les Indes fourbes d'Alain Ayroles et Juanjo Guarnido, 160 pages, éditions Delcourt.

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(lundi)

La Distinction de Tiphaine Rivière

Digression préliminaire : Je suis pas mal sous l'eau en ce moment : le problème principal étant que je rédige le cours d'informatique que je donne en ce moment à Télécom moins vite que le cours n'avance : pour l'instant j'ai encore un peu d'avance, mais je ne suis pas convaincu par l'argument de Monsieur Zénon qui m'assure qu'Achille ne peut pas rattraper la Tortue ; surtout qu'en plus de ça, la Tortue se laisse distraire en chemin, c'est-à-dire que j'ai eu le malheur de commencer à réfléchir à des questions comme ça qui n'ont rien, ou très peu, à voir avec ce que je suis censé enseigner, mais qui font partie de réflexions sur lesquelles je reviens périodiquement. En plus, j'ai déjà un billet de blog en cours d'écriture et que j'ai arrêté pour ne pas perdre trop de temps avec. Néanmoins, comme j'ai beaucoup aimé le livre dont je veux parler ici, je vais quand même prendre le temps d'écrire quelque chose, en essayant d'être un peu bref (et vue la longueur de ce paragraphe, ce n'est pas bien parti).

Je connaissais déjà l'autrice/dessinatrice Tiphaine Rivière à travers sa bédé Carnets de Thèse, laquelle raconte le parcours partiellement autobiographique d'une doctorante en lettres qui part avec l'enthousiasme de quelqu'un qui se dit qu'elle va découvrir le monde de la recherche et qui connaît rapidement la désillusion entre les années de thèse qui s'accumulent sans qu'on n'en voie le bout, l'absence de financement qui l'oblige à enseigner en parallèle jusqu'à l'épuisement, le directeur de thèse qui a plein de doctorants et ne s'occupe pas du tout d'elle, la famille qui ne comprend rien à ce qu'elle fait, le copain avec qui elle finit par rompre, etc. On pourra se dire qu'elle force le trait, mais j'ai connu assez de doctorants en lettres et sciences humaines pour savoir que tous ces clichés sont parfois — trop souvent — vrais. J'avais beaucoup aimé ce livre aigre-doux, et je le recommande ne serait-ce que comme avertissement préalable à toutes les personnes qui envisagent de se lancer dans un doctorat (surtout dans une discipline littéraire, mais même en sciences : au minimum il faut retenir l'avertissement de bien se renseigner auprès d'anciens thésards sur l'ambiance du labo, la manière dont l'encadrant de thèse traite ses doctorants et leur consacre son attention, etc.).

Bref, quand j'ai vu que Tiphaine Rivière avait sorti une autre bédé où je pouvais penser que son talent d'observation des situations humaines et sociales serait bien employé, j'ai sauté dessus.

Il s'agit de La Distinction, sous-titré Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu, et c'est à la fois une histoire (ou plutôt un tas de petites histoires ou saynètes, cf. mes réflexions à ce sujet ici concernant une autre bédé), et de la vulgarisation sociologique.

Je dois préciser d'emblée que je n'ai pas lu l'ouvrage source, La Distinction : Critique sociale du jugement (même si maintenant j'ai envie de le faire) : j'ai bien sûr[#] été exposé à un certain nombre des idées de Bourdieu (à commencer par la notion de capital culturel) à travers d'autres gens qui ont repris ses idées, à travers des discussions politiques, à travers des résumés ou compte-rendus divers et variés, donc ce n'est pas comme si je découvrais. Mais je suis également loin d'en avoir une connaissance approfondie, ou même une idée bien précise. Donc je ne peux pas juger si Tiphaine Rivière reproduit fidèlement les idées de Bourdieu (à part les passages qu'elle cite textuellement), ou si elle ajoute des idées de fond d'elle-même, combien elle transpose pour s'ajuster aux quelques décennies qui se sont écoulées depuis 1979. Mais ça ne me semble pas terriblement important.

[#] Le bien sûr ici est lui-même marqueur du capital culturel de la classe sociale à laquelle j'appartiens ; cf. aussi ce que j'écrivais ici sur la culture générale (et où d'ailleurs je mentionne Bourdieu au passage).

Ce qui est intéressant, et que je trouve très réussi, c'est qu'elle mélange assez habilement une exposition des thèses de Bourdieu et une illustration de celles-ci à travers des anecdotes qu'elle représente, ce qui rend les thèses à la fois plus compréhensibles (si j'en juge par les passages cités qui ne sont pas toujours franchement limpides), plus parlantes et plus convaincantes.

Et la bédé a un petit côté méta (j'ai déjà dit que j'aimais le méta ? ah oui) : car le point de départ en est un (nouveau) professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée plutôt défavorisé, qui décide d'essayer d'enseigner à ses élèves les idées de Bourdieu. Évidemment, ça ne marche pas facilement (comme je l'ai dit plus haut à propos de Carnets de Thèse, Tiphaine Rivière est bien consciente que l'enseignement n'est pas toujours facile). Donc on a une sorte de double lecture : la bédé montre en même temps le prof qui essaye de démontrer et faire comprendre à ses élèves que, par exemple, le capital économique (l'argent !) n'est pas la seule distinction entre classes sociales[#2], et des situations qui illustrent ces idées, et les deux se rejoignent souvent. C'est assez délicieusement fait (par exemple j'ai beaucoup aimé les passages où une des élèves de la classe lit des passages du livre à ses parents en leur disant ah tiens, c'est marrant, vous faites exactement comme Bourdieu explique à propos des petits bourgeois, et les énerve parce que personne n'aime se trouver renvoyé aux clichés de sa classe sociale).

[#2] Par exemple quelque chose comme ceci (c'est moi qui paraphrase) : Est-ce que vous êtes déjà allés à l'opéra ?Non !Et pourquoi pas ?Parce que c'est trop cher !D'accord. Mais si vous aviez tout d'un coup plein d'argent, est-ce que vous vous mettriez à aller à l'opéra ?Ben non.

Les personnages sont assez nombreux, et assez variés, illustrant par exemple assez bien le fait que le patrimoine culturel n'est pas forcément parfaitement corrélé au patrimoine économique, qu'il y a cinquante nuances de bourgeois, etc. Mais ça ne tourne pas non plus à l'inventaire sans intérêt, et ces personnages sont au moins indirectement raccordés à l'histoire.

Il n'y a pas vraiment un arc narratif clair ni de conclusion savamment construite, mais je ne trouve pas que ce soit un défaut (il y a quand même une histoire, et une situation qui évolue, mais ce n'est pas le plus important). Le dessin (je veux dire, le dessin graphique) est moins détaillé que dans Carnets de Thèse (c'est en noir et blanc, et il n'y a pas ce que Boulet appelle les petits traits), mais j'ai eu l'impression que la peinture sociologique était tout à fait précise. En tout cas, à moi qui ne suis pas sociologue (mais quand même, j'espère, un peu observateur de la société et des comportements des gens) les portraits des personnages et des situations sonnent juste, et souvent juste dans le sens c'est un cliché, mais malheureusement ce cliché est vrai. Pas que je ne croyais pas à (disons) la réalité des distinctions sociales dans le domaine des goûts, mais je n'y pense pas trop, ou peut-être que j'essaie de ne pas y penser, et la représentation en bédé oblige à y penser, de manière à la fois éclairante et dérangeante.

Parce que c'est peut-être ce qui nous met le plus mal à l'aise avec la sociologie, c'est combien cette idée de déterminisme social, en nous renvoyant aux clichés auxquels nous nous conformons malgré nous, vient gifler notre désir (dans une certaine mesure illusoire) de liberté et d'individualité en nous rappelant combien nos goûts sont socialement construits et largement le fruit de notre classe sociale. Y compris, et ça fait encore plus mal, la rébellion contre le déterminisme social qui est elle-même le propre d'une certaine catégorie sociologique. Tout ça est profondément déprimant (je trouve), un peu comme la prédestination dans une tragédie grecque ; et la bédé dont je parle a donc, comme Carnets de Thèse, un côté décidément aigre-doux, triste en même temps qu'il est souvent drôle. (On se doute bien, par exemple, que la relation qu'essaient d'avoir deux ados de classes sociales très différentes, risque de ne pas durer longtemps, et d'ailleurs le père de la jeune bourgeoise qui fréquente un garçon des cités hausse les épaules en disant en substance ça ne durera pas, ça lui passera.)

Mais c'est précisément parce que cette gifle fait du bien qu'il faut lire ce livre !

La Distinction (Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu) de Tiphaine Rivière, 287 pages, éditions La Découverte Delcourt.

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(vendredi)

Échecs de Víctor L. Pinel

Digression préliminaire : Je ne suis pas un gros consommateur de fictions (quel que soit le format : romans, films…) pour une raison sur laquelle il faudra que je revienne plus longuement dans un billet ultérieur, à savoir mon agacement devant la manie des histoires qui ne finissent jamais, soit parce qu'elles font partie de cycles interminables (pensez aux séries télé, enfin, maintenant il s'agit plutôt de séries Internet), ou bien, même quand ce n'est pas le cas à la conception ou d'ailleurs aussi quand c'est le cas, on trouve toujours moyen de leur donner des suites tant que le public en demande… si bien que je me sens trop souvent frustré de mon désir de résolution. Je détaillerai peut-être un peu ultérieurement dans une autre entrée, mais si je mentionne ce fait ici c'est pour parler de bandes dessinées. Parce que mon agacement devant les cycles qui ne terminent jamais n'est pas tout à fait le même s'agissant de romans et de bédés : un cycle de quatorze romans de 800 pages chacun (I'm looking at you, Wheel of Time) me rebute simplement parce que la vie est trop courte, je suis déjà trop vieux, et j'ai trop d'autres trucs à faire pour consacrer à ce genre de choses le temps et la patience qu'elles requièrent ; mais s'agissant de bédés, le problème est surtout que je trouve exaspérant d'attendre un an ou deux pour avoir le nouveau volet du cycle que, au contraire du roman de 800 pages, je lirai en une heure. (Et si j'attends que le cycle soit complet avant de le commencer, en général le premier livre est déjà épuisé quand le dernier paraît.) Bref : je ne suis jamais content, et je n'aime pas les cycles.

Tout ce qui précède est là pour dire que ce qui m'a attiré dans la bédé à laquelle je consacre ce billet, c'est que ce n'est pas un petit bout d'un cycle, et c'est ce qui m'a décidé à l'acheter après avoir passé pas mal de temps dans une librairie spécialisée en bédés à reposer volume après volume étiqueté quelque chose comme volume 17 dans le Cycle des Chevaliers de la Tour du Temps. C'est une histoire complète. (D'ailleurs, puisque l'éditeur prend la peine de l'écrire noir sur blanc au dos, j'imagine que je ne suis pas le seul pour qui les mots histoire complète ont quelque chose de rassurant.)

Cette bédé, donc, a (un début et) une fin, du moins ce que je considère comme une fin, ce qui ne veut pas forcément dire que tout est mené à son terme, mais que je ne me sens pas volé de mon sens de résolution, et je n'ai pas l'impression d'avoir lu une pub qui essaie de me vendre une suite. Une fin comme une partie d'échecs : il reste des choses sur l'échiquier, mais on a l'impression que quelque chose s'est joué jusqu'à son terme.

Mais je cherche ici à dire un peu plus que cette histoire a une fin : un type de récit qui me plaît particulièrement est — je ne sais pas le définir très précisément — celui qui construit une tapisserie en nouant les fils de plusieurs personnages dont aucun n'est véritablement central, qui vont se croiser et interagir et tisser ensemble un tableau dont aucun n'a de vision d'ensemble.

Je ne sais pas si ma description est très claire. Disons que c'est un peu l'opposé du cycle, lequel va explorer les personnages dans la longueur (i.e., dans le temps) : le type dont je parle les explore, au contraire, dans la largeur (i.e., dans leurs interactions complexes les uns avec les autres).

Le meilleur exemple que je puisse donner est ce qui est sans doute mon livre préféré : La Vie mode d'emploi de Georges Perec — qui est peut-être plus une collection de nouvelles interdépendantes qu'un roman, un livre qui (tout en remplissant toutes sortes de contraintes oulipiennes très savantes et complexes, qu'on peut parfaitement ignorer en le lisant) raconte, de façon généralement pas chronologique, la vie d'un immeuble parisien et ses différents habitants, entre 1885 et 1975, et la manière dont leurs chemins se croisent parfois (en amour, rivalité, haine et toutes sortes d'autres péripéties) ou parfois s'ignorent.

J'ai pris ci-dessus la métaphore (classique) de la tapisserie dont les personnages sont des fils dessinant un motif qui les dépasse : les lecteurs de La Vie mode d'emploi seront aussi familiers de celle du puzzle où on cherche à comprendre la manière dont tous les morceaux s'emboîtent et dans quel ordre il faut les mettre. On pourrait évoquer un morceau de musique où les voix ou instruments se répondent tout en concourant ensemble à la résolution. Mais une autre métaphore possible, plus active et plus confrontationnelle (et qui joue d'ailleurs aussi un rôle dans le roman de Perec, aussi bien dans le contenu que dans les contraintes formelles) est celle du jeu d'échecs : les pièces sur l'échiquier jouent une partie qui dépasse chacune d'elles, dont elles ne voient chacune qu'une petite partie, mais à laquelle elles contribuent toutes de façon essentielle.

Ces différentes métaphores peuvent s'appliquer à la bédé dont je parle ici, mais c'est la dernière que l'auteur a choisi d'utiliser explicitement pour construire son histoire, en comparant ses personnages à des pièces du jeu d'échecs. Ceci n'est pas transformé en une contrainte dure comme chez Perec ; il n'y a pas, par exemple, trente-deux personnages clairement regroupés en deux camps adverses, et je ne pense pas non plus qu'il y ait de contrainte d'écriture cachée au lecteur (comme le serait par exemple l'association à chaque case de l'échiquier d'un motif à faire intervenir dans l'histoire). On a donc plutôt affaire à une contrainte artistique « douce », mais ça ne m'empêche pas de la trouver très bien utilisée, comme l'est la mise en abyme du jeu d'échecs dans la bédé. D'ailleurs, la chute justifie en quelque sorte le fait de ne pas avoir suivi de contrainte formelle rigide.

Bref, tout ça est très réussi. (Et je dis ça alors que je n'aime pas spécialement le jeu d'échecs — auquel je suis vraiment très mauvais.)

Pour dire quand même un peu de quoi il s'agit sur le fond, ça se passe de nos jours, à Bordeaux (je crois que ce n'est jamais dit, mais on reconnaît bien la ville même si on ne la connaît qu'un peu), et divers personnages vont se croiser : un lycéen frimeur qui accumule les conquêtes, une élève nouvelle venue dans le même lycée, la directrice d'une maison de retraite, un infirmier qui y travaille, un bénévole qui vient tenir compagnie aux pensionnaires, l'acteur vedette d'une série télé qui se sent pris au piège dans son rôle, deux amies qui se confient leur vie amoureuse, une bibliothécaire dont le mari est passionné de danse, et une vieille dame acariâtre finissant ses jours dans la maison de retraite et qui est passionnée d'échecs. Les actions de certains de ces personnages vont avoir des effets sur d'autres les obligeant à agir à leur tour, avec une cascade de conséquences. Ce n'est pas une énigme, mais il y a néanmoins une ou deux révélations qui sont faites à la fin sur le fond et sur la nature de la narration, qui peuvent passer pour des coups de théâtre.

Globalement, j'ai beaucoup aimé, et je recommande tout à fait, notamment aux gens qui, comme moi, apprécient les histoires qui ne sont pas interminables mais qui sont bien construites et qui apportent un sens de résolution.

Échecs de Víctor Lorenzo Pinel, 176 pages, édition Grand Angle.

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(mercredi)

Les derniers jours de Versailles d'Alexandre Maral et Sept Jours d'Emmanuel de Waresquiel

J'ai fini il y a quelques semaines déjà de lire le premier livre nommé dans le titre de ce billet, mais j'étais trop occupé à ranter sur plein d'autres sujets pour en parler (la manière dont je rédige ce blog rend difficile la rédaction de plusieurs entrées en parallèle, et c'est d'ailleurs un problème avec l'inflation de taille — et donc de temps pour les rédiger — que je n'arrive pas à contrôler).

☞ Les Derniers Jours de Versailles

Les derniers jours de Versailles d'Alexandre Maral (2018, édition revue et augmentée 2022) est un livre qui expose, de façon assez scrupuleusement chronologique, le déroulement de la première année de la Révolution française, dans la ville de Versailles. Autrement dit, il commence le et suit le déroulement des grandes journées de la première phase de la Révolution, et des moins grandes journées entre elles, jusqu'au départ de Louis XVI (le ), puis de l'Assemblée nationale, pour Paris. À de petites exceptions près (parce qu'on ne peut pas complètement s'épargner d'évoquer au moins allusivement ce qui s'est passé ailleurs), l'auteur s'impose cette unité de lieu : Versailles, et uniquement Versailles. Et à part brièvement dans un prologue pour rappeler le contexte, et tout aussi brièvement dans le chapitre final pour évoquer le devenir du château lors de la suite de la Révolution et la vision rétrospective du roi dans l'épilogue, il se tient aussi à cette unité de temps : 1789, et uniquement 1789. En outre, l'auteur s'interdit la prolepse : les événement nous sont narrés tels que vécus au moment où ils se sont déroulés, du moins autant que l'historien peut les reconstituer, mais sans la perspective du recul temporel : l'idée est de restituer, autant que possible, l'enchaînement serré des événements à la lumière de la perception qu'en ont eue les habitants du lieu — souverains, courtisans, députés, citadins. Comme l'explique Maral dans l'introduction de ses Derniers jours de Versailles :

Pour l'historien aujourd'hui, qui connaît la suite de l'histoire, les événements de 1789 ont un sens que leurs contemporains, surtout à Versailles, ont été loin de pouvoir comprendre. En outre, déconcertés par l'enchevêtrement des faits, des questions, des enjeux, ils ont été, dans bien des cas, incapables de développer une analyse critique et d'opérer un tri susceptibles de fonder une conduite rationnelle. Pour autant, sans recul, partielle et partiale, cette vision déformée est dans une certaine mesure plus authentique que la relation faite a posteriori par l'historien. Elle seule permet de comprendre le déroulement de certains faits qui nous surprennent aujourd'hui, comme la séance royale du  […].

La table des matières donnera une idée du contenu :

  • Introduction. C'est donc une révolte ?
  • Prologue. La révolution royale
  • I. Jeudi , la cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit
  • II. La France vue de Versailles
  • III. La préparation des états généraux
  • IV. Lundi , la procession d'ouverture des états généraux
  • V. Mardi , la première séance
  • VI. Les états généraux en marche vers l'Assemblée nationale
  • VII. Mercredi , la fin de la monarchie absolue
  • VIII. Samedi , le serment du Jeu de paume
  • IX. Mardi , la séance royale
  • X. Mardi , la prise de la Bastille
  • XI. Mardi , l'abolition des privilèges
  • XII. L'été indien de la monarchie
  • XIII. Mercredi , la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
  • XIV. Les grands débats de septembre
  • XV. Jeudi , le banquet de l'opéra
  • XVI. Lundi , Versailles assiégé
  • XVII. Mardi , le dernier jour de Versailles
  • XVIII. L'Assemblée sans le roi
  • XIX. Tâchez de me sauver mon pauvre Versailles
  • Épilogue. L'année sans pareille
  • Références
  • Index

Alexandre Maral est conservateur général et directeur du centre de recherches du château de Versailles.

☞ Sept Jours

En même temps, il est impossible de parler du livre de Maral sans évoquer aussi, tant leur sujet est proche, celui d'Emmanuel de Waresquiel, Sept Jours (2020), consacré aux journées du  au  et sous-titré La France entre en révolution, que j'ai lu il y a deux ans (et que je n'ai pas relu, seulement rapidement reparcouru, pour écrire ce billet, donc mon souvenir n'est pas forcément exact). Ces deux livres, qui livrent une perspective toute différente, sont complémentaires. La période de temps ciblée par Waresquiel, qui va de la constitution de l'Assemblée nationale jusqu'à la « séance royale » le mardi suivant, est encore plus étroite (une semaine !) que celle que choisit Maral, mais c'est une étroitesse en trompe-l'œil, car le propos de Waresquiel n'est pas de suivre l'ordre chronologique et de rester enfermé dans une unité de temps et de lieu, mais plutôt d'utiliser cette période qu'il considère comme cruciale de la Révolution pour livrer une perspective plus large. Waresquiel écrit dans l'avant-propos de ses Sept Jours :

On l'aura compris, il y a dans ce livre plusieurs scènes. Je ne reste pas à Paris et à Versailles. Je ne me cantonne pas non plus aux sept « premiers » jours de la Révolution. Je regarde en arrière et parfois en avant. Je me promène à travers la France : celle des émeutes parlementaires de juillet 1789, des élections de mars et d'avril 1789, celle des sociétés de pensée, des journaux, des pamphlets et de l'opinion — ce que Jürgen Habermas appelle l'espace public du politique, qui à cette époque arrive à maturité.

Je ne recopie pas la table des matières du livre de Waresquiel parce que c'est un peu long : 82 brefs chapitres, regroupés en trois grandes parties, Le roi ou la nation ?, Nous le jurons et Échec et mat ; mais disons qu'ils sont plus thématiques que strictement chronologiques (exemple de titre de chapitre : Violences électorales — il y parle du climat de peur dans lequel se sont déroulées les élections d'avril 1789). Waresquiel est chercheur à École pratique des hautes études.

☞ Différence d'approche

Disons aussi que Waresquiel s'adresse clairement au grand public (dont je fais partie : ce n'est pas un reproche) : au public féru d'histoire, sans doute, mais probablement pas aux historiens de métier : il écrit comme quelqu'un qui cherche un succès d'édition, donc à captiver son lectorat, et n'hésite pas à livrer sa vision et ses réflexions personnelles ou à jouer de la rhétorique (autre exemple de titre de chapitre : Élections, piège à cons) ; tandis que le livre de Maral semble plus académique, et peut-être même un peu froid par moments : il s'adresse aussi au grand public, bien sûr (ce n'est pas un ouvrage de recherche stricto sensu, comme en témoigne le fait que les références ne sont pas collectées dans des notes en bas de page), mais il garde un style dans lequel je crois reconnaître celui de l'historien habitué aux publications de recherche plus qu'aux éditions grand public (là non plus ce n'est pas un reproche : j'ai aussi l'habitude de lire les publications académiques, et quoique certainement moins souvent en histoire qu'en maths, ça m'arrive).

J'ai beaucoup aimé ces deux livres, même si celui de Waresquiel m'a semblé peut-être plus désordonné si bien que j'ai préféré celui de Maral (mais le problème est peut-être simplement qu'il eût mieux valu les lire dans l'autre ordre, celui de Maral donnant un aperçu solide et précis des faits dans leur contexte chronologique avant de passer à la mise en perspective commentée fournie par le livre de Waresquiel).

(Je vais tenter de restituer dans ce qui suit certaines des informations que j'ai retenues de ces deux livres, surtout pour la partie qu'ils traitent en commun. J'avertis néanmoins que je n'ai pas revérifié chaque information que je donne généralement de mémoire après ma lecture, et qu'il est par ailleurs possible soit que ma compréhension ait été mauvaise soit que ma reformulation ait déformé : donc même en admettant que les livres que je décris soient un reflet parfait de la réalité historique, ce qui suit n'en est sans doute pas un — c'est juste censé être un reflet de ce que j'ai retenu et de ce qui m'a intéressé.)

☞ Sur le caractère de Louis XVI

Même s'ils ne se contredisent pas, l'impression qui résulte (ou du moins, qui en a résulté sur mon esprit) de ces deux livres peut être assez différente, et complémentaire. Par exemple, pour ce qui est du tempérament de Louis XVI, Waresquiel consacre un certain nombre de pages à réfuter la description qui est souvent faite du roi comme bon mais faible et indécis, parfois même décrit comme imbécile : il (Waresquiel) note au contraire qu'il (Louis XVI) était précis et pointilleux, renfermé et amateur de solitude (qu'il trouvait notamment à la chasse), méfiant et parfois brusque, sûr de son pouvoir ; que la bonté dont on parle à son sujet peut être une projection de ses contemporains (reflet de sa popularité) ou un terme que nous comprenons de travers ; qu'il a bien su, auparavant, prendre des décisions importantes (comme renvoyer les ministres hérités de son grand-père, financer la guerre d'indépendance américaine ou abolir le servage) quand il se sentait bien conseillé, mais qu'entouré de ministres pour qui il n'a que peu de sympathie (Necker), face à des problèmes qu'il comprend mal (les finances), incapable de penser autrement qu'au travers le système absolutiste qu'il a hérité de ses prédécesseurs, ne supportant pas la contradiction, et se sentant peut-être puni par le ciel (la maladie puis la mort de son fils), il a été comme paralysé devant la crise. Maral, lui, ne cherche pas à livrer une analyse du caractère du roi, donc c'est plutôt au lecteur de la trouver dans les faits exposés ; mais Louis XVI apparaît comme plutôt animé de bonne volonté et persuadé de celle de la majorité de ses sujets, mais à la fois difficile d'accès et dépassé par les événements. Toutes ces choses peuvent être vraies à la fois : de toute façon, il est difficile de saisir ou décrire brièvement une personnalité, qui a toujours de nombreuses facettes plus ou moins difficiles à relier, même quand nous en sommes proches et familiers, et à plus forte raison celle d'un homme que nous séparent à la fois deux siècles et une position hautement ritualisée : l'historien ne peut que sélectionner ce qu'il choisit de souligner, et le lecteur ne retient lui-même qu'une partie de ce qu'on lui montre. On peut aussi mentionner que Louis XVI était gauche, d'une gaucherie renforcée par son embonpoint ou par le fait qu'il ne portait pas de lunettes alors qu'il en avait besoin (au moins pour lire) ; mais il devait aussi avoir un côté facétieux : il aimait se promener sur les toits de Versailles, et a failli perdre la vie, en mars 1789, en tombant d'une échelle où il s'était amusé à monter lors d'une telle promenade. Comme ses prédécesseurs, il aime énormément la chasse (quand il est contrarié de ne pas pouvoir y aller, il note dans son journal le cerf chassait) : il est possible qu'il ait choisi Versailles (avec toutes les conséquences de la proximité de Paris) pour les états généraux entre autres de manière à pouvoir continuer ses parties de chasse habituelles. Il paraît aussi immensément populaire au sens où même quand on lui retire son pouvoir par petits morceaux, ou qu'on envahit son palais, tout le monde passe son temps à crier vive le roi ! — il est difficile pour moi de comprendre dans quelle mesure c'était sincère ou une expression presque figée, mais en tout cas il semble que ses sujets l'imaginaient plus facilement mal conseillé que malveillant.

☞ La vision romancée de l'Histoire

Les deux livres viennent corriger, ou au moins préciser, la vision de la Révolution française qui m'a été présentée à l'école quand j'étais petit, mais aussi dans la fresque télévisée d'Enrico et Heffron dont j'ai déjà parlé ici et dont j'ai déjà dit qu'elle avait fixé dans ma tête les traits de Louis XVI à ceux du personnage joué par Jean-François Balmer. (J'ai vu d'autres fictions ou documentaires sur la période, bien sûr. Et j'ai certainement lu un certain nombre d'autres choses depuis, au moins des pages Wikipédia — qui sont elles-mêmes de qualité assez variable d'un sujet à l'autre ou d'une phrase à l'autre dans la même page — mais ça n'a pas forcément autant marqué mon esprit.) Forcément, une présentation scolaire ou télévisuelle va simplifier les choses et, en simplifiant, va grossir le trait : dans la série de 1989, si Louis XVI garde une certaine complexité, beaucoup d'autres choses ou personnages sont réduit au point d'en perdre toute profondeur : Necker est présenté comme le ministre intègre sans ambition personnelle et qui a tout compris, et les députés du tiers-état agissent comme un seul homme (en l'espèce, Mirabeau, incarné par Peter Ustinov). Et la séance royale du , dans cette fiction, voit Louis XVI venir juste dire je déclare nulles et inconstitutionnelles les décisions de la prétendue Assemblée nationale qui s'est réunie malgré mes ordres ; je suis l'unique garant du bien de mon peuple, et si vous m'abandonnez dans une si belle entreprise, alors c'est vous qui serez abandonnés, et pas moi ! je vous ordonne de vous disperser sur-le-champ et de vous rendre demain matin dans les chambres affectées à vos ordres respectifs pour y reprendre vos séances — ce n'est qu'un prétexte pour représenter l'affrontement verbal qui n'est que trop connu (et dont les deux livres que je décris ici consacrent un certain temps à analyser l'historicité) entre Dreux-Brézé et Mirabeau (la légende fait dire à ce dernier nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes, et dans la série il le dit sous les applaudissements). La vérité est bien plus complexe, évidemment : Necker était lui aussi un homme complexe, ambitieux et soucieux de son image et de sa popularité (et qui a tenu à écrire sa propre version des choses après les faits, laquelle n'est pas forcément conforme à la réalité) ; les députés du tiers-état se disputaient tout le temps sur tout ; et la séance royale a vu Louis XVI proposer d'authentiques concessions, même si elles étaient trop tardives, trop hésitantes et très en-deçà de ce que les députés du tiers réclamaient, mélangées à une tentative de fermeté ; et Mirabeau n'a sans doute pas parlé du peuple dans son adresse à Dreux-Brézé (peut-être plutôt de vœu de la nation) et peut-être pas non plus de baïonnettes (mais de force matérielle ?), et d'ailleurs tout le monde n'était pas content qu'il prenne ainsi la parole, au nom d'une assemblée dont il n'était pas le président, et en utilisant des termes inutilement discourtois.

C'est peut-être le principal problème des représentations que nous voulons nous construire de l'Histoire, parce que nous aimons que les choses aient un sens clair, parce que nous aimons les fictions où les personnages tiennent leur rôle et où les scénaristes savent où ils vont : que d'oublier que, dans la réalité, les gens hésitent et changent d'avis, les événements sont brouillons et naissent au moins aussi souvent de malentendus et de hasards que de confrontations, et que ces dernières aboutissent parfois à des compromis boiteux et confus et pas toujours des victoires claires. Nous oublions aussi combien les gens ont du mal à se comprendre les uns les autres, tant leurs modes de pensée ou leur éducation peuvent différer. Je ne suis pas historien, mais j'ai suffisamment vécu et observé l'actualité pour savoir combien la réalité fait un mauvais film et combien les humains sont mauvais pour communiquer, et il n'y a aucune raison de croire que ç'aurait été différent il y a 234 ans ou 1000. Le livre de Maral, sans être lui-même mal écrit, rend très bien le caractère « mal écrit » de l'Histoire.

☞ Difficulté à communiquer

L'année 1789 à Versailles est intéressante en ce qu'elle concentre tous les malentendus. Il y avait d'énormes attentes autour de la convocation des états généraux (qui n'avaient pas été réunis depuis 175 ans), mais tout le monde attendait quelque chose de différent (le roi, Necker, les députés de chaque ordre et au sein de chaque ordre, le peuple…) et ces incompréhensions ont éclaté au grand jour. Les députés (et pas seulement ceux du tiers-état) ne comprennent pas ce monde étrange qu'est la cour de Versailles, avec ses codes archaïques et incompréhensibles, ses querelles de préséance, ses intrigues et ses jeux de pouvoir, dans lequel Louis XVI est enfermé.

Il y a par exemple cette scène surréaliste, le , où Bailly, qui est alors doyen des communes — c'est-à-dire de la chambre du tiers-état — et pas encore président de l'Assemblée nationale, cherche à rencontrer le roi pour savoir quand celui-ci pourra recevoir une députation, et qui montre bien la difficulté à s'adresser à lui : Bailly va d'abord voir Necker pour lui demander conseil, ils vont ensemble au palais, Necker voit le roi et revient avec la réponse que Louis XVI veut bien recevoir Bailly, mais à condition de passer par le ministre en charge des états généraux, c'est-à-dire le garde des sceaux[#] Barentin ; Bailly va donc trouver Barentin chez lui, mais Barentin est sorti dîner, et il rentre tard, et quand quand Bailly et Barentin vont ensemble au palais, cette fois c'est le roi qui est parti (à Meudon, pour voir le dauphin qui est mourant). À un autre moment (je ne retrouve plus le passage), Bailly, qu'on devine un peu excédé, demande s'il n'y a pas moyen qu'il puisse voir le roi à tout moment et sans passer par le ministre (surtout que Barentin justement est fort mal disposé à son égard) : on lui répond que (dans le langage de l'étiquette de la cour, qui remonte à Louis XIV), avoir accès au roi à tout moment cela s'appelle les entrées familières, et qu'il n'y a que je ne sais plus qui (la gouvernante des enfants de France ?) qui a eu les entrées familières au cours des dernières décennies. On repense au film Ridicule (que je recommande vivement au passage), dont le cœur de l'intrigue est, justement, la difficulté d'accéder au roi.

[#] Ajout () : Barentin est qualifié de garde des sceaux dans le livre de Maral (où il joue un rôle important), et de chancelier dans celui de Waresquiel (où il apparaît assez peu). Il me semble que c'est Maral qui a raison : Wikipédia (qui n'a pas toujours raison, mais en l'occurrence n'a probablement pas inventé ce truc, et d'ailleurs je l'ai aussi lu ailleurs) explique que le chancelier était nommé à vie : si le roi voulait confier les sceaux (et le ministère de la justice) à quelqu'un d'autre, ce quelqu'un d'autre était nommé garde des sceaux. (Bon, on peut légitimement se poser la question de pourquoi cette règle visiblement pénible était maintenue, mais c'est une autre question.) Or le chancelier, en 1789, devait encore être Maupeou, nommé en 1768 par Louis XV (et qui avait à la fin du règne de ce dernier mené un « coup » contre les parlements, parlements que Louis XVI avaient ensuite restaurés dans leurs prérogatives, ce qui est possiblement une cause de la convocation des états généraux).

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(dimanche)

Or What You Will de Jo Walton — et les métafictions

Et hop, après trois semaines sans nouvelle entrée dans ce blog, vous vous attendiez à ne pas en voir deux d'affilée, n'est-ce pas ? Eh bien si !

Il y a un peu plus d'un an, j'avais lu le roman Lent de Jo Walton, et j'en avais fait une critique dans ce blog : comme j'avais bien aimé Lent, (et aussi sur la base de recommandations élogieuses, par exemple ce fil Twitter), j'ai décidé de lire Or What You Will de la même autrice, écrit peu de temps après, et qui s'avère avoir un certain nombre de points communs. (Ce n'est pas une suite, les deux romans peuvent se lire tout à fait indépendamment, ou dans n'importe quel ordre, ils ne sont même pas dans le même style ni dans le même « univers », mais disons qu'ils vont bien ensemble et ils forment vaguement un diptyque.) Il s'avère aussi que Or What You Will relève du thème littéraire (trope ?) qui est sans doute mon préféré : ce qu'on pourrait appeler la métafiction, c'est-à-dire l'apparition d'une fiction dans une autre fiction et l'interaction entre les deux. Je vais donc parler un peu de ce roman, mais aussi de ce thème en général (et de la manière dont il résonne en moi).

De quoi s'agit-il, donc ? Le roman Lent, comme je l'ai dit dans le billet que je lui ai consacré, tournait autour de la vie de Jérôme Savonarole, le célèbre prédicateur florentin (1452–1498), et la première partie en était essentiellement un récit historique tandis que la seconde relevait plutôt de la littérature fantastique. Quant à Or What You Will, il raconte l'histoire d'une romancière québecoise de langue anglaise, Sylvia Harrison, qui écrit un roman se déroulant dans un monde imaginaire où la magie existe, mais dans une ville (Illyria) qui reflète la Florence du monde réel. S'agissant que la romancière réelle, Jo Walton, est une romancière québecoise de langue anglaise qui venait d'écrire un livre partiellement fantastique se passant à Florence, on voit vite qu'on a affaire à un délicieux jeu de miroirs entre monde réel et monde(s) de fiction.

Le titre Or What You Will fait référence à La Nuit des Rois de Shakespeare (Twelfth Night dont le sous-titre est justement Or What You Will), et c'est de là que proviennent le nom d'Illyria et de son duc, Orsino ; mais c'est aussi et surtout à La Tempête qu'il est fait référence (je renvoie au premier paragraphe de ce billet sur un autre roman inspiré de La Tempête si vous avez besoin d'un résumé en un paragraphe de la pièce) : Miranda et Caliban, notamment, sont des personnages importants du roman-dans-le-roman. (Il n'est pas nécessaire d'avoir lu La Tempête pour lire Or What You Will, mais ça aide d'avoir au moins une idée de l'histoire. Ceci dit, de toute façon, c'est une bonne idée de lire La Tempête, pas seulement pour la culture générale et pour connaître l'origine d'expressions telles que brave new world et such stuff as dreams are made on, qui sont d'ailleurs pertinentes pour le roman dont je parle ici, mais aussi parce que cette pièce est vraiment extraordinaire et a eu énormément d'influence sur la culture occidentale.) À ces personnages de fiction s'ajoutent aussi, dans le roman-dans-le-roman, des personnages réels, notamment Marsilio Ficino (qui apparaissait déjà dans Lent) et — indirectement parce qu'il est mort — Pic de la Mirandole (idem).

Bref, Or What You Will raconte l'histoire d'une romancière, Sylvia Harrison, qui écrit un roman se déroulant dans un monde imaginaire, incluant des personnages de fiction (Orsino, Miranda…) mais ayant des liens forts avec le monde réel et notamment avec la Florence du monde réel et des personnages réels de la Renaissance (Ficino, Pico… vers 1420–1495) ainsi que d'époques plus tardives mais je vais y venir. Le roman (le vrai, je veux dire, Or What You Will) nous livre à la fois des scènes de la vie passée de l'écrivaine, dont on peut soupçonner qu'ils sont au moins en partie autobiographiques (i.e., reflètent la vraie vie de la vraie romancière Jo Walton) mais je n'ai aucune idée de combien, des scènes de l'écriture du roman-dans-le-roman (Sylvia Harrison va à Florence, s'imprègne des lieux et s'en inspire) et des extraits de ce dernier.

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(mardi)

Piranesi de Susanna Clarke

Piranesi (publié en 2020) n'est pas un roman très long (il fait 245 pages pas spécialement grandes ni écrites petites, ça doit représenter environ 350k signes), et de toute façon je ne lis que très rarement des romans longs, mais même eu égard à sa taille, et compte tenu du fait que je lis plutôt lentement[#], il est assez remarquable que je l'aie lu en deux jours tellement j'ai accroché.

[#] Normalement la manière dont je lis consiste à poser le livre dans mes toilettes qui font aussi office de cabinet de lecture, et même si ça rallonge un peu la durée de mes commissions, forcément, je n'y consacre pas un temps fou. Mais quand j'« accroche » assez, comme ça a été le cas ici, alors le livre m'accompagne ailleurs.

J'en avais entendu parler via une connaissance sur Twitter, qui cite l'extrait suivant (proche du début du roman) lequel m'a suffisamment intrigué pour me donner envie de lire le livre :

Since the World began it is certain that there have existed fifteen people. Possibly there have been more; but I am a scientist and must proceed according to the evidence. Of the fifteen people whose existence is verifiable, only Myself and the Other are now living.

[Gravure “L'arc gotique” des “Prisons imaginaires” de Giovanni Battista Piranesi]Il est vrai aussi que j'aime énormément les gravures de Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi (j'en reproduis une ci-contre), qui ressemblent beaucoup à mes rêves[#2], dont le titre a aussi attiré mon attention. Bon, le roman de Clarke n'a pas vraiment de rapport avec l'artiste italien éponyme ; mais le cadre a énormément à voir avec l'ambiance labyrinthique qui est évoquée dans ces gravures (ainsi qu'avec l'architecture classique représentée dans ses Vues de Rome).

[#2] Je souligne, et vous pouvez vérifier, que le tweet que je viens de lier date d'avant le roman de Clarke, donc certainement avant que j'en aie entendu parler : je ne triche pas, j'avais vraiment dit ma fascination pour l'architecture labyrinthique des gravures de Piranesi avant que quelqu'un ait l'idée d'écrire un livre appelé Piranesi dont l'ambiance s'inspire de ses gravures à l'architecture labyrinthique.

Et quiconque a parcouru un peu ce blog sait ma fascination pour les labyrinthes (cf. ici et , ainsi que les petits jeux en JavaScript ici et qui sont liés et commentés depuis ces deux entrées).

Borges, un de mes auteurs préférés, est connu pour avoir écrit une nouvelle intitulée La biblioteca de Babel qui fait référence à une bibliothèque, à la structure labyrinthique, sinon infinie du moins démesurément grande qui contient non seulement tous les livres réels mais tous les livres possibles (d'un format donné : avec les informations données par Borges — 25 signes possibles, 80 signes par ligne, 40 lignes par page et 410 pages par livre — on peut d'ailleurs déduire qu'il y en a 251 312 000 ≈ 2×101 834 097). Ce texte a ensuite inspiré de nombreux autres auteurs, par exemple Umberto Eco dans Le Nom de la Rose (dont l'intrigue tourne autour d'un livre caché dans une bibliothèque labyrinthique gardée par un bibliothécaire irascible appelé Jorge de Burgos).

Le roman de Clarke se déroule dans un espace lui aussi immense et labyrinthique (le narrateur l'appelle the House, la Maison) : comme la Bibliothèque de Babel, il est constitué de salle après salle apparemment sans limite, et on ne sait pas exactement comment elles sont organisées ni pourquoi ; mais à la différence de la Bibliothèque, les salles de la Maison, à l'architecture classique, ne sont pas remplies de livres mais ornées de statues apparemment toutes différentes. Bon, à vrai dire, on n'a pas une description très précise de la Maison (et certainement pas de plan, fût-il partiel ; le narrateur utilise une numérotation des salles très idiosyncratique, probablement l'ordre dans lequel il les a visitées), mais ce qu'on a est puissamment évocateur. Le niveau inférieur est inondé par la mer (ou peut-être les niveaux inférieurs ? la description n'est pas claire sur le fait qu'il y en ait un ou plusieurs), le niveau supérieur est en ruine (ainsi que certaines salles des autres niveaux), donc seul le niveau intermédiaire est vraiment explorable, ce qui fait qu'on a affaire à un labyrinthe essentiellement 2D.

C'est amusant, parce que le premier programme que j'ai écrit quand j'ai appris le C (il y a environ 30 ans ; je l'ai perdu depuis, malheureusement) était un jeu d'exploration qui simulait un espace immense constitué simplement de salles (je suppose 232×232 d'entre elles), qui avaient chacune un nom, une couleur, une décoration particulière, mais il n'y avait rien à faire à part visiter des salles et y trouver de (très rares) objets. J'avais fait attention à ce que l'espace créé par le jeu soit toujours précisément le même, si bien qu'il aurait été en principe possible d'explorer ce labyrinthe unique, d'en dresser un plan avec les noms et descriptions des salles, etc., sauf qu'il était bien trop grand s'il avait 18 milliards de milliards de salles (même si ça reste beaucoup plus petit que la Bibliothèque de Babel). Ce monde de mon petit jeu était donc remarquablement semblable à celui du roman de Clarke.

Dans le monde du roman n'évoluent (apparemment) que deux personnes : le narrateur, et celui que le narrateur appelle l'Autre (qui, en retour, appelle le narrateur Piranesi). Le narrateur s'est donné pour mission d'explorer la Maison, tandis que l'Autre semble être à la recherche d'une connaissance bien précise, qu'il soupçonne d'y être cachée. À part eux, il n'y a que treize squelettes pour seuls habitants connus de la Maison.

Je n'en dis pas plus. On est évidemment curieux de savoir ce que ces gens font dans ce monde, comment ils y sont arrivés et d'ailleurs comment ils y survivent, et toutes sortes d'autres choses qui paraissent initialement bien mystérieuses. C'est ce côté énigmatique qui m'a poussé à continué à lire (mû à la fois le désir d'avoir la clé de l'énigme et l'inquiétude que tout ça finisse en queue de poisson comme la série Lost) : je ne veux pas divulgâcher, mais pour les gens qui, comme moi, voudraient savoir à quoi s'attendre, disons qu'à la fin on a au moins des réponses satisfaisantes à un certain nombre de questions (en gros celles qu'ai formulées), que tout n'est pas exactement comme il semble, et que le livre tourne vaguement au policier. (Mais il ne faut pas non plus s'attendre à avoir une réponse à tout, en particulier concernant la nature exacte de la Maison, ni à ce que tout soit rationnel.)

Comme j'aime bien les énigmes en plus d'aimer les labyrinthes, on peut difficilement imaginer un roman qui donne autant l'impression d'avoir été écrit pour moi (même si cf. celui-ci). La fin est peut-être un peu plus faible que le début (ou disons, moins originale, moins captivante), peut-être que la toute dernière partie aurait pu être omise (c'est une sorte de coda post-climactique : moi j'aime bien, mais je suis sûr qu'il y a des gens qui trouveront que ça prolonge inutilement), mais ce ne sont pas des reproches graves. Globalement j'ai beaucoup aimé.

Suzanna Clarke est connue pour avoir précédemment écrit le roman Jonathan Strange & Mr. Norrell, une histoire de magiciens dans l'Angleterre du début du XIXe siècle d'une histoire alternative où la magie existe. Je ne l'ai pas lu (même si ce livre s'est matérialisé dans ma bibliothèque sans que je sache comment il est arrivé là parce que je ne l'ai jamais acheté, ce qui est quand même assez significatif s'agissant d'un livre sur la magie), mais j'ai vu la mini-série qui en a été tirée : il y a quelques aspects que j'ai bien aimés, mais j'ai surtout été assez fortement agacé par le fait qu'au final on n'avait aucune idée des motivations des personnages essentiels (et surtout deux puissants rois-magiciens qui dominent l'histoire et qui sont le King of Lost-Hope et le Raven King, dont on ne comprend même pas s'ils sont plus ou moins alliés ou plus ou moins ennemis ou indifférents l'un à l'autre, ni quels sont leurs pouvoirs, ni s'il faut craindre ou espérer que l'un ou l'autre « gagne »). Peut-être que le roman n'a pas ce défaut, mais en tout cas Piranesi ne l'a pas, et je le souligne pour quiconque aurait été agacé par la même chose que moi : ici, les personnages ont, au final, des motivations passablement claires, et leurs actions sont raisonnables compte tenu de ces motivations (et de leur connaissance / ignorance).

Bref, je recommande vivement Piranesi pour tous les gens qui ont des goûts proches des miens (et si vous lisez mon blog, c'est peut-être au moins en partie le cas).

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(jeudi)

Histoire des droits en Europe de Jean-Louis Halpérin

Je viens de finir de lire le livre Histoire des droits en Europe (de 1750 à nos jours) de Jean-Louis Halpérin (dans sa nouvelle édition sortie en 2020, collection Champs Histoire chez Flammarion). Peut-être est-il pertinent pour la critique qui va suivre de préciser que je l'ai lu aux toilettes. Ce n'est pas un reproche ni une façon de dire que le droit m'emmerde : c'est juste que je laisse volontiers dans mes toilettes des livres dont la structure se plie sans trop de problème au fait que je pourrai reprendre et interrompre la lecture à n'importe quel moment. Il se trouve par ailleurs que j'aime bien lire, en dilettante, des choses sur l'histoire du droit ou le droit comparé (cf. par exemple cette entrée ou celle-ci), ce qui peut expliquer des choix un peu inattendus : un de mes amis rigolait de voir le livre Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse dans mes toilettes, mais il était plus aride que celui dont je veux parler ici.

Le livre de Halpérin entreprend une tâche assez titanesque : dresser un portrait comparé de l'histoire des droits en Europe depuis le début de la période contemporaine. C'est-à-dire que malgré la restriction sur l'époque (seulement depuis 1750, même s'il y a quelques évocations rapides des périodes antérieures) et sur la géographie (l'Europe), il s'agit de faire rien de moins que l'histoire de toutes les branches du droit dans tous les pays d'Europe depuis deux siècles et demi. C'est assez fou, et il faut admettre qu'il ne s'en tire pas mal. Forcément, traiter quelque chose d'aussi colossal en moins de 500 pages format poche oblige à s'en tenir au minimum, mais il réussit assez bien la synthèse, et j'ai appris beaucoup de choses intéressantes, — que je me suis empressé d'oublier.

Je ne sais pas bien quel est le public visé. Étudiants en droit ? sans doute pas, parce que l'auteur n'utilise pas le plan ultra-analytique typique des ouvrages de droit français, copié sur les textes de codes, divisés en parties, titres, chapitres, sections et autres subdivisions sans intitulé jusqu'au paragraphes numérotés consécutivement comme si c'étaient des articles de code (hiérarchie qui rappelle un peu l'étiquetage des degrés de la classification du vivant) : le livre de Halpérin est juste divisé en parties et en chapitres, pas plus. Étudiants en histoire peut-être plutôt, parce qu'il ne parle pas de ce que dit le droit mais aussi des relations entre les droits et la société, l'histoire des combats pour obtenir tel ou tel droit (même si ce n'est pas le cœur de son sujet), etc. Ou simplement le grand public : le livre est tout à fait lisible par tout le monde, même si évidemment tout le monde ne le trouvera pas forcément très intéressant.

La principale difficulté a manifestement dû être d'établir un plan : quand il y a au moins trois grandes dimensions à parcourir simultanément (la branche du droit, le pays et la période historique), il n'est pas évident de savoir dans quel ordre prendre les choses ! Faire une partie par branche du droit ? Suivre un plan strictement chronologique, quitte à passer sans arrêt d'un domaine à un autre ? Traiter les pays ou les groupes de pays les uns à la suite des autres ? Ici, il a choisi un compromis entre le plan thématique et le plan chronologique : la première partie (le renouvellement du cadre normatif) parle de la transition des anciens régimes vers des institutions parlementaires et aussi du mouvement de codification du droit, jusque, en gros, la première guerre mondiale ; la seconde partie (attentes sociales et orientation du droit) traite en autant de chapitres du développement et de l'évolution du droit du travail, du droit commercial, du droit de la famille et des personnes, et de l'organisation du droit lui-même (pensée et professions juridiques) sur une période qui va très grossièrement de 1850 à la première guerre mondiale (même s'il déborde dans un sens ou dans l'autre selon ce qui est pertinent pour le sujet évoqué) ; la troisième partie (ruptures et divergences) évoque essentiellement la période de 1914 à 1945 et s'organise par types de pays (URSS, états libéraux, états fascistes ou fascisants) ; enfin, la quatrième partie (confluences et pluralismes) traite de l'après seconde guerre mondiale selon une organisation thématique (démocratie, état-providence, droit des personnes, naissance du droit européen). Une annexe vient compléter le tout en évoquant très brièvement quelques thèmes transversaux : droit des étrangers, mariage (un thème déjà évoqué à plusieurs reprises dans le corps du livre), organisation et procédure administrative, organisation judiciaire, peine de mort, prisons, procédure civile, procédure pénale. Je trouve qu'avoir réussi à organiser tant de choses dans un plan qui, finalement, tient assez bien la route, est en soi presque un exploit.

L'exercice, bien sûr, a ses limites : si je devais retrouver quelque chose, je crois que j'aurais du mal (malgré un index très — presque trop — fourni). Mais le plan a la vertu qu'on peut lire le livre d'un bout à l'autre sans avoir l'impression d'une trop grande aridité ni répétition, et qu'on peut aussi picorer dedans sans devoir sans arrêt chercher ce qui a été dit avant sur tel ou tel sujet. (Et, globalement, c'est un livre qui se lit très bien aux toilettes — encore une fois, ce n'est pas un reproche.)

Bon, si j'ai appris beaucoup de choses sur plein de sujets, je me suis empressé de les oublier : à partir de quand et sous quelle forme le droit de grève a-t-il été reconnu dans les différents pays d'Europe ? comment l'égalité des droits entre femmes et hommes s'est-elle mise en place et quand et comment le divorce a-t-il été reconnu ? quand est apparue la notion de société à responsabilité limitée ? quand a-t-on mis en place des élections locales dans les différents pays européens, et à quels niveaux ? Voici quelques unes des questions dont j'ai trouvé des réponses dans ce livre, ainsi que bien d'autres, mais j'ai été incapable de la retenir, parce qu'il y a vraiment trop de complexité historique et géographique (chacun de ces droits a eu une histoire différente d'un pays à un autre, et des spécificités locales). Mais je suis quand même content d'avoir été brièvement moins bête, et certainement d'avoir tué quelques idées fausses au passage.

Vu le faible prix que coûte un livre de poche (16€), et le faible encombrement que cela représente, je pense vraiment pouvoir recommander de l'acheter si on n'a ne serait-ce qu'un peu de curiosité autour de ces questions. Mettez-le aux toilettes, au pire ouvrez-le au hasard, vous apprendrez bien des choses, même si c'est pour les oublier aussitôt.

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(vendredi)

Comment (ne pas) adapter Fondation à l'écran

Le poussinet et moi venons de finir de voir la saison 1 (la seule au moment où j'écris) de la récente série télé (Apple TV) qui se prétend adaptée du cycle de livres Fondation d'Isaac Asimov. Comme j'en suis à écrire des critiques, je voudrais en parler un petit peu (en développant ce que j'ai écrit dans ce fil Twitter) ; mais pour que ce qui suit ne soit pas ennuyeux pour les personnes qui n'auraient ni lu les livres ni vu la série, je vais raconter ce qui est nécessaire (en essayant quand même de divulgâcher le moins possible), et parler plus généralement des adaptations au cinéma ou à la télé (enfin, à l'écran : la distinction n'a plus vraiment de sens de nos jours, n'est-ce pas).

De quoi parlent les livres

Je commence par un résumé de ce dont il est question dans les livres (dont je parle différemment ici), en essayant de divulgâcher le moins possible, mais en racontant ce dont j'ai besoin pour pouvoir discuter des difficultés et des enjeux à adapter cette œuvre à l'écran :

Fondation est un cycle de science-fiction de sept livres écrit par Isaac Asimov entre les années 1940 (d'abord sous forme de nouvelles) et sa mort (le dernier volume a été publié de façon posthume en 1993). Pour donnée d'emblée les titres, il s'agit, dans l'ordre de publication, de :

  • La trilogie originelle ou trilogie centrale (trois volumes assez petits, publiés entre 1951 et 1953, et qui peuvent être considérés comme des recueils de nouvelles) :
    • 1. Foundation (divisé en cinq chapitres qui sont comme autant de nouvelles, présentées dans l'ordre chronologique)
    • 2. Foundation and Empire (divisé en deux parties qui sont comme deux longues nouvelles ou comme on dit en anglais novellas)
    • 3. Second Foundation (lui aussi divisé en deux parties ou novellas)
  • Les deux suites (deux volumes publiés en 1982 et 1986, et qui sont, cette fois, plutôt des romans que des recueils de nouvelles, et d'ailleurs ils se suivent immédiatement) :
    • 4. Foundation's Edge
    • 5. Foundation and Earth
  • Les deux préquelles (deux volumes publiés en 1988 et 1993, de nouveau deux romans se suivant immédiatement) :
    • 6. Prelude to Foundation
    • 7. Forward the Foundation

Ce que je viens de lister est l'ordre de publication. L'ordre chronologique interne dans l'histoire s'obtient en mettant les deux préquelles au début, c'est-à-dire 6,7,1,2,3,4,5 (i.e. : Prelude to Foundation, Forward the Foundation, Foundation, Foundation and Empire, Second Foundation, Foundation's Edge et Foundation and Earth) : cette chronologie couvre une période d'environ 500 ans de l'histoire interne.

On pourrait éventuellement rattacher d'autres œuvres d'Asimov au même cycle, notamment les trois romans parfois appelé le Cycle de l'Empire, à savoir The Stars Like Dust, The Currents of Space et Pebble in the Sky, qui se déroulent quelques millénaires avant le cycle de Fondation dans la chronologie interne, mais ils sont largement indépendants et je n'en parlerai pas plus. (En fait, Asimov a vaguement tenté de rattacher tout ce qu'il avait écrit, ou au moins une bonne partie, à une seule chronologie, donc on peut considérer que presque tous ses romans font partie du cycle de Fondation, mais je ne veux pas évoquer tout ça.) ❧ Par ailleurs, un autre cycle de livres, écrits par d'autres gens et avec l'autorisation des ayants-droits d'Asimov (Foundation's Fear de Gregory Benford, Foundation and Chaos de Greg Bear, et Foundation's Triumph de David Brin) ont été écrits pour essayer de développer les événements autour du livre 7 (Forward the Foundation) : je les trouve nuls et même complètement délirants (entre une sorte de résurrection de Voltaire et de Jeanne d'Arc, I kid you not, et une scène où Hari Seldon se transforme en chimpanzé pour essayer de comprendre je ne sais quoi, j'ai vraiment décroché du délire du premier, et les deux autres n'avaient pas l'air mieux), et je n'en parlerai pas non plus. ❧ Enfin, le livre Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury, dont j'ai déjà parlé, publié sans l'accord des ayants-droits, et qui a donc dû changer tous les noms propres (c'est d'ailleurs assez rigolo) tente de donner une suite à la trilogie centrale (livres 1–2–3) en considérant comme non avenue la suite (livres 4–5) et en cherchant à retrouver la direction d'origine.

Que racontent les sept livres du cycle ? Le point de départ (le moment où commence le volume 1, Foundation, et où se déroulent les préquelles 6 & 7) est celui d'un Empire qui règne sur l'ensemble de la galaxie. Cet Empire existe depuis douze millénaires ; sa capitale, Trantor, est une ville à l'échelle d'une planète entière au centre de la galaxie ; mais surtout, il est maintenant en déclin, même si peu en ont conscience. (Asimov a fortement été influencé par la lecture du classique Decline and Fall de Gibbon.) Le personnage central de toute la série est un mathématicien, Hari Seldon, qui a développé une théorie appelée psychohistoire, qu'il faut imaginer comme une version mathématisée d'une combinaison de l'Histoire et de la psychologie appliquée aux masses, et qui permet de prédire l'avenir des civilisations — non pas l'avenir des individus, ce point est important, mais uniquement, des groupes suffisamment importants (de même que la mécanique statistique permet de prédire précisément le comportement des gaz alors qu'elle ne permet de rien dire sur le comportement d'une molécule de gaz). Cette psychohistoire prédit que l'Empire galactique va s'effondrer en quelques siècles et que cet effondrement sera suivi d'une période de trente millénaires de chaos et de barbarie. Seldon voit qu'il est impossible d'éviter cet effondrement, mais qu'il est possible de racourcir la période d'interrègne, de la ramener de trente mille ans à seulement mille ans. Le projet en question s'appelle le Plan Seldon : il s'agit essentiellement d'établir un petit groupe de gens, la Fondation éponyme, ostensiblement dédiée à l'écriture d'une encyclopédie (l'Encyclopedia Galactica), sur une planète au bord de la galaxie (Terminus), pour servir de germe au second Empire galactique à venir : Seldon a soigneusement prédit la destinée de la Fondation et de la galaxie en général, à travers une série de crises, pour arriver jusqu'à la fondation d'un Second Empire galactique mille ans après l'établissement de la Fondation.

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(lundi)

Lent de Jo Walton

Un ami m'a offert le roman Lent de Jo Walton il y a un mois, et j'ai fini de le lire il y a deux semaines. Comme je lis assez peu de fictions[#] et que j'ai plutôt bien aimé, je peux faire l'effort d'en écrire un petit compte-rendu. Je dois cependant dire d'avance que c'est terriblement difficile de le faire sans divulgâcher au moins un petit peu, donc je vais essayer de le faire le moins possible, mais quand même assez pour dire un peu de quoi il est question. (Mais moi-même je l'ai commencé, sur la foi du conseil de l'ami qui me l'a offert en me disant que ça me plairait probablement, sans chercher à savoir quoi que ce soit sur le contenu, sans rien savoir de l'autrice, et sans lire la quatrième de couverture, ce qui veut dire que j'ai pu, par exemple, jouer au petit jeu d'identifier le personnage principal avant qu'il soit explicitement nommé, petit jeu que je vais bien être obligé de casser ici.)

[#] À la fois parce que j'ai trop de non-fiction à lire et aussi parce que le genre de livres qui me plaît (ce billet ou celui-ci peuvent en donner une idée) est assez difficile à trouver et, quand il se trouve, a tendance à prendre la forme de cycles de SF ou de Heroic Fantasy en 42 volumes de 1729 pages pour lesquels je n'ai plus du tout la patience que j'avais quand j'étais ado.

Ce roman est original parce qu'il est double : il est à la fois, ou plutôt successivement, historique et eschatologique. La première partie est, à l'exception du tout début, un récit historiquement fidèle (pour autant que je puisse en juger, et en notant que fidèle ne signifie pas impartial), de la vie de Jérôme Savonarole. Je connaissais déjà des choses sur la vie de Savonarole parce que j'avais lu l'article Wikipédia à son sujet après que son nom était apparu aléatoirement dans ma tête (cf. aussi ici) il y a un certain temps, mais certainement pas autant que ce qui est raconté dans Lent : j'ignorais, par exemple, son amitié avec Pic de la Mirandole. Et le parti assez audacieux, ici, est de présenter Savonarole comme un personnage sinon sympathique du moins digne de rédemption. J'avoue que j'avais mentalement classé dans la catégorie fanatique religieux, donc j'ai été dérouté (et aussi surpris de la part de la personne qui m'a offert le livre et qui est plutôt bouffe-curé), et obligé de donner un peu de profondeur à l'image que je me fais de ce prédicateur, ce qui n'est pas un mal, loin de là.

Mais ce n'est là que la moitié du livre. Il m'est beaucoup plus difficile de parler de l'autre moitié sans divulgâcher de façon importante. Déjà son existence même pourrait être une surprise, qui est cependant forcément révélée en constatant le rapport entre l'avancée dans le roman et l'avancée dans la vie du Savonarole historique[#2]. Et vu combien l'accent est mis, dans la première partie, sur la question du Salut et sur l'eschatologique chrétienne, on se doute bien qu'il va en être question au-delà. Je ne vais pas en dire plus parce que je ne veux pas trahir la surprise qui fait le pont entre les deux parties (je m'attendais bien à quelque chose, mais pas à ça). Du coup je suis obligé de parler de façon très vague et élusive de cette deuxième partie.

[#2] Il y a dans le livre Gödel, Escher, Bach de Hofstadter un dialogue délicieux [je n'ai pas mon exemplaire sous la main, donc si je dis ça de mémoire : peut-être quelqu'un peut-il me retrouver le titre du chapitre] où Achille et la Tortue discutent du divulgâchis que peut représenter dans un roman le fait qu'on sache combien on approche de la fin, et ils suggèrent la possibilité que la fin du roman soit marquée par un signe extrêmement subtil, la suite n'étant que du remplissage écrit de manière suffisamment habile pour sembler crédible, par exemple l'apparition d'un personnage complètement invraisemblable. (Et bien sûr, comme Hofstadter est Hofstadter, cette technique s'applique au dialogue qu'on est justement en train de lire, la personne qui lit étant invitée à deviner où se finit « vraiment » le dialogue.) J'ai beaucoup repensé à ça en lisant Lent.

Disons juste que ce n'est plus du tout historique, mais que ça va très bien avec la première partie. J'ai trouvé quelques passages un petit peu fastidieux (le trope dans lequel s'inscrit cette seconde partie a été exploré de diverses manières par diverses fictions, il n'est pas évident de s'en démarquer de façon originale, et par ailleurs cela implique un peu nécessairement d'exposer des « règles du jeu » qui sont toujours un peu pénibles à établir, et je ne suis pas trop fan de cet aspect), mais la fin m'a donné toute satisfaction, peut-être justement parce qu'elle ne s'embarrasse pas de trop expliquer. (On peut, cependant, trouver du coup qu'on reste un peu sur sa faim à cause d'un déséquilibre entre des explications un peu trop longues jusque là et une fin assez abrupte.)

Et de même qu'on peut considérer le début de la première partie comme une petite énigme où il faut identifier le personnage principal, et dont je regrette d'avoir dû divulgâcher la réponse, il y a une petite énigme dans la seconde partie où il s'agit aussi d'identifier un personnage : je vais laisser cette petite énigme-là, et juste donner comme indication qu'il fait l'objet d'une très célèbre pièce de Shakespeare (et que, comme Savonarole, c'est un personnage dont il peut être intéressant de donner un peu de profondeur à une vision trop volontiers caricaturale).

Le titre du roman, au fait, joue sur l'ambiguïté du mot lent en anglais (qui désigne le carême mais qui est aussi le participe passé du verbe to lend, comme on dit qu'un livre est lent and returned dans une bibliothèque).

Pour finir, je sens que je dois évoquer la nouvelle Tres versiones de Judas de Borges, dont je me garderai de dire quel est le rapport avec le roman dont je parle, mais avec laquelle je n'ai pas pu m'empêcher de faire un rapprochement mental. Je ne prétends pas que ce rapprochement est forcément justifié, ni que l'autrice avait cette nouvelle à l'esprit, mais je pense que ça peut être une bonne idée de lire les deux à proximité, et que le fait d'avoir aimé l'un est sans doute un bon indicateur du fait qu'on peut aimer l'autre.

Ajout () : j'aurais sans doute aussi dû mentionner une certaine parenté de construction avec Umberto Eco, essentiellement dans la manière dont Eco aime placer ses personnages dans un cadre historique réel bien documenté, et s'en servir pour développer ses propres idées, y compris en allant parfois en plein dans le genre fantastique (par exemple, le roman Baudolino d'Eco commence comme un roman historique, puis vire complètement au fantastique avant de revenir à quelque chose de plus historique).

Suite : un autre roman de la même autrice peut être considéré comme formant un diptyque avec Lent.

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(mercredi)

L'histoire des histoires que j'écrivis jadis

J'ai déjà publié un certain nombre d'éléments autobiographiques par ici : outre cette autobiographie couvrant les années 1976–1996, j'avais écrit ce billet de blog sur mon rapport à mon orientation sexuelle, celui-ci sur ma découverte des ordinateurs, et d'autres choses çà et là, comme (ce qui a un rapport avec ce que je veux évoquer ci-dessous) ici sur ma lecture de Tolkien ou bien sur celle d'Asimov. Je voudrais dire ici quelques mots sur les histoires que j'ai moi-même écrites quand j'étais ado, sur ce qu'elles racontent et sur ce qu'elles disent sur moi (même si je les ai déjà évoquées en passant comme ici ou , et plus récemment ). Au minimum, je voudrais raconter un peu quelle est leur intrigue et comment elle m'est venue, et, pour que vous n'ayez pas à les lire vous-mêmes — comment j'ai pu produire des choses aussi mauvaises ou, en tout cas, bizarres. Et ce que j'ai appris à travers elles.

Mon papa m'avait un jour fait la remarque, que je trouve très juste, que quand on enseigne la littérature à l'école, on sélectionne ce qu'il y a de mieux, les meilleures œuvres des plus grands auteurs, et sans doute montrer aux enfants pourquoi c'est si bien écrit, mais peut-être que la médiocrité a en fait autant à nous apprendre que le génie (ne dit-on pas, après tout, qu'il faut apprendre par les erreurs des autres, parce qu'on ne peut pas vivre assez longtemps pour les commettre toutes soi-même ?), ou encore la comparaison entre les deux (peut-on vraiment se rendre compte que Shakespeare est un dramaturge de génie sans le comparer à un autre qui n'en est pas un ? ou d'ailleurs simplement à des moments où il ne l'est pas vraiment — quandoque bonus dormitat Homerus — mais c'est assez tabou de montrer un passage de Shakespeare pour dire là ce n'est franchement pas terrible, alors qu'on osera plus facilement avec un auteur qui a moins marqué toute la civilisation). Et un texte médiocre reflétera en outre peut-être mieux le contexte historique et social dans lequel il a été écrit que celui d'un auteur que sa stature même rend singulier, et qui nécessite sans doute pour être décodé correctement de traverser plusieurs couches d'interprétation et de réinterprétation plaquées par les époques intermédiaires.

Je ne sais pas si mes œuvres forment même un bon exemple de médiocrité, ou même si je peux me mettre en avant comme exemple typique (whatever this means) d'ado qui, nourri d'une pop-culture « tolkienisante » en France dans les années '80–'90, s'est mis à produire son propre sous-Tolkien ou sous-Asimov, mais je peux toujours essayer. Il n'y a pas que le cadre (fantastique ou science-fiction) qui mérite un mot, parce que mes romans disent aussi autre chose sur moi, comme mon obsession pour le mysticisme et la symétrie, et derrière le sous-Tolkien il y a du sous-Oulipo, ou quelque chose comme ça.

Pour redonner un peu de contexte, même si j'ai déjà raconté ça plusieurs fois, j'ai grandi « un pied dedans, un pied dehors » par rapport à une pop-culture que je qualifie ci-dessus de tolkienisante : je n'ai lu The Lord of the Rings qu'à 15 ans (encore une fois, cf. ici ; j'avais lu The Hobbit bien avant), mais j'avais des amis qui l'avaient lu bien avant, et qui m'en avaient parlé, et je m'étais formé une certaine idée de l'œuvre, et surtout, j'avais été exposé à un certain nombre de — comment dire — produits dérivés du Seigneur des Anneaux. Je n'ai pas joué à Dungeons & Dragons (ou peut-être juste une ou deux fois, pour des parties très courtes), mais j'ai côtoyé des gens qui y jouaient beaucoup (ou à d'autres jeux de ce genre), et j'ai assisté à de telles parties, ça m'intéressait plus de m'asseoir à côté du DM et de tout observer que de participer personnellement à l'action ; de même s'agissant des Livres dont Vous Êtes le Héros, je n'y jouais guère (je n'avais pas la patience de prendre les dés pour les combats, suivre les règles, et subir la frustration d'être tué et de recommencer), mais j'aimais quand même les lire, quasi linéairement, en explorant des choix un peu au pif, d'où il résultait d'ailleurs une idée assez confuse de la trame générale de l'intrigue que je découvrais finalement dans un désordre à peu près total ; parfois (surtout en fin d'école primaire, donc vers 10 ans), des amis et moi nous construisions mutuellement des aventures, dans un cadre informel, sans dés ni plateau ni règles précises, nous proposant juste oralement situations et nous invitant à dire ce que nous voulions faire, et ces aventures étaient pleines de magie. Et une autre chose qui m'a beaucoup marqué, ce sont certains jeux d'aventure sur ordinateur : je ne redis pas ce que j'ai déjà écrit ici (ainsi que et ), mais j'ai beaucoup été influencé par la série King's Quest et surtout Ultima.

Je viens de lister quelques uns des ingrédients des mondes de mon imagination, mais il y a autre chose que je devrais surtout essayer de dire c'est : pourquoi la heroic fantasy ? Ce n'est pas uniquement une influence extérieure qui m'a poussé vers ce genre. Il y a bien sûr l'aspect d'avoir besoin de rêver un peu de magie dans un monde qui n'en a pas (et peut-être d'autant plus fortement que, fasciné par les sciences, je devais reléguer le surnaturel à mes rêves et fictions). Mais il y a un autre aspect auquel on pense peut-être moins évidemment que « l'envie de rêver » :

  • Écrire une histoire se déroulant dans le monde réel demande soit une expérience de celui-ci, soit un effort de documentation, qui sont difficilement accessibles quand on est ado, surtout à une époque où Wikipédia n'existait pas et même le Web quasiment pas. (Ou alors on va se limiter à des récits qui se déroulent dans un collège/lycée français, ce qui présente certes des possibilités assez considérables d'exploration psychologique, mais limite sérieusement l'intrigue elle-même. En tout cas, je n'ai jamais eu envie de reproduire dans ce que j'écrivais ce que je vivais déjà chaque jour. Mais en même temps j'étais trop maniaque de la précision pour accepter de simplement ignorer mon ignorance, inventer ce que je ne savais pas, et admettre que je ferais forcément plein d'erreurs.)
  • A contrario, le cadre « médiéval-fanastique tolkienisant standard » offre à la fois suffisamment de références partagées pour pouvoir commencer à écrire une histoire sans perdre une éternité en exposition si on ne le souhaite pas (si je dis elfe, mon lecteur s'imagine quelque chose de vaguement conforme au standard ISO de l'elfe), mais suffisamment de flexibilité pour permettre d'y insérer à peu près n'importe quoi comme intrigue. C'est un cadre générique, peu envahissant, mais hautement paramétrable (à commencer par le réglage critique « niveau et type de magie disponible »), dont on peut faire absolument ce qu'on veut, et où on n'a à se soucier que de cohérence interne sans que qui que ce soit vienne vous reprocher, par exemple, que la rue Servandoni n'existait pas à l'époque où se situe votre roman.

Alors oui, on peut considérer que le cadre médiéval-fantastique tolkienisant standard est un peu cheap, qu'il s'agit du plastique à tout faire d'un million de mondes interchangeables. (J'ai moi-même souvent ressenti l'agacement extrêmement bien décrit ici par Boulet et qui pourrait directement attaquer beaucoup des histoires que j'ai écrites.) Mais on doit savoir gré à Tolkien d'avoir créé ce cadre standard qui ouvre les portes du royaume de l'imagination à mille adolescents qui ne deviendront jamais écrivains mais qui ont besoin de rêver, et peut-être à un qui deviendra écrivain, quitte à rester dans ce cadre mais en en faisant quelque chose de créatif car il est bien sûr possible de dépasser le cliché. (Pour être bien clair, je ne prétends absolument pas que je fantastique soit un genre réservé aux adolescents ou jeunes adultes : je dis juste qu'il est plus facile de se mettre à écrire dans ce cadre quand on est adolescent ou jeune adulte.)

C'est intéressant, parce qu'il semble qu'il (Tolkien) ait voulu créer une mythologie de l'Angleterre, mais ce qu'il a créé est à la fois plus large (dépassant largement l'Angleterre) mais aussi différent. La distinction entre un cadre imaginaire et une mythologie cohérente est assez subtile : il est plus facile d'écrire une histoire dans un monde basé le cadre médiéval-fantastique tolkienisant que sur les mythes grecs, par exemple, ou bien sur le cycle Arthur-Lancelot-Merlin-Graal, parce que ces derniers renvoient à des histoires assez précises avec lesquelles le lecteur s'attendrait à trouver une articulation (qu'il s'agisse de Thésée ou de Perceval, on leur associe plus que des caractéristiques générales, mais des événements bien définis), alors qu'il est beaucoup plus facile d'importer quelques idées des mondes à la Tolkien sans importer toutes les histoires de la Terre du Milieu. Allez savoir pourquoi : peut-être est-ce grâce à Dungeons & Dragons que se sont répandues non seulement l'idée de ce cadre générique mais aussi l'idée encore plus importante que chacun est libre de s'en emparer et d'en faire ce qu'il veut.

L'autre type de cadre dont on peut facilement imaginer s'emparer, c'est la science-fiction (et on peut peut-être croire que, pour moi qui avais une certaine culture scientifique déjà à quinze ans, ç'eût été plus naturel). J'ai certainement été beaucoup influencé par la trilogie originale des films Star Wars (j'ai vu l'épisode VI à sa sortie) et par la lecture du cycle Foundation d'Asimov (je ne vais pas redire ce que j'ai déjà écrit ici), et sans doute aussi, à un certain niveau, par le livre de vulgarisation scientifique Cosmos de Carl Sagan : quelle que soit la part de ces différences influences, je rêvais de civilisations galactiques, mais en même temps je voyais bien qu'il était très difficile d'écrire des histoires scientifiquement sensées dans un tel cadre. Car quels que soient les mécanismes imaginés pour contourner les obstacles évidents que présentent la finitude de la vitesse de la lumière, l'immensité des échelles d'espace et de temps impliquées, la rareté des planètes habitables et l'imagination des formes de vie extra-terrestres (ou l'explication de leur absence !), pour arriver à quelque chose de ne serait-ce que plausible scientifiquement, non seulement on devra faire d'immenses efforts d'exposition, mais en outre on arrivera certainement à un univers tellement étranger à l'expérience familière de l'auteur et du lecteur qu'il sera difficile de rentrer dedans. L'autre solution était de jeter résolument la science à la poubelle et de traiter le space opera comme on traite le médiéval-fantastique, comme un décor en plastique où on peut insérer n'importe quelle manière d'histoire, mais j'étais plus hostile à suspendre mon incrédulité scientifique de cette manière qu'en imaginant des elfes, des nains et des gnomes.

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(vendredi)

Sodoma de Frédéric Martel

Le titre (Sodoma), le sous-titre (Enquête au cœur du Vatican), les titres et sous-titres en d'autres langues (comme en anglais : In the Closet of the Vatican: Power, Homosexuality, Hypocrisy), le mode d'édition (l'ouvrage paraissant simultanément en 8 langues et dans 20 pays), peut-être même la couverture (un cierge démesuré portant le titre en lettres énormes) suggèrent que le dernier livre de Frédéric Martel, consacré à l'homosexualité et à l'homophobie (les deux étant intimement liées) au sein de la hiérarchie catholique, vise à créer la polémique ou à faire éclater le scandale, peut-être en mode presse people (révélations explosives sur les cardinaux gay !) ; cette impression est, en fait, trompeuse : le travail tient généralement plus de l'étude journalistique minutieuse, appuyée par de nombreux témoignages, que du pamphlet (il rejette, par exemple, l'idée d'un lobby gay), et quand il s'y mêle une part de jugement, celui-ci est nuancé, Frédéric Martel n'ayant évidemment pas pour intention de dénoncer l'homosexualité mais pas non plus celle de faire un procès à l'Église catholique en général, et on devine que même s'agissant des personnages hypocrites, hiérarques homosexuels refoulés et homophobes, dont la description constelle son récit, il a souvent à leur égard une part de sympathie ou, disons, de pitié.

Il s'agit, donc, d'une enquête sur l'homosexualité et l'homophobie — quitte à dévier parfois sur d'autres sujets — parmi les dignitaires catholiques (évêques, cardinaux), et particulièrement au sein de la curie romaine (mais aussi des nonciature et primature apostoliques de différents pays). Les conclusions principales[#] de cette enquête sont que (A) l'homosexualité est non seulement fréquente dans la hiérarchie catholique, mais même majoritaire, au moins aux échelons supérieurs de cette hiérarchie, car plus on y monte, plus elle est fréquente (homosexualité étant entendu ici comme orientation, attirance sexuelle, pas nécessairement mise en pratique, ou pouvant l'être de manière variée — Martel utilise, quoique de façon pas très systématique, le terme un peu désuet d'homophilie pour parler de l'attirance) ; et (B) il y a une forte corrélation entre l'homosexualité et l'homophobie des prélats. Une conclusion additionnelle, qui déborde de la problématique de l'homosexualité mais qui la rencontre fréquemment, est que la curie est un véritable panier de crabes, dominée par des luttes de personnes parfois dévastatrices pour l'institution.

L'auteur ne se contente pas de livrer ces conclusions, il donne quelques pistes d'explications, elles aussi appuyées par des témoignages. S'agissant de (A), la raison proposée est que le jeune homme catholique qui pressent ou découvre qu'il est homosexuel — s'il n'abandonne pas purement et simplement sa religion — va naturellement chercher à se tourner vers le sacerdoce, lequel fournit à la fois une motivation ou une justification au célibat et à la chasteté (ou en sert de prétexte), et a contrario, ce jeune homme ne va pas avoir le sentiment de renoncer à grand-chose en s'interdisant le mariage (hétérosexuel !) ; ajoutons que ceci était d'autant plus fortement vrai il y a vingt, quarante ou soixante ans, c'est-à-dire pour les générations de ceux qui occupent maintenant des postes élevés à la curie, à une époque où les mouvements de libération gay étaient inexistants ou inaudibles, mouvements qui semblent maintenant incompréhensibles à ces prélats âgés. Le parcours typique semble d'abord de tenter de vivre de manière chaste, puis, comme c'est généralement trop difficile, de mener une double vie plus ou moins culpabilisée, plus ou moins connue de tous, mais évidemment jamais ouvertement assumée : l'Église tolère en fait très bien cet état de fait tant qu'il n'y a pas de vagues — attitude que Martel résume par ce slogan qui eut été en vigueur dans l'armée américaine : don't ask, don't tell. Mais évidemment, ceci conduit aussi à (B), puisque condamner publiquement l'homosexualité, ou mener un combat contre les droits LGBT, est une façon pour le prélat lui-même homosexuel d'écarter de soi les soupçons et les éventuelles vagues, sans parler de la rancune qui peut exister vis-à-vis de ceux qui vivent ouvertement quelque chose qu'on doit cacher (aux autres sinon à soi-même). Le résultat est une sorte de surenchère d'hypocrisie et d'homophobie qui est ce que dénonce avant tout l'auteur de Sodoma.

Le livre explore aussi quelques conséquences du phénomène, notamment celle, très grave, qui touche aux affaires d'abus sexuels (particulièrement sur mineurs) : la thèse de Frédéric Martel est, ici, que ces affaires ont été systématiquement étouffées en raison de la culture du secret mise en place pour protéger la double vie des prélats homosexuels. C'est-à-dire que, comme l'Église ne distinguait guère de niveau de gravité entre les relations librement consenties entre adultes de même sexe et les agressions sexuelles sur mineurs, les supérieurs de prêtres coupables d'abus sexuels en venaient à les couvrir par peur que leur propre orientation sexuelle soit exposée. Au-delà du cas des mineurs, la structure fortement hiérarchique de l'Église catholique offre à certains prélats haut placés et au tempérament prédateur un « terrain de chasse » à la discrétion assurée. De façon plus large, le fait que tout le monde au sein de la prêtrise finisse par savoir les secrets « coupables » de tout le monde fournit des armes à tous contre tous et contribue à en faire un panier de crabes (Martel n'utilise pas cette expression, mais elle reflète très bien ce qu'il décrit).

Le livre, de 632 pages, est structuré en quatre parties consacrées aux papes François, Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI (dans cet ordre ; le petit mois du pontificat de Jean-Paul I est évidemment passé sous silence). On comprend que Frédéric Martel a une certaine sympathie pour le pape actuel qui semble résolu à faire changer les choses : non pas rendre l'Église « gay friendly », on en est bien loin, mais au moins d'estomper cette surenchère dans l'homophobie, cette véritable obsession pour l'homosexualité, qui a conduit à des conséquences graves en interne et à l'extérieur, et se concentrer sur autre chose que les questions de mœurs ; et en cela, il rencontre des oppositions internes (notamment lors du synode sur la famille convoqué en 2014). Les parties dédiées aux papes précédents montrent chacun leur contribution à la mise en place de ce système d'homophobie institutionnalisée : Paul VI et sa fascination pour la pensée du français Jacques Maritain que Frédéric Martel propose comme clé de son pontificat et dont il nous explique que, lié d'amitié aux homosexuels André Gide, Jean Cocteau, Julien Green et Maurice Sachs, il a tenté de les persuader les uns et les autres soit de lutter contre leurs inclinaisons soit au moins de ne pas les révéler publiquement ; Jean-Paul II dont le conservatisme moral fut avant tout une question politique, obsédé qu'il était par la lutte contre le communisme et la théologie de la libération, prêt à toutes les alliances pour les contrer ; et Benoît XVI qui, peut-être pour des raisons personnelles, a eu une approche encore différente de l'homosexualité, insistant surtout sur la nécessité pour les homosexuels de rester abstinents et rejetant catégoriquement toute forme de culture LGBT. À l'intérieur de chaque partie, différents chapitres, pas toujours dans l'ordre chronologique, évoquent différents aspects du sujet : les gardes suisses, par exemple, les prostitués romains, ou le combat contre les avancées des droits LGBT dans différents pays, ou enfin les deux affaires Vatileaks.

Tout ce récit est parsemé de descriptions de différents personnages (typiquement des cardinaux occupant ou ayant occupé des postes importants à la curie), personnages souvent hauts en couleur, parfois nommés et parfois non (ou désignés par un sobriquet comme la Mongolfiera). C'est là qu'on peut trouver que le livre montre une certaine faiblesse : d'abord, ces portraits sont trop nombreux, on se perd entre tous ces gens, il manque cruellement un index pour s'y retrouver (même si la plupart des personnages ne réapparaissent pas) ; ensuite, on ne sait pas ce que cette multiplication apporte vraiment : au N-ième cardinal dont on nous décrit d'un côté ses positions homophobes et de l'autre son attitude excessivement maniérée ou sa façon de collectionner les jolis garçons (en portraits ou comme assistants), on finit par se dire, c'est bon, j'ai compris le message, il ne sert à rien d'aligner les exemples. D'autant que pour des raisons juridiques évidentes, aucun personnage vivant identifié n'est jamais clairement étiqueté comme homosexuel (sauf s'il l'assume lui-même, ce qui n'est essentiellement le cas que pour des prêtres défroqués) ; donc on ne peut avoir droit qu'à des insinuations. (Par exemple, s'agissant de Benoît XVI, il évoque sa grande proximité avec le beau Georg Gänswein pour qui le pape a eu toutes sortes d'attentions, et de façon plus anecdotique il fait référence à cette vidéo bien connue où on voit des acrobates torse nu effectuer devant Benoît XVI un spectacle incroyablement homo-érotique, ou encore à une phrase d'un entretien où le pape a évoqué un prostitué là où il aurait été plus logique d'imaginer une femme [franchement, cet argument me semble incroyablement faible] ; mais bien sûr Frédéric Martel n'écrira jamais que Benoît XVI est homosexuel, puisqu'il n'en sait pas plus que vous ou moi — tout au plus prend-il le soin de préciser qu'il l'imagine plutôt comme sincèrement abstinent.) Je trouve ça un peu… fastidieux. Même si je comprends bien l'intérêt de fournir quelques exemples concrets (et qui ne soient pas tous anonymisés) des thèses avancées, et même si certains des personnages décrits finissent par être bizarrement attachants dans leur humanité si pleine de contradiction. Indépendamment du lien ténu avec le sujet, l'évocation du train de vie exorbitant de plusieurs cardinaux est assez instructive.

On pourrait trouver d'autres reproches à faire à ce livre pour ce qui est de la forme : certains passages m'ont paru parfaitement gratuits, à la limite du délayage, d'autres fois c'est le style qui m'a agacé (comme la manière d'invoquer Rimbaud à tout bout de champ en l'appelant le Poète avec un ‘P’ majuscule), mais qui suis-je pour juger ? (ou à plus forte raison pour jeter la première pierre), n'est-ce pas… Dans l'ensemble, j'ai été plus intéressé que je l'avais pensé a priori par un livre que je m'étais attendu à lire très en diagonale. Ne serait-ce que pour avoir un aperçu des luttes de pouvoir entre courants et clans au sein de l'Église catholique, et des compromissions dans ses combats politiques, c'est amusant. Enfin, c'est amusant pour le non catholique (et pour l'homosexuel que j'espère pas trop homophobe) que je suis.

[#] L'auteur énonce en fait quatorze règles de Sodoma au fil du livre (de façon inégalement répartie), que je peux citer intégralement comme illustration :

  1. Le sacerdoce a longtemps été l'échappatoire idéale pour les jeunes homosexuels. L'homosexualité est une des clés de leur vocation.
  2. L'homosexualité s'étend à mesure que l'on s'approche du saint des saints ; il y a de plus en plus d'homosexuels lorsqu'on monte dans la hiérarchie catholique. Dans le collège cardinalice et au Vatican, le processus préférentiel est abouti : l'homosexualité devient la règle, l'hétérosexualité l'exception.
  3. Plus un prélat et véhément contre les gays, plus son obsession homophobe est forte, plus il a de chances d'être insincère et sa véhémence de nous cacher quelque chose.
  4. Plus un prélat est pro-gay, moins il est susceptible d'être gay ; plus un prélat est homophobe, plus il y a de probabilité qu'il soit homosexuel.
  5. Les rumeurs, les médisances, les règlements de compte, la vengeance, le harcèlement sexuel sont fréquents au saint-siège. La question gay est l'un des ressorts principaux de ces intrigues.
  6. Derrière la majorité des affaires d'abus sexuels se trouvent des prêtres et des évêques qui ont protégé les agresseurs en raison de leur propre homosexualité et par peur qu'elle puisse être révélée en cas de scandale. La culture du secret qui était nécessaire pour maintenir le silence sur la forte prévalence de l'homosexualité dans l'Église a permis aux abus sexuels d'être cachés et aux prédateurs d'agir.
  7. Les cardinaux, les évêques et les prêtres les plus gay-friendly, et ceux qui parlent peu de la question homosexuelle, sont généralement hétérosexuels.
  8. Dans la prostitution à Rome entre les prêtres et les escorts arabes, deux misères sexuelles s'accouplent : la frustration sexuelle abyssale des prêtres catholiques trouve un écho dans la contrainte de l'islam, qui rend difficile [sic] pour un jeune musulman les actes hétérosexuels hors mariage.
  9. Les homophiles du Vatican évoluent généralement de la chasteté vers l'homosexualité ; les homosexuels n'y font jamais le chemin en marche arrière en redevenant homophiles.
  10. Les prêtres et les théologiens homosexuels sont beaucoup plus enclins à imposer le célibat des prêtres que leurs coreligionnaires hétérosexuels. Ils sont volontaristes et très soucieux de faire respecter cette consigne de chasteté, pourtant intrinsèquement contre-nature.
  11. La majorité des nonces sont homosexuels mais leur diplomatie est essentiellement homophobe. Ils dénoncent ce qu'ils sont. Quant aux cardinaux, aux évêques et aux prêtres, plus ils voyagent, plus ils deviennent suspects !
  12. Les rumeurs colportées sur l'homosexualité d'un cardinal ou d'un prélat sont souvent le fait d'homosexuels, eux-mêmes dans le placard, qui attaquent ainsi leurs opposants libéraux. Ce sont des armes essentielles utilisées au Vatican contre des gays par des gays.
  13. Ne cherchez pas quels sont les compagnons des cardinaux et des évêques ; demandez à leurs secrétaires, leurs assistants ou leurs protégés, et à leur réaction vous connaîtrez la vérité.
  14. On se trompe souvent sur les amours des prêtres, et sur le nombre de personnes avec lesquelles ils ont des liaisons, « parce qu'on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition », mais aussi parce qu'on peine à imaginer des amitiés comme des liaisons, ce qui est un autre genre d'erreur, cette fois par soustraction.

— Mais je trouve que ce n'est en fait pas là un très bon résumé du livre, parce que ces règles se répètent un peu, sont désorganisées et pas très bien énoncées, et ne couvrent pas bien tous les sujets abordés tout en en couvrent trop certains.

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(lundi)

Ma fascination pour les constitutions

Je suis depuis très longtemps fasciné par les constitutions et par le droit constitutionnel. Pas tellement le droit constitutionnel sous l'angle du droit positif, puisque je ne suis pas juriste ou alors seulement juriste du dimanche ; ni le droit constitutionnel en tant qu'instrument politique, parce que la politique m'agace et que je n'en parle qu'un peu à reculons (cf. les quelques premiers paragraphes de cette entrée) ; mais plutôt, vu que je suis geek éclectique, le droit constitutionnel en tant que construction intellectuelle voire artistique. Il y a peut-être une zone du cerveau partagée avec les langues (étrangères), qui de même ne m'intéressent pas tellement en tant que moyen de communiquer qu'en tant que constructions intellectuelles (ahem). Et de même qu'une partie de cet intérêt pour la linguistique se manifeste, ou se manifestait quand j'étais ado, par l'invention de toutes sortes de langues bizarres — pas forcément destinées à être utiles, ni même utilisables, mais à explorer l'espace des langues possibles[#] ou simplement à m'amuser —, de même, je m'amusais à inventer des constitutions bizarres, pas forcément en recherchant à dessiner le régime idéal ou qui convînt à mes idées politiques mais simplement à explorer les possibilités de l'exercice.

[#] Je persiste à penser (même si plus d'un linguiste s'est moqué de moi à ce sujet) qu'il y a un intérêt scientifique réel à créer des langues imaginaires artificielles (et à ensuite essayer de les apprendre, de communiquer avec, etc., et de mesurer toutes sortes de paramètres objectifs ou cognitifs), notamment pour découvrir (A) ce qui est logiquement possible dans l'espace des langues (car contrairement à ce qu'on m'a plusieurs fois affirmé, ce n'est pas toujours évident de savoir ce qui est logiquement possible sauf à aller construire des exemples et contre-exemples — si ça l'était, les mathématiques ne seraient pas très intéressantes) et/ou (B) ce qui est humainement possible (à apprendre ou à utiliser), et toutes sortes d'autres nuances entre les deux. Je pense, de même, qu'il y a possiblement un intérêt scientifique à concevoir des constitutions imaginaires, même s'il est évidemment plus difficile de mener ensuite des expériences à leur sujet.

J'ai le souvenir d'avoir mentionné à mes parents, quand j'étais enfant, à propos d'un point quelconque de droit, que je serais curieux de lire la Constitution américaine (c'était avant le Web, et à l'époque on n'avait pas ce genre d'information à portée de doigt). Ma mère (qui ne devait pas si bien connaître son fils 😉) a fait une remarque comme quoi c'était certainement affreusement technique, ennuyeux et illisible. (Dans la réalité, la Constitution américaine est assez facile à comprendre, au moins dans ses grandes lignes, même pour le non-initié.) Sur le moment, je n'ai pas insisté.

Mais, plus tard, je suis tombé par hasard en librairie sur un livre de la collection GF intitulé Les Constitutions de la France depuis 1789, contenant le texte de ces constitutions[#2] accompagné d'un très bref commentaire de chacune. J'ai lu ça avec passion (et ça m'a aussi motivé pour en apprendre plus sur l'Histoire de France en général, afin de comprendre le contexte, d'autant plus que le XIXe siècle, pourtant si singulièrement important, se retrouvait régulièrement escamoté faute de temps dans les cours d'Histoire du secondaire et il me semble bien que personne à l'école ne m'a vraiment parlé de la Monarchie de Juillet ni du Second Empire !).

[#2] On peut trouver ces textes sur le site du Conseil constitutionnel. Cependant, contrairement au livre que je mentionne, le Conseil constitutionnel omet celle de l'État français sous Vichy, conformément à la fiction juridique selon laquelle ce régime n'aurait jamais existé : je comprends le désir de dire que ce n'était pas la France voire Vichy ? jamais entendu parler (comme Louis XVIII qui avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait [l'année 1817 de] la vingt-deuxième de son règne pour faire semblant que Napoléon n'avait jamais existé). Mais, outre que je ne sois pas certain que cette approche soit la plus propice à l'examen des crimes du passé, elle demande une acrobatie juridique complètement invraisemblable dans laquelle on fait comme si Vichy n'avait jamais existé mais on en valide quand même « rétroactivement » certains actes, ce qui est d'une mauvaise foi hallucinante. (Il me semble d'ailleurs qu'il y en a longtemps eu un dans le règlement intérieur du métro parisien affiché dans toutes les stations — probablement le décret du 22 mars 1942 —, et j'ai vu quelque part la date entourée avec la mention Vichy !!!.) Toujours est-il que, pour le geek qui s'intéresse aux constitutions comme des constructions intellectuelles, celles de Vichy ou de n'importe quelle dictature est évidemment aussi intéressante parce qu'il faut aussi étudier comment les dictatures fonctionnent et comment elles prétendent fonder ou organiser leurs pouvoirs.

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(lundi)

Exilé hors du royaume magique

J'aime beaucoup les travaux du dessinateur et bédéiste Boulet[#] parce qu'il arrive non seulement à me faire rire (ce qui n'est pas trop difficile) mais aussi à me toucher. Je range cette entrée dans la catégorie « livres » de ce blog parce que je recommande l'ensemble de ses Notes[#2], mais je viens surtout de tomber sur sa fable(?) Maudit Royaume (publiée en 2014 dans le numéro 3 du trimestriel Papier et republiée à la fin du volume 11 de ses Notes) dont voici une version en ligne. Cette histoire a beaucoup résonné en moi.

(Divulgâchis maintenant. Suivez le lien ci-dessus ou lisez ses Notes[#2] avant de continuer à lire.)

Le thème qui m'a frappé, qui est présent dans plusieurs des histoires de Boulet mais particulièrement bien illustré dans celle-ci, c'est le contraste douloureux entre le monde féerique, magique et enchanté de nos rêves et des récits fantastiques et contes qui les ont alimentés — (Je dis nous mais je ne sais pas qui nous sommes, disons que je parle au moins pour moi et certainement pas que pour moi ; j'imagine que le dessinateur doit ressentir quelque chose de proche.) — entre ce monde féérique et le monde matériel dans lequel nous vivons vraiment. Lequel n'est certes pas dénué de choses dont on peut s'émerveiller (là aussi, Boulet a pas mal dessiné à ce sujet), mais il demeure une dissonance entre les deux.

Cette dissonance est particulièrement douloureuse quand on est scientifique, parce qu'un scientifique n'a pas le droit de croire à la magie, et ça ne l'empêche pas d'y rêver. À un certain niveau, j'envie les gens qui croient au surnaturel, aux dieux ou à ce genre de choses, et qui n'ont pas une part de rationalité froide dans leur cerveau pour leur rappeler sans arrêt rêve toujours : tout ça n'existe pas — ou qui arrivent à la faire taire. Ils peuvent vivre dans un monde enchanté.

Alors bien sûr, il est quand même possible pour un scientifique de s'émerveiller, de conserver un monde enchanté au-dessus du monde réel (j'avais développé ça de façon sans doute inutilement compliquée ici), et bien sûr de rêver (soit au sens littéral, soit en consommant des romans, des bédés, des films, etc.), soit même en étant artiste et en créant (quitte à risquer de devenir fou ?). Mais même dans la fiction, la rationalité vient vous embêter : oui, alors là, en fait, c'est pas logique que l'enchanteur veuille capturer la princesse, parce que s'il a le pouvoir de…mais ta gueule, bordel de merde, rationalité obsessive !. Et pour ce qui est du monde réel, je suis, comme tout le monde, déçu quand on annonce la mise au point d'une technique d'invisibilité, que ce ne soit pas une cape comme dans Harry Potter ou un anneau magique comme celui de Bilbo mais un truc minuscule qui arrive à canaliser certaines formes de micro-ondes ; ou que quand on révèle l'existence d'eau liquide sur Mars ce ne soit pas les canaux des rêves de Schiaparelli et de Lowell mais un lac enfoui sous la glace. (Évidemment, je le sais à l'avance quand je lis les titres qui les annoncent, mais ça ne m'empêche pas d'être déçu de savoir à l'avance que je serai déçu ; et je sais rationnellement que c'est un exploit d'avoir fabriqué le truc minuscule indétectable aux micro-ondes ou d'avoir détecté l'eau liquide sous la glace, mais ça ne m'empêche pas d'être frustré.)

Et puis, comme je l'ai déjà écrit, un élémental de praséodyme, ça ne le fait pas : c'était bien mieux quand les éléments étaient quatre et s'appelaient Terre, Eau, Air et Feu.

Bref, je me sens comme exilé hors du royaume magique. C'est ce qui m'a poussé à écrire de la mauvaise littérature fantastique et qui me pousse encore à le faire de temps en temps (mais de moins en moins, parce que je deviens vieux, usé et fatigué, et de moins en moins capable de voir les éléphants dans les boas). Je sais que je radote, je l'ai déjà raconté plusieurs fois sur ce blog (ici à propos d'un de mes personnages de roman, et encore ici), et surtout, c'est le thème de cette nouvelle, qui a des idées en commun avec l'histoire de Boulet.

Je ne sais pas si le fait d'être mathématicien est, à cet égard, plus ou moins enviable que si j'étais physicien ou biologiste. Les mathématiques n'excluent pas vraiment la magie : on pourrait tout à fait imaginer un monde fantastique basé sur une description mathématique précise de la magie (là aussi je sais que je radote), ce serait quelque chose d'intéressant à élaborer[#3]. Les maths sont les mêmes dans tous les univers possibles, même ceux où la magie existe (du moins, on a tendance à le croire). Et à un certain niveau, les maths contiennent déjà de la magie (en tout cas, elles contiennent indiscutablement de la numérologie : j'ai assez parlé du pouvoir magique des nombres 696 729 600 et 244 823 040 pour ne pas insister)[#4]. Mais peut-être que cela rend les choses encore plus frustrantes : je pourrais être un mathématicien dans un monde où la magie existe et je ne le suis pas ! Dammit!

[#] Là je fais un lien vers son blog, mais en fait je ne le lis pas en ligne : j'achète ses Notes sous forme de bouts d'arbres morts. Il n'y a pas vraiment de raison (ce n'est pas comme si je ne lisais pas plein de webcomics en ligne, donc je n'ai rien contre en principe), juste qu'on m'a offert le volume 10 pour mon anniversaire il y a deux(?) ans, alors ensuite j'ai acheté et lu les 9 à 1 dans l'ordre décroissant (de numéro mais aussi, à mon avis, de qualité ← ceci est une sorte de double négation pour dire qu'il s'améliore avec le temps), et puis je me suis rendu compte tout récemment que le 11 était sorti et je viens de le finir.

[#2] (Pas cher)

[#3] J'espère toujours qu'à force de répéter cette idée, un oulipien fou va s'en emparer et m'épargner le boulot fastidieux d'être moi-même l'oulipien fou.

[#4] Ou pour prendre un exemple venu de la crypto : Alice (chevalière guerrière et sauveuses de princes en détresse) et Bob (prince charmant prisonnier dans une tour) disposent d'un canal de communication sur lequel Ève (cruelle physicienne qui maintient Bob prisonnier) entend absolument tout ce qui se passe mais ne peut pas modifier le contenu : par la magie de la crypto, Alice et Bob peuvent quand même réussir à s'échanger des messages secrets qu'Ève ne pourra pas déchiffrer. (C'est évident si Alice et Bob ont convenu à l'avance d'une clé secrète de chiffrement, mais la vraie magie c'est que c'est possible même sans ça.)

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(lundi)

Le Spectre d'Atacama — et quelques spectres de groupes de Lie à écouter

(La première partie de cette entrée parle d'un roman qui parle de maths, la second parle de maths vaguement inspirées par le roman en question : à part cette proximité d'idées, il n'y a pas vraiment de rapport entre elles. Si les maths vous ennuient, à la fin, il y a des sons bizarres à écouter.)

Je viens de finir de lire le livre Le Spectre d'Atacama d'Alain Connes, Danye Chéreau et Jacques Dixmier, et j'avoue que je ne sais pas bien ce que j'en ai pensé. Pour commencer, c'est un livre assez difficilement classable : une sorte de mélange entre roman de science-fiction, fantaisie poétique, vulgarisation scientifique, plaidoyer sur l'intelligence artificielle, conte philosophique, récit picaresque et transposition en fiction de cet essai sur l'hypothèse de Riemann. Chacun des ingrédients me plaît a priori, et j'aime beaucoup l'idée de faire de la fiction à partir de la science, y compris de façon un peu poétique ; mais je trouve le mélange trop peu homogène… disons qu'il y a des grumeaux.

Le style est souvent un peu faible, mais ça ne me gêne pas tant que ça ; ce qui me gêne nettement plus, en revanche, c'est que l'intrigue part tellement dans tous les sens, accumule tellement d'invraisemblances et de rebondissements en apparence gratuits que ma suspension d'incrédulité, à force d'être tellement secouée, finit par lâcher complètement le coup. Parfois le roman devient didactique, parfois il est humoristique, parfois encore onirique, mais il y a trop de moments où on ne sait pas vraiment à quel degré le lire. L'idée de départ est bonne : un astrophysicien travaillant au réseau d'antennes de l'Atacama détecte un spectre d'absorption qui l'intrigue et fait appel à un ami mathématicien (de l'IHÉS…) pour essayer de le comprendre. Il y a aussi quelques tableaux du milieu académique qui sont plutôt réussis. Mais rapidement, et quitte à divulgâcher jusqu'à la fin de ce paragraphe, il est question d'une physicienne qui a volontairement passé son cerveau dans le rayon du LHC et qui a acquis la conscience quantique de vivre dans un espace de Hilbert et des capacités transhumaines mais seulement quand elle est à proximité d'un certain ordinateur : et là, je trouve que c'est vraiment un peu trop ; en plus de ça, le mathématicien part dans un périple dont on ne comprend pas vraiment le sens, qui l'emmène à Valparaiso puis sur une île perdue au milieu de nulle part puis à Sainte-Hélène, et tout ça ne sert pas vraiment l'intrigue. Et quand il est question d'ordinateurs, on sent que les auteurs ne sont pas du tout dans leur élément.

Ceci étant, je pense que c'est un ouvrage intéressant sur le plan de la communication scientifique : pas tellement d'idées scientifiques (il y a un peu de vulgarisation, mais ce n'est certainement pas l'objet principal du livre, et elle est plutôt light), mais de l'amour de la science et — et c'est important — des liens qui relient mathématiques, physique et informatique, et aussi du fait que la science « dure » peut avoir des aspects poétiques. Sur ce plan-là, je dirais que c'est plutôt une réussite. Peut-être finalement que ce roman, qui ne présuppose pas de connaissances scientifiques ou mathématiques, plaira plus à ceux qui justement l'abordent sans a priori.

J'en viens à des maths : la lecture du roman décrit ci-dessus m'a au moins convaincu (ou rappelé) que « les spectres » c'est important et intéressant. Je sais bien, pour avoir souvent entendu des gens le dire, que le spectre du laplacien (sur une variété riemannienne, disons), par exemple, c'est archi-super-important, mais j'avoue que je ne sais essentiellement rien de ce qu'il y a à dire, justement, sur ce spectre du laplacien, même dans des cas idiots (compacts, agréablement symétriques, tout ça tout ça).

En guise d'exercice, je me suis dit que j'allais calculer le spectre du laplacien pour des groupes de Lie compacts G (ou éventuellement des espaces homogènes G/H, par exemple des espaces riemanniens symétriques ou bien des R-espaces (variétés de drapeaux réelles), choses que je confonds d'ailleurs trop facilement[#]).

[#] Digression : Les espaces riemanniens symétriques irréductibles de type compact et simplement connexes sont (les groupes de Lie compacts simples simplement connexes eux-mêmes ainsi que) les quotients G/KG est un groupe de Lie compact simple simplement connexe et K le sous-groupe compact connexe maximal d'une forme réelle G₀ de G (par exemple, la sphère de dimension n est Spin(n+1)/Spin(n) où Spin(n) est le compact connexe maximal de la forme Spin(n,1) de Spin(n+1)), et on peut aussi voir K comme les points fixes d'une involution de G qui correspond à l'involution de Cartan définissant G₀ ; j'ai certainement commis quelques erreurs en disant ça (notamment dans la connexité et la simple connexité), mais l'idée générale doit être à peu près ce que j'ai dit. Les R-espaces, eux, s'obtiennent sous la forme G₁/PP est un parabolique d'un groupe de Lie réel semisimple G₁, qu'on peut aussi voir comme G/(GP) où G est un sous-groupe compact connexe maximal de G₁ et GP un sous-groupe compact maximal (du facteur de Levi) de P (par exemple, l'espace projectif réel dimension n est défini par le quotient de SL(n+1,ℝ) par son parabolique maximal associé à la première racine simple, i.e., les matrices dont la première colonne n'a que des zéros à partir de la deuxième ligne, et on peut le voir comme le quotient SO(n+1)/S(O(n)×O(1)) du sous-groupe compact connexe maximal SO(n+1) de SL(n+1,ℝ)) ; de nouveau, j'ai certainement commis quelques erreurs en disant ça, mais l'idée générale doit être ça. Je n'ai jamais vraiment compris « pourquoi » il y avait ces deux types de quotients très importants des groupes de Lie réels compacts, comment il faut y penser, par exemple du point de vue de l'analyse harmonique, et, de façon encore plus perturbante, pourquoi certains espaces peuvent se voir à la fois comme un espace riemannien symétrique et comme un R-espace (ou presque : cf. l'exemple que je viens de donner de la sphère et de l'espace projectif réel). Si quelqu'un a des éléments de réponse à m'apporter ou simplement des références où ces deux types de quotients sont discutés côte à côte de manière à me désembrouiller, ça m'intéresse ! (J'ai regardé l'article Geometry of Symmetric R-spaces de Tanaka, et j'ai eu l'impression de comprendre encore moins bien et de confondre encore plus après sa lecture.)

Mais aussi, j'avais (peut-être même que j'ai encore) vaguement l'espoir que des spectres intéressants, comme le spectre du laplacien sur tel ou tel espace bien sympathique, pourrait conduire à des sons harmonieux et donc répondre à ma question de trouver un objet mathématique qui s'« auditorise » de façon intéressante et agréable (plutôt que de se « visualiser ») ; dans cet ordre d'idées j'avais bien produit ceci, mais ce n'était pas du tout agréable à écouter et la construction de ces sons n'était pas franchement des plus naturelles.

L'idée générale, cette fois-ci, est qu'une fois connu le spectre du laplacien on peut s'en servir pour résoudre l'équation des ondes et obtenir les fréquences des vibrations propres de l'objet considéré (comme les racines carrées des opposées des valeurs propres du laplacien). Et donc produire des sons qui correspondraient à la manière dont « vibre » l'objet considéré — un groupe de Lie compact G ou un espace homogène G/H — quand, par exemple, on donne un coup dessus.

J'avoue que l'idée de taper un groupe de Lie pour voir comment il résonne me plaît énormément. (Et si j'en crois la lecture du Spectre d'Atacama, ça a aussi des chances de plaire à Connes et/ou Dixmier.)

Bref. Du peu que je sais de l'analyse harmonique sur les groupes de Lie et du théorème de Peter-Weyl, et si je comprends bien que le Casimir fournit la valeur du laplacien sur ce qui correspond à chaque représentation irréductible, le spectre du laplacien sur un groupe de Lie compact G est donné, à un facteur multiplicatif près (essentiellement arbitraire(?), mais négatif), par l'ensemble des valeurs C(v) := ⟨v,v+2ρ⟩ où v parcourt le réseau des poids dominants pour G. (Si tout ceci est du chinois pour vous, ce n'est pas très important, mais l'idée est qu'à G est associé un réseau euclidien appelé le « réseau des poids » et un cône polyédral de sommet l'origine dans cet espace euclidien appelé la « chambre de Weyl », auquel appartient le vecteur ρ dit « vecteur de Weyl », et les poids dominants sont les éléments de la chambre de Weyl ; chaque tel v, ou plus exactement le « caractère » χv associé, peut se concevoir comme un mode propre — un mode de vibration, si on veut — du groupe G, et la valeur du Casimir C(v) := ⟨v,v+2ρ⟩, est essentiellement l'opposé de la valeur propre du laplacien dont le vecteur propre est le caractère : Δχv = −C(vχv pour une certaine normalisation de Δ. S'il y a dans l'assistance des gens qui s'y connaissent en analyse harmonique et qui pourraient confirmer que j'ai bien compris, et peut-être même recommander un endroit où ce que je viens de dire serait écrit noir sur blanc sous cette forme y compris avec la valeur du Casimir, je leur serais reconnaissant.) Par exemple, pour les groupes de rang 2 : pour A₂ (i.e., SU₃), je trouve des valeurs (proportionnelles à) 8/3, 6, 20/3, 32/3, 12, 16, 50/3, 56/3, 68/3, 24, 80/3, 30… (où seules celles qui sont entières sont possibles pour la forme adjointe PSU₃) ; pour B₂ (i.e., Spin₅), je trouve 5/2, 4, 6, 15/2, 10, 21/2, 12, 29/2, 16, 35/2, 18, 20… (où seules celles que j'ai soulignées sont possibles pour la forme adjointe SO₅) ; et pour G₂, je trouve 12, 24, 28, 42, 48, 60, 64, 72, 84, 90, 100, 108… ; et sinon, pour F₄ : 12, 18, 24, 26, 32, 36, 39, 40, 42, 46, 48, 52… ; et vous devinez évidemment j'ai fait le calcul pour E₈ : 60, 96, 120, 124, 144, 160, 180, 186, 192, 196, 200, 210…

Et pour les espaces homogènes G/H, il doit s'agir de se limiter aux plus hauts poids v qui définissent des représentations de G dont la restriction à H a des points fixes (ou, ce qui revient au même par réciprocité de Frobenius, des représentations qui apparaissent dans l'induite à G de la représentation triviale de H, mais je ne suis pas si ça aide de le dire comme ça). J'arrive (mais laborieusement) à faire les calculs sur des cas particuliers en utilisant l'implémentation des règles de branchement dans Sage. Par exemple, le spectre de G₂/SO₄ (l'espace des sous-algèbres de quaternions dans les octonions) semble être : 28, 60, 72, 112, 132, 168, 180, 208, 244, 264, 300, 324… Mais je comprends trop mal les règles de branchement pour savoir s'il faut chercher une logique d'ensemble ou ce à quoi elle ressemblerait (sur les coordonnées de v dans la base des poids fondamentaux ; ce n'est même pas clair pour moi les v en question forment un sous-réseau du réseau des poids ou quel est son rang). Ajout () : À la réflexion, pour les espaces riemanniens symétriques, je crois que je comprends au moins à peu près la situation (tout est dans la notion de système de racines restreintes) ; je crois même que tout est dit dans le chapitre V (par ex., théorème V.4.1) du livre de 1984 de Sigurður Helgason (Groups and Geometric Analysis), même si j'ai vraiment du mal à le lire ; je crois bien que le rang du réseau des poids v tels que la restriction à H ait des points fixes non triviaux coïncide avec le rang de l'espace symétrique G/H, même si j'aimerais bien voir ça écrit noir sur blanc.

Une chose qui m'étonne beaucoup est que ces suites ne semblent pas être dans l'OEIS. Tout le monde parle de l'importance du spectre du laplacien et personne n'a pris la peine de mettre le résultat, pour les cas les plus évidents que sont les groupes de Lie compacts, dans l'OEIS ‽ Comment est-ce possible ‽ J'hésite cependant à les soumettre moi-même parce que, à vrai dire, je ne suis pas très sûr de bien comprendre ce que je fais. (Et, entre autres choses, je ne sais pas du tout si les valeurs que j'ai listées ci-dessus ont un sens dans l'absolu ou seulement à proportionalité près. La valeur du Casimir semble dépendre d'une normalisation un peu arbitraire sur la longueur des racines ou quelque chose comme ça, et du coup je ne sais pas bien quoi prendre ou quoi soumettre.)

Pour ce qui est de produire des sons à partir de ça, il y a un autre truc sur lequel je n'ai pas des idées claires, c'est quelles amplitudes relatives il serait logique d'utiliser pour ces différentes harmoniques. Si on donne un coup de marteau sur le groupe de Lie G₂ (mais pas assez fort pour le casser !), il va peut-être résonner à des fréquences proportionnelles aux racines carrées de 12, 24, 28, 42, 48, 60, etc., mais avec quelles amplitudes ? Le problème se pose déjà sur une sphère de dimension 2 (SO₃/SO₂, si on veut) : les valeurs propres du laplacien sphérique sont (proportionnelles à) (+1), donc si on fait vibrer une sphère, elle produit des fréquences proportionnelles à 1, √3, √6, √10, etc., mais une fois ce spectre connu, ça ne donne pas pour autant un son (même si ça peut faire de jolies animations). Un bout de la réponse est fourni par la multiplicité des valeurs propres en question (sur la sphère, par exemple, (+1) a la multiplicité +1 parce qu'il y a ce nombre-là d'harmoniques sphériques de niveau  indépendantes) ; s'agissant d'un groupe de Lie G, les multiplicités sont les carrés N(v)² des dimensions N(v) = χv(1) des représentations irréductibles correspondantes (par exemple, s'agisant de G₂, les valeurs propres avec multiplicité sont (12,7²), (24,14²), (28,27²), (42,64²), (48,77²), (60,77²), etc.). Mais ensuite ? Il me semble que, pour parler abusivement, les « coefficients » de la distribution δ (centrée en 1∈G) sur la base des caractères χv sont les N(v) = χv(1) et qu'il serait donc logique de donner à la fréquence √C(v) une amplitude proportionnelle à N(v)² (si on tape un coup sec et très localisé sur notre groupe de Lie), mais évidemment ceci diverge très méchamment. Je peux régulariser en remplaçant δ par une gaussienne, ce qui doit revenir à multiplier les coefficients par exp(−C(vσ²) avec σ une sorte d'écart-type de la gaussienne, mais le choix de σ est complètement arbitraire dans l'histoire. Bref, je peux produire des sons en superposant des fréquences proportionnelles aux √C(v) avec des amplitudes proportionnelles aux N(v)²·exp(−C(vσ²), mais le son en question dépend de façon énorme de σ. Une autre idée est de faire varier l'amplitude avec le temps pour donner une dissipation aux modes de vibration, par exemple en exp(−C(vt) (inspiré de l'équation de la chaleur).

Pour faire quand même des essais, de façon assez arbitraire, j'ai décidé de faire que l'intensité de la fréquence √C(v) décroisse en exp(−(C(v)/C(v₀))·(1+t/3s)) où v₀ est le poids qui correspond à la représentation adjointe de G (c'est-à-dire, la plus haute racine), et j'ai de même normalisé les fréquences pour que la fréquence de v₀ soit à 440Hz. C'est-à-dire que j'ai superposé des sin(2π·440Hz·(C(v)/C(v₀))·t) · N(v)² · exp(−(C(v)/C(v₀))·(1+t/3s)) où t est le temps et v parcourt les poids de G. Je n'aime pas le côté assez arbitraire de tout ça (et en particulier de mon 1+), donc je suis preneur d'idées plus naturelles, mais au moins les sons sont intéressants et, pour une fois, pas du tout désagréables à écouter.

Ceci n'est qu'une première expérience : j'en ferai sans doute d'autres quand j'aurai des idées plus claires sur ce que je veux faire et ce qui est intéressant, mais en attendant, voici quelques essais de ce que ça peut donner comme son de frapper différents groupes de Lie compacts (calibrés pour que leur représentation adjointe sonne le la à 440Hz) : en rang 1 : A₁ (c'est-à-dire SU₂, qui est vraiment une 3-sphère, je voulais vérifier que ça avait un son de cloche plausible et ça a effectivement un son de cloche vaguement plausible, c'est déjà ça) ; en rang 2 : A₂ (c'est-à-dire SU₃), B₂ (c'est-à-dire Spin₅) et G₂ ; en rang 4 : A₄ (c'est-à-dire SU₅), B₄ (c'est-à-dire Spin₉), C₄ (c'est-à-dire Sp₄), D₄ (c'est-à-dire Spin₈) et F₄ ; et bien sûr : E₆ et E₈. Tous ces fichiers sont du FLAC et chacun dure 6 secondes, si votre navigateur ne les ouvre pas spontanément, téléchargez-les et vous trouverez certainement un truc qui les lit. Tous les groupes que je viens de donner sont la forme simplement connexe, mais j'ai aussi produit des essais pour comparer le son de la forme simplement connexe avec la forme adjointe (laquelle a moins d'harmoniques) : Spin₅ versus SO₅ d'une part, et SU₃ versus PSU₃ de l'autre.

Ajout () : voir ce fil Twitter et/ou cette version sur YouTube pour les sons de quelques grassmanniennes réelles, complexes et quaternioniques, ainsi que le plan projectif octonionique.

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(dimanche)

Quelques lectures récentes

Call Me by Your Name par André Aciman

Ce livre m'a fait en quelque sorte l'effet tout contraire de Ready Player One (ils n'ont rien à voir entre eux, mais je les compare parce que je les ai achetés le même jour et que les deux portaient des étiquettes vantant le fait qu'il y avait — ou allait y avoir — un film ; je précise que je n'ai encore vu aucun des deux films). Ready Player One m'avait semblé assez mal écrit et mal construit mais m'a quand même inexplicablement plu, au moins au sens où j'étais assez motivé pour continuer sa lecture : Call Me by Your Name m'a semblé très bien écrit et très bien contruit mais m'a un peu déplu, ou en tout cas suffisamment ennuyé pour que j'aie du mal à le finir.

C'est une histoire d'amour, qui se passe pour l'essentiel sur la côte ligurienne, pendant un été dans les années '80, entre Elio, le narrateur, fils âgé de 17 ans d'un universitaire américain qui a une maison de vacances du côté de San Remo, et Oliver, un doctorant (ou post-doctorant, ou quelque chose comme ça, il a 24 ans) invité par le père d'Elio pour travailler avec lui et l'aider à réviser un livre. A priori je suis plutôt réceptif à ce genre d'histoires (d'ailleurs, cf. ici) ; mais j'ai eu du mal à accrocher. Disons qu'il se passe quelque chose comme la moitié du roman à ne rien se passer : le narrateur fait des nœuds de façon incroyablement compliquée à vouloir draguer l'autre sans accepter de montrer qu'il est intéressé, à vouloir le rendre jaloux et à en être jaloux à la fois, et l'un et l'autre se lancent dans une sorte de one-upmanship académique et culturel qui, à la longue, est juste chiant pour le lecteur (en tout cas, pour moi). Ensuite, ça s'améliore, et il faut avouer que la manière dont l'auteur couvre le jeu un peu fétichiste qui se met en place entre eux ; et, plus simplement, la relation eu égard à la différence d'âge entre les protagonistes est très bien gérée. C'est, par ailleurs, extrêmement bien écrit. Mais je reste sur l'idée qu'à trop délayer l'intrigue, même quand on écrit bien, on finit par produire un roman moins captivant qu'un truc facile où il se passe des choses. (Tout le monde n'est pas Racine à pouvoir écrire un chef d'œuvre sur une histoire d'amour où il ne se passe rien.)

Soit dit en passant, j'ai cru entendre qu'il y avait une sorte de polémique autour de ce roman parce que l'auteur est hétérosexuel et que certains considèrent qu'il n'aurait, du coup, pas le droit ou pas la légitimité d'écrire une histoire pareille. Ou toutes sortes de variantes de cette critique : que ses personnages sont « trop hétérosexuels » (parce qu'il n'y a essentiellement aucune référence à la culture gay telle qu'elle pouvait exister à l'époque où se déroule l'intrigue, ou parce qu'ils sont tous les deux bisexuels et apparemment plus attirés par les femmes en général) ; ou bien que les homosexuels (il faudrait savoir…) sont présentés comme des prédateurs parce que l'un des protagonistes a sept ans de plus que l'autre (pour qu'il n'y ait pas de doute, tel que je comprends le roman, c'est très clairement le plus jeune qui drague le plus âgé). Je trouve ce genre de critiques vraiment idiotes : on ne peut pas à la fois se plaindre que la culture « mainstream » occulte la diversité des formes de sexualité et interdire à un auteur hétérosexuel d'en parler ou bien lui faire des procès en sorcellerie dès qu'il montre, justement, des personnages à la sexualité un peu grise. Et cela fait partie de la potestas quidlibet audendi des écrivains que de parler de ce qu'ils ne sont pas et de ce qu'ils ne connaissent pas comme s'ils l'étaient et le connaissaient. Il se trouve qu'Aciman voulait avant tout raconter une romance d'un été et qu'il a décidé presque par hasard que ce serait entre deux hommes : je ne comprends vraiment pas comment on peut le lui reprocher.

Sinon, je pourrais mentionner au passage le livre By Nightfall de Michael Cunningham que j'ai lu il y a beaucoup trop longtemps pour en faire un compte-rendu intéressant, mais qui, dans mon esprit, a un certain nombre de ressemblances avec les caractéristiques que j'ai bien aimées dans Call Me by Your Name, sans les longueurs qui m'ont agacées.

Le Mystère Henri Pick par David Foenkinos

Je vais être très bref sur celui-ci. C'est un roman articulé autour d'un mystère littéraire (un manuscrit trouvé dans une bibliothèque prétendant être d'un certain Henri Pick, récemment décédé, se fait publier, rencontre un succès inattendu, et on commence à enquêter sur l'auteur). La prémisse m'intéressait, le roman n'est pas trop mauvais, mais sans plus : les personnages n'ont pas beaucoup de profondeur, l'écriture est sans originalité, l'intrigue est assez prévisible. C'est cependant assez distrayant pour, disons, un trajet en train ou en avion. Au moins, c'est assez court pour qu'on n'ait pas le temps de s'ennuyer.

Ulugh Beg (L'Astronome de Samarcande) par Jean-Pierre Luminet

Je connais un tout petit peu Jean-Pierre Luminet par mon père (disons que j'ai dû le rencontrer quelques fois, je ne sais pas si lui se souviendrait de moi) ; mais je le connais surtout par son livre de vulgarisation sur les trous noirs, que j'ai lu quand j'étais petit, et qui m'a absolument fasciné (cf. ce que je disais ici sur la vulgarisation scientifique). Apparemment il s'est lancé dans l'écriture de livres sur l'histoire des sciences et plus spécialement de l'astronomie, à travers l'histoire de la vie de différents personnages : Euclide, Copernic, Kepler, Galilée, Newton, et maintenant Ulugh Beg. Peut-être que ce n'était pas le meilleur roman par lequel commencer, parce que j'ignorais jusqu'au nom d'Ulugh Beg, qui est pourtant un des petits-fils de Tamerlan (Temür — je ne sais pas bien comment le nommer), mais je ne savais pas grand-chose de Tamerlan ou des Timourides pour commencer ; ou peut-être au contraire que c'était justement le mieux de commencer par là : en tout cas, ça m'aura donné l'occasion (à la fois en lisant le livre et en le complétant par Wikipédia) d'être un peu moins ignorant, c'est-à-dire moins que totalement, sur la géopolitique de l'Asie centrale autour des XIVe et XVe siècles.

L'auteur précise bien qu'il s'agit d'un roman, certes basé sur des personnages historiques, mais où il n'a pas hésité à inventer quand il ne parvenait pas à reconstituer l'exactitude historique, ni à faire des choix quand elle est incertaine. Le roman suit, en fait, différents personnages : l'astronome Qāḍī Zāda, le shah Rukh (un des fils de Tamerlan), l'astronome Ulugh Beg (fils aîné du précédent et personnage central et éponyme du livre), et le mathématicien al-Kashī (bien connu pour la loi des cosinus). Le début ne m'a pas trop emballé, mais dès qu'il est question des Timourides j'ai trouvé ça plus intéressant. À vrai dire, il n'y a pas des masses de sciences, ni même d'histoire(s) des sciences, il y a plus d'histoires de politique et de luttes de pouvoirs (et de rapports entre science et religion), mais c'est raconté de façon plutôt agréable et qui se lit très bien.

Les Ondes gravitationnelles par Nathalie Deruelle et Jean-Pierre Lasota

Là aussi je dois préciser que je connais bien la coauteure de ce livre (nettement mieux que Jean-Pierre Luminet), donc je ne suis pas forcément neutre. Plus généralement, le fait que j'aie rencontré ou côtoyé un certain nombre des acteurs de l'histoire peut aussi jouer dans le fait que je la trouve intéressante (mon père a fait sa thèse d'État, sous la direction d'Achille Papapetrou, sur l'absorption des ondes gravitationnelles par les milieux visqueux ; et même si j'étais trop petit pour m'en souvenir vraiment, j'étais présent à une des sessions de l'école de physique des Houches du début des années '80 où les questions théoriques du sujet ont beaucoup été discutées).

Bref. Il s'agit d'un livre de vulgarisation sur les ondes gravitationnelles, expliquant ce qu'elles sont en général et l'origine du concept et de leur prédiction, et retraçant l'histoire et la technique de leur détection, à la fois du côté des théoricien et de celui des expérimentateurs. Mais quand je dis vulgarisation, il faut quand même préciser que ce livre entend manifestement s'adresser à des lecteurs ayant un bagage minimal en physique (disons, sachant ce qu'est une énergie, une force, la loi de Newton, ce genre de choses), pas vraiment à Madame Michu : c'est intéressant parce que cela recouvre justement des choses que j'évoquais tout récemment à propos de la communication scientifique et de l'intérêt d'occuper les niveaux intermédiaires entre « parler à Madame Michu » et « s'adresser aux spécialistes du même domaine ». Je suppose qu'un certain nombre de lecteurs de mon blog peuvent être intéressés par ce genre d'ouvrages.

Sans aller jusqu'à écrire des équations, le livre rentre assez précisément dans les détails de tout un tas de questions autour du concept et de la détection des ondes gravitationnelles. Par exemple sur le débat autour de l'existence même des ondes gravitationnelles et de la question de si elles véhiculent de l'énergie (le concept même d'énergie étant, en relativité générale, assez épineux) et la controverse autour de la validité de la formule du quadrupôle d'Einstein. Ou sur la difficulté à mener les calculs aussi bien théoriques (symboliques) que numériques, et comment on y remédie. Ou sur l'histoire de Joseph Weber et de ses premiers détecteurs (qui n'ont rien détecté du tout, mais il l'a cru). Ou sur l'histoire technique et administrative de la mise en place des détecteurs LIGO et Virgo (y compris l'obtention des subventions). Ou encore, et j'ai trouvé ce passage particulièrement intéressant, sur les questions sociologiques et épistémologiques autour du fait qu'il avait été décidé d'injecter des faux signaux dans les détecteurs (pour tester la capacité à les démasquer, mais au risque de laisser subsister un doute sur le fait que tel ou tel signal soit bien réel). Certains passages souffrent peut-être du défaut d'entrer un peu trop dans les détails (personnellement, les histoires de financement ne me fascinent pas tant que ça), mais on peut facilement les sauter, les différents chapitres et sous-chapitres du livre étant organisés de façon suffisamment claire pour qu'on se raccroche facilement.

(Pour ceux qui veulent une histoire des ondes gravitationnelles avec un peu de formules mais quand même pas trop, je suis tombé sur cet article, qui peut très bien se lire en complément de certains passages du livre de Deruelle et Lasota.)

La Mille et Deuxième Nuit par Théophile Gautier

Je sais que ça ne se fait pas d'écrire des critiques de classiques parce que les classiques sont des livres que tout le monde est censé avoir déjà lu (et que personne ne veut lire) et que c'est tabou d'en dire du mal, mais je suis tombé par hasard sur ce recueil, publié par Folio, de quatre nouvelles de Théophile Gautier autour du thème général approximatif du « double amour » (je n'ai pas compris si c'était Gautier ou l'éditeur qui avait fait le choix de regrouper précisément ces nouvelles-là ensemble) : Laquelle des deux, La Chaîne d'or, La Mille et Deuxième Nuit et Le Chevalier double. C'est plutôt amusant à lire.

Depuis, j'ai commencé à lire Le Spectre d'Atacama, un roman d'Alain Connes, Danye Chéreau et Jacques Dixmier (le premier et le troisième étant bien connus comme mathématiciens ; en fait, j'avais déjà lu des nouvelles de science-fiction de Dixmier, et même si je n'avais pas été emballé, les idées étaient intéressantes : du coup, là, j'étais curieux). Sinon, au rayon des romans co-écrits par des gens qu'on n'imaginait pas forcément comme romanciers, j'avoue que j'ai succombé au hype et acheté le roman The President is Missing de Bill Clinton et James Patterson, et peut-être même que je le lirai.

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(samedi)

Petite pub pour le livre Contes et légendes de Florence Azé

J'avoue faire de la pub alors que je n'ai pas encore lu le livre lui-même, mais déjà l'idée du livre me plaît ; et j'avoue que l'auteure est une amie, mais je sais qu'elle écrit bien : je prends donc une minute pour mentionner le livre Contes et légendes des autres amours de Florence Azé. Il s'agit d'un petit recueil de contes et légendes racontant des histoires d'amour homo, bi, trans, ou en fait tout ce qui sort un peu du banal prince-charmant-qui-sauve-une-princesse. La narration est de Florence, mais les histoires ne sont pas d'elle, ce sont des histoires anciennes de pays variés, et ce qui m'impressionne surtout est qu'elle ait réussi à en trouver assez pour en faire un livre (fût-il mince). Et elle tient à souligner, et je suis d'accord que c'est très excellente initiative, que c'est un livre pour enfants (ou pour adolescents, parce que bon, quand même, dans les contes de fée, il y a toujours de la violence). Recommandation particulière pour les parents, donc, qui veulent aider leurs enfants à s'ouvrir l'esprit.

Mise à jour : maintenant je l'ai lu, mais je n'ai pas grand-chose à ajouter. Le choix est intéressant et assez varié, et c'est bien écrit. Je pense que cela convient à un public de tout âge.

La maison d'édition Édilivre a l'air intéressante, aussi, comme une sorte d'intermédiaire entre l'édition classique et l'édition à compte d'auteur. (← J'ai commencé par écrire à conte d'auteur, c'est mignon.)

Pour terminer par un peu de shameless self-plug, sur le même thème, j'avais écrit autrefois ce conte de fée (en anglais), ces quatre petites histoires d'amour très courtes, et cette histoire-là carrément plus explicite.

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(vendredi)

Touching Strangers

Richard Renaldi photographie des gens qui ne se connaissent pas, dans des positions suggérant la tendresse et l'intimité. Je suis tombé sur cette petite vidéo sur le site de la BBC présentant son travail, et j'ai été immédiatement conquis par le résultat (il y a aussi quelques exemples sur le site Web du projet, mais ceux montrés par la BBC sont plus nombreux et plus intéressants ; en revanche, Google images montre une sélection variée). Je ne sais pas pourquoi ça me touche autant : peut-être que c'est un fantasme que j'ai sans le savoir de tenir dans mes bras un(e) étranger(e), peut-être que c'est la métaphore parfaite d'Internet de rendre possible le contact entre gens qui ne se connaissent pas, ou justement au contraire la métaphore parfaite de ce qui manque à Internet que le contact physique, peut-être que j'aime l'idée que ces gens se connaissaient aussi peu que je ne les connaissais moi-ême (et je me demande si, suite à cette photo, ils prennent contact), peut-être juste que je trouve les personnes photographiées très belles (mais pas de la beauté formatée des agences de pub et de mannequins), toujours est-il que regard des sujets, et le regard du photographe sur ses sujets, me fascine. Je me suis précipité pour acheter le livre. (Si vous voulez en faire autant, voici par exemple un lien vers le site de la Fnac. Je précise que je ne reçois pas de commission de qui que ce soit : je fournis juste ce lien parce que si on essaye d'acheter le livre en France via le site Web du projet, le transporteur prend beaucoup plus cher que le prix du livre lui-même.)

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(mardi)

Ready Player One d'Ernest Cline (que je ne sais pas pourquoi j'ai aimé)

Le livre dont je parle a été adapté au cinéma par nul autre que Steven Spielberg dans un film qui sort bientôt (dans deux mois aux États-Unis, je suppose qu'en France il faudra en compter six de plus). J'ai vu une bande annonce pour ce film (il y en a par exemple un ici), je me suis dit qu'il pourrait me plaire, je l'ai mentalement ajouté dans ma liste de sorties à guetter ; et comme je suis tombé sur le livre d'origine en flânant chez le W. H. Smith de la rue de Rivoli (ça n'a rien d'un hasard : il a été réimprimé — ou remis au centre des présentoirs — à la faveur de la publicité que lui offre le film), je l'ai acheté. Au minimum, il avait pour me plaire que contrairement à tant d'autres œuvres de SF c'est un roman pas trop épais et qui ne s'inscrit pas dans une interminable saga.

Je résume un peu de quoi il s'agit. Je vais divulgâcher (spoiler) très légèrement dans ce qui suit, mais je pense vraiment que ce n'est pas gênant, d'ailleurs le contexte du livre est essentiellement donné par le chapitre 0000 ou par une bande annonce quelconque du film.

L'action de Ready Player One se passe en 2045. Le monde réel est devenu encore un chouïa plus dystopique que celui dans lequel nous vivons actuellement, les inégalités sociales sont encore plus profondes, et aux États-Unis comme ailleurs, des millions s'entassent dans des bidonvilles de fortune en périphérie des villes (s'entassent littéralement, d'ailleurs, dans des colonnes de remorques empilées verticalement). Il y a une chose à laquelle essentiellement tout le monde semble avoir accès, c'est Internet, et, à travers lui, à un jeu en réalité virtuelle, l'OASIS (une sorte de combinaison de Second Life, de World of Wacraft et peut-être d'un chouïa de Minecraft, enfin, je ne sais pas, je n'ai joué à rien de tout ça ; plus un zeste de Matrix pour le réalisme de la simulation), où beaucoup trouvent refuge et moyen d'oublier une réalité déprimante. Des écoles ont même été mises en place dans l'OASIS, et d'ailleurs le héros y est lycéen.

Le point de départ de l'action est que le créateur de ce système vient de mourir : ce James Halliday était un nerd excentrique et introverti, obsédé par la culture pop/geek (et notamment les jeux vidéos) des années '80 où il a grandi ; et dans un testament virtuel diffusé à l'ensemble de l'OASIS il annonce qu'il a caché un easter egg quelque part dans son monde virtuel, et qu'il lègue la totalité de sa très considérable fortune (incluant le contrôle de l'OASIS lui-même) à celui qui le trouvera. (Bref, il se prend pour Willy Wonka, simplement il ne s'en remet pas au pur hasard.) Il est clair, d'emblée, que les énigmes à décoder et les épreuves à franchir pour trouver l'œuf en question sont liées à cette sous-culture des années '80, et qu'il faut la maîtriser sur le bout des doigts pour avoir la moindre chance d'y arriver. D'où le fait que cette sous-culture revienne dans l'air du temps et qu'une communauté de gens (les egg-hunters ou simplement gunters) dévorent tout ce qu'ils peuvent apprendre sur les jeux vidéos, films et dessins animés de soixante ans plus tôt, dans l'espoir de localiser l'insaisissable œuf de Halliday (dont c'était bien le but : inciter les gens à découvrir ce qui le passionnait). C'est le cas du héros, qui est le premier après des années à faire un pas décisif en direction de la découverte de l'œuf, ce qui relance la recherche et lui vaut toutes sortes d'ennuis.

Je m'arrête là pour le résumé, passons à la critique. Disons franchement que c'est assez mauvais, que j'ai quand même bien aimé, et que je me demande un peu pourquoi.

On peut s'interroger sur le public pour lequel ce livre est écrit. D'un côté, il est bourré, comme on s'en doute, de références à cette culture nerd dont l'auteur, Ernest Cline, qui se projette manifestement en James Halliday, est de toute évidence obsédé. Cela suggère qu'il écrit pour les geeks qui ont grandi dans les années '80 (et qui sont donc, maintenant, quadragénaires). De l'autre, son personnage est un lycéen et la structure du roman se conforme plutôt aux standards des livres classés young adult, avec une intrigue plutôt simple et linéaire et des préoccupations qui sont susceptibles d'intéresser les jeunes. J'imagine, donc, qu'il faut voir ça comme une tentative d'un geek de ma génération de parler aux geeks plus jeunes (millennials) pour les convaincre de ne pas oublier leur héritage : vous voyez, les petits jeunes, avant les jeux en 3D auxquels vous jouez, avant les jeux en immersion complète auquels joueront vos enfants, il y a eu des jeux en pixel-art ou même en mode texte, et c'était quand même très rigolo (quelque chose comme ça). Ça explique pourquoi les références à la culture des années '80 sont explicitées (plutôt que de servir, justement, d'easter eggs) : quand il parle d'un jeu comme Zork, l'auteur prend la peine de rappeler de quoi il s'agit (plutôt que d'espérer que son lecteur ira lui-même chercher sur Wikipédia ou, à plus forte raison, plutôt que de juste lâcher une référence que les initiés comprendront). C'est mignon d'essayer de raviver le souvenir d'une époque qu'on a aimée, mais je ne sais pas si ça fait un bon roman si on se contente d'aligner les références.

Car il faut dire les choses : l'histoire est plutôt plate. D'abord plat du point de vue strictement dramatique : il n'y a pas de prise de tête, les gentils sont vraiment gentils, les méchants sont vraiment méchants, personne n'est ambigu, tout est comme c'est écrit sur la boîte, et tout se passe en gros comme on s'y attend : il y a bien quelques rebondissements, mais aucune grosse surprise, aucun coup de théâtre bouleversant, aucun plot twist ingénieux. On a plutôt droit à quelques clichés un peu éculés, des pistolets de Tchékov à foison et un deus ex machina assez évident, sans compter que toute l'intrigue vise à rechercher un MacGuffin. Ensuite, plat du point de vue du cadre et des personnages. L'auteur prend un certain temps à expliquer les règles de l'OASIS (le point positif est qu'on ne peut pas trop l'accuser d'inventer au fur et à mesure : il établit des règles et s'y tient ; le point négatif est qu'il est parfois ennuyeux quand il les décrit), mais il n'y a guère d'originalité. L'état du monde réel n'est pas très clair non plus, et visiblement ça intéresse peu le narrateur. Au moins une chose est vraie, c'est que Cline doit avoir quelques notions sur le fonctionnement d'un ordinateur puisqu'il ne fait pas d'erreur trop ridicule (et sait rester vague quand il vaut mieux rester vague sur les détails). D'autre part, il n'y a absolument aucune réflexion politique ou sociologique sur les tenants et aboutissants d'un jeu comme l'OASIS (ou comment ça se fait que même les plus défavorisés y aient accès). Ni sur les inégalités sociales : le héros commence très pauvre, sa renommée virtuelle lui permet de se sortir un peu de cette pauvreté, il cherche à trouver l'œuf et donc devenir milliardaire, il n'a essentiellement aucune idée de ce qu'il fera de son argent (une de ses amies, qui va un tout petit peu plus loin dans la réflexion, le lui fait d'ailleurs remarquer, ce qui montre que l'auteur s'est au moins posé la question) ; pas plus qu'il n'y a d'interrogation sur les effets bons et mauvais de la célébrité en ligne. Les personnages n'ont aucune profondeur psychologique : leurs émotions se limitent à aimer ou ne pas aimer ; le héros est motivé par seulement deux choses, le désir de trouver l'œuf et son amour pour l'héroïne (qui est elle-même motivée par le désir de trouver l'œuf, mais la tension entre leur rivalité dans la quête et leurs sentiments n'est explorée que très superficiellement). Il y a une esquisse de début de commencement de reconnaissance de questions autour du genre et de l'identité sexuelle (parce qu'on ne peut pas supposer que les personnages masculins/féminins dans l'OASIS sont joués par des joueurs idem ; pas plus qu'on ne peut supposer quoi que ce soit sur leur âge, leurs caractères ethniques ou leur apparence), mais c'est tellement vite évacué… au moins, je n'ai pas vu de misogynie grossière (et s'agisant du milieu gamer ce n'était pas forcément gagné). Mais parfois on a l'impression que ce qui intéresse uniquement l'auteur, c'est de faire se combattre Mechagodzilla et Ultraman. Je me demande si Spielberg s'en sera mieux tiré en adoptant l'œuvre au grand écran. [Ajout : voir ici pour ce que j'ai pensé du film.]

En outre, Ernest Cline fait preuve d'un américano-centrisme irritant, quasiment digne de Reddit. Il y a plusieurs moments où on se dit que non seulement il a oublié l'existence du monde autre que les États-Unis, le Canada et le Japon, mais il a par ailleurs oublié l'existence des fuseaux horaires.

Ayant écrit tout ça, je suis surpris de constater que… j'ai quand même bien aimé ce livre. Je ne vais certainement pas prétendre que c'est un chef d'œuvre : ce n'en est pas un, mais j'ai trouvé que c'était vraiment un page turner, au sens où dès que j'avais lu la page N j'avais envie de lire la page N+1 et j'ai été assez captivé.

Pourtant, je ne suis qu'à moitié familier avec la culture étalée par Cline. (J'utilise les termes geek et nerd de façon un peu interchangeable parce que personne ne sait exactement ce qu'ils veulent dire, mais il y a certainement plein de sous-types de l'un ou de l'autre : je me sens assurément plus proche ou plus admiratif de Richard Stallman que de Ken Williams, par exemple.) J'ai vu pas mal de films de Spielberg (car, oui, Spielberg n'est pas seulement celui qui va adapter le livre en film, il est aussi souvent référencé dedans) mais certainement pas tous ; j'ai vu les Star Wars mais lu aucun des livres qui se passent dans l'univers en question ; je n'ai vu qu'une poignée d'épisodes des séries Star Trek ; je ne connais pas grand-chose aux dessins animés japonais ; mais j'ai quand même vu WarGames et Blade Runner — et aussi quasiment tout ce qu'ont fait les Monty Pythons (ce n'est pas vraiment des années '80, mais apparemment James Halliday en était fan aussi[#]). Et question jeux de rôle et jeux vidéos, j'ai un peu joué à des jeux de rôle quand j'étais petit, mais très peu à des jeux vidéos : voir ici pour ce que j'en racontais ; dans l'époque visée, j'ai quand même joué à Tera (voir ici), mais c'est un jeu français et certainement inconnu d'Ernest Cline, Rogue et King's Quest (le tout premier) ; ensuite, j'ai été piqué par précisément le genre de nostalgie que ce livre essaye de promouvoir et j'ai joué à Colossal Cave et un tout petit peu à Zork (et j'ai écrit moi-même des bouts de jeux pour la Zork-machine avec Inform 6). Et même en élargissant à d'autres périodes, il n'y a que très peu de jeux auxquels j'aie accroché (quelques uns des Ultima, quelques uns des King's Quest et quelques autres cas à part comme celui-ci). Bref, je saisis quelques unes des références, mais certainement pas toutes. Ceci étant, je sais me servir de Wikipédia et de Google, ce qui n'est manifestement pas toujours vraiment le cas des personnages du roman lui-même (certes, on ne nous dit pas si Google existe toujours, mais pour Wikipédia c'est explicite).

[#] Les œuvres dont Halliday était fan (ce qui se sait parce qu'il a fait publier ses journaux personnels à sa mort pour encourager leur étude) sont référencées par les gunters comme canon, et il y a des débats (sans doute à prendre au 1.41421356ème degré) pour savoir si ceci ou cela est canon (comme le film Ladyhawke), débats qui sont, à vrai dire, assez drôles dans le genre parodie des débats entre fans de Star Wars et/ou Star Trek.

Il est vrai que j'aime bien les easter eggs, et que j'en ai parfois découvert (jamais rien de bien impressionnant) par sérendipité dans différents jeux ou programmes. Cela pourrait expliquer que Ready Player One m'ait plu malgré ses nombreux défauts.

Il est aussi vrai que j'aime bien les énigmes. (On va dire que je définis une énigme comme une question, une métaphore ou une référence cryptique qui définit un mot, une personne, un lieu ou un concept qu'il s'agit de trouver, ce qui n'est faisable qu'avec les bonnes références culturelles ou en interprétant de façon astucieuse les termes de l'énigme ; mais surtout, ce qui fait à mes yeux une bonne énigme, c'est que lorsqu'on a trouvé la réponse, il doit être complètement évident que c'est bien celle qu'on cherchait, i.e., soit on trouve soit on ne trouve pas, mais si on trouve, on doit immédiatement être complètement sûr de soi[#2], sinon l'énigme n'était pas bonne.) Les protagonistes du livre passent une certaine partie de l'intrigue à chercher à résoudre des énigmes. À vrai dire, elles ne sont vraiment pas très bonnes. Mais il y a quand même une certaine satisfaction à voir le héros les résoudre, à suivre ses idées (y compris à travers les fausses pistes) qui, pour le coup, est plutôt bien gérée par l'auteur.

[#2] Pour un de mes romans d'ado j'avais par exemple concocté la charade suivante : Mon Premier marque la Fin du Pouvoir. / Mon Second est la Première des Origines. / Mon Troisième constitue le Milieu de la Vie. / Mon Tout tire son Pouvoir des Origines de sa Vie. C'est peut-être trop facile, mais je suis au moins certain d'une chose, c'est que celui qui trouve la bonne réponse saura immédiatement qu'il a trouvé la bonne réponse.

Mais peut-être que la raison plus profonde pour laquelle ce roman m'a plu, c'est que je me reconnais une certaine affinité avec l'auteur, non pas dans le choix précis de la culture qu'il essaye de partager (et que je ne connais que médiocrement, cf. ci-dessus) mais dans l'idée générale de semer des références un peu obscures dans l'espoir d'amener d'autres gens à s'y intéresser. C'est par exemple ce que je fais de façon vraiment évidente dans ce texte, mais il y a plein de références (ou de mini easter eggs, si on veut) dans toutes sortes de choses que j'écris. (Ceci étant, comme je suis taquin, je mets aussi plein de choses qui ont l'air de pouvoir être des références alors qu'il n'y a rien de particulier à comprendre.) Ma culture à moi est peut-être plus bizarre, plus éclectique pour ne pas dire aléatoire, que l'obsession de Halliday/Cline pour les films et jeux vidéos des années '80, mais ça ne m'empêche pas de jouer à jeter des hameçons un peu au hasard. Et ça n'a rien de spécialement inhabituel à cette attitude, je pense, notamment parmi les geeks : j'ai par exemple un ami qui fait très souvent des références à Monkey Island, Day of the Tentacle et autres jeux LucasArt dans le genre et la période (c'est comme pour les bonnes énigmes : ceux qui le connaissent verront sans doute immédiatement de qui je parle). Peut-être que si j'étais milliardaire je serais tenté, moi aussi, de cacher un trésor quelque part qu'on ne pourrait trouver qu'en résolvant des énigmes faisant plein de références compliquées à ma culture tarabiscotée, précisant qu'il y a sans doute plein d'indices cachés dans mon blog pour inciter les egg-hunters à l'apprendre par cœur. (Après, comme je suis notoirement fan des coups de théâtre, il est possible que le coffre ne contienne finalement qu'un petit papier disant le trésor était en vous tout du long : l'amitié. Et peut-être même qu'il y aurait encore un plot twist après ça.) Mais bon, je ne suis pas milliardaire, alors ne perdez pas votre temps à apprendre mon blog par cœur ! (Ou peut-être que si, qu'en savez-vous au fond ?)

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(dimanche)

Before I Had the Words de Skylar Kergil

Skylar Kergil est un musicien et activiste transgenre (et « célébrité YouTube ») dont j'ai entendu parler parce que mon poussinet aime bien les chansons : personnellement, celles-ci me laissent assez indifférent, en revanche il a écrit un livre sur sa vie en général et son expérience transgenre FtM en particulier, et ça, ça m'intéresse nettement plus ; pas tant pour l'angle « trans* » en lui-même mais surtout pour sa perception de l'identité masculine (cf. les pensées brouillonnes que j'avais écrites ici) et son parcours dans une société et une culture parfois cruellement intolérantes. Et puis, j'avais écrit ce petit texte de fiction, qui est apparemment tombé étonnamment juste (cf. les commentaires dessus), ça m'intéressait du coup d'autant de comparer ça à l'autobiographie de quelqu'un de réel. Précisons que ce n'est pas du tout un ouvrage « militant » ou politique : c'est le récit de l'enfance de Skylar Kergil comme il a voulu la raconter (par exemple comme il en fait un petit bout ici en vidéo sur YouTube), ce n'est pas un manifeste ni un réquisitoire.

Le principal reproche que je ferais à ce livre concerne sa forme : il est constitué d'un grand nombre de chapitres courts qui racontent, chacun, une petite tranche de la vie de l'auteur ; mais ce n'est pas toujours par ordre chronologique (ni, d'ailleurs, très logique), c'est mélangé à des paroles de chanson, du coup, tout ça manque un peu de structure et on ne s'y retrouve pas toujours (par exemple, il parle de sa mastectomie et de son changement de nom, puis, plus loin, raconte une anecdote antérieure et je n'arrivais pas à la comprendre parce que je pensais que c'était plus tard) ; les trois derniers chapitres sont des interviews de sa mère, son père et son frère, c'est gentillet mais les questions qu'il leur pose ne sont pas terriblement intéressantes (maintenant, je comprends que ce ne soit pas évident de poser des questions qui peuvent fâcher !). Malgré ça, j'ai apprécié, et je conseille —

J'étais sur le point d'écrire que je conseille à ceux qui se sentent intéressés par la thématique du genre, mais en fait je devrais sans doute plutôt conseiller à ceux qui ne ne sentent pas concernés. Parce que c'est un peu la tragédie de ce genre de livres, qu'ils « prêchent aux convaincus » : ceux qui auraient le plus besoin de le lire, ce sont les jeunes qui s'interrogent sur leur identité de genre, les parents dont les enfants s'interrogent (ou qui s'interrogent sur leurs enfants), et les transphobes de tous poils — mais les premiers et les deuxièmes risquent de ne pas le lire avant d'avoir la réponse à leurs questions, et les derniers seront, justement, les derniers à lire un tel livre. C'est dommage.

Quoi qu'il en soit, Skylar Kergil a l'air d'être un garçon vraiment charmant (je ne veux pas dire qu'il est physiquement mignon — même si en l'occurrence, il l'est plus qu'un peu — mais qu'il semble avoir un caractère vraiment aimable), et ça ressort dans ce qu'il écrit. Rien que pour ça, c'est agréable à lire.

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(samedi)

How to read Towns & Cities par Jonathan Glancey

Le livre dont je vais parler fait partie de ce que j'aurais tendance à appeler un coffee table book, mais peut-être que le sens que je donne à ce terme est inhabituel, parce que Wikipédia précise qu'il doit être de grand format, et renvoie dans sa version française sur l'article beau-livre, ce qui est, à mon sens, subtilement différent. Disons que, selon moi, il s'agit d'un livre, de préférence joliment illustré, qui est plus fait pour être feuilleté (comme source d'informations ou de distraction) que lu de la première à la dernière page. Dans le cas présent, l'auteur ne serait peut-être pas d'accord avec mon jugement, mais je pense que son livre, qui n'est décidément pas un grand format, s'y prête très bien. Je l'ai, pour ma part, lu dans l'ordre du début à la fin (mais bon, j'ai fait ça dans des cas encore plus bizarres), sans doute par peur de rater des bouts.

How to read Towns & Cities par Jonathan Glancey est un fascicule sur lequel je suis tombé par hasard en parcourant les allées de Foyles à Londres. Comme je suis un urbain dans l'âme (même si j'aime me promener à la campagne, je ne supporterais pas de vivre ailleurs qu'en ville) et que l'architecture et l'urbanisme intéressent ma curiosité ou en tout cas mon sens de l'esthétique (je n'y connais rien, mais j'aime regarder des images de bâtiments et de villes, et y rêver), il m'a tout de suite attiré. D'autant qu'il n'était pas encombrant (c'est le plus cher à payer quand j'achète un livre : pas le prix du livre lui-même, mais le volume pour le stocker dans un petit appartement d'une ville densément peuplée).

Ce livret se prétend a crash course in urban architecture. En tant que tel, je ne suis pas sûr que ce soit un grand succès. En revanche, en tant que petit catalogue d'exemples d'éléments architecturaux intéressants ou remarquables qu'on peut trouver dans des villes, je l'ai trouvé tout à fait bien. Il y a certes un plan qui tente de mettre un peu de système dans tout ça : la première partie est consacrée à la grammaire de l'architecture urbaine, la seconde aux types et styles de villes ; autrement dit, d'abord il passe en revue différentes sortes d'éléments dans les villes (places, murailles, rues, bâtiments de pouvoir, marchés, parcs…), puis différentes sortes de villes (médiévales, industrielles, nouvelles, bidonvilles, futuristes, imaginaires…). L'intention de mettre de l'ordre est louable, mais finalement, l'inventaire déborde la volonté de le canaliser.

Chaque double page est organisée de la même manière : un paragraphe d'ensemble sur l'idée présentée, et quatre ou cinq exemples chacun accompagné d'un paragraphe de description, l'exemple sur la page de gauche étant représenté en photo (sous le paragraphe d'ensemble), ceux de la page de droite étant des dessins en noir et blanc (réalisés, je suppose, par l'auteur, puisqu'il n'y a pas de nom d'illustrateur). Les généralités ne sont souvent pas très passionnantes, mais le choix d'exemples, lui, l'est, et bien souvent je me suis jeté sur Wikipédia pour en savoir plus ou sur Google Images pour avoir d'autres images (du coup, d'ailleurs, j'ai mis énormément de temps à finir ce livre). Et j'ai appris l'existence de toutes sortes d'endroits dont je ne soupçonnais rien, comme Palmanova en Italie, Sun City en Arizona, le district Songjiang de Shanghai (et sa très bizarre fausse ville anglaise), ou Masdar City à Abou Dabi, pour ne citer que quelques uns. Ou encore le Teatro Olimpico, même si le rapport avec les villes n'est pas immédiat.

Globalement, j'ai bien aimé, et je recommande pour ceux qui aiment les villes.

Dans la série, j'ai commencé à lire The Language of Cities de Deyan Sudjic. J'en reparlerai peut-être une autre fois.

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(mercredi)

What Happened par Hillary Rodham Clinton

Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque chose du même type que le livre d'Ian Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près, les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport avec leur titre (par exemple, le chapitre qui s'intitule Why the euro will survive discute en long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.

Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine, dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à exister (sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout droit, elle veut tirer de l'argent de son échec et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question ; j'ai quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.

Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs, les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et ce qu'elle propose pour aller de l'avant.

Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais elle expose[#] les choses avec beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses opinions politiques ou avec son analyse post mortem de l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont justes.)

Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on cherche des critiques écrites par des internautes (voir par exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la déteste, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en prison, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez caricatural de ce que je racontais ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui n'accordent ni la meilleure ni la pire note[#2], c'est déjà plus intéressant.

Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le contraire, et pas seulement en suivant l'adage victrix causa diis placuit sed victa Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le meilleur.

On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance, elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui, elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire » (= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en effet, ne pas ouvrir ce livre.

Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains bouts du livre sont des exercices de comm'.

Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont elle y répond préventivement.

Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée comme stridente alors qu'un homme peut gronder tout à loisir, m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup d'admiration, est aussi important.

Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi. Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de construire des ponts entre les personnes.

Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet des angry Trump voters :

I went back to de Tocqueville. After studying the French Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where conditions are worst, but in places where expectations are most unmet. So if you've been raised to believe your life will unfold a certain way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree but does provide a middle-class income, with traditional gender roles intact and everyone speaking English—and then things don't work out the way you expected, that's when you get angry. It's about loss. It's about the sense that the future is going to be harder than the past. […] Too many people feel alienated from one another and from any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic standards of decency, facts, and certainly the kind of practical solutions I spent the campaign offering.

Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or who don't think any party should control the White House for more than eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel sympathy for people who believed Trump's promises and are now terrified that he's trying to take away their health care, not make it better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure. I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and understanding? Why are they allowed to close their hearts to the striving immigrant father and the grieving black mother, or the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters trying to understand why most Americans rejected their candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the country?

And yet I've come to believe that for me personally and for our country generally, we have no choice but to try. In the spring of 2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes, a TED Talk. It was amazing. This is the same pope whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called for a revolution of tenderness. What a phrase! He said, We all need each other, none of us is an island, an autonomous and independent I, separated from the others, and we can only build the future by standing together, including everyone. He said that tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid of the future.

Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter — à condition de ne pas faire de rejet épidermique.

(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la Bible, c'est lui qui l'a dit.)

[#] Je sais qu'il est de bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement, ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.

[#2] Quel que soit le sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement nuancé.

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(mercredi)

Fall of Man in Wilmslow de David Lagercrantz

Le titre original de ce livre, en suédois, est Syndafall i Wilmslow, et son auteur, David Lagercrantz, est connu à la fois comme journaliste, comme biographe (notamment de Zlatan Ibrahimović), et comme auteur de romans policiers (c'est lui qui continue la série Millennium, initiée par Stieg Larsson, souvent considérée comme emblématique du genre « noir scandinave »). C'est sans doute à cause de toutes ces influences que le roman dont je parle ici, et que je viens de finir, n'arrive pas bien à décider s'il est une biographie historique, un policier, un roman d'espionnage, une étude de personnalité, le tableau d'une époque (l'Angleterre de l'immédiate après-guerre), ou même un texte de vulgarisation scientifique. Il est un peu tout ça à la fois, et le mélange, même s'il est intéressant et relativement réussi, est tout de même déroutant.

Le thème, et le sous-titre du livre, est la mort et la vie (dans cet ordre !) d'Alan Turing. La prémisse est que le policier chargé d'enquêter sur le décès du mathématicien dans des circonstances un peu particulières, cherche à en savoir plus sur le personnage, d'abord pour les raisons de l'enquête, puis par curiosité personnelle et finalement une forme de fascination pour le défunt : cette investigation amène le héros à remettre en question son propre jugement sur l'homosexualité (et la manière dont la loi anglaise la condamne), à chercher à comprendre quelque chose aux travaux de Turing sur la logique et à ses réflexions sur l'intelligence artificielle (ou au moins à leur histoire), et enfin à être soupçonné par GCHQ.

Je trouve cette idée assez excellente. La manière dont David Lagercrantz mélange des faits et personnages réels avec d'autres qui sont de son invention, est vraiment bien menée, et a quelque chose d'assez délicieusement ecoïen. Les multiples facettes du personnage de Turing (homosexuel persécuté et conduit au suicide, mathématicien, père fondateur de l'informatique, de l'intelligence artificielle et de la cryptographie, et héros secret de la seconde guerre mondiale) se prêtaient très bien à un roman lui-même à multiples facettes. Là où on est déçu, cependant, c'est que ces éléments ne sont pas tellement bien reliés entre eux, l'auteur n'ayant pas réussi à faire naître une cohérence difficile à trouver, ni à choisir un point de vue unique ; chaque aspect est traité de manière qui peut laisser le lecteur sur sa faim ; et l'action, finalement, méandre plus qu'elle ne progresse. Malgré ces reproches, je suis plutôt satisfait, notamment du traitement subtil de la psychologie des personnages et de l'ambiance de l'époque ; je le suis aussi par la traduction, qui m'a fait croire un certain temps que je lisais un texte originalement écrit en anglais (et très bien écrit, qui plus est), jusqu'à ce que je regarde plus attentivement la page de copyright.

Pour ce qui est de la justesse de la description de Turing (qui, il est vrai, n'apparaît jamais directement), c'est aussi bien plus réussi que le film The Imitation Game (qui est sorti en même temps que la traduction anglaise du roman de Lagercrantz).

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(vendredi)

Miranda and Caliban de Jacqueline Carey

Comme le titre le laisse comprendre, Miranda and Caliban imagine l'histoire des deux personnages ainsi nommés dans La Tempête de Shakespeare. Le roman de Jacqueline Carey imagine les événements se déroulant à partir d'environ neuf ans avant la pièce et jusqu'à la fin de cette dernière : mais ce qui intéresse l'auteure, ce sont les relations entre les quatre personnages qui se trouvent sur l'île : Miranda et Caliban, bien sûr, mais aussi Prospero et Ariel. (Pour ceux qui n'ont pas lu ou vu la pièce — ce n'est pas nécessaire pour lire le roman — mais pour que ce je raconte soit compréhensible : Prospero est un puissant magicien échoué sur une île déserte avec sa fille Miranda ; Caliban est le fils d'une sorcière précédemment exilée au même endroit et maintenant morte, nommée Sycorax, que Prospero recueille et dont il fait son servant ; et Ariel est un esprit que Prospero libère d'un sortilège de Sycorax, et qui devient aussi son serviteur.)

Il s'agit donc du récit de la manière dont Miranda et Caliban grandissent et se construisent l'un par rapport à l'autre dans ces conditions assez particulières, sous l'égide d'un magicien autoritaire et obsédé par son plan de vengeance, et en compagnie d'un esprit volatil et facétieux. J'ai trouvé l'idée très intéressante, et le résultat est réussi, du moins en ce qui concerne les deux personnages éponymes. Précisons que des changements ont été faits par rapport à l'œuvre de Shakespeare (ou, lorsqu'elle n'est pas claire, elle a été interprétée, parfois de la façon qui n'est pas la plus évidente) : notamment, Caliban est tout à fait humain, au sens propre comme au sens figuré, ce qui n'est pas le cas, ou en tout cas pas clairement le cas, dans la pièce. Il n'est ni grossier ni brutal ni stupide. Mais le personnage de Caliban a toute une histoire d'interprétations et de réinterprétations (classiquement comme un esclave révolté, et jusqu'à un monstre invisible et destructeur dans le classique de la SF hollywoodienne, La Planète interdite, que je recommande de nouveau au passage) : la vision de Jacqueline Carey m'en a en tout cas semblé à la fois fructueuse et attachante. Miranda comme Caliban sont à la fois intelligents et imparfaits, et on les voit évoluer avec l'âge : tout ça est très bien mené.

Ce que j'ai trouvé beaucoup moins réussi, c'est le personnage de Prospero. Autant Miranda et Caliban gagnent en profondeur par rapport à ce qu'on voit dans la pièce (du moins dans le souvenir que j'en ai, qui est plutôt lointain), autant Prospero en perd. Même si ce n'est pas le personnage le plus important du roman, je le regrette parce que, chez Shakespeare, il a une grande complexité. Jacqueline Carey lui donne une morale étroite qui m'évoque plutôt celle d'un lord anglais de l'ère victorienne que d'un magicien italien de la Renaissance. En plus de ça, elle diminue la portée de ses choix finaux que sont le pardon (il ne pardonne pas à Caliban, alors que dans la pièce je comprends que si) et son renoncement aux arts occultes (il en croit la promesse nécessaire à l'acte de magie lui-même, donc ce n'est pas un acte pleinement volontaire) : comme ces choix donnent vraiment sa dimension au personnage chez Shakespeare, il s'en trouve d'autant amoindri dans le roman. Je trouve ça vraiment dommage. D'autant plus que ce n'était pas vraiment nécessaire : Prospero aurait pu jouer essentiellement le même rôle avec des motivations un peu différentes (Carey a très bien compris combien le malentendu ou le manque de communication peuvent se transformer en adversaires).

Pour ce qui est d'Ariel, on sent bien qu'il est assez complexe et changeant (après, le mot mercurial est répété jusqu'à l'user, ce qui est un chouïa maladroit, mais bon, ce n'est pas grave), et qu'il ne se comprend pas toujours lui-même, ce qui est en effet subtil. On peut juste regretter un peu qu'on ne nous en parle pas plus, mais c'est un choix qui se défend.

Dans l'ensemble, je recommande tout à fait, avec pour seuls bémols le traitement de Prospero comme je l'ai expliqué ci-dessus, et le déroulement de la fin qui m'a semblé un peu bâclée.

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(mardi)

Titus n'aimait pas Bérénice (et une digression sur Bérénice)

Titus n'aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (prix Médicis 2015) :

Ce livre m'a assez plu, mais n'était pas ce que je pensais.

La pièce de Racine, Bérénice, est une de mes œuvres littéraires préférées[#], dont j'admire à la fois la pureté de la langue, le dénuement de l'action et la force des sentiments.

Je pensais que Titus n'aimait pas Bérénice serait une sorte de fantaisie autour de cette pièce : une réadaptation moderne, une enquête autour d'elle, une analyse, une mise en abyme, quelque chose comme ça. En fait, ce n'est rien de tout ça : c'est essentiellement une biographie de Racine. Certes, cette biographie est romancée (combien, je ne sais pas : je ne suis pas historien) et l'auteure tente d'expliquer ou d'imaginer l'état d'esprit de Racine quand il écrit ses différentes pièces (dont Bérénice, donc, mais pas plus que les autres) ; finalement, je ne peux pas dire que j'aie appris grand-chose sur la pièce ou sur son sens, alors que j'en ai appris sur Racine.

La biographie de Racine est bien insérée dans une histoire-cadre en rapport avec la pièce : dans cette histoire (contemporaine), un dénommé Titus rompt avec sa maîtresse dénommée Bérénice pour rester auprès de sa femme dénommée Roma. C'est ce qui censément pousse la Bérénice en question à se renseigner sur la vie de Racine. Mais cette histoire-cadre est très mince en nombre de pages, je ne la trouve pas terriblement intéressante, sa morale, si elle en a une, est confuse ; et honnêtement, elle ne sert pas à grand-chose, car le lien qu'elle établit avec la partie biographique est ténu et artificiel. Si le but était de faire comprendre au lecteur quelque chose sur Bérénice ou sur les séparations amoureuses ou les peines de cœur, il aurait fallu s'arranger pour que cette leçon, et le lien avec la vie de Racine, soient présentés de façon moins cryptique. Là on a juste l'impression que deux histoires différentes — la véritable histoire, et un prétexte pour la dérouler — se sont mélangées, impression d'autant plus agaçante qu'il n'y a quasiment aucun élément les reliant, et aucune convention typographique les séparant (beaucoup d'auteurs, dans un cas semblable, changent de police de caractères ou font quelque chose du genre : c'est vraiment idiot de s'en être privé, cela ne fait qu'embrouiller le lecteur).

Mais prise isolément, la biographie est intéressante et bien écrite. Le personnage de Racine est rendu vraiment vivant et attachant. On est sensible à la manière dont il est tiraillé par des forces contradictoires — essentiellement la fascination pour le roi Louis XIV et l'influence de ses maîtres et de sa tante à Port-Royal — entre sa fascination pour ses héroïnes et pour les actrices qui les jouent et la condamnation du théâtre impie par les jansénistes. Peut-être que j'ai ressenti cela d'autant plus fortement que j'ai plusieurs fois fait la promenade de Chevreuse aux ruines de Port-Royal-des-Champs (a.k.a., « chemin de Racine », voir aussi ici)[#3]. Mais indépendamment de ça, je pense que cette biographie — peut-être partiellement romancée, je répète que je n'en sais rien — est plus captivante, et nous fait mieux comprendre la personnalité de l'écrivain, qu'un traité plus académique et plus long sur la vie de Racine.

Bref, je recommande ce petit livre où on ne s'ennuie pas, mais je recommande d'ignorer les intrusions de l'histoire-cadre.

*

[#] Digression (relativement à propos quand même) : Une de mes œuvres préférées, mais j'ai toujours regretté que le triangle amoureux Titus-Bérénice-Antiochus ne soit pas fermé de la façon qui en fasse vraiment un triangle, c'est-à-dire : que la raison pour laquelle Titus se sépare de Bérénice serait qu'il se rende compte qu'il aime en secret Antiochus (lequel aime Bérénice, laquelle aime Titus). • Je l'ai déjà dit mais je le répète[#2] : saloperie que l'homophobie qui nous a privé de toutes sortes de possibilités intéressantes dans la culture classique ! Saloperie d'homophobie tellement profondément ancrée dans les esprits qu'on pouvait montrer sur scène toutes sortes de crimes et de vices, mais deux hommes, ou deux femmes, qui s'aiment ouvertement, non. Et maintenant, le XVIIe siècle est passé, plus personne ne sait écrire le français comme Racine, et même si quelqu'un savait, ça ne se vendrait pas, et même si ça se vendait, ça mettrait encore des siècles à devenir un « classique » et à imprégner notre culture. • J'avais moi-même commencé à essayer de débuter d'entreprendre d'écrire une pièce de ce genre, mais il faut reconnaître que respecter toutes les règles du théâtre classique, des « trois unités » aux contraintes prosodiques de l'alexandrin et de l'alternance des rimes, c'est un exercice vraiment difficile pour lequel je n'ai qu'un talent très limité et certainement pas le temps pour mener la tâche à bien. • De façon amusante, d'ailleurs, dans l'excellente adaptation de la pièce (je parle du Bérénice de Racine) faite pour la télévision par Jean-Claude Carrière et Jean-Daniel Verhaeghe, avec Carole Bouquet dans le rôle éponyme, Gérard Depardieu en Titus et Jacques Weber en Antiochus, les artistes se sont amusés à écrire, jouer et tourner, une scène « bonus », une fin alternative, qui part à peu près exactement du postulat que j'ai décrit ci-dessus (Titus était pédé — ça fait un demi-alexandrin) : elle n'a été diffusée, je crois, qu'une seule fois, sur Arte (dans le cadre de l'émission Metropolis), quatre jours après la pièce elle-même, le 16 septembre 2000. Si quelqu'un arrive à retrouver une vidéo, ou le texte utilisé, ça m'intéresse…

[#2] D'ailleurs, je pensais que toute la digression qui précède était un radotage de ma part et que j'avais déjà raconté tout ça, mais je n'en trouve plus aucune trace. Comme quoi, parfois, il vaut mieux prendre le risque de radoter que de se taire en se disant je l'ai déjà écrit quelque part.

[L'âne et une chèvre de Port-Royal-des-Champs][#3] La dernière fois que j'ai fait cette promenade (fin octobre 2016), il y avait un âne et deux chèvres, tous les trois très amicaux, sur le terrain de l'abbaye, et mon poussinet a fait copain-copain avec eux (preuve ci-contre, cliquez pour agrandir). Ils vendaient aussi du miel des ruches de Port-Royal. Tout ça va très bien avec les vers de Racine niaisement bucoliques qui sont reproduits tout du long du chemin. [Ajout : cf. cette entrée ultérieure sur des animaux proches (et pour un avis de décès de cet âne).]

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(mardi)

Kalpa impérial

J'ai rarement trouvé un livre dont je me dise autant qu'il avait été écrit pour moi que Kalpa impérial d'Angélica Gorodischer. J'avais parlé ici de ma fascination pour les empires et les empereurs dans la science-fiction, et j'avais illustré ça ici de façon plus ou moins auto-caricaturale (voir aussi ici, ici, ici, ici et plein d'autres du genre) : Kalpa impérial est l'histoire de l'Empire le plus vaste qui ait jamais existé et de certains ses monarques. On ne sait pas très bien si on doit classer ça comme de la science-fiction, de la fantasy ou autre chose : il n'y a pas de magie (ou en tout cas, ce n'est pas clair), pas de technologie avancée ni de voyage dans l'espace, les éléments des histoires sont plutôt intemporels et se déroulent à un endroit non spécifié[#], cela ressemble plutôt au style des fables, ce qui est aussi quelque chose qui peut me plaire (et que, là aussi, j'essaie moi-même parfois de reproduire : voir ici, ici, ici, ici ou encore dans ce conte de fées ou cet autre conte). C'est un recueil de nouvelles (un genre que j'affectionne), avec tout au plus une référence de l'une à l'autre par un nom répété, lien suffisamment ténu pour qu'on ne sache même pas dans quel ordre ces histoires se déroulent. Histoires qui d'ailleurs semblent être de simples fragments épars de chroniques beaucoup plus vastes, et dont la fin est souvent une invitation au lecteur à deviner le sens de ce qu'il vient de lire. On ne peut pas ne pas comparer avec les Villes invisibles d'Italo Calvino, un livre que j'admire beaucoup (j'ai tenté de produire ma propre « ville invisible » ici, et j'ai cité mon passage préféré du livre ici) ; précisons cependant que les nouvelles de Gorodischer sont plus des récrits que celles de Calvino (disons qu'elle raconte alors que Calvino décrit). Mais un autre de mes écrivains préférés auxquels elle me fait aussi penser, c'est son compatriote Jorge Luis Borges : la ressemblance, là, n'est pas tellement dans ce qui est raconté mais plutôt dans le mode narratif… je n'arrive pas à mettre le doigt dessus exactement, mais il y a quelque chose à la fois dans le style et dans la façon de tourner les nouvelles un peu comme des énigmes, qui me rappelle Borges.

Tout ceci étant dit, il n'est pas surprenant que j'aie énormément aimé. (Comment se fait-il, d'ailleurs, avec le nombre de copains que j'ai qui lisent volume sur volume de SF, que personne ne m'ait jamais recommandé Kalpa impérial ? Je suis tombé dessus vraiment par hasard, en errant dans la librairie de la rue des Écoles qui est à peu près en face de la Sorbonne, Compagnie.) Maintenant, je ne sais pas vraiment dans quelle mesure je dois le recommander à d'autres : le fait que ce livre soit à ce point « écrit pour moi » me rend plus ou moins incapable de le juger objectivement (enfin, objectivement ne veut rien dire, mais disons, d'une manière qui se prête à des recommandations utiles) ; c'est aussi la raison pour laquelle j'ai fait ci-dessus pas mal de liens vers des fragments que j'ai moi-même écrits : s'ils sont de ceux qui vous plaisent, il y a des chances que vous aimiez Kalpa impérial (la réciproque n'étant, évidemment, pas vraie, mais ce sera au moins un indice). Mais simplement si vous en avez marre de la fantasy qui ressemble à ceci (généralement écrits en anglais par un américain barbu, typiquement en douze volumes avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de l'Épée de Feu) et si vous voulez quelque chose d'un peu différent[#2], essayez ce petit recueil de nouvelles d'une femme argentine, ce sera au moins… rafraîchissant.

[#] À peu près la seule chose qu'on apprend de la géographie de ce très vaste empire est que le sud est plus sauvage et plus chaud que le nord (ce qui suggère qu'on est plutôt dans l'hémisphère nord, c'était d'autant moins évident que l'auteure est notohémisphérienne). Pour ce qui est de la chronologie, on en sait encore moins : il y a un indice ponctuel selon lequel cet empire existerait dans notre futur lointain, mais cela pourrait aussi bien être une blague.

[#2] Sauf pour ce qui est des noms, où manifestement Gorodischer s'amuse à en fabriquer d'aussi saugrenus les uns que les autres, par exemple Senoeb'Diaül.

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(samedi)

Le Golem de Pierre Assouline

Je m'étais dit que je tâcherais de faire plus régulièrement des comptes-rendus des livres que je lis, et je ne tiens décidément pas mes résolutions puisque ça fait un moment que j'ai fini de lire Golem de Pierre Assouline [correction : le titre est bien Golem et non pas Le Golem, comme je l'avais écrit, merci à Marc en commentaire]. Il est vrai que je n'ai pas aimé et que les critiques négatives ne sont pas d'un grand intérêt (à moins de les rassembler sur un site comme Amazon où sont susceptibles de les lire les gens qui s'apprêtent à acheter le livre). Néanmoins, les raisons pour lesquelles je n'ai pas aimé ne sont pas totalement dénuées d'intéret, donc je peux en dire quelque chose.

Spoilons allègrement : Golem est l'histoire d'un champion d'échecs, Gustave Meyer, qui est soupçonné du meurtre de son ex-femme, et qui fuit la police. (La victime a été tuée alors qu'elle conduisait : quelqu'un a pris le contrôle de sa voiture à distance ; Meyer est soupçonné essentiellement parce qu'il est doué en informatique.) Parallèlement à ça, Meyer découvre que son ami, le neurologue Robert Klapman, qui a opéré son cerveau (pour des problèmes d'épilepsie), en a profité pour l'utiliser comme cobaye dans une technique destinée à améliorer considérablement la mémoire et le rendre encore meilleur aux échecs. Meyer voyage à travers Paris puis à travers l'Europe, est obsédé par la kabbale et le thème du golem, finit par découvrir que c'est Klapman qui a aussi tué l'ex de Meyer (parce qu'elle tenait un blog dénonçant les pratiques douteuses de grands labos pharmaceutiques et l'éthique douteuse des médecins) et le démasque, renonce à un tournoi d'échecs, et le roman se termine en queue de poisson.

J'avais acheté parce que j'aime bien l'ésotérisme en fiction, surtout quand il joue un rôle soit de contrainte oulipienne, soit de fil directeur à une enquête, soit de cadre d'une falsification (des thèmes à la Calvino, Borges, Eco et d'autres de mes auteurs préférés). J'ai pensé qu'il s'agirait de quelque chose du genre. C'est un peu le cas, mais c'est plutôt raté.

Assouline aime manifestement étaler sa culture. Pour ça, je ne peux pas lui en vouloir : j'en fais autant. Il a lu, donc, le Golem de Meyrink, la nouvelle Funes et la Mémoire de Borges et le Joueur d'échecs de Zweig ; il connaît bien Primo Levi et Paul Celan ; il a vu le film La Nuit du chasseur ; il aime beaucoup le tableau Black on Maroon de Rothko ; il s'est documenté sur les échecs et sur la culture juive ; il a beaucoup voyagé ; et tout ça, il tient à le faire savoir. OK, comme je disais, je fais le même genre de choses, et sans doute moins bien que lui. Pour ma défense, quand je sème des références savantes dans les petits textes que j'écrits, j'y pense généralement comme des sortes d'œufs de pâques qui amuseront (j'espère) le lecteur qui les repère ; il y a peut-être de ça chez Assouline, mais en fait, le plus souvent, il révèle lui-même la clé de la devinette : par exemple quand son héros échange son chapeau avec un autre dans une synagogue à Prague, on pourrait être tout content d'y reconnaître une allusion au Golem de Meyrink — dont le vrai nom est justement Gustave Meyer —, sauf que l'auteur vous vend la mèche un paragraphe plus loin. Passons.

Outre sa culture, Assouline aime étaler ses préjugés. Le livre tout entier est une sorte de plaidoyer contre le transhumanisme, ou contre les ordinateurs, on ne sait pas très bien au juste, peut-être même un pamphlet sur la supériorité des Arts et de la Culture sur les sciences et les techniques. C'est surtout un bel incendie d'hommes de paille. Quand le héros se rend à une réunion de transhumanistes, par exemple, ç'aurait pu être l'occasion d'un débat intéressant, d'un échange d'idées où l'auteur aurait pu montrer sa propre position de manière indirecte et circonstanciée : mais non, les transhumanistes en question sont tellement caricaturaux, leurs arguments tellement ridicules, leur façon de rejeter toute inquiétude tellement agressive, que cela fait penser à la vision que peut avoir un puritain américain d'une réunion d'athées complotant pour faire venir l'Antéchrist. Les échecs semblent être le prétexte pour essayer de suggérer que les humains y jouent avec art, poésie, sentiment, je ne sais quoi, tandis que les ordinateurs y jouent de façon, forcément, « mécanique ». Toutes sortes d'opinions ou de jugements sont insérés dans la narration avec un semblable manque de subtilité. Qu'il s'agisse du courage des blogueurs qui osent défier les pouvoirs établis (je suppose qu'il se voit comme tel). Ou d'une attaque au passage contre Wikipédia (on sait qu'Assouline ne l'aime pas) : il n'y a pas de mesquinerie qui ne mérite d'être saisie.

Le style n'est globalement pas mauvais. Quelques passages sont agréablement écrits ; le livre commence par la très jolie question quand fond la neige où va le blanc ? [précision : comme on me le fait remarquer en commentaire, cette question est classique — je ne le savais pas ça — même si son origine semble fort confuse ; je pense que ça ne change pas grand-chose] ; il est clair que l'auteur sait manier le français. Néanmoins, il y a des changements de rythme assez déplaisants pour le lecteur, et plusieurs fois des révélations importantes noyées dans un paragraphe de banalités, c'est un peu déstabilisant.

Mais au final, mon principal reproche contre ce livre est surtout qu'il ne va nulle part. L'intrigue policière est absolument nulle : la détective de la police (Nina Rocher) qui tâche de retrouver le héros ne fait rien d'un bout à l'autre du livre, que le suivre toujours avec un temps de retard, et son personnage ne sert finalement à rien (c'est dommage, parce qu'elle semblait pouvoir avoir une certaine profondeur) ; le héros ne fait rien que lire et discuter, mais on ne le voit pas vraiment évoluer ; il traque le mythe du golem partout (jusqu'à se faire tatouer les lettres אמת‏‎ sur le bras — comme le golem de l'histoire), et se plaint lui-même de le retrouver partout ; ni le héros, ni son ami qui s'avère être en fait son ennemi, ni quiconque dans le livre (à part la policière), n'ont la moindre personnalité : les raisons du crime sont complètement futiles (c'est moi qui ai supprimé Marie, elle n'aurait pas dû se mêler de nos affaires […], et puis quoi, elle ne voulait pas comprendre que l'avenir de l'humanité est en jeu, qu'on a déjà changé de système de pensée, on a tourné la page et de tels obstacles pour mineurs qu'ils soient doivent être éliminés), et le méchant s'attend, après les avoir révélées, que le héros va jouer tranquillement aux échecs. Et toute cette non-action finit sur une non-fin où il ne se passe essentiellement rien (le héros joue une partie d'échecs où il abandonne dès le premier coup — je suppose qu'on est censé trouver ça admirable — et il part pour aller vivre).

Bref, même si ce livre est très loin d'être le plus mauvais que j'aie jamais lu, et que je puisse assez bien concevoir qu'on l'apprécie, je ne le recommande pas.

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(mercredi)

Quelques lectures récentes

Je ne parle pas souvent sur ce blog des livres que je lis. Encore moins que des films que je vois : une raison évidente est que regarder un film est une expérience plus concentrée dans le temps, donc j'ai un moment clair où en parler, alors qu'un livre, souvent, quand je ne l'ai pas fini je ne veux pas en parler parce que je ne l'ai pas fini, et quand je l'ai fini je ne veux pas en parler non plus parce que je suis passé à autre chose, ou parce que j'en ai eu marre. Ceci est d'autant plus vrai que je lis lentement. Et de toute façon je ne lis pas beaucoup. Entre autres parce que je ne lis quasiment qu'aux toilettes[#], et je n'y passe pas ma vie.

Néanmoins, j'ai lu un peu plus que d'habitude le mois dernier, et il y a quelques livres dont je pourrais dire du bien, alors en voici une liste, en en profitant pour inaugurer une nouvelle « catégorie » sur ce blog :

Les salauds de l'Europe de Jean Quatremer

Sous-titré guide à l'usage des eurosceptiques et écrit par un chroniqueur qui connaît parfaitement les rouages de l'Union européenne, ce livre commence par tracer un tableau extrêmement noir de l'UE, essentiellement une compilation de tous les reproches les plus courants sur ce registre, avant d'entreprendre, dans les chapitres qui suivent, de les décortiquer et de nuancer le tableau. Ce qui est intéressant est qu'il irritera sans doute à la fois les eurosceptiques (auxquels il prétend s'adresser) et les europhiles, mais les deux auront beaucoup à y apprendre s'ils acceptent d'aller au-delà de cette irritation.

Si on imagine que l'auteur, généralement classé comme défenseur de l'UE, va retenir ses coups, on se trompe : il ne ménage pas, par exemple, le monstre bureaucratique qu'est la Commission, et notamment la Commission Barroso. On pouvait s'imaginer qu'après un premier chapitre recensant tous les poncifs europhobes, il allait les réfuter : ce n'est pas le cas, il ne dit pas c'est faux, mais c'est plus compliqué, car son propos est que pour défendre l'Europe et pourquoi elle est nécessaire, les réponses rapident ne conviennent pas, il faut prendre son temps, et c'est ce qu'il fait dans ce livre tout en nuances. Bref, je recommande vivement (si on est prêt à ne pas camper sur ses positions).

Le petit livre des couleurs de Michel Pastoureau et Dominique Simonnet

J'aime bien les livres pas trop épais et, là, je suis servi (120 pages). Mais pour être bref, il n'en est pas moins fascinant. Comme son nom l'indique, il s'agit d'un livre sur les couleurs : plus exactement, sur l'histoire des couleurs, c'est-à-dire de la symbolique de celles-ci et de leur place dans notre culture et notre société (c'est la spécialité du premier auteur). Écrit sous forme d'interview (du premier auteur par la seconde), il reprend une par une les couleurs que Michel Pastoureau considère comme « vraies », à savoir le bleu, le rouge, le blanc, le vert, le jaune et le noir, puis un dernier chapitre pour évoquer brièvement ce qu'il considère comme des « demi-couleurs » (violet, orange, rose, marron et gris), en retraçant à chaque fois l'importance de la couleur, les rôles qu'on lui donne et les images qu'on lui associe. Il ne s'intéresse pas du tout à la physique ou à la physiologie des couleurs, ni à peine à leur linguistique (cf. ce que je racontais ici), au moins dans ce très bref ouvrage, mais il a le temps de dire beaucoup de choses intéressantes, dont certaines qui m'ont surpris (par exemple : qu'au Moyen-Âge les mariées étaient généralement en rouge, que personne avant le 17e siècle n'imaginait le vert comme mélange de bleu et de jaune, que l'association du vert avec la nature est relativement récente, que l'opposition du noir au blanc ne s'est vraiment imposée qu'avec la photographie, etc.).

L'étiquette à la cour de Versailles de Daria Galateria (traduit de l'italien)

Ce livre-là ne m'a pas franchement emballé. Le sujet est intéressant, mais l'exposition est brouillonne (sans doute parce qu'elle ne se veut pas très sérieuse, et l'auteure prétend au moins autant amuser qu'instruire). Il s'agit d'un recueil d'anecdotes tirées essentiellement de chroniqueurs tels que Saint-Simon, Dangeau, Breteuil…, et présentées sous forme alphabétique de sujet. On a du mal à s'y retrouver, d'abord parce que l'ordre alphabétique n'est pas franchement terrible pour un livre qu'on va typiquement lire linéairement, et ensuite parce que l'auteure n'arrête pas de changer d'époque, ou de faire des coqs-à-l'âne sans les annoncer.

Le thème général est que les règles d'étiquette concernant la préséance ou les privilèges étaient invraisemblablement compliquées, pleines d'exceptions historiques apparues parce que tel jour le roi a permis à Untel de faire ceci-cela et depuis c'est devenu un privilège hériditaire, et peut-être que d'autres réclament d'avoir aussi ce privilège, et ces règles finissent par s'accumuler (Machin a le droit d'entrer dans la chambre du roi par telle porte uniquement, Machin par telle autre porte, ce genre de choses), et comme les règles sont arcanes, les disputes sont aussi incessantes, en particulier en matière de préséance. (La personne qui « a la main », c'est-à-dire la préséance, passe devant et passe à droite, notamment au moment de franchir les portes. Globalement parlant, les plus hauts placés après le roi et la reine sont les fils et filles de France, c'est-à-dire les enfants du roi, d'un roi passé ou du Dauphin, puis les petits-fils et petites-filles de France, puis les princes de sang c'est-à-dire les descendants de Hugues Capet, puis les ducs et pairs ; mais là où ça se complique est qu'il faut insérer quelque part les cardinaux, les membres des familles régnantes étrangères, etc., et que de toute façon la préséance ne sera pas la même selon qu'on est à Versailles ou au Louvre, ou au parlement, ou à la messe, ou que sais-je encore.)

Bon, peut-être que l'exposition brouillonne convient bien, finalement, à un sujet qui est lui-même plein de bizarreries inexplicables. Et j'ai appris des choses qui m'ont amusé ; par exemple qu'un des privilèges recherchés à Versailles était le « privilège du pour », qui signifiait simplement que l'accès au logement qu'on occupait à Versailles était marqué (à la craie) pour le duc de X. (par exemple) plutôt que simplement le duc de X. : ce privilège n'apportait rien de plus que ce seul mot (et pas, par exemple, un logement plus décent), mais comme la formulation pour était, au départ, celle utilisée pour les princes de sang, d'autres ont voulu l'avoir à leur tour.

(Cela me fait penser que, sur un sujet proche et dans une exposition nettement moins brouillonne, j'avais bien aimé le livre Le Roi-Soleil se lève aussi de Philippe Beaussant.)

L'ordinateur du paradis de Benoît Duteurtre

J'avais déjà lu quelque chose de Benoît Duteurtre, je ne me rappelle plus bien quoi, mais je me rappelle que j'avais passé beaucoup de temps à me demander si c'était « du lard ou du cochon », et c'est un peu pareil ici. L'auteur a un talent certain pour présenter des personnages gentiment ridicules, qui ont des opinions ou des actions finalement raisonnables et dont on ne sait pas bien si on doit rire d'eux ou avec eux, ni ce que lui (l'auteur) essaie de nous dire, si tant est qu'il essaie de nous dire quelque chose. Il aborde des questions graves sur un mode léger, et finalement ne répond pas à la question, ou bien semble proposer des réponses contradictoires et qui vont mettre mal à l'aise ceux qui croient une chose et ceux qui croient son contraire, en se moquant autant des uns que des autres.

Ici s'entremêlent l'histoire de quelqu'un qui se présente aux portes du paradis pour y être admis (ou pas) et qui se retrouve en fait face à un cauchemar bureaucratique, et une autre, sur Terre, où le président d'une Commission des Libertés publiques se retrouve au cœur d'un scandale parce qu'il a prononcé une phrase politiquement très incorrecte qui a été enregistrée à son insu ; puis surviennent des dérèglements informatiques qui font que tout le monde commence à recevoir des messages électroniques (emails, SMS, historiques de navigateurs) d'autres gens, y compris des données censées avoir été effacées. Les idées sont intéressantes, les sujets évoqués le sont avec une certaine subtilité : le respect de la vie privée à l'heure d'Internet, la confidentialité en ligne, le droit à l'oubli, le pouvoir des ordinateurs dans notre vie, les limites du politiquement correct, et le monde parfois absurde ou inhumain auquel peut conduire une rationalisation excessive ; l'auteur fait preuve d'un humour assez efficace, mais au final, comme je le dis plus haut, on ne sait pas très bien où il veut en arriver ni de qui il se moque (de ceux qui applaudissent le progrès ou de ceux qui regrettent toujours comme c'était âvant ? les deux, sans doute) : ce n'est pas forcément grave, s'il veut juste nous encourager à réfléchir, mais on peut trouver irritante cette façon qu'a Benoît Duteurtre de se moquer sans vraiment se mouiller.

Openly Straight de Bill Konigsberg

C'est un roman classé young adult (jeunes adultes, quoi, mais on ne dit pas trop ça en français pour parler d'une catégorie littéraire), gay&lesbien (enfin, en l'occurrence, gay). J'apprécie souvent les livres young adult pour leur fraîcheur (même si je ne suis vraiment plus dans le public visé), et j'apprécie les livres LGBT parce que, oui, je ressens un manque à combler à ce sujet. Mais souvent on se retrouve avec des histoires toutes calquées sur le même modèle, celui du lycéen qui fait face à l'homophobie de sa famille et/ou de ses professeurs et camarades de classe, a pour seule alliée sa meilleure amie, et finit par s'épanouir en représentant Roméo et Juliette ou le Songe d'une nuit d'été le dernier jour de classe, sous la direction d'un prof d'anglais sage et tolérant. Je ne dis pas que cette histoire n'est pas intéressante, et il est utile qu'elle soit racontée, mais j'ai maintenant l'impression de l'avoir lue douze fois sans compter les fois où je l'ai vue à la télé ou au cinéma.

Openly Straight présente une variation intéressante sur ce thème : la famille du héros, Rafe, n'est pas du tout homophobe, au contraire, ses parents fêtent son coming out au restaurant comme on fêterait un anniversaire, et en fait, il n'y a essentiellement aucun personnage homophobe dans toute l'histoire (en tout cas pas ouvertement, en tout cas pas en position centrale à l'intrigue) ; il y a bien un prof d'anglais sage et tolérant, mais pas de pièce de Shakespeare. Le point de départ est que Rafe, qui quitte sa ville native de Boulder (Colorado) pour continuer sa scolarité dans un lycée pour garçons en Nouvelle-Angleterre, en a simplement assez d'être l'« homo de service » et décide de rentrer dans le proverbial placard. Je ne vais pas résumer les péripéties qui s'ensuivent : elles ne sont ni très complexes ni incroyablement originales, mais elles paraissent vraiment naturelles et pas du tout forcées — ni happy end parachuté ni fin tragique tout aussi factice.

La plupart des personnages ont une vraie épaisseur psychologique, et les rapports humains sont assez touchants. Mais surtout, en évitant toute caricature, l'auteur réussit à toucher à des questions assez délicates : sur la sincérité vis-à-vis de ses amis (est-ce un mensonge d'essayer de se faire passer pour hétéro si on ne l'est pas ? est-ce opportun si on ne risque pas d'être victime d'homophobie ?), sur le rapport entre masculinité et homosexualité (cf. ici), sur les étiquettes qu'on se colle ou que les autres vous collent, y compris des gens bien intentionnés. Et, ce qui est agréable, l'auteur n'essaie pas de forcer une réponse à ces questions : il suggère au lecteur d'y réfléchir, comme son héros y réfléchit, mais n'impose pas vraiment une conclusion.

Bon, on pourra me dire que je suis injuste parce que je reproche à Duteurtre de poser des bonnes questions sans y répondre et que je félicite Konigsberg pour exactement la même chose. Pour éclaircir mon point de vue, donc : le problème est que Duteurtre donne l'impression d'avoir un avis et de le cacher derrière le fait qu'il se moque de tout le monde — alors que Konigsberg donne l'impression de ne pas avoir lui-même de position vraiment tranchée.

Certains points soulevés (je ne parle pas du tout d'une ressemblance de l'intrigue !) m'ont un peu fait penser au film Get Out, que je recommande très vivement au passage : Get Out fait réfléchir à la manière dont le racisme peut être entretenu par autre chose que la haine, y compris par des gens animés des meilleures intentions (enfin, dans le film c'est un peu plus compliqué, mais je ne vais pas spoiler) : dans une certaine mesure, Openly Straight évoque des thèmes analogues s'agissant de l'homophobie (ou disons, du fait de coller des étiquettes sur les gens, dont ils n'ont pas forcément envie, en fonction de leur orientation sexuelle).

Ma liste de livres à lire prochainement : Golem de Pierre Assouline (déjà bien entamé) [mise à jour : lire ici], Kalpa impérial d'Angélica Gorodischer (décrit comme une sorte de version des Villes Invisibles de Calvino — un de mes livres préférés — dans un empire galactique : je suis bien obligé d'essayer de lire ça !) [mise à jour : lire ici], Titus n'aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai [mise à jour : lire ici], et Miranda and Caliban de Jacqueline Carey [mise à jour : lire ici].

[#] À l'exception des livres et articles de maths, que je lis notamment pendant que je fais de la musculation. Oui, c'est bizarre, mais en fait le rythme marche très bien : je lis pendant trois minutes en me reposant après un exercice, puis je laisse reposer le temps de faire l'exercice suivant. Ça m'évite de lire en diagonale, et le fait de faire travailler alternativement cerveau et muscules pendant que l'autre se repose fonctionne gobalement bien : je recommande.

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(jeudi)

Le livre Brexit d'Ian Dunt

J'étais à Londres le week-end dernier, et en errant chez Foyles (ce qui fait partie de mes figures imposées à chaque fois que je vais à Londres), je suis tombé sur le livre Brexit d'Ian Dunt, qui porte le sous-titre très approprié What the Hell Happens Now? : je voudrais le recommander.

Ce n'est pas vraiment un livre politique. En tout cas, le propos de l'auteur n'est pas d'accuser les électeurs britanniques d'avoir pris une mauvaise décision : c'est sans doute déjà plus d'accuser certains hommes politiques d'avoir exploité leur mécontentement pour les conduire à prendre une mauvaise décision ; mais il n'est pas, ou du moins ne paraît pas à la lecture de ce livre, fondamentalement opposé au principe du Brexit. Ce qui est sûr est qu'il n'est pas spécialement tendre avec l'Union européenne ou avec ses acteurs, mais il ne cherche pas spécialement à les juger. Il s'agit essentiellement d'une présentation succincte des complexités techniques du Brexit et de la faiblesse de la position britannique dans les négociations ; et d'un réquisitoire contre les personnalités politiques britanniques (Theresa May elle-même évidemment, mais surtout ses « trois mousquetaires », Boris Johnson, David Davis et Liam Fox) qui se ruent dans l'opportunité politique sans connaître leurs dossiers, sans savoir où ils vont et sans même comprendre la complexité du problème.

J'avais moi-même une opinion partagée au sujet du Brexit : pour l'eurobéat que je suis, le fait que le Royaume-Uni quitte l'Union est assurément une perte, mais s'ils étaient restés de justesse et avaient continué à paralyser toute évolution vers plus de fédéralisme ou à bloquer toute mesure sociale, ce n'était pas forcément mieux. Toujours est-il que je n'avais réfléchi aux conséquences que du point de vue de l'Union, ma réflexion sur le Royaume-Uni lui-même se limitant à ils vont y perdre beaucoup, mais ils l'auront bien cherché : le livre d'Ian Dunt explique les choses beaucoup plus précisément, où se situeront les problèmes, comment on pourrait les pallier, et pourquoi le gouvernement conservateur actuel n'a pas du tout l'air parti pour, tellement il s'est enfermé dans sa propre rhétorique sur le regain de souveraineté.

Le livre est assez court et clairement écrit (j'en ai lu une bonne partie dans le voyage en Eurostar et pourtant je ne suis vraiment pas un lecteur rapide), je ne vais pas essayer de le résumer. Il commence par quelques pages de fiction décrivant le pire scénario possible (du point de vue du Royaume-Uni) sur le déroulement des mois suivant le Brexit après un échec des négociations avec l'UE ; puis il traite successivement différentes formes que le Brexit pourrait prendre, et différents aspects de la complexité (légale, économique, régulatoire, politique, etc.) du processus, et les conséquences qui peuvent en découler, y compris sur l'unité du Royaume-Uni ou sur l'équilibre constitutionnel des pouvoirs. L'auteur penche clairement pour un scénario où le Royaume-Uni rejoindrait (enfin, resterait dans) l'Espace Économique Européen, au moins à titre transitoire, mais dans le même temps il explique que, compte tenu des déclarations du gouvernement britannique, ce scénario n'est pas du tout probable à l'heure actuelle.

Il y a beaucoup de subtilités dont je n'avais pas du tout conscience. Les problèmes légaux, dont Ian Dunt ne peut évidemment qu'effleurer la surface, sont par exemple intéressants, au moins intellectuellement. Le gouvernement britannique entend faire passer un Great Repeal Bill qui « rapatrierait » comme législation britannique tout ce qui y a été incorporé par l'Union européenne, autrement dit, qui prendrait l'état de la législation au moment où le Royaume-Uni quitte l'Union et en ferait un droit britannique ; un ennui parmi d'autres, c'est par exemple que cette législation fait référence à des institutions européennes auxquelles le Royaume-Uni n'aurait plus accès : il faut donc recréer ces institutions côté britannique, ou amender le droit ; comme la tâche est hautement complexe, le gouvernement britannique propose de se donner le droit de modifier la Loi sans passer par le parlement, ce qui pose un problème d'équilibre des pouvoirs. Il y a bien sûr la difficulté que le droit européen évolue sans cesse, selon les arrêts de la Cour de Justice de l'Union européenne, dont il était précisément une promesse majeure du camp Leave de se débarrasser de l'autorité. Un autre problème technique est de créer les agences de régulation britanniques pour remplir les fonctions qui sont actuellement remplies par l'Union européenne, et de trouver les fonctionnaires pour les faire tourner, tout en gardant l'équivalence des protections (des consommateurs, des travailleurs, etc.), surtout s'il s'agit de continuer à faire commerce avec l'Union, et en même temps de ne pas tomber victime des lobbys de façon encore plus aiguë qu'ils ne s'exercent à Bruxelles. • D'autres problèmes légaux délicats se posent encore au niveau de l'OMC, organisation sur laquelle le gouvernement britannique déclare pouvoir de façon heureuse s'appuyer en cas d'échec des négociations : or les documents à l'OMC concernant le Royaume-Uni (notamment les fameuses listes, ou schedules) sont maintenant complètement intriqués avec l'Union européenne, et il y a possiblement un flou juridique considérable et dangereux sur la manière dont ils doivent s'appliquer après le Brexit (par exemple, comment séparer les quotas du Royaume-Uni de ceux de l'Union), qui pourrait conduire toutes sortes d'États tiers à vouloir utiliser la situation à leur profit. La difficulté technique liée est que le Royaume-Uni n'a plus, ou en tout cas plus assez, de négociateurs commerciaux parmi ses fonctionnaires, et absolument pas le temps pour en former.

Mais ce qui semble surtout horrifier l'auteur, c'est à quel point les ministres chargés du Brexit sont ignorants des problèmes auxquels ils vont devoir s'attaquer, ou du fonctionnement même de l'Union européenne. (Il cite par exemple le cas d'un ministre qui a déclaré vouloir conclure des accords commerciaux avec Berlin en parallèle avec les négociations du Brexit, et à qui Berlin a rappelé que les états de l'Union n'ont pas le droit de passer de tels accords, qui sont une compétence exclusive de l'Union.) Le livre a été écrit avant l'invocation formelle de l'article 50 (ça ne l'empêche pas de rester tout à fait d'actualité), et en particulier avant ce fameux dîner dont Jean-Claude Juncker est revenu en expliquant à Angela Merkel que Theresa May vivait dans une autre galaxie. Theresa May a ensuite décrit le rapport en question comme du Brussels gossip, mais le livre d'Ian Dunt suggère qu'il y a véritablement un problème de perception de la réalité au sein du cabinet britannique. Il montre aussi du doigt des erreurs fondamentales de calcul, par exemple le fait que Theresa May ait annoncé en avance la date à laquelle elle comptait invoquer l'article 50, alors qu'il s'agissait justement d'un des rares leviers dont elle disposait dans les négociations (qu'elle aurait pu utiliser pour exiger des discussions préliminaires aux négociations formelles).

Le même auteur publie des articles ici, et ils sont globalement féroces avec le gouvernement britannique.

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(dimanche)

Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury

Je ne parle guère sur ce blog des romans que je lis (encore moins que des films que je vois), entre autres parce que lire un livre prend beaucoup plus de temps que voir un film, et à la fin je ne sais plus bien ce que je pensais au début, ou peut-être que, comme l'expérience est moins ramassée dans le temps, ça me motive moins à en parler. Mais comme j'ai écrit récemment une entrée sur ma lecture du cycle de Fondation d'Asimov, il faut que dise un mot sur un roman que je viens de finir : Psychohistorical Crisis, publié en 2001, du romancier et mathématicien canadien Donald Kingsbury.

Il s'agit d'une suite de Fondation. Une suite non autorisée, c'est-à-dire que pour éviter les problèmes de copyright[#] tous les noms ont été changés, je vais y revenir ; et du coup, pour ceux qui considèrent que ce concept a un sens[#2], ce n'est pas canon. En fait, plus précisément, c'est une suite de la trilogie « centrale » de Fondation, c'est-à-dire les trois volumes publiés au début des années '50 (soit : Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation, voyez mon entrée précédente pour plus d'explications sur le cycle asimovien) ; Kingsbury ne contredit pas explicitement les autres romans du cycle de Fondation[#3], il y a même un ou deux points où il m'a semblé qu'il faisait une référence extrêmement obscure aux préludes, mais c'était plus un clin d'œil qu'un lien interne à l'histoire, généralement parlant il les ignore simplement, donc on peut considérer qu'on a une histoire qui se tient en ajoutant ce roman à la suite de la trilogie centrale de Fondation.

Mieux, cette histoire a une fin, ce qui n'est pas vraiment le cas de la trilogie de Fondation, qui reste un peu en plan (et peut-être encore plus si on y ajoute les romans qui se passent après). Et peut-être encore mieux, sur certains plans, je trouve que le roman de Kingsbury reste plus dans l'esprit, ou dans la trajectoire narrative, de cette trilogie, alors que les romans plus tardifs d'Asimov partaient un peu dans une autre direction (notamment par la volonté de faire le lien avec le cycle des robots, mais j'en ai déjà parlé). On pourrait même dire que Kingsbury éclaircit certains points qu'Asimov avait laissé un peu obscurs, et peut-être même corrige une sorte d'incohérence (c'est très discutable, mais on peut défendre cette position) dans Fondation, voire, dans les mathématiques de Hari Seldon. D'une certaine manière, ce qu'il fait m'évoque que j'avais imaginé dans ce fragment, et c'est peut-être pour ça que ça m'amuse. Plus généralement, certains aspects de sa façon d'écrire me renvoient à ma propre lecture d'Asimov, il faut croire que Kingsbury en a un peu la même approche (peut-être parce qu'il est lui aussi matheux ?).

En revanche, il faut préciser que Kingsbury change, en plus des noms, un point important dans l'histoire d'Asimov. Enfin, ce n'est pas totalement clair s'il s'agit d'un changement rétroactif (au sens où le roman de Kingsbury se placerait à la suite d'un roman différent, quoique très parallèle, à celui d'Asimov), ou si c'est un changement de situation dans l'histoire interne, mais ça n'a pas grande importance de le savoir et l'ambiguïté est peut-être voulue.

Pour être un peu moins vague, après les deux notes qui suivent, je vais présupposer la lecture de la trilogie centrale de Fondation, et je vais donc la spoiler (par contre, je ne spoilerai pas, ou alors de façon très mineure, le roman de Kingsbury). De toute façon, une critique de Psychohistorical Crisis n'a probablement aucun intérêt pour quelqu'un qui n'aurait pas lu la trilogie centrale de Fondation vu qu'il est quasiment nécessaire de l'avoir lue pour lire cette « suite » (ce n'est pas rigoureusement indispensable, les événements importants sont toujours rappelés, mais peut-être pas de façon très compréhensible, et en tout cas de manière à gâcher le plaisir).

[#] Digression : C'est une question sur laquelle j'aimerais un peu mieux connaître l'état du droit : dans quelle mesure le droit de la propriété intellectuelle, dans différents pays et différents régimes (copyright/droit d'auteur d'une part, droit des marques de l'autre), s'applique aux personnages, lieux et univers de fiction, c'est-à-dire (1) spécifiquement à leurs noms, et (2) indépendamment de leurs noms. • Kingsbury ou ses éditeurs ont l'air d'avoir fait l'hypothèse que, au moins pour les pays où ils publient et au moins sur les régimes que les ayants-droit d'Asimov ont couvert, le copyright ne s'applique qu'aux noms, et que des modifications vraiment simples de ceux-ci, parfois une simple permutation des lettres, écartent les problèmes ; si c'est vrai, je trouve ça heureux (politiquement et, si j'ose dire, artistiquement / littérairement), mais surprenant (juridiquement). • Il est vrai que beaucoup de pays protègent la parodie et/ou l'analyse critique, mais le roman dont je parle ici ne tombe probablement pas sous ces exceptions, et elles sont assez étroitement définies (par exemple, je me souviens que des gens ont eu des problèmes en voulant publier un dictionnaire des personnages de je ne sais plus quelle série de livres, peut-être Harry Potter : apparemment ça ne passait pas pour de l'analyse littéraire). • Peut-être aussi simplement que les héritiers d'Asimov ne sont pas des infâmes connards rapaces et procéduriers comme le sont les héritiers ou avocats d'une proportion considérable des auteurs à succès (remarquez l'habileté avec laquelle j'évite de nommer qui que ce soit pour ne pas risquer d'être traîné en justice pour diffamation).

[#2] Je trouve que le « canon » est un concept idiot, parce qu'il nie justement ce qui est le plus intéressant dans la fiction par rapport à la réalité : l'univers n'est pas uniquement défini, un auteur est libre de se contredire, de revenir en arrière, de modifier ce qu'il a déjà écrit, de reprendre tout ou même une partie de ce qu'un autre auteur a écrit et de bâtir dessus (modulo problèmes de droit d'auteur, cf. la note précédente), et même de rendre volontairement obscur ou incertain le fait que plusieurs romans puissent se passer ou non dans le même univers. (Je m'amuse avec ça dans mes fragments littéraires gratuits : j'aime bien l'idée qu'on ne sache pas bien lesquels sont reliés auxquels ou de quelle manière, quels personnages sont les mêmes, etc.) Après, comme toute liberté, il est possible d'en faire n'importe quoi et de se tirer dans le pied avec, mais abusus non tollit usum (vieil adage que des gens ont parfois du mal à comprendre).

[#3] Ah si, maintenant que j'y pense, il contredit Foundation and Earth pour ce qui est du destin de la Terre. Mais bon, ce n'est pas un point majeur, finalement.

🌠

Pour situer les choses, Psychohistorical Crisis se passe environ 2700 ans après le début de Foundation, donc après le début du Second Empire galactique. Comme je le disais plus haut, tous les noms ont été changés, de façon d'autant plus mineure qu'ils sont peu importants, mais on les reconnaît très facilement quand on a lu Fondation : par exemple, Terminus devient Faraway, Kalgan devient Lakgan, l'empereur Cleon devient Cleopon (ç'aurait été plus amusant de l'appeler Solon ou Dracon, mais bon… de toute façon le nom n'apparaît que dans une ligne d'une annexe chronologique), Anacreon devient Nacreome, Siwenna devient Sewinna, etc. ; je n'ai pas compris la logique, mais Trantor s'appelle Splendid Wisdom (pourquoi Wisdom ? aucune idée), le Mulet (the Mule dans l'original) devient [c'est notamment là que ça spoile violemment Foundation and Empire, je vous aurai prévenu] Cloun-the-Stubborn, on apprécie la blague, et Hari Seldon n'est jamais nommé et devient simplement the Founder ; la Fondation elle-même est the Fellowship, le First Speaker est First Rank(ing) [Psychohistorian/Pscholar]. Bref, on voit l'idée.

Le changement essentiel par rapport aux écrits d'Asimov est qu'il semble que le mulet ne soit pas un mutant et que les psychohistoriens n'aient pas de pouvoirs psi. En tout cas, personne n'est capable de modifier à distance les émotions d'un autre. À la place (si j'ose dire), Kingsbury imagine que les gadgets évoqués par Asimov que sont la sonde psychique (psychic probe) et le visi-sonar (Kingsbury rebaptise ça en visi-harmonar) ont évolué techniquement et donné naissance au fam (abréviation de familiar), une sorte d'ordinateur qui interface avec le cerveau humain et qui sert à augmenter à la fois ses capacités analytiques et son auto-contrôle émotionnel ; essentiellement tout le monde en a un (mais tous les modèles ne se valent pas, et il y a une inégalité sociale fondée sur la possibilité de s'acheter un plus ou moins bon fam). • Je n'étais pas super convaincu par cette invention, qui joue un grand rôle dans l'intrigue, mais il faut dire que je n'étais pas non plus super convaincu par l'idée d'Asimov de la possibilité de modifier les émotions, et il faut admettre que Kingsbury fait un assez bon usage de son gadget (les possibilités du fam sont un petit peu à géométrie variable, mais à peu près autant que les pouvoirs psi chez Asimov). Il laisse aussi ouverte la porte que son roman s'inscrive vraiment dans la continuation de ceux d'Asimov en suggérant que le fam a aussi comme fonction d'empêcher le contrôle émotionnel par autrui ; et peu importe, finalement, que le Mulet ait déstabilisé le Plan Seldon en utilisant un pouvoir de mutant ou la technologie du visi-sonar, le point important est qu'à l'époque où le roman se passe, essentiellement tout le monde a un fam et les émotions ne sont plus contrôlables par ce type d'attaque.

Il y a aussi des points sur lesquels Kingsbury, sans contredire Asimov, étend ce qu'il a fait, clarifie ou donne de la profondeur.

Pour ce qui est de la psychohistoire, qui joue un rôle majeur, on sent que l'auteur est mathématicien et cherche à rendre la chose scientifiquement aussi plausible que se peut, alors qu'Asimov, il faut le reconnaître, se contente souvent de pipoter des termes mathématiques un peu ridicules. Évidemment, il ne faut pas s'attendre à ce que le roman contienne des vrais morceaux de mathématiques. Mais par exemple, Kingsbury est plus détaillé qu'Asimov sur l'objection inévitable qu'il n'est pas imaginable que l'ensemble de l'histoire de l'humanité soit prévisible, fût-ce statistiquement : il explique que la prévision est possible en général mais qu'il y a des régions des paramètres psychohistoriques, qu'il appelle topozone crossings (dans mes propres fan-fictions d'Asimov j'avais eu la même idée et appelé ça des nexus), où le cours des affaires humaines sera sensible à de petites perturbations, et qu'il faut donc contrôler avec beaucoup plus de précision, et c'est en ces points que l'avenir se joue vraiment. Je pourrais aussi dire, je l'ai évoqué ci-dessus, que le cœur de l'intrigue consiste à corriger un problème crucial, presque une incohérence, dans le Plan Seldon (ceci explique qu'il puisse y avoir encore des choses à raconter après l'avènement du Second Empire) : je ne vais pas en dire plus parce que ce serait impossible sans spoiler de façon majeure, mais disons que je suis d'accord à la fois avec le problème et avec sa solution.

Il y a par ailleurs un passage de l'intrigue qui concerne l'astrologie qui est certainement inspiré d'Umberto Eco (par exemple, des thèmes du Pendule de Foucault), et les idées sous-jacentes sur le rapport entre psychohistoire et astrologie, entre science et mystification, me plaisent beaucoup, et je me suis un peu frappé le front en me disant mais pourquoi je n'ai jamais pensé à ça ?, tellement j'ai trouvé l'idée brillante. (Je ne vais pas en dire plus pour ne pas spoiler, mais je volerai certainement le concept dans quelque chose que j'écrirai un jour.)

Kingsbury développe aussi l'histoire de l'humanité et notamment du Premier Empire galactique, de façon beaucoup plus détaillée qu'Asimov ne l'avait fait. Il semble partager ma fascination pour les empereurs et la fait partager à son personnage, qui trouve intéressant de lire les biographies des plus pittoresques d'entre eux. Kingsbury développe aussi toutes sortes de détails qui donnent de la profondeur et de solidité à l'Univers décrit, parce qu'il faut reconnaître que chez Asimov il est un peu en carton-pâte (à part pour ce qui est de Trantor, et encore). Par exemple, il imagine les unités de temps et de longueur qu'une civilisation galactique pourrait utiliser de façon un peu plus sérieuse qu'Asimov. (Tout est basé sur le mètre : une année, par exemple, est le temps qu'il faut pour que la lumière parcoure une lieue de 1016 m, ce qui donne notre année à 6% près ; une veille est le temps qu'il faut pour que la lumière parcoure 1013 m, soit un peu plus de 9 de nos heures ; une heure est le dixième de ça, une inamin est le dixième centième de ça, soit 33 de nos secondes, et un jiff est le centième de ça, soit un 1/3 de nos secondes. Tout ça se lit très bien, et est plus plausible qu'un système basé sur la seconde SI comme j'avais moi-même imaginé.)

Mais bon, si jusqu'à présent j'ai dit surtout du bien de ce livre, il faut que j'en dise aussi du mal. Parce qu'autant le fond général me plaît bien et je considère qu'il y a le matériau d'une véritable suite-et-fin de la saga commencée par Asimov, autant la forme me déplaît sur plusieurs aspects.

Essentiellement, c'est très brouillon et le rythme est très déséquilibré. Par exemple, certains passages sont extraordinairement développés, foisonnent de détails, et juste après, un point important de l'intrigue est expédié de façon lapidaire. On a droit à des passages extrêmement longs, et à mon avis franchement idiots, où le héros est sur Terre (pour des raisons vraiment peu importantes) et essaie notamment de reconstruire un bombardier de la seconde guerre mondiale, et les derniers un ou deux chapitres où tout se dénoue sont écrits tellement vite qu'on se sent un peu volé. On a des passages très détaillés sur les unités de mesure, des rants bizarres (et à mon avis quelque part entre « scientifiquement inexacts » et « not even wrong ») sur le déterminisme des lois de la physique et la conservation de l'information, et à côté de ça on n'apprend quasiment rien sur des groupes qui jouent un rôle essentiel dans l'intrigue. On apprend des choses étonnamment précises sur le maniérisme de tel personnage un peu secondaire et rien sur le physique d'un autre beaucoup plus important. Les idées brillantes que j'ai évoquées ci-dessus sur l'astrologie sont, finalement, mal mises en valeur dans le rythme du roman et dans l'intrigue en général.

Et puis Kingsbury se spoile lui-même. Je trouve ça particulièrement dommage parce que je suis amateur de coups de théâtre, mais apparemment lui ne l'est pas du tout : à chaque fois qu'il a construit un mystère qu'il pourrait nous révéler de façon théâtrale (et asimovienne), il semble qu'il veuille le désamorcer, le dé-dramatiser, et un roman qui pourrait être riche en rebondissements, au moins dans sa forme, se transforme en long fleuve tranquille. (Peut-être que certains préféreront, après tout, c'est une question de goût, les coups de théâtre peuvent être jugés artificiels, mais enfin là il n'y en a vraiment aucun qui résiste, même pas en hommage à Asimov.)

Enfin, il y a le traitement des femmes qui est vraiment bizarre. C'est une chose que les femmes jouent des rôles moins importants que les hommes — après tout, on ne peut pas juger une œuvre individuelle sur ce genre de choses, ça ne peut s'estimer que statistiquement — et qu'aucune femme ne soit psychohistorienne ou mathématicienne, mais il y en a un certain nombre qui sont quasiment placées au niveau de jouets sexuels, et qui plus est l'auteur insiste plus ou moins lourdement sur le fait qu'elles sont tout juste pubères. Alors il est possible qu'il ait voulu justement dénoncer le traitement des femmes dans la SF des années '50, ou s'en moquer, ou quelque chose comme ça. (Il y a moins de grands rôles féminins que masculins chez Asimov, par exemple, et je ne suis pas sûr de pouvoir citer une seule de ses œuvres qui satisfasse au test de Bechdel, mais enfin dans la série Fondation, il y a quand même Bayta Darrell et sa petite-fille Arcadia Darrell, qui sont des personnages de tout premier plan, dans les romans écrits plus tard, Dors Venabili et Wanda Seldon, et dans d'autres séries, Susan Calvin ou Noÿs Lambent.) Si l'auteur avait écrit une petite réflexion sur la question, avait mis en scène un personnage qui se plaigne de la misogynie de sa société, ou quelque chose de ce genre, on pourrait comprendre, mais là il est difficile de ne pas prendre les choses au premier degré, et c'est vraiment gênant.

Au final, je recommande quand même le roman, en tout cas à ceux qui trouvent comme moi qu'il manque un peu une fin à la trilogie centrale de Fondation, et que les romans écrit plus tard par Asimov n'en fournissent pas vraiment une, voire en trahissent la prémisse ; je le recommande à ceux qui veulent voir le thème de la psychohistoire un peux mieux développé ; mais seulement à condition d'être capable de sauter des passages inutilement longuets, de supporter que les révélations soient mal mises en valeur et que d'accepter de fermer les yeux sur la présentation vraiment bizarre des femmes. Il est dommage que des idées d'intrigue vraiment excellentes soient desservies par une forme douteuse.

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(vendredi)

Réflexions encore plus décousues sur les romans d'Umberto Eco

Puisqu'on me le demande explicitement dans un commentaire de l'entrée précédente, je peux dire un mot sur les romans d'Umberto Eco et moi (ça tombe bien, parce que j'avais écrit quelque chose à ce sujet dans un forum d'anciens de l'ENS donc je n'ai en gros qu'à recopier et reformater).

J'ai énormément d'admiration pour Umberto Eco, qui avait une culture si vaste et si érudite, un sens de l'humour si subtil, et une intelligence extraordinaire. Je lui dois certainement beaucoup, comme ma fascination pour le thème du faux (et la manière dont le faux peut devenir vrai, ou influencer le vrai, la manière dont la fiction peut se retourner sur la réalité), ou encore pour les crackpots et complotistes. Je lui ai rendu hommage à différentes reprises, explicitement ou de façon cachée, dans ce blog ou ailleurs : je ne peux certainement pas tout citer, mais je mentionnerai par exemple le troisième paragraphe de ce fragment. (Beaucoup de gens se sont énervés que Dan Brown ait énormément de succès avec des livres qui sont du sous-Eco, mais étant moi-même auteur de sous-Eco je me dois de le défendre : le fait de faire du faux Eco est quelque chose d'on ne peut plus ecoïen ; et la toute petite scène que je décris est inspirée d'une — vraie — interview d'Eco que j'ai lue quelque part, où il raconte qu'il a lu le Da Vinci Code dans l'avion parce que tout le monde lui en parlait, et qu'il s'est demandé si ce Dan Brown n'était pas lui-même une sorte de complot ou de personnage imaginaire.)

Eco m'a convaincu que l'analyse littéraire et sémiotique n'est pas juste de l'invention d'interprétations imaginaires. Et c'est aussi à travers lui que j'ai découvert d'autres auteurs que j'ai beaucoup appréciés, et eux-mêmes grands manipulateurs des liens entre le vrai et le faux, je pense à Italo Calvino et Jorge Luis Borges (comme je l'écrivais il y a longtemps : quand on m'a fait remarquer qu'il y a dans Le Nom de la rose un dénommé Jorge de Burgos à la tête d'une bibliothèque en forme de labyrinthe, je me suis frappé le front en me disant rhâ, mais comment ai-je pu ne pas voir ça ?). Je pourrais aussi mentionner de Nerval et son Voyage en Orient, ou les Mille et Une Nuits.

Pourtant, mon admiration pour Umberto Eco écrivain reste modérée. Je crois qu'en bref le problème est qu'il est trop cultivé, il connaît trop bien l'Histoire, que parfois cela gêne sa capacité à inventer, à créer du nouveau, ou simplement à raconter des choses qui ne soient pas trop indigestes (pour ne pas dire, ennuyeuses à en mourir) pour le commun des mortels. Il semble d'ailleurs qu'il le fasse un peu exprès : j'avais lu quelque part qu'il rendait parfois le début de ses romans délibérément ardu pour perdre tout de suite les lecteurs qui ne s'accrocheront pas jusqu'au bout. Je me suis toujours accroché jusqu'au bout, mais je n'ai pas toujours été emballé. Voilà ce que j'ai pensé de chacun de ses romans :

Le Nom de la Rose
Je me souviens d'avoir énormément aimé, mais mon souvenir est aussi un peu lointain, donc je ne peux pas en dire beaucoup plus, d'autant que je suis influencé par le film (que j'ai dû voir trois ou quatre fois). L'intrigue policière, en tout cas, marche bien, l'ambiance du Moyen-Âge et de ses débats théologiques est très bien rendue, et le lien entre les deux n'est pas du tout mal fait (l'un n'est pas juste un prétexte pour l'autre).
Le Pendule de Foucault
Il y a des idées que je trouve absolument géniales (la manière dont la théorie du complot est démontée mais revient quand même mordre ses auteurs ; et aussi plein de digressions qui sont à mourir de rire), mais l'ensemble est incroyablement brouillon, et franchement beaucoup trop long. Je recommande de le lire en diagonale : dès qu'on trouve que c'est ennuyeux, surtout vers le milieu du livre, sauter ou lire en pointillés jusqu'à la fin du chapitre, on ratera probablement peu de choses importantes.
L'Île du jour d'avant
J'ai trouvé celui-là, il faut le dire, carrément chiant. Quelques idées intéressantes, une discussion très instructive sur le problème de la détermination des longitudes en mer (j'ai appris des choses sur l'histoire des sciences, c'est sûr), les passages « politiques » (avec Richelieu et Mazarin) sont amusants, mais l'intrigue-cadre est quasi inexistante, et les digressions philosophiques interminables m'ont semblé vraiment pénibles.
Baudolino
C'est mon préféré (quoique même dans celui-là le récit du voyage fantastique vers l'Orient me semble trop long et pas très intéressant). La manière dont Eco arrive à placer Baudolino à l'origine de quantité de légendes ou de faits historiques est vraiment extraordinaire, et en plus il y a une histoire « policière » dont j'ai maintenant oublié le fin mot mais que j'avais trouvée aussi bonne que dans Le Nom de la Rose. (J'en avais fait une critique plus longue ici sur ce blog.)
La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana
Sans doute très intéressant pour les Italiens de la génération d'Eco, mais pas vraiment pour moi, à qui au moins 90% de ce qu'il racontait n'évoquait strictement rien. L'intrigue-cadre est très bien, mais trop fine pour un livre aussi épais si on ne s'intéresse pas à tout ce qui est raconté à côté.
Le Cimetière de Prague
Extrêmement bien écrit et construit, mais je crois qu'Eco est tombé dans le piège de faire trop de recherches historiques qui, du coup, l'ont empêché d'inventer assez de choses pour faire une histoire vraiment palpitante : en refusant de s'écarter de la réalité, il se retrouve avec un personnage principal qui ne peut que côtoyer plein d'événements célèbres sans, finalement, jouer un rôle proéminant dedans (en tout cas, rien de comparable avec ce qui se passe dans Baudolino).
Numéro Zéro
Il est tellement court qu'on aura du mal à trouver qu'il y a des passages ennuyeux (il faut avouer qu'on en trouve dans tous les autres), mais finalement je n'ai pas été emballé par l'intrigue, qui m'a semblé faible.

Incontestablement, Eco avait une culture hors du commun, donc en écrivant sept romans liés à à peu près sept périodes historiques différentes (Le Pendule de Foucault n'est pas vraiment bien situé, il fait le lien entre plein de choses à la fois), il est toujours incroyablement bien renseigné, non seulement sur l'histoire, mais aussi sur l'historiographie (il y a plein de méta dans ses livres, où on parle des erreurs que les différentes époques faisaient sur les autres époques) ; et on trouve dans tous ses romans ce fameux thème du faux, de la falsification, de l'imposture, et plus largement de la confusion et du complot qui traverse les époques. Mais pour intéresser le lecteur, ou en tout cas pour m'intéresser moi, un romancier doit avoir une intrigue qui serve à autre chose qu'à donner un prétexte, aussi savant soit-il, à parler de telle ou telle époque : et plus d'une fois il m'a semblé que l'imagination d'Eco se laissait dévorer par sa culture.

Si on veut l'humour d'Eco, il vaut peut-être mieux le chercher dans ses petits textes comme dans le recueil Comment voyager avec un saumon.

Et si on veut sa science, il y a un livre que j'aime énormément, c'est Six promenades dans les bois du roman ou d'ailleurs (je crois que la VO est en anglais : Six Walks in the Fictional Woods, c'est tiré de leçons qu'il a données à Harvard au début des années '90). Parce que là, au lieu que sa culture déborde dans tous les sens comme dans une oeuvre de fiction, il la canalise sous forme d'un enseignement, et c'est vraiment passionnant. Et pourtant je n'aime pas trop la critique littéraire en général.

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(vendredi)

Quelques réflexions décousues au sujet d'Isaac Asimov et de Frank Herbert

J'avais écrit il y a quelques mois une petite introspection sur l'influence que la lecture du Seigneur des Anneaux de Tolkien a eue sur moi. Je voudrais dire quelque chose de semblable au sujet de l'œuvre d'Isaac Asimov, sauf que j'écris ceci surtout pour me détendre après trop de temps passé à préparer des cours, donc je ne vais pas être très cohérent ni très systématique dans mon analyse.

Ce qui me motive à en parler, c'est que je viens de relire la trilogie centrale de Fondation (soit : Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation). Mais ce qui me pose une difficulté pour en parler, c'est que je n'arrive pas à me rappeler quand je l'ai lue pour la première fois. (Il m'arrive d'écrire la date en première page quand j'achète un livre, mais là je ne l'ai pas fait.) Mon édition de Foundation and Empire prétend dater de 1994, et c'est bizarre parce que j'ai un souvenir assez net de l'avoir lu pendant que j'étais aux États-Unis avec mes parents à l'été 1993 (le souvenir est assez net : je me revois lisant des passages précis du livre dans un hôtel dans les Rocheuses, et je sais avec certitude que ce je suis allé dans l'Ouest des États-Unis en 1993 et jamais depuis), donc peut-être que je suis tombé dans une faille spatio-temporelle ou peut-être que j'ai encore un cas de souvenirs bizarrement faussés. Mais bon, ça doit bien être vers 1993–1995 (j'ai des textes écrits vers 1994 qui sont manifestement fortement inspirés de Foundation).

Je ne me rappelle pas non plus ce que j'ai pensé en lisant ces livres pour la première fois, ni ce qui m'a poussé à les lire. Bizarrement, je me rappelle ce que j'ai pensé en voyant les couvertures pour la première fois : c'était dans une librairie à Londres, probablement autour du moment où j'ai lu The Hitch-Hiker's Guide to the Galaxy de Douglas Adams, et j'ai vu l'intégrale de la série Foundation (intégrale qui faisait, à l'époque, six volumes puisque c'était avant que paraisse Forward the Foundation), l'édition était celle, par Grafton je crois, dont la couverture porte les jolis dessins de Tim White qui n'ont absolument rien à voir avec le contenu des livres mais qui, dans mon esprit, sont restés inextricablement liés à eux. (D'ailleurs, mon sens de la symétrie est agacé par le fait que quand j'ai, plus tard, acheté tous les livres de la série, ils n'étaient pas dans la même édition.) Je me souviens avoir pensé, ouhlà, six volumes, je ne lirai jamais un truc pareil ; en même temps que, malgré moi, j'ai dû commencer à me demander ce qu'il pouvait y avoir dedans (et à m'en construire une représentation bizarre, comme je le disais au sujet de Tolkien), parce que j'aimais bien les titres et les illustrations. Toujours est-il que je ne sais absolument plus ce qui m'a poussé, finalement, à essayer quand même de les lire.

Pour ceux qui n'ont pas lu ces œuvres, disons rapidement (et presque sans spoiler) qu'il s'agit d'une histoire de science-fiction qui se passe au moment du déclin et de la chute d'un empire galactique (peuplé d'humains) qui a régné sur toute la galaxie pendant environ 12000 ans ; un mathématicien nommé Hari Seldon développe une science appelée psychohistoire, au croisement de la psychologie, de la sociologie, de l'histoire et de la physique statistique, qui permet de modéliser le comportement des grands ensembles d'individus et donc d'en prédire l'évolution : grâce à cette science, il prédit la chute de l'empire galactique et un interrègne chaotique qui doit durer 30000 ans, mais qu'il trouve le moyen (le Plan Seldon) de raccourcir à seulement 1000 ans en établissant une Fondation au bord de la galaxie, qui portera les graines à l'établissement d'un second empire galactique. Les trois volumes centraux que je viens de relire (Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation) racontent le début de l'histoire de cette Fondation, ses démêlés avec ses voisins, et la recherche de la plus mystérieuse Seconde Fondation dont on sait seulement qu'elle a été établie à l'autre bout de la galaxie et dont le rôle n'est pas clair (je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler, parce qu'il y a beaucoup de coups de théâtre à ce sujet). Les deux volumes qui suivent dans l'histoire interne et qui ont été publiés longtemps plus tard (Foundation's Edge et Foundation and Earth) prennent un point de vue très différent sur le but ultime de la Fondation, évoquent la recherche de la Terre, la planète sur laquelle l'humanité est née, et concluent le cycle un peu en queue de poisson. Encore plus tard, Asimov a écrit deux romans supplémentaires (Prelude to Foundation et Forward the Foundation) dont l'action se déroule avant Foundation et qui ont pour thème le développement de la psychohistoire, sur la planète qui sert de capitale à l'Empire, Trantor, avant l'établissement de la Fondation.

J'ai énormément aimé les trois volumes centraux. Sans doute l'idée même de la psychohistoire me plaisait-elle, et/ou le fait d'avoir un héros mathématicien. Même s'il faut admettre que la psychohistoire ne tient pas vraiment debout dès qu'on y réfléchit un peu, même dans la logique interne des livres (il y a vraiment trop d'éléments dus au hasard, et vraiment trop de prédictions qui sont faites avec une précision complètement cinglée) ; et même s'il est clair qu'Asimov a une idée assez fantaisiste des mathématiques (il imagine plein de formules compliquées : or même si une science comme la psychohistoire devait exister, ce serait certainement surtout plein de calculs numériques).

Mais plus encore que la psychohistoire et le héros mathématicien, je crois que j'étais fasciné par l'empire galactique, qu'on ne fait qu'entre-apercevoir dans Foundation et Foundation and Empire, et dont la chute m'avait causé un certain chagrin, toute prédite qu'elle était. Je crois que, comme Asimov et comme tant d'autres gens, je suis hanté par l'idée (sans doute plus l'idée fantasmée que la réalité) de l'empire romain, et surtout de son déclin et de sa chute, notamment à travers l'influence de l'œuvre célèbre de Gibbon (que, un peu comme le cycle de Foundation, j'ai toujours regardée en me disant, ouhlà, c'est trop long, je ne lirai jamais un truc pareil). Ce qui est certain, c'est qu'énormément des textes que j'ai écrits, que ce soit de la science-fiction ou d'autres genres de fantastique, tournent autour du thème de l'empire et de l'empereur, pas juste des royaumes et des rois mais bien des empires et des empereurs : c'est une idée qui m'obsède presque (artistiquement, je précise : je n'ai certainement pas de sympathie politique pour cette forme d'organisation de l'État !). Et puis, il y a la planète-capitale, Trantor, qui est elle aussi assez fascinante : qu'Asimov réussit à rendre fascinante, lui qui a manifestement une sainte horreur des descriptions. Et il y a spécifiquement l'empereur Cléon I dans Prelude to Foundation et Forward the Foundation, que je trouve extraordinairement attachant pour un personnage finalement assez secondaire.

Et enfin, il y a les coups de théâtre. J'ai déjà dit que j'étais un grand fan des coups de théâtre, mais la trilogie centrale de Fondation est un orgasme théâtral multiple. La fin de chacune des deux parties de Second Foundation est presque une caricature du coup de théâtre à répétition, c'est du Agatha Christie à la puissance cent. J'ai dû grandir depuis 1994, ou simplement ça marche moins bien quand il n'y a plus l'effet de surprise, parce que j'ai trouvé ça un peu exagéré à la relecture. Mais bon, c'est amusant et il y a des signes clairs qu'Asimov ne se prend pas (complètement) au sérieux.

La trilogie centrale de Fondation m'a énormément plu. Les deux livres qui suivent (Foundation's Edge et Foundation and Earth) m'ont, en revanche, beaucoup déçu : j'ai cru qu'Asimov avait perdu son talent pour le calcul politique sophistiqué qui est à la base de la psychohistoire et des coups de théâtre du Plan Seldon ; j'ai été agacé par sa façon d'essayer de recoller artificiellement ses histoires de robots avec le monde de Fondation ; et surtout, je me suis senti trahi par une réinterprétation, pour ne pas dire un abandon, du Plan Seldon (je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler). Les deux livres qui ont été écrits encore après, mais qui servent de préquelles dans la chronologie interne (Prelude to Foundation et surtout Forward the Foundation) m'ont partiellement réconcilié avec lui : même s'il y avait encore à mon goût un peu trop d'histoires autour des robots, ou de la possible existence de robots, au moins l'histoire de Hari Seldon est-elle intéressante et assez pleine de rebondissements et de calculs politiques intelligents.

J'ai lu beaucoup d'autres œuvres d'Asimov, donc je ne vais pas faire le catalogue complet. La trilogie de l'Empire (The Currents of Space, le mal-aimé Tyrann/The Stars like Dust, et Pebble in the Sky) m'a également bien plu ; comme beaucoup de ses nouvelles (je pense par exemple à Profession), et d'autres de ses romans (je mentionnerai juste The End of Eternity, pour une approche originale du voyage temporel et la manière dont on passe tout le roman à se demander où il veut en venir avant un dénouement assez épatant).

Mais je n'ai jamais été tellement emballé par ce qui fait sans doute le plus la célébrité d'Asimov, auquel le OED attribue la paternité du mot robotics : les histoires de robots, et les fameuses trois lois. Certes, l'exploration de toutes les façons de contourner ces lois, de les annuler, de les réinterpréter, etc., est amusante, mais une chose que j'ai du mal à comprendre, c'est qu'Asimov n'ait jamais vraiment fait le lien entre robots et ordinateurs : il est parfois question d'ordinateurs dans ses œuvres, ce sont généralement des machines monstrueuses, souvent appelées Multivac, et en tout cas ontologiquement différentes des robots — on se demande comment il a pu ne pas identifier un robot à un ordinateur sur pattes.

Bref, ce qui m'intéressait le plus, moi (au moins il y a 20–25 ans : peut-être plus tant maintenant), c'était les histoires d'empires galactiques, et les manœuvres politiques qui allaient avec. J'ai passé un certain temps à écrire du sous-sous-Asimov qui en est presque un plagiat, et de qualité abominable : pièce à conviction nº1, pièce à conviction nº2, pièce à conviction nº3. Je n'ai appris que récemment l'existence d'histoires qui ne sont pas d'Asimov mais autorisés par lui, spécifiquement Foundation's Friends, dont il faudra que je voie ce que ça vaut.

Ajouts ultérieur : voir aussi cette entrée ultérieure sur ce que j'ai pensé du roman Psychohistorical Crisis qui est une suite non-autorisée de la trilogie initiale de Fondation ; et cette entrée-ci sur (la première saison d')une adaptation de Fondation sous forme de série télé par Apple TV. Sur un autre sujet, voir cette entrée-ci sur les histoires que j'ai moi-même écrites (et dont Asimov était indiscutablement une inspiration majeure).

🌠

Mais j'en viens à un autre auteur : Frank Herbert. Parce qu'au rayon des complots politiques dans des empires galactiques dans des sagas de livres de science-fiction, il était difficile d'échapper à la série Dune. Et là, je n'ai pas du tout aimé. Pourtant, je partais d'un bon a priori : tellement bon, même, que j'ai lu deux volumes et demi de la saga, et encore un bout du quatrième, avant de me rendre compte que je détestais ce gloubi-boulga mystique.

Pourtant, si on en juge par ce que j'ai écrit avant, j'aurais aimer Dune, et en tout cas les parallèles avec Fondation sont frappantes. C'est de la science-fiction qui se passe autour de 10⁴ années dans le futur. Il y a un empire avec un empereur à la tête. Il y a quelqu'un qui a vaguement le pouvoir de prédire l'avenir, et qui s'inquiète pour ce que deviendra l'Humanité. Il y a des luttes de pouvoir compliquées et des complots dans tous les sens. Il y a des gens qui ont une sorte de pouvoir mental bizarre et qui ont un Plan à accomplir. Il y a quelqu'un qui a une sorte de super-pouvoir d'origine probablement génétique. Et il n'y a pas de robots parce qu'ils ont disparu, sauf peut-être à la fin, dans une certaine mesure. La fin, d'ailleurs, n'est pas vraiment une fin, et d'autres auteurs ont essayé d'en écrire une. (Je suis sûr que des gens un peu doués pour l'exercice de style pourraient écrire un petit résumé qui fonctionne à la fois pour Fondation et pour Dune. Oui, ceci est un défi. 😉) Sur un point plus superficiels, les deux ouvrent leurs chapitres par des citations fictives. Les deux parsèment leurs histoires de coups de théâtre et de rebondissements. Et de façon plus profonde, les deux posent des problèmes éthiques intéressants sur ce que doit être l'avenir idéal de l'Humanité et surtout qui est en droit d'en décider et ce qu'on a le droit de faire pour que cet avenir s'accomplisse ; et comment il est possible d'échapper à la prescience. Les deux posent un regard ambigu sur la religion (et peut-être aussi le commerce) comme moyen de contrôle des masses. Je suppose que Herbert avait lu Asimov, et qu'Asimov a lu Herbert pour la suite. Je suis étonné de ne pas trouver facilement sur Google plus de gens dressant des comparaisons entre deux sagas pourtant toutes deux immensément populaires : je ne trouve en fait qu'un seul article vaguement sérieux sur la question, John L. Grigsby, Asimov's Foundation Trilogy and Herbert's Dune Trilogy: A Vision Reversed, Science-Fiction Studies 8 (1981) 149–155, et il n'est pas bien profond.

Bref, si j'ai beaucoup aimé Fondation et pas du tout Dune, c'est qu'il faut creuser un peu plus profondément que ces ressemblances.

Je peux trouver des raisons superficielles pour lesquelles je n'aime pas Dune. Herbert écrit mal : je veux dire, son style est encore plus ridiculement pompeux que le mien, et ce n'est pas peu dire. Il ne se passe quasiment rien dans des volumes pourtant interminables à part des conversations complètement plates, des digressions qui ne servent à rien, et surtout du délire, beaucoup de délire, religio-philosophique. Ses coups de théâtre qui sont censés être des surprises sont tellement transparents qu'il est impossible d'être vraiment surpris. Ses personnages n'ont aucune profondeur psychologique, ils sont tous des caricatures d'eux-mêmes : Dune me fait penser de ce point de vue-là à une classe d'école primaire qui aurait décidé de représenter l'Électre d'Euripide et qui jouerait les rôles avec la crédibilité qu'on imagine. L'intrigue est totalement artificielle, tous les éléments sont complètement parachutés. Et le monde lui-même n'a aucune crédibilité (des hommes-calculateurs ? complètement grotesque ; tout le monde qui aurait le même livre religieux ? absurde ; des gens qui seraient conditionnés à ceci ou cela ? n'importe quoi ; des gens qui peuvent retrouver les mémoires de leurs ancêtres ? crétin et éculé ; une guerre sainte contre toute forme d'ordinateur qui aurait eu tellement de succès ? pas crédible une seule seconde). Enfin, Herbert semble avoir complètement perdu de vue la première moitié du mot science-fiction.

…Mais tout ça, ce ne sont que des raisons superficielles, et assez largement de mauvaise foi. Je pourrais certainement trouver des raisons analogues de ne pas aimer Fondation si je cherchais un peu. En tout cas, j'ai certainement des choses à lui reprocher : le style d'Asimov, s'il est plus naturel, n'est pas franchement plus brillant que celui de Herbert ; à part dans les préquelles, ses personnages n'ont guère plus d'épaisseur psychologique, ce qui est peut-être encore plus critiquable quand il est censément question de psychologie ; il y a aussi beaucoup de choses totalement parachutées, et les coups de théâtre que j'aime tellement sont totalement tarabiscotés. Et pour un reproche plus spécifique à Asimov : il n'y a aucune description de rien du tout, si bien qu'on a l'impression de lire une histoire racontée avec des personnages de xkcd, on ne sait pas à quoi ressemble quelque personnage que ce soit sauf Hari Seldon, ni quelque planète que ce soit sauf Trantor. Bordel, Asimov, c'est l'espace !, tu pouvais nous faire rêver avec des belles images. Pourtant, je lui pardonne tout ça et plus.

La vraie raison pour laquelle je n'aime pas du tout Dune et j'aime Fondation doit se chercher en moi et pas dans les œuvres elles-mêmes.

Je crois que quand je lis du Asimov, je ressens une profonde empathie pour l'auteur. Asimov n'est pas doué pour faire ressentir la psychologie de ses personnages, mais il est doué pour faire ressentir la sienne : ce n'est pas facile à expliquer, mais on sent parfaitement, en le lisant, que c'était un homme à la fois profondément bon, avenant, profondément rationnel, humaniste, et ayant une foi positiviste dans le Progrès telle que ce que j'évoquais dans cette entrée. Et les différents textes de non-fiction que j'ai lus de lui me confortent dans ce jugement (ne serait-ce, d'ailleurs, que son jugement sur l'attitude de Tolkien que je mentionnais précédemment). D'ailleurs, on a donné à Asimov le surnom de the Good Doctor. Sa forme particulière, non pas inconditionnelle mais néanmoins rassurante, d'optimisme, transparaît dans le fait que même les personnages « méchants » de ses œuvres, quand ils ne sont pas simplement stupides, restent rationnels, compréhensibles, et donnent l'impression de jouer le rôle du méchant parce qu'il faut bien que quelqu'un le joue. Le lecteur un peu candide que je suis aime bien ce genre de clarté.

Herbert, c'est tout le contraire. Enfin, je ne sais pas du tout quel genre de personne était Frank Herbert lui-même — j'ose espérer qu'il ne transparaît pas personnellement comme Asimov le fait — mais je parle de ce qu'il écrit. L'univers qu'il nous présente est intellectuellement, moralement et esthétiquement répugnant, et tous les personnages qui l'habitent le sont aussi. Si les « méchants » sont des méchants d'opérette gratuitement méchants, les « gentils » sont cinglés et/ou incompréhensibles, et à peine moins condamnables moralement. Et tous sont d'une arrogance insupportable. Dès les premières scènes, j'ai juste envie de foutre une baffe aux prétentieuses Bene gesserit avec leurs projets politiques et eugénistes à la con, et ça ne s'améliore pas par la suite. Et ces gens sont enfermés dans un univers aux coutumes odieuses à en vomir : il n'y a pas un seul aspect de cette société qui ne donne pas profondément la nausée — son système de classes sociales profondément barbare, ses interdits religieux débiles, ses règles arbitraires révoltantes, ses clans, castes et corporations pourris, sa mystique puante, son obsession pour la lignée génétique. Et tout le monde est à la même sauce, des puissantes familles nobles (qui ont chacune leurs propres règles crétines) aux pauvres Fremen en passant par les manipulatrices Bene gesserit. Comme si tout ceci n'était pas assez immonde, on en ajoute une couche dans l'esthétique, comme avec les navigateurs (certes, ces images viennent essentiellement du film de David Lynch, mais il est clair dans les romans qu'ils ne sont pas jolis-jolis à voir).

Alors on aura beau jeu de me dire que je suis un homme de ma société et qu'il est normal que j'en trouve une autre répugnante : que c'est le signe que Herbert a réussi à me dépayser. Je n'en suis pas convaincu : quand je lis des descriptions historiques réelles d'autres civilisations, j'atteins rarement un tel niveau de révulsion. Mais en tout état de cause, je ne prétends pas critiquer ici Dune, juste expliquer l'effet produit sur moi : j'ai besoin de voir un rayon de lumière de temps en temps (le monde et la société qui nous entourent sont assez déprimants, justement, je ne m'identifie pas à eux, et je ne tiens pas à lire des livres qui en rajoutent une couche en présentant largement pire).

Mais en fait, le point important est un peu différent : je peux apprécier une description d'un monde horrible à condition qu'il y ait des personnages qui se révoltent contre lui, avec lesquels je puisse m'identifier au moins un peu (même si, in fine, leur révolte échoue). Tout César doit avoir son Casca. J'ai bien apprécié, par exemple, The Handmaid's Tale de Margaret Atwood, qui décrit pourtant un monde de science-fiction comparablement horrible à celui de Dune. Chez Asimov, si une situation est absurde, quelqu'un dira inévitablement c'est absurde ! ; le monde ne sera pas toujours démocratique, mais il y aura toujours des démocrates, par exemple Ebling Mis dans Foundation and Empire, qui se comporte exactement comme j'aimerais me comporter dans certaines circonstances. Mais chez Herbert, le niveau de soumission à l'absurdité est hallucinant : il me semble qu'il n'y a pas un seul moment où quelqu'un dit ces règles sont vraiment connes, on devrait les enfreindre, les combattre ou les contourner ou même quel dommage que ces règles existent, ou, ce qui serait vraiment jubilatoire, je vais foutre une baffe à cette bande de connards imbus d'eux-mêmes. Hélas non : il y a bien des groupes qui combattent des éléments répugnants de cet univers où tout est répugnant, mais ce sont toujours pour les « mauvaises » raisons, par exemple pour leur pouvoir personnel, et en tout cas pour remplacer quelque chose de pourri par quelque chose d'aussi pourri.

*

Ajout () : Je suis tombé sur deux posts sur le blog(?) Mythcreants que j'ai trouvés assez intéressants, et qui (même si je ne suis pas forcément d'accord avec tout ce qui y est dit, ou en tout cas avec l'importance relative de ce qui y est dit) mettent assez bien le doigt sur des choses qui me déplaisent dans Dune : Building Arrakis: How Herbert Sabotaged His Own Ideas (Cool space worms can't save Dune from sexism, racism, and absurdity) () et Why Herbert's Dune Fails as a Subversion (Frank Herbert is not a guy I would go to for political commentary) (). Le premier évoque différents problèmes intéressants, même s'il mélange un peu des choses de niveaux différents : problèmes dans l'intrigue, et problèmes dans le contenu (fascination pour la féodalité, racisme, misogynie…). Le second s'interroge sur la position de l'auteur lui-même dans tout ça, et réplique à la réponse qu'on pourrait faire que Dune est censé critiquer les éléments peu reluisants de son univers.

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(lundi)

Le sens métaphorique du Seigneur des anneaux — Tolkien, Asimov (et moi)

Quand j'étais petit, je n'ai pas lu le Seigneur des anneaux. Je le souligne, parce que j'ai passé plein de temps, à l'école primaire puis au collège, à baigner dans un monde imaginaire qui était le descendant spirituel de celui inventé par Tolkien : à travers les livres dont vous êtes le héros et d'autres histoires que j'ai pu lire ou des jeux sur ordinateur, mais surtout à travers les « aventures » que mes copains et moi nous racontions (soit sous forme de jeux de rôles, soit sous forme de fictions assumées, soit sous forme d'histoires où nous nous imaginions jouer un rôle, aux frontières de la réalité et du rêve). Quand on dit elfe, par exemple, je pensais — comme tout le monde depuis 1955[#] — à une créature humanoïde grande et majestueuse et éminemment baisable, et pas aux petits êtres malicieux voire maléfiques et voleurs d'enfants dont le nom a donné oaf en anglais ou Alp (comme dans Alptraum, le cauchemar) en allemand. Certes, j'ai lu The Hobbit assez tôt, mais The Lord of the Rings restait de ces œuvres qui m'intimidaient et que je n'osais aborder : pas tellement à cause de sa taille ou de sa complexité, mais plutôt parce que j'avais peur de détruire l'idée que je m'étais formée du contenu de ce roman mythique, à force d'indices lâchés çà et là par des amis qui l'avaient lu et d'autres ombres projetées sur le mur de la caverne culturelle par l'influence de Tolkien. Voici ce que j'écrivais dans la postface de La Larme du Destin [ajout : voir cette entrée ultérieure pour si vous voulez en savoir plus sur ce dont il s'agit] :

Quant au monumental The Lord of the Rings, je n'ai osé en entreprendre la lecture qu'en 1991 ; or ce retard ne m'a rendu l'œuvre que plus grandiose. Car j'en avais entendu parlé bien des années auparavant et dans l'entre-temps j'en avais beaucoup rêvé. Chaque fois qu'une personne qui avait lu l'épopée m'en révélait un détail, le livre grandissait dans mon esprit et se nourrissait de mes songes. Si bien que lorsque enfin je fus forcé par les circonstances à le lire, il y avait deux versions différentes de The Lord of the Rings : celle, réelle, que Tolkien avait écrite et celle que mon imagination avait échafaudée, réflexion déformée dans le miroir étrange de ma fantaisie. L'impression que j'eus en lisant le roman est celle qu'on a lorsqu'on n'a jamais vu d'une montagne que son image trouble dans un lac et qu'on lève soudain la tête pour apercevoir la masse granitique dans toute sa splendeur cristalline, majestueuse, si familière et pourtant si différente de ce qu'on en connaissait. L'effet produit sur moi fut très profond et je lus en moins d'une semaine les quelque mille pages écrites par Tolkien.

(Désolé pour mon style inimitablement pompeux dans le paragraphe ci-dessus. Dans les deux paragraphes ci-dessus, en fait, ainsi que dans ceux qui suivent. 😉)

En fait, je regrette un peu la version du Seigneur des anneaux que j'avais imaginée, et qui a maintenant complètement disparu de ma mémoire : les œuvres imaginaires sont souvent bien plus grandioses que les livres existants comme les songes peuvent être plus grandioses que la réalité. C'est sur cette idée que j'ai écrit cette nouvelle, qui essaie vaguement de décrire ce qu'était mon Seigneur des anneaux fantasmé — mais c'est un peu comme se souvenir d'un rêve. C'est sans doute aussi pour ça que j'écris des fragments d'œuvres imaginaires.

Mais je reviens au livre réel que Tolkien a écrit. Je l'ai lu en 1991, en très peu de jours, pendant des vacances scolaires. Ce qui s'est passé est que trois de mes camarades de classe devaient faire un exposé à son sujet pour le cours de français (oui, de français — enfin, de litérature, quoi). Je savais qu'ils seraient bien obligés de le résumer et que la version du livre dans mon imagination devrait bien cesser d'exister, et je préférais rencontrer le vrai à travers son texte même qu'à travers un exposé scolaire. Je suis donc allé à Paris l'acheter (mon lycée était en banlieue, à Orsay, où habitent mes parents), précisément à la librairie Le Nouveau Quartier Latin (elle n'existe plus, mais c'était sur le boulevard Saint-Michel, entre les Mines et Port-Royal), une des seules à vendre des livres en anglais à l'époque, et quasiment la seule rive gauche.

En rentrant, je me suis arrêté pour boire à la fontaine située juste à côté de l'entrée sud de la station de RER Luxembourg (rue de l'Abbé de l'Épée), parce que ce n'était pas marqué eau non potable, mais il faut croire qu'elle l'était quand même (non potable), en tout cas j'ai attrapé une gastro terrible. J'ai donc passé quelques jours au lit, et sans avoir rien de mieux à faire que lire le Seigneur des anneaux, si bien que je l'ai lu à une vitesse assez grande — au moins pour moi, qui ne suis pas lecteur compulsif. Je mentionne ça entre autres pour dire que je ne suis pas complètement honnête dans le passage où je m'auto-cite ci-dessus : le fait que j'aie dévoré le livre était plus dû au fait que mon estomac refusait de dévorer autre chose qu'à la manière dont le style de Tolkien m'aurait captivé.

Et, en vérité, je ne suis même pas totalement sûr d'avoir tant aimé que ça. Il y a toujours une certaine inertie quand je lis un livre : de même que j'ai du mal à en commencer un, j'ai aussi du mal à arrêter, et j'ai dû lire quelque chose comme 500 pages de la saga Dune de Frank Herbert avant de me rendre compte que je trouvais ça aussi intéressant que les aventures de Xenu selon L. Ron Hubbard (comprendre : les délires des mystiques, ce n'est pas ma tasse de thé ; ajout : voir aussi cette entrée ultérieure où je compare Herbert à Asimov). Donc le fait d'avoir lu mille pages en quelques jours ne prouve pas forcément grand-chose. Ai-je donc vraiment aimé le Seigneur des anneaux ? Si je m'en tiens à the big picture, certainement, oui, beaucoup, et je suis assurément fasciné par la richesse du monde que l'auteur a créé ; et le langage est très beau et incontestablement maîtrisé, et j'ai certainement appris des mots d'anglais en lisant le livre (notamment, lest, je suis à peu près sûr que c'est là que je l'ai rencontré pour la première fois, et il doit apparaître toutes les quelques pages) ; mais il est aussi vrai qu'il y a un certain nombre de passages que j'ai trouvés interminables et sans intérêt, où l'intrigue n'avance pas, où les descriptions me donnent une impression de ne pas correctement situer les choses malgré une abondance de détails. (Je crois me souvenir que j'ai été particulièrement rebuté par la bataille de Helm's Deep, dont je ne comprenais pas vraiment l'importance stratégique ou tactique, ni pourquoi les héros s'étaient retrouvés là-dedans, ni comment les lieux étaient agencés, et tout ça dure un nombre de pages considérable.) Maintenant, il est possible que j'aie été trop jeune pour bien l'apprécier, ou trop distrait par mes entrailles pour pouvoir me concentrer correctement : mais il y a une critique que je maintiens certainement, c'est qu'il manque cruellement la légèreté de ton qui dans le Hobbit venait fournir un contrepoint bien apprécié à la gravité ; je veux dire, il arrive aux personnages du Seigneur des anneaux de ne pas être graves (ne serait-ce que Bilbo lors de son anniversaire), mais le narrateur l'est toujours.

Passons, ce n'est pas de ça que je veux parler. Mes copains ont fait leur exposé, qui n'était pas spécialement mémorable, et je leur ai posé une question, qui était une sorte de piège (mais je les avais prévenu à l'avance que j'allais demander ça) : quel est, selon eux, le sens profond ou symbolique du roman — est-il une allégorie, bref, y a-t-il un message à en tirer au-delà de l'histoire telle qu'elle apparaît prima facie ? Je ne sais plus exactement pourquoi j'ai voulu leur tendre ce petit piège, je ne leur voulais certainement pas (l'un des trois était un très bon copain, un autre était un garçon dont j'étais éperdument — et bien sûr en secret — amoureux, et le troisième était très sympa), je crois que j'en voulais à la prof de français, mais la logique m'échappe actuellement assez ; peu importe. Je ne sais plus non plus ce qu'ils ont répondu à ma question, mais ils ont inventé un sens métaphorique, peut-être en invoquant la seconde guerre mondiale (peut-être même que je leur ai explicitement posé la question), et là j'ai sorti mon édition, qui contenait une préface de Tolkien qui je ne sais pas pourquoi ne s'était pas retrouvée dans l'édition française (en tout cas celle qu'avaient les exposants), et j'ai lu :

As for any inner meaning or ‘message’, it has in the intention of the author none. It is neither allegorical nor topical. As the story grew it put down roots (into the past) and threw out unexpected branches: but its main theme was settled from the outset by the inevitable choice of the Ring as the link between it and The Hobbit. The crucial chapter, ‘The Shadow of the Past’, is one of the oldest parts of the tale. It was written long before the foreshadow of 1939 had yet become a threat of inevitable disaster, and from that point the story would have developed along essentially the same lines, if that disaster had been averted. Its sources are things long before in mind, or in some cases already written, and little or nothing in it was modified by the war that began in 1939 or its sequels.

The real war does not resemble the legendary war in its process or its conclusion. If it had inspired or directed the development of the legend, then certainly the Ring would have been seized and used against Sauron; he would not have been annihilated but enslaved, and Barad-dûr would not have been destroyed but occupied. Saruman, failing to get possession of the Ring, would in the confusion and treacheries of the time have found in Mordor the missing links in his own researches into Ring-lore, and before long he would have made a Great Ring of his own with which to challenge the self-styled Ruler of Middle-earth. In that conflict both sides would have held hobbits in hatred and contempt: they would not long have survived even as slaves.

Other arrangements could be devised according to the tastes or views of those who like allegory or topical reference. But I cordially dislike allegory in all its manifestations, and always have done so since I grew old and wary enough to detect its presence. I much prefer history, true or feigned, with its varied applicability to the thought and experience of readers. I think that many confuse ‘applicability’ with ‘allegory’: but the one resides in the freedom of the reader, and the other in the purposed domination of the author.

La prof de français m'a rétorqué que l'auteur n'était pas forcément le mieux placé pour analyser son œuvre. Et elle avait parfaitement raison (et d'ailleurs, Tolkien écrit bien : in the intention of the author). Comme ont raison ceux qui continuent à chercher leur propre interprétation, s'ils arrivent à la défendre par des arguments intelligents (ou rigolos, comme dans cette vidéo ; ou, plus sérieusement, de vouloir voir dans le Gandalf de Tolkien, sa mort et sa résurrection, une figure christique comparable au Aslan dans Narnia de C. S. Lewis lequel est, pour le coup, tellement transparent que ça devient un peu ridicule). Seulement, à l'époque je n'étais pas de cet avis, et j'ai surtout dû être vexé.

Mais j'ai été pris à mon propre piège quand, six ans plus tard, je suis tombé sur un recueil de textes d'Asimov sur et autour du fantastique (Magic : il s'agit à la fois de nouvelles — qui ne sont sans doute pas ses meilleures — et de courts essais sur des sujets variés — qui sont plus intéressants que les nouvelles). Asimov appréciait beaucoup l'œuvre de Tolkien, et il y a d'ailleurs une nouvelle de science-fiction intéressante (dans un autre recueil) où il lui rend hommage, en imaginant quelqu'un qui crée le premier film en images de synthèse, en secret sur un ordinateur censé servir à autre chose, et ce film est une adaptation du Seigneur des anneaux. Et moi-même, je suis un grand fan d'Asimov, et j'ai lu le recueil avec beaucoup d'attention.

Bref, je suis tombé sur cet essai (Concerning Tolkien, je crois que c'est une version un peu développée — ironiquement, en 1991, l'année même où j'insistais sur le fait que, non, Tolkien avait écrit qu'il n'y avait pas de sens métaphorique, point-barre — d'une petite note qu'Asimov avait déjà dû publier ailleurs en 1980 et qui s'appelait The Ring of Evil), et dedans, Asimov, propose son interprétation de l'Anneau. Tout en reconnaissant (et en décomptant) les dénégations de Tolkien que j'ai citées ci-dessus à propos d'un sens métaphorique du Seigneur des anneaux (Tolkien is reported to have denied any application of his saga to the events of the day or any tortured symbolism of various items in the novels—but I don't believe him), voici l'explication que propose Asimov, et qui m'a semblé extrêmement convaincante :

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(dimanche)

Des Livres dont Vous Êtes le Héros ressurgissent du passé

J'aimais beaucoup, quand j'étais au collège et lycée, cette série de livres qu'on appelait les livres dont vous êtes le héros (LDVELH), c'est-à-dire des aventures à choix multiples, généralement situées dans des univers de type heroic fantasy ou plus rarement science-fiction, dont le lecteur construisait l'histoire en lisant tour à tour les paragraphes numérotés qu'on lui demandait de suivre (cela ressemblait donc à ceci).

À vrai dire, je n'y jouais pas vraiment, parce que je n'avais pas la patience nécessaire pour ne pas tricher, encore moins pour prendre des dés et mener des combats dans les règles, et trop de curiosité pour ne pas vouloir connaître toutes les issues possibles de tous les choix possibles ; il serait aussi un peu exagéré de dire que je les lisais linéairement du paragraphe 1 au dernier ; mais je faisais quelque chose un peu entre les deux, je prenais un petit bout du livre et j'explorais tous les choix possibles, puis un autre, et ainsi de suite jusqu'à avoir tout lu. (J'avais d'ailleurs moi-même entrepris l'écriture d'une telle aventure dans un monde dont deux de mes amis devaient écrire deux autres parties.)

Parmi les nombreuses séries de ces LDVELH, certaines représentaient une simple collection thématique d'histoires sans rapport réel (ou seulement reliées par un vague univers commun), d'autres étaient les différents chapitres d'une saga (et on devait en principe les lire dans l'ordre ; ou du moins, on pouvait gagner quelque chose à le faire, parce que certains livres vous permettait d'acquérir des objets spéciaux qui pourraient resservir dans un autre).

Les séries qui ont le plus attiré mon attention étaient Sorcellerie (voir aussi ici) de Steve Jackson (les quatre parties d'une quête menant le héros à récupérer un objet magique, la Couronne des Rois volé à son peuple d'Analand par le cruel archimage Ming de Mongo de la forteresse de Mampang) ; et surtout Quête du Graal de J. H. Brennan, une série d'aventures incongrues au monde du roi Arthur qui avait surtout pour elle qu'elle ne se prenait pas trop (voire, pas du tout) au sérieux, entre un Merlin complètement farfelu qui habitait une maison différente et improbable à chaque roman et des personnages hauts en couleur comme le poète vampire (Nosférax dans la traduction française) et l'épée Excalibur Junior. Du même auteur, et en un peu moins loufoque, il y avait aussi la série Loup* Ardent (il faut lire l'astérisque comme un grognement de barbare), considérée par certains comme la plus remarquable, et peut-être la plus difficile, de tout le genre, et qui m'avait fait rêver. (Je passe sur la psychanalyse évidente de l'ado geek homo encore mal assumé qui rêve de pouvoir s'incarner en barbare musclé armé d'une grosse épée.)

Si je raconte ça aujourd'hui, c'est que je suis tombé sur un dépôt sur archive.org rassemblant toutes sortes de ces livres. Je ne sais pas par quelle bizarrerie du copyright (ou si c'est juste le principe plus personne n'en a rien à foutre) quelque chose de vaguement officiel comme The Internet Archive peut les rendre disponibles, mais toujours est-il que je suis ravi de retrouver quelques fantômes du passé (et qui plus est, dans leur version originale, que je n'avais jamais encore vue), notamment :

(Note : comme quantité de livres distribués sur archive.org de cette façon, il faut parfois essayer plusieurs des différents formats proposés avant d'en trouver un qui ne soit pas gigantesque en taille et qui soit d'une qualité correcte.)

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(lundi)

Un joli livre de géométrie

Je mentionnais récemment que je n'écrivais pas beaucoup sur ce blog de critiques de livres. Il est encore plus vrai que je n'écris pas beaucoup de critiques de livres de maths : ce n'est pas que je n'aie pas de livres de maths préférés, bien au contraire, mais la difficulté extrême que je trouve à critiquer un tel livre est que je ne parviens généralement pas à séparer mon appréciation du sujet de celle de la forme (au moins dans le cas où les deux me plaisent). Par exemple, un de mes livres de maths préférés est Algorithms in Invariant Theory de Bernd Sturmfels, dont j'ai déjà parlé, mais en vérité il est difficile de savoir si je l'aime parce que la présentation est excellente ou simplement parce que les théorèmes sont très beaux (auquel cas l'auteur n'y est pas pour grand-chose : c'est juste que je trouve que la théorie des invariants est un petit bijou de mathématiques). Il y a bien sûr des cas où on sait distinguer : par exemple, pour tout livre écrit par Conway, on sait que le sujet va être magnifique mais que l'exposition va être insupportable parce qu'il s'adresse à des génies comme lui et pas à des êtres humains comme vous et moi, et qu'en plus il fait des espèces de jeux de mots insupportables dans sa façon de nommer tous les objets.

Bref, je ne parle normalement pas trop de livres de maths, mais je vais faire une exception pour signaler un livre récent de Jürgen Richter-Gebert, Perspectives on Projective Geometry (A guided tour through real and complex geometry) (Springer 2011, ISBN 978-3-642-17285-4), sur lequel je suis tombé un peu par hasard il y a quelques jours dans la librairie Eyrolles. D'abord parce qu'il ne s'agit pas d'un livre de recherche : il s'agit d'un livre pédagogique qui peut s'adresser à un lectorat extrêmement varié, et même si le mathématicien professionnel n'y apprendra probablement pas grand-chose (en tout cas celui qui se spécialise en géométrie), je pense que beaucoup de gens peuvent l'apprécier, entre un bon lycéen passionné de géométrie et un agrégatif de maths à la recherche de développements originaux.

Pour être clair, et pour m'adresser à mes lecteurs non mathémeticiens qui ont peut-être l'idée que quand je dis géométrie je parle de quelque chose de complètement abscons (du style donnée une variété algébrique projective de dimension n et une section hyperplane dont le complémentaire est lisse, le morphisme de restriction de l'une à l'autre, sur la cohomologie à coefficients entiers, est un isomorphisme jusqu'en dimension n−2 et injectif en dimension n−1), là il s'agit vraiment de géométrie au sens où les gens normaux l'entendent, avec des points, des droites et des triangles. Ceci étant, il s'agit quand même d'un point de vue projectif, algébrique et très élégant : donc de la géométrie plutôt façon Poncelet et Klein que façon Euclide et Apollonios[#]. Donc on a à la fois des choses vraiment élémentaires sur des angles et des distances, et des outils plus sophistiqués venus justement de la théorie des invariants (bracket algebras — comment dit-on ça en français ?).

En vérité, et c'est surtout la raison pour laquelle je le mentionne, il s'agit d'un livre que j'aurais voulu écrire, et qui présente exactement la manière dont je pense la géométrie élémentaire. En tout cas, c'est certainement selon ces lignes que j'aurais fait ma présentation de la géométrie sur ce blog si j'avais eu le courage de la mener à terme. Ce qu'on m'a plusieurs fois reproché de ne pas faire, donc, ceux qui m'ont dit ça, lisez le livre de Richter-Gebert !

Qui plus est, c'est un très joli livre, avec des illustrations bien faites (ce qui n'est jamais mal pour un livre de géométrie, même si le proverbe dit qu'il s'agit de l'art de raisonner juste sur une figure fausse), et imprimé en couleur. Donc même si vous en trouverez certainement un exemplaire électronique diffusé par rayons cosmiques, je conseille vivement d'en prendre une version bouts d'arbres morts, qui n'est pas très chère et qui fera belle figure sur la table basse du salon.

⁂ Un autre livre, sur un sujet vaguement apparenté, que j'ai aussi acquis récemment, et que je ne recommande pas, en revanche, c'est d'Ernest E. Shult, Points and Lines (Characterizing the classical geometries), qui porte sur la géométrie d'incidence. J'espérais y lire des choses qui m'éclairent un peu sur les immeubles et les quotients paraboliques des groupes algébriques réductifs vus comme des géométries, et le genre d'idées sur lesquelles je ne connais que le trop pléthorique et assez indigeste livre de Boris Rosenfeld, Geometry of Lie Groups. L'intention pédagogique de Shult est excellente en ce qu'il a fait un livre self-contained, mais le résultat est malheureusement un fouillis abscons de termes ultra-techniques qui me laisse exactement aussi peu Éclairé qu'au début et beaucoup plus embrouillé, et où il ne parle même pas de groupes de Lie ; et indépendamment du fond, beaucoup de termes sont utilisés avant d'être définis et ne figurent pas dans l'index, ce qui est à peu près rédhibitoire : par exemple, il dit tout un tas de choses sur les espaces métasymplectiques et leur caractérisation, et je n'ai pas réussi à trouver où il en a caché la définition ! C'est d'autant plus dommage que je pense qu'il y aurait eu le moyen de faire quelque chose d'excellent.

[#] Anecdote gratuite : j'ai un ami qui a fait un développement d'agreg sur les coniques sans jamais parler d'ellipse, parabole ou hyperbole. Rached Mneimné, qui était dans son jury, le lui reprochant, lui a dit : Je pense que votre leçon n'aurait pas plu à Archimède. Et il aurait répondu : Mais peut-être qu'elle aurait plu à Poncelet ? (enfin, non, en vérité, malheureusement, il n'a pas eu le culot de dire ça — mais il aurait voulu et eu raison de le faire, et du coup je raconte sans vergogne l'anecdote ainsi arrangée en espérant qu'elle devienne une jolie légende urbaine).

❄ Tiens, et pour ceux qui aiment la géométrie projective, voici une question à 0.02 zorkmids à laquelle je cherche toujours une solution simple et élégante : soient C et D deux coniques planes en position assez générale, p1,p2,p3,p4 leurs quatre points d'intersection, et 1,2,3,4 leurs quatre tangentes communes (c'est-à-dire les intersections des coniques duales C* et D*). Montrer que, quitte à réordonner les points, le birapport de p1,p2,p3,p4 sur C est égal au birapport de 1,2,3,4 sur D*. (Ce dernier étant le birapport sur D des quatre points de tangence de 1,2,3,4. On peut aussi éventuellement remarquer que le premier est aussi le birapport, dans le pinceau linéaire L de coniques engendré par C et D, de C,X,Y,ZX, Y et Z désignent les trois coniques dégénérées passant par p1,p2,p3,p4 ; et de même, le second birapport est aussi celui, dans le pinceau M de coniques simultanément tangentes à 1,2,3,4 de D,U,V,WU, V et W désignent les duales dégénérées qu'on devine. Mais peut-être que cette observation ne fait qu'embrouiller les choses.)

[Ajout () par rapport à la question précédente : cela revient plus ou moins à montrer qu'il existe une conique Γ telle que C et D soient polaires l'une de l'autre par rapport à Γ (car alors la polarité par Γ transforme p1,p2,p3,p4 en 1,2,3,4 à l'ordre près, ce qui implique ce qu'on veut sur le birapport) ; la conique Γ doit nécessairement admettre le triangle autopolaire commun à C et D comme on s'en persuade assez facilement ; on peut montrer son existence en considérant des coordonnés (x:y:z) pour lesquelles ce triangle autopolaire est donné par (1:0:0), (0:1:0) et (0:1:0), ce qui revient à diagonaliser simultanément les formes quadratiques définissant C et D : leurs équations deviennent, disons, cx·x² + cy·y² + cz·z² = 0 et dx·x² + dy·y² + dz·z² = 0, et Γ peut être définie par γx·x² + γy·y² + γz·z² = 0 où chaque γi vaut ±√(ci·di). Mais je voudrais quelque chose de purement géométrique.]

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(jeudi)

Le Manuscrit trouvé à Saragosse

Je commence par une digression : j'ai peu tendance à parler sur ce blog de mes lectures et je n'ai même pas créé de catégorie pour les ranger, alors que je critique volontiers (quoique irrégulièrement) les films que je vois [ajout ultérieur : j'ai quand même fini par créer ça]. Il y a sans doute quantité de raisons à ça : comme le fait qu'un livre se lise plus lentement qu'un film ne se voit (et du coup, quand j'arrive au bout, je n'ai plus vraiment envie de replonger dedans pour en parler). Ou comme le fait que les livres que je lis ne sont quasiment jamais des sorties récentes, du coup ce n'est pas de l'« actualité », ce n'est pas quelque chose que tout le monde peut découvrir à peu près en même temps, et bien sûr il y a cette règle tacite entre gens un peu snobs qu'un classique est quelque chose que tout le monde est présumé avoir lu, donc on ne va pas en parler, et de toute façon il est défendu d'en dire du mal. (Dans le même ordre d'idées, quand paraissent des critiques de CD de musique classique, la seule chose qu'on critique ou qu'on commente, c'est évidemment l'interprétation : c'est impensable de dire que cette sonate de Brahms est jolie.) Bref, je vais déroger à tout ce fatras.

J'ai fini (récemment, c'est-à-dire il y a une ou deux semaines) de lire le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. C'est un livre assez particulier puisqu'il est composé de beaucoup d'histoires qui se croisent et s'entrecroisent, ou parfois s'imbriquent à la manière des Mille et une nuits (c'est-à-dire qu'un personnage commence à raconter son histoire, dans laquelle un autre personnage commence, etc.) ; si les Mille et une nuits sont divisées (apparemment de façon un peu apocryphe) en nuits, le Manuscrit est formé de soixante-et-une journées (de la vie d'Alphonse van Worden). On pourrait presque parler de recueil de nouvelles, mais il y a tout de même une unité d'ensemble, des personnages qui traversent plusieurs histoires, et une conclusion finale. J'aime généralement beaucoup ce genre de livres protéiformes, et par exemple La Vie, Mode d'emploi ou Si par une nuit d'hiver un voyageur comptent parmi mes romans préférés : je pense que le Manuscrit trouvé à Saragosse en est un précurseur. Sur le fond, il s'agit d'histoires (pour la plupart situées en Espagne) tout à fait distrayantes et picaresques : il y est question de magie, de cabalistes, de revenants, de bandits, d'espions et de voleurs, mais aussi de femmes et de maris trompés, de déguisements et de quiproquos, de fouineurs invétérés, et de quelques savants dans le style encyclopédistes ; tout cela est agrémenté de nombreux coups de théâtre ; le ton varie entre le sérieux et le burlesque ; on se perd un peu entre les très nombreux personnages (j'ai regretté que mon édition ne prenne pas le soin de proposer un index), mais ce n'est pas bien grave pour apprécier. Il y a aussi quelques thèmes qui évoquent vaguement ceux de la pièce Nathan le sage (de G. E. Lessing), que j'aime aussi beaucoup, et que je recommande au passage.

Le livre lui-même du Manuscrit a une histoire assez mouvementée, puisque son auteur s'est suicidé avant de l'avoir publié et que ses manuscrits ont été longtemps perdus. Pendant longtemps, on n'a eu en français (la langue d'origine) qu'un fragment composé des dix premières journées et de la quatorzième, et quelques bouts épars ; le reste ne survivait que dans une rétrotraduction depuis le polonais (c'est-à-dire depuis une traduction polonaise de l'original français qu'on a cru perdu), et, qui plus est, dans un mélange de plusieurs versions. Car Potocki avait écrit deux versions du Manuscrit, l'une en 1804, foisonnante et inachevée, et reprenant ensuite son travail pour produire une deuxième version, en 1810, assez différente, beaucoup plus organisée et encyclopédique, avec une vraie conclusion (c'est celle-là que j'ai lue) ; et ces deux versions s'étaient mélangées dans ce qui avait été traduit en polonais puis retraduit en français (et qui comportait alors soixante-six journées). Ce n'est qu'en 2002 qu'on a retrouvé quasi intégralement ces deux versions.

J'avais déjà lu le début, mais c'était dans une édition qui ne publiait que la partie connue en français avant 2002, et donc cela se terminait en queue de poisson sans que je susse ce qui arrivait au héros. Ce n'est que plus tard que j'ai appris qu'on pouvait trouver une suite sans passer par le polonais. Les deux éditions (celle de 1804 et celle de 1810) sont publiées séparément par GF.

Pour la petite anecdote, je lisais ce livre dans le RER quand la personne assise en face de moi a vu le titre et m'a dit il est extraordinaire, ce livre, n'est-ce pas !. J'ai confirmé que c'était aussi mon avis, et je lui ai demandé s'il connaissait la péripétie (que je viens de raconter) autour de la publication : en fait, il n'avait lu — il y a longtemps — que la version chimérique retraduite du polonais, et je lui ai donc suggéré de tout reprendre.

Sinon, on m'a conseillé le Cabbaliste de Prague de Marek Halter (le rapport, c'est que la cabbale joue un rôle important dans le Manuscrit trouvé à Saragosse — ainsi que le Juif errant dans la version de 1804), en me disant que quelqu'un qui a aimé le livre de Potocki et qui aime beaucoup Eco devrait apprécier ce livre-là. Je l'ai acheté et je le mets assez haut dans ma liste de lecture.

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(vendredi)

Making History de Stephen Fry

Beaucoup de mes lecteurs connaissent sans doute déjà Stephen Fry : soit comme acteur (il a par exemple joué un rôle dans V for Vendetta qui ressemble d'ailleurs vaguement à son personnage réel), soit comme humoriste et présentateur télé (je conseille de regarder sur YouTube des extraits de l'émission QIQuite Interesting — de la BBC qu'il anime, c'est assez rigolo[#]), soit comme militant de différentes causes : il est notoirement homosexuel (ça n'a pas vraiment de rapport, mais j'aime vraiment beaucoup cette vidéo-ci où il explique comment être magnifique), athée (voir par exemple sa participation à côté de Hitchens au débat Intelligence Squared sur la question de savoir si l'Église catholique est une force pour le bien dans le monde) et militant pour le logiciel libre et contre les abus de la propriété intellectuelle (cf. par exemple la vidéo qu'il a faite pour le 25e anniversaire du projet GNU). Je mentionne tout ça pour situer, mais aussi parce que ce n'est pas sans pertinence pour le livre dont je vais parler.

Je ne savais pas qu'il était aussi écrivain. Je suis tombé l'autre jour (chez W. H. Smith) sur des livres de lui (aussi bien des fictions que des essais), et j'ai acheté le roman Making History (écrit en 1996), que je recommande ici, pour le lire à Métabief.

Comme je ne veux pas trop spoiler[#2] ce dont il est question (mais quand même un petit peu, donc si vous n'aimez pas les spoilers, arrêtez de lire ce paragraphe), je vais juste dire que je recommande particulièrement aux gens qui aiment bien les uchronies, les histoires de voyage dans le temps et ce genre de choses. Ce n'est pas une histoire aussi sophistiquée et complexe que The End of Eternity d'Asimov (par exemple), ce n'est que marginalement de la SF en fait, mais c'est quand même astucieux, c'est historiquement très bien documenté, c'est super bien observé (par exemple sur certaines pratiques dans le milieu académique, ou sur les différences entre l'Angleterre et les États-Unis, notamment en matière de langue ou — effet Zahir en ce qui concerne des posts récents sur ce blog — d'accent). Et surtout, c'est truculent et c'est très rigolo.

Bref, lisez ce livre, il est bien.

[#] Même si s'agissant de l'extrait vers lequel je fais un lien il n'a pas tout à fait raison — car Wikipédia est Encore Plus Forte que Stephen Fry.

[#2] Un jour il faudra que je me demande sérieusement s'il y a moyen de traduire spoiler en bon français.

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(mardi)

Deux livres

J'ai tout récemment commencé la lecture de deux livres que je crois déjà pouvoir recommander (il s'agit de nonfiction — comment diable est-on censé traduire ça en français ? — et du genre qu'on n'a pas spécialement de raison de lire dans l'ordre, donc je ne les « finirai » peut-être pas vraiment, ou pas clairement, ce qui m'incite d'autant plus à ne pas attendre ce moment hypothétique pour donner mon avis).

Le premier (que j'ai trouvé en flânant chez W. H. Smith dimanche soir) s'appelle The Evolution of God (ISBN 978-0-349-12246-5[#]), de Robert Wright. Il s'agit d'un essai sur l'évolution[#2] des trois grandes religions monothéistes, du concept de Dieu dans celles-ci, et de leurs croyances de façon plus générale. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un livre d'histoire, mais plutôt d'un livre à thèse, à mi-chemin entre l'histoire (de la pensée) et la philosophie (de la religion), écrit par un auteur qui est probablement athée, ou agnostique entre l'athéisme et le déisme sans confession ; les idées qu'il expose paraîtront probablement choquantes à un Juif, Chrétien ou Musulman très traditionnel, mais ne sont pas une attaque aussi frontale que celles de Dawkins dans The God Delusion : pourtant, je pense qu'elles sont bien plus « dangereuses » pour ces religions, parce qu'elles explorent la façon dont celles-ci sont nées et dont leurs préceptes n'ont pas toujours été les mêmes.

Wright consacre un chapitre aux religions naissantes, un au monothéisme juif, un à l'invention du christianisme, un à l'islam, et un qui semble plus général et plus philosophique sur l'avenir des religions. Je n'ai pour l'instant lu que le passage sur le christianisme (j'ai commencé par là) et le début de celui sur le judaïsme, mais ce que j'ai lu m'a beaucoup intéressé, et j'ai trouvé le point de vue de l'auteur assez séduisant.

Concernant le christianisme, Wright cherche à reconstituer quelles ont pu être les croyances du Jésus historique (sur le compte duquel il expose quelque chose de pas incohérent avec ce que je proposais ici et , d'ailleurs, même s'il ne s'intéresse pas tant au personnage qu'à ses idées) et comment elles ont ensuite été revues par les évangélistes et par Paul de Tarse (aka Saint Paul). Il est assez convainquant, par exemple, lorsqu'il explique que Jésus, dans le courant millénariste/messianique juif, ne promettait certainement pas un paradis céleste et après la mort mais la venue du Royaume de Dieu de son vivant (ou en tout cas du vivant de ses disciples : cf. Marc 9:1) et sur Terre ; et que cette promesse a été revue et corrigée (en faveur d'un paradis plus céleste, après la mort, et d'un Royaume de Dieu plus symbolique) après évidemment le décès du prédicateur et après que le Royaume de Dieu tardait décidément à se réaliser. Il est aussi convainquant quand il défend l'idée que Jésus ne prêchait certainement pas l'amour universel et l'égalité entre les hommes, mais mettait clairement les Juifs en premier dans le Royaume de Dieu, les Gentils n'ayant leur place que comme serviteurs qui ramassent les miettes (cf. Marc 7:25–29), et que l'idée n'est venue aux Chrétiens que quand ils (notamment Paul de Tarse) ont voulu cimenter cette religion et l'exporter aux non-Juifs. Je ne rends cependant pas justice à Wright en résumant ces thèses de façon aussi succincte. Je souligne que l'évolution qu'il trace est celle des idées des premiers Chrétiens : il ne s'aventure pas dans, par exemple, dans la théologie au Moyen-Âge, et évoque à peine le Concile de Nicée — ce n'est pas le sujet qui le préoccupe.

Concernant le judaïsme, son intérêt est d'étudier la façon dont le royaume d'Israël est passé du polythéisme à la monolâtrie puis au monothéisme, en inventant un dieu unique qui réalise la synthèse entre des divinités telles que El et Baʿal (l'un ayant défini le dieu de la bible tel qu'il est quand il est nommé sous ce même nom, l'autre ayant influencé sa version sous le nom de Yhwh). Là aussi, je trouve qu'il défend bien ses idées, par exemple quand il signale le parallèle entre l'assemblée des dieux évoquée au Psaume 82 (81 en grec) et le conseil des dieux que préside le dieu El. J'attends de finir ce chapitre et de lire celui sur l'islam pour me prononcer plus complètement.

[#] Une question qui me tracasse depuis un moment : quel lien « canonique » utiliser quand je parle d'un livre ? Je n'aime pas trop en fournir un vers Amazon ou un autre vendeur de ce genre, parce que je n'ai pas de raison de leur faire de la pub ; il n'y a pas toujours de site Web officiel du livre, et même s'il y en a un j'ai peur que ce genre de site soit moins pérenne que mon blog ou que l'ISBN ; je fournis généralement un lien vers le gadget-à-ISBN de Wikipédia, mais je ne trouve pas celu-ci très pratique. Que faire, alors ? Je me pose aussi un peu la même question pour les films, d'ailleurs : jusqu'à présent j'ai adopté la politique de faire toujours des liens vers leur entrée dans IMDB, mais je commence à me dire que ce n'est pas forcément le plus neutre.

[#2] J'imagine que le mot est choisi à dessein comme clin d'œil aux cinglés qui rejettent les théories fondamentales de la biologie pour des raisons religieuses.

L'autre livre (que j'ai reçu ce matin) n'a aucun rapport : il s'agit d'un traité en trois volumes sur la prononciation de l'anglais et de ses accents, Accents of English de J. C. Wells (ISBN 978-0-521-29719-6 pour le volume 1, 978-0-521-28540-7 pour le volume 2, et 978-0-521-28541-4 pour le volume 3). Ceux qui pensent que le sujet est aride se trompent !

Je connaissais déjà J. C. Wells parce qu'il est aussi l'auteur de l'excellent Longman Pronunciation Dictionary (ISBN 978-1-4058-8118-0 pour la 3e édition), que je recommande également très vivement (c'est le seul dictionnaire que je connaisse à donner fiablement la prononciation britannique et américaine, en l'occurrence en alphabet phonétique, ainsi que de nombreuses variantes, et des statistiques de préférences dans les cas où il y a des doutes). Néanmoins, ce Pronunciation Dictionary reste limité à la Received Pronunciation anglaise et à la prononciation américaine synthétique connue sous le nom de General American. Son livre Accents of English ne se limite pas à ça : il décrit soigneusement les différents accents britanniques (dans le volume 2), mais aussi (dans le volume 3), les différents accents américains, canadiens, australien, néo-zélandais, sud-africain, indiens[#3] et plus.

Il serait facile de rendre la chose complètement illisible : devant la masse de voyelles de l'anglais, et la masse d'accents qui existent, on a vite fait de se perdre. Ce qui est remarquable avec le livre de Wells, tel qu'il m'apparaît après un examen encore peu approfondi, c'est qu'il arrive à faire la synthèse d'une masse de faits disparates de façon qu'on s'y retrouve. Chose que je n'ai probablement pas réussi à faire dans une entrée récente de ce blog, qui ne parlait pourtant que d'un tout petit groupe de voyelles !

Le volume 1 est introductif et peut se suffire à lui-même : il présente la problématique générale, évoque la définition de ce qu'est un accent et la manière dont ils diffèrent, puis il décrit les accents standards Received Pronunciation et General American et la façon dont ils diffèrent, la phonémique (notamment des voyelles) et l'évolution historique. Je pense que ce livre est très précieux pour quiconque s'intéresse à la phonétique et veut apprendre à « parler l'anglais correctement » (quoi que correctement veuille dire). Les volumes 2 et 3 décrivent ensuite en détail les accents anglais de différentes parties du monde, comme je l'ai expliqué, avec toujours beaucoup de soin (par exemple j'y trouve une explication très claire et soigneuse du fameux Canadian rising qui fait que les Américains croient souvent, complètement à tort, que les Canadiens prononcent about comme ils disent a boot).

[#3] Je mets des pluriels un peu au hasard, puisqu'il n'est pas clair ce que signifie le fait d'avoir un ou plusieurs accents dans un pays. Mais dans sa section consacrée au Canada, Wells consacre une sous-section particulière à Terre-Neuve, alors que pour ce qui est de l'Australie, s'il mentionne évidemment des différences, il ne distingue pas une région particulière.

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(jeudi)

La Vie, Mode d'emploi

D'ordinaire, je n'aime pas les pavés, parce que je les lis lentement et souvent en diagonale, et je feins souvent de prendre au sérieux le jugement de Borges (dans la préface de Fictions) : Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire. Mais ce pavé-là, au titre à la fois mystérieux et provocateur, une des œuvres les plus génialement oulipiennes qu'on ait écrites, n'est pas un roman à l'histoire cohérente, c'est, comme l'indique le sous-titre (romans), un entrelacs d'histoires allant du simple fragment au récit complet.

La Vie, Mode d'emploi, de Georges Perec, est l'histoire d'un immeuble, situé au numéro 11 de l'imaginaire rue Simon Crubellier, dans le 17e arrondissement de Paris, entre 1875 et 1975. Dit comme ça, ça ne paraît pas très intéressant, et c'est pour ça que je me suis abstenu de le lire pendant longtemps (outre le fait que le pavé me faisait peur) ; mais comme j'ai adoré Si par une nuit d'hiver un voyageur (avec lequel la comparaison est inévitable) et que j'ai moi-même conseillé le livre à un ami (qui se plaignait de ne pas avoir reçu un mode d'emploi avec la vie), je me suis lancé, je viens de le finir, et je suis enthousiaste.

C'est l'histoire d'un immeuble, donc. Ou bien c'est l'histoire d'un tableau de cet immeuble que le peintre Serge Valène (qui y habite) envisage de réaliser, un tableau divisé en cases (10×10) et où chaque case représenterait une scène de la vie de l'immeuble, y compris lui-même en train de peindre, et correspond à un chapitre du roman. Ou bien c'est l'histoire d'un pari insensé que le milliardaire Bartlebooth tient avec lui-même, et qui l'emmène autour du monde pour peindre des aquarelles (de ports de mer), qui deviendront ensuite des puzzles, puis de nouveau des aquarelles, puis plus rien du tout. Ou bien, c'est des dizaines de petites histoires qui s'imbriquent et se répondent car, comme dans les Mille et Une Nuits, tout est prétexte pour raconter une histoire : un tableau dans une chambre de l'immeuble, les périples d'un objet, le passé d'un personnage… Et tout cela s'entrecroise de façon parfois très inattendue.

Je découvre donc avec surprise ce qui est peut-être ce que j'aurais ultimement voulu réaliser avec mes fragments (ceux-ci sont, il est vrai, plus éclectiques que le livre de Perec — et aussi, bien sûr, infiniment moins systématiques, moins construits, moins organisés). Mais Perec ne se contente pas d'entrelacer des histoires, il suit un cahier des charges très lourd et très précis. Par exemple, l'immeuble est divisé en cases comme un damier 10×10, et la description se fait dans l'ordre du parcours hamiltonien d'un cavalier sur ce damier (à l'exception d'une case, celle d'en bas à gauche, qu'il ne décrit pas lorsque le parcours la traverse, terminant simplement le chapitre précédent par l'image d'une petite fille mordre dans un coin de son petit-beurre) : je me suis donc amusé à retracer, au fil de ma lecture, ce chemin à travers la grille. Mais nul n'est besoin de faire cet effort, ni même de connaître la technique ou de la comprendre, pour apprécier l'ouvrage.

Il m'arrive de penser que Perec en fait trop : par exemple, je n'ai pas aimé La Disparition car, outre le tour de force qu'il prouve possible, ce roman n'a qu'un intérêt à mes yeux bien faible ; même dans La Vie, Mode d'emploi, il m'arrive de trouver qu'il va trop loin dans la construction systématique et imposée et que cela ôte le naturel de l'écriture (c'est pour ça que je crois, finalement, préférer Si par une nuit d'hiver un voyageur, qui semble obéir à des contraintes plus légères). Parfois les prétextes pour changer de sujet sont un peu tirés par les cheveux. Et puis, le nombre de meurtres, de suicides et de vols qui ont impliqué les habitants de l'immeuble paraît un peu excessif (j'espère que mes voisins ne sont pas comme ça !). Mais une fois oubliées ces critiques légères il est incontestable que La Vie, Mode d'emploi est un chef d'œuvre majeur.

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(mercredi)

BiblioBlog (mes livres préférés)

Je donne immédiatement mon choix de trois livres, établi au prix d'immenses déchirements : L'Aleph de Jorge Luis Borges, La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux et Les Trophées de José Maria de Heredia. Un choix terriblement difficile à faire, comme je viens de le dire, mais que je tente de justifier un minimum :

  • L'Aleph (El Aleph) de Jorge Luis Borges, à cause de plusieurs des nouvelles qu'il contient (essentiellement L'Immortel, Le Mort, L'Écriture du Dieu et la nouvelle éponyme pour le recueil, L'Aleph). Évidemment, il est difficile de juger un recueil : il y a certaines nouvelles de Fictions (Ficciones) que je peux préférer, mais je crois qu'elles sont moins nombreuses. J'ai du mal à décrire ce qu'éveillent en moi les nouvelles de Borges, c'est surtout une satisfaction intellectuelle devant leur construction parfaite, je pense, même si l'émotion n'est souvent pas absente ; en tout cas je suis fréquemment émerveillé de voir avec quelle précision l'auteur semble précéder mes propres cheminements mentaux, à tel point que je pense parfois qu'il m'est inutile d'écrire quoi que ce soit car Borges a tout écrit à ma place et infiniment mieux que moi.
  • La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux est à mon avis tout simplement la pièce la plus parfaite jamais écrite. Je sais que son propre auteur n'aurait pas été de cet avis (il n'aimait pas tant cette œuvre). Mais je n'ai jamais ailleurs rencontré un mélange aussi parfait de l'humour et de la gravité : ce n'est pas une simple juxtaposition — l'humour est dans la gravité et inversement. Chaque scène, chaque conversation est à la fois si drôle et si profonde que j'ai envie de toutes les qualifier de kōan Zen.
  • Les Trophées de José-Maria de Heredia sont dans mon esprit l'expression la plus parfaite de la beauté de la langue française. Je sais que j'ai des goûts très académiques (pour ne pas dire positivement poussérieux), mais je me refuse à en rougir. L'alexandrin de Heredia m'enchante par sa majesté solennelle. J'ai d'ailleurs fait un effort important de saisie d'une bonne partie du texte des Trophées.

Voici maintenant, pour prolonger cette liste même si le seul choix de trois sera « pris en compte », ceux que j'ai écartés avec le plus de regret (listés à peu près en vrac) :

  • Jonathan Livingstone le goéland (Jonathan Livingston Seagull) et/ou Illusions : Le Messie récalcitrant (Illusions: the Adventures of a Reluctant Messiah) de Richard Bach. Ces livres ont eu la plus profonde influence sur moi et sur ma philosophie personnelle (même si je n'aime pas trop ce terme). Disons qu'ils m'ont aidé à construire mon regard sur le monde. Je ne les ai pas mis dans mon choix de trois parce qu'il aurait fallu choisir entre eux, d'une part, et d'autre part à cause de quelques légers reproches que je peux néanmoins leur faire (comme celui de laisser transparaître un certain théisme en filigrane qui est pourtant entièrement superflu à la philosophie exposée).
  • Le Hasard et la Nécessité (Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne) de Jacques Monod, un essai qui a également eu la plus profonde influence sur ma philosophie personnelle (on peut dire que c'est la lecture de ce livre qui a été un des éléments pour moi les plus déterminants dans l'affirmation de mon athéisme).
  • Les Villes invisibles (Le Città invisibili) et/ou Si par une nuit d'hiver un voyageur (Se una notte d'inverno un viaggiatore) d'Italo Calvino. Deux livres sans grand rapport à part leur auteur, que je regroupe parce que j'aurais aussi eu du mal à choisir entre eux. J'ai déjà parlé ici du second, qui est en quelque sorte un roman de tous les romans ; quant au premier, il est d'une poésie (mais une poésie plus dans les idées que dans la langue) et d'une beauté très rares.
  • Bug-Jargal de Victor Hugo — son premier roman, peu connu, écrit quand l'auteur n'avait que seize ans. Certains diront que c'est une histoire maladroite qui prouve que l'auteur n'était pas encore bien mûr, mais je trouve au contraire qu'elle est d'une force inouïe, et qu'elle dégage une émotion aussi forte, sinon plus, que ce qu'il a composé par la suite (même si la réflexion politique, elle, par exemple, n'a rien de comparable avec ce qu'on peut trouver, disons, dans Les Misérables, mais ce n'est pas ici le propos), sauf peut-être Hernani. En tout cas j'en ai été bouleversé quand j'ai lu ce roman.
  • Seconde Fondation (Second Foundation) d'Isaac Asimov — mais je pourrais en citer quantité d'autres du même auteur. Je me sens très proche d'Asimov du point de vue éthique, si j'ose dire, et j'aime énormément la bienveillance qui ressort clairement de la lecture de ses histoires. Mais Seconde Foundation est aussi sans doute le livre ayant l'histoire la plus intelligemment construite que j'aie jamais lu, l'œuvre d'un véritable génie combinatoire.
  • Gödel, Escher, Bach, ou peut-être Les Vues de l'esprit (The Mind's I), de Douglas R. Hofstadter (et Daniel C. Dennett pour le second ouvrage cité), des livres qui ont profondément marqué toute ma façon de penser.
  • Le Guide du routard galactique (The Hitch-Hiker's Guide to the Galaxy) de Douglas Adams (et les deux premiers des quatre ou cinq volumes qui suivent). Tout simplement le livre le plus drôle de l'Univers.
  • J'ai encore omis Bérénice de Jean Racine, une pièce qui me frappe par sa pureté et sa simplicité tant dans son intrigue que dans l'incroyable langue de Racine donc chaque vers est un bijou de force et de concision. Mais je ne mets pas la pièce dans ma liste de trois tout simplement car c'est un trop grand classique : si j'ouvre la porte dans cette voie-là, je devrais sans doute rajouter le Songe d'une nuit d'été (Midsummer Night's Dream) de Shakespeare, le Faust de Goethe, et en fait une telle quantité d'œuvres que je ne laisse plus aucune chance à quiconque (qui osera se comparer à Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Racine et Goethe réunis ? choisir trois livres n'aurait plus aucun sens).
  • Nathan le sage (Nathan der Weise) de Gottlob Lessing, une pièce d'une grande beauté, à la fois drôle et optimiste.
  • Les contes d'Oscar Wilde (je ne sais pas bien comment ils sont regroupés — mais je pense notamment à The Happy Prince), tellement beaux et touchants.
  • Bilbo le Hobbit (The Hobbit) de J. R. R. Tolkien. Que, finalement, je préfère au Seigneur des Anneaux à cause de son charme et de sa légèreté enfantins.

— mais je m'arrête là : je n'ai pas l'intention de faire une liste complète des livres qui m'ont plu, ce serait un peu longuet. Et sinon, où que je mette la limite, il y aura des déchirements : voilà juste ce à quoi je pensais sur le moment parmi mes livres préférés, et je suis sûr que j'en ai oublié de très importants.

Merci à McM pour avoir signalé cette opération BiblioBlog.

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