Le neuf mai est le jour où je me balade normalement dans la rue avec un drapeau européen sur les épaules en fredonnant l'Hymne à la Joie. Comme aujourd'hui je n'ai pas eu le temps, je vais plutôt tâcher d'expliquer pourquoi je m'obstine à vouloir croire à la construction européenne alors que, entre la montée du nationalisme et de l'intolérance, les tergiversations autour de l'accueil des réfugiés, les déboires économiques de différents pays, et le Brexit à venir, la marée a l'air d'avoir tourné (<insérer ici la trop célèbre citation de l'acte IV scène 3 du Jules César de Shakespeare>).
Fondamentalement, je serais plutôt universaliste ; mais un minimum
de réalisme m'oblige à concéder que la construction d'une communauté
des peuples mondiaux n'est pas pour demain, et toute imparfaite
qu'elle est, l'Union européenne est la meilleure implémentation que
j'aie une chance de voir, dans la vie qui m'est impartie, de la
devise : unis dans la diversité
. Fondamentalement, je
m'intéresse plus à l'idée d'un rapprochement autour de certains idéaux
des cultures et des valeurs qu'à un projet politique ; mais de
nouveau, une forme de Realideologie
(?) m'amène à soutenir la
construction politique comme un compromis raisonnable.
Ce qui est sûr, c'est que je n'arrive pas à me sentir un
attachement à ma nationalité française autrement que comme une mention
sur mon passeport : quelle que soit l'idée que j'essaie de faire de la
France, celle de Colbert (pour le roi, souvent — pour la patrie,
toujours
) ou des instituteurs de la IIIe République (nos
ancêtres les Gaulois
), elle ne provoque chez moi qu'une vague
d'indifférence. (J'ai un certain attachement pour la langue
française, mais il n'y a que les Français pour s'imaginer qu'ils en
sont en quelque sorte propriétaires ; et même la langue française, je
n'y suis pas tant attaché que simplement conscient du fait que je la
maîtrise mieux qu'une autre. J'ai aussi un profond attachement pour
des personnes et des endroits, chers à mon cœur, qui se trouvent être
en France, mais mon attachement les suivrait ailleurs s'ils
bougeaient.)
Si je considère les étiquettes qui peuvent servir à me définir
(geek
, mathématicien
, garçon
, homosexuel
, urbain
, parisien
, athée
,
que sais-je encore), et que j'essaie de les ranger par ordre de
pertinence subjective ou d'attachement émotionnel, français
viendra loin derrière européen
, peut-être même
derrière canadien
(surtout depuis l'élection de M. Trudeau
fils), alors même que mes connexions personnelles avec le Canada sont,
disons, ténues. (En fait, si on doit trouver une valeur à mettre
derrière l'identité canadienne idéale, il est possible que ce ne soit
pas très différent de l'identité européenne idéale : à savoir, la
volonté d'une société tolérante et multiculturelle.) Assurément,
c'est avant tout parce que les personnes que je croise ou dont
j'entends parler qui revendiquent haut et fort leur lien avec la
France me sont généralement répugnantes, ce qui n'est pas le cas avec
ceux qui se revendiquent comme européens ou canadiens : mais c'est
inévitable, toutes ces étiquettes n'ont pas tant de sens en
elles-mêmes que par ce qu'en font les gens qui veulent bien les
porter. Or si je laisse un peu de côté l'idéal tous les peuples se
valent
et que j'essaie d'imaginer un peu quelles sont les valeurs
spécifiquement françaises, je ne trouve pas grand-chose, ou en tout
cas pas grand-chose que j'aurais envie de mettre en avant. Les
valeurs européennes, en revanche, on peut encore imaginer qu'elles
soient à définir, à commencer justement par celle-ci : d'avoir réussi
à supprimer des frontières au lieu d'en créer (ces jours-ci, il faut
le dire vite, mais tout n'est pas encore perdu).
L'Histoire manque d'exemple de peuples qui se sont unifiés autrement que par la force ou pour faire face à un ennemi commun. Alors parfois on se sent obligé d'inventer un ennemi commun à l'Europe (sur toutes sortes de plans : ça peut être des terroristes comme ça peut être un concurrent économique). Je ne crois pas trop à cette approche, ni à l'argument consistant à dire que les peuples d'Europe n'ont pas d'autre choix que de s'unir s'ils veulent avoir une importance quelconque dans le monde de demain : c'est sans doute vrai, mais ça reste un très mauvais argument (ne serait-ce que parce que « avoir une importance » n'est pas un but particulièrement louable, au mieux c'est un moyen pour un but louable comme la défense de certaines valeurs). Une Union européenne qui se construirait par opposition au pouvoir économique de la Chine ne serait pas une construction très intéressante. On peut aussi se rendre compte que les touristes chinois, et même dans une certaine mesure les Américains, mettent déjà l'Europe dans un seul sac sans trop chercher à différencier entre ses provinces que sont l'Espagne, l'Italie, la Pologne, etc. ; et peut-être bien qu'ils ont raison de trouver que les différences culturelles entre ces provinces, même si elles sont réelles, sont somme toute assez mineures par rapport à celles du pays dont ils viennent. Les Européens ignorent peut-être trop souvent tout ce qui les rassemble, i.e., pas seulement l'Eurovision (j'ai le souvenir amusé de toutes sortes de discussions, sur des forums informatiques entre Européens, où quelqu'un cherche à décrire une spécificité ou bizarrerie de son pays, et bien souvent on se rend compte que toute l'Europe a ça).
Il est de bon ton de se moquer des valeurs que l'Union européenne
et le Conseil de l'Europe essaient d'incarner : quand le prix Nobel de
la paix 2012 a été annoncé, il y a surtout eu des réactions d'hilarité
généralisée. Bien sûr
nous disent les souverainistes qu'on
n'a pas besoin de cette usine à gaz pour ne pas faire la guerre à nos
voisins
(c'est bien connu, les peuples d'Europe ne font jamais la
guerre à leurs voisins, ça fait tellement XXe siècle) : ça me
fait penser à la blague qu'on dit être la préférée d'Einstein, selon
laquelle le Soleil est bien moins utile que la Lune parce que le
Soleil éclaire alors qu'il fait jour tandis que la Lune éclaire
pendant la nuit — l'Union européenne ne sert pas à maintenir la paix
en Europe puisqu'elle a été mise en place pendant une période
paisible. Bien sûr
nous disent encore les
souverainistes qu'on
n'a pas besoin de la Cour européenne des Droits de l'Homme, notre
Constitution garantit déjà très bien les droits fondamentaux
(et
bizarrement, quand d'autres pays se font condamner, c'est qu'ils sont
moins bons que nous, mais quand notre pays, qui ne saurait mal faire,
est condamné, c'est que les juges sont des eurocrates déconnectés de
la réalité).
On attaque souvent l'idée d'un état fédéral européen en
demandant : mais tu ne voudrais quand même pas être dirigé par les
Allemands ?
(ça marche aussi avec d'autres pays, mais ce sont
souvent les Allemands qui sont pris en exemple). Franchement, cette
objection me laisse de marbre. Le problème avec les Allemands qui ont
occupé la France il y a trois quarts de siècle, ce n'est pas tant
qu'ils étaient Allemands, c'est qu'ils étaient nazis et
qu'ils l'ont, justement, occupée militairement. Mais si
c'est fait dans le cadre d'institutions démocratiques et dans le
respect de mes droits fondamentaux, je ne vois pas pourquoi je
préférerais que les lois qui me gouvernent soient écrites (uniquement)
par des Français que (en partie) par des Allemands ; et en fait, au
rayon des démocraties qui fonctionnent relativement bien, l'Allemagne
me semble actuellement plutôt un des meilleurs exemples qui soient,
donc en fait je n'ai pas spécialement de problème à être aussi dirigé
par des Allemands. Mais les Allemands ne sont qu'un exemple : ce que
je voudrais croire, dans la construction européenne, c'est que les
défauts dans les cultures politiques des uns et des autres
s'annuleraient alors que leurs vertus se cumuleraient — c'est
évidemment idéaliste, mais ce n'est pas absurde si on imagine un
méta-débat sur la manière de gouverner, ou si on remarque que les
nationalistes ont plus de mal à se mettre d'accord entre eux que les
partis plus respectables. En tout état de cause, je ne trouve pas que
les institutions françaises, avec leur accumulation scandaleuse de
pouvoir personnel entre les mains du chef de l'État, l'Assemblée
nationale qui ressemble à une chambre d'enregistrement, et le Sénat
qui est une gifle au principe même de la démocratie, soient meilleures
que les institutions européennes.
Je crois beaucoup à l'équilibre des pouvoirs (ce que les Américains
appellent checks and balance
), j'en ai par
exemple parlé ici. C'est pour ça
que je voudrais voir trois niveaux de gouvernement d'à peu près
égale importance : régional (en ce qui me concerne,
l'Île-de-France), national (la France) et continental (l'Union
européenne). En ce moment, l'échelon national a une puissance
démesurée par rapport aux deux autres (à commencer par le pouvoir de
supprimer la collectivité régionale et de quitter l'union
continentale ; pouvoirs que je trouve qu'il ne devrait pas avoir) :
c'est surtout pour cette raison que je me dis à la
fois régionaliste francilien et
fédéraliste européen — ce qui n'a rien de contradictoire. (Je force
le trait en parlant d'indépendance de l'Île-de-France, mais
une forme d'autonomie serait bienvenue.)
Bien sûr, je ne prétends pas que l'état actuel des institutions ou
l'intégration actuelle de l'Union soient parfaits. Je pourrais
décrire les changements que je voudrais voir apportés aux
institutions, mais ce serait un peu technique et d'intérêt limité : le
résumé simple est évidemment plus de pouvoir au Parlement !
.
Mais ce que je voudrais surtout, c'est que l'Union serve de mécanisme
de solidarité, c'est-à-dire de répartition des richesses, et donc que
les pays les plus riches (dont la France, qui est un chouïa au-dessus
de la moyenne européenne sur la plupart des indicateurs de richesse)
payent pour les plus pauvres : cette solidarité est actuellement
inexistante, et l'idée en est quasi taboue, mais si il y a un
espoir qu'elle se mette en place, ce ne peut être qu'en passant par
l'Union européenne. Certains me disent que ce rêve de solidarité
européenne est impossible, ou ne pourra se réaliser que dans de
nombreux siècles : ils ont peut-être raison, mais quand on mesure la
rapidité du progrès déjà effectué, dans ce domaine mais aussi
concernant d'autres causes importantes (les droits des minorités
sexuelles), il me semble que le fait qu'il reste beaucoup de chemin à
parcourir ne doit pas être une raison de désespérer.
Je ne prétends pas non plus que les politiques de l'Union me satisfassent. (Disons surtout que c'est un ensemble très hétérogène, et impossible à résumer ou à juger en bloc ; je constate cependant, sur beaucoup de débats, que je me sens globalement plus proche des positions défendues par le Parlement que par celles retenues par le Conseil : raison de plus pour vouloir plus de pouvoir au Parlement, mais aussi, de trouver me méfier des États membres.) Seulement, je m'abstiens de jeter le bébé avec l'eau du bain : quand la politique du gouvernement français me déplaît, je ne brûle pas de drapeaux français, je brûlerais éventuellement les photos de ceux qui auraient pris des décisions que je rejette : je trouve idiots ceux qui ne sont pas foutus d'appliquer la même logique à l'Union européenne (ou, du reste, à n'importe quel pays étranger), et qui n'arrivent pas à séparer mentalement les actions d'institutions quand même vaguement démocratiques, et l'entité que ces institutions animent. En vérité, je ne suis pas terriblement content des gens qui gouvernent actuellement ni l'Île-de-France, ni la France, ni l'Europe.
Mais peut-être que ce qui me convainc le plus du bien-fondé de la
démarche de construction européenne, c'est de regarder quels sont ses
ennemis. Il est idiot en général de juger un projet par ses ennemis,
mais l'hostilité des mouvements d'extrême-droite à l'Union européenne
est plus qu'un accident : ils se rendent bien compte, et justement, à
quel point la construction européenne est le pire danger pour leurs
idées nationalistes ; comme je pense que l'essor des partis
d'extrême-droite est un des plus graves dangers qui menace l'Europe
(je devrais sans doute en reparler, mais une autre fois), il est
logique que je soutienne ce qui semble la meilleure arme contre eux.
Globalement, plus j'entends Mme Le Pen parler de son petit horizon
franchouillard étriqué, et plus je me sens europhile. (Quant à
l'idée, parfois avancée, que l'Union européenne serait justement
responsable, peut-être par son manque de démocratie, pour la montée du
nationalisme, à part que ça ressemble à rendre le médecin responsable
de la maladie parce qu'à chaque fois qu'on est chez lui on est malade,
de toute façon ça ne marche pas vu qu'en Suisse, pays censément
ultra-démocratique et non membre de l'UE,
l'extrême-droite — celle qui se prétend du centre
— frôle les
30%.)
Je devrais finir par dire un mot du Brexit : là aussi, je devrais
peut-être en parler plus longuement une autre fois, mais toujours
est-il que je suis complètement persuadé qu'il aura lieu ; je ne sais
pas si je dois le déplorer (comme début du détricotage de l'Union) ou
m'en réjouir (comme début d'une intégration accrue), mais il est
certain que le Royaume-Uni n'a jamais voulu rien d'autre qu'une union
économique, et je préfère qu'il s'en aille que de limiter
l'UE à une simple union économique. La campagne du
camp Remain ne parle que des aspects
économiques (à quel point ce sera un désastre pour le Royaume-Uni s'il
quitte l'UE, ce qui est peut-être vrai ou peut-être pas,
mais ce n'est pas le point qui compte) ou parfois de sécurité :
peut-être qu'ils n'ont pas le choix parce qu'il est trop tard pour
expliquer aux électeurs l'intérêt d'une union politique quand on leur
a vendu une union économique, toujours est-il que maintenant ils sont
forcés d'être muets face à ceux comme M. Farage ou (l'ancien maire de
Londres et futur Premier ministre) M. Johnson qui parlent de perte
de souveraineté
— c'est pour cela qu'ils (ceux qui proposent de
rester uniquement pour des raisons économiques et sécuritaire)
perdront leur referendum.
Pour ma part, cette fameuse perte de souveraineté
pour la
France est exactement ce que j'attends de l'Union européenne.