David Madore's WebLog: Sur la relativité de la culture générale

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(vendredi)

Sur la relativité de la culture générale

Comme beaucoup de geeks, j'aime collectionner les bribes d'information en tout genre (mon papa aimait me qualifier de source inépuisable de renseignements complètement inutiles). À une certaine époque — et quand je dis à une certaine époque, je dois en fait reconnaître que cette époque dure jusqu'au présent, ou du moins que je peine à me défaire de cette illusion — je me faisais l'idée d'une structure bien organisée de la connaissance, avec un champ très large, la culture générale, sur laquelle je chercherais à avoir une connaissance peu profonde mais minimale, un champ plus étroit de culture scientifique sur lequel je chercherais à en savoir plus, un champ encore plus étroit de culture mathématique où j'en saurais encore plus, etc. Comme s'il y avait une grand disque des domaines possibles sur lequel on cherche à appliquer un vernis aussi uniforme que possible de culture général, avec quelques disques imbriqués dans lequel on va appliquer des couches supplémentaires.

La réalité, dont je me suis rendu compte plus tard, c'est que ma culture générale est faite de trous. La réalité encore plus importante, dont je me suis rendu compte encore plus tard, c'est que la culture générale de tout le monde est faite de trous. Et que c'est normal et que ce n'est pas quelque chose dont il faut se lamenter.

Et quand je dis faite de trous, il faut imaginer quelque chose comme un triangle de Sierpiński ou des cercles d'Apollonius, mais en moins régulier : un grand trou d'ignorance au centre, et pour chacun des bouts qui restent, encore un grand trou d'ignorance au centre, et pour chacun des bouts qui restent, etc. — les bribes de connaissance qu'on a sont ce qui reste quand on retire tous les trous.

Ce n'est pas un problème. Le problème est qu'on se comporte souvent en croyant, ou en faisant semblant de croire, que ce n'est pas le cas.

Un exemple assez évident de ça, ce sont les « classiques ». Les classiques, comme le dit un adage bien connu, ce sont des livres que tout le monde veut avoir lu mais que personne ne veut lire. Il est sans doute plus correct de dire que ce sont des livres qu'énormément de gens font semblant d'avoir lu parce qu'ils ont un peu honte de ne pas les avoir lus. Du coup, une règle tacite et assez absurde veut qu'on se comporte vis-à-vis des classiques comme si tout le monde avait tout lu (on les cite sans préfacer la phrase d'explications sur ce dont il est question ; il est considéré comme malpoli d'offrir un classique parce que cela suggère que le destinataire ne l'a pas lu ; et ainsi de suite). Il est pourtant facile de faire tomber le masque : il y a beaucoup trop de livres considérés comme des classiques pour que qui que ce soit puisse sérieusement prétendre tous les avoir lus. Rien que les pièces de Shakespeare (qui sont « évidemment » toutes des « classiques »), il est clair que très peu de gens les ont toutes lues ou vues représentées, et d'ailleurs peu de gens doivent en avoir lu ne serait-ce qu'une seule en-dehors d'un éventuel cours d'anglais : donc vous prenez une pièce de Shakespeare au pif et vous avez un exemple d'un trou dans la culture générale de… quasiment tout le monde. Et comme Shakespeare va favoriser les anglophones, ajoutez quelques autres grands auteurs et même si on se dit qu'on va se concentrer sur la littérature européenne ou « occidentale » (whatever that may be), il n'y a pas grand-monde qui va pouvoir frimer très fort.

Et je ne parle là que d'un aspect ridiculement petit de la culture générale : la lecture de quelques œuvres « classiques ». Le phénomène est le même à tous les niveaux et dans tous les domaines : des trous, des trous, des trous.

(Le mieux pour se convaincre qu'on ne sait rien, c'est peut-être bien d'aller sur Wikipédia, et de cliquer sur le bouton article aléatoireici pour la Wikipédia francophone — et de répéter l'opération jusqu'à tomber sur un article sur lequel on soit capable de dire quelque chose de non évident.)

Un autre adage prétend que la culture c'est comme la confiture : moins on en a, plus on l'étale. Il y a de ça, mais ce n'est pas vraiment moins on en a, c'est surtout plus on veut donner l'impression qu'on en a, ou plutôt, que les autres n'en ont pas ; et ce n'est pas tellement une question de l'étaler que de mettre le projecteur dessus. Les gens qui paraissent avoir une grande culture sont ceux qui arrivent à attirer l'attention sur les domaines où ils savent des choses. S'ils ont lu Titus Andronicus (ou peut-être juste lu l'article Wikipédia, en fait), ils vont vous le faire savoir en l'utilisant comme comparaison pour décrier les horreurs auxquelles peut conduire la soif de vengeance, et vous allez vous sentir un peu bête si, comme la grande majorité des gens, vous n'avez pas lu Titus Andronicus, vous savez peut-être tout juste que c'est de Shakespeare et certainement pas de quoi ça parle, mais vous aurez un peu l'impression que vous devriez savoir. (Et quand ces gens sont encore plus habiles, ils écrivent un billet de blog sur la culture générale et mentionnent Titus Andronicus au passage, et du coup vous vous dites qu'ils l'ont certainement lu, ce qui, en l'occurrence, est complètement faux, ils ont juste parcouru l'article Wikipédia, mais ça, ils ne l'avoueront qu'à travers une parenthèse alambiquée dans le billet de blog en question, parce que ne pas avoir lu un classique c'est quand même quelque chose qu'on ne peut pas avouer.)

Bref, le secret pour avoir l'air cultivé, ce n'est pas d'avoir moins de trous que les autres dans sa culture générale, c'est ① d'attirer l'attention sur les choses qu'on sait, et ② de bluffer quand on ne sait pas, en hochant la tête d'un air bien entendu ou en répondant par des platitudes pour ne surtout pas avoir à avouer qu'on n'a pas lu, disons, Nathan le Sage.

Je ne compte pas le nombre de fois où j'ai été saisi par l'illusion que telle ou telle personne à la conversation brillante avait une immense culture et où, par curiosité ou pour tester l'hypothèse formulée au paragraphe précédent, j'ai fait exprès de dévier la conversation sur un sujet où il n'était pas possible de bluffer, et j'ai vite vu combien c'était creux sous le vernis.

Même les gens qui semblent très forts en mode Questions pour un champion ont une culture générale qui n'est pas moins de trous que tout le monde, c'est juste que les non-trous sont différemment répartis, concentrés sur les choses qui peuvent se dire en très peu de mots (façon format de question à une émission télévisée) au lieu d'être concentrés de façon disciplinaire, ce qui peut donner l'impression que leur culture est immense et transversale.

❧ Mais ce n'est pas tellement ça que je veux souligner. L'autre aspect des choses, c'est que nous avons également tendance à considérer comme faisant partie de la culture générale indispensable les domaines dans lesquels nous sommes moins ignorants. C'est sans doute une sorte de mécanisme de défense en réaction au refus de nous considérer nous-mêmes comme « incultes », entretenu par l'illusion d'une culture uniforme.

Alors certes, entre, disons, pays différents, il est très largement admis qu'il est normal qu'il y ait des différences : tout le monde conviendra qu'il est compréhensible qu'un Japonais ne soit pas capable de citer une pièce de théâtre de Racine (ou même n'ait jamais entendu parler de Racine), par exemple. Mais beaucoup vont avoir tendance à penser que c'est quelque chose que les Français, au moins, doivent avoir dans leur culture générale.

Le problème, donc, c'est que les gens qui considèrent ça le considèrent parce qu'ils ont eux-mêmes cette culture particulière, et donc ils la considèrent comme essentielle. Je ne sais pas combien de fois j'ai entendu quelqu'un se lamenter de l'inculture de nos contemporains qui n'ont pas lu Racine (ou quelque chose d'équivalent) et j'ai eu une envie qui me démangeait très fort d'interrompre le quelqu'un pour lui demander : Êtes-vous capable d'énoncer et d'expliquer vaguement le second principe de la thermodynamique ?

Généralement je me retiens parce que je suis assez polémophobe dans les conversations, mais il est arrivé que je poursuive vaguement cette remarque (ou que j'assiste à une conversation où quelqu'un d'autre la faisait) : la réaction de la personne se plaignant que les gens ne lisent plus Racine mais qui n'est elle-même pas capable de citer le second principe de la thermodynamique est typiquement quelque chose comme oui mais ça c'est une compétence technique, ça n'a rien à voir avec la culture générale.

Ce type de réaction est d'une hypocrisie impressionnante. L'explication qu'on (i.e., le même genre de personnes) nous donne généralement de l'importance de la culture générale, c'est que ça aide à comprendre le monde qui nous entoure (par exemple, qu'avoir des connaissances en Histoire ou avoir lu Racine aiderait à comprendre tel enjeu géopolitique ou tel problème moral) : or il faut vraiment avoir une sacré dose de mauvaise foi pour s'imaginer que la connaissance des bases de la thermodynamique n'est pas importante pour comprendre le monde qui nous entoure (surtout à une époque de réchauffement climatique). Du coup, je vois mal pourquoi ce serait moins de la culture générale.

(Parfois la défense est différente : Racine est un auteur que, en France, on étudie très souvent au lycée, et ce, dans toutes les filières ; la thermodynamique, elle, ne s'étudie que dans le supérieur. C'est vrai, et je pense qu'il faudrait sérieusement se poser la question de pourquoi c'est comme ça et si c'est une bonne idée. Cf. aussi ce fil Twitter (24 tweets ; ici sur ThreadReaderApp) sur ce qui pourrait constituer une « culture générale » en thermo, et qu'on ne me dise pas que c'est impossiblement technique.)

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de reprocher à qui que ce soit de ne pas connaître le second principe de la thermodynamique (mon propos est que nous avons tous de semblables trous dans la culture générale, donc personne ne peut jeter la première pierre). Ce que je suis en train de dire c'est que les gens qui ne le connaissent pas ne peuvent pas la ramener sur leur sujet préféré et essayer de faire passer ce sujet comme très important. Profiter de sa culture pour briller en société, c'est de bonne guerre (j'en rigole plus haut, mais ça n'a rien de condamnable de se mettre en valeur, et nous sommes beaucoup à le faire sous une forme ou une autre) ; mais en profiter pour médire des autres, même en leur absence ou de façon un peu abstraite, je considère cela comme assez détestable.

Et j'évoque, là, la différence de culture entre « humanités » et « sciences » (pour parler très approximativement), mais je pourrais aussi évoquer l'écart entre générations : même si je ne suis pas trop du genre à dire OK, boomer, quand j'entends de vieux grincheux se plaindre que les jeunes de nos jours n'ont plus aucune culture ou autre variante sur cette rengaine, ça me donne vraiment envie de les renvoyer à leur ignorance de, par exemple, toute la culture Internet. (Il vaut mieux résister, parce que c'est probablement encore plus désespéré de faire comprendre à un boomer que la culture Internet est une forme de culture générale que de faire admettre à un humaniste que les bases de la thermo en sont.) • Et naturellement, en plus de la différence d'appréciation entre pays, entre domaines du savoir ou entre générations, on pourrait évoquer celle entre classes socioéconomiques, et la survalorisation de la culture bourgeoise par rapport à la culture populaire : ce qui fait la violence du capital culturel, ce n'est pas la connaissance pure, c'est la force de la convention que ces connaissances- sont importantes. Mais je vais arrêter de faire croire que j'ai lu Bourdieu, parce que je n'ai pas plus lu Bourdieu que Titus Andronicus, je fais juste semblant après avoir parcouru Wikipédia.

Pour être bien clair, je ne me crois pas du tout personnellement immun à l'illusion que les choses que je sais sont plus importantes que les choses que je ne sais pas. Pour donner une petite anecdote aléatoire à ce sujet, mon poussinet me fait régulièrement écouter des morceaux de musique (typiquement dans le segment musique pop / variétés françaises des années '70 et '80) en me disant ça tu connais forcément : ce n'est pas possible de ne pas avoir entendu, et je souvent hausse les épaules en disant que j'ai peut-être entendu mais que ça ne m'a pas marqué, et en pensant qu'il me fatigue à croire que les musiques qu'il connaît sont incontournables ; et puis je ne sais plus à quel propos il a mentionné qu'il ne connaissait rien de Bob Dylan, et là j'ai été victime exactement du même effet de perspective (Blowin' in the wind tu connais forcément : ce n'est pas possible de ne pas avoir entendu !), avec les mêmes arguments de mauvaise foi que je dénonce plus haut (quand même, Bob Dylan, il a eu le prix Nobel de littérature, ce n'est pas n'importe qui), et c'est justement cette observation de ma propre mauvaise foi qui m'amène à écrire toute cette réflexion.

Et ce qui est intéressant aussi, c'est que cette illusion de perspective sur la culture générale (croire que ce qu'on sait est très important) s'applique non seulement à la culture générale, justement, mais aussi dans n'importe quel sous-domaine. Ce que je veux dire, c'est que parmi les mathématiciens (et je suppose que c'est pareil dans n'importe quel autre domaine, il se trouve juste que je connais et peux observer celui-là), il y a une culture générale mathématique… qui est tout autant un fantasme que la culture générale tout court : je ne sais pas quelles sont les connaissances réellement communes à une majorité de mathématiciens (et il semble que personne ne sache), mais ce que je sais, c'est que chacun a tendance à surestimer à quel point la communauté mathématique connaît les résultats avec lesquels il est personnellement familier, et même à les considérer comme incontournables. (Comme le dit un commentaire de la question MathOverflow que je viens de lier, j'aurais eu tendance à penser que quasiment tous les chercheurs en maths savent ce qu'est un espace de Hilbert, mais ayant discuté avec des gens proches de l'informatique théorique, je n'en suis plus si sûr.) Ceci vaut aussi pour les très grands mathématiciens : je ne sais plus où j'avais lu que John von Neumann ne savait pas qu'on obtenait un tore en recollant les côtés opposés d'un carré (il était tombé sur une discussion de collègues autour de ce dessin, il avait demandé ce que c'était, et il était tout amusé de l'apprendre) ; et Jean-Pierre Serre, il n'y a pas longtemps, m'a demandé ce qu'était le nombre chromatique d'un graphe quand j'ai utilisé ce terme pour lui décrire le problème de Hadwiger-Nelson ; je sais bien que Terence Tao a l'air d'être l'exception et de tout savoir dans tous les domaines, mais je soupçonne que c'est aussi une illusion.

Où est-ce que je veux en venir en racontant tout ça ? Je ne sais pas très bien, mais disons au moins (quitte à bousculer au passage quelques portes ouvertes) que l'idée de valoriser le fait d'avoir une « grande culture » a quelque chose d'assez malsain : au mieux c'est un critère de substitution pour la curiosité intellectuelle, mais pour ce qui est de la connaissance elle-même, nous avons tous accès à Wikipédia donc une culture générale virtuellement infinie — à la limite le critère plus pertinent à juger c'est plutôt de savoir si on est prêt à ouvrir Wikipédia et à en apprendre plus dès qu'on tombe sur un trou de sa culture déjà apprise.

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