On dit souvent jamais deux sans trois
, mais il me semble que
c'est une pure coïncidence que, moi qui ne lis pas beaucoup de bédés
(et, à vrai dire, pas beaucoup tout court), me retrouve à évoquer
trois albums coup sur coup dans ce blog :
après celle-ci dans le style « jeu de
personnages » et celle-ci de
sociologie, disons un mot des Indes fourbes (pas si
récent que ça, et dont j'ai entendu parler au hasard
d'une mention
sur Twitter).
Mais, à vrai dire, je ne veux pas en dire grand-chose, parce que je ne veux pas divulgâcher : j'ai moi-même ouvert l'album en ne sachant essentiellement rien de ce qu'il y avait dedans, et je pense que c'est le meilleur état d'esprit pour l'apprécier.
Disons juste que le scénario est écrit par Alain Ayroles (notamment connu pour la très drôle série De Cape et de Crocs) et que les dessins sont de Juanjo Guarnido (notamment connu pour le style très léché de Blacksad) : cette combinaison d'auteurs peut déjà donner envie de lire cet album.
Disons aussi, pour les gens qui comme moi pensent que cette information a une importance, qu'il s'agit d'un album unique (pas un élément d'un cycle), et d'une histoire qui se tient à elle seule, et qui a une vraie fin. Ceci peut prêter à confusion, vu que la couverture porte le sous-titre :
Une seconde partie de l'Histoire de la vie de l'aventurier nommé don Pablos de Ségovie, vagabond extraordinaire et miroir des filous ; inspirée de la première, telle qu'en son temps la narra don Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, chevalier de l'ordre de Saint Jacques et seigneur de Juan Abad
Ce sous-titre (ou faut-il parler d'une épigraphe ?) signifie que la bédé est une suite imaginée du roman El Buscón (Historia de la vida del Buscón, llamado don Pablos; ejemplo de vagamundos y espejo de tacaños) de Francisco Gómez de Quevedo, roman picaresque, satirique et humoristique, espagnol paru en 1626 : à la fin de ce(t unique) roman de Quevedo, l'aventurier éponyme embarque pour l'Amérique pour tenter sa chance là-bas, promettant une suite que Quevedo n'a jamais écrite : c'est donc cette suite qu'Ayroles et Guarnido imaginent. La première page de la bédé est d'ailleurs composée d'une manière qui imite le frontispice du roman de Quevedo.
Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu ce dernier (et d'ailleurs je m'avoue dans ce cas) : les quelques éléments de situation sont rappelés dans la bédé, et l'histoire est de toute façon complètement différente. Cependant, il peut être bon de savoir que le thème principal du roman de Quevedo est celui des efforts et fourberies que fait son héros (un gueux, fils d'une prostituée et d'un homme qui finit pendu) pour essayer de s'élever au-dessus de sa condition : dans le roman, ces efforts sont toujours des échecs, et la morale est que, gueux il est et gueux il restera. Dans la bédé… ah ben, je ne vais pas en dire plus.
Bref, c'est l'histoire de ce Pablos, qui part pour les Indes occidentales, et qui raconte sa recherche de l'El Dorado — qu'il a peut-être fini par trouver, ou peut-être pas, là non plus je ne vais pas vous en dire plus.
C'est à la fois une histoire d'aventures picaresques (au sens original du terme), qu'on peut également rapprocher du film de casse, parce qu'il est bien question d'un casse (et même d'un très gros casse), et aussi une satire sociale, un tableau (artistique, et pas historique) de l'Espagne et de ses colonies au Siècle d'or, spécifiquement sous le règne de Philippe IV… mais c'est surtout très drôle. Pas drôle à la manière d'une bouffonnerie qui ne se prend jamais au sérieux, mais plutôt d'une histoire qui fait semblant de se prendre au sérieux, mais dont on se demande régulièrement où est le lard et où est le cochon. (Je suis un peu tenté de comparer le style à Ruy Blas de Hugo, qui se passe à peu près à la même époque, et qui réussit à être un drame immensément drôle, dont il a d'ailleurs été tiré une adaptation cinématographique un peu dans le même esprit que la bédé que j'évoque ici. On peut aussi comparer, dans une moindre mesure, à Cyrano de Bergerac : même si le panache de Cyrano est diamétralement opposé à la fourberie de Pablos, il y a un style d'humour commun.)
Et j'aime aussi beaucoup le dessin : non seulement il est très soigné mais aussi, signe d'une bonne bédé, il ne fait pas qu'accompagner l'histoire mais la pousse en avant : il y a des pages entières des aventures que raconte Pablos qui sont entièrement en images, sans un seul mot : c'est tout à fait à dessein (ha, ha), et le style en est très fort. Les personnages sont absolument truculents dans leur représentation graphique : le héros lui-même, mais aussi l'alguazil auquel il raconte son histoire, le corregidor qui vient récupérer l'argent des mines, le vice-roi de Nouvelle-Espagne, le comte-duc d'Olivares et le roi Philippe IV lui-même.
Le livre est par ailleurs truffé de références et de clins d'œil : y compris à lui-même, certainement au roman dont il prétend être une suite, et à toutes sortes d'autres choses (il est difficile, par exemple, de ne pas reconnaître une allusion visuelle au plus célèbre tableau de Velázquez — allusion qui n'est, d'ailleurs, pas gratuite — ainsi qu'à d'autres du même).
Bref, j'ai adoré ce livre, et je le recommande à ceux qui aiment les histoires d'aventures picaresques, drôles et pleines de rebondissements et de fourberies, et qui ne se prennent pas trop au sérieux.
Les Indes fourbes d'Alain Ayroles et Juanjo Guarnido, 160 pages, éditions Delcourt.