Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en
haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble
les entrées de la catégorie Politique :
il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi
rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top).
Some entries are classified into one or more “categories” (indicated
at the end of the entry itself), but this organization isn't very
coherent. This page lists entries in
category Politics: there is a list of
all categories at the end of this page, and
an index of all entries. The
permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Surtout, ne parlons pas de l'élection présidentielle ! (Ils en ont parlé.)
Comme je
le disais
récemment sur Twitter, les résultats électoraux font toujours
l'effet d'un choc même quand on sait qu'il est logiquement impossible
qu'il en sorte quelque chose de bon. Il y a un effet psychologique à
la révélation soit qu'on a attrapé la peste soit qu'on a attrapé le
choléra, de même qu'il y a une violence psychologique inouïe à devoir
choisir entre les deux (ou à choisir de ne pas choisir, mais en
sachant on aura quand même l'un des deux), qu'on devrait
logiquement ressentir dès que cette fatalité devient évidente,
mais qui ne se concrétise que quand on est face à la révélation même.
J'ai eu beau me dire je me fous de ces résultats, ils seront
forcément un désastre, ça n'a pas marché.
Je ne suis pas du genre à crier tous pourris (et de toute
façon la faute que je vois n'en est pas tant aux candidats qu'à une
combinaison entre le mode de scrutin et surtout le modèle
présidentiel, cf. ci-dessous), c'est bien la première fois que je
ressens une aversion pareille pour tous les candidats, pourtant fort
nombreux, qui se présentaient à cette élection : peste, choléra,
fièvre typhoïde, cancer du pancréas… (est-ce que parmi tous les fils
humoristiques du type candidats à la
présidentielles as <truc> — où
<truc>
= projections
cartographiques, trains, races
de
vaches, systèmes
électriques, équations
de la
physique, éditeurs
texte, etc. — personne n'en a fait un avec les maladies graves ?
bon, y'a
ça).
Alors certes, je ne m'attendais pas à trouver une personne
candidate qui se prononce simultanément pour toutes sortes de choses
que j'approuverais, comme : ⁃ une restauration de services publics
forts, ⁃ la mise en place d'un revenu universel permettant de ne pas
centrer la vie des individus autour du travail rémunéré, ⁃ un pacte
écologique scientifique avec une place prépondérante donnée à
l'énergie nucléaire (avec construction d'un maximum de nouvelles
centrales) pour réduire les émissions de CO₂ et des taxes pigouviennes
sur les pollueurs, ⁃ la relance d'une intégration européenne accrue,
⁃ le rejet explicite de tout nationalisme ou isolationnisme, ⁃ une
stabilisation de la dette publique financée par une fiscalité
progressive et redistributive, ⁃ des réformes constitutionnelles et
organiques pour limiter les pouvoirs du président de la République,
redonner le rôle de premier plan au parlement et la présidence du
conseil des ministres au Premier ministre, mettre en place un scrutin
plus représentatif à l'Assemblée nationale, (je n'ose même pas parler
de réforme du Sénat,) et transformer le Conseil constitutionnel en
cour de justice complètement séparée du pouvoir politique, ⁃ une
protection claire du droit à manifester sans se heurter à la brutalité
policière, ⁃ des moyens accrus donnés au Défenseur des Droits, ⁃ une
politique judiciaire qui cherche vraiment à privilégier la réinsertion
sur la punition, ⁃ une politique de santé publique qui condamne
catégoriquement les errements répressifs lors de la pandémie de covid,
⁃ une réforme en profondeur du droit d'auteur pour mettre fin à ses
excès, ⁃ la dépénalisation de l'usage de toutes les drogues
récréatives et celle de la vente du cannabis, ⁃ des simplifications de
procédures administratives (par exemple la suppression de cette
idiotie qu'est le justificatif de domicile), ⁃ la suppression de toute
mention du sexe des individus de l'état-civil, des papiers d'identité
et de tout fichier de l'Administration, ⁃ le rejet clair de toute
forme de service national obligatoire comme constituant une forme de
servitude anachronique, ⁃ une revalorisation des métiers de
l'enseignement et de la recherche, la fin de la recherche
« compétitive », « darwinienne », et la possibilités de financements
autrement que par seuls projets, ⁃ un grand plan de transparence de
l'accès aux documents administratifs sous forme informatisée et en
données ouvertes ⁃ et je veux bien cent balles et un mars aussi. Je
me doute bien que plein de gens ne seront pas d'accord avec ça, et il
est normal qu'aucun candidat ne le propose. (J'oublie sans doute
plein de choses dans ma liste de toute façon. Par ailleurs, ce n'est
pas la peine de me dire que ce que je liste est vague, irréalisable
voire auto-contradictoire : si vous n'avez pas remarqué que les
projets des candidats sont toujours vagues, irréalisables et
auto-contradictoires, c'est que vous n'avez jamais lu un programme
politique. Je précise cependant à toutes fins utiles que ceci n'est
pas un programme et que je n'ai aucune intention de me présenter à
quelque élection que ce soit.)
Bref, je n'en demandais pas tant, je sais bien que quand on vote il
faut accepter d'avaler des grosses couleuvres, mais disons que
ç'aurait été agréable qu'il y eût au moins une personne,
parmi ces candidats, que je trouve susceptible de faire moins de mal
que de bien, ou disons, moins de mal qu'une théière, — la théière
étant quelque chose à qui on ne craint pas trop d'accorder les
pouvoirs démesurément dangereux du président de la République
française. J'ai quand même voté pour quelqu'un (peut-être du niveau
« tuberculose » dans les maladies graves ?) parce que voter blanc ne
permet pas d'avoir une théière présidente, mais c'est tout de même
affligeant, et je crois que je ne suis pas loin d'être le seul
affligé, que la moins pire option pour le second tour soit le mec qui
il y a deux ans a fait fermer les forêts et fait signer des papiers
débiles à 70M de personnes pour mettre le nez dehors, pour une
infection respiratoire(!).
Il serait bien sûr bon que les électeurs français se rappellent
qu'ils peuvent limiter le pouvoir de nuisance de la personne élue à la
présidentielle en lui donnant une assemblée politiquement opposée, ce
qui rapprocherait un peu l'Élysée du niveau théière, et donnerait aux
Français la satisfaction d'avoir rembarré non pas onze mais douze des
douze candidats à la présidentielle. Ce n'est pas idéal, ça reste
plus dangereux qu'une théière (par exemple parce que le général
De Gaulle a par inadvertance égaré une arme atomique à l'article 16 de
la Constitution, qui dit le président de la République peut, à tout
moment et sans rendre de compte à personne, sur une décision qui ne
revient qu'à lui et qui n'est susceptible d'aucun recours, transformer
la France en dictature : sympa ; au moins, un parlement hostile
pourrait tenter une procédure de destitution), mais ce serait déjà
quelque chose. Malheureusement, je ne crois pas que les Français
aient bien compris qu'ils ont le droit de voter différemment aux
législatives qu'à la présidentielle, donc ça reste sans doute un
espoir naïf de ma part.
Le problème des dangers du pouvoir n'est pas neuf, bien sûr. Ce
n'est pas difficile à comprendre : être président, c'est un boulot
horrible, où on n'a pas une minute pour soi, où on doit sans arrêt
gérer les merdes, où tout le monde vous demande de tout faire au sujet
de tout, et où tout le monde finit par vous détester, où on est obligé
de rencontrer plein de gens chiants ou cons ou meurtriers et de faire
semblant de les trouver intéressants, intelligents et gentils, et où
on passe des années sans dormir une seule nuit correcte. Pour vouloir
un tel boulot, il faut être un dangereux psychopathe
tellement obsédé par le pouvoir et la grandeur de soi qu'on juge que
le hochet suprême de la présidence compense tous ces inconvénients.
De là résulte le fait qu'aucune personne qui a envie de devenir
président ne devrait être autorisée à approcher à moins de 100km du
bouton nucléaire ou d'aucun des autres pouvoirs qui vont avec le
hochet :
To summarize: it is a well known fact, that those people who most
want to rule people are, ipso facto, those least suited to do it. To
summarize the summary: anyone who is capable of getting themselves
made President should on no account be allowed to do the job. To
summarize the summary of the summary: people are a problem.
― Douglas Adams, The Restaurant at the End of the
Universe (chap. 28)
Ça doit déjà être dans la République de Platon, sauf
que Platon n'écrit sans doute pas dangereux psychopathe, il
écrit plutôt en effet Socrates tu as raison il a certainement
toutes les qualités d'un chien ou quelque chose de chiant comme
ça. Et surtout, Platon est super méga hypocrite parce qu'après avoir
expliqué qu'il ne faut pas donner le pouvoir aux gens qui veulent le
pouvoir, il explique qu'il faut le donner aux philosophes, comme lui
qui vient de nous exposer plein d'idées hyper dangereuses sur ce que
les philosophes feraient avec le pouvoir ou sur l'éducation des
gosses, alors bon, paille poutre tout ça.
Et de fait, quand on regarde l'ensemble des anciens présidents
français ou même des gens qui ont été des candidats crédibles, il n'y
en a pas des masses dont je n'ai pas l'impression qu'ils soient
humainement infects et dangereusement obsédés par le pouvoir.
(Indépendamment du fond de leurs idées et de leurs autres défauts pas
difficiles à trouver, François Hollande et Alain Juppé sont peut-être
de ceux-là.)
Presque n'importe quelle mesure qui conduirait à dépersonnaliser le
pouvoir politique serait bienvenue dans la situation absolument
pourrie où nous a laissé De Gaulle avec son obsession du pouvoir
personnel : qu'il s'agisse d'un régime parlementaire, d'une présidence
collégiale ou tournante… n'importe quoi qui limiterait les pouvoirs de
nuisance accordés aux dangereux psychopathes qui se font élire, ou
l'attrait du poste pour les dangereux psychopathe, mais aussi son
caractère pénible pour les non psychopathes (si le pouvoir est réparti
entre plus de gens, il est à la fois moins attirant pour les avides de
pouvoir mais aussi plus attirant pour les personnes qui veulent
simplement servir leur pays et pour qui le stress de trop de
responsabilités, ou l'impossibilité de dormir correctement pendant
cinq ans, est un repoussoir).
À titre d'exemple, un changement minimal sur la
constitution française, qui serait déjà un immense progrès,
consisterait à élire tous les cinq ans non pas une personne,
mais un collège de cinq personnes (en bloc, selon la même procédure
qu'on élit une personne actuellement — pas que j'aime cette procédure,
mais je veux évoquer un changement minimal), qui ensuite exercerait le
pouvoir chacune pour un an, dans un ordre tiré au sort après
l'élection (et qui pourraient aussi servir de suppléants en cas de
décès ou d'incapacité temporaire de la personne titulaire) : cela
rendrait la charge moins attirante pour les non psychopathes, plus
supportable pour les non psychopathes, et cela éviterait que les
campagnes se concentrent autour du charisme personnel de la personne à
leur centre.
Mais comme le pouvoir de faire un tel changement repose
essentiellement dans les mains des dangereux psychopathes contre
lesquels il servirait à nous protéger, autant dire que ça n'arrivera
pas.
Je ne parle pas souvent politique sur ce blog, et je n'aime pas
trop ça, mais ce qui suit est un point auquel je pense souvent, et
comme une
discussion récente sur Twitter (qui est partie de la question de
savoir si les pilotes de course moto ont des clauses dans leur contrat
leur interdisant de rouler à moto sur route, et si une telle clause
serait légitime et/ou permise par le droit français) m'a amené à
m'exprimer à ce sujet, je vais essayer de rassembler mes idées un peu
mieux (c'est-à-dire plus longuement) qu'une collection de tweets ne le
permet. Si vous voulez juste le résumé, lisez les points énumérés en
caractères
gras ci-dessous.
Le sujet concerne les contrats, au sens juridique, et surtout au
sens de la philosophie du droit qui les sous-tend. Ce que je veux
dénoncer, et cette dénonciation devrait être un grand enfonçage de
portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans la potion de
banalité, c'est l'idée des contrats librement consentis par les
contractants et l'argument complètement bullshitesque si tu n'es
pas content, il ne faut pas signer.
De quoi est-ce que que je parle ? Il existe une philosophie
politique, parfois connue sous le nom de libéralisme mais comme
ce mot désigne tout et n'importe quoi il faut peut-être l'éviter ou le
qualifier comme libéralisme classique à la Locke, Smith et
Bastiat, que je me permet de simplifier au point de la caricature en
le résumant ainsi : primo, le but de l'État est (uniquement) de
préserver la paix entre individus (i.e., l'absence de violence) et de
leur garantir la vie, la liberté, et la propriété (qui est conçue
comme une extension de la liberté en ce qu'elle est le terrain sur
lequel s'exerce la liberté), et secundo, toute construction
sociale doit passer par des échanges entre individus, librement
consentis parce que mutuellement bénéfiques, et codifiés sous forme
de contrats, qu'il est donc du devoir de l'État de faire
appliquer (au travers d'un système juridique et notamment de cours de
justice capables de faire usage du monopole de la violence légitime
dont dispose l'État pour régler les différends et tenir chacun des
contractants à ses obligations).
Un contrat, donc, c'est un document légal (normalement
écrit et signé, mais peu importe, le système juridique définira une
façon de vérifier le consentement) par lequel deux parties ou plus
choisissent librement de se donner des obligations réciproques
(synallagmatiques), par exemple je te donne X et
en échange tu me donnes Y, se créant ainsi une
sorte de loi pour elles-mêmes, le service de l'État étant alors
de rendre cette loi applicable (i.e., d'obliger les parties à tenir
leurs promesses).
Le fondement théorique de l'intérêt de la notion de contrat peut se
comprendre, par exemple, sous l'angle de la théorie des jeux : dans
un dilemme
du prisonnier, par exemple, en l'absence de contrat, les deux
parties ont chacune intérêt à faire défaut quel que soit le choix de
l'autre, ce qui conduit à une situation collectivement pessimale ;
mais si le jeu (ou un Léviathan quelconque) permet aux parties de
signer un contrat de coopération mutuelle, en se liant les
mains de façon synallagmatique pour s'obliger à coopérer, elles
arrivent à un équilibre meilleur. Dans un jeu à somme nulle les
contrats ne peuvent pas avoir d'intérêt, mais le monde réel n'est pas
à somme nulle, il y a énormément de situations gagnant-gagnant, et
c'est là que les contrats ont leur intérêt.
La promesse de la théorie philosophique que j'essaie de résumer (et
que, de nouveau, je suis surtout en train de simplifier à outrance),
c'est — à partir de cette constatation théorique — que cette société
basée sur un État minimal qui se contente de faire appliquer les
contrats peut fonctionner de façon stable : qu'elle évite la guerre
perpétuelle de tous contre tous, qu'elle ne dégénérerait pas en
concentration excessive de pouvoirs entre les mains d'un petit nombre,
et notamment que le libéralisme évite « naturellement » les situations
de monopole par une sorte de magie du libre marché que je n'ai jamais
bien comprise (quelque chose comme il n'est l'intérêt de personne
qu'un monopole se forme, donc s'il risque de se former, une
concurrence apparaîtra), si bien que les forces restent
toujours grosso modo équilibrées (au moins si on part
d'une situation où c'est le cas) et que les contrats sont donc
légitimes.
Voilà, c'est vraiment simplifié et même caricaturé (surtout pour un
domaine du paysage politique qui incorpore énormément de diversité),
mais il y a des gens qui croient à ce genre de choses : dans une
version plus imagée pour les geeks, que l'État est (= devrait être)
une sorte de noyau de système d'exploitation de la société, qui assure
juste un mécanisme de protection entre processus et un système de
communication et d'arbitrage de ressources, et ensuite tout le reste
doit être construit au-dessus de cette couche minimale par le
mécanisme des contrats. Ça peut plaire aux geeks parce que c'est une
forme de minimalisme qui, informatiquement, se tient.
(Même si je n'adhère pas à cette vision des choses, je veux quand
même la défendre sur un point, c'est que beaucoup de gens associent le
libéralisme à droite sur l'axe politique gauche-droite : et
certainement, tant qu'on a affaire à une vision idéalisée de la
société, on peut penser un idéal libéral de droite qui est une sorte
de capitalisme glorifié où les acteurs majeurs de l'économie seraient
des entreprises ; mais je souligne qu'on peut aussi imaginer
un libéralisme de gauche, où les acteurs majeurs seraient des
associations à but non lucratif, des mutuelles, qui se formeraient
pour remplir les différentes missions de service public, le rôle des
contrats étant alors essentiellement de maintenir tous les acteurs
dans leur bonne foi. Cette société rêvée est celle d'un État minimal,
qui se contente de faire appliquer les contrats, mais avec des
services publics forts et solidaires, dont la force est justement
qu'il sont créés séparément et indépendants du risque de captation par
l'État : les services publics apparaissent parce qu'ils conduisent à
une situation gagnante pour tout le monde. Je ne développe pas parce
que ce n'est pas mon propos ici, et parce que, de nouveau, je ne crois
pas spécialement à cette utopie, mais je la mentionne pour rejeter au
passage l'idée que le libéralisme tel que défini dans les paragraphes
précédents est forcément « de droite ».)
C'est évidemment une utopie, une sorte d'utopie de la liberté comme
on pourrait avoir une utopie de l'égalité (la société communiste) ou
une utopie de la fraternité (façon peace and
love). J'aime bien les utopies parce qu'elles fournissent une
sorte de cadre de pensée auquel comparer le monde réel, mais il faut
garder à l'esprit que les utopies ne sont pas le monde réel et
que lourd
est le parpaing de la réalité sur la tartelette aux fraises de nos
illusions.
Alors bien sûr nous ne sommes pas du tout dans ce monde utopique
(certainement pas dans sa forme « de gauche », mais pas non plus, quoi
que disent ses adversaires, dans sa forme « de droite »). Mais cette
vision des choses, cette grille de lecture, a beaucoup d'influence sur
notre société réelle : à la fois du côté du droit, qui reconnaît la
notion de contrat et les garantit, même s'il y met toutes sortes de
limites, mais aussi du point de vue de la perception (psychologique,
morale…) que nous avons de la notion d'engagement (si tu n'es pas
content, il ne fallait pas signer).
Les choses que je veux dire, donc, et qui, de nouveau, sont (ou
devraient être) surtout de l'enfonçage de portes ouvertes, sont les
suivantes :
Un contrat n'est véritablement légitime (et concrètement, ne
conduira à une situation réellement gagnant-gagnant) que lorsque les
parties contractantes sont à peu près équilibrées dans leur rapport de
force. Dans le cas contraire, ce n'est pas un contrat légitime mais
moralement inique (parce qu'il ne fait qu'exploiter le jeu de pouvoir
qui préexiste), et il y a même un nom pour ça : c'est du
chantage.
Il y a un test simple permettant de savoir si effectivement les
deux parties contractantes sont dans une situation à peu près
équilibrée : c'est de regarder si elles ont réellement contribué de
façon à peu près égale au choix et à la rédaction des clauses et
termes du contrat (ou au moins, qu'il aurait été possible pour chacune
d'elle de le faire, de faire valoir ses objections). Lorsque ce n'est
pas le cas, l'une des deux parties, celle qui n'a pas pu choisir les
termes, est la partie faible, et le contrat est inique.
Notamment, mais je ne saurais le dire assez haut et assez
fort, la seule liberté de ne pas signer et d'aller voir ailleurs
ne vaut rien du tout, c'est un faux choix un peu comme la
bourse ou la vie.
L'immense majorité des contrats auxquels nous avons affaire en
tant qu'individus, sont de ce type inique. À la fois comme
travailleurs et comme consommateurs (donc à la fois en gagnant de
l'argent et en le dépensant), nous sommes victimes de ces contrats
iniques.
L'idée que l'État (ou la société, c'est-à-dire en pratique, la
justice) devrait se contenter de faire appliquer les contrats en
feignant d'ignorer cette iniquité est honteuse.
La défense des parties faibles dans les contrats doit s'organiser
autour de deux axes : encadrer ce qu'un contrat peut contenir pour en
interdire les clauses les plus typiquement scandaleuses, d'une part,
et chercher à rééquilibrer les forces, par exemple en fédérant les
parties faibles pour leur redonner de la force de négociation.
Nous sommes dans une société où on n'arrête pas de nous faire
signer des trucs et des machins. Ce rituel de la signature est un
simulacre de consentement véritablement obscène : il entretient
l'illusion d'une liberté alors que, en réalité, l'immense majorité des
signatures sont des faux choix. Lorsque la signature est apposée en
bas d'un contrat que nous avons à peine le temps de lire, et
certainement pas le loisir de négocier, ce contrat est inique, et la
mascarade de la signature sert simplement à donner bonne conscience à
toutes les parties impliquées en camouflant le chantage qui est en
réalité en train d'avoir lieu sous les atours d'un pacte librement
consenti entre égaux.
Réflexions oiseuses sur la politique « abstraite »
Je me demande si des études ou des réflexions sérieuses ont déjà
été menées sur la « politique abstraite » : ce que j'entends par là
c'est, en gros, l'étude de tous les phénomènes politiques (notamment
sous l'angle psychologique, sociologique, ou de la théorie des
jeux) débarrassés de toute considération de contenu (et
notamment de toute référence à, par exemple, un axe gauche-droite ou à
plus forte raison d'idées particulières qui pourraient instancier cet
axe) ou même de forme de gouvernement, d'époque ou de pays : la
politique abstraite devrait s'appliquer également (et
mieux : uniformément) à l'Espagne du 16e siècle qu'à la Chine
des Hàn ou aux États-Unis actuels — mais aussi à des microcosmes comme
des guerres d'idées au sein d'une communauté particulière (penser
aux guerres
idéologiques que les informaticiens sont capable d'avoir entre
eux !).
Disons pour expliquer la « politique abstraite » qu'il s'agirait en
quelque sorte de la meilleure approximation possible de
la psychohistoire
dans le monde réel. L'intérêt serait par exemple de chercher des
motifs universels. (C'est une idée féconde en mathématiques d'essayer
d'« abstraire » une théorie mathématique pour chercher à comprendre
quels sont les principes minimaux qui la font fonctionner et ce qu'on
peut dire à partir d'eux, et cela permet parfois de lui trouver des
nouvelles instances.) Et/ou de s'écarter de sa propre mauvaise foi en
cherchant à raisonner sur des choses assez vagues pour ne pas
provoquer de réaction émotionnelle de notre part. (Je me méfie
particulièrement de la mauvaise foi, à commencer par la mienne, dans
toute réflexion politique « concrète » — cf. le premier paragraphe
de cette entrée passée — et
l'abstraction permet peut-être de pallier ce problème.)
Peut-être n'y a-t-il rien d'intelligent à dire à ce sujet à part
des généralités oiseuses ? Peut-être. Voici néanmoins une ébauche de
réflexion sur un phénomène qui me semble possiblement intéressant
(même si la réflexion elle-même est sans doute oiseuse) :
Il me semble qu'un motif fréquemment récurrent de toutes sortes de
combats politiques est de se retrouver face à un choix entre deux
stratégies que je pourrais appeler la stratégie
idéaliste (ou puriste) et la stratégie
réaliste (ou de compromis). Il pourrait s'agir
par exemple de :
négocier la paix avec un ennemi (stratégie réaliste) ou poursuivre
le combat jusqu'au bout (stratégie idéaliste),
s'allier avec, ou soutenir temporairement, un ennemi considéré
comme un « moindre mal » pour faire obstacle à un ennemi considéré
comme un plus grand mal (stratégie réaliste), ou au contraire refuser
une telle alliance de circonstance (stratégie idéaliste),
modérer des revendications pour les atteindre plus facilement ou
pour se faire plus d'alliés (stratégie réaliste), ou maintenir des
revendications correspondant à ses aspirations profondes (stratégie
idéaliste),
se rallier à (ou simplement accepter) un projet imparfait mais
plus abouti (stratégie réaliste), ou maintenir un projet considéré
comme meilleur mais plus difficile (stratégie idéaliste),
voter « utile » (stratégie réaliste) ou refuser d'apporter sa voix
à un candidat avec lequel on est en désaccord trop important
(stratégie idéaliste),
— et autres variations sur le même thème. Je ne prétends bien sûr
pas que ces deux pistes simplistes, surtout formulées de façon aussi
générale, épuisent toujours toutes les possibilités stratégiques : on
pourrait évoquer la stratégie du pire (je vais revenir dessus),
la stratégie manipulatrice et encore d'autres, sans doute plus
délicates à définir en général. Un débat apparenté mais distinct
serait de savoir si la fin justifie les moyens, par exemple si
on peut se dispenser des formes quand le fond est légitime (la
réponse oui peut être rattachée à la stratégie idéaliste qui
fait primer ses Grands Principes sur les obstacles rencontrés, mais
aussi à la stratégie réaliste qui accepte le compromis comme
un moyen pour arriver à ses fins). Mais restons sur la
dichotomie présentée ci-dessus.
J'ai l'impression que le choix entre la stratégie réaliste et la
stratégie idéaliste est souvent fait de façon émotionnelle (certains
étant plus enclins à l'une ou à l'autre) et parfois même sans
considération approfondie des données du problème. C'est ce que j'ai
tenté de faire ressortir dans ce vieux
« fragment littéraire gratuit » (que j'ai déjà souvent lié).
La stratégie idéaliste a un attrait psychologique indéniable :
celui de se tenir glorieusement prêt à combattre pour ses principes
sans jamais les diluer dans les le poison de la réalité ; celui de
voir le monde avec la séduisante netteté du noir et blanc plutôt que
le flou exaspérant des teintes de gris : l'Idéal est bien plus
facilement motivant que le compromis, c'est l'Idéal
qui soude les équipes. Le danger
est évidemment double : celui, évident, d'échouer parce qu'on s'est
fixé un but inatteignable, irréaliste ; mais aussi celui, plus
insidieux, de tomber de l'idéalisme à l'idéologisme,
et de faire des bonnes intentions les pavés qui mènent vers l'enfer,
danger tout proche de celui, plus insidieux encore, de croire qu'on a
des Grands Principes alors qu'on les construit au fur et à mesure pour
coller à un agenda dont on n'a pas soi-même pas forcément pleinement
conscience (cf. l'encadré ci-dessous).
Je fais une semi-digression à ce point pour évoquer les Grands
Principes et le danger de s'inventer des Grands Principes à géométrie
variable pour coller exactement à ce que nous avons envie de faire ou
de défendre au moment donné, ou pour se donner un prétexte à cacher
notre propre égoïsme. Voici un conseil pour lutter contre la mauvaise
foi que nous avons certainement tous en la matière :
À chaque fois qu'on se dit je fais ça pour le principe, pour
vérifier que ce n'est pas une façon de faire taire sa conscience, il
est bon de se demander :
quel est précisément le principe général qu'on prétend
appliquer (est-on capable de le formuler clairement et de le défendre
sous cette formulation ?),
comment on le justifie et quels corollaires il a qui le rendent
désirable,
dans quel mesure le combat qu'on prétend mener est effectivement
relié au principe en question (est-ce qu'on combat pour ce
principe au sens où on contribue à le répande/développer,
ou par ce principe c'est-à-dire qu'on l'utilise comme une
arme pour se justifier ?),
dans quelle mesure on a combattu, par le passé, pour ce principe,
dans des circonstances où ça ne nous arrangeait pas, et dans
quelle mesure on sera vraiment prêt à le faire à l'avenir.
Évidemment, on peut toujours continuer à se mentir, mais ça devient
un peu plus difficile d'être de mauvaise foi si on se force à examiner
ce genre de questions.
Mais la stratégie réaliste a également un attrait psychologique, et
des dangers. On m'a qualifié de fanatique du compromis : je ne
suis évidemment pas d'accord mais je comprends l'idée sous-jacente à
ce reproche, la méfiance devant ma propension à tellement
rechercher la
nuance et le dialogue. Le
piège psychologique est de succomber à une forme d'irénisme forcé, et
de la prendre pour sagesse : de se laisser manipuler dans toute
négociation à céder toujours plus de terrain au nom du compromis
jusqu'à ne plus en avoir du tout. Car à force de laisser ses
principes s'éroder, on n'a plus de principes du tout.
(On comprend ici l'intérêt de parler dans des termes « abstraits »
extrêmement vagues. Je m'efforce d'avoir plusieurs contextes
politiques bien différents, et autant de situations que possible, en
tête, en écrivant ce qui précède, pour me laisser le moins possible
influencer par des idées politiques sur tel ou tel sujet concret. Une
astuce possible pour chercher l'abstraction est de s'efforcer de
penser aussi les choses du point de vue de nos adversaires politiques,
et de ne retenir que ce qu'on conclut également sur plusieurs jeux de
positions politiques très différentes.)
Bref, je pense qu'il y a à se méfier simultanément des deux écueils
qui seraient d'opter trop souvent (voire systématiquement) pour la
stratégie « idéaliste » ou au contraire d'opter trop souvent (voire
systématiquement) pour la stratégie « réaliste ».
Notamment, si j'applique ça à un des cas de figure itemisés
ci-dessus, celui sur le moindre mal :
Il y a deux erreurs contradictoire qu'on a trop facilement tendance
à faire dans une discussion politique dès qu'il est question
du moindre mal :
perdre de vue que le moindre mal est moindre,
perdre de vue que le moindre mal est un mal.
Il faut se garder des deux même à la fois même si
l'inclinaison naturelle de certains sera de tomber plus volontiers
dans l'une ou dans l'autre. Et surtout, il ne faut pas s'imaginer
qu'on ne peut que choisir l'une ou l'autre option : il n'y a que deux
mots dans moindre mal, ça ne demande pas un cerveau gigantesque
d'arriver à comprendre que les deux ont un sens et qu'aucun des deux
n'efface l'autre.
Choisir entre les deux stratégies (ici idéaliste
et réaliste) serait, logiquement, le travail
d'une métastratégie. Je ne peux évidemment pas
donner de métastratégie convenable à un niveau de généralité aussi
fumeux, mais je peux suggérer ceci : dans la mesure où on gagne à ne
pas être trop facilement prévisible (or en théorie des jeux, c'est
souvent le cas),
la théorie
de l'information laisse penser qu'une métastratégie raisonnable
devrait conduire à adopter les stratégies idéaliste et réaliste dans
des proportions au moins grossièrement comparables (de façon à
maximiser
l'entropie).
Concrètement, si vos adversaires politiques savent que vous accepterez
tous les compromis, ils vous plumeront ; mais s'ils savent que vous
n'en accepterez aucun, ils ne feront aucun effort pour ne pas vous
piétiner s'ils le peuvent : si le but est qu'ils vous prennent en
compte, il faut accepter une proportion 0≪p≪1 des
compromis ; et le même genre de raisonnement s'applique aux autres cas
de figure évoqués. Une métastratégie possible serait donc de retenir
chaque situation où on a à choisir entre les
stratégies idéaliste et réaliste, faire des statistiques
dessus, et ajuster sa propre propension à jouer l'une ou l'autre pour
viser une proportion qui ne soit pas trop éloignée de ½.
(Évidemment, il n'est pas à exclure que ce soit mon
côté fanatique de la modération qui s'exprime, combiné à ma
volonté d'avoir toujours un méta d'avance, pour conclure que la
modération doit elle-même être pratiquée avec modération — et avec un
niveau modérément modéré de modération. Bref. Mais je crois quand
même qu'il y a du juste dans ce que j'ai écrit ci-dessus.)
En fait, tout ceci devrait être un enfonçage de portes ouvertes, et
peut-être que tant que je reste au niveau « abstrait » tout le monde
se dira effectivement que c'est le cas, mais quand on instancie dans
des cas particuliers je suis persuadé que les portes ne sont pas si
ouvertes que ça. C'est un combat que chacun doit mener avec sa propre
mauvaise foi que d'identifier ses propres œillères en la matière, et
je ne peux pas faire mieux qu'énoncer des généralités, étant moi-même
en bien mauvaise position pour jeter des pierres à qui que ce soit :
mais au moins les généralités peuvent donner une indication sur où
chercher.
*
Pour donner un autre exemple de phénomène de politique abstraite
(qui peut d'ailleurs illustrer un danger de la
stratégie idéaliste ci-dessus notamment quand elle se combine à
la stratégie du pire), je peux évoquer celui des ennemis
devenant alliés objectifs
(cf. aussi ici).
Il s'agit du phénomène par lequel deux forces complètement
opposées A et B peuvent se rejoindre
tactiquement car :
chacune utilise l'autre comme un croquemitaine, un repoussoir,
pour justifier l'importance de son propre combat et de son purisme
dans ce combat,
les deux ensemble ont intérêt à ce que l'axe
politique A–B sur lequel elles sont extrémales
soit considéré comme l'axe majeur de la politique, et la question
définissant cet axe, i.e., la question sur laquelle elles
(A et B) s'affrontent, comme la question
centrale de tout le débat politique, éclipsant ainsi toute autre
question,
et les deux forces peuvent ainsi dominer toute autre force ou les
obliger à rallier l'une ou l'autre, notamment celles qui proposent des
positions intermédiaires ou, celles qui considèrent que
l'axe A–B n'est pas très important ou, peut-être
plus subtilement, pas bien défini.
Ce phénomène est banal et on en trouvera facilement quantité
d'exemples (je préfère ne pas en donner moi-même et rester dans les
généralités pour ne pas me laisser distraire par un débat politique
précis ce qui risquerait évidemment que quelqu'un s'indignât ah
mais non, ça c'est évidemment une vraie opposition importante et
sérieuse parce qu'il est du camp A ou B).
Mais la question importante est aussi de savoir comment détecter le
phénomène pour ne pas se laisser embrigader dans la
guerre A contre B ou, plus subtilement, pour ne
pas laisser notre propre mauvaise foi nous faire croire que cette
guerre est suprêmement importante (parce que nous sommes nous-mêmes
attirés par le camp A ou B). Je n'ai évidemment
pas de bonne réponse à ça, à part qu'il faut garder à l'esprit le
phénomène et toujours s'interroger non seulement sur les principes
auxquels on croit mais aussi la pertinence de la question même sur
laquelle ces principes sont construits.
Dans l'entrée précédente, j'ai
essayé de résumer la situation fort confuse du Brexit jusqu'à
maintenant (et ça a été beaucoup plus long que prévu). Entre temps,
les choses sont devenues encore plus confuses et chaotiques : d'un
côté, la CJUE a confirmé que le Royaume-Uni avait bien le
droit d'annuler unilatéralement sa décision de quitter l'Union
européenne, de l'autre, le gouvernement de Sa Majesté a annulé le vote
qui était prévu (et semblait parti pour perdre) devant faire avaliser
par le Parlement l'accord de divorce trouvé avec l'UE, et
on ne sait pas du tout ce qu'il compte faire maintenant. Toutes les
possibilités restent actuellement concevables : ratification de
l'accord qui est sur la table, un accord différent suite à une
prolongement de la période de
négociations, no-deal (= sortie brutale sans
accord), un second referendum (dont les termes restent complètement à
préciser), ou sans doute encore d'autres choses, en passant bien sûr
par un changement de Premier Ministre ou de majorité. Pour une sorte
de compte-rendu de la situation politico-diplomatique, je peux aussi
signaler ce
discours très intéressant tenu le par Ivan
Rogers à l'Université de Liverpool où il évoque neuf « leçons » du
Brexit jusqu'à présent. Par ailleurs, l'union européenne a commencé à
planifier des mesures à appliquer en cas
de no-deal, le Royaume-Uni prétend s'en
préoccuper aussi, mais il est clair que la tâche de leur côté est
tellement immense qu'ils ne peuvent pas faire quoi que ce soit de
sérieux en les quelques mois qu'il leur reste si l'accord obtenu n'est
pas accepté.
Une chose au moins est certaine : le Royaume-Uni n'en a pas fini de
parler du Brexit : quoi qu'il arrive, ce débat et la division de la
société qu'il a révélée vont continuer à hanter le pays pendant
longtemps.
(Dans ce
micro-documentaire, un journaliste italien imagine une réécriture
de l'Enfer de Dante où le Royaume-Uni est condamné à
débattre indéfiniment du Brexit. Voir
aussi cet
article sur les dangers liés au fait que le débat est à la
fois important et ennuyeux.)
Dans cette entrée-ci, je voudrais proposer quelques questions
politiques générales qui me semblent suggérées par la situation, mais
pas forcément par ses évolutions toutes récentes. Comme j'ai pris
énormément de temps pour l'écrire, mes idées sur ce que je voulais
dire ont changé plusieurs fois, et le résultat n'est peut-être pas
très cohérent, et certainement pas très équilibré. Mais comme le
temps passé dessus commence à s'éterniser et que j'en ai marre de
penser au Brexit, je publie ça comme ça. Tant pis, ça vaut ce que ça
vaut.
⁂
La plus évidente, bien sûr, que je ne veux pas vraiment discuter,
mais je ne peux pas ne pas au moins l'évoquer, c'est si l'on
pense que le Brexit est souhaitable. C'est une question pour
les Britanniques, évidemment, qui sont manifestement très divisés à ce
sujet (et ne le sont pas moins au lendemain du referendum qu'ils ne
l'étaient à sa veille). Si j'étais moi-même
Britannique[#], je n'ai
absolument aucun doute sur le fait
que l'eurobéat que je suis aurait
voté pour rester, et aurait été absolument
effondré[#2] des résultats du
vote. Mais c'est un avis personnel et, à un certain niveau, je
comprends ceux qui ont l'impression d'avoir été dépossédés de la
grandeur de leur pays[#3] par
ce qu'ils ressentent comme un léviathan
bureaucratique contre lequel ils espèrent take back
control. Même sans être Britannique, on peut se demander si et
dans quelle mesure quitter l'UE peut être une bonne chose
pour le Royaume-Uni : économiquement je suis persuadé que c'est une
idée désastreuse, mais je saisis l'agacement de voir l'économie
prendre une importance démesurée en politique, et je ne crois pas que
ce soit une saine tactique que de dire aux électeurs qu'ils ont le
choix entre A et B mais qu'ils doivent
choisir A parce que B serait un désastre
économique (c'est essentiellement ce
que je disais ici). Nettement plus intéressante est la question
de savoir si le Brexit peut être une bonne chose pour
l'UE, mais je ne vais pas en parler
ici[#4].
[#2] J'ai beaucoup
pleuré suite à l'élection de Trump, je pense que voir mon pays
quitter l'UE me ferait un effet considérablement plus
fort. J'avais notamment
expliqué ici
(et là) que je sentirais la même
violence symbolique à perdre la citoyenneté européenne qu'à être déchu
de ma nationalité pour une autre raison.
[#3] Quelque
chose comme ça,
peut-être ? (Si je n'étais pas modérément agoraphobe, j'assisterais
bien à la Last Night of the Proms à Hyde Park,
parce que je trouve un charme indéniable — un peu comme l'esthétique
steampunk, peut-être — à ces airs patriotiques anglais ou britanniques
que
sont Land
of Hope and
Glory, Jerusalem, Rule,
Britannia! et d'ailleurs
aussi I
Vow to Thee, My Country (ça ne m'empêche pas d'en trouver
les paroles éminemment détestables politiquement, je souligne : mon
appréciation est purement esthétique). Faites-moi penser à parler un
jour de la très bizarre liste de textes et paroles de chansons que je
connais par cœur sans très bien savoir pourquoi, et parmi laquelle on
trouve pas mal d'hymnes nationaux ou patriotiques ou
encore L'Internationale.)
[#4] Entre autres parce que je ne sais pas ce que
j'en pense (et je ne sais donc toujours pas si, au bout du compte, je
souhaite pour l'UE que le Brexit ait lieu).
Certainement, quelqu'un comme moi
qui comme
Victor Hugo rêve des États-Unis d'Europe, sait que
quand Winston
Churchill les appelait aussi de ses vœux, il pensait au continent
sans le Royaume-Uni, et je rends ce pays en bonne partie responsable
d'avoir transformé les idées fédéralistes de Spaak et de Monnet en un
vaste espace de libre-échange économique des Canaries jusqu'à la
Laponie et des Açores jusqu'à Chypre — ce qui n'est pas mon rêve à
moi. D'un autre côté, les progrès de l'Histoire viennent parfois des
endroits où on ne les attend pas : les traités de Rome doivent
beaucoup à l'invasion soviétique de la Hongrie et à la nationalisation
par Nasser du canal de Suez.
⁂
Une question plus générale et inquiétamment prégnante en cette
époque est de savoir ce que doivent faire des dirigeants
politiques si une idée complètement fausse se répand dans l'opinion
des électeurs. Je ne parle pas ici de l'idée pour le
Royaume-Uni de quitter l'UE ni même de celle de rompre à
terme tous les liens avec elle, mais de la représentation des
conséquences d'un no-deal.
Une tentative pour résumer la situation chaotique du Brexit
Références croisées : J'ai parlé
du Brexit ici (à l'extrême fin de
l'entrée), ici à propos de la
campagne électorale (et des arguments détestables utilisés par les
deux camps), ici sur quelques
points juridiques, ici au lendemain
du referendum, et ici à propos de
l'excellent livre d'Ian Dunt sur le sujet (le même Ian Dunt
écrit régulièrement
ici sur le sujet).
Quelle que soit l'opinion qu'on a sur le fond, toutes les personnes
ayant un peu suivi l'actualité politique britannique de ces deux
dernières années peuvent au moins être d'accord avec ceci : c'est un
chaos invraisemblable.
Essayons de résumer ce que je crois avoir compris.
(Méta : En fait, je comptais écrire une entrée sur
les questions démocratiques que soulève le Brexit, notamment sur la
question de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions il est
légitime de rejouer un referendum, ou comment faire un choix
démocratique entre trois options ; et ceci devait être simplement le
résumé préliminaire rappelant le contexte avant de discuter ces
questions. Mais ce résumé préliminaire s'est avéré déjà si long et
compliqué que je préfère publier juste ça pour l'instant, plutôt que
de risquer voir cette entrée finir dans les limbes des entrées que je
commence et que je ne finis jamais.)
Les Britanniques ont voté (le ), dans un
referendum consultatif, pour quitter l'Union européenne
(51.9% leave, 48.1% remain —
sur 72.2% de participation exprimée). Le gouvernement de David
Cameron, qui avait appelé ce referendum en espérant le résultat
contraire, a promptement démissionné ; le parti conservateur
majoritaire a (après une série de trahisons digne d'une pièce de
Shakespeare) nommé Theresa May pour lui succéder, et celle-ci est
devenue Première ministre le .
Le , Theresa May a officiellement notifié
formellement au Conseil européen, conformément à l'article 50 du
Traité sur l'Union européenne, l'intention du Royaume-Uni de quitter
cette dernière. (Cela a fait suite à une bataille juridique compliqué
pour savoir si le droit de le faire appartenait au gouvernement ou
s'il fallait l'accord préalable du Parlement : cette question
juridique a été tranchée selon cette dernière interprétation par la
Cour suprême du Royaume-Uni, et la loi autorisant le gouvernement à
agir a été approuvée le .) • À partir de cette
notification, le Traité prévoit un délai de deux ans : si un accord de
sortie est conclu dans ce délai entre l'Union européenne (représenté
par le Conseil européen votant à la majorité qualifiée et avec
l'accord du Parlement européen votant à la majorité simple) et l'État
sortant (le Royaume-Uni, donc), cet accord s'applique pour déterminer
les conditions de sortie ; sinon, au bout de deux ans, l'État sortant
cesse d'être membre de l'Union sans aucun accord
(no-deal Brexit). Ce délai ne peut être prolongé
que par un accord unanime[#] du
Conseil européen.
[#] Je ne sais pas qui a
fumé cette idée que l'accord se conclut à la majorité qualifiée mais
que pour étendre les négociations il faut l'unanimité : ça semble
complètement absurde et illogique et je ne vois aucune justification
politique, juridique, ou en théorie des jeux, à une telle procédure.
Mais passons.
Des négociations ont, donc, été menées entre l'Union européenne et
le Royaume-Uni : l'Union européenne était représentée par Michel
Barnier pour la Commission (laquelle négocie selon des instructions
données par le Conseil européen) et Guy Verhofstadt pour le
Parlement ; le Royaume-Uni était représenté par son ministre du
Brexit, c'est-à-dire David Davis pour l'essentiel du temps (puis
Dominic Raab, qui a lui-même démissionné récemment). • L'Union
européenne s'est notamment fixé trois objectifs impératifs dans les
négociations : (1) le respect des droits des citoyens de l'Union au
Royaume-Uni (à charge de réciprocité), (2) le règlement de la
contribution financière du Royaume-Uni au budget de l'Union, et (3) la
préservation de l'accord du sur le statut de l'Irlande du Nord et notamment
l'absence de toute frontière « dure » entre l'Irlande du Nord et l[a
République d']Irlande. De manière plus politique, elle a aussi
insisté sur l'impossibilité de séparer les quatre libertés constituant
l'accès au Marché unique (libre circulation des biens, services,
capitaux et personnes).
Dès le début des négociations, Theresay May a, avec l'intention
d'obtenir une plus large majorité pour négocier, provoqué des
élections anticipées au Royaume-Uni. Le résultat de ces élections
(qui ont eu lieu le ), manifestement contraire
aux attentes de la Première ministre, a été que son parti conservateur
a perdu sa majorité absolue à la Chambre des Communes tout en restant
le parti le plus important en sièges et en nombre de voix. Pour
conserver son siège, elle a dû obtenir le soutien, au moins partiel,
du parti Démocrate Unioniste d'Irlande du Nord.
Mes 0.02¤ sur la nomination de Brett Kavannaugh et la base de Trump en général
Méta : Ce qui suit est l'analyse personnelle que
j'ai faite, il y a une dizaine de jours, de la séquence conduisant à
la nomination de Brett Kavannaugh à la Cour suprême des États-Unis,
écrite pour un forum de discussion d'anciens de l'ENS et
qu'on m'a conseillé de reposter ici (je l'ai légèrement éditée au
passage). Le but principal était de répondre à
l'étonnement comment est-il possible que nommer quelqu'un qu'on
accuse d'avoir commis des agressions sexuelles aide les
Républicains dans les sondages sur les élections de mi-mandat ?,
même si je me suis un peu écarté de cette question étroite. • Je tiens
à préciser en postant tout ça qu'il s'agit de mon
interprétation de la politique américaine, qui n'est fondée sur
pas grand-chose d'autre que mon intuition (alimentée, tout de même,
par quelques lectures éclectiques, mais par aucune source précisément
citable) : je ne suis ni politologue ni sociologue ni psychohistorien,
et il est possible que je me trompe complètement sur un certain nombre
des choses que je devine, peut-être même sur toute la ligne — je ne
veux donc en aucun cas donner l'impression d'être une autorité sur
quoi que ce soit que je vais dire, je cherche juste à susciter une
réflexion. J'ai essayé d'ajouter quelques liens (qui n'étaient pas
dans mon message initial) allant vaguement dans le sens de ce que je
dis, mais il ne faut pas les considérer tant comme des sources que
comme des suggestions de lectures. Tout ceci étant dit, voici mon
interprétation :
Pour commencer, la « base » de Trump est largement constituée de
gens (typiquement des familles blanches, éventuellement évangéliques
et/ou vieillissantes, de l'Amérique rurale ou industrielle) qui
perçoivent des attaques de toutes part contre leur culture : ils sont
en train de devenir de plus en plus minoritaires (quelle que soit la
définition qu'on prend d'eux au juste) et ils se sentent
dépossédés de leur pays par les immigrés (Noirs mais surtout
Latinos qui parlent une autre langue que l'anglais),
blessés dans leur interprétation patriarchale et traditionnelle de
la famille et de l'opposition masculin-féminin par les féministes,
militants homos et trans,
humiliés dans leur conception de la grandeur de l'Amérique par un
monde de plus en plus globalisé où d'autres pays (Chine, notamment)
jouent un rôle de plus en plus important,
attaqués pour leur religion qui, n'étant plus ultra-majoritaire,
n'a plus un rôle aussi central dans la culture américaine où le
sécularisme est de plus en plus présent,
menacés dans leur culte des armes à feu par ceux qui réclament un
contrôle minimal dans ce domaine, et enfin
attaqués dans leur mode de vie par des écologistes qui pointent du
doigt les conséquences environnementales du tout-bagnole ou
tout-pétrole.
Quelques réflexions sur le tirage au sort en politique
Je n'aime pas parler de politique parce qu'à chaque fois que je le
fais, j'ai l'impression de dire des conneries brouillonnes et de
mauvaise foi, avec lesquelles je ne serai moi-même pas d'accord un an
ou même un mois plus tard. Néanmoins, j'ai l'impression que
l'exercice a quelque chose d'utile, je veux dire pour moi,
certainement pas pour mon lecteur, pour moi pour organiser mes
pensées, me rendre compte qu'elles ne sont pas intéressantes, et
passer à autre chose. Je dois d'ailleurs dire que je suis toujours
fasciné par les gens qui ont des opinions politiques très arrêtées, et
parfois j'ai l'impression que c'est le cas de tout le monde, comme si
trouver un bon mode d'organisation de la société n'était pas, euh,
quelque chose comme LE problème sur
lequel nous nous grattons la tête
depuis des milliers d'années, bizarrement les gens n'ont pas tous une
idée sur comment vaincre le cancer ou comment démontrer l'hypothèse de
Riemann mais ils ont l'air de tous avoir une idée sur comment
organiser la société, ce qui est probablement au moins aussi dur ; et
peut-être que cette tendance fait elle-même partie du problème qu'il
faut résoudre. (Vous voyez quand je dis que j'ai les idées
brouillonnes, j'ai déjà réussi à dire plein de conneries vaseuses dans
mon premier paragraphe.)
Mais ce n'est pas comme si je ne m'étais pas moi
aussi arraché
les cheveux sur la question (de
l'organisation de la société) ; ou peut-être plutôt sur la
sous-question qui est aussi la méta-question, celle des institutions
(chargées de gouverner la société), celle de la constitution idéale.
J'ai lu toutes les constitutions de la France et un certain nombre
d'autres ainsi que les traités européens, j'ai aussi lu plein de
livres sur le droit constitutionnel historique et comparé, j'ai lu
entre autres Platon et Tocqueville, j'ai bien sûr lu des expositions
mathématiques de la théorie du choix social et plusieurs
démonstrations
du théorème
d'Arrow, bref, je me suis passablement bien documenté
— und
bin so klug als wie zuvor. Je veux notamment dire que j'ai eu
plein d'idées géniales (voir par
exemple ici), dont je me suis généralement rapidement rendu compte
qu'elles n'étaient pas du tout géniales, en fait.
J'en viens au fait : parmi les idées censément géniales que
d'autres gens que moi ont eu, il y a la suivante, sur laquelle on m'a
suggéré de donner mon avis parce que je ne l'ai jamais clairement
fait. Il s'agit de l'idée, plutôt que d'élire des
dirigeants, de les tirer au sort parmi les citoyens du pays :
une démocratie basée sur le tirage au sort plutôt que sur des
élections. Plus exactement, l'idée, telle que je la comprends, est de
tirer au sort, parmi l'ensemble de tous les citoyens majeurs du pays,
une assemblée, dont le nombre de membres doit être suffisant pour
qu'elle soit représentative, et de lui confier tel ou tel pouvoir, par
exemple un pouvoir de contrôle sur tel ou tel autre organe
institutionnel, le pouvoir législatif, le pouvoir de désignation de
l'exécutif (étant entendu que l'exécutif lui-même est probablement
trop difficile à exercer collégialement par une grande assemblée) ou
enfin le pouvoir constituant (ce qui peut servir de bootstrap
au système).
Les vertus que ses partisans voient dans le tirage au sort, par
opposition aux élections, sont, de ce que j'en comprends, et en
espérant ne pas trop déformer, essentiellement les suivantes (dans un
ordre quelconque, et en étant bien d'accord qu'il y a beaucoup de
redondance entre les points qui suivent) :
Comment l'UE n'a pas cassé Internet cette fois-ci, mais les eurodéputés français ont essayé
Je n'aime pas trop commenter l'actualité ni faire du militantisme
politique sur ce blog, donc je n'ai pas du tout commenté l'histoire de
la proposition
de directive européenne sur le droit d'auteur dans le marché unique
numérique et le vote qui a eu
lieu au parlement
européen. Mais je me dis que j'aurais sans doute dû, et que ça vaut
peut-être la peine de revenir en arrière, parce que la presse, et la
presse française en particulier, qui est loin d'être impartiale dans
l'affaire, est restée étrangement muette sur la question quand elle
n'était pas carrément embarquée dans une opération de désinformation.
D'autant que l'affaire n'est en aucune façon terminée.
Pour faire court et beaucoup trop simplifié, voici comment je
résumerais les choses, en essayant pour l'instant de ne pas trop
prendre position :
Il y a, depuis septembre 2016(!)
dans le
pipeline très long et compliqué du législateur européen une
proposition de directive européenne (2016/0280/COD) qui a
pour but d'adapter le droit d'auteur aux évolutions technologiques et
de mieux l'harmoniser au niveau européen.
(Voir ici
pour le texte de la proposition intiale par la Commission
européenne[#] pilotée, en
l'occurrence,
par Günther
Oettinger, qui avait alors le portefeuille de l'économie et la
société numériques ; cela vaut la peine, au moins, de survoler les
motifs annoncés.) Après avoir cheminé pendant presque deux ans à
travers les méandres du Conseil de l'UE (je ne sais pas
exactement ce qui s'est passé pendant ces deux ans, mais
voir ici, ici
et ici
pour suivre l'état de la
procédure[#2]), le texte est
arrivé devant le Parlement européen.
L'opinion publique, ou en tout cas l'opinion publique d'Internet,
s'est alors un peu réveillée (ou s'est souvenue de ce texte) et a
accusé l'Europe de vouloir censurer Internet ou d'interdire les mèmes
et les liens, ou, de façon un peu plus sérieusement argumentée, de
faire peser des exigences démesurées sur les plates-formes de contenu
et de représenter une menace sérieuse sur l'existence même de sites
comme Wikipédia ou sur la liberté d'expression en général. Je vais
revenir sur les critiques, mais deux articles en particulier les ont
attiré : l'article 11, accusé de créer une « taxe au lien » vers les
articles de journaux, et l'article 13, accusé d'obliger les
plates-formes de contenu à implémenter des filtres automatiques pour
rechercher le contenu copyrighté sous peine d'être elles-mêmes tenues
pour coupables d'infraction. En réaction, d'autres se sont mis à
défendre publiquement la proposition, présentée comme indispensable
pour protéger le journalisme indépendant et l'accès à l'information,
ou bien pour garantir la survie de la création culturelle.
La commission parlementaire des affaires juridiques a adopté
le , par 14 voix
contre 9 (et
2 abstentions)[#3] un
rapport qui tempère légèrement certains aspects de la proposition
initiale de la Commission européenne, rend d'autres encore plus
sévères, mais globalement ne change pas son orientation. (Très
honnêtement, je n'arrive pas à décoder le sens ou la portée politique
ou juridique de certains des amendements proposés par la commission
parlementaire.) Ce
rapport Voss
propose au Parlement d'ouvrir des négociations interinstitutionnelles
(« trilogue »)
avec le Conseil de l'UE et la Commission européenne en
vue de l'adoption définitive de la directive, avec pour mandat de
négociation le texte légèrement amendé issu de la commission
parlementaire.
Le lobbying et le contre-lobbying se sont intensifiés avant le vote
en plénière. L'association Wikimédia a notamment, en collaboration
avec Mozilla, mis en place des procédures très simples pour permettre
aux citoyens européens d'appeler leurs députés européens, la Wikipédia
en Italie a décidé de se fermer complètement jusqu'au vote, du coup
même la presse qui ne parlait pas du tout du sujet en a dit quelques
mots. Et finalement, , coup de théâtre, la plénière a désapprouvé le rapport
Voss, ou plus exactement la décision d'ouvrir des négociations
interinstitutionnelles, par 318 voix contre 278 (et 31 abstentions) ;
les Verts ont demandé un appel nominal, donc on a la liste de ce que
chacun a voté,
elle est
ici (page 7, sous l'intitulé A8-0245/2018 — Axel
Voss — Décision d'engager des négociations
interinstitutionnelles).
Ce n'est pas la fin de la directive : elle sera de nouveau débattue
au parlement en septembre, mais cette fois ouverte aux amendements (et
l'interminable pipeline continuera et toutes sortes de rebondissements
seront possibles en fonction de ce que feront la Commission européenne
et le Conseil ; mais au moins le Parlement pourra s'exprimer
correctement, et ce qui est certain est que la directive ne peut pas
être adoptée contre une majorité de ses membres). Affaire à suivre,
donc.
Maintenant, qu'est-ce que je peux dire sur le fond ? En fait,
plutôt qu'essayer d'expliquer moi-même les critiques ou commentaires
de fond au sujet cette directive, il vaut sans doute mieux que je
laisse la parole à d'autres et que je fasse plutôt une liste de
liens :
Ce et ceux avec quoi/qui je suis globalement d'accord :
En tout premier, Julia Reda
(députée européenne allemande du Parti pirate, affiliée au groupe
parlementaire des Verts), qui est la principale pilote du combat
contre cette directive, publie
une page
synthétique très claire qui décrit à la fois la procédure (mieux
que je l'ai fait, évidemment), les enjeux de la réforme et ses
critiques contre la directive (notamment contre
l'article 11
et
l'article 13).
(Par ailleurs, Julia Reda est aussi l'auteure
d'un excellent
rapport sur ce que devrait être la réforme du copyright
en Europe.)
Ici
(et ici
en un peu plus vieux mais plus détaillé) la position de
l'EDRi en
réponse à certains des arguments tendant à expliquer que la directive
n'est pas si mauvaise.
Et ici
leur analyse point par point de l'article 13.
Ici
la position de la Fondation Wikimédia sur l'impact que la
directive peut avoir sur Wikipédia.
Et ici
l'avis de David Kaye, rapporteur spécial du HCDH
(Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme) sur la
promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et
d'expression. Globalement, quand le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l'homme s'inquiète d'un texte législatif, ce n'est
sans doute pas qu'on est sur une bonne pente.
Quelques articles d'information générale sur le sujet :
BBC : ici
un résumé de l'histoire après le vote,
et ici
une synthèse générale de la controverse ;
et ici un
podcast sur le sujet (enfin, les 8 premières minutes sont sur le
sujet). Je trouve que la BBC ne s'en sort pas mal pour
présenter le sujet de façon relativement impartiale.
Libération
fait ici
un compte-rendu du vote (je crois qu'ils n'ont rien écrit sur le sujet
dans la version imprimée de leur quotidien).
Le point de vue adverse (honnêtement, ce n'est pas juste de la
mauvaise volonté de ma part, j'ai eu le plus grand mal à en trouver
des argumentations en ligne) :
Une
tribune publiée par Le Monde d'artistes très
choqués de voir aujourd'hui qu'un texte sur le droit d'auteur dans le
marché unique numérique en Europe, qui prévoit notamment une plus
grande protection des créateurs sur Internet, fasse l'objet d'une
campagne de désinformation au service des grandes puissances du
numérique.
Une lettre ouverte de Paul McCartney aux députés européens :
ironiquement, je ne trouve pas de version de cette lettre qui ne soit
pas derrière un paywall, autre
que celle-ci.
Cet
article du Guardian qui souligne avant tout ce qu'ont
à gagner les grosses plates-formes de contenu comme YouTube à ce que
la directive soit rejetée.
Mais finalement, le mieux est sans doute de lire l'exposé des
motifs dans la texte de la Commission elle-même
(revoici
le lien).
Les explications d'Axel Voss (rapporteur de la commission
parlementaire) avant le vote en plénière au Parlement (je donne le
lien ci-dessous) sont également intéressantes, notamment ses
références insistantes aux grandes plates-formes américaines et son
emploi du terme kultureller Diebstahl (vol
culturel).
En vrac :
Les explications
de vote et le vote au Parlement (c'est très court, environ six
minutes, il y a juste Axel Voss
(DE, PPE) qui s'exprime pour, un rappel au
règlement[#3b] par João
Ferreira (PT, GUE/GVN) que rejette le président de séance Pavel Telička
(CZ, ALDE), puis Catherine
Stihler (GB, S&D) qui s'exprime contre, et le vote
lui-même dure quelques secondes).
Le fil
Twitter initié par (le député européen français) Jean-Marie
Cavada, qui a qualifié le vote par la plénière de Munich
culturel [sic] parce que l'Union européenne s'est couchée devant
la propagande des GAFA [re-sic].
For the record, je trouve que le ton des
textes de Cory Doctorow sur le sujet, par
exemple celui-ci,
est vraiment détestable de grandiloquence et de mauvaise foi (à peu
près au même niveau que le Munich culturel de Cavada, en fait),
même si je suis d'accord avec lui sur le fond.
Je le cite surtout comme exemple de la manière dont il ne faut
pas, selon moi, faire du militantisme (notamment, accumuler les
approximations douteuses et les phrases alarmistes comme casser
Internet — pour lever toute ambiguïté, si j'ai mis cette dernière
dans le titre de cette entrée, c'est évidemment par blague).
Maintenant, en fait, ce qui m'intéresse, ce n'est pas tellement
d'exposer pourquoi la réforme proposée est mauvaise (de nouveau, je
vous renvoie aux pages de Julia Reda, qui fait ça mieux que moi en
très court ou en très long), mais d'essayer de comprendre la position
adverse (cf. ce que je racontais
ici).
Et plus spécifiquement, ce qui est préoccupant, c'est que sur les
69 eurodéputés français ayant participé au vote au vote (sur 74 au
total), 61 ont voté pour la directive, 8 contre, soit presque 90% de
pour, allant de la gauche anticapitaliste (Patrick Le Hyaric,
Marie-Pierre Vieu) à l'extrême-droite (Steeve Briois, Bruno Gollnisch)
en passant par les libéraux (Jean Arthuis, Jean-Marie Munich
culturel Cavada), la droite gaullienne (Michèle Alliot-Marie,
Brice Hortefeux), les sociaux-démocrates (Pervenche Berès, Vincent
Peillon) et la moitié des verts (José Bové). Les huit qui ont voté
contre sont : l'autre moitié des verts (Pascal Durand, Yannick Jadot
et Eva Joly), une front de gauche (Marie-Christine Vergiat), et quatre
d'extrême-droite (Mireille d'Ornano, Sophie Montel, Florian Philippot
et Nicolas Bay). Aucun autre pays ne semble avoir été aussi engagé
pour cette réforme que la France
(voir ici
pour la liste des votes pays par pays).
C'est facile de blâmer l'Union européenne pour ce genre de projets
(quoi qu'on en pense sur le fond : si on est pour, on peut se plaindre
que la proposition ne soit pas — encore — adoptée, et si on est
contre, on peut se plaindre que la proposition existe), mais en
l'occurrence, je vois que la France était prête à foncer tête baissée
dans les conneries et que d'autres pays plus sensés ont su bloquer les
chose (merci à la Pologne et à la Suède, notamment). Il faudrait
savoir pourquoi.
Là aussi, Julia Reda fournit des éléments de réponse intéressants
dans ce
post concernant un autre débat semblable
(la liberté
de panorama). On a tendance à s'imaginer que quand des députés
cherchent à faire adopter des mesures de ce genre, c'est parce qu'ils
sont à la solde d'intérêts financiers qui vivent du copyright et qui
veulent toujours le renforcer. Ce n'est sans doute pas toujours faux,
mais ce n'est pas toujours vrai non plus : il y a des gens qui sont
sincèrement convaincus qu'ils défendent les « petits » contre les
« gros ». Parce qu'ils sont restés dans la mentalité selon laquelle
le copyright, enfin, le droit d'auteur, celui de Beaumarchais, protège
essentiellement les petits artistes et créateurs contre les abus des
éditeurs, et refusent de comprendre que le monde n'est plus le même
(si tant est qu'il ait jamais été ainsi). Le fait que Google s'oppose
à un changement de droit d'auteur serait presque pour eux une raison
de la défendre.
La position
de Cavada (sur le droit de panorama), à cet égard, est
intéressante (la citation qu'en fait Julia Reda est un petit peu plus
caricaturale que ce qu'elle est dans le contexte, mais ça reste
gratiné même avec le contexte) : Le combat qui est mené aujourd’hui
par Mme Reda, sous couvert de défendre le libre accès aux oeuvres qui
se trouvent dans le domaine public au nom des utilisateurs, est en
fait celui mené avant tout pour permettre aux monopoles américains
tels que Facebook, ou encore Wikimédia, d’échapper au versement des
droits aux créateurs. Apparemment, Cavada voit avant tout en
Wikipédia un « monopole américain » contre lequel il faut, sinon
lutter, comme les GAFA, au moins se méfier. Et à
un certain niveau, je peux comprendre la méfiance (enfin, s'agissant
de Wikipédia, c'est tout simplement idiot, mais sur le principe de se
méfier de l'exploitation qui peut être faite de droits par de gros
éditeurs ou de grosses plates-formes de contenu). Simplement, Cavada
semble considérer que les utilisateurs lambda sont très peu concernés
par un combat qui, dans son esprit, oppose apparemment principalement
des créateurs culturels à de gros éditeurs cherchant à exploiter les
droits sur ces créations : le monde de l'Internet moderne, où il n'y a
plus artistes créateurs d'un côté et consommateurs passifs de l'autre,
parce que tout le monde est à la fois créateur et éditeur, et même
recréateur et rééditeur, semble lui être complètement étranger.
Le cas de Wikipédia (dont je dirai sans ambiguïté que c'est, dans
mon esprit, et malgré tous
les défauts du projet, non
seulement quelque chose d'utile
mais même une des plus remarquables créations de l'Humanité, tout à
fait comparable à Internet lui-même ou à la grande bibliothèque
d'Alexandrie dont on espère qu'elle ne partagera pas le sort) est
assez emblématique d'une certaine mentalité française, à laquelle je
soupçonne fort Jean-Marie Cavada de se rattacher. Une mentalité qui,
tout en se déclarant attachée à la défense des arts et des lettres, de
la culture[#4], de
l'exception culturelle même, refuse de considérer que la
« culture » soit autre chose que celle de l'artiste établi, celui qui
fait de l'art sa carrière ou au moins sa principale activité, et dont
il faut protéger cette activité, par opposition au dilettante, à
l'amateur, au fan qui écrit des textes, dessine des images, édite
Wikipédia ou tient un blog pendant ses heures de loisirs. Ces
derniers n'ont aucun intérêt, aucune existence, selon ce tropisme très
français : ce ne sont pas de vrais Artistes, ce sont juste des
amateurs, et ils n'ont pas vraiment besoin de droits (soit parce que —
selon cette menalité — ça ne fera pas un grand mal à l'Art qu'ils ne
puissent pas écrire leurs
fan-fictions[#5] ou leurs pages
Wikipédia, soit parce qu'ils sont de toute façon peu menacés vu que
personne ne va regarder leurs trucs). Quant aux « mèmes » sur
Internet, ils doivent représenter (pour quelqu'un comme Cavada) le
nadir du non-art. Le vrai Artiste, lui, mérite d'être protégé comme
une fleur bien rare de cette invasion américaine que représentent
Hollywood et les GAFA ; et c'est à sa défense qu'il
faut consacrer tous les efforts.
Je caricature peut-être. Ou pas, en fait. La question
intéressante est surtout, comment on fait évoluer la position des
gens. J'ai tendance à penser
(cf. cette
explication sur l'évolution de l'opinion dans le cas du mariage
entre personnes de même sexe aux États-Unis) que ce qui fait le plus
efficacement changer d'avis les gens, c'est de rencontrer de vraies
personnes dans des situations concrètes où telle ou telle législation
pose problème. Ce qu'il faut, ce ne sont pas des argumentaires, c'est
que les hommes politiques français, enfin, 90% d'entre eux, passent
plus de temps à rencontrer des internautes lambda, des auteurs de
fanfics, des éditeurs Wikipédia, ce genre de gens, et moins d'Artistes
avec un grand ‘A’ (supposé). Quelque chose comme ça. Peut-être
qu'ils devraient regarder plus de vidéos de chats, aussi : je ne sais
pas si ça sert, mais ça ne fera pas de mal. Envoyez donc vos mèmes,
vos fanfics, vos pages Wikipédia préférées et vos vidéos de chats à
Monsieur Cavada ou $votre_député_européen_préféré, mais
poliment, dans l'espoir qu'il aime, pas pour l'attaquer.
Je suis en revanche relativement sceptique quant à la stratégie
consistant à demander aux internautes de tous appeler leur député
européen, et leur fournir un script pré-écrit à lire au téléphone
(c'est ce qu'ont fait conjointement Wikipédia et Mozilla).
Certainement le fait de montrer que les citoyens sont intéressés est
important, mais c'est aussi exactement le genre d'angle d'attaque qui
permet à Axel Voss de dire au parlement qu'il y a eu une campagne de
lobbying intense de la part de grosses plates-formes (il ajoute que
certaines sont allées jusqu'à approcher les enfants de parlementaires
— je ne sais pas à quoi il fait allusion, mais il y a dû avoir des
coups bas).
À un autre niveau, il est sans doute pertinent de se poser la
question de savoir pourquoi les GAFA sont tous
américains : soit que la réponse soit idiote
(le bénéfice de
l'antériorité et le simple
hasard), soit qu'elle soit due à tel ou tel aspect de la société,
de la politique ou du droit européens (le manque d'investissements
publics ou au contraire l'excès d'intervention des pouvoirs publics,
que sais-je encore), la question mérite d'être posée si on a
l'intelligence de la borner au moins par est-ce un problème, au
fait, et en quoi ? et aussi par si problème il y a, est-ce
parce qu'ils sont américains ou juste parce qu'ils sont gros ? ;
moi-même je n'ai pas vraiment d'avis sur ces questions (n'étant pas un
homme politique, je ne suis pas obligé d'avoir un avis sur tout !),
mais je suis sûr que si le but des commissaires et députés européens
est de « faire payer » les GAFA ou d'en protéger
les artistes et créateurs européens, la première chose à faire est de
bien les comprendre, et de bien comprendre comment fonctionne la
sociologie et l'économie de l'Internet — j'ai un peu peur que ce ne
soit pas le cas de tout le monde.
Toujours est-il que je repense à cet avis que j'avais dû exprimer
un certain nombre de fois (par
exemple ici) que chaque pays, et en
particulier chaque pays européen, a un certain nombre de défauts
spécifiques, mais que j'ai l'espoir complètement fou qu'en se
gouvernant ensemble ces défauts tendront à se faire échecs les uns aux
autres tandis que les vertus se cumuleront. C'est peut-être ce qui
s'est passé jeudi, où une mentalité bien française
(pas uniquement française, certes, mais très partagée par les
politiques français) a été tenue en échec par des pays plus sensés :
même si ça ne marche pas toujours, voilà au moins en principe comment
ce rêve peut fonctionner.
(Ah, et sinon, j'aurai appris le mot
allemand Urheber — auteur,
d'où Urheberrecht, droit d'auteur —, que je ne
connaissais pas.)
[#] Comme il est
question dans cette entrée à la fois de la Commission européenne et de
la commission des affaires juridiques du Parlement européen, je vais
essayer de dire systématiquement Commission européenne
ou commission parlementaire.
Le Club Contexte vous salue.
[#2] Enfin, suivre
l'état de la procédure, c'est vite dit : on remarquera que chacun de
ces trois liens fournit une vue différente de la procédure, et que ces
vues se complètent sans dire la même chose. Je n'ai aucune idée, par
exemple, de pourquoi la fiche de procédure
sur www.europarl.europa.eu signale un unique débat au
Conseil le
alors que cette date n'apparaît nulle part dans la fiche de procédure
sur eur-lex.europa.eu, qui liste pourtant toute une série
de discussions au sein du Conseil ; je crois que la position
finale du Conseil
est celle-ci
mais que c'est seulement un mandat de négociation, pas un
vote formel sur le texte (et il n'est donc pas possible de savoir quel
pays pense quoi sauf à interroger les représentants permanents ou
à avoir
des infos de l'intérieur). Quant au vote de jeudi au Parlement,
comme il est considéré comme une absence de décision de la part du
parlement (il y a juste eu un vote négatif de la plénière sur une
proposition de la commission parlementaire des affaires juridiques),
il n'apparaît nulle part sur la fiche eur-lex.europa.eu :
je comprends la logique, mais c'est quand même con. Comment s'y
retrouver faute d'une fiche synthétique claire rassemblant toutes les
actions et tous les rapports de toutes les institutions, et
automatiquement mise à jour ? J'ai l'impression d'être
raisonnablement bien informé sur les grandes lignes de la procédure de
codécision (pardon, la procédure législative ordinaire) et de
connaître au moins les termes généraux du système de négociations
interinstitutionnelles, mais malgré ça, je n'arrive absolument pas à
suivre un dossier législatif même quand je connais les numéros de
référence (c'est évidemment encore plus compliqué quand on entend
parler de quelque chose par la presse et que les journalistes ne
prennent pas le soin de donner le numéro permettant de retrouver au
moins les liens en question sur l'état de la procédure).
[#3] Encore des
informations extrêmement difficiles à trouver sur le site Web
labyrinthique du Parlement. Il y a
une jolie
page Web où on peut trouver tous les détails de l'agenda de la
commission parlementaire pour ce jour-là… sauf les résultats
des votes, qui
sont complètement
ailleurs, et évidemment sans lien entre les deux pages. En
l'occurrence, j'ai trouvé le résultat du
vote ici :
ces andouilles le fournissent uniquement sous la forme
d'un PDF. Noter que ça, c'est le vote sur le rapport
final : les membres de la commission parlementaire ont pu avoir des
positions différentes sur tel ou tel amendement
précis : Julia
Reda donne les détails ici qui seraient extrêmement difficiles à
extraire du site Web officiel.
[#3b] Le rappel au
règlement est sans doute important, en fait : de ce que je comprends,
il porte sur le fait que le rapport Voss n'était disponible qu'en
anglais au moment du vote (en tout cas, actuellement, sur le site Web
du parlement, il n'est qu'en anglais) : Ferreira se plaint donc qu'il
n'est pas raisonnable de voter sur un texte que les députés ne peuvent
pas forcément comprendre, et le président répond qu'on ne vote pas sur
le rapport lui-même mais sur l'ouverture de négociations avec ce texte
comme mandat (ce qui me semble un chouïa fallacieux comme argument).
Il est possible qu'un certain nombre de députés (au hasard, les
Polonais ?) aient voté « contre » simplement pour des raisons
linguistiques (ce qui me semblerait tout à fait justifié, assurément,
mais du coup ce n'est pas forcément de si bon augure pour les votes
ultérieurs).
[#4] Et, soit dit en
passant, bien sûr, la culture, c'est toujours les arts, les lettres,
les humanités, mais jamais les
sciences. Mais digresse.
[#5] Cf. par
exemple cet
argumentaire sur la valeur des fan-fictions.
Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques
L'entrée précédente, que j'ai
écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez
intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et
unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette
dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de
m'exprimer plus que ce que j'avais dit
naguère ici) : le goût des fictions juridiques.
(Attention, ce qui suit est largement des
spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire
ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de
conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce
qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que
les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des
explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce
cadre.)
Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un
meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire
passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre
la légitimité avec la légalité.
Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un
groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un
bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces
prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce
bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand
deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent
donc tous les deux avoir la légalité pour eux.
Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement,
et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre
avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour
eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre
du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui
serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)
Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été
ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la
France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France
(entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font
toujours (de droit) partie de la France mais
plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la
France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose
comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une
confirmation dans une carte
comme celle-ci,
qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout
cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une
revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la
République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position
est que Taïwan fait de droit partie de la Chine :
revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à
discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la
Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même
Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas
juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie
prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste
qu'elle devrait en faire partie.
On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des
typologies !) un peu comme ceci :
les frontières (ou l'état) de fait,
les frontières (ou l'état) de droit,
les frontières (ou l'état) légitimes,
les frontières (ou l'état) souhaitées,
etc.
Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV
conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de
prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de
légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la
3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui
appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce
genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout
le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et
interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me
semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent
avoir changé.
Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle
mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis
des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par
la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de
droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc
difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec
elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire.
De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de
paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement.
(J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne
s'est terminée en Europe qu'avec la signature
du traité
[de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de
ce traité est justement la reconnaissance en droit par la
République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou
alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement
formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre
du Vietnam).
Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la
façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une
différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus
de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception
qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur
l'ordre juridique des questions qui devraient
rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement
forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue,
ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété
par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve
cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il
faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?
Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a
eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de
droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de
droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre
puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que
l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la
Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et
l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée
de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut
pas défendre une position du type cette région appartient au
pays Z mais c'est injuste et illégitime :
elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment
faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du
droit, soit cette région est occupée dans les faits par le
pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en
droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour
dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de
prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays
mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité
pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions
qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose
ci-dessus semble insoluble.
Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir
un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même
juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international,
est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence
vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au
mépris de la réalité.
Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses
droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la
France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en
place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais
existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il
n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait
donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier
déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels
législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur
exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le
territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au
rétablissement du Gouvernement provisoire de la République
française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de
la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi
pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des
formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce
sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle
décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt
que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter
rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se
préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant
par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être
expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là
gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est
ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944
établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations
hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en
1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy,
ce ne serait pas arrivé.
Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit
laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant
voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction
juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez
peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de
constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid
est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits).
Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de
la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il
a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et
qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau).
Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend
ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se
présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de
savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme.
Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande
du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se
présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger
à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de
l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me
semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à
l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières
élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui
peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.
PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire
que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des
factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par
exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape,
pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon
analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue
systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont
confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs
revendications sur ces deux terrains à la fois.
Comment parler à des gens d'opinions (politiques) différentes
Ce qui suit va être très décousu. Il s'agit
d'idées que je veux noter depuis longtemps, mais elles sont assez
banales (disons même que c'est de la psychologie de comptoir,
largement sans fondement scientifique), et je n'ai par ailleurs pas le
temps ni la patience de structurer. Je traîne ce texte sous forme
d'ébauche depuis des mois, la lecture
du livre de Clinton m'a donné envie de le ressortir, je l'ai un
peu remanié, et j'ai fini par en avoir marre, donc je le publie tel
quel malgré son absence de fin. [Ajout : si vous
trouvez tout ça trop long, vous pouvez
sauter directement à la fin
où j'ai ajouté une sorte de synthèse.]
J'avais promis d'éviter de
parler de Donald Trump, donc je ne vais pas faire une nouvelle entrée
sur la terreur (certes combinée à une petite dose d'hilarité) que
m'inspire le fait que le président des États-Unis soit un théoricien
du complot qui s'enfonce jour après jour dans un monde parallèle tissé
de faits alternatifs où la réalité n'a plus aucune prise sur lui
(alors que lui continue à en avoir sur nous). Mais
je voudrais méditer un instant non pas sur Trump lui-même mais sur les
gens qui ont voté pour lui, qui continuent à le soutenir, et qui
s'embarquent avec lui dans un voyage vers ce monde parallèle ; et plus
généralement sur la manière dont on doit se comporter vis-à-vis de
gens dont on pense qu'ils ont profondément tort et s'il y a moyen
d'aider à les ramener à la réalité. (J'ai déjà promis que ces
réflexions seraient décousues et dépourvues d'originalité, mais il
s'agit d'une sorte de prolongation de ce que j'avais
commencé ici.)
[Ajout : voir
aussi cette entrée ultérieure.]
La question que je me pose plus généralement, c'est : comment gérer
la discussion politique (au sens large) avec des gens qui ont des
opinions politiques radicalement différentes des miennes ?
Par opinions politiques radicalement différentes, je veux dire
que, si on ne fait pas d'efforts particuliers, la discussion va
naturellement tourner à la confrontation acrimonieuse plutôt qu'à
l'échange fructueux d'idées, et que les émotions qui vont en émerger
spontanément sont des choses comme la colère ou le mépris.
L'électeur de Trump est un bon exemple de référence, mais ce n'est
évidemment pas le seul, et la discussion « politique » n'est pas
forcément politique au sens étroit (pensez au climatoscepticisme ou au
créationnisme ; ou dans un autre registre, au racisme, à l'homophobie,
etc.). Et bien sûr, je ne parle pas que de gens situés politiquement
à ma droite : je me suis sans doute finalement plus souvent engueulé
avec des gens qui semblaient me considérer comme l'équivalent d'un
électeur de Trump (i.e., un imbécile manipulé par le Grand Capital),
il y a des social justice warriors qui ont
dénoncé mon homophobie (intériorisée), et ainsi de suite. Le fait
d'avoir des gens qui m'accusent d'avoir tort dans des sens contraires
ne signifie pas pour autant que j'aie raison : si la vérité était
aussi facile à connaître, ce serait bien commode. Ou parfois cela n'a
rien à voir avec la politique : on est tous
le crackpot de quelqu'un d'autre.
Il y a aussi une gradation subtile entre les questions sur lesquelles
il existe une vérité objective (la Terre n'a pas été créée il
y a environ 6000 ans) et celles qui concernent les proverbiaux goûts
et couleurs, en passant par un terrain gris où on pense avoir raison
mais il faut bien reconnaître qu'avoir « raison » n'est pas quelque
chose d'aussi clair qu'en mathématiques.
Quand on est confronté à un tel fossé idéologique, la réaction la
plus simple, la plus prudente et la plus sage dans la plupart des
cas particuliers est simplement d'ignorer et de se taire : ce
n'est pas la peine d'essayer de convaincre quelqu'un qu'on ne pourra
pas convaincre, ce n'est pas la peine de rentrer dans une joute
oratoire dont il ne sortira rien (comme le dit un aphorisme à
l'origine incertaine, most burning issues generate
far more heat than light).
Le problème est que si les gens qui ont raison ne parlent jamais
aux gens qui ont tort, on évite peut-être de perdre son temps avec
ceux qui ne pourront jamais être convaincus, mais on ne parle pas non
plus à ceux qui pourraient l'être. Or tant que nous vivons sur la
même planète et que les actions des uns influencent les autres, et
surtout si nous vivons dans une démocratie où les conneries des uns
(Trump !) peuvent retomber sur les autres, ignorer ceux avec qui
on n'est pas d'accord ne peut pas être une solution générale.
Et symétriquement, si on ignore ce que disent les autres, c'est
qu'on n'en apprendra rien, et notamment, on ne se laissera pas
convaincre le jour où ce sera l'autre qui aura raison. Je souligne
ça, parce que toute méthode argumentative qui cherche uniquement à
convaincre l'autre qu'on a raison est une forme de malhonnêteté
intellectuelle : pour ne pas être malhonnête, on doit reconnaître
qu'on a parfois tort, même sur des sujets auxquels on tient beaucoup,
et on doit se donner comme but de chercher à se laisser
convaincre lorsque c'est le cas ; si on n'accepte pas cette
possibilité, il est absurde de chercher à l'imposer aux autres !
C'est justement parce que je sais que je suis, moi, très réticent à
changer mes propres opinions, et très prompt à déployer la plus grande
mauvaise foi pour les défendre, que je me demande comment me
forcer moi à me laisser convaincre quand c'est nécessaire, et
que j'espère à la fois pouvoir convaincre un autre quand c'est
pertinent.
Autrement dit : il faut absolument toujours garder à l'esprit la
possibilité que ce soit le partisan de Trump qui ait raison. Mais que
ce ne soit pas une forme de relativisme : il ne s'agit pas de douter
qu'il y a des questions sur lesquelles quelqu'un a raison et
quelqu'un a tort (même s'il y en a aussi sur lesquelles ce
n'est pas le cas et aussi beaucoup sur lesquelles ce n'est même
pas clair, comme je le disais plus haut), ni même, qu'il y a
souvent moyen d'arriver à la vérité par l'examen des faits, le
raisonnement, et le débat contradictoire. Il est normal de penser
qu'on ait raison sur n'importe quel point donné, mais personne n'a
toujours raison, donc il faut avoir la modestie d'envisager qu'on ait
tort sur quelque chose dont on était absolument convaincu.
(J'espère que vous admirez la manière dont
j'enfonce les portes ouvertes les unes après les autres dans un
mouvement gracieux de mon bras musclé armé de ma fidèle hache
bénie +2.)
Bien sûr, c'est tentant de mépriser son interlocuteur, et c'est
assez facile : quand on pense X, on pense, par définition,
qu'on a raison sur ce point et donc que tous les gens qui pensent
¬X se trompent. Donc on se croit intellectuellement
supérieur à eux, au moins sur ce point très précis, et de là on en
arrive rapidement à généraliser.
C'est facile, mais ce n'est pas ce qui va nous aider à convaincre
qui que ce soit. Et je ne parle pas que du mépris lui-même, mais
aussi des arguments rationnels nés du mépris. Je qualifiais
(dans cette entrée liée ci-dessus)
la plupart des discussions politiques à une sorte de match de foot
argumentatif : le but n'est pas de convaincre l'autre (ni, à plus
forte raison, de se laisser convaincre), mais de montrer une certaine
supériorité sur lui. On se laisse entraîner dans ce genre de
discussion pour briller devant les supporters qui peuvent être dans
l'assistance (ou, s'il n'y en a pas, pour le supporter qu'on est
soi-même de ses propres opinions) : pour montrer qu'on a des arguments
affûtés, ou pour s'entraîner à les manier. Mais la perspective de
convaincre est quasiment aussi fantaisiste que l'idée que, dans un
vrai match de foot, un joueur (ou au moins un supporter) de l'équipe
perdante pourrait rejoindre l'équipe gagnante parce que, finalement,
c'est elle qui a gagné donc il est normal qu'on se laisse prendre par
elle.
En fait, c'est encore pire que ça : non seulement on ne va pas
convaincre, mais même en débattant contre quelqu'un, on a
toutes les chances de renforcer ses opinions initiales.
Parce que les attaques contre les opinions en question (et peut-être
le mépris qui se sent inévitablement derrière) « soude l'équipe », si
j'ose dire : les opinions contraires sont perçues comme une agression
(voire, si elles viennent de beaucoup de gens à la fois, une
persécution) contre laquelle il faut se blinder, elles réveillent une
sorte de système immunitaire mental qui cherche à chasser le non-moi
du cerveau (OK, mes métaphores sont pourries et tout
emmêlées).
Dans les cas extrêmes, ceci se produit même devant des faits : ce
n'est pas la peine d'essayer avec des faits de faire changer
d'avis les gens convaincus que le changement climatique n'est pas réel
(ou n'est pas l'effet de l'homme), que la Terre est vieille de
quelques milliers d'années, que l'évolution « n'est qu'une théorie »,
qu'Obama est secrètement musulman et est né au Kenya, que les tours du
World Trade Center ont été détruites par la CIA, que les
vaccins sont dangereux et provoquent l'autisme, ou ce genre de choses.
Certains appellent ça le backfire effect. Voir
par exemple cette
vidéo expliquant très brièvement le point d'une chercheuse en
neurosciences sur ce phénomène.
Il semble que ce ne soit pas purement un effet de myopie et que la
vie politique, aux États-Unis mais il est possible que ce soit aussi
le cas en Europe, soit plus polarisée qu'elle ne l'a jamais été.
(Voici
une tentative pour mesurer/quantifier ce fait, qui vaut ce qu'elle
vaut, mais à la limite peu importe.) On observe des corrélations
spectaculaires entre les opinions sur des questions qui devraient
n'avoir aucun rapport entre elles, comme des questions
d'environnement, des questions sociales et des questions économiques :
car l'adhésion à une « équipe » crée les opinions plus que les
opinions ne créent l'adhésion à une équipe. (Certes, on peut penser
que le bipartisme politique américain empire considérablement les
choses en donnant naturellement deux équipes qui s'opposent à peu près
sur tout.) Et je ne vais pas insister sur le fait que les réseaux
sociaux deviennent des caisses de résonance pour nos opinions en
validant ce que nous croyons déjà — c'est devenu un lieu commun de le
dire.
Bon, ça c'est facile à comprendre. Maintenant, la question
vraiment ardue, c'est : supposons qu'on veuille vraiment
dépasser cet effet, comment faut-il s'y prendre ? Et je le répète,
fatalement, cette question a deux faces : comment faire pour
convaincre quelqu'un d'autre, mais aussi : comment faire pour
se laisser soi-même convaincre par quelqu'un d'autre (qui pourrait
avoir raison) ? Si on n'accepte pas les deux faces de la pièce, c'est
déjà le signe qu'on est dans le
mauvais état d'esprit.
Évidemment ce n'est pas facile (si ça l'était, tout le monde serait
d'accord sur tout depuis bien longtemps). Les phénomènes
psychologiques en question sont puissants. Une fois qu'une opinion
est ancrée en nous, elle devient en quelque sorte partie de
notre identité, et nous ne voulons pas en changer parce que
personne ne veut changer qui il est. Mais il y a un mot-clé
dans toute cette histoire, sur lequel il faut que j'insiste, c'est le
mot fierté.
La première étape pour avoir une conversation un peu constructive,
c'est d'écouter ce que l'autre a à dire. (Bon, la zéroième étape,
c'est déjà de trouver quelqu'un avec qui avoir une
conversation : si les équipes sont vraiment fermées sur elles-mêmes,
ce n'est pas forcément évident. Si je dois chercher un électeur
du FN pour l'écouter, je vais avoir du mal à le trouver
parmi mes connaissances ; et les réseaux sociaux vont s'avérer très
limités pour ce qui est de permettre de rencontrer des gens vraiment
différents et ouverts à la discussion : les réseaux sociaux sont
plutôt des outils à nous conforter dans nos opinions préexistantes.
Admettons cependant que cette zéroième étape soit franchie : il s'agit
ensuite d'écouter ce que la personne trouvée a à dire.) Mais
attention !, ce que l'autre a à dire n'est pas forcément ce
qu'il dira, ou en tout cas pas ce qu'il dira s'il se met dans
un état d'esprit de joute oratoire. Ce qu'il faut comprendre,
vraiment, c'est ce qu'il a dans le cœur, comment il voit les choses,
comment il les relie à son identité, quelles sont les valeurs
auxquelles il croit, et comment il en tire de la fierté.
Une question qui peut être intéressante (dans beaucoup de contextes
politiques ou proches d'être politiques), c'est de demander à la
personne avec qui on parle de lâcher tel ou tel point d'argumentation
précis, et de plutôt décrire son monde idéal, de dire à quoi il
rêve.
C'est sans doute déjà une façon intéressante de mener une
discussion politique : au lieu de se fatiguer avec des arguments mille
fois usés, raconte-moi tes rêves, raconte-moi comment tu vois
le monde. (Et comme signe de bonne volonté, je vais t'écouter sans
t'interrompre, ne poser que des questions destinées à mieux te
comprendre et pas à te piéger.) Il est intéressant, à ce stade-là, de
chercher la nuance, de repérer les points qui ne sont pas ce qu'on se
serait imaginé de façon caricaturale. Et de noter les points sur
lesquels on tombe d'accord (sans en avoir honte, et sans se dire
quelque chose comme ciel !, je suis d'accord avec un
fasciste).
Puisque je parlais des supporters de Trump, Sam Altman (connu
notamment pour Y Combinator) a essayé
de faire
cette démarche d'écoute : ce qu'il raconte est un peu succinct, et
il n'a pas vraiment posé cette question que je propose, mais c'est
déjà intéressant à lire pour se former une idée qui dépasse la
caricature (dont j'étais au moins pour ma part victime). Ce qui est
sûr, c'est qu'aucune démarche qui commence par se moquer ne peut
aboutir à quoi que ce soit : les humoristes politiques américians
« libéraux » (dans le sens américain du terme : John Oliver ou Stephen
Colbert, par exemple) sont très drôles quand ils se moquent de
Trump, et leurs attaques sont justes, mais elles ne sont pas
productives parce qu'elles convainquent uniquement les gens déjà
convaincus et renforcent l'impression d'arrogance perçue par le camp
adverse. Dire la vérité ne sert à rien : il faut arriver à écouter
même ce qu'on pense être du délire, et se rappeler que même derrière
des idées fausses il y a des sentiments vrais.
Mais ce n'est pas tout d'écouter, il faut aussi essayer de
comprendre les ressorts émotionnels derrière l'histoire : et, comme je
le disais, je pense que la clé pour ce qui est des opinions politiques
est la fierté. On peut être fier d'être de gauche ou de
droite, on peut être fier de son pays, de sa religion, d'un groupe
ethnique auquel on s'identifie, de son sexe ou de son orientation
sexuelle, etc. Si on veut convaincre quelqu'un de quelque chose, et
pour le convaincre ne pas passer pour un agresseur, il est crucial
de ne pas le blesser dans sa fierté.
À part la fierté, un autre ressort émotionnel puissant est bien
entendu la peur : la peur de l'autre, la peur de l'avenir, la
peur de la honte (qui nous ramène à la fierté). Et n'oublions pas la
colère, cette petite sœur de la peur.
Et là où les choses deviennent vraiment difficiles, c'est que, si
on veut progresser, il faut faire preuve d'empathie pour ces ressorts
émotionnels, même si on n'est pas d'accord avec ce avec quoi ils sont
attachés.
Prenons un exemple où, pour ne pas jeter la pierre sur qui que ce
soit d'autre, je vais parler de mes propres préjugés émotionnels. Une
des idées politiques auxquelles je suis le plus attaché est celle de
la construction européenne,
j'avais écrit une entrée pour en
parler, d'où il ressort très clairement, quand on la relit, qu'il
s'agit d'un attachement émotionnel — je veux être fier de l'Union
européenne (d'où un manque d'objectivité de ma part quand il s'agit
d'évaluer ce qu'elle fait), j'ai un peu honte de la France (idem), je
fais peut-être un complexe par rapport à l'Allemagne, j'ai le
nationalisme en horreur et je vois l'Europe comme une façon de le
dépasser, tout ça est éminemment émotionnel. Je ne sais pas
vraiment pourquoi les choses ont pris comme ça chez moi (enfin, je le
sais en partie, mais ce n'est pas forcément très intéressant à
raconter, et ce n'est pas franchement reproductible, donc restons-en
là). Il n'est donc pas surprenant qu'un débat sur ce que contiennent
les traités européens et s'ils sont ou non en contradiction avec les
valeurs de la gauche, ou leur comparaison avec la Constitution
française, tourne vite au dialogue de sourds sans intérêt (→ match de
foot). A contrario, j'ai eu l'impression de grandement avancer
lorsque dans un débat de ce genre avec un eurosceptique je ne sais
plus où ni quand, j'ai développé l'idée : nous sommes d'accord que
la proposition de déchéance de nationalité française (qui a flotté
dans le débat politique) était répugnante, maintenant une chose qui me
terrifie est l'idée de perdre ma nationalité européenne (par exemple
parce que la France quitterait l'Union ou parce que celle-ci serait
dissoute) — et mon interlocuteur m'a donné l'impression de
comprendre mon point de vue, pas de le partager mais de comprendre le
contenu émotionnel sous-jacent, et peut-être même faire preuve
d'empathie. Voilà donc une clé pour discuter avec moi sur ce sujet,
et peut-être même pour me faire évoluer (à condition de l'utiliser
loyalement : ce qui serait déloyal, par exemple, c'est de se servir de
cet attachement émotionnel sincère pour m'attaquer). Symétriquement,
bien sûr, il faut que j'apprenne à comprendre, si je veux discuter sur
ce sujet, ceux qui voient l'Union européenne comme une menace à leur
liberté ou à leur identité, ou à des valeurs auxquelles ils tiennent,
et qui ont de plus l'impression que la « pensée unique » est
europhile. Et il faut que j'arrive à comprendre non seulement
intellectuellement mais même émotionnellement que des gens puissent
être fiers d'être Français (ou autre chose).
Mais je prends là un exemple qu'on pourrait qualifier d'encore bien
tiède. Qu'en est-il, par exemple, de la question du droit à
l'avortement ? Comment pourrais-je réussir à comprendre et même faire
preuve d'empathie pour les gens qui affirment vouloir défendre le
« droit à la vie », quand mon cerveau me hurle que ce sont juste des
cinglés religieux ou des cons qui n'ont rien compris ? Et encore, je
ne suis pas une femme (← breaking news) et peu
susceptible d'être même indirectement concerné par le problème.
La plupart de ceux qui se définissent
comme pro-life (par opposition à des hommes
politiques qui pourraient s'appuyer sur ce courant par calcul) sont,
je suppose, sincèrement convaincus de leur supériorité morale — ils
croient, après tout, sauver des petits enfants ; symétriquement,
les pro-choice défendent le droit des femmes à
disposer de leur propre corps. Il se trouve que ces derniers ont
raison à mes yeux : je n'entends certainement pas proposer ici une
forme de relativisme (même si la question est évidemment déjà moins
objective que quand il s'agit, par exemple, de croire que le
changement climatique est réel et causé par l'homme), je crois que ce
genre de relativisme est dangereux, et les camps ne se valent pas du
tout ! Mais ça ne change rien au niveau du ressenti des
partisans du « mauvais » camp : les deux sont braqués dans leur
certitude de supériorité morale. Et le problème est vraiment
épineux : si les observations de Sam Altman évoquées ci-dessus sont
représentatives, la position conservatrice sur l'avortement ne va pas
disparaître toute seule ; et elle va encore moins disparaître à force
qu'on la tourne en ridicule. Même
si ma conception de l'état de droit
permet qu'une cour de justice donne tort à la majorité des électeurs
(ce qui s'est — probablement — passé aux États-Unis
avec Roe
v. Wade en 1973), il faut avoir le réalisme de reconnaître
que cette situation ne peut pas durer trop longtemps : lorsqu'une
majorité des électeurs, ou même une minorité significative, croit
quelque chose de faux ou s'attache à quelque chose d'injuste, il y a
un véritable problème.
[Ajout : on suggère, et je pense que c'est en
effet plausible, qu'un des mécanismes émotionnels fréquents chez les
anti-avortement est sans doute l'idée largement inconsciente que si
l'avortement avait été plus accessible (matériellement ou moralement)
à leurs parents pendant leur propre gestation, ils n'existeraient pas.
Que cette analyse soit juste ou non, peu importe, ce que je veux
souligner c'est que c'est le genre de mécanismes qui peuvent
intervenir, et qu'il faut prendre en compte.]
Voilà pourquoi il faut apprendre à écouter même ceux qui ont
tort, aussi détestables que soient leurs opinions, et aussi
pénible que soit cette conversation. Pas pour accepter ou rejeter
leurs arguments, mais pour comprendre leurs sentiments.
Je pourrais par exemple évoquer le cas du Front national français,
qui illustre l'extrême difficulté de l'exercice : d'un côté, on veut
condamner ses idées nauséabondes, de l'autre, il ne faut pas donner à
ses électeurs la sensation qu'ils sont rejetés sous peine de les
fidéliser à l'unique parti qui leur paraît les écouter. À cela
s'ajoute la complication que le discours de diabolisation globalement
pratiqué contre le FN a surtout visé le parti lui-même
plutôt que ses idées, si bien que les idées ont percolé ailleurs : or
ce qui est dangereux, ce n'est pas
le FN, ce sont ses idées, et le fait de pointer du
doigt le parti a accentué le caractère « holiste » de la condamnation,
et donc l'effet sur ceux qui se sentent ainsi condamnés, surtout quand
ils croient « dire tout haut ce que d'autres pensent tout bas ».
Je ne prétends certainement pas résoudre magiquement tous les
problèmes de racisme du monde en écoutant les gens qui tiennent des
propos racistes, mais je prétends au moins que toute démarche
constructive doit commencer par là, aussi déplaisante qu'on trouve la
chose. Et je ne parle pas seulement d'écouter la détresse économique
de ceux qui sont tentés de rejeter leurs difficultés sur la peur de
l'étranger, mais bien d'écouter cette peur elle-même, la fierté qu'ils
ont ou qu'ils voudraient avoir de leur pays, de leur région, de leur
« race », que sais-je encore. Même quand les idées sont régugnantes
ou fausses, les émotions peuvent être authentiques.
L'exemple de la situation à laquelle il ne faut surtout pas arriver
est l'état de la politosphère(?) sur toutes les questions relatives à
l'Islam. Dont une incarnation à l'odeur de caniveau particulièrement
fétide était celle du débat autour du « burkini » cet été en France,
avec deux camps drapés dans leur certitude de supériorité morale et
chacun incapable d'essayer de comprendre l'autre ou simplement de ne
pas le caricaturer : ceux qui considèrent la burka comme une atteinte
intolérable à la liberté des femmes et ceux qui considèrent son
interdiction comme une atteinte intolérable à la liberté de religion.
Mais je ne vais pas m'attarder sur l'Islam, parce qu'il y a trop de
gens qui ont envie de jouer ce match de foot-là, cela nuirait à mon
message.
Je vais donc plutôt évoquer l'homophobie. Évidemment, il est
difficile pour moi d'accepter qu'on puisse me considérer comme malade
mental, déviant ou débauché, ou comme objet d'opprobre ou de pitié
compassée parce que je suis un garçon attiré par les garçons. Mais
c'est justement parce que c'est difficile que c'est intéressant pour
moi de faire l'effort d'écouter les homophobes. Car si l'homophobie
ne doit pas être admise dans ses manifestations, ses origines méritent
d'être analysées. Par exemple, si le lieu commun est vrai qu'une
proportion importante des homophobes les plus virulents le sont parce
qu'ils sont eux-mêmes homosexuels, le refoulent, et tournent leur
propre incapacité à s'accepter en haine envers les autres, alors il y
a vraiment intérêt à aller au-delà de la seule condamnation. Même si
l'homophobie a pour racine une conception figée de ce que sont le
masculin et le féminin, ou une conception religieuse rigoriste, ou
toute autre cause — ou simplement l'ignorance —, on ne fera pas
changer quelqu'un d'avis en le condamnant, ou en le moquant. Et quand
le quelqu'un est, disons, une proportion terrifiante de la population
russe (par exemple), je ne crois vraiment pas qu'ignorer le problème
en se disant « ce sont des cons » soit une solution valable. On peut
être timidement optimiste en pensant à un certain nombre de cas où des
personnes qui paraissaient viscéralement homophobes, confrontées
au coming out d'un proche, et ainsi obligées de reconsidérer
leurs propres sentiments sur le sujet, ont pu évoluer : ça ne marche
pas toujours, loin de là, ça peut prendre du temps, mais c'est au
moins un signe que notre appartenance à une « équipe » n'est pas
figée, et qu'elle peut changer, notamment suite à un mouvement
émotionnel.
(Je crois que j'avais initialement prévu d'ajouter
des choses ici, mais je ne retrouve plus le fil de mes pensées qui,
comme je l'ai dit en introduction, ont été commencées il y a des mois,
donc je vais m'arrêter là.)
⁂
Ajout/synthèse/reformulation
() : Tout ce qui précède était
peut-être un peu trop long et alambiqué, et finalement je n'ai
pas bien souligné le message essentiel. J'essaie donc de le redire de
façon plus synthétique : pour avoir un espoir de faire évoluer la
position de quelqu'un avec qui on est en désaccord politique profond,
les conseils que je préconise sont les suivants :
le faire parler et le laisser s'exprimer, sans le contredire, et
en ne posant de questions que si c'est sincèrement pour l'amener à
éclaircir sa position (et pas pour tenter de le mener à une
contradiction),
diriger son interrogation non pas sur les points d'argumentation
mais sur les motivations profondes (en gardant en tête la ligne
générale comment imagines-tu ton monde idéal ?),
chercher à comprendre ses mécanismes émotionnels, et notamment sur
quels points s'ancrent les émotions telles que la fierté (mais aussi
la peur, la colère, etc.),
accepter de faire preuve de bienveillance et d'empathie avec les
émotions en question (ce qui ne veut pas dire d'accepter les idées
associées avec elles),
exprimer sa propre position de façon synthétique et pas en réponse
à celle de l'autre, donc sans chercher à souligner les contradictions,
mais au contraire plutôt les ressentis communs (moi aussi je suis
mal à l'aise face à <foo>, mais je le vois plutôt comme
ceci <…>),
ne pas hésiter à reconnaître franchement ses propres émotions et
attachement émotionnels,
éviter de tomber dans la confrontation intellectuelle, et se
retirer immédiatement de tout point où commence à s'activer le
« système immunitaire mental » (de l'un ou l'autre participant),
chercher les points d'accord, sans pour autant compromettre sa
position, reconnaître comme telle l'origine des divergences de point
de vue sans chercher à tout prix à la résoudre,
et éviter à tout prix de se laisser gagner par la colère (ou alors
cesser la discussion immédiatement, en expliquant qu'on est désolé
mais qu'on n'arrive plus à la soutenir).
Évidemment, il faut abandonner l'idée qu'on arrivera
à vaincre son interlocuteur : le mieux qu'on pourra faire est
de le faire bouger un petit peu (ou peut-être qu'on bougera
soi-même un petit peu !), ou même seulement à le faire accepter
l'idée d'une opinion contraire, mais c'est déjà beaucoup mieux
que de le braquer complètement.
Nouvel ajout / clarification
() : Je me rends compte que j'ai pu
donner l'impression malheureuse que je me positionne contre l'usage de
la logique et des faits, bref de la rationalité, dans le raisonnement
ou le discours politiques : ce n'est évidemment pas le cas.
Ce contre quoi je me positionne, c'est l'usage de la rationalité
comme arme rhétorique utilisée contre un
interlocuteur considéré comme adversaire. L'usage que je propose de
faire de la rationalité est avant et après la
discussion : avant pour préparer une position cohérente,
et après pour réfléchir calmement a ce qu'a expliqué la
personne avec qui on a discuté, et réévaluer sa propre position si
c'est nécessaire. Le point important est qu'on le fait pour
soi-même pour rechercher la vérité, et sans l'anxiété d'admettre
qu'on a tort au cours d'une discussion. Si chacune des deux parties
font ça, on peut espérer qu'elles convergent vers une vérité objective
dans les terrains où celle-ci existe.
Nouvel ajout () : SciShow
Psych vient de
publier cette
vidéo qui semble aller tout à fait dans la ligne de ce que je
proposais, et il y a quelques études (voir les sources dans la
description de la vidéo) qui appuient au moins partiellement ces
idées.
Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier
livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the
End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour
dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque
chose du même type que le livre d'Ian
Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très
déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est
intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en
tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien
informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai
rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble
superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près,
les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain
nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport
avec leur titre (par exemple, le chapitre qui
s'intitule Why the euro will survive discute en
long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport
avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à
l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au
milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.
Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la
candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine,
dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à
comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en
attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient
du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à
exister (sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se
cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à
s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout
droit, elle veut tirer de l'argent de son échec
et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour
expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question ; j'ai
quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de
suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le
livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.
Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en
politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la
campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs,
les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et
incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et
par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et
ce qu'elle propose pour aller de l'avant.
Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais
elle expose[#] les choses avec
beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire
du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses
idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses
craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses
opinions politiques ou avec son analyse post mortem de
l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde
intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a
rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont
justes.)
Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on
cherche des critiques écrites par des internautes
(voir par
exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a
perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler
d'elle soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la
déteste, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en
prison, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus
hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le
livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la
publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui
déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien
son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les
critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez
caricatural de ce que je racontais
ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui
n'accordent ni la meilleure ni la pire
note[#2], c'est déjà plus
intéressant.
Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui
est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que
c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif
qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement
le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui
d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le
contraire, et pas seulement en suivant
l'adage victrix causa diis placuit sed victa
Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre
sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont
obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une
analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le
meilleur.
On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas
assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche
d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais
il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou
qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance,
elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas
toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc
ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont
assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle
pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait
des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui,
elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire »
(= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit
une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue
sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre
sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec
laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en
effet, ne pas ouvrir ce livre.
Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que
j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses
petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il
faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire
jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains
bouts du livre sont des exercices de comm'.
Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit
la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple
la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle
parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne
faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et
dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce
principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les
reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont
elle y répond préventivement.
Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans
le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés
les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du
sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière
dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le
fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa
coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme
ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée
comme stridente alors qu'un homme peut gronder tout à loisir,
m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce
qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup
d'admiration, est aussi important.
Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le
plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi.
Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière
dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant
partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à
communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de
construire des ponts entre les personnes.
Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet
des angry Trump voters :
I went back to de Tocqueville. After studying the French
Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where
conditions are worst, but in places where expectations are most unmet.
So if you've been raised to believe your life will unfold a certain
way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree
but does provide a middle-class income, with traditional gender roles
intact and everyone speaking English—and then things don't work out
the way you expected, that's when you get angry. It's about loss.
It's about the sense that the future is going to be harder than the
past. […] Too many people feel alienated from one another and from
any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill
that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic
standards of decency, facts, and certainly the kind of practical
solutions I spent the campaign offering.
Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked
myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize
with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good
conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or
who don't think any party should control the White House for more than
eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited
government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel
sympathy for people who believed Trump's promises and are now
terrified that he's trying to take away their health care, not make it
better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure.
I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying
disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for
his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and
understanding? Why are they allowed to close their hearts to
the striving immigrant father and the grieving black mother, or
the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of
suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters
trying to understand why most Americans rejected their
candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the
country?
And yet I've come to believe that for me personally and for our
country generally, we have no choice but to try. In the spring of
2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes,
a TED Talk. It was amazing. This is the same pope
whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called
for a revolution of tenderness. What a phrase! He said, We
all need each other, none of us is an island, an autonomous and
independent I, separated from the others, and we can only build
the future by standing together, including everyone. He said that
tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear
the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid
of the future.
Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur
tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter
— à condition de ne pas faire de rejet épidermique.
(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une
critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la
Bible, c'est lui qui l'a dit.)
[#] Je sais qu'il est de
bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que
c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement,
ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le
cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui
m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est
responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.
[#2] Quel que soit le
sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les
trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on
tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement
nuancé.
Réflexions politiques sur les nouveaux dirigeants français
J'avais commencé à écrire une longue entrée à l'occasion des
élections législatives françaises (des 11 et 18 juin derniers) pour
dire tout le mal que je pense d'un régime constitutionnel, d'un
calendrier électoral, et surtout de l'attitude des électeurs français,
qui concourent à ce que l'Assemblée nationale soit presque
perpétuellement réduitee à l'état de chambre d'enregistrement des
décisions du président : chose qui ne semble pas devoir s'améliorer
avec le président et l'Assemblée nouvellement élus, avec d'un côté un
ego et une soif de pouvoir démesurés et de l'autre l'inexpérience
(déguisée sous le nom de code société civile) et la trahison
servile. Je cherchais à évoquer au passage le gouvernement de la Rome
antique (notamment la magistrature qu'était la dictature, mot
qui a pris un sens assez différent de nos jours), ainsi que le système
politique (intellectuellement fascinant) inventé en France par l'abbé
Sieyès
(le Consulat
de 1799–1804).
Cette entrée est venue mourir dans le cimetière où j'enterre les
textes que je commence, que j'ai marre d'écrire avant d'arriver à la
moitié et dont je sais très bien que je ne les finirai jamais ; et
cela m'a rappelé pourquoi je n'aime pas parler de politique : les
idées ne sont jamais claires, je n'arrive pas à savoir ce que je pense
moi-même, et au final j'en ressors plus confus que jamais. Cette
entrée-ci a bien failli connaître le même sort.
Ce n'est pas moi qui décoderai la raison pour laquelle les Français
sont si fascinés par l'idée du chef, par une espèce de mysticisme
autour du président de la République, auquel ils veulent
confier tous les pouvoirs pour pouvoir ensuite l'accuser de tous les
maux. Ce n'est pas moi qui comprendrai cette envie de toujours se
trouver un leader, ce besoin si fort que, même chez un parti
d'opposition dont un des thèmes centraux est l'insoumission et
le rejet du régime présidentiel, on retrouve le même culte du chef (en
l'occurrence, du parti : je parle bien sûr de Jean-Luc Mélenchon) et
de sa personnalité, — ou du moins, du maître à penser et de ses
idées.
Mes idées politiques sont floues et peu marquées, voire
fluctuantes ; mais il y des constantes, comme la crainte du pouvoir
personnel, de ceux qui l'exercent et de ceux qui le recherchent (voire
du pouvoir tout court, même celui du peuple tout entier), — et une
profonde méfiance envers ceux qui mettent en avant des thèses simples
et tranchées, qui promettent d'aller vite ou qui gueulent fort. Je
préfère entendre c'est compliqué, parce que la réalité, au
niveau du gouvernement d'un pays, n'est jamais simple. Je préfère les
compromis laborieux qui finalement ne satisfont personne (car c'est le
signe d'un compromis réussi que tout le monde en soit mécontant).
C'est peut-être pour ça que je me sens
plus Européen que Français. Et au
niveau institutionnel, je crois en ce qu'on appelle en
anglais checks and balances, le principe que les
différents pouvoirs doivent se limiter et s'équilibrer les uns les
autres ; voir aussi ici
et là. (J'ai aussi conscience,
bien sûr, que la recherche de la modération doit s'appliquer aussi au
niveau méta : un pouvoir trop morcelé et qui finit en paralysie
permanente, notamment si les différents camps politiques refusent de
coopérer, n'est pas idéal non plus ; il faut rechercher l'équilibre
jusque dans la recherche d'équilibre, ce qui est un art — que je ne
prétends certainement pas maîtriser.)
Je n'arriverai sans doute jamais à dire quelque chose de cohérent
sur le sujet. Je n'arrête pas de me corriger, de nuancer ce que j'ai
écrit, voire de me contredire complètement, j'en suis conscient et
ça m'agace.
Mais j'ai quand même envie d'écrire quelque chose sur ces
élections, même si c'est assez incohérent, ne serait-ce que pour
essayer de me comprendre moi-même. Je vais donc me forcer à publier
cette entrée, même si au final elle me semble incomplète, mal écrite
et globalement insatisfaisante, et même si je ne suis pas d'accord
avec moi-même au moment où j'écris.
On m'a demandé dans les commentaires
de cette entrée d'essayer
d'expliquer ce qui me dégoûte chez Emmanuel Macron (notamment en
comparaison à ses deux ou trois prédécesseurs ou à d'autres gens
divers et variés pour qui j'ai réussi à voter sans vomir). Et je dois
avouer que je trouve la question très embêtante : au fond, je ne
sais pas, et ça me tracasse beaucoup. J'en dors mal, mais je ne
sais pas pourquoi. J'ai des pistes possibles, mais qu'on ne s'attende
pas à trouver une vraie réponse ci-dessous. Je vais sans doute me
irriter à la fois chez ceux qui admirent le président et chez ceux qui
le détestent, mais tant pis, je veux tenter d'être honnête.
J'étais à Londres le week-end dernier, et en errant
chez Foyles (ce qui fait partie de mes figures imposées à
chaque fois que je vais à Londres), je suis tombé sur le
livre Brexit d'Ian Dunt, qui porte le sous-titre très
approprié What the Hell Happens Now? : je
voudrais le recommander.
Ce n'est pas vraiment un livre politique. En tout cas, le propos
de l'auteur n'est pas d'accuser les électeurs britanniques d'avoir
pris une mauvaise décision : c'est sans doute déjà plus d'accuser
certains hommes politiques d'avoir exploité leur mécontentement pour
les conduire à prendre une mauvaise décision ; mais il n'est pas, ou
du moins ne paraît pas à la lecture de ce livre, fondamentalement
opposé au principe du Brexit. Ce qui est sûr est qu'il n'est pas
spécialement tendre avec l'Union européenne ou avec ses acteurs, mais
il ne cherche pas spécialement à les juger. Il s'agit essentiellement
d'une présentation succincte des complexités techniques du Brexit et
de la faiblesse de la position britannique dans les négociations ; et
d'un réquisitoire contre les personnalités politiques britanniques
(Theresa May elle-même évidemment, mais surtout ses « trois
mousquetaires », Boris Johnson, David Davis et Liam Fox) qui se ruent
dans l'opportunité politique sans connaître leurs dossiers, sans
savoir où ils vont et sans même comprendre la complexité du
problème.
J'avais moi-même une opinion
partagée au sujet du Brexit : pour
l'eurobéat que je suis, le fait que
le Royaume-Uni quitte l'Union est assurément une perte, mais s'ils
étaient restés de justesse et avaient continué à paralyser toute
évolution vers plus de fédéralisme ou à bloquer toute mesure sociale,
ce n'était pas forcément mieux. Toujours est-il que je n'avais
réfléchi aux conséquences que du point de vue de l'Union, ma réflexion
sur le Royaume-Uni lui-même se limitant à ils vont y perdre
beaucoup, mais ils l'auront bien cherché : le livre d'Ian Dunt
explique les choses beaucoup plus précisément, où se situeront les
problèmes, comment on pourrait les pallier, et pourquoi le
gouvernement conservateur actuel n'a pas du tout l'air parti pour,
tellement il s'est enfermé dans sa propre rhétorique sur le regain de
souveraineté.
Le livre est assez court et clairement écrit (j'en ai lu une bonne
partie dans le voyage en Eurostar et pourtant je ne suis vraiment pas
un lecteur rapide), je ne vais pas essayer de le résumer. Il commence
par quelques pages de fiction décrivant le pire scénario possible (du
point de vue du Royaume-Uni) sur le déroulement des mois suivant le
Brexit après un échec des négociations avec l'UE ; puis
il traite successivement différentes formes que le Brexit pourrait
prendre, et différents aspects de la complexité (légale, économique,
régulatoire, politique, etc.) du processus, et les conséquences qui
peuvent en découler, y compris sur l'unité du Royaume-Uni ou sur
l'équilibre constitutionnel des pouvoirs. L'auteur penche clairement
pour un scénario où le Royaume-Uni rejoindrait (enfin, resterait dans)
l'Espace Économique Européen, au moins à titre transitoire, mais dans
le même temps il explique que, compte tenu des déclarations du
gouvernement britannique, ce scénario n'est pas du tout probable à
l'heure actuelle.
Il y a beaucoup de subtilités dont je n'avais pas du tout
conscience. Les problèmes légaux, dont Ian Dunt ne peut évidemment
qu'effleurer la surface, sont par exemple intéressants, au moins
intellectuellement. Le gouvernement britannique entend faire passer
un Great
Repeal Bill qui « rapatrierait » comme législation
britannique tout ce qui y a été incorporé par l'Union européenne,
autrement dit, qui prendrait l'état de la législation au moment où le
Royaume-Uni quitte l'Union et en ferait un droit britannique ; un
ennui parmi d'autres, c'est par exemple que cette législation fait
référence à des institutions européennes auxquelles le Royaume-Uni
n'aurait plus accès : il faut donc recréer ces institutions côté
britannique, ou amender le droit ; comme la tâche est hautement
complexe, le gouvernement britannique propose de se donner le droit de
modifier la Loi sans passer par le parlement, ce qui pose un problème
d'équilibre des pouvoirs. Il y a bien sûr la difficulté que le droit
européen évolue sans cesse, selon les arrêts de la Cour de Justice de
l'Union européenne, dont il était
précisément une promesse majeure du camp Leave de
se débarrasser de l'autorité. Un autre problème technique est de
créer les agences de régulation britanniques pour remplir les
fonctions qui sont actuellement remplies par l'Union européenne, et de
trouver les fonctionnaires pour les faire tourner, tout en gardant
l'équivalence des protections (des consommateurs, des travailleurs,
etc.), surtout s'il s'agit de continuer à faire commerce avec l'Union,
et en même temps de ne pas tomber victime des lobbys de façon encore
plus aiguë qu'ils ne s'exercent à Bruxelles. • D'autres problèmes
légaux délicats se posent encore au niveau de
l'OMC,
organisation sur laquelle le gouvernement britannique déclare pouvoir
de façon heureuse s'appuyer en cas d'échec des négociations : or les
documents à l'OMC concernant le Royaume-Uni (notamment
les fameuses listes, ou schedules) sont
maintenant complètement intriqués avec l'Union européenne, et il y a
possiblement un flou juridique considérable et dangereux sur la
manière dont ils doivent s'appliquer après le Brexit (par exemple,
comment séparer les quotas du Royaume-Uni de ceux de l'Union), qui
pourrait conduire toutes sortes d'États tiers à vouloir utiliser la
situation à leur profit. La difficulté technique liée est que le
Royaume-Uni n'a plus, ou en tout cas plus assez, de négociateurs
commerciaux parmi ses fonctionnaires, et absolument pas le temps pour
en former.
Mais ce qui semble surtout horrifier l'auteur, c'est à quel point
les ministres chargés du Brexit sont ignorants des problèmes auxquels
ils vont devoir s'attaquer, ou du fonctionnement même de l'Union
européenne. (Il cite par exemple le cas d'un ministre qui a déclaré
vouloir conclure des accords commerciaux avec Berlin en parallèle avec
les négociations du Brexit, et à qui Berlin a rappelé que les états de
l'Union n'ont pas le droit de passer de tels accords, qui sont une
compétence exclusive de l'Union.) Le livre a été écrit avant
l'invocation formelle de l'article 50 (ça ne l'empêche pas de rester
tout à fait d'actualité), et en particulier
avant ce
fameux dîner dont Jean-Claude Juncker est revenu en expliquant à
Angela Merkel que Theresa May vivait dans une autre galaxie. Theresa
May a ensuite décrit le rapport en question comme
du Brussels gossip, mais le livre d'Ian Dunt
suggère qu'il y a véritablement un problème de perception de la
réalité au sein du cabinet britannique. Il montre aussi du doigt des
erreurs fondamentales de calcul, par exemple le fait que Theresa May
ait annoncé en avance la date à laquelle elle comptait invoquer
l'article 50, alors qu'il s'agissait justement d'un des rares leviers
dont elle disposait dans les négociations (qu'elle aurait pu utiliser
pour exiger des discussions préliminaires aux négociations
formelles).
Le même auteur publie des
articles ici,
et ils sont globalement féroces avec le gouvernement britannique.
Je remercie Madame Le Pen
de m'avoir
fourni le moyen de voter pour son adversaire sans trop avoir la
nausée : je vais imaginer que le bulletin que je mettrai dans l'urne
portera la mention Angela Merkel. Elle n'a certainement pas
les idées politiques de mes rêves, mais au moins elle est sérieuse,
compétente, intelligente et pas cinglée, ce qui est apparemment mieux
que ce l'ensemble de la classe politique française est capable de
fournir en ce moment.
(Je mettrais bien Angela Merkel présidente sur un tee-shirt,
mais j'ai peur que ce soit interprété sarcastiquement.)
Quelques remarques sur les pouvoirs du président français
Je n'ai pas envie de m'appesantir sur les élections françaises.
Comme beaucoup d'électeurs, je n'étais pas très heureux d'avoir le
choix, essentiellement, entre • l'arriviste qui propose de détruire le
système social français, • celui qui propose la même chose mais en
version encore plus réac et avec l'ignominie personnelle en
supplément, • l'autre arriviste qui propose de détruire l'Union
européenne, • celle qui propose la même chose mais en version réac
avec une bonne couche de nationalisme nauséabond en
supplément et la même ignominie que l'autre réac, ou enfin
• les sept nains qui proposent de jeter mon bulletin dans sept
corbeilles de couleurs différentes (voire dix, si on compte
l'abstention, le vote blanc et le vote nul : que de choix !).
J'ai pris une décision, à la dernière minute et
en me
basant sur les informations fuitées à 19h30 : décision qu'il n'y a
aucun intérêt à ce que je communique parce qu'elle n'a rien de
spécialement intelligente devant tant de mauvais choix. Mais je ne
veux pas non plus alimenter le thème « tous pourris, tous pareils »
qui est encore plus puant que toutes les options que je viens de
citer, et qu'on pourrait croire comprendre en lisant en diagonale ce
que j'écris. Le débat sur la réforme des institutions, s'il est posé
dans des termes raisonnables, est intéressant, et je sais au moins gré
à l'un des candidats d'en avoir fait un de ses thèmes de campagne.
(La vision positive des choses est que, parmi les candidats crédibles
et pas trop détestables, l'un avait les mêmes idées que moi
sur l'Europe, l'autre sur la
fonction présidentielle : quel dommage qu'ils n'aient pas été le
même.) Je reviendrai peut-être là-dessus plus tard (et aussi sur les
idées qui tournent autour des problèmes avec le vote, comme les idées
de tirages aléatoires), mais le fait est que le système, aussi
critiquable qu'il soit, ne changera pas de sitôt, et probablement pas
de mon vivant.
Il y a un second tour derrière (quel dommage
qu'il n'y en ait qu'un), et je
crois profondément en l'importance de faire des choix même quand c'est
entre Charybde et Scylla (la description que je fais des candidats
ci-dessus devrait rendre mon choix de second tour assez évident) : pas
seulement en politique, mais dans tous les aspects de la vie (par
exemple, quand je dois choisir un système d'exploitation à mettre sur
mon ordinateur ou un langage dans lequel programmer, que de Charybdeis
et de Scyllai s'offrent à moi !). Ne serait-ce que parce que le fait
de faire un tel choix donne le droit de râler, ensuite, que les choix
étaient nuls (j'ai essayé le langage X, il était merdique,
j'ai essayé le Y, pareil), et râler est une de mes
activités préférées, alors que si on refuse le choix on accrédite
l'idée que ceux qui en ont fait un ont forcément approuvé ce qu'ils
ont choisi comme moins pire option, ce qui est faux. J'ai voté pour
François Hollande en 2012 en pensant qu'il ne ferait pas grand-chose
de bien et pas grand-chose de mal (et en me doutant qu'il deviendrait
très vite impopulaire), je l'ai raconté
ici, mon opinion sur lui n'a guère changé, mais je ne me sens pas
du tout comptable de son bilan ni de l'avoir approuvé autrement que
comme un meilleur (ou moins mauvais) choix parmi un ensemble de
candidats donnés à un moment donné. J'ai voté pour Jacques Chirac au
second tour en 2002, et je ne le regrette pas non plus, je savais
exactement à quoi m'attendre. (En fait, c'est quelque chose que je ne
comprends pas du tout, les gens qui se disent déçus par ce qu'un homme
politique fait : jusqu'à présent, dans mon expérience, aucun homme
politique n'a jamais fait autre chose qu'exactement ce à quoi je
m'attendais de sa part, et je ne crois pourtant pas être
extralucide.)
Mon propos n'est pas ici de faire la morale à ceux qui refusent de
faire un choix, mais il est assurément de dénoncer ceux qui voudraient
prétendre qu'accepter de faire un choix revient à cautionner celui
qu'on choisit comme moindre mal. Je ne veux pas non plus rentrer dans
le débat de savoir s'il est utile, en admettant qu'on a une idée
précise et assumée de quel est le moindre mal,
d'aller voter pour lui, surtout si on pense que l'élection
est jouée d'avance. Je pourrais rappeler que « tout le monde »
croyait l'élection de Clinton jouée d'avance, même s'il faut avouer
que l'obstacle
est plus
haut pour Le Pen que pour Trump ; je pourrais ironiser sur le fait
que ce sont souvent les mêmes
qui critiquent la sondocratie qui
les invoquent maintenant pour dire que ce n'est pas la peine de se
déplacer puisque le résultat est certain : la vérité est que je crois
moi-même l'élection de Macron extrêmement probable sauf événement
imprévu, mais (1) extrêmement probable n'est pas synonyme
de certain ni même de quasi-certain (disons que 80%
n'est pas
99.9%, whatever
that means), et (2) la précision sauf événement
imprévu (attentat très meurtrier, scandale…) est très importante.
Mais il y a une autre question qui survient (et je conclus là ma bien
trop longue entrée en matière) : quel est, au juste, le pouvoir du
président, ou quels sont ses pouvoirs de nuisance ? Et
spécifiquement, si on imagine que Marine Le Pen soit élue présidente,
dans quelle mesure est-ce catastrophique ?
*
Les élections vraiment importantes, en France, sont les élections
législatives. C'est un point important à garder à l'esprit plutôt que
se dire que tout est joué. Mais, outre l'« effet
d'entraînement » (que j'avoue ne pas comprendre) qui voudrait que le
président nouvellement élu obtienne automatiquement une majorité à
l'Assemblée, le président de la République a réellement des pouvoirs,
au moins des pouvoirs de nuisance, même si l'Assemblée est contre
lui (i.e., lors d'une cohabitation).
La raison pour laquelle on imagine que le président en cohabitation
n'a pas beaucoup de pouvoirs propres c'est que les cohabitations qui
se sont effectivement produites étaient entre des gens intelligents et
qui avaient (quoi qu'on puisse penser par ailleurs de Mitterrand,
Chirac, Balladur et Jospin) un minimum de décence et d'entente commune
sur le fait de ne pas nuire à la France (par exemple en jouant à une
lutte frontale entre le président et le Premier ministre). Le pire
qui s'est produit est que Mitterrand a refusé de signer des
ordonnances que Chirac voulait faire passer (il a dû les faire voter
par le parlement).
Mais il se trouve que le président peut réellement faire des
choses, et je pense que ce sont justement des pouvoirs qui seraient
particulièrement dangereux entre les mains de quelqu'un comme Marine
Le Pen que je considère comme une populiste sans scrupules.
Notamment :
Le pouvoir de convoquer un referendum (ce pouvoir n'est pas soumis
à contreseing ministériel), par exemple sur tout sujet populiste qui
lui passe par la tête (au pif, la « perpétuité réelle », la sortie de
l'euro ou de l'UE). Correction : on me
signale à juste titre en commentaire que l'article 11 de la
Constitution suggère probablement que l'accord du gouvernement est
nécessaire ; donc cet item est en fait très douteux (sauf à nommer un
gouvernement de complaisance, cf. ci-dessous).
Le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale, évidemment au
moment le plus opportun pour ses idées (idem, ce pouvoir n'est pas
soumis à contreseing).
Le pouvoir de nommer au Conseil constitutionnel (et qui plus est,
le prochain président en nommera deux : un en mars 2019 en
remplacement de Michel Charrasse, et un en mars 2022 en remplacement
de Nicole Maestracci).
La présidence du conseil des ministres, même si ceci est
probablement plus symbolique qu'autre chose (cf. ci-dessous pour les
pouvoirs de blocage).
Un siège au Conseil européen, au G7 et au G20. (La voix de la
France au Conseil de sécurité, heureusement, est représentée par le
chef de la délégation permanente, qui est nommée par le gouvernement ;
mais cf. ci-dessous pour des possibilités de blocage.)
Peut-être le pouvoir d'invoquer directement l'article 50
du Traité sur l'Union européenne (ce n'est pas clair : l'article
lui-même énonce : Tout État membre peut décider, conformément à ses
règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union, mais on ne
sait pas ce qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises,
et notamment si c'est un acte exécutif ou législatif ; on peut espérer
que le Conseil d'État et/ou le Conseil constitutionnel s'inspireraient
de ce qu'a décidé la Cour suprême du Royaume-Uni en la matière, mais
rien n'est certain).
Un pouvoir de commandement
militaire[#]. (J'ai entendu
Édouard Balladur raconter dans un documentaire sur la cohabitation
l'anecdote suivante : il y avait un désaccord entre Mitterrand et lui
sur une histoire d'essais nucléaires, je ne sais plus lequel voulait
en faire et lequel ne voulait pas, ou s'ils voulaient selon des
modalités différentes ou quoi, mais peu importe ; Balladur a demandé
au chef d'état-major : au bout du compte, à qui obéirez-vous si le
Premier ministre et le président vous donnent des ordres
contradictoires ? et le militaire a répondu, sans hésitation, au
président. Entendant ça, le Premier ministre qu'il était a choisi de
ne pas essayer de jouer à la lutte de pouvoirs.) On peut imaginer,
par exemple, le fait de faire bombarder un pays ou un autre.
Et le plus terrifiant, les pouvoirs exceptionnels définis (enfin,
non définis) par l'article 16 de la Constitution. (Même si on peut
espérer que le Conseil constitutionnel interdirait leur usage pour
n'importe quel prétexte fallacieux, il n'oserait probablement pas se
prononcer sur le fond dans un cas un peu limite, comme un acte
terroriste que, au hasard, le président aura veillé à inciter par des
paroles ou des opérations militaires savamment
calculées. • Ajout/précision : même en cas d'abus
manifeste, le fait que le Conseil constitutionnel
puisse décider que les circonstances d'invocation de
l'article 16 ne sont pas réunies n'est pas très clair, cf. la
discussion dans les commentaires ; mais au minimum, il peut publier
un avis à ce sujet, qui s'il était assez damnant inviterait
fortement le parlement à destituer le président, et il semble
plausible que les actes pris sous l'article 16 soient quand même
susceptibles de recours par la question préliminaire de
constitutionnalité : le président n'a donc probablement pas
le pouvoir légal de se transformer en dictateur sans aucun recours au
moindre coup de tête ; mais ce n'est pas aussi clair qu'on voudrait,
et ça fait quand même bien peur.)
Et c'est sans compter les pouvoirs de blocage :
Le pouvoir de nommer le Premier ministre et les autres membres du
gouvernement. Certes, l'Assemblée nationale peut renverser le Premier
ministre ou le gouvernement, mais le fait que le président le nomme
peut donner lieu à une lutte de pouvoir
dangereuse. Ajout : comme on me le fait remarquer en
commentaire, ceci permettrait notamment de nommer un gouvernement de
complaisance qui, avant d'être renversé par le parlement,
contresignerait des décisions présidentielles contestées.
Un véto absolu sur toute
réforme constitutionnelle (il n'y a que le président qui puisse
convoquer le Congrès ou faire tenir un
referendum). Ajout (suite à un commentaire) :
l'article 89 de la Constitution est encore un de ces passages
épouvantablement mal écrits : est-ce que la révision est définitive
après avoir été approuvée par référendum signifie que le
président peut convoquer un referendum ou qu'il doit
le faire ? Je crois comprendre que l'interprétation standard est
qu'il peut le faire, le fait que les deux chambres du parlement aient
adopté une révision dans les mêmes termes ne l'y oblige pas. (Et même
s'il doit, il ne semble pas y avoir de moyen à le contraindre à agir,
sauf peut-être si le parlement y voit un motif de destitution.)
Un pouvoir de nuisance sans doute important sur la marche des
institutions (je ne sais pas à quel point il va : je suppose que le
président ne peut pas décemment refuser de signer une loi, mais il
peut peut-être refuser de prendre un décret en Conseil des ministres
qui serait indispensable à l'application d'une loi, et sans doute
refuser de nommer des gens à des postes-clés).
Et les pouvoirs non formalisés :
Une tribune médiatique permanente. Le droit non codifié de faire
des allocutions aux Français diffusés par plein de chaînes de
télé.
Le pouvoir de distribuer plein de hochets (le moindre étant la
légion d'honneur) et pouvoir ainsi se payer le soutien de plein de
gens séduits par de tels hochets. Ce qui, comme par hasard, recouvre
plein de gens dans le monde politique.
Le fait de représenter la France devant toutes les institutions
internationales (rien ne dit formellement si c'est le président ou le
Premier ministre qui doit le faire, mais le précédent, même en temps
de cohabitation, est que c'est quand même plutôt le président).
Un réseau d'influence certain dans toute l'Administration, et
particulièrement dans la police et le renseignement. (Le cas de
Madame Le Pen est particulier, parce qu'on sait que l'armée et la
police la soutiennent à une majorité écrasante. Je ne l'accuse pas de
vouloir directement mener un coup d'état, mais en cas de bras de fer
institutionnel, ceci pèse clairement dans la balance.)
J'ajoute, notamment en lien avec le tout premier point cité
ci-dessus :
Le président de la Turquie n'avait, jusqu'à il y a huit jours, pas
beaucoup de pouvoirs. On sait ce qui est arrivé.
Un tout petit bémol à ce message d'inquiétude : la Constitution a
quand même changé les règles de destitution du président, maintenant
ce n'est plus seulement en cas de haute trahison, c'est en cas
de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec
l’exercice de son mandat, voilà au moins quelque chose d'un petit
peu rassurant dans le cadre d'une lutte de pouvoir entre président et
parlement. Mais ça me semble insuffisant compte tenu de tout ce qui
précède.
[#] Comme je le faisais
remarquer naguère, on voit que la
Constitution française est vraiment épouvantablement mal écrite quand
on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef
des armées), l'article 21 (Le Premier ministre […] est
responsable de la défense nationale) et l'article 20 (Le
Gouvernement […] dispose […] de la force armée) : quelqu'un de
très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire
qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins
impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se
marchent pas sur les pieds. Dans des conditions pareilles il revient
aux militaires de décider à qui ils obéissent, ce qui est
véritablement problématique.
L'élection présidentielle française devrait-elle se faire en trois tours ?
L'élection présidentielle française se déroule en deux tours : au
premier tour peuvent se présenter tous les candidats ayant recueilli
un certain nombre de « parrainages » (d'élus), et chaque électeur vote
pour un et un seul de ces candidats ; ne sont qualifiés pour le second
tour que les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix
(sauf si l'un obtient déjà la majorité absolue au premier tour, auquel
cas il est élu immédiatement) ; les électeurs ont donc, au second
tour, qui a lieu deux semaines après le premier, le choix entre deux
et seulement deux candidats, parmi lesquels ils doivent en choisir un,
et l'élection se fait de façon évidente (à la majorité, forcément
absolue puisqu'il n'y a plus que deux candidats).
Je ne sais pas quelle est l'histoire de ce mode de scrutin
« uninominal à deux tours », et Google comme Wikipédia me renseignent
fort peu. L'élection présidentielle au scrutin universel direct a été
introduite en France en 1962 (auparavant, le président était élu par
un collège électoral), mais il est probable que le mode de scrutin en
question ait été utilisé antérieurement, pour d'autres élections, ici
ou ailleurs dans le monde, et je serais curieux d'avoir des
informations sur les débats qui ont présidé à ce choix précis.
J'entends dire qu'il est apparu dans l'empire allemand de 1870, mais
les détails sont confus (je ne sais ni pour quelles élections au
juste, ni quelles auraient été les conditions d'accès au second tour).
Actuellement, beaucoup de scrutins en France se font en deux tours,
mais les conditions d'accès au second tour changent de façon
incompréhensible d'élection en élection. (Il n'y a que la
présidentielle pour laquelle le critère est d'arriver dans les deux
premiers au premier tour : d'autres élections fixent un minimum de
voix en pourcentage des suffrages exprimés ou des inscrits, selon une
insupportable absence de cohérence ; par voie de conséquence, ces
élections rendent possibles des « triangulaires », voire théoriquement
des « quadrangulaires », au second tour.) Beaucoup d'autres pays
utilisent une variante ou une autre de ce mode de scrutin.
Ce scrutin uninominal à deux tours est un net progrès par rapport
au scrutin uninominal à un seul tour (utilisé, par exemple,
pour la plupart des élections aux États-Unis, pour les députés à la
Chambre des Communes au Royaume-Uni, pour les députés au Canada même
si l'actuel Premier ministre a promis de changer ce mode d'élection,
et dans toutes sortes d'autres pays). Le scrutin uninominal à un seul
tour est le plus simple qu'on puisse imaginer (ou demande à chaque
électeur de choisir un et un seul nom, et celui ayant le plus de voix
est élu), et il est catastrophiquement mauvais : ne serait-ce que
parce qu'un candidat presque unanimement détesté peut se retrouver élu
parce que ses adversaires sont divisés (voir le cas
de l'élection
de Rodrigo
Duterte comme président des Philippines en 2016). Dans la
pratique, le scrutin uninominal à un seul tour tend à conduire au
bipartisme, parce que s'il y a plus que deux partis politiques, les
résultats des élections sont assez aléatoires et profondément
injustes. En contrepartie du bipartisme, on peut espérer que les deux
partis mettent en place des systèmes de « primaires » pour choisir
leurs candidats et compenser ainsi (un peu) l'injustice du système :
c'est ce qui s'est passé aux États-Unis, assez récemment à l'échelle
de l'histoire du pays ; mais le fait d'avoir des primaires pose de
nouvelles questions, à commencer par les règles de ces élections-là et
de comment elles sont décidées.
Le scrutin uninominal à deux tours, donc, est un progrès
par rapport à celui à un seul tour. Il permet au moins dans une
certaine mesure l'expression d'une pluralité d'opinions que ne permet
pas le scrutin à un seul tour : s'il y a grosso modo deux blocs dans
l'opinion, typiquement, la droite et la gauche, on peut espérer, et il
arrive souvent (mais pas toujours !) dans la pratique, que ces deux
blocs soient représentés au second tour, ce qui permet un ralliement
de chaque bloc au candidat arrivé en tête du bloc et qui le représente
au second tour. Le premier tour tient donc un rôle vaguement
semblable à celui que tiennent les primaires dans un scrutin
uninominal à un seul tour. Très vaguement.
Dans l'idée du général De Gaulle (qui a introduit l'élection
présidentielle au scrutin universel direct en France), l'idée était
probablement surtout d'assurer que le second tour « rassemble » les
électeurs : comme le mode de scrutin garantit que le gagnant de
l'élection a obtenu une majorité des suffrages exprimés au second
tour, il peut se targuer de l'adhésion de la majorité — majorité assez
factice en vérité, surtout si le candidat en face de lui au second
tour ne représente pas grand-chose, mais l'idée n'est pas complètement
stupide.
En fait, le système n'a pas si mal marché en France entre 1962 et
1995 (même si 1969 est discutable), ainsi qu'en 2007 et 2012.
Mais l'élection de 2002 a montré ses limites : les voix de la
gauche s'étant dispersées au premier tour entre un trop grand nombre
de candidats, ce camp n'a pas été représenté au second tour qui s'est
déroulé entre la droite et l'extrême-droite ; Jacques Chirac a été élu
contre Jean-Marie Le Pen avec une majorité écrasante après des
manifestations de protestation contre les résultats de ce premier
tour. En 2002, c'était une surprise (au moins pour ceux
qui ne savaient pas lire les
sondages et leurs marges d'erreurs, i.e., essentiellement tout le
monde). En 2017, on s'attend généralement à ce que le même phénomène
se reproduise, et ce ne sera, cette fois-ci, une surprise pour
personne si le second tour voit s'affonter François Fillon et Marine
Le Pen.
Il est difficile de nier qu'il s'agit d'un problème réel. Ce n'est
pas tellement que la droite et la gauche doivent, par
principe, être représentées au second tour. Des signes objectifs
que les candidats représentés au second tour ne sont pas « les bons »
sont plutôt à chercher dans le score écrasant que l'un d'entre eux
obtient (s'il n'a pas déjà eu une forte majorité au premier tour)
et/ou dans un taux de participation très bas : ce sont autant de
signes que les électeurs sont insatisfaits du choix qu'il leur reste,
et soit qu'ils refusent de faire ce choix, soit qu'ils s'estiment
contraints. Ou bien par le fait que les deux candidats qui passent au
second tour ne totalisent qu'une proportion modeste (disons, <50%)
des suffrages exprimés au premier. L'élection de 1969, où la gauche
n'était pas non plus représentée au second tour, n'était pas forcément
problématique selon ces critères ; celle de 2002 l'était
indubitablement. Et le scénario risque de se reproduire fréquemment à
l'avenir : même s'il n'a pas lieu en 2017, le fait que
l'extrême-droite soit devenue une force politique très importante
suggère que le mode d'élection n'est plus adapté. En fait, même si le
second tour voit s'affronter la gauche et la droite, ou la gauche et
l'extrême-droite, il y aura de toute façon un problème de
représentativité.
Ce n'est sans doute pas un hasard si les partis politiques français
ont commencé, en 2011 pour la gauche et en cette année pour la droite,
à jouer le jeu des primaires (ouvertes à tous les électeurs). Les
primaires devraient permettre de pallier les insuffisances du scrutin
uninominal à deux tours comme elles le permettent (dans une certaine
mesure !) pour le scrutin uninominal à un seul tour. L'idée serait
d'éviter l'éparpillement des voix au premier tour (devenu beaucoup
plus critique qu'il l'était avant) en désignant un candidat unique en
amont. Mais les primaires posent leur propre problème : outre qu'il
leur faut elles-mêmes un mode de scrutin (reconnaissons que, cette
fois, le scrutin uninominal à deux tours est adapté, et d'ailleurs
peut-être même qu'un seul tour suffirait), il y a l'inquiétude,
souvent exprimée mais sans doute exagérée, que des électeurs de
« l'autre camp » participent à une primaire qui ne les concerne pas,
inquiétude d'autant plus importante si tout le monde est convaincu de
ce que sera le camp vainqueur. Et enfin — et surtout — comme les
primaires ne lient personne, il est de toute façon possible à un
candidat de se présenter hors des primaires, renvoyant celles-ci à
l'affaire interne d'un parti plutôt que d'un camp au sens large, si
bien que la dispersion se produira quand même.
On peut donc se poser la question d'un autre mode de scrutin.
Mathématiquement, il existe toutes sortes de modes de scrutin, qui
prennent en entrée des préférences des électeurs exprimées sous une
forme ou une autre (un seul nom, un ordre de préférence, un
sous-ensemble des candidats « assentis », ou toutes sortes d'autres
variantes), et qui produisent, parfois en faisant intervenir le
hasard, un gagnant.
Un théorème
célèbre dû à Kenneth Arrow (peut-être trop célèbre, comme celui de
Gödel, du coup tout le monde aime bien l'interpréter à tort et à
travers) affirme qu'aucun mode de scrutin ne peut être parfait, où
« parfait » signifie en fait qu'il vérifie un petit nombre de critères
qui intuitivement paraissent pourtant vraiment faibles, et
certainement désirables. Un problème apparenté à l'impossibilité
énoncée par ce théorème est le suivant : si environ 1/3 des électeurs
préfèrent X>Y>Z (lire :
préfèrent X à Y et Y à Z),
environ 1/3 des électeurs
préfèrent Y>Z>X et environ 1/3
des électeurs préfèrent Z>X>Y,
alors finalement 2/3 (donc une majorité) des électeurs
préfèrent X à Y et 2/3 des électeurs
préfèrent Y à Z et 2/3 des électeurs
préfèrent Z à X, donc qui qu'on choisisse
entre X, Y et Z, il y aura 2/3 des
électeurs qui en préféreront un autre. (Cette situation porte le nom
de pardoxe de
Condorcet : la relation de préférence majoritaire n'est pas
forcément transitive.)
Néanmoins, il n'est pas vraiment acquis que le théorème d'Arrow
pose un problème réel dans la pratique : les situations de paradoxe de
Condorcet, notamment, sont sans doute rares, les électeurs votent
rarement stratégiquement, et il y a différents théorèmes de
possibilité qui montrent que sous certaines hypothèses pas franchement
farfelues sur les préférences des électeurs et/ou sur leur honnêteté,
on peut quand même former des modes de scrutin raisonnablement
satisfaisants. Mais ensuite, la question devient de savoir ce qu'on
veut exactement, et les mathématiques n'ont pas de réponse à ça.
On peut par exemple évoquer
le critère
de Condorcet : on dit qu'un mode de scrutin vérifie le
critère de Condorcet lorsque s'il y a un candidat X
tel que pour tout candidat Y une majorité d'électeurs
préfère X à Y, alors X est élu.
Autrement dit : le critère de Condorcet demande qu'un candidat qui est
majoritairement préféré à tout autre candidat soit forcément élu (un
tel candidat, X dans la phrase précédente, est
appelé vainqueur de Condorcet ; il n'y a pas forcément un
vainqueur de Codorcet, et s'il n'y en a pas, c'est-à-dire
essentiellement les situations visées par le paradoxe de Condorcet
évoqué plus haut, alors le critère de Condorcet n'exige rien du tout ;
mais s'il y en a un, le critère de Condorcet demande que ce candidat
soit élu). Ni le scrutin uninominal à un seul
tour ni celui à deux tours ne vérifient le critère de
Condorcet. La situation typique est celle où il y a trois
candidats, X (centriste), Y₁ (de droite, disons)
et Y₂ (de gauche, disons), où il y a un peu moins que la
moitié des électeurs (les électeurs de droite) qui
préfèrent Y₁>X>Y₂, un peu moins
que la moitié des électeurs (les électeurs de gauche) qui
préfèrent Y₂>X>Y₁, et le petit
restant des électeurs (les électeurs centristes) qui
préfèrent X>Y₁>Y₂ ; dans ces
conditions, si on applique un scrutin uninominal à deux tours, le
second tour aura lieu entre Y₁ et Y₂,
et Y₁ gagnera, alors qu'en fait X était
vainqueur de Condorcet.
On peut trouver des modes de scrutin qui vérifient le critère de
Condorcet. (J'aime
beaucoup celui-ci,
que j'avais « redécouvert » indépendant et mentionné plusieurs fois
sur ce blog sous le nom de scrutin de « Condorcet-Nash » ; voir
notamment cette entrée et les notes
au point (5). Il est « optimal » en un certain sens : en
contrepartie, il a l'inconvénient de faire intervenir le hasard et
d'être incompréhensible pour les non-mathématiciens.)
Malheureusement, aucun de ces modes de scrutin, à ma connaissance,
n'est compréhensible par l'électeur moyen, i.e., l'électeur
non-mathématicien. Et même si j'aimerais bien vivre dans un monde où
tout le monde comprendrait raisonnablement bien les mathématiques (au
moins des choses relativement basiques comme ça), ce n'est pas le cas,
et il est certainement important qu'une large majorité d'électeurs ait
une idée globalement correcte des principes du mode de scrutin pour
que la démocratie fonctionne. (Bon, cette affirmation est peut-être à
nuancer : le mode d'élection des élections régionales en France est
franchement assez byzantin, et ça ne pose pas de problème
particulier ; mais au moins on comprend que c'est grosso modo une
proportionnelle.) De toute façon, pour espérer pouvoir convaincre des
hommes politiques de changer le mode de scrutin, il faudrait commencer
par le leur faire comprendre (et leur faire comprendre comment ça peut
les avantager ou avantager leur parti…).
Et même sur le fond, il n'est pas certain que le critère de
Condorcet soit forcément souhaitable : c'est un critère qui,
finalement, « favorise » les centristes ; mais si on reprend l'exemple
précédent et qu'on se dit que pas loin de la moitié des électeurs (les
électeurs de droite)
préfèrent Y₁≫X>Y₂, pas loin de la
moitié des électeurs (les électeurs de gauche)
préfèrent Y₂≫X>Y₁, et le restant
des électeurs (les électeurs centristes)
préfèrent X≫Y₁>Y₂, alors peut-être
qu'il est politiquement légitime que ce soit Y₁ qui soit
élu et pas X, ce dernier fût-il vainqueur de Condorcet,
parce qu'élire Y₁ (et sans doute Y₂ la fois
suivante) c'est admettre que gouverner c'est choisir et pas forcément
faire des compromis. De nouveau, c'est une question politique à
trancher, les mathématiques ne peuvent que faire des suggestions.
Un certain nombre de pays pratiquent pour certaines élections un
mode de scrutin
appelé instant
runoff voting, également connu sous d'autres noms
comme alternative vote
ou transferable vote (attention cependant,
le single transferable vote est une extension
plus complexe de ce système qui s'applique au cas où on
élit plusieurs personnes et pas une seule). L'idée est
simple et compréhensible par tout le monde : au lieu de faire 2 tours
comme en France, on en fait N−1 où N est le
nombre de candidats, chaque tour éliminant exactement un candidat
(celui le moins bien placé) : autrement dit, on fait un premier tour
entre tous les candidats, on élimine celui qui a eu le moins de voix,
et on recommence jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul candidat,
qui est alors le gagnant de l'élection. Seulement, faire revenir les
électeurs aux urnes pour un si grand nombre de tours serait
malcommode : à la place, on demande donc aux électeurs d'indiquer une
fois pour toutes leur ordre de préférences entre tous les
candidats, et on reporte automatiquement leur voix sur le candidat le
plus haut dans leur ordre de préférence et qui soit encore en course.
(Autrement dit, initialement, le vote de chaque électeur porte
initialement sur le premier candidat sur son ordre de préférence, on
élimine le candidat le moins bien classé ainsi, puis on recommence en
reportant les voix obtenue par le candidat éliminé sur le second
candidat de l'ordre de préférence de ses électeurs, et ainsi de
suite.) Ce mode de scrutin ne vérifie pas le critère de
Condorcet (le contre-exemple est le même que j'ai déjà donné !), mais
il a l'avantage d'être compréhensible par tous, et il remédie
globalement au problème de la dispersion des votes présenté par les
modes de scrutin uninominaux à un seul et même à deux tours, puisque
les candidats sont éliminés successivement en commençant par le moins
populaire.
Il a cependant de gros inconvénients. Le principal est qu'il est
très difficile à dépouiller : comme chaque électeur doit indiquer un
ordre complet de préférences, il faut enregistrer tous ces ordres, ce
qui est bien plus complexe que d'enregistrer un seul nom ; et
contrairement à d'autres modes de scrutin qui demandent aussi aux
électeurs de choisir un ordre de préférence, dans celui-ci, on ne peut
pas se contenter de compter, pour chaque
paire X,Y de candidats le nombre d'électeurs qui
ont préféré le candidat X au candidat Y, ni le
nombre de fois que le candidat X arrive
en k-ième place : il faut vraiment stocker tous les ordres
de tout le monde. Bref, cela se fait surtout bien avec des machines à
voter, qui posent leurs propres problèmes de transparence et de
sécurité contre la fraude. (Un autre problème possible, mais qui est
sans doute peu important dans la pratique, est qu'il ouvre la voie à
un canal de communication subliminal : s'il y a assez de candidats, un
électeur identifier son bulletin en choisissant subtilement l'ordre
dans lequel il classe les candidats « sans importance ». Un peu à la
manière dont les enchères du bridge font passer des informations en
plus du pari qu'elles annoncent ouvertement.)
Par ailleurs, comme l'instant runoff
voting se fait en un seul tour de scrutin (même si ce tour
« simule » N−1 tours), il ne permet pas, par exemple,
d'avoir des débats de second tour où les candidats repositionneraient
leur discours pour tenir compte des résultats du premier tour et
chercher à convertir des nouveaux électeurs ; et symétriquement, il ne
permet pas aux électeurs de changer d'avis entre les tours. On peut
donc se demander si la « queue » des ordres de préférence est aussi
bien réfléchie que la « tête ».
Bref, si je devais, moi, changer le mode de scrutin de la
présidentielle française, en tenant compte du fait que les électeurs
ne sont pas mathématiciens (et d'autres réalités pratiques de ce
genre), sans bouleverser la pratique existante ni le fonctionnement
des institutions, je ferais le choix suivant, qui me semble
représenter un bon compromis et un changement assez minimal par
rapport à la pratique actuelle : il s'agit simplement d'insérer un
tour intermédiaire lorsque les deux candidats arrivés en tête du
premier tour ne totalisent pas 50% des suffrages exprimés ; ou plus
exactement :
au premier tour peuvent se présenter tous les candidats ayant
recueilli un certain nombre de « parrainages »,
le tour intermédiaire a lieu entre les candidats les mieux classés
à l'issue du premier tour jusqu'à totaliser (strictement plus que) la
moitié des suffrages exprimés,
le tour final a lieu entre les deux candidats les mieux classés à
l'issue du tour intermédiaire.
Il est bien entendu que si le tour intermédiaire devait ne se
dérouler qu'entre deux candidats, il est sauté (c'est le tour final
qui en tient lieu) ; et encore plus évidemment, que si un candidat
obtient la majorité absolue, il est élu d'emblée. Le tour final a
lieu deux semaines après le premier tour, le tour intermédiaire
s'intercalant sur la semaine intermédiaire s'il y a lieu.
La règle que j'indique pour le tour intermédiaire, à savoir
prendre les candidats les mieux classés jusqu'à dépasser 50% des voix
au total, est une sorte de compromis basé sur différentes idées. En
pratique, cela devrait conduire à sélectionner généralement
trois candidats pour le tour intermédiaire si les deux premiers à
l'issue du premier tour sont insuffisamment représentatifs : il faut
donc imaginer ce tour intermédiaire comme une possibilité de
rattrapage en cas de trop grande dispersion des votes au premier tour
(si on constate que les deux premiers ne totalisent pas assez de voix,
on ressaye en en mettant trois ; il faudrait une dispersion vraiment
incroyable pour qu'il y ait quatre ou plus candidats au tour
intermédiaire). Cette règle assure qu'au moins la moitié de
l'électorat du premier tour voit son choix préféré représenté au tour
intermédiaire ; et il est presque certain dans la pratique (même si ce
n'est pas logiquement nécessaire) qu'au moins la moitié de
l'électorat du tour intermédiaire voit son choix représenté au tour
final ; et évidemment, au moins la moitié de l'électorat du tour final
voit son candidat élu, puisqu'il n'y en a plus que deux. Bref, j'ai
pris un critère simple qui ne repose pas sur un chiffre trop
arbitraire : 50% est la valeur maximale qui assure que si on répète ce
processus de sélection (à savoir : prendre les candidats les mieux
placés jusqu'à dépasser 50% des suffrages exprimés), il termine
forcément en temps fini.
Si je regarde ce que cette règle donnerait sur les élections
présidentielles passées depuis 1965, il n'y a qu'en 2002 et 1995
qu'elle aurait conduit à un tour intermédiaire (avec respectivement
Lionel Jospin et Édouard Balladur comme « troisièmes hommes »), aucune
des autres élections n'aurait été modifiée ; c'est-à-dire qu'il n'y a
qu'en 2002 et 1995 que les deux candidats du second tour ont
représenté à eux deux moins de la moitié de l'électorat — le cas que
je qualifie de problématique. Il n'est même pas du tout acquis que la
réforme décrite ci-dessus, quand bien même elle devrait être adoptée,
permette à un candidat de gauche de dépasser le premier tour en 2017,
mais ça deviendrait assurément plus plausible.
Bref, le changement que j'évoque devrait être assez
consensuel : il s'agit d'une modification qui ne bouleverserait rien
et surtout pas la dynamique des institutions, et qui s'inscrirait de
façon assez cohérente dans la logique de la campagne présidentielle et
de l'élection telle qu'elles sont déjà pratiquées en France (même le
calendrier s'y prête très bien). Les différents partis pourraient
avoir des raisons tactiques de l'approuver ou non, mais il n'est pas
du tout clair qui elle favoriserait globalement (on peut trouver
toutes sortes d'arguments contradictoires, mais le fait est que,
globalement, tout le monde est susceptible d'être un jour le
« troisième homme »).
Je rassure tout le monde : je ne me fais pas l'illusion qu'une
telle mesure aurait la moindre chance d'être adoptée. À la limite,
s'il s'agissait simplement de modifier la loi électorale, je pourrais
rêver que la probabilité dépasse celle que François Fillon, Marine
Le Pen, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Manuel Valls, François
Bayrou et quelques autres décident en même temps d'abandonner la
politique et d'aller tous ensemble s'exiler sur une île paradisiaque
pour y pratiquer l'amour libre et y fumer du chanvre entre deux
baignades, ce qui ferait le plus grand bien au paysage politique
français. Mais là, ce n'est pas juste une loi qu'il faut changer : le
mode de scrutin de la présidentielle est inscrit dans la constitution,
ce qui est, disons-le franchement, d'une connerie assez incroyable
(surtout qu'elle impose même le calendrier, avec une marge de manœuvre
quasi nulle pour le gouvernement). Du coup, je vais plutôt compter
sur les chances côté île paradisiaque.
Cependant, je suis un peu étonné de n'avoir entendu personne ne
serait-ce qu'évoquer une réforme comme je discute ci-dessus. Il y a
bien une
pétition ici, dont l'auteur n'a manifestement pas fait la même
analyse que moi (il veut trois tours systématiquement, et sort de son
chapeau un chiffre de quatre candidats admis à passer au deuxième),
mais qui va au moins dans le même sens. Cette pétition a recueilli…
14 signatures. Ça doit être une bonne métrique de l'opportunité que
j'ai à me lancer en politique.
Régulièrement, quand une élection tourne de manière différente de
ce que les sondages annonçaient — ou plutôt, de ce qu'une lecture très
naïve des sondages semblait permettre de conclure — on entend des
hommes politiques, aussi bien du camp des gagnants (i.e., ceux qui ont
fait mieux que ce que les sondages semblaient annoncer) que du camp
des perdants (i.e., ceux qui ont fait moins bien) dire quelque chose
comme : Le premier perdant dans cette élection, ce sont les
instituts de sondages ! — ou encore : S'il y a une principale
chose à retenir, c'est qu'il ne faut pas faire confiance aux
sondages. Je pense que le message à comprendre entre les lignes
est quelque chose comme, chez les uns, un infâme complot a cherché
à nous faire croire que nous ne pouvions pas gagner (sans doute pour
décourager nos électeurs de voter pour nous), et ce complot a été
déjoué, et chez les autres, un infâme complot a cherché à nous
faire croire que nous ne pouvions pas perdre (sans doute pour
démotiver nos électeurs à venir voter), et ce complot a
malheureusement réussi à nous coûter la victoire. Ce n'est jamais
aussi clair, bien sûr, mais la petite musique est là quelque part.
Plus exactement, il semble y avoir une double affirmation chez à
peu près tout le monde politique : (1) les sondages n'ont aucune
valeur scientifique, ils sont tout faux, ils se trompent tout le
temps, et, plus subtilement, (2) les sondages nuisent à la démocratie
parce que l'impression de prédestination qu'ils procurent influence
les électeurs dans leur choix, et gâche l'authenticité de leur vote,
voire, corrompt une forme d'idéal démocratique qui devrait être celui
où les électeurs font leur choix chacun sans tenir compte de ce qu'ils
savent des choix des autres. Les petits partis, par exemple, aiment
bien prétendre qu'ils restent petits parce que les sondages montrent
qu'ils sont petits donc les électeurs ne veulent pas voter pour eux
(de peur que leur voix soit essentiellement « perdue »), donc ils
déclarent aux sondeurs ne pas vouloir voter pour eux, et le cercle
vicieux se boucle.
Et je suis le premier à dire que
ces effets boule de neige existent et jouent un rôle gigantesque dans
notre société (d'autant plus qu'elle est « connectée ») et dans le
fait que toute forme de succès soit
auto-entretenu. Donc dénoncer ce problème me semble légitime.
Mais le mettre sur le dos des sondages ? C'est oublier qu'il y a
toutes sortes d'autres manières dont les opinions des uns se
répercutent positivement sur les opinions des autres : des
conversations entre amis aux messages viraux sur les réseaux sociaux
en passant par la caisse amplificatrice du tri des journalistes, et
aussi, les élections elles-mêmes (lors de l'élection N+1,
on prendra d'autant plus au sérieux un parti ou un candidat qui a fait
un score honorable à l'élection N). Les sondages sont un
engrenage dans cette boucle de rétroaction positive, mais ils n'en
sont qu'un parmi d'autres.
Il y a un autre problème qu'il me semble tout à
fait légitime de critiquer (mais qui n'est pas vraiment mon propos
ici), c'est quand on oublie que l'opinion publique n'existe pas
tant qu'on ne la mesure pas : c'est une sorte de phénomène
quantique, en ce sens que sur l'immense majorité des questions,
l'immense majorité des gens n'a aucun avis simplement parce
qu'ils ne se sont pas posé la question. Or faire une mesure — poser
une question — c'est créer une opinion, et ce n'est en rien une
opération neutre. D'autant que la manière dont la question est
tournée a une influence gigantesque sur la réponse que les
gens donneront, et que le résultat entrera dans la boucle de
rétroaction de la société dans son ensemble. Ce qui doit nous
intéresser ultimement est l'avis que donnerait la société après un
débat et une réflexion sereins (voir ce que
je racontais sur les referenda), ce
qui n'est certainement pas ce que mesure un sondage. Mais bon, je me
limite ici aux sondages sur un vote à venir, ce qui assure au moins
que (1) le sondage ne crée pas la question ou le débat, et (2) on peut
penser que la question est formulée de façon raisonnablement neutre
(comment comptez-vous voter à l'élection du
<tant> ?).
Bref, quand j'entends des gens les décrier, j'ai l'impression
d'avoir affaire à quelqu'un qui a consulté son thermomètre avant de
sortir pour choisir comment s'habiller, sans tenir compte du fait que
le thermomètre était peut-être en plein soleil, ou qu'il y avait plein
de vent, ou que la nuit allait tomber, ou je ne sais quoi du genre, et
qui a trop chaud ou trop froid, et qui passe sa mauvaise humeur sur ce
satané instrument de mesure et en vient presque à dire que la
thermodynamique est une affaire de charlatans. Mon bon Monsieur, une
mesure est une mesure : votre interprétation de cette mesure en est
une autre ! Et si vous vous fiez aveuglément à cette interprétation,
c'est peut-être ça votre problème, sans qu'il soit pertinent de vous
plaindre de la mesure elle-même.
Le problème principal, c'est que souvent une lecture correcte des
sondages devrait être on ne peut rien conclure, tout est trop
incertain. Mais les gens veulent quand même une prévision,
n'importe quelle prévision, ils lisent ce qu'ils peuvent, ou ce
qu'ils veulent, en dépit du bon sens, et ils s'énervent contre les
sondages quand cette lecture est idiote.
Le plus évident, c'est quand on dit que Machin monte ou que Bidule
baisse dans les sondages, quand Machin gagne un point ou que Bidule en
perd un. C'est vraiment ne rien comprendre au concept d'une mesure
bruitée : à chaque fois qu'on va refaire le sondage, il y a une
nouvelle erreur de mesure (et, pour compliquer les choses, il y
a à la fois une erreur aléatoire qui diffère à chaque
mesure et une erreur systématique qui reste grosso modo la
même d'une fois sur l'autre), et cette erreur est sans doute très
largement supérieure à la variation de l'opinion « réelle » dans le
temps. Donc lire une hausse ou une baisse dans le résultat de
quelques sondages successifs est une inanité : c'est pourtant ce que
font joyeusement les journalistes. Tout aussi évidente comme erreur
est le fait de conclure que Machin a de l'avance ou que Bidule a du
retard sur la base de quelques sondages qui montrent pourtant un écart
très faible.
Prenons quelques exemples. La récente élection présidentielle
américaine, d'abord : les sondages donnaient grosso modo une courte
avance à Hillary Clinton sur Donald Trump (quelques points de
pourcentage). Lecture complètement crétine des sondages : donc
Clinton va gagner. Et ensuite de se lamenter de l'erreur des
sondages parce que Clinton ne gagne pas. Non, non, non : l'erreur est
dans votre lecture complètement naïve des sondages. Il est vrai que
le fait que Clinton ait eu tout au long de la campagne une
avance sur Trump dans les sondages nationaux avait sans doute une
signification — mais cette signification s'est manifestée dans les
faits, puisqu'elle a obtenu plus de votes que Trump (elle a
gagné le vote populaire), et par une avance assez importante,
d'ailleurs. Si on voulait prédire le gagnant de l'élection (et pas
celui du « vote populaire »), il fallait regarder les sondages état
par état, faire des modèles complexes à partir de ça, et ces modèles
correctement faits, comme celui de fivethirtyeight, donnaient une
probabilité de victoire de Trump de l'ordre de 30% (sur tout le cours
de la campagne, ça a varié entre 10% et 50%). Si
quelqu'un joue
à la roulette russe avec deux balles dans le barillet et qu'il
meurt, personne ne va trouver ça extraordinaire ou incroyable. Mais
là, les gens qui veulent absolument une prévision, n'importe
quelle prévision retiennent juste le message Clinton est
devant Trump, donc Trump ne va pas gagner, et quand Trump
gagne ils crient au mensonge (soit qu'on les a trompés en leur faisant
croire qu'il n'y avait pas de risque, soit, quand c'est l'autre camp,
qu'on a voulu les réduire au silence en faisant croire qu'ils allaient
perdre). Je suis désolé, mais la connerie n'est pas dans les
sondages, elle est dans la tête de ceux qui les lisent. Ce n'est pas
pour dire que les sondages n'ont pas fait des erreurs systématiques
(mais elles ne
sont probablement
pas ce qu'on imagine facilement), mais ces erreurs étaient
détectables déjà au cours de la campagne par une grosse incertitude
dans les probabilités calculées — une lecture raisonnable (et c'était
la mienne d'où mon inquiétude)
était quelque chose comme Clinton a de l'avance mais rien n'est
joué et les chances que Trump gagne ne sont pas du tout
faibles, il est vraiment difficile de prétendre que cette
lecture était une erreur.
Prenons un autre exemple, le Brexit. Tout au long de la campagne,
les courbes de résultats du Remain et
du Leave n'ont pas arrêté de se croiser, et qui
plus est, les sondages selon des méthodologies différentes (sondages
téléphoniques versus sondages par Internet notamment) montraient des
écarts systématiques révélateurs d'erreurs profondes. Et il est bien
connu qu'il est très difficile de sonder sur un referendum (car
contrairement à des élections où les mêmes partis se représentent
régulièrement, on ne peut pas corriger le résultat du sondage par des
interrogations sur les élections passées). Une lecture raisonnable
des sondages était donc : il est vraiment impossible de conclure
quoi que ce soit sur la base des sondages. Je n'arrive donc pas à
comprendre pourquoi tant de gens ont été surpris du résultat de ce
qu'on aurait dû traiter quasiment comme un jet de pile ou face.
(Mon pronostic personnel était que
le Leave l'emporterait, mais je ne peux pas en
tirer de gloire, il était, comme ma crainte de la victoire de Trump,
plus basé sur une foi inébranlable en la connerie humaine et un
pessimisme général que sur des considérations réellement
scientifiques.)
Troisième exemple, la primaire « de la droite et du centre »
française dont le premier tour a eu lieu la semaine dernière. Bon,
là, si les instituts de sondage ont publié des chiffres, c'est sans
doute malhonnête de leur part, j'ose espérer qu'ils mettent des barres
d'erreur gigantesques, parce que tout le monde sait bien que faire des
sondages sur une consultation qui aura une participation très faible
(par rapport à l'ensemble de la population, ou même des listes
électorales) revient à jeter des fléchettes à l'aveugle au cours d'une
tempête. Enfin, tout le monde devrait savoir ça, ou trouver
ça complètement évident ; ce qui m'inquiète est que ce ne soit pas le
cas : mais ce n'est, de nouveau, pas la faute des sondages, c'est la
faute des gens qui n'arrivent pas à comprendre le concept d'une barre
d'erreur.
Et pour conclure sur un exemple générique (qui recouvre
partiellement le précédent), un sondage, même parfait, ne renseignera
que sur l'état de l'opinion au temps t où il est fait. Or
l'opinion change, et peut changer même dans les derniers jours ou les
dernières heures avant le vote. Faut-il conclure à une erreur dans ce
cas ? Je ne le pense pas : il faut juste savoir lire le sondage comme
une mesure à un temps donné, et qu'on ne peut extrapoler qu'avec la
plus grande prudence — ceux qui le font sans aucune vergogne ne
peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Bref, la moindre des choses serait d'arriver à savoir lire quand
les sondages disent qu'ils ne peuvent rien dire.
Maintenant, si je me fais l'avocat du diable, je vais dire : mais
si une « lecture correcte » des sondages consiste à comprendre qu'il
n'y a rien à en tirer dès que le match est un peu serré, quel est leur
intérêt ? quand le match n'est pas serré du tout, les sondages ne font
que confirmer l'évidence (par exemple, que Jill Stein n'allait pas
remporter l'élection présidentielle américaine). Le problème quand on
dit ça, c'est qu'on fait preuve de cécité rétroactive : il y a toutes
sortes de choses qui nous paraissent évidentes parce qu'on a vu les
sondages, et qui ne l'auraient pas été sans eux, et du coup toutes ces
situations où les sondages ont apporté une mesure utile et pertinente
sur l'état de l'opinion sont facilement oubliées parce qu'elles
paraissent « évidentes » avec le recul.
C'est profondément injuste de nier l'utilité de sonder l'opinion
publique. Le fait qu'hommes politiques et journalistes y soient
totalement accros est certainement un problème, mais la vision
idéalisée d'un homme politique qui gouverne uniquement selon son for
intérieur et se présente aux élections pour ce qu'il croit Juste,
faisant face à des électeurs qui votent eux-mêmes chacun pour le
projet qui a sa préférence sans tenir compte des autres, cette vision
est, justement, complètement idéalisée —
et je n'aime pas l'idéalisation de la
démocratie. (Je ne crois pas, par exemple, que les droits des
homosexuels auraient fait tant de progrès s'il n'y avait pas des
sondages pour montrer que l'opinion publique évolue.)
Et en tout état de cause, si on ne veut pas de sondages, on ne peut
pas ignorer le problème réel des votes perdus : si je suis face à
trois candidats, A, B et C, que j'ai
une très légère préférence pour A sur B, les
deux étant très très loin devant C dans mon ordre de
préférence, et si le mode de scrutin ne me permet d'exprimer qu'un
seul choix, il m'est réellement utile de savoir si A a
des chances sérieuses de l'emporter ou s'il vaut mieux que je vote
« utile » pour B. Donc à moins qu'on adopte un mode de
scrutin vérifiant au moins
le critère
de Condorcet (or je ne sais pas s'il y a un seul pays au monde qui
fait ça !), il faut bien que les électeurs disposent d'un minimum
d'information pour faire leur choix de voter « utile » ou non. Ceci
est légitime, et seuls les sondages le permettent.
(Bon, dans un monde idéal, on pourrait imaginer faire des élections
en continu, où chacun peut, à tout moment, changer sa voix, et dont
les résultats sont connus en permanence, et deviennent officiels à
partir du moment où tous les électeurs s'estiment satisfaits et n'ont
pas envie de changer leur vote compte tenu des résultats — en espérant
que ça converge. Les sondages n'auraient alors aucun intérêt puisque
l'élection serait un sondage à l'échelle de tout l'électorat. Mais
nous ne sommes pas dans un monde idéal !)
Je n'ai pas beaucoup dormi parce que j'ai passé la fin de la nuit,
depuis 5:30 du matin (heure de Paris =UTC+0100) à alternativement
sangloter, crier j'ai peur de façon incohérente, et chercher le
réconfort des bras de mon poussinet (qui aurait sans doute préféré
dormir), donc je ne vais pas essayer d'écrire quelque chose de
cohérent.
À la place, je vais laisser cet exercice à mes lecteurs en leur
proposant ce défi : on dit que every cloud has its
silver lining, personnellement
je n'arrive pas à le voir, donc
votre but est de me convaincre qu'il y en a quand même un, ou au
moins, que ce n'est pas la fin du monde (le 20 janvier 2017). On se
concentrera sur les conséquences en-dehors des États-Unis, parce que
c'est ce qui concerne principalement mes lecteurs et aussi parce que
c'est là où l'action du président n'a aucune sorte de contrôle ou
contre-pouvoir.
(Et pour éviter qu'on me ressorte les mêmes âneries que lors de mes
précédentes discussions sur le sujet, parler de programme politique ou
d'isolationisme ou de de choses comme ça est hors sujet : la question
est celle de la gravité d'avoir un psychopathe incontrôlable à la
Maison-Blanche — ce que le fou a dit qu'il ferait peut juste servir
comme indication de certaines de ses lubies, mais certainement pas
comme prévision de ce qu'il fera.)
Méta : Je suis complètement crevé en ce moment
pour les raisons que j'ai déjà
expliquées, et en plus j'ai attrapé le rhume de mon poussinet,
donc ne vous attendez pas à ce que ce qui suit soit d'une grande
cohérence.
Je regarde monter et descendre les courbes de
probabilité de fin du monde sur les
différents agrégateurs et méta-agrégateurs de sondages relatifs à
l'élection américaine, et je me pose la question épistémologique
suivante (à laquelle je n'ai pas de réponse
satisfaisante) : qu'est-ce que ça veut dire, au juste, une
probabilité, pour un événement qui ne se produit qu'une seule
fois. Par exemple, au moment où
j'écris, FiveThirtyEight
donne 35% de chances à Monsieur T d'être élu
président, Princeton
Elections lui donne moins de 1% de
chances, le New
York Times le place entre les deux à 16%, et
les forces
du marché à 12% (comme je l'ai mentionné en commentaire de
l'entrée précédemment liée, certaines des raisons pour ces différentes
sont
expliquées ici
et là) ;
mais au final, qu'il soit élu ou pas, il sera impossible de dire qu'un
quelconque de ces prédic(a)teurs avait raison, ou qu'il avait tort, ni
d'ailleurs de donner tort au Splendide Talent Universel Prédicteur
Indépendant de David qui prédit des chances égales à chaque candidat
dans n'importe quelle élection. Si on échappe à la fin du monde pour
l'instant, il sera impossible de dire si on a eu chaud ou si on s'est
inquiété pour rien. Tout au plus peut-on dire qu'une méthodologie de
prévision, ou un oracle probabiliste, A, est globalement
meilleure qu'un autre B sur le même jeu d'événements,
lorsque
[correction :
j'avais oublié les logs] la somme des logs des probabilités prédites
par A sur les événements qui se produisent au final est
supérieur à la somme des logs des probabilités prédites
par B. Ce n'est pas comme un jet de dé où tout le monde
peut être à peu près d'accord sur ce que signifie le
mot probabilité.
Mais je voulais parler d'autre chose : de deux idées de
modifications (indépendantes l'une de l'autre) qu'on pourrait apporter
au mode de scrutin (de l'élections présidentielles américaine ou
française, ou en fait de quasiment n'importe quelle sorte d'élection).
Il ne s'agit pas de réformes profondes : je ne veux pas parler ici des
modes de scrutins plus ou moins idéaux (voir par
exemple celui-ci
que j'avais « redécouvert » indépendant et mentionné plusieurs fois
sur ce blog sous le nom de scrutin de « Condorcet-Nash » ; voir
notamment cette entrée et les notes
au point (5)), et de toute façon, s'agissant du mode de scrutin pour
l'élection présidentielle américaine, la première chose à faire serait
de tout jeter à la poubelle, à commencer par les grands électeurs, et
reprendre à zéro. Mais il s'agit, là, d'idées extrêmement simples sur
lesquelles il est au moins intéressant de méditer.
Idée numéro 1 : faire qu'au lieu lieu de voter pour un
candidat à l'élection on puisse si on préfère voter contre un
candidat. (La modalité pratique, dans un système à base d'enveloppes
dans une urne comme en France, serait simplement qu'on mettrait un
bulletin spécial, tout rouge avec le mot CONTRE écrit en énorme
dessus, en plus du bulletin du candidat contre lequel on veut voter ;
ou peut-être qu'il y aurait deux fois plus de bulletins que de
candidats, je ne sais pas ce qui se prête le moins à la fraude.)
Voter contre un candidat soustrait une voix à ce candidat : autrement
dit, son nombre de voix est égal à son nombre de voix pour
(upvotes) moins son nombre de voix contre
(downvotes) ; et ce score net peut tout à fait
tomber en-dessous de zéro s'il y a plus de contre que de pour ; ça
n'empêche qu'on élit le candidat qui a le score net le plus élevé, ou
on fait un second tour entre les candidats qui ont le score net le
plus élevé, selon les modalités normales pour l'élection dont on parle
(ma proposition n'est qu'une modification sur un mode de scrutin déjà
existant, pas un mode de scrutin en elle-même). Je ne sais pas
comment on afficherait les résultats (un pourcentage des
suffrages exprimés ne voudrait plus dire grand-chose), mais en tout
cas la modification est claire, et compréhensible par tout le monde,
rien de comparable à des modes de scrutin mathématiquement
complexes.
Il appartiendrait à chaque électeur de décider en son for intérieur
s'il veut utiliser son unique voix pour voter pour tel ou tel
candidat ou contre tel ou tel candidat. (Bien sûr, on
pourrait imaginer des choses plus complexes, notamment ce que je
proposais dans la note #2
de cette entrée, mais on perd alors
la simplicité qui permet au mode de scrutin d'être compris par tout le
monde.)
Il n'aura échappé à personne que s'il y a exactement deux
candidats, X et Y, cela ne fait aucune
différence de voter pour X ou contre Y, ou vice
versa, puisque seule compte, au final, la différence entre leurs
scores nets. Mais, et c'est un point très important avec les
élections, les électeurs ne sont pas rationnels, leur
impression, le « message » qu'ils veulent pouvoir envoyer, a une
importance (on peut le regretter, trouver que les gens sont cons, et
c'est sans doute vrai, mais tout le monde ne peut pas être
mathématicien ). Donc en pratique cela ferait une
différence, parce que cela ferait une différence sur la manière dont
les gens ressentent l'élection (et, soyons honnêtes, sur les chiffres
proclamés : si un candidat est élu avec −5338357 voix contre −7244326,
il va sans doute moins faire le malin dans sa comm ultérieure).
Lorsque la gauche française sera amenée à voter au second tour de
l'élection présidentielle de 2022 pour choisir entre l'extrême-droite
de Marine Le Pen et l'extrêmement-plus-droite de Marion-Maréchal
Le Pen, elle sera plus encline à venir se déplacer pour faire barrage
à la seconde si elle a au moins la satisfaction de pouvoir mettre un
bulletin contre dans l'urne. Et, bien sûr, dans une situation
où il y a strictement plus que deux candidats (même s'il y a des
« petits candidats » qui n'ont de chance d'être élus que si les
« grands » tombent en-dessous de zéro), cela fait une différence. Je
pense notamment que cette idée aurait plu à un certain nombre
d'électeurs américains pas du tout contents de devoir choisir de
soutenir Monsieur T ou Madame C.
L'idée numéro 2 n'a rien à voir et est complètement indépendante de
la précédente. Elle s'applique à n'importe quel type de scrutin où on
élit une personne, par exemple n'importe quelle élection
présidentielle. Et le changement consisterait simplement à ce qu'au
lieu d'élire une personne on élise une liste de, disons, cinq
personnes. Une fois la liste élue, on tire au hasard une personne
dans la liste, et c'est elle qui est élue. (Les autres de la liste
peuvent recevoir des lots de consolation, des hochets décoratifs comme
un poste de vice-président, mais ce n'est pas l'important.) Autrement
dit, les électeurs n'ont pas tout à fait le choix de leur président :
ils ont le choix jusqu'à une incertitude de log₂(5) bits, si j'ose
dire.
Pourquoi diable voudrait-on faire ça ? Tout simplement, pour
dépersonnaliser les élections. Pour obliger les campagnes et les
électeurs à se concentrer moins sur les personnes et plus sur les
programmes : la liste de cinq devra évidemment proposer un programme
unique (et donc se mettre d'accord sur son contenu), et il sera
impossible de faire campagne sur la personnalité d'un candidat, car
chacun n'aura au final qu'au mieux une chance sur cinq d'accéder à la
fonction visée.
Bon, peut-être que ces idées sont totalement idiotes et ne
fonctionneraient pas du tout comme attendu, je n'en sais rien, je suis
trop enrhumé et fatigué pour décider, mais je pense qu'elles méritent
au moins qu'on y médite un petit moment.
Je ne nie pas que je suis chaque élection présidentielle américaine
avec un certain intérêt, mais cette fois-ci, ce n'est pas juste de
l'intérêt : la possibilité bien réelle que Donald Trump devienne le
prochain président des États-Unis me terrifie complètement. C'est
loin d'être une certitude, bien sûr, malgré les gaffes, les scandales
et les doutes sur la santé de sa principale adversaire (je vais y
revenir) ; peut-être que Trump a moins de 50% de chances d'être élu,
peut-être même seulement 40% (ou 30% si on est carrément optimiste),
mais cette perspective est tellement épouvantable que, fût-elle
pondérée par 30%, elle reste alarmante : si je dois jouer à la
roulette russe avec seulement deux balles dans le chargeur,
je vais peut-être être content de savoir qu'il n'y en a pas trois,
quatre ou cinq (ou six !), mais je préférerais ne pas jouer du tout.
Et rien ne dit que la probabilité soit aussi faible (sans entrer dans
la question philosophique oiseuse de ce qu'une probabilité signifie au
juste) : elle se base sur une lecture éduquée de sondages, mais même
pour des statisticiens avertis (voir par
exemple ici
et là,
et si on croit aux forces du
marché, là),
manipuler tant d'inconnues est délicat, et Trump a déjà donné tort aux
experts[#] qui ne lui donnaient
aucune chance lors de la primaire.
[#] Il est vrai que, à
ce niveau, les sondages avaient justement raison contre les
experts qui disaient les sondages se trompent forcément, Trump ne
peut pas être aussi haut. Maintenant, les experts se méfient.
Mais les sondages peuvent quand même se tromper énormément, surtout
face à quelqu'un d'aussi imprévisible et dans une campagne aussi
bizarre.
Ce n'est pas seulement que je croie que les idées de Trump soient
mauvaises et dangereuses : ce serait déjà beaucoup s'il avait un
programme, si on savait à quoi s'attendre. Mais ce qu'on a vu pour
l'instant, dans cette campagne, montre simplement que Trump est
totalement impulsif et instable, capable de dire tout et son contraire
et de faire n'importe quoi, et que personne, ni ses alliés ni ses
ennemis, ne peut prévoir ses réactions ; tout suggère qu'il a le
contrôle de soi et la tempérance d'un enfant de cinq ans caractériel ;
que ses capacités d'attention ou de prévoyance sont nulles, et que les
quelques facultés mentales qu'il a sont tout entières tournées vers la
satisfaction de sa mégalomanie égocentrique. D'autres personnes
cherchent à se faire élire à une fonction publique pour réaliser un
programme plus ou moins bon, mais Trump semble n'avoir tout simplement
pas d'idées politiques : la fonction présidentielle est simplement une
médaille dorée qu'il veut ajouter à sa collection.
Je pourrais tenter de faire une liste de quelques unes des pires
ignominies qu'il a vomies, que ce soit en matière de racisme, de
misogynie, ou simplement de haine aveugle. Je pourrais étayer le fait
qu'il n'est pas seulement menteur, mais ostensiblement fier de ce que
la vérité n'ait qu'une connexion extrêmement ténue à ses discours (à
ce stade-là, ce
n'est même
plus la peine). Je pourrais citer certaines de ses contradictions
si nombreuses qu'on ne peut plus lui attribuer la moindre position
(admettons
que cet
échantillon est amusant à regarder). Je pourrais évoquer la
copieuse panoplie de scandales, de fraudes et de malversations qui
l'entourent (je vais me contenter de renvoyer
au dernier
épisode de Last Week Tonight [épisode
3:23 du 2016-09-25]). Et je pourrais mentionner quelques uns des
indices qui font craindre quant à sa santé mentale ou en tout cas ses
facultés émotionnelles et intellectuelles (voir par
exemple ceci
ou cela
pour une discussion). Je pourrais remarquer que même comme homme
d'affaire, quand on regarde de près, on trouve surtout des signes de
son incompétence. Mais toutes ces démonstrations n'auraient qu'un
intérêt assez médiocre : quiconque a suivi, même de loin, cette
campagne, ne peut pas accorder encore le moindre bénéfice du doute à
Donald Trump sauf à être d'une mauvaise foi telle qu'aucun argument ou
aucune preuve ne le convaincra jamais : pour penser du bien de cet
homme, il faut s'être entouré d'une armure impénétrable de
fausseté [← je ne trouve pas de mot français
pour delusion], et je pense que ce n'est pas le
cas de mes lecteurs.
En fait, le problème, ce ne sont pas tant les irrécupérables
qui soutiennent Donald Trump que ceux qui pensent que les
maux de son adversaire (et incontestablement, il y en a) sont
comparables. Ou qui par principe refusent de se boucher le nez et de
choisir le moindre mal : et qui, du coup, ne vont pas voter, ou vont
voter pour Gary Johnson ou Jill Stein, lesquels n'ont aucune
chance[#2][#3]
d'être élus. Or comme le dit une citation célèbre (dont personne ne
connaît
l'origine
exacte, d'ailleurs), tout ce qu'il faut pour que le Mal triomphe
est que les gens de Bien ne fassent rien. Même Noam Chomsky, qui
n'est certainement pas du genre à appeler à voter utile en toute
circonstance ou à soutenir les démocrates en général (il qualifie
Barack Obama, par exemple, de criminel de guerre à cause des
exécutions à distance par drones),
a écrit
un texte appelant à faire barrage à Trump à cette élection-ci.
[#2] Pour qu'on ne me
fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : il n'y a rien de scandaleux en
soi à voter pour quelqu'un qui n'a aucune chance d'être élu (surtout
que ce concept de n'avoir aucune chance doit être pris avec des
pincettes, sous peine de devenir une prophétie auto-réalisatrice). Ce
qui est scandaleux à mes yeux, c'est de le faire par principe et sans
tenir compte des autres circonstances (notamment, la différence de
programme entre les candidats qui ont une chance, et à quel point
l'écart est serré entre eux). Je renvoie au texte de Chomsky pour une
argumentation un peu plus précise des facteurs à prendre en compte.
Je ne me prononce pas au sujet du vote pour des candidats de tiers
partis sur l'une des nombreuses autres élections qui ont lieu en même
temps que la présidentielle américaine et qui peuvent avoir beaucoup
d'importance aussi (et de fait, des candidats indépendants sont
effectivement élus, y compris jusqu'au Sénat).
[#3] En plus de quoi,
Gary Johnson semble à peu près aussi ignorant et incompétent que
Donald Trump, donc ce n'est pas comme si c'était tellement mieux de
voter pour celui-là que pour celui-ci, quand bien même il aurait une
chance sérieuse.
Il y a, en fait, énormément d'électeurs qui estiment qu'il leur est
impensable de voter pour Trump comme pour Clinton, tant l'impopularité
de cette dernière est énorme. Cette impopularité est assez difficile
à comprendre : les scandales qui l'affectent (cf. l'extrait
de Last Week Tonight lié ci-dessus),
l'opacité autour de son état de
santé[#4], tout cela devrait
paraître assez insignifiant par rapport aux abjections que l'autre
étale fièrement chaque jour. Le nombre de déçus de Bernie Sanders (et
fâchés de l'opacité du système des primaires démocrates) ne suffit pas
non plus à expliquer que Clinton et Trump soient presque à égalité
dans les sondages ; pas plus que l'impression d'insincérité ou
d'appartenance dynastique que peut dégager celle qui a été première
dame, sénatrice et secrétaire d'État. Même une personne totalement
dégoûtée de la politique ou repoussée par les programmes des deux
grands partis[#5] devrait au
moins admettre qu'il vaut globalement mieux avoir un
président compétent, intelligent et sain
d'esprit (et personne ne conteste que Clinton soit tout ceci) que
le contraire. En vérité, le fait même qu'il puisse y avoir une chance
que Trump soit élu, et a fortiori le fait qu'elle soit aussi
énorme, suffit à me faire désespérer de l'humanité.
[#4] Difficile de faire
la part de l'inquiétude légitime et de la théorie du complot. Mais ce
genre de préoccupation souligne surtout l'absurdité du système
présidentiel, qui fait que la santé d'une seule personne devient un
enjeu aussi considérable.
[#5] En fait, le
programme des Démocrates a assez peu d'importance vu qu'ils ne
disposeront pas de majorité à la Chambre des Représentants pour faire
quoi que ce soit. Les Républicains, eux, risquent d'avoir
effectivement le pouvoir de faire des choses.
Je crois qu'un phénomène important qui explique que ce soit aussi
serré est la fausse équivalence sous laquelle les médias américains
présentent les deux candidats : par peur de paraître trop biaisés, ils
tendent donc à accorder autant de temps ou d'importance aux reproches
faits à un candidat et à l'autre, ce qui accentue l'effet « Trump est
certes horrible, mais Clinton aussi », bref, l'impopularité de son
adversaire déteint sur elle (et même les médias qui ne font pas ça
provoquent quand même cet effet, parce qu'on s'attend à ce
que les médias cherchent cette sorte d'équilibre artificiel, et du
coup, ceux qui ne le font pas passent pour biaisés en faveur de
Clinton).
La notion même de vérité semble d'ailleurs avoir totalement disparu
de la campagne, ce qui, indépendamment de la figure de Trump, est
effrayant : ce qui compte n'est plus ce qui est vrai, plus
personne n'en a cure (et Mme Clinton se fatigue pour rien à dire
globalement la vérité aux électeurs), ce qui compte est ce que les
gens ressentent. (J'ai le souvenir, par exemple, sur la question de
l'insécurité, à je ne sais quel journaliste qui signalait qu'elle
était plutôt en baisse, qu'un ténor du parti Républicain a rétorqué
que ça n'avait pas d'importance parce que les électeurs ne le
sentaient pas comme ça.) La blague que truth
has a liberal bias n'a jamais sonné plus juste. (Voir
aussi ici ;
et voir ce que je disais dans
une entrée précédente.)
Il y a peut-être un effet cyclique dans l'électorat qui fait que si
Donald Trump dépasse Hillary Clinton dans les sondages, les gens se
réveillent en se rendant compte qu'il a des vraies chances de
devenir président, et reconsidèrent leur décision de ne pas voter, ou
de voter pour un tiers parti ; mais dès que Clinton remonte, ils
reviennent sur cette décision, comme si les sondages étaient quelque
chose de fiable et que l'avance de epsilon pour cent qu'elle a sur lui
signifiait que le danger était écarté. Et au moment où j'écris, on
est peut-être bien bloqué dans un état où Clinton a, effectivement,
une avance epsilonesque sur son adversaire, suffisante pour que
beaucoup de gens se disent qu'elle va le battre et que ce n'est donc
pas la peine de se mobiliser, mais insuffisante pour écarter vraiment
le danger.
Mais j'en reviens à moi-même.
Je ne suis pas Américain. La décision ne dépend donc pas de moi.
Mais suis-je pour autant concerné ? Certainement.
Quand Rodrigo
Duterte (qui a beaucoup de points en commun avec Trump) a été élu
à la présidence des Philippines, j'étais affligé pour les Philippines,
mais je ne me sentais pas moi-même directement menacé ; la perspective
que Trump soit élu président des États-Unis, en revanche, menace le
monde entier.
J'ai tendance à penser des dirigeants qu'ils sont souvent dans la
position où il est quasiment impossible pour eux de faire du bien,
mais extrêmement facile de faire du mal. Lorsqu'il s'agit du
président des États-Unis, ce mal s'exerce sur la planète tout entière.
Et quand il s'agit d'un fou qui n'a aucune notion du bien ou du mal ou
de capacité intellectuelle à juger les conséquences de actions, le
risque est immense. Je ne mentionnerai que trois points.
D'abord, il y a le changement climatique.
L'accord de
Paris sur la limitation des gaz à effet de serre est faible et
insuffisant, mais je faisais partie de ceux qui pensaient que rien
n'allait sortir de cette conférence et j'ai été très agréablement
surpris qu'elle accouche d'un accord, fût-il minimal, laissant espérer
qu'on ait peut-être une chance de réussir à infléchir
la trajectoire dans laquelle nous
sommes partis. D'un autre côté, cette chance est unique : si elle
échoue, cela confortera l'idée qu'il est impossible de parvenir à un
accord, et plus personne ne voudra réessayer. Or si Donald Trump est
élu président des États-Unis, l'accord de Paris est mort : il a
clairement dit qu'il s'en retirerait (il a peut-être aussi dit le
contraire, vu qu'il dit tout et son contraire, mais sur ce point-là,
on sait à quoi s'en tenir avec lui), et de surcroît, il nommera
certainement quelqu'un à la Cour Suprême qui complètera une majorité
conservatrice certainement encline à frapper cet accord quand bien
même un président ultérieur voudrait le réinstaurer (surtout s'il
passe par voie exécutive et sans confirmation par le Sénat). Ce point
à lui tout seul suffit à me faire craindre, si Trump est élu, pour
l'avenir de l'humanité.
Ensuite, il y a la géopolitique, et les risques d'une guerre
mondiale, ou atomique, ou les deux. Je ne vais pas prétendre que ça
me semble hautement probable, même si Trump est élu, mais le risque
est tellement colossal que même en regard d'une probabilité faible, il
demeure terrifiant. Je ne pense pas que Trump enverra une bombe
atomique en Europe pour le simple plaisir d'appuyer sur le bouton
rouge ou de montrer son pouvoir, mais je n'en suis pas certain non
plus, tant il semble dépourvu de la moindre graine de conscience
(et je ne crois pas qu'il existe un quelconque garde-fou pour l'en
empêcher s'il lui en prend l'envie) ; et de toute façon, il n'est pas
nécessaire qu'il rase Paris pour que cela m'affecte directement : on a
tendance à l'oublier, mais l'équilibre de la
terreur demeure hautement
précaire, et avoir un fou à la Maison Blanche est un danger
imminent pour l'humanité.
Enfin, il y a l'économie. En mettant de côté toutes les critiques
de fond qu'on peut faire au capitalisme libre-échangiste mondialisé,
il y a une chose qui me frappe particulièrement, c'est à quel point il
est instable, et à quel point les boucles de rétroaction toujours plus
complexes et plus rapides qui se mettent en place au fur et à mesure
que les services s'intègrent les uns aux autres au niveau mondial,
tendent à devenir autant de facteurs d'instabilité et de propagation
des crises. Les uns diront que c'est une caractéristique intrinsèque
de l'économie de marché (un peu comme elle l'est de l'écologie des
populations), les autres diront que c'est un effet des tentatives pour
contrarier le libre-échange qui empêchent les effets stabilisateurs de
s'exercier correctement, toujours est-il que l'économie mondiale
semble une construction tout aussi instable que la relative paix sur
le plan géopolitique. Si Donald Trump fait ce qu'il sait faire,
c'est-à-dire n'importe quoi, c'est exactement le genre d'instabilité
qui peut faire plonger l'économie bien plus bas que la crisounette de
2008. (Même The Economist, qui n'est pas
vraiment suspect de critique systématique contre le
capitalisme, avertit
de ces risques. Certes, leur analyse diffère de la mienne, parce
qu'ils craignent avant tout son hostilité contre le libre-échange,
mais sur point central nous sommes d'accord : il peut faire n'importe
quoi et il est totalement imprévisible.)
Ce ne sont que des exemples de ce pourquoi Trump me fait peur, et
de nouveau, en ignorant totalement son racisme, sa misogynie et le
reste de son programme répugnant qui peut faire tant de mal aux
États-Unis, et en me concentrant simplement sur sa personnalité et ce
qui peut faire du mal au monde entier. Même si je n'avais pas ces
peurs précises en tête, le fait que quelqu'un d'instable reçoive des
pouvoirs immenses est terrifiant. Quand je dis que Trump me fait
peur, évidemment, c'est une forme d'imprécision : ce n'est pas Trump
lui-même qui me fait peur, c'est la possibilité qu'il devienne
président ; je n'ai pas peur non plus d'un enfant de cinq ans, mais si
on me dit que cet enfant de cinq ans va recevoir le pouvoir d'envoyer
des bombes atomiques n'importe où sur la planète quand il en a envie,
alors là je pisse dans mon froc.
Le plus ironique, c'est que Trump lui-même n'a probablement pas
envie de devenir président, ou en tout cas, il n'a probablement pas
envie de gouverner. Ce qu'il voulait en se lançant dans la campagne,
c'était attirer l'attention, être un gagnant et gratifier son ego,
mais l'idée de gouverner le fait
chier ; il
semble qu'il ait proposé à John Kasich (un de ses rivaux
malheureux lors de la primaire républicaine, le plus sensé d'entre eux
d'ailleurs) d'être son vice-président et de s'occuper de tout à sa
place (la phrase exacte était in charge of domestic
and foreign policy, ce à quoi l'aide de Kasich a logiquement
demandé ce qui restait et la campagne de Trump a
répondu making America great again) : cette
histoire est peut-être déformée mais elle colle prafaitement avec la
manière dont on perçoit la personnalité du bonhomme. (Je vais aussi
devoir de nouveau faire une référence à Last Week
Tonight : voir
ici pour son message à Trump [extrait de l'épisode 3:22 du
2016-08-21 ; il ne semble pas qu'il y ait de vidéo officielle de ce
segment sur YouTube, ce qui est bien dommage].)
Un autre point ironique, c'est qu'un des arguments que Trump
utilise pour essayer de se faire élire est la peur du terrorisme.
Mais il faut être vraiment déconnecté de la réalité pour se sentir
plus menacé par des terroristes qui font à tout casser quelques morts
par an et par million d'habitant dans les pays occidentaux,
probablement même moins que 1 par an et par million aux États-Unis,
que par Donald Trump dont on pourrait s'estimer très
réconforté si on avait la garantie que ses politiques ne
causaient que quelques centaines de morts.
Toujours est-il qu'en ce moment, dès que je me lève, je regarde si
Clinton a fait une gaffe (ou a eu une quinte de toux) qui pourrait lui
coûter l'élection. (Trump, lui, ne peut pas faire de gaffe, bien
sûr : tout ce qu'il dit est du niveau de ce qui serait
considéré inadmissible pour n'importe quel autre candidat.) Le
lendemain de chaque débat est un moment d'anxiété particulière
(a-t-elle dit un mot de travers ? s'est-elle trouvée mal ? va-t-on
tous mourir à cause de ça ?), et le jour de l'élection je suppose que
je ne dormirai pas de la nuit.
Commençons par un peu
de complotisme facile. Si j'étais
à la tête d'une organisation secrète qui gouverne le monde dans les
coulisses, ce que je ne suis pas du tout, faites-moi confiââââânce,
une des manière dont je manipulerais les gens serait de les convaincre
de rejoindre des camps arbitrairement opposés occupés à des activités
totalement futiles de façon à distraire l'attention des vrais enjeux
auxquels la société est confrontée. Par exemple, je pourrais prendre
des groupes d'une dizaine ou d'une douzaine de millionnaires (mettons
onze, ça fait un bon nombre, ça, onze), dire aux gens voilà, ces
gens représentent votre pays ou votre ville, et les faire courir
après un objet sphérique auquel ils chercheraient à imprimer une
trajectoire particulière, pour un résultat essentiellement aléatoire
qu'on perdrait son temps à essayer d'interpréter. Mais bon, personne
n'aurait l'idée d'un truc
pareil, n'est-ce pas ?
Sérieusement, je suis fasciné par la manière dont les gens arrivent
à se sentir émotionnellement impliqués par les résultats d'une
compétition sportive dans laquelle ils ne sont pas personnellement
inscrits, comment ils arrivent à avoir la sensation
d'avoir gagné quand « leur » équipe gagne, et d'en être
véritablement heureux. C'est quelque chose d'à la fois merveilleux,
terrifiant, et absolument inexplicable (enfin, c'est peut-être
explicable scientifiquement par des mécanismes de psychologie
évolutive, mais je veux dire que c'est incompréhensible lorsqu'on ne
ressent pas soi-même le phénomène — même si on le ressent pour quelque
chose d'extrêmement proche).
J'avais un copain qui me racontait qu'en 1998, quand la France
avait gagné la coupe du monde de football association et que des gens
fous de joie criaient dans les rues on a gagné ! on a gagné !,
il s'était amusé à faire l'ingénu : ah, vous avez gagné quelque
chose ? félicitations !, qu'est-ce que c'est ? du football ? ah, vous
jouez au football ? et vous avez gagné contre qui ? (etc.) — les
réactions étaient apparemment intéressantes.
Pour que les choses soient claires, je ne veux pas faire
mon Sheldon
Cooper sur le mode ha, ha, regardez ces créatures simples qui
s'émerveillent des lois de la mécanique classique appliquées au
mouvement d'une sphère et aux tactiques qui en résultent. Le fait
que les résultats
soient essentiellement aléatoires,
je l'ai déjà signalé. À la limite, je suis plutôt jaloux qu'on arrive
à éprouver ainsi du bonheur par procuration. Mais surtout, je n'ai
aucun doute que ce phénomène général s'applique aussi à moi,
simplement pas dans les circonstances précises d'un match sportif
entre villes ou pays (déjà, il est possible que si on faisait chanter
à l'équipe l'Ode à la joie plutôt que
la Marseillaise ça marcherait mieux sur moi : mais je
n'en sais rien, personne n'a jamais essayé). Par ailleurs, je trouve
plutôt impressionnant le niveau d'expertise que tant de gens sont
capables d'atteindre quand il s'agit de commenter les matchs passés :
qu'il s'agisse de retenir les résultats de matchs passés, de discuter
tactique ou technique, ou de développer des analyses complexes et
construites, la France se remplit d'experts en un clin d'œil dès qu'on
met vingt-deux gus sur un terrain : quelle capacité cérébrale
sous-exploitée ! Non, sérieusement, je ne suis pas sarcastique en
écrivant ça — je suis vraiment admiratif, je me désole juste que tant
d'esprit d'analyse ne soit pas tourné vers quelque chose ayant plus de
portée.
J'en viens donc à la politique. Qu'est-ce qui fait, au juste, que
la politique semble avoir moins d'attrait que le sport ? On prétend
parfois que c'est parce que les hommes politiques paraissent
inaccessibles et hors de portée pour le citoyen moyen : mais c'est une
blague, un footballeur professionnel qui gagne plus en un mois que le
Français moyen en toute sa vie doit être autrement plus déconnecté de
la réalité qu'un député. Les politiques eux-mêmes prétendent parfois
ne pas vouloir parler de « politique politicienne » (i.e., de
tactiques et de petits calculs) parce que ce, disent-ils, ce n'est pas
ça qui intéresse leurs électeurs, ce sont les vrais problèmes de
fond. Mais est-ce vrai ? En ce qui concerne le foot,
beaucoup ont l'air de se fasciner, au contraire, pour les tactiques et
les petits calculs de qui peut gagner quoi et comment. Et dans un
autre registre, la série Game of Thrones a
beaucoup de succès, et il s'agit essentiellement d'intrigues
politiques ; or, à part les dragons, je ne vois pas vraiment ce
qu'elle a de plus que la comédie de dupes qui se joue en ce moment du
côté de Londres (où, à droite, Mr. Johnson a poignardé dans le dos
Mr. Cameron avant de se faire lui-même poignarder dans le dos par
Mr. Cove qui va peut-être succomber aux coups de Mrs. May, et, à
gauche, tout le monde essaye de poignarder Mr. Corbyn : sortez le
popcorn et essayez de deviner qui sera le dernier à rester
vivant !).
En fait, ce qui semble faire que des gens s'intéressent
effectivement à la politique est peut-être bien le même mécanisme que
ce qui fait que certains s'intéressent aux sports comme le foot :
l'esprit d'équipe (de façon moins charitable, on pourrait
dire l'instinct grégaire, mais je vais rester sur l'esprit
d'équipe).
Il y a de nombreux mécanismes qui font que rejoindre un groupe
politique — je ne veux pas forcément dire un parti, mais plutôt un
courant de pensée, un ensemble informel de gens de mêmes opinions —
s'apparente à rejoindre les supporteurs d'une équipe sportive.
Nous aimons entendre que quelqu'un a la même opinion que
nous, et nous réconforter mutuellement dans cette opinion ; à
l'inverse, un changement d'opinion est ressenti comme une forme
de trahison ; et nous avons tendance à fabriquer
collectivement des domaines de pensée unique séparés par des
no-man's-lands dont sont exclues les opinions plus nuancées,
complexes, intermédiaires, inattendues et rejetées par les
« équipes ». Bref, il y a une pression sociale forte pour rejoindre
des opinions pré-délimitées et pour s'investir émotionnellement dans
ces opinions. (Et encore plus largement que des « équipes » associées
à des courants politiques, le phénomène peut se retrouver sous forme
de « tribus » sociologiques dans lesquelles nous nous inscrivons et
sur lesquelles nous modelons notre comportement.)
Les réseaux sociaux sont sans doute un bon endroit pour observer ce
genre de comportements, et pour les étudier si on est un sociologue
sérieux (ce que je ne suis pas, je ne fais qu'exploser les portes
ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans une potion de banalités).
Par exemple la manière dont les amis sur Facebook partagent et se
renforcent leurs opinions politiques. Ou sur Reddit dont se
développent des sortes de guerre entre camps bien délimités : comme
pro-gun vs. anti-gun (ou d'autres plus restreints, bizarres ou
incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas plongé dans le bouillon de
culture qu'est Reddit, comme The Red Pill contre
les féministes ; j'avais
aussi évoqué les GayBros
contre /r/lgbt). Parfois tous les groupes sauf un sont
réduits à devenir inaudibles : on parle alors de
la hive mind (image d'un essaim qui pense comme
un seul individu, souvent dans le contexte d'une action punitive) ou
de circlejerk (image d'une bande de gens qui se
masturbent les uns les autres). Voir
aussi cette
vidéo expliquant rapidement certains des mécanismes en œuvre.
Ceci peut bien sûr déborder du cadre de Reddit. (Par exemple, les
supporteurs de l'« équipe » Bernie Sanders sont, ou en tout cas
étaient jusqu'à récemment, extrêmement vocaux sur Internet, et par
exemple toute vidéo vaguement favorable à Hillary Clinton sur, disons,
YouTube, reçoit un nombre impressionnant de votes négatifs. Ceci peut
surprendre un observateur un peu extérieur qui se demanderait s'il ne
serait pas plus cohérent d'attaquer Donald Trump, mais poser cette
question revient à oublier, dans la métaphore footballistique, quel
est le match en cours. Passons.) Voir
également ce
texte vers lequel j'avais déjà fait un lien.
En vérité, l'Internet est un mécanisme très fort pour
promouvoir la pensée pré-moulée, voire unique, non pas par
l'action malicieuse ou coordonnée de qui que ce soit, mais simplement
par notre tendance naturelle à constituer des équipes et à réagir de
façon hostile aux opinions discordantes ; quelle(s) opinion(s)
domine(nt) finalement est plutôt le
fruit du hasard par effet « boule de
neige » que d'autre chose. Mais bon, Internet n'est ici que
l'amplificateur de tendances que nous avons naturellement. Les médias
traditionnels fonctionnent de façon plus lente et moins réactive, mais
je ne vois pas vraiment de raison de croire que la mécanique serait
différente : si leurs opinions se répartissent très mal dans le
spectre des opinions possibles, ce n'est pas forcément le signe qu'il
y ait complot ou manipulation active, cela peut s'expliquer simplement
par cette tendance de la popularité et du succès à s'auto-amplifier
jusqu'à percoler en « équipes », voire en pensée unique.
Je pense que c'est un facteur prépondérant dans la manière dont
nous forgeons nos opinions politiques (et je m'inscris ici dans la
continuité de ce que j'écrivais, de façon modérément provocatrice,
dans l'entrée précédente) : une
fois écartés les facteurs évidents comme l'intérêt personnel
rationnel, nous rejoignons une « équipe » politique non pas par
conviction intellectuelle mais, justement, par esprit d'équipe : par
la séduction que l'équipe en question exerce sur nous, l'attrait moral
qu'elle exerce (la supériorité qu'elle semble avoir étant jugée,
circulairement, par le fait qu'il s'y trouve des gens qui nous
paraissent moralement supérieurs). Il est possible que l'adhésion
individuelle suive un mécanisme cognitif semblable à l'adhésion
collective (peut-être bien qu'il y a des groupes de neurones qui se
« battent » pour forger mon opinion, décider quelle équipe je vais
rejoindre, et que la victoire de l'un est déterminée par des
dynamiques assez semblables que ce qui se joue sur Internet).
Ensuite, nous fixons nos opinions à ce qu'elles sont par une charge
émotionnelle, et notamment par la certitude qu'en changer serait
les trahir, comme marquer contre notre équipe.
Toutes ces platitudes étant exposées, la question importante,
maintenant, est logiquement la suivante : comment aller à l'encontre
de ce phénomène ? Il y a deux dimensions à cette
question : primo, comment aller collectivement à l'encontre de
ce phénomène, i.e., comment pourrait-on construire un espace de
discussion collective qui encourage la discussion constructive et
décourage la formation d'« équipes », à l'encontre du penchant naturel
des participants. (Si on met en place un système de vote sur des
contenus sur Internet, par exemple, la moindre des choses serait que
l'on ne soit autorisé à voter que sur des contenus tirés au hasard,
non annotés et non eux-mêmes sélectionnés par les résultats
du vote des autres. Cela ne suffirait pas à écarter les biais, mais
ce serait déjà un pas pour atténuer l'effet boule de neige.) Mais
aussi, secundo, et cela m'intéresse beaucoup plus, à titre
individuel, comment puis-je me forcer à réévaluer mes croyances (pas
seulement politiques, mais tout ce qu'il y a d'adjacent : sociales,
morales, etc.), pas forcément pour les abandonner, mais pour mieux
comprendre leur origine, perdre au moins la certitude qu'elles sont
supérieures, les nuancer et finalement (on espère) les enrichir.
(Pour que les choses soient claires, je ne cherche pas à défendre la
thèse que la politique est arbitraire et dénuée de sens et qu'on
ferait mieux de s'en désintéresser, ni celle selon laquelle les
opinions se valent toutes puisqu'elles sont absolument arbitraires :
tout au contraire, mon propos et de chercher à y voir clair.)
Mon but n'est pas d'apprendre à mieux convaincre, bien au
contraire : mon but est d'apprendre à mieux être convaincu,
ou au moins d'apprendre à vouloir, ou au
minimum accepter, d'être convaincu. Car une discussion
politique n'a pas grand intérêt si le but de chacun est de convaincre
l'autre : au mieux, ça peut être une sorte de match de foot
argumentatif. Elle en aura forcément beaucoup plus si l'effort est
inversé : i.e., si je cherche à utiliser le point de vue de mon
interlocuteur pour me débarrasser de mes biais. Si j'arrive avec des
opinions politiques, mais que mon but est de découvrir ce qui fait
marcher l'autre, et arriver à me débarrasser à la fois du maillot de
l'équipe de mon interlocuteur et du maillot de l'équipe « adverse » —
et des émotions que je peux ressentir pour ces maillots.
Une comparaison avec la religion sera peut-être éclairante. Les
athées (dont je fais partie) ont tendance à s'amuser que les tenants
de telle ou telle religion puissent arriver à penser
sérieusement ma religion est la bonne, et toutes les autres sont
dans l'erreur quand il y a autant de religions mutuellement
contradictoires sur Terre. Mais le schéma mental n'est-il pas très
semblable pour les opinions politiques ? On peut essayer de se
persuader que ce n'est pas du tout pareil, que les religions prennent
position sur ce qui est tandis que les courants politiques
prennent position sur ce qui devrait être, et que ce
qui devrait être est évidemment et éminemment question
d'opinion, donc il est normal qu'il y ait une grande variété d'avis ;
mais cette distinction de façade, si elle n'est pas entièrement
absurde, est très largement exagérée : aussi bien les religions que
les courants politiques se positionnent à la fois sur ce qui est et
sur ce qui devrait être. Et dans une discussion politique, quelle que
soit la manière dont on le déguise sous des habits oratoires parfois
bien minces, chacun a généralement tendance à penser que les autres
ont tort, pas simplement qu'ils font des choix
différents. Dès lors, la forme d'hubris face à la diversité de la
pensée est la même : arriver à se dire qu'on a raison et que les
autres sont dans l'erreur. Je pense que cette immodestie ne peut
s'expliquer que par la sensation d'adhésion à une « équipe ».
Ajout
() : cette
vidéo, bien qu'orientée spécifiquement vers les Américains dont le
système politique est encore plus binaire, est assez pertinente.
Dans une semaine, les britanniques vont voter pour décider s'ils
veulent rester dans l'Union européenne et, selon mon pronostic, ils
choisiront de partir (à ce stade-là, beaucoup de gens commencent en
effet à douter sérieusement des chances
du Remain, même si
actuellement predictwise
leur donne encore 60% de probabilité ; ça fait bien longtemps que
je répète à tout le monde que je suis sûr que
le Leave gagnera, mais mon propos n'est pas ici
de m'autocongratuler pour mes talents
oraculaires[#]). Je pense qu'il
n'est pas trop tôt pour examiner les leçons à tirer de cette campagne,
qui sont surtout, pour ce qui me concerne, et indépendamment du
résultat du vote, une nouvelle démonstration du fait
que le referendum est très rarement une
bonne idée, en l'occurrence parce que les deux camps mettent en
avant les arguments les plus malhonnêtes. J'ai déjà dit un
mot ici, mais je veux entrer un peu
plus dans les détails.
[#] De toute façon, je
ne suis pas un bon oracle : j'avais pronostiqué que les Écossais
voteraient pour quitter le Royaume-Uni pour essentiellement les mêmes
raisons que je pense maintenant que les Britanniques voteront pour
quitter l'Union européenne, et de toute évidence, j'ai eu tort. Je ne
mangerai pas mon chapeau si mon pronostic de Brexit est incorrect, et
je ne pavanerai pas s'il est correct. • Aparté : Par
ailleurs, une des raisons pour lesquelles je n'ai pas mis de l'argent
chez un bookmaker du côté du Leave, c'est que les
paris sont en livre, et si j'ai raison la livre perdra beaucoup de sa
valeur : donc même si j'étais totalement certain de pouvoir lire
l'avenir, il n'est pas clair que j'y gagne. Je suppose que ce genre
de considération biaise la lecture des cotes, d'ailleurs.
La première chose qu'on voit dans cette histoire, évidemment, c'est
David Cameron se tendre un piège à lui-même : il a promis ce
referendum pour remporter les élections générales de 2015, il était
ensuite obligé de s'y tenir sous peine de voir son parti se fracturer,
et il va y perdre sa place (certainement si les électeurs choisissent de
quitter l'Union, et peut-être même s'ils choisissent d'y rester),
malgré les annonces, pas crédibles une seule seconde, selon lesquelles
sa démission n'est pas conditionnée par le résultat du referendum. Et
on voit l'ancien maire de Londres, Boris Johnson, en profiter pour
convoiter la place de calife de son ancien condisciple et ami : comme
tête conservatrice de la campagne Leave, il aura
un chemin tout tracé jusqu'au 10 Downing Street si les électeurs
suivent ses recommandations. Nigel Farage, chef du
parti UKIP, se voit
offrir une tribune inespérée pour accroître sa visibilité médiatique
et passer pour le vrai chef de l'opposition. Quant à Jeremy Corbyn,
le leader travailliste, il a l'air d'avoir adhéré résolument à la
campagne Undecided. Mais bon, laissons de côté
les questions de personnages et de luttes de pouvoir.
(Il y a bien Nicola Sturgeon — le Premier ministre
écossais — que je n'ai pas citée, dont je trouve le ton convenable et
les arguments intelligents. Mais j'ai un problème particulier avec
Nicola Sturgeon, c'est que quand elle parle, le phonéticien amateur
que je suis est tellement fasciné par son accent merveilleux que j'ai
le plus grand mal à écouter ce qu'elle dit.)
Ajout/correction
() : En fait, j'ai été assez
injuste envers Corbyn, dont je n'avais pas entendu
notamment ce
discours, qui est vraiment bien, qui évite globalement beaucoup
des critiques que je décris ci-dessous quant au ton de la campagne, et
qui a le mérite de répondre aussi très bien aux gens, notamment des
Français, persuadés que l'UE est intrinsèquement
« néolibérale » (ou autres critiques du même goût) en remettant en
perspective certains points de son action.
Le fait est surtout que la campagne tourne à un niveau abyssalement
lamentable. Le camp du Leave martèle à
répétition les mots take back control et décrit
l'UE comme une sorte de léviathan bureaucratique
(mots-clés : red tape), sans aucun fondement
démocratique (mots-clés : unelected eurocrats),
qui prend l'argent et impose ses règles sur le Royaume-Uni ; mais,
outre le fait que le Royaume-Uni a un siège au Conseil, des députés au
Parlement, un Commissaire à la Commission, etc., ils s'abstiennent
prudemment de dire ce qu'ils voudraient faire ou changer avec le
contrôle qu'ils reprendraient. Sauf pour l'immigration, pour laquelle
ils réclament un système de points à la manière de l'Australie, et sur
laquelle ils ont largement réussi à faire porter tout le débat :
au-delà de l'idée nébuleuse de la souveraineté, leur campagne est
essentiellement fondée sur la peur de
l'immigré[#2], typiquement
est-européen, qui vient accaparer les emplois et les services publics
britanniques et que l'Union européenne interdit d'empêcher de rentrer.
Et pour alimenter la peur de l'étranger, le reste de l'Union
européenne est décrit comme étant en déliquescence économique. Quant
à l'idée même d'une Europe unifiée, Boris Johnson a comparé ça au rêve
de Napoléon et de Hitler.
[#2] Ils ne parlent pas
du tout, bien sûr, des britanniques qui auraient émigré dans
d'autres pays de l'Union. Pour une raison simple : c'est que ceux-là
n'auront pas le droit de voter dans le referendum en question, pas
plus que les citoyens de l'Union qui habitent au Royaume-Uni.
(Bizarrement, en revanche, les citoyens du Commonwealth, ainsi que les
Irlandais, résidant légalement de façon permanente au Royaume-Uni,
eux, auront le droit de vote : je me demande comment ceci s'est
négocié.)
Comme j'ai fait mon coming-out
d'eurobéat, on ne sera pas surpris que je sois affligé par de
tels arguments. Mais en vérité, je trouve les arguments du camp
du Remain presque pires. En vérité, ils ne nient
aucune des critiques faites à l'UE ni ne tentent de
dissiper la peur des immigrés ; le gouvernement souligne avoir obtenu
des exceptions et exemptions (ce qui est largement un mensonge) ; mais
quand Nigel Farage récite sa petite musique selon laquelle l'Union
européenne, aussi nobles qu'aient été ses idéaux initialement, a
complètement échoué et s'est transformé en cauchemar, personne du camp
adverse ne trouve la moindre chose à lui répondre. À la place, ils
avertissent : quitter l'Union sera un saut dans l'inconnu, et un
désastre économique, et peut-être aussi un désastre sécuritaire. Je
suis tout à fait persuadé de cette conclusion (au moins
économiquement, le Brexit sera un désastre pour le Royaume-Uni ; pour
l'Irlande aussi, bien sûr, et dans une certaine mesure pour le reste
de l'Union), mais ça reste un argument épouvantablement
mauvais. Les gens ont le droit de ne pas vouloir mettre
l'économie par-dessus tout. Et si on propose aux électeurs une
alternative (c'est le principe d'un referendum), il est profondément
scandaleux d'essayer de leur dire ensuite qu'un des choix conduira à
un désastre. Or c'est exactement ce que fait la campagne
du Remain : d'une part ils ne font pas le
moindre effort pour rendre l'Union européenne sympathique ou
agréable aux électeurs, d'autre part ils agitent toutes les peurs
possibles, à peu près aussi répugnantes que la peur de l'immigré, pour
convaincre les électeurs de voter de rester. Or faire peur aux
électeurs est une tactique répugnante.
…Et en plus, ça ne marche pas. La
campagne Remain a invoqué tout le beau monde de
la planète pour prophétiser toutes sortes de problèmes en cas de
Brexit : le président des États-Unis Barack Obama, le président
chinois Xí Jìnpíng, la directrice générale du FMI
Christine Lagarde, le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark
Carney, les ministres des finances du G20, le Taoiseach d'Irlande
Enda Kenny, la chancelière allemande Angela Merkel, et bien d'autres,
ainsi que quantité d'économistes, de scientifiques et de célébrités en
tous genres
(même mon
chimiste à tête de savant fou préféré s'y est mis), et bien sûr
des chefs d'entreprises anglaises, européennes ou multinationales, ont
exprimé leurs inquiétudes face à un Brexit, leur souhait de voir le
Royaume-Uni rester dans l'UE, ou leurs avertissements
dans le cas contraire. Or il n'y a certainement rien de plus
contre-productif que de dire aux gens de voter <truc> parce que
plein de gens importants pensent qu'ils devraient. (Le seul qui est
resté très bruyamment silencieux, dans l'histoire, c'est Vladimir
Poutine : d'aucuns en ont conclu qu'il se frotte les mains, ce qui est
certainement vrai, mais c'est là aussi un très mauvais argument à
sortir, que ce soit de dire qu'il faut partir pour faire plaisir à
Poutine ou, au contraire, qu'il faut rester pour ne pas faire
plaisir à Poutine.)
Au contraire, il y a beaucoup de gens qui, se sentant trahis par la
classe politique en général, seront ravis de voter pour ce qui leur
semblera le plus emmerder les élites : accumuler encore plus d'élites
pour leur dire quoi faire n'améliorera pas le schmilblick. Ces
électeurs désespérés pourraient refuser de voter une loi affirmant que
2+2=4 simplement pour montrer leur mécontentement. Ils auront tort,
bien sûr, en pensant emmerder les élites : Boris Johnson est
exactement de la même classe sociale que David Cameron, et
le UKIP est du même terreau que le parti
conservateur. Comme ils auront tort en pensant ne pas se faire de
mal ; et encore plus, en pensant ne pas se faire manipuler : car les
petits calculs de quelqu'un comme Rupert Murdoch sont pour beaucoup
responsable dans l'europhobie de l'opinion publique anglaise. Et à un
niveau encore différent, promettre aux électeurs des difficultés
(économiques ou autres) peut les inciter à montrer leur courage en
bravant ces difficultés.
Je pourrais refaire tout un petit couplet
sur le mal que je pense des
referenda en général, mais je vais essayer de faire court pour ne
pas trop dévier du sujet. J'ai déjà
expliqué assez longuement pourquoi il faut arrêter le mysticisme
autour de la démocratie, et l'idée que le Peuple Souverain®,
s'exprimant directement a forcément raison et ne saurait mal faire,
fait partie de ce mysticisme (qui peut conduire, par exemple, à la
tyrannie de la majorité, mais ce n'est pas le propos ici). Mais je
conçois qu'on considère le Peuple Souverain® comme le fondement de
toute autorité à condition que ce Peuple Souverain® s'exprime de façon
claire, réfléchie et
informée[#3]. Il faut
notamment qu'on puisse légitimement penser qu'il n'est pas biaisé par
d'autres questions (comme la popularité du gouvernement) ; il faut que
la campagne se déroule dans un esprit serein ; et il faut que les
citoyens soient raisonnablement au courant des faits objectifs du
dossier et des conséquences prévisibles de leur vote. Aucune de ces
conditions n'est ici satisfaite. L'ignorance du Britannique moyen (et
je pourrais en dire autant du Français moyen) quant au fonctionnement
de l'UE, ses institutions ou ses pouvoirs, est colossale,
et aucune des campagnes en présence n'a tenté d'y remédier, d'autant
moins que le débat s'est mis à porter sur tout autre chose
(l'immigration). Quant aux conséquences d'un Brexit, il est évident
que personne ne peut les prévoir vu qu'elles dépendront largement de
négociations compliquées dont les acteurs ne sont même pas certains.
Nigel Farage
lui-même a
admis qu'il n'avait aucune idée de ce que seraient les
conséquences d'une sortie de l'UE.
[#3] Digression : Il y a des gens
qui proposent de remplacer les referenda (voire, pour les plus
extrêmes, toute forme d'élection) par le tirage au sort, à la façon
des jurys d'assises ou de certaines institutions de la démocratie
athénienne antique : on aurait un panel de citoyens chargés — à plein
temps sur une période prédéfinie — d'étudier un dossier précis pour se
faire un avis éclairé et de trancher ensuite une question au nom de
l'ensemble de la société. L'idée étant qu'on aura ainsi un avis,
statistiquement équivalent à un vote du corps électoral si le panel
est relativement grand et tiré au hasard, mais où les jurés peuvent
prendre le temps (et ont l'obligation morale) d'enquêter sérieusement
sur la question, d'écouter des avocats chargés de représenter les
différentes positions, bref, de s'informer vraiment. Je ne suis pas
du tout convaincu par cette idée, et je ne vais pas en discuter ici,
mais elle a le mérite de mettre l'accent sur l'importance de
s'informer avant de décider, et d'illustrer le fait que d'autres modes
de démocraties sont imaginables que la directe et la représentative.
[Ajout : sur ce sujet,
voir cette entrée ultérieure]
Mais à ce stade-là, il est beaucoup trop tard pour faire une
campagne intelligente, c'est-à-dire une campagne fondée sur des
valeurs positives et pas sur la peur. Même si je ne suis pas d'accord
avec eux sur le fond, j'imagine que le Leave
peut-être aurait pu en faire une en s'y prenant assez tôt et
en tablant sur autre chose que les clichés de la bureaucratie et de la
peur de l'immigré : plus maintenant. Quant
au Remain, c'est encore plus désespéré. Gordon
Brown a tout
récemment essayé de dépasser les arguments anxiogènes et de se
focaliser sur quelque chose de, disons, plus positif, et je salue
l'effort, mais c'est trop tard. Expliquer à quoi sert l'Union
européenne, cette sorte de cathédrale des compromis et des concessions
(or personne n'aime spontanément les compromis et les concessions),
demande un débat subtil, réfléchi, nuancé, qu'on ne peut pas avoir une
semaine, ni même un an, avant l'échéance.
Surtout quand, depuis le départ, la relation des Britanniques à la
Communauté européenne est un vaste malentendu : ils voulaient
un Marché commun là où d'autres rêvaient à une Union sans
cesse plus étroite. Et surtout quand, en face, on a
le Sun, qui va débiter en pleine page des
slogans simplistes plus rapides, plus faciles, plus séduisants.
À titre d'exemple, à part le déficit de démocratie (qui est
largement la faute des gouvernements britanniques successifs — et
français, disons-le — qui refusent de transférer plus de pouvoir au
Parlement comme celui de choisir le chef de la Commission), un des
reproches qu'on fait le plus souvent à l'Union européenne est la
quantité de réglementations[#4]
qu'elle produit. Autrefois, il n'y avait pas tant de normes et tant
de règles, se plaint l'homme du café du commerce. S'est par exemple
immiscée dans la campagne du Brexit la question de savoir quelle
proportion des lois britanniques était d'origine européenne : la
réponse est surtout que la question n'a pas de sens, parce qu'il faut
définir proportion, loi, origine
et européenne, et que ça changera tout à tout selon la manière
dont on comprend ces termes ; il y a une certaine contradiction à
reprocher à l'Union de perdre son temps à réglementer des choses
triviales comme la courbure des bananes
(idée
largement répandue) et de voler aux États membres leur
souveraineté sur des points importants, mais restons-en aux
réglementations techniques censément trop nombreuses. Je suis peu
convaincu que l'Union européenne produise beaucoup plus de normes
juridiques qu'un pays souverain comme les États-Unis, le Canada ou le
Japon (c'est, bien sûr, impossible de trouver des chiffres, et même si
on en trouve, tout dépend de nouveau de ce qu'on entend
par produire et par norme juridique) : cela semble être
un effet de la société moderne complexe que nous n'arrivions plus à
fonctionner sans une logorrhée législative et réglementaire. (Et il y
a peut-être un parallèle à dresser avec le fait que n'importe quoi
demande maintenant aussi des zillions de lignes de code informatique,
code qui constitue, autant que les lois, un corpus à la complexité
terrifiante et qui nous échappe.) L'Union européenne est certainement
partie de ce scénario, mais je ne vois pas de raison de penser qu'elle
y participe plus que ne le ferait un pays souverain : au contraire, on
peut espérer qu'elle divise (peut-être pas par 28, mais au moins un
peu) la quantité totale de normes produites en Europe. Si le
Royaume-Uni recouvre sa liberté de réglementer la courbure des
bananes, il y aura toujours des bureaucrates non-élus qui s'occuperont
de ce genre de questions, ils travailleront à Londres plutôt qu'à
Bruxelles, mais le plus probable est qu'ils adopteront les mêmes
règles que leurs amis à Bruxelles, notamment s'ils veulent faire
commerce avec eux, et le gain démocratique est, disons, douteux. Le
point que je veux souligner est que ces questions sont complexes,
délicates, et ne se prêtent pas à un jugement à l'emporte-pièce.
[#4] Le public a
tendance à être extrêmement incohérent dans ses demandes de
réglementation, et à les réclamer en même temps qu'il les décrie. Je
ne parle pas seulement des européens bien contents que les frais
de roaming sur la téléphonie mobile baissent
régulièrement suite à l'action européenne (ou qui réclament qu'ils
baissent encore plus ; ou qui s'étonnent que cette baisse des tarifs
ne concerne pas les tarifs nationaux, laissés, justement,
hors du champ de la réglementation européenne par le principe de
subsidiarité). Tout scandale alimentaire, par exemple, ou le simple
« principe de précaution » devant une situation nouvelle, provoque
immanquablement des appels à plus de contrôle et plus de
réglementation. Un des principaux arguments contre les accords de
libre-échange notamment UE-USA, est la perte
du haut niveau de protection du consommateur (i.e., justement, de
réglementation !) qui en résulterait en Europe. (Et encore, je ne
parle même pas des quotas de pêche, qui, parmi les différents aspects
de la réglementation européenne, sont probablement celui que les
britanniques ont le plus en grippe, et dont on attend qu'il réalise
l'impossible quadrature : préserver les populations de poissons, et
laisser les pêcheurs libres de pêcher — forcément, c'est impossible,
alors on montre du doigt le coupable qu'on peut.)
De toute façon, mon intention n'est pas de me livrer ici à une
défense de l'UE, ni même d'esquisser les directions dans
lesquelles la campagne du Remain aurait pu mener
une telle défense. Je ne peux que me désoler du gâchis, et espérer
qu'il sera quand même bon à quelque chose. Si les Britanniques votent
pour partir, les négociations seront très dures, parce qu'il y aura
des gens qui voudront le leur faire « payer », par exemple en leur
refusant tout accord de libre-échange, ou alors seulement sur les
bases de leur acceptation unilatérale et sans condition de tout
l'Acquis communautaire sur l'élaboration duquel ils n'auront plus voix
au chapitre. La Schadenfreude n'a rien de
reluisant quand elle s'oppose à un pays entier (en revanche, voir
David Cameron perdre son poste et Nigel Farage face à ses mensonges
présentera bien un certain goût de satisfaction). Mais si le désastre
économique annoncé a bien lieu et oblige d'autres à réfléchir un peu
plus fort avant de se brûler eux-mêmes, ce sera déjà ça de pris ; et
si on est vraiment optimiste, on peut même imaginer que le fait de ne
plus avoir l'opposition systématique des Anglais à l'Union sans
cesse plus étroite serait une bonne chose pour cette dernière (là,
honnêtement, je n'y crois pas : je crois que les europhobes ne
conduiront pas que le Royaume-Uni à la catastrophe, ils mettront tout
le continent le nez dans le caca chacun de leurs nationalistes
locaux).
Ajout () : le
journal The Economist (dont je trouve
l'orientation politique « capitaliste décomplexée qui se croit
moderne » insupportable en général, mais dont il faut reconnaître
qu'il sont extrêmement bien renseignés) a fait
un guide
du Brexit intéressant à lire sur tout un tas d'aspects.
Le neuf mai est le jour où je me balade normalement dans la rue
avec un drapeau européen sur les épaules en fredonnant l'Hymne à
la Joie. Comme aujourd'hui je n'ai pas eu le temps, je vais
plutôt tâcher d'expliquer pourquoi je m'obstine à vouloir croire à la
construction européenne alors que, entre la montée du nationalisme et
de l'intolérance, les tergiversations autour de l'accueil des
réfugiés, les déboires économiques de différents pays, et le Brexit à
venir, la marée a l'air d'avoir tourné (<insérer
ici la
trop célèbre citation de l'acte IV scène 3 du Jules
César de Shakespeare>).
Fondamentalement, je serais plutôt universaliste ; mais un minimum
de réalisme m'oblige à concéder que la construction d'une communauté
des peuples mondiaux n'est pas pour demain, et toute imparfaite
qu'elle est, l'Union européenne est la meilleure implémentation que
j'aie une chance de voir, dans la vie qui m'est impartie, de la
devise : unis dans la diversité. Fondamentalement, je
m'intéresse plus à l'idée d'un rapprochement autour de certains idéaux
des cultures et des valeurs qu'à un projet politique ; mais de
nouveau, une forme de Realideologie(?) m'amène à soutenir la
construction politique comme un compromis raisonnable.
Ce qui est sûr, c'est que je n'arrive pas à me sentir un
attachement à ma nationalité française autrement que comme une mention
sur mon passeport : quelle que soit l'idée que j'essaie de faire de la
France, celle de Colbert (pour le roi, souvent — pour la patrie,
toujours) ou des instituteurs de la IIIe République (nos
ancêtres les Gaulois), elle ne provoque chez moi qu'une vague
d'indifférence. (J'ai un certain attachement pour la langue
française, mais il n'y a que les Français pour s'imaginer qu'ils en
sont en quelque sorte propriétaires ; et même la langue française, je
n'y suis pas tant attaché que simplement conscient du fait que je la
maîtrise mieux qu'une autre. J'ai aussi un profond attachement pour
des personnes et des endroits, chers à mon cœur, qui se trouvent être
en France, mais mon attachement les suivrait ailleurs s'ils
bougeaient.)
Si je considère les étiquettes qui peuvent servir à me définir
(geek, mathématicien, garçon, homosexuel, urbain, parisien, athée,
que sais-je encore), et que j'essaie de les ranger par ordre de
pertinence subjective ou d'attachement émotionnel, français
viendra loin derrière européen, peut-être même
derrière canadien (surtout depuis l'élection de M. Trudeau
fils), alors même que mes connexions personnelles avec le Canada sont,
disons, ténues. (En fait, si on doit trouver une valeur à mettre
derrière l'identité canadienne idéale, il est possible que ce ne soit
pas très différent de l'identité européenne idéale : à savoir, la
volonté d'une société tolérante et multiculturelle.) Assurément,
c'est avant tout parce que les personnes que je croise ou dont
j'entends parler qui revendiquent haut et fort leur lien avec la
France me sont généralement répugnantes, ce qui n'est pas le cas avec
ceux qui se revendiquent comme européens ou canadiens : mais c'est
inévitable, toutes ces étiquettes n'ont pas tant de sens en
elles-mêmes que par ce qu'en font les gens qui veulent bien les
porter. Or si je laisse un peu de côté l'idéal tous les peuples se
valent et que j'essaie d'imaginer un peu quelles sont les valeurs
spécifiquement françaises, je ne trouve pas grand-chose, ou en tout
cas pas grand-chose que j'aurais envie de mettre en avant. Les
valeurs européennes, en revanche, on peut encore imaginer qu'elles
soient à définir, à commencer justement par celle-ci : d'avoir réussi
à supprimer des frontières au lieu d'en créer (ces jours-ci, il faut
le dire vite, mais tout n'est pas encore perdu).
L'Histoire manque d'exemple de peuples qui se sont unifiés
autrement que par la force ou pour faire face à un ennemi commun.
Alors parfois on se sent obligé d'inventer un ennemi commun à l'Europe
(sur toutes sortes de plans : ça peut être des terroristes comme ça
peut être un concurrent économique). Je ne crois pas trop à cette
approche, ni à l'argument consistant à dire que les peuples d'Europe
n'ont pas d'autre choix que de s'unir s'ils veulent avoir une
importance quelconque dans le monde de demain : c'est sans doute vrai,
mais ça reste un très mauvais argument (ne serait-ce que parce que
« avoir une importance » n'est pas un but particulièrement louable, au
mieux c'est un moyen pour un but louable comme la défense de certaines
valeurs). Une Union européenne qui se construirait par opposition au
pouvoir économique de la Chine ne serait pas une construction très
intéressante. On peut aussi se rendre compte que les touristes
chinois, et même dans une certaine mesure les Américains, mettent déjà
l'Europe dans un seul sac sans trop chercher à différencier entre ses
provinces que sont l'Espagne, l'Italie, la Pologne, etc. ; et
peut-être bien qu'ils ont raison de trouver que les différences
culturelles entre ces provinces, même si elles sont réelles, sont
somme toute assez mineures par rapport à celles du pays dont ils
viennent. Les Européens ignorent peut-être trop souvent tout ce qui
les rassemble, i.e., pas seulement l'Eurovision (j'ai le souvenir
amusé de toutes sortes de discussions, sur des forums informatiques
entre Européens, où quelqu'un cherche à décrire une spécificité ou
bizarrerie de son pays, et bien souvent on se rend compte que toute
l'Europe a ça).
Il est de bon ton de se moquer des valeurs que l'Union européenne
et le Conseil de l'Europe essaient d'incarner : quand le prix Nobel de
la paix 2012 a été annoncé, il y a surtout eu des réactions d'hilarité
généralisée. Bien sûr nous disent les souverainistes qu'on
n'a pas besoin de cette usine à gaz pour ne pas faire la guerre à nos
voisins (c'est bien connu, les peuples d'Europe ne font jamais la
guerre à leurs voisins, ça fait tellement XXe siècle) : ça me
fait penser à la blague qu'on dit être la préférée d'Einstein, selon
laquelle le Soleil est bien moins utile que la Lune parce que le
Soleil éclaire alors qu'il fait jour tandis que la Lune éclaire
pendant la nuit — l'Union européenne ne sert pas à maintenir la paix
en Europe puisqu'elle a été mise en place pendant une période
paisible. Bien sûr nous disent encore les
souverainistes qu'on
n'a pas besoin de la Cour européenne des Droits de l'Homme, notre
Constitution garantit déjà très bien les droits fondamentaux (et
bizarrement, quand d'autres pays se font condamner, c'est qu'ils sont
moins bons que nous, mais quand notre pays, qui ne saurait mal faire,
est condamné, c'est que les juges sont des eurocrates déconnectés de
la réalité).
On attaque souvent l'idée d'un état fédéral européen en
demandant : mais tu ne voudrais quand même pas être dirigé par les
Allemands ? (ça marche aussi avec d'autres pays, mais ce sont
souvent les Allemands qui sont pris en exemple). Franchement, cette
objection me laisse de marbre. Le problème avec les Allemands qui ont
occupé la France il y a trois quarts de siècle, ce n'est pas tant
qu'ils étaient Allemands, c'est qu'ils étaient nazis et
qu'ils l'ont, justement, occupée militairement. Mais si
c'est fait dans le cadre d'institutions démocratiques et dans le
respect de mes droits fondamentaux, je ne vois pas pourquoi je
préférerais que les lois qui me gouvernent soient écrites (uniquement)
par des Français que (en partie) par des Allemands ; et en fait, au
rayon des démocraties qui fonctionnent relativement bien, l'Allemagne
me semble actuellement plutôt un des meilleurs exemples qui soient,
donc en fait je n'ai pas spécialement de problème à être aussi dirigé
par des Allemands. Mais les Allemands ne sont qu'un exemple : ce que
je voudrais croire, dans la construction européenne, c'est que les
défauts dans les cultures politiques des uns et des autres
s'annuleraient alors que leurs vertus se cumuleraient — c'est
évidemment idéaliste, mais ce n'est pas absurde si on imagine un
méta-débat sur la manière de gouverner, ou si on remarque que les
nationalistes ont plus de mal à se mettre d'accord entre eux que les
partis plus respectables. En tout état de cause, je ne trouve pas que
les institutions françaises, avec leur accumulation scandaleuse de
pouvoir personnel entre les mains du chef de l'État, l'Assemblée
nationale qui ressemble à une chambre d'enregistrement, et le Sénat
qui est une gifle au principe même de la démocratie, soient meilleures
que les institutions européennes.
Je crois beaucoup à l'équilibre des pouvoirs (ce que les Américains
appellent checks and balance), j'en ai par
exemple parlé ici. C'est pour ça
que je voudrais voir trois niveaux de gouvernement d'à peu près
égale importance : régional (en ce qui me concerne,
l'Île-de-France), national (la France) et continental (l'Union
européenne). En ce moment, l'échelon national a une puissance
démesurée par rapport aux deux autres (à commencer par le pouvoir de
supprimer la collectivité régionale et de quitter l'union
continentale ; pouvoirs que je trouve qu'il ne devrait pas avoir) :
c'est surtout pour cette raison que je me dis à la
fois régionaliste francilien et
fédéraliste européen — ce qui n'a rien de contradictoire. (Je force
le trait en parlant d'indépendance de l'Île-de-France, mais
une forme d'autonomie serait bienvenue.)
Bien sûr, je ne prétends pas que l'état actuel des institutions ou
l'intégration actuelle de l'Union soient parfaits. Je pourrais
décrire les changements que je voudrais voir apportés aux
institutions, mais ce serait un peu technique et d'intérêt limité : le
résumé simple est évidemment plus de pouvoir au Parlement !.
Mais ce que je voudrais surtout, c'est que l'Union serve de mécanisme
de solidarité, c'est-à-dire de répartition des richesses, et donc que
les pays les plus riches (dont la France, qui est un chouïa au-dessus
de la moyenne européenne sur la plupart des indicateurs de richesse)
payent pour les plus pauvres : cette solidarité est actuellement
inexistante, et l'idée en est quasi taboue, mais si il y a un
espoir qu'elle se mette en place, ce ne peut être qu'en passant par
l'Union européenne. Certains me disent que ce rêve de solidarité
européenne est impossible, ou ne pourra se réaliser que dans de
nombreux siècles : ils ont peut-être raison, mais quand on mesure la
rapidité du progrès déjà effectué, dans ce domaine mais aussi
concernant d'autres causes importantes (les droits des minorités
sexuelles), il me semble que le fait qu'il reste beaucoup de chemin à
parcourir ne doit pas être une raison de désespérer.
Je ne prétends pas non plus que les politiques de l'Union
me satisfassent. (Disons surtout que c'est un ensemble très
hétérogène, et impossible à résumer ou à juger en bloc ; je constate
cependant, sur beaucoup de débats, que je me sens globalement plus
proche des positions défendues par le Parlement que par celles
retenues par le Conseil : raison de plus pour vouloir plus de pouvoir
au Parlement, mais aussi, de trouver me méfier des États membres.)
Seulement, je m'abstiens de jeter le bébé avec l'eau du bain : quand
la politique du gouvernement français me déplaît, je ne brûle pas de
drapeaux français, je brûlerais éventuellement les photos de ceux qui
auraient pris des décisions que je rejette : je trouve idiots ceux qui
ne sont pas foutus d'appliquer la même logique à l'Union européenne
(ou, du reste, à n'importe quel pays étranger), et qui n'arrivent pas
à séparer mentalement les actions d'institutions quand même vaguement
démocratiques, et l'entité que ces institutions animent. En vérité,
je ne suis pas terriblement content des gens qui gouvernent
actuellement ni l'Île-de-France, ni la France, ni l'Europe.
Mais peut-être que ce qui me convainc le plus du bien-fondé de la
démarche de construction européenne, c'est de regarder quels sont ses
ennemis. Il est idiot en général de juger un projet par ses ennemis,
mais l'hostilité des mouvements d'extrême-droite à l'Union européenne
est plus qu'un accident : ils se rendent bien compte, et justement, à
quel point la construction européenne est le pire danger pour leurs
idées nationalistes ; comme je pense que l'essor des partis
d'extrême-droite est un des plus graves dangers qui menace l'Europe
(je devrais sans doute en reparler, mais une autre fois), il est
logique que je soutienne ce qui semble la meilleure arme contre eux.
Globalement, plus j'entends Mme Le Pen parler de son petit horizon
franchouillard étriqué, et plus je me sens europhile. (Quant à
l'idée, parfois avancée, que l'Union européenne serait justement
responsable, peut-être par son manque de démocratie, pour la montée du
nationalisme, à part que ça ressemble à rendre le médecin responsable
de la maladie parce qu'à chaque fois qu'on est chez lui on est malade,
de toute façon ça ne marche pas vu qu'en Suisse, pays censément
ultra-démocratique et non membre de l'UE,
l'extrême-droite — celle qui se prétend du centre — frôle les
30%.)
Je devrais finir par dire un mot du Brexit : là aussi, je devrais
peut-être en parler plus longuement une autre fois, mais toujours
est-il que je suis complètement persuadé qu'il aura lieu ; je ne sais
pas si je dois le déplorer (comme début du détricotage de l'Union) ou
m'en réjouir (comme début d'une intégration accrue), mais il est
certain que le Royaume-Uni n'a jamais voulu rien d'autre qu'une union
économique, et je préfère qu'il s'en aille que de limiter
l'UE à une simple union économique. La campagne du
camp Remain ne parle que des aspects
économiques (à quel point ce sera un désastre pour le Royaume-Uni s'il
quitte l'UE, ce qui est peut-être vrai ou peut-être pas,
mais ce n'est pas le point qui compte) ou parfois de sécurité :
peut-être qu'ils n'ont pas le choix parce qu'il est trop tard pour
expliquer aux électeurs l'intérêt d'une union politique quand on leur
a vendu une union économique, toujours est-il que maintenant ils sont
forcés d'être muets face à ceux comme M. Farage ou (l'ancien maire de
Londres et futur Premier ministre) M. Johnson qui parlent de perte
de souveraineté — c'est pour cela qu'ils (ceux qui proposent de
rester uniquement pour des raisons économiques et sécuritaire)
perdront leur referendum.
Pour ma part, cette fameuse perte de souveraineté pour la
France est exactement ce que j'attends de l'Union européenne.
Lorsque — au hasard — un attentat terroriste frappe un pays, il est
suivi d'une déferlante de débats et discussions sur ce qu'on aurait pu
ou dû faire pour l'éviter. Des experts qui prêchent ordinairement
dans le désert aux hommes politiques cherchant à tout prix à suivre le
sens du vent du jour, tout le monde a un avis à donner : on doit faire
la guerre aux terroristes, ou au contraire on ne doit pas tomber dans
le piège du conflit de civilisations où ils veulent justement nous
entraîner ; on doit les assécher financièrement ; on doit s'allier
avec la Bordurie, ou au contraire avec la Syldavie ; on doit augmenter
les pouvoirs de la police, on doit interdire la cryptographie, on doit
surveiller Internet, on doit protéger nos libertés, on doit, on doit,
on doit…
Mais je n'entends essentiellement personne tenir la thèse qu'on
devrait faire exactement ceci :
rien
— rien, c'est-à-dire pleurer les
morts, se moquer des extrémistes,
refuser de se laisser terroriser, reprendre les fils de la vie qui
n'ont pas été brisés, et ensuite admettre que l'événement se
reproduira certainement et qu'on ne peut pas forcément y faire
quelque chose. La plupart des fléaux qui touchent l'homme ont ceci en
commun : que si on peut parfois y faire quelque chose, ce quelque
chose est très difficile, nécessite un travail très long et au
résultat incertain, et surtout, qui doit être mené bien en amont du
moment où le fléau frappe — il ne faut pas espérer une solution
facile.
Dans les mots passablement gnomiques d'un célèbre romancier
français :
Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et
pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus.
[…] Quand une guerre éclate, les gens disent : Ça ne durera pas,
c'est trop bête. Et sans doute une guerre est certainement trop
bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste
toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi.
Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient
à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient
pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit
donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer.
Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce
sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce
qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient
pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà
tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui
supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de
faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des
opinions. […] Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais
libre tant qu'il y aura des fléaux.
— Albert Camus, La Peste
Pour être bien clair, je ne prends pas spécialement parti pour
l'inaction, ni en général ni dans un cas précis. La seule chose dont
je suis certain, c'est qu'il ne faut pas agir de façon précipitée ou
irréfléchie en géopolitique, pour les raisons que Jon Stewart résumait
de façon hilarante
dans cette
séquence du Daily Show
(America in the Middle East — Learning Curves Are for
Pussies, 2015-02-06, durée 9′29″). Ça ne signifie pas qu'on
ne doive jamais rien faire. Mais avant de se demander quoi
faire, il est opportun de se demander si on doit vraiment
faire quelque chose, ou simplement admettre le contraire
comme une option à envisager et à comparer : il serait donc opportun
d'écouter ce qu'on peut dire pour défendre cette thèse.
Car avant de s'élancer gaiement sur un chemin tout pavé de bonnes
intentions, il faut écouter la voix sévère et rébarbative de la
rationalité utilitariste. Qui nous dit essentiellement que nous
devons traiter en priorité les problèmes pour lesquels on peut le plus
efficacement sauver des vies (ou minimiser le malheur, ou autres
variations selon la fonction d'utilité précise qu'on prétend
maximiser) : et qu'avant de dépenser des efforts ou des euros pour
lutter contre tel ou tel problème il faut se demander si ces efforts
et ces euros, quelle que soit leur source, ne pourraient pas être
investis plus utilement (toujours selon la fonction d'utilité qu'on
s'est fixée) dans une autre action, ou pour la résolution d'un autre
problème.
Cette voix est assurément déplaisante à entendre. Nous aimons tous
tenir les opinions contradictoires que toutes les vies humaines sont
égales mais que certaines morts sont plus révoltantes que d'autres —
et nous aimons penser que certains problèmes sont symboliquement plus
importants qu'un décompte numérique de leurs victimes. (A
contrario, Bruce
Schneier aime dire — en plaisantant, mais pas uniquement en
plaisantant — que si un événement fait l'actualité, on ne doit pas
s'en inquiéter, puisque par définition, l'actualité rapporte des
événements inhabituels, c'est-à-dire, rares, or les choses dont on
doit s'inquiéter sont celles qui sont fréquentes, par
exemple, celles
qui causent le plus de morts.) Les chiffres eux-mêmes, bien sûr,
sont toujours délicats à peser :
d'après le
dernier rapport d'Europol, les actes terroristes ont fait quatre
morts dans l'Union européenne en 2014 (ça doit être moins que la
foudre…) : s'ils en ont fait beaucoup plus en 2015, la question se
pose de comment interpréter cette évolution (un changement durable, un
phénomène passager, une déviation statistique ?), et cela peut
évidemment nourrir l'argument selon lequel on aurait eu tort de penser
que le phénomène était insignifiant sur la base du nombre de morts en
2014. Le choix de la fonction d'utilité peut aussi donner lieu à des
débats un peu sordides (est-il pertinent de faire perdre, par exemple,
une heure par an à cinquante millions de personnes, si on peut en ce
faisant sauver cent vies par an — sachant que ces cent vies
représentent certainement moins de cinquante millions d'heures ? et
quel poids le gouvernement d'un pays doit-il donner aux vies dans
d'autres pays ?) : on a d'autant moins envie d'écouter l'utilitarisme
dans ces conditions.
Les raisons pour lesquelles nous aimons être irrationnels sont
difficiles à analyser. J'ai déjà
parlé du chercheur en économie
comportementale Dan
Ariely, qui se spécialise dans l'étude de l'irrationalité
prévisible et reproductible de l'homme, mais il s'agit chez lui plutôt
de microéconomie. La raison pour laquelle nous mettons en place, par
exemple, des mesures de
sécurité totalement
bidon, par exemple dans l'aérien, sont sans doute plus complexes à
comprendre et à catégoriser. À un certain niveau, il s'agit
certainement de rassurer les gens (raison pour laquelle on parle
de security theater, et j'aime beaucoup
l'illustration qu'en fait le sketch d'Adam Conover que je viens de
lier) : le fait est que ça ne marche pas de rassurer les gens en leur
disant arrêter de vous inquiéter pour les bombes dans les avions,
vous avez considérablement plus de chances de mourir d'un cancer (et
d'ailleurs, même s'agissant du cancer, vous ne vous comportez
certainement pas de façon rationnelle…) : je n'arrive pas à
convaincre mon propre gestalt émotionnel avec de tels
arguments, alors je me vois mal convaincre quelqu'un d'autre. D'un
autre côté, je ne suis même pas persuadé que ce genre de mesures
fonctionne pour rassurer les gens (est-ce qu'on se sent plus en
sécurité quand on voit des militaires partout patrouillant une ville,
vraiment ?).
Bon, je ne sais plus où je voulais en venir avec mes propos confus
(mais ce n'est pas le genre de choses qui m'empêche de
ranter ). Donnons juste la morale suivante : pour
qu'un débat public ne soit pas truqué et que les termes en soient
clairement définis, il faut au moins examiner, et écouter les
arguments qui se présentent pour, la plus grande variété des options,
dont celle de l'inaction. Il est permis de penser qu'on ne doive pas
suivre les choix « rationnels », c'est-à-dire, utilitaristes (il y a
une nouvelle intéressante d'Asimov sur un thème assez proche,
d'ailleurs : The
Greatest Asset). Mais cette décision doit être consciente
et éclairée, et, pour cela, il faut écouter cette voix même si on
n'aime pas ce qu'elle dit.
Le Conseil
de l'Union européenne, dont le nom officiel est juste le
Conseil, et qu'on appelle parfois aussi informellement Conseil
des ministres parce qu'il réunit les ministres des 28 états
membres sur un sujet donné, est en quelque sorte la chambre haute de
la législature de l'Union européenne (dont le Parlement européen
serait la chambre basse), représentant les intérêts des États membres
tandis que le Parlement européen représente la population de l'Union :
il est donc vaguement analogue au Sénat des États-Unis ou au Bundesrat
allemand (représentant, dans les deux cas, les entités fédérées). Si
je simplifie en passant sous silence un nombre incroyable de cas
particuliers, subtilités, astérisques et autres exceptions, une
directive européenne (l'équivalent d'une loi) doit, pour être adoptée
(selon la procédure législative ordinaire) être proposée par la
Commission, et adoptée dans les mêmes termes par le Parlement et le
Conseil. Je me propose d'analyser un peu la manière dont ce Conseil
vote.
Les gens qui n'aiment pas lire des logorrhées (mais que faites-vous
sur mon blog, aussi ?) peuvent sauter plus bas où il y a des jolis
graphiques.
La petite minute nécessaire
du Club Contexte : il y a
aussi
un Conseil
européen, terminologie épouvantablement idiote parce qu'il
n'est pas plus européen que l'autre, qui ressemble beaucoup au Conseil
[des ministres] en ce qu'il est formé des représentants des 28 États
membres, mais qui diffère en ce qu'il est formé des chefs d'État ou de
gouvernement au lieu des ministres, et dont les fonctions ne sont pas
tout à fait claires au niveau institutionnel (il « dirige », donne des
« impulsions », etc.). Du coup, le Conseil européen a très rarement
l'occasion de procéder à des votes, à part pour des cas très précis
comme quand il s'agit de nommer le président de la Commission et qu'il
n'y a pas de consensus. Les deux conseils (Conseil européen et
Conseil [des ministres]) se ressemblent par certains points : dans les
rares cas où le Conseil européen effectue un vote, c'est le même
mécanisme de vote que pour le Conseil, et les deux Conseils ont, par
exemple, le
même logo
représentant le
futur bâtiment qu'ils auront aussi en commun (parfois l'un des
deux ajoute au logo le mot latin Consilium, mais je n'ai pas
compris lequel, ça a l'air de changer, et c'est peut-être obsolète),
et ils ont le même site
Web. Il y a aussi des différences : notamment, contrairement au
Conseil [des ministres], qui est présidé par un État tournant tous les
six mois [subtilité : sauf quand il est en formation affaires
étrangères], le Conseil européen est présidé par une personne
stable, en l'occurrence l'ancien Premier ministre polonais Donald
Tusk. Je pense que l'idée est que si on considère l'UE
comme un État fédéral ou confédéral, le Conseil européen en est une
sorte de chef d'État collégial : il nomme le chef du gouvernement,
c'est-à-dire de la Commission, et il a la main sur les grandes lignes
de la politique étrangère. (Il n'est pas rare dans les dispositions
constitutionnelles qu'il y ait une certaine porosité ou proximité
entre le chef de l'État et la chambre haute du parlement : par
exemple, le vice-président des États-Unis est ex officio
président du Sénat, tandis que le président du Sénat français devient
président par intérim si le président décède, et on peut certainement
citer d'autres exemples ; la confusion entre les deux Conseils se
comprend donc un peu dans cette logique.) • Par ailleurs, il ne faut
pas confondre l'un ou l'autre de ces Conseils, qui sont des
institutions de l'Union européenne, avec
le Conseil de
l'Europe, qui est une autre institution internationale,
strictement plus grande que l'Union européenne (et dont, par exemple,
la Norvège, la Suisse et la Russie sont membres). Pour tout arranger
au niveau confusion, le Conseil de l'Europe a le même drapeau que
l'Union européenne (c'est même lui qui l'a utilisé en premier), et
aussi le même hymne.
Généralités : La plupart des décisions du Conseil
[de l'UE, i.e., Conseil des ministres] se
prennent, dans la pratique, sur la base du consensus : un
vote a lieu formellement, mais il est précédé de beaucoup de
négociations, voire de marchandages, menées informellement (par
courrier électronique, par l'intermédiaire des représentants
permanents à Bruxelles, ou au cours de réunion officieuses du
Conseil), surtout par la présidence tournante du Conseil : lorsque la
présidence annonce qu'elle dispose d'une majorité suffisante pour
approuver la proposition, les éventuels pays minoritaires préfèrent
négocier leur ralliement au vote en échange de quelques concessions
plutôt que d'enregistrer une « contestation publique », i.e., de
figurer sur le papier final comme votant contre (ce qui peut être
embarrassant, diplomatiquement ou politiquement, sauf s'il s'agit
d'enregistrer un point vis-à-vis de leur opinion publique nationale).
Ce n'est pas pour autant que les détails du mécanisme de vote n'ont
pas d'importance ! Car ce sont tout de même eux qui définissent le
pouvoir des différents pays dans les négociations informelles, et même
si le vote formel apparaît comme unanime — même si on cherche le
compromis pour arriver à l'unanimité — l'avis d'un petit pays sera
évidemment d'autant plus écouté s'il a le moyen de tout bloquer que si
on sait qu'on peut toujours se passer de son accord. (Une analyse
précise de la dynamique de vote pour ce qui est de la contestation
publique, sur la période 1995–2010, est menée
dans ce
rapport de Wim van Aken, Voting in the Council of
the European Union.)
Le mécanisme de vote dans toute sa subtilité juridique est assez
complexe. D'abord, il y a plusieurs mécanismes différents selon le
type de motion soumise au vote, et qui exigent des majorités
différentes : majorité simple (principalement pour des questions de
procédure ou des résolutions sans valeur
légale), majorité qualifiée (la procédure ordinaire),
ou unanimité (essentiellement pour tout ce qui est conçu
comme une coopération intergouvernementale : par exemple, en matière
fiscale). Même au sein de la majorité qualifiée, une des conditions
demandées est différente selon que le Conseil vote sur une proposition
de la Commission ou non (il y a donc, en quelque sorte, deux majorités
qualifiées différentes : la normale, pour voter sur une proposition de
la Commission, et la renforcée, pour les cas où le Conseil agit de sa
propre initiative, essentiellement en matière de politique
étrangère). • Pour compliquer encore les choses, pendant une période
transitoire qui dure de novembre 2014 à mars 2017, les règles de vote
actuelles, entérinées dans
le traité de
Lisbonne de 2007 (qu'on appellera donc en abrégé règles de
Lisbonne, en gros : 55% des états membres représentant 65% de la
population), peuvent parfois — à la demande d'un membre du Conseil —
être remplacées par les règles antérieures, contenues dans
le traité de
Nice de 2001 (règles de Nice, en gros : >50% des états
membres, et 73.8% des voix pondérées). • Pour compliquer encore un peu
plus les choses, une déclaration annexée aux traités (parfois
appelée « compromis de Ioannina », ) veut que si un groupe d'états
n'est pas suffisant pour constituer une minorité de blocage
(c'est-à-dire, une minorité capable d'empêcher un vote de passer,
donc, avec les règles de Lisbonne, 45% des états membres ou
représentant 35% de la population de l'Union) mais n'est « pas trop
loin » d'en constituer une, alors la présidence du Conseil et
l'ensemble de ses membres s'engagent à faire des efforts pour trouver
une solution tenant compte de leurs objections. • Pour compliquer la
complication, la définition de pas trop loin dans la phrase
précédente sera abaissée en avril 2017 (pour compenser le fait qu'on
ne pourra plus invoquer les règles de Nice ; jusqu'à mars 2017, il
suffit de représenter 3/4 du nombre de membres ou de la population
nécessaires à constituer une minorité de blocage, tandis qu'à partir
d'avril 2017, elle est abaissée à 55% sur ces deux critères). Ouf !
On comprend que les choses ne soient pas aisées à décrire.
Mon but est ici, en oubliant un peu les subtilités de la
négociation et de la culture du compromis, de faire quelques points
plutôt d'ordre mathématique, mais à un niveau assez simple, sur le
mécanisme de vote du Conseil à la majorité qualifiée (« normale »), à
la fois dans les règles de Lisbonne et dans les règles de Nice. Et
d'en profiter pour faire quelques remarques plus générales sur
l'analyse du pouvoir dans un système de vote de ce genre.
[J'avais déjà écrit un billet sur le
sujet ici, au moment où le
mécanisme de vote était en train d'être débattu (et en écrivant par
erreur Conseil européen au lieu de Conseil [de
l'Union européenne ou des ministres]). J'y proposais un
mécanisme de vote particulier. Ici, je vais plutôt me pencher sur la
question de comment analyser un mécanisme de vote existant.]
Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)
Peut-être parce que je suis citoyen d'une ancienne colonie du
Royaume-Uni qui en partage encore le souverain et qui en a imité une
partie du cérémonial constitutionnel, j'ai une certaine fascination
pour les institutions et traditions
du pays qui peut se targuer d'avoir, entre autres choses,
la plus vieille
monnaie du monde, et probablement
les plus
anciennes lois encore en vigueur. Ou peut-être au contraire
est-ce parce que je suis aussi citoyen d'un autre pays qui a coupé la
tête à son roi et qui ne semble jamais s'en être complètement remis
(et donc regarde avec envie outre-manche ces gens qui n'ont jamais eu
de constitution écrite pendant que la France en a
changé tous
les quinze ans en moyenne depuis sa première révolution).
Ou peut-être encore est-ce parce qu'à force de croiser sur Internet
des citoyens des États-Unis d'Amérique si fiers d'appartenir à la plus
ancienne démocratie du monde il est amusant de leur rappeler que le
pays dont ils ont fait sécession avait fait sa dernière révolution
quelque chose comme 88 ans avant la leur, et intéressant de leur
demander depuis combien de temps, au juste, le Royaume-Uni est une
« démocratie », parce que l'impossibilité de répondre à cette question
illustre
bien la
difficulté à définir ce que signifie, au juste, la plus
ancienne démocratie du monde. Ou peut-être est-ce juste que je
suis un traditionaliste qui s'assume mal — à part le Saint-Siège, il
n'y a vraiment que le Royaume-Uni qui peut se targuer d'une telle
continuité dans ses institutions.
Mais cette dernière question, depuis quand le Royaume-Uni est-il
une démocratie ?, est intéressante, parce qu'à chaque fois qu'on
pose ce genre de questions s'agissant de ce pays, la réponse est
toujours la même : c'est impossible de savoir exactement parce que les
choses ont évolué lentement. Il est aussi difficile de dire, par
exemple, à quel
moment la
peine capitale a été abolie au Royaume-Uni (la réponse la plus
correcte semble être 1998, mais on conviendra que vu que la dernière
exécution remonte, en fait, à 1964, cette date se défend aussi). Il
est impossible de dire qui était le premier Premier ministre du
Royaume-Uni (ou, si ça devait être avant 1707, d'Angleterre), et
d'ailleurs on ne sait même pas au juste
quand le terme de Premier
ministre est apparu.
C'est entre autres pour ça que je suis persuadé que le Royaume-Uni,
s'il devait un jour abolir la royauté, ne le ferait pas comme le font
les autres pays qui font ce genre de choses (c'est-à-dire en changeant
de régime), mais au contraire en gardant l'illusion de la continuité.
Car les fictions juridiques, et notamment celle de la
continuité, sont une clé de la tradition historique et juridique de ce
pays : on n'abolit pas les choses, on les vide de leur substance pour
mettre quelque chose d'autre à la place, souvent en maintenant la
fiction que ces nouvelles choses sont faites par délégation
pour la première. C'est ainsi que le souverain a perdu ses pouvoirs
en maintenant l'illusion de les avoir
encore[#] : ils ont été
transférés au Premier ministre, sur le conseil duquel le
souverain agit en matière constitutionnelle. Et si on devait abolir
complètement la royauté, on le ferait sans doute sans abolir la
couronne et sans renommer le royaume en république, mais en déclarant
simplement le trône vacant et en élisant un régent qui serait de
fait président et chef d'État mais de droit remplaçant d'un
monarque désormais inexistant. D'ailleurs, je retrouve exactement
cette idée chez un auteur de science-fiction éminemment anglais :
President: full title President of the Imperial Galactic
Government. The term Imperial is kept though it is now an
anachronism. The hereditary Emperor is nearly dead and has been so
for many centuries. In the last moments of his dying coma he was
locked in a statis field which keeps him in a state of perpetual
unchangingness. All his heirs are now long dead, and this means that
without any drastic political upheaval, power has simply and
effectively moved a rung or two down the ladder, and is now seen to be
vested in a body which used to act simply as advisers to the Emperor —
an elected Governmental assembly headed by a President elected by that
assembly.
— Douglas Adams, The Hitchhiker's Guide to the Galaxy
(chap. 4)
❦
Mais ce dont je veux surtout parler ici, c'est de la chambre des
Lords. Parce que s'il y a d'autres pays européens qui sont des
monarchies cérémoniales, la chambre des Lords est une institution
vraiment remarquable par son archaïsme. Jusqu'en 1999(!), il y avait
encore quelque 800 personnes,
les pairs
héréditaires du Royaume-Uni, qui avaient le droit de siéger à
la chambre haute du parlement britannique du simple fait d'avoir
hérité un titre de noblesse. (Je dis environ 800 personnes,
mais je il doit s'agir d'essentiellement 800 hommes, parce que,
normalement, les titres de noblesse héréditaires au Royaume-Uni
s'héritent par primogéniture
mâle[#2].) Ces pairs
héréditaires, même s'ils étaient loin de 800 à siéger en
pratique, formaient ainsi la majorité d'une chambre non
entièrement dénuée de pouvoirs (là aussi, les choses ont évolué
progressivement : depuis
1949, la chambre des Lords ne peut
que[#3] retarder d'un an le
passage d'une loi, mais c'est un pouvoir relativement comparable au
Sénat français, le verrou
constitutionnel en moins), et c'est bien parce qu'ils faisaient de
l'obstruction parlementaire que Tony Blair a décidé de réformer cette
chambre haute.
C'est une des choses qui m'ont
frappé à Munich, c'est la
multiplicité des affiches électorales (et aussi leur uniformité : très
peu de grands formats, aucune affiche à la sauvage, presque uniquement
des triptyques d'affiches, d'une taille apparemment normalisée, en
triangle autour d'un poteau ou quelque chose du genre), et la
multiplicité des candidats. Il faut dire que le système électoral
fait que les électeurs allemands s'expriment doublement lors des
élections au Bundestag : une deuxième voix est portée sur une
liste, qui détermine la répartition proportionnelle des sièges, et
une première voix va vers un candidat local dans la
circonscription, les candidats ainsi élus étant décomptés du scrutin
proportionnel — l'idée, louable dans son principe mais douteuse dans
ses détails[#], étant d'avoir un
scrutin poportionnel tout en gardant une assise locale. Bref, chaque
parti va mettre en avant à la fois sa tête de liste et son candidat
pour la circonscription, et comme il y a un nombre non ridicule de
partis, cela fait déjà pas mal.
Mais aussi, je n'avais pas compris au début qu'en plus des
élections imminentes du Bundestag (qui ont lieu ce dimanche, le
22 septembre) il y avait aussi les élections encore plus imminentes du
Landtag de Bavière. Lesquelles ont eu lieu dimanche dernier, le
15 septembre, et sans grande surprise le ministre-président de Bavière
Horst Seehofer, issu du parti chrétien-social CSU (comme
tous les gouvernements de Bavière depuis 1957), a vu son mandat
renouvelé, son parti ayant même obtenu la majorité absolue des sièges
de l'assemblée du Land. C'est ce double scrutin qui explique que j'ai
vu quantité de partis (enfin, de listes) dont je n'avais jamais
entendu parler, parce qu'elles ne doivent exister que dans le cadre du
Land de Bavière. Et c'est aussi sans doute à cause de la spécificité
bavaroise (et le fait que le parti chrétien-démocrate CDU
n'existe dans ce Land que par via sa sorte de filiale qu'est
la CSU) que je n'ai vu quasiment aucune image de la
pourtant très populaire actuelle — et très certainement future —
chancelière fédérale (qu'on surnomme Mutti, et qui ressemble
énormément à ma maman — c'est troublant). Son rival social-démocrate,
Peer Steinbrück, apparaissait un (tout) petit peu plus.
Par contre, j'ai vu des affiches fines et subtiles pour le parti
indépendantiste bavarois représentant un âne (je crois) en train de
chier de l'or avec la mention genug gezahlt!
(assez payé !) ou quelque chose de ce goût-là. Étant
moi-même indépendantiste francilien
en même temps que je suis fédéraliste européen, je sympathise
forcément avec le principe que les régions bénéficient d'une
large autonomie[#2] et puissent
même demander leur indépendance, j'ai toujours eu le plus profond
mépris pour ceux qui le font parce que, étant les plus riches, ils
estiment trop payer.
Mise à jour : J'avais inversé premières et
secondes voix : j'ai corrigé (les premières sont par circonscription,
les secondes par listes).
Mise à jour : les résultats au moment où j'écris
() :
les libéraux (≈centristes) du FDP ne seront plus
présents au parlement allemand pour la première fois depuis la fin de
la guerre(?),
le nouveau parti anti-euro[pe] Alternative für
Deutschland n'entre pas non plus au parlement (de très très
peu),
les chrétiens-démocrates de la CDU (le parti de
Mme Merkel) échouent de tout juste quelques sièges à obtenir à eux
tout seuls une majorité absolue (du moins d'après les chiffres
actuellement donnés),
sur le papier, les trois autres autres partis, de gauche
(SPD, Verts, die Linke)
semblent donc avoir ensemble la majorité de quelques sièges, mais il
est peu probable qu'ils arrivent à s'entendre pour former une
coalition (du coup, la CDU devra s'allier soit avec
le SPD — le plus probable, et souhaitée par les Allemands
d'après certains sondages — soit avec les Verts).
[#] Un problème est que
si un parti obtient plus de sièges par les scrutins locaux
(premières voix) que la représentation proportionnelle ne lui
attribuait, on lui laisse ces sièges excédentaires : du coup, les
électeurs ont l'incitation perverse à panacher leurs voix, attribuant
la deuxième à un parti « ami » qui n'obtiendrait que peu ou pas du
tout de représentation à la proportionnelle — et c'est exactement ce
que le parti libéral FDP est en train de supplier ; cette
incitation n'existerait pas si la représentation proportionnelle était
absolue (quitte à trouver un moyen d'y arriver) ou si les sièges élus
localement étaient pris en plus et pas au sein de
l'élection à la proportionnelle. Un autre problème est que la
barrière de 5% pour entrer au parlement (qui est certainement une
bonne idée en soi) introduit une discontinuité : et une bonne partie
de l'incertitude du scrutin de dimanche tourne autour de la question
de savoir si les libéraux du FDP et/ou le parti
anti-euro AfD franchira cette barre.
[#2] Encore que cela
soulève des questions pas forcément évidentes. Si dans un
pays X se trouve une région Y qui a une
composition socio-politique différente du pays et qu'on lui donne donc
une large autonomie, mais que dans la région Y se trouve à
son tour une ville Z qui a elle aussi une composition
socio-politique différente de la région (et c'est probablement en
large partie le cas de la ville de Munich dans le Land de Bavière dans
la république fédérale d'Allemagne), on peut se demander pourquoi la
ville n'aurait pas une autonomie dans la région égale à celle de la
région dans le pays.
Maintenant que la loi sur le « mariage pour tous » a été
définitivement votée par le parlement, ce dont je me réjouis même si
je réitère le fait que j'aurais préféré une
loi mettant fin à toute notion légale
de sexe, elle doit encore — suite à un recours de l'opposition —
être examinée par le Conseil constitutionnel avant de pouvoir être
promulguée.
Faut-il avoir peur qu'il la déclare non conforme à la
Constitution ? Probablement pas. D'une part,
une décision
antérieure de ce même Conseil traduit assez clairement — même pour
le non-juriste que je suis — le fait que c'est au législateur de
définir les contours du mariage :
5. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution, la
loi fixe les règles concernant l'état et la capacité des personnes,
les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; qu'il
est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de
sa compétence, d'adopter des dispositions nouvelles dont il lui
appartient d'apprécier l'opportunité et de modifier des textes
antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant,
d'autres dispositions, dès lors que, dans l'exercice de ce pouvoir, il
ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère
constitutionnel ; que l'article 61-1 de la Constitution, à l'instar de
l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir
général d'appréciation et de décision de même nature que celui du
Parlement ; que cet article lui donne seulement compétence pour se
prononcer sur la conformité d'une disposition législative aux droits
et libertés que la Constitution garantit ; […]
9. Considérant, d'autre part, […] qu'en maintenant le principe
selon lequel le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, le
législateur a, dans l'exercice de la compétence que lui attribue
l'article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation
entre les couples de même sexe et les couples composés d'un homme et
d'une femme peut justifier une différence de traitement quant aux
règles du droit de la famille ; qu'il n'appartient pas au Conseil
constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur
sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de
situation […].
Il semble assez clair que la décision eût été rédigée différemment
si elle eût voulu dire le mariage ne peut être qu'entre un homme et
une femme, point final. Et même, le président du Conseil
constitutionnel Jean-Louis Debré est passé à la télé il y a quelques
mois (je crois que c'était sur Canal+, probablement dans le Grand
Journal) et, dans un écart inhabituel à sa réserve coutumière, a
rappelé que c'était bien dans le pouvoir d'appréciation du législateur
de définir ce qu'est un mariage. D'autre part, si j'imagine qu'il
doit y avoir des personnalités assez conservatrices au Conseil
constitutionnel pour ne pas trouver bon que deux garçons ou deux
filles puissent s'unir, je doute qu'il y en ait une majorité pour être
à ce point réactionnaires qu'ils seraient la première cour
constitutionnelle du monde à imposer une inégalité de droit
en la matière quand un certain nombre d'autres cours ont fait
exactement le contraire. Enfin, ils ont certainement conscience que
ce serait perçu comme une forme de coup d'État dont l'autorité morale
du Conseil ressortirait trop diminuée s'ils prenaient une décision
aussi politique : c'est le raisonnement qui a peut-être convaincu John
Roberts (chef de la Cour suprême des États-Unis) de voter contre son
groupe habituel et ainsi sauver la loi d'Obama sur l'assurance
maladie.
Bref, je ne crains pas trop sérieusement qu'ils invalident le texte
en totalité et sur le fond. Je crains cependant deux choses : soit
qu'ils déclarent anticonstitutionnelle une provision importante, par
exemple toutes les dispositions concernant l'adoption ; soit qu'ils
invalident la loi pour une raison technique, c'est-à-dire une
situation qui permettrait en principe au législateur de la
voter de nouveau une fois corrigé ce problème technique, mais qui en
pratique obligerait à retraverser tout ce marathon législatif, avec
nouvelles manifs et actes homophobes à la clé, et qui risquerait bien
d'enterrer définitivement le texte. Or ça ne me semble pas du tout
invraisemblable qu'on découvre que l'avis du Conseil d'État a été
demandé sur un texte qui diffère par trois virgules essentielles du
projet de Loi déposé au bureau de l'Assemblée nationale, ou que cet
avis a été demandé sur un papier de la mauvaise couleur, et que par
conséquent toute la procédure était viciée.
Ma conception de la démocratie
fait que je ne vois pas d'un mauvais œil l'existence du Conseil
constitutionnel et le fait qu'il ait un rôle accru et le pouvoir de
défendre les libertés fondamentales, mais il faut reconnaître qu'il y
a un véritable problème de transparence, d'impartialité et de
démocratie avec cette institution :
dans son processus de nomination et dans le fait qu'il soit aussi
restreint : à la limite, le fait que les anciens présidents en soient
membre à vie ne me choque pas tant que ça, mais il devrait y avoir des
membres nommés par exemple par le Premier président de la Cour de
Cassation et par le vice-président du Conseil d'État pour faire
contrepoids aux nominations potentiellement « politiques » ;
dans le fait que des décisions qui concernent l'ensemble du pays
ne soient pas plaidées et qu'il n'y ait comme seul argumentaire, en
cas de contrôle de constitutionnalité avant promulgation, que le texte
de la saisine (donc pas de contradictoire et personne pour défendre la
loi, et pas non plus d'audition d'amici curiæ) ;
dans le fait que les décisions sont écrites dans un langage
particulièrement difficile à décoder, et que même si elles sont
maintenant souvent accompagnées d'un commentaire semi-officiel publié
sur le site Web du Conseil, on ne sait pas très bien quel est le
statut et la diffusion de ce dossier (je note par exemple que
leurs URL ne sont pas pérennes…) ;
dans l'absence de publication d'avis dissidents et l'opacité
totale des votes ;
dans l'absence d'aucun moyen (autre qu'une réforme
constitutionnelle…) pour révoquer un membre du Conseil qui serait
coupable de graves manquements à ses devoirs (pour comparaison, les
juges de la Cour suprême des États-Unis peuvent au moins être mis
en impeachement par le Congrès).
Il ne faudrait pas arriver à ce que le Conseil devienne
un verrou.
Tout à l'heure quand
j'étais[#] dans le métro ligne 6
en train de rentrer chez moi, j'ai vu monter un énorme groupe de gens
à la station Quai de la Gare. La rame était assez vide avant leur
montée, pleine à craquer après. Groupe encadré par des organisateurs
en gilet de chantier jaune fluo. Majoritairement des garçons ; dans
les 25–35 ans. Comme ils ne faisaient pas trop touristes, j'ai pensé
d'abord à un groupe de supporters d'un sport quelconque. Puis j'ai
remarqué un autocollant bleu-blanc-rouge avec la mention Paris est
patrie. Ah, ce sont donc
des identitaires
— des fafs — qui vont à la
manifestation Paris
fierté pour commémorer Sainte-Geneviève et son glorieux
combat contre les envahisseurs (ou quelque autre florilège
d'anachronismes dans le même genre). En réponse à la question d'un
autre passager (sans doute comme moi curieux et/ou pas très
rassuré[#2]), un petit groupe
d'entre eux à plaisanté sur leur xénophobie (sur le ton un peu
grinçant de celui qui ne se considère pas lui-même comme xénophobe,
qui sait que tout le monde pense le contraire et qui doit se
l'entendre dire assez souvent, et qui s'en amuse) ; puis ils ont
commencé à rigoler en imitant les paroles des quémandeurs dans les
transports en commun (nous ne sommes pas des voleurs…).
Leur site (lié ci-dessus) est semblablement déroutant : laissant de
côté Sainte-Geneviève, il faut un moment pour se rendre compte qu'on
n'est pas sur un innocent site culturel d'amateurs de Paris, et
apparemment ils mettent plus en avant leur opposition à Starbucks (qui
provoque leur ire en voulant s'implanter à Montmartre) que leur
xénophobie. Souci calculé de se montrer respectables, ou est-ce
qu'ils n'assument pas ?
Sinon, parmi ceux qui n'assument pas, il y a aussi ceux qui vont
manifester demain, au départ de juste à côté de chez
moi, pour revendiquer que les
hommes et les femmes n'aient pas les
mêmes droits dans ce pays. On peut certainement se réjouir que
l'homophobie soit devenue une valeur dont ils hésitent à se
revendiquer ouvertement (sauf peut-être le tristement
célèbre institut
Civitas, qui doit relever de la même mouvance que mes
parisiano-génovéfains), là où aux États-Unis certains ne rechignent
pas à dire clairement qu'ils pensent que l'homosexualité est un
péché : reste que je ne sais pas s'il y a plus ou moins d'hypocrisie à
prétendre qu'on n'est pas homophobe et sexiste quand on soutient que
l'homme et la femme sont figés dans des rôles tels qu'il faut un
couple hétérosexuel pour élever correctement un enfant, ou bien à
plaisanter qu'on n'est pas xénophobe quand on va honorer la lutte de
Sainte-Geneviève contre les Huns.
Ayant vu aujourd'hui un visage de la bêtise et de la haine, j'irai
peut-être en regarder un autre demain, histoire de comparer : renifler
les idées nauséabondes m'aidera peut-être à dégager mon nez encore
encombré.
[#] Après être resté
cloîtré à la maison pendant une semaine à cause
de la grippe, j'ai voulu prendre un
peu l'air.
[#2] Indépendamment de
toute considération idéologique, je dois dire que les foules me
font peur. Mais il y avait sans doute aussi quelque chose de
plus subtil : l'idée vague qu'un autre voyageur, qui n'aurait pas fait
attention au fait que j'étais déjà dans la voiture, aurait pu me
prendre pour un du groupe.
Il m'arrive assez souvent de me surprendre — rétrospectivement —
par ma naïveté. Je pensais, j'espérais, quand le projet de
loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe a commencé à
être discuté, que ce débat n'intéresserait pas l'opinion : que les
Français étaient bien trop préoccupés par l'économie (pas que
j'apprécie de voir que la politique se réduit de plus en plus à
l'économie, mais c'est ce qui transparaît), que personne ne trouverait
à objecter à un changement où les seules personnes
vraiment concernées ne peuvent être que favorables — que ceux
qui y sont idéologiquement opposés auraient soit peur d'être
ridiculement ringardisés soit la pudeur de se cacher un peu — et qu'au
final le texte passerait en suscitant autant d'attention que
le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le
Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume
de Norvège sur l'enseignement dispensé en France aux élèves norvégiens
et le fonctionnement des sections norvégiennes établies dans les
académies de Rouen, Caen et Lyon
(I'm
not making this up). Bref, j'ai été bien naïf : au lieu de
ça, il nous faut supporter un débat si fastidieux que, vous
l'avouerai-je, je vois avec soulagement la petite parenthèse que nous
offre le numéro de duettistes du principal parti d'opposition.
Je ne cacherai pas qu'une partie de mon agacement vient de la
manière dont les partisans de l'égalité dans le mariage défendent leur
position : c'est-à-dire que, de ce que j'ai pu voir, au lieu de
répondre aux arguments (enfin, ce qui en tient lieu) avancés par leurs
contradicteurs, ils préfèrent crier le mot homophobe sur tous
les registres possibles. En un sens, c'est très bien que l'homophobie
soit maintenant globalement connotée négativement : même les opposants
au projet de loi prétendent (un peu hypocritement, certes) défiler
aussi contre l'homophobie ; dans le monde parallèle du racisme,
nous nous situons dans la phase où on commence à éprouver une certaine
gêne, pas encore de la honte, mais au moins de la gêne, à affirmer
l'inégalité de telle race sur telle autre — le premier timide pas pour
sortir du bourbier de la connerie. Mais à force de crier à
l'homophobie, on va user ce mot. Par exemple quand
quelqu'un passe
des pages entières à traiter Lionel Jospin d'homophobe parce qu'il
a prononcé
des propos à vrai dire assez brumeux et incompréhensibles qui
interprétés de la bonne manière (et si on ne rechigne pas à couper et
ignorer totalement une phrase assez importante comme la
discrimination à l'égard de telle ou telle orientation [sexuelle]
m'est insupportable) peuvent effectivement s'interpréter comme une
forme d'homophobie, au moins au passé ; même comme ça, il faut
beaucoup et délibérément déformer pour arriver à lui faire penser
que les gouines et les pédés ne font pas vraiment partie de
l'humanité (!) : moi, tout ce que je vois c'est que Jospin
n'est pas d'accord avec moi, et
qu'il n'est pas doué pour dire aux journalistes en fait, ce sujet
ne m'intéresse pas alors il dit deux-trois phrases nébuleuses et
contradictoires — est-ce bien une raison pour le traiter
d'homophobe ?, je ne le crois pas. De même quand François Hollande a
eu une expression certes passablement malheureuse pour signaler aux
maires geignards qui ne veulent pas marier des sales pédés qu'ils
peuvent toujours laisser ça à leurs adjoints, je ne sais vraiment pas
si c'était la peine
d'aller manifester
à ce sujet (et créer une sous-polémique dans un débat déjà assez
pénible comme ça).
Je ne veux pas juste dire il faut savoir qui est l'ennemi :
je veux dire qu'un des principes fondamentaux, dans un débat, c'est
qu'on discute avec des gens qui ne sont pas du même avis. Ou au moins
qu'on répond à ce qu'ils disent, et pas juste pour crier oh les
vilains ! (même si c'est vrai). Le fait est que la partie
relativement conservatrice de l'opinion, qui, comme je l'espérais
naïvement, n'en
avait initialement
franchement pas grand-chose à faire de ce sujet (et donc était
mollement favorable par défaut),
est en
train de s'orienter comme le lui disent ses mentors traditionnels.
(Il y a du vrai dans ce que disent les sociologues qui prétendent que
l'opinion publique n'existe pas parce que la mesure ou le débat
perturbe le phénomène mesuré.) Que cela plaise ou pas, il faut parler
à ces gens. Ou alors on peut craindre que la droite ne tienne sa
promesse de faire annuler la loi dès qu'elle reviendra aux affaires
(a priori je ne le crois pas, mais ce n'est pas totalement
exclu non plus, justement si le débat s'envenime trop et polarise
l'opinion de ces conservateurs).
Parce qu'il y a quand même des réponses qu'on peut faire qui me
semblent un peu plus — ahem — productives que traiter d'homophobe le
Premier ministre au moment du vote du PACS.
L'Église catholique (puisqu'elle semble avoir endossé les habits de
principal opposant au projet de loi) à eu la subtilité d'éviter de
parler de Dieu — de placer, au moins formellement, ses arguments sur
le terrain sociétal — et ce serait une grave erreur d'ignorer ce
qu'elle dit.
(Heureusement, certains
s'emploient à lui répondre intelligemment.)
Par exemple, quand un évêque parle de rupture de
civilisation, on peut aller interroger des gens qui vivent pas
très loin de chez nous, du côté de Charleroi, Anvers, Amsterdam,
Barcelone… leur demander comment ils ont vécu cette rupture de
civilisation : je pense que l'absurdité de l'idée apparaîtra assez
rapidement. S'il y a eu rupture de civilisation, c'est lorsque le
divorce a été autorisé : on peut demander à l'Église pourquoi elle ne
considère pas le mariage de couples de même sexe de la même manière
que le mariage de divorcés — quelque chose qu'elle ne pratique pas
elle-même mais qui ne semble plus lui poser un grave problème par sa
simple existence. Quand certains avancent qu'un contrat civil
renforcé devrait être suffisant pour garantir l'égalité des droits, on
peut rétorquer que le mariage dispose d'une reconnaissance
internationale qu'aucune union civile n'a (un couple
français PACSé ne sera pas reconnu comme couple
même dans les pays où le mariage existe entre personnes de même sexe).
Quand dans le débat sur
l'adoption[#]
(dont j'expliquais naguère qu'il
devrait être à mon avis bien séparé de celui sur le mariage) certains
avancent qu'un enfant a droit à un père et une mère, on peut
répondre simplement que dans la grande majorité des cas, la question
est de savoir si tel enfant aura droit, aux yeux de la Loi, à une
seule mère ou bien deux (ou : un seul père ou bien deux) ; et qu'à
partir du moment où l'adoption est possible par les
célibataires et que les opposants de maintenant qui ne se sont
pas réveillés plus tôt sont vraiment de mauvaise foi. Ce sont des
réponses assez simples à faire, et que j'ai trop rarement
entendues.
Une autre chose que j'ai trop rarement entendu souligner,
lorsqu'est servi le trop usé argumentaire du droit des enfants (et si
on prononce le mot enfant, on pense automatiquement aux
petits), c'est que la relation de filiation n'est pas quelque chose
qui cesse quand on devient adulte. (Mon père et ma mère n'ont pas
cessé d'être mon père et ma mère quand j'ai eu 18 ans.) Or on
interdit à ceux qui ont été élevés par un couple de même sexe et qui
sont maintenant majeurs de se voir reconnaître leur complète parenté
(et en particulier, de porter le nom — ou d'hériter sans payer des
taxes prohibitives — de l'un des parents).
Toujours est-il que ce n'est pas demain la veille que toute
référence au sexe d'un individu disparaîtra de la Loi et de
l'état-civil (comme je le souhaite
ardemment) : en attendant, il faut subir un débat laborieux pour un
petit corollaire de ce principe — mais ce sera déjà ça.
[#] Je pense qu'il
faudrait aussi ne pas faire l'amalgame entre plein de questions qu'on
peut ranger dans le mot homoparentalité : l'homoparentalité est
une situation, mais il y a plein de manières dont on peut arriver à
cette situation : selon que, par exemple, un couple de même sexe
cherche à adopter, un homo célibataire cherche à adopter (est-ce de
l'homoparentalité, ça ? et si c'est un bi ?), un homo/bi a eu un
enfant dans un couple hétéro mais a perdu son/sa compagnon/-e et entre
en couple de même sexe avec une autre personne (je pense que c'est la
situation la plus courante), une personne en couple avec quelqu'un du
même sexe a eu un enfant (par insémination artificielle ou en trouvant
un partenaire de reproduction de sexe opposé) et cherche à le faire
adopter par son/sa compagnon/-e, etc.
Considérations intempestives sur l'indépendance de régions
Il y a un certain nombre de régions dans ce qu'on pourrait appeler
le first world qui sont, à différents degrés,
tentées par demander l'indépendance du pays dont elles font partie :
je pense à l'Écosse (du Royaume-Uni), à la Catalogne (de l'Espagne),
au Québec (du Canada), et éventuellement à la partie flamande de la
Belgique même si la situation y est assez différente parce qu'il
s'agirait plus d'un divorce que d'une indépendance ; on peut sans
doute ajouter encore beaucoup d'autres exemples (le pays basque ?),
mais je ne veux de toute façon parler qu'en généralités donc quelques
exemples suffisent.
Il y a évidemment beaucoup à dire sur les raisons de ces
revendications indépendantistes. Généralement elles sont culturelles
(notamment linguistiques), mais il y a souvent aussi un aspect
économique qui intervient, c'est-à-dire différentes variantes de
l'argument nous payons plus en impôts pour
<pays-ou-fédération> que nous n'en recevons en subventions,
argument que je trouve vraiment très triste (en tant que vil gauchiste
persuadé que les régions riches doivent payer pour les pauvres, à tous
les niveaux). Mais bon, laissons ça de côté, je n'ai d'intérêts ni en
Catalogne ni en Espagne, ni en Écosse ni en Angleterre, et si j'ai
peut-être un attachement pour le Canada, ça affectera assez peu ma vie
si le Québec s'en sépare (et je ne pense pas que cela se produise
prochainement, d'ailleurs) : dans tous les cas, j'aurai juste à
acheter de nouveaux atlas du monde et ce sera tout ce que ça me
fera.
Ce qui est beaucoup moins évoqué, quand le sujet est discuté, ce
sont les conséquences et modalités pratiques, et notamment juridiques,
de l'indépendance. Je ne sais pas s'il y a un mode d'emploi officiel,
une procédure standard, pour séparer un pays : les exemples sont assez
rares, et à part le Soudan du Sud, le Timor oriental qui ne sont pas
trop dans la situation des exemples que je discute (ni même le Kosovo
et le Montenegro), plutôt anciens.
La Catalogne et l'Écosse sont actuellement dans l'Union
européenne : il est plausible que, même si elles se séparent de
l'Espagne et du Royaume-Uni, elles souhaitent rester dans
l'UE.
Cela n'a
rien d'automatique, il faudrait demander à intégrer l'Union,
prévoir un traité (et négocier le nombre de parlementaires, les voix
au Conseil, etc.), et le faire signer et ratifier par tous les membres
actuels. Ceci peut d'ailleurs donner un moyen de pression aux États
dont ces régions feraient sécession même si, en fait, il est clair que
l'intérêt au moins économique de toutes les parties impliquées est
qu'elles rejoignent l'UE. Dans le cas de la Catalogne,
la question est aussi compliquée par la monnaie : si elle devient
indépendante, tant qu'elle n'intègre pas formellement l'eurozone, soit
elle adopte officieusement l'Euro (comme le font, par exemple, le
Monténégro ou Andorre) mais alors elle ne peut
pas en créer et ses banques seront
limitées par les réserves de sa banque centrale, ce qui n'est pas
tenable pour une économie dynamique, soit elle crée sa propre
monnaie ad interim, en essayant de la fixer
contre l'Euro, ce qui posera de nouveau des problèmes de réserves en
plus de nombreuses difficultés pratiques. Là aussi l'Espagne a sans
doute un moyen de pression puissant même si, in
fine, son intérêt économique est certainement que la Catalogne ait
la même monnaie. D'ailleurs, si la Catalogne doit avoir sa propre
monnaie, je n'ose imaginer le bordel bancaire qui en résulterait (les
comptes sont convertis selon que les banques auraient leur siège à
Barcelone ou ailleurs ?).
Il y a aussi la question de la dette. Il n'y a pas de règle à ce
sujet : un État souverain peut très bien faire défaut sur sa dette (au
moins la partie qu'il contrôle directement : il se peut, bien sûr, que
certains de ses avoirs dans d'autres pays soient saisis), et si une
province obtient son indépendance, elle peut refuser de prendre une
part de la dette, comme le pays dont elle se sépare peut décider de
renier la part per capita qui devrait lui échoir,
estimant que c'est à cette province de la payer. On peut se demander,
dans une telle hypothèse, quelle serait la réaction des jaloux
gardiens de la dette (marchés financiers, agences de notation).
Et puis, il y a la question de la citoyenneté. À mon sens, le plus
juste dans une situation de sécession serait de laisser à chaque
résident de la région concernée le choix de la nationalité qu'il
souhaite avoir ; mais je ne suis pas sûr que ce soit la procédure
standard, si tant est qu'il y ait une procédure standard, et je peux
imaginer que cela soulève beaucoup de difficultés pratiques (ceci dit,
n'importe quelle autre option en soulèvera aussi). Si on donne juste
la citoyenneté en fonction du lieu de résidence, cela causera des
procédures judiciaires intéressantes. Après tout, un Espagnol qui
vivrait en Catalogne, ne se sentirait pas du tout Catalan et serait
privé de sa nationalité espagnole parce qu'il serait considéré comme
Catalan, pourrait très bien essayer de faire valoir devant les cours
de justice espagnoles qu'on l'a injustement privé de sa nationalité
(qui peut être celle de ses ancêtres depuis fort longtemps) sur la
base de son lieu de résidence sans qu'il ait été en tort. Et comme
les Catalans et les Écossais sont aussi citoyens de l'Union
européenne, dans l'hypothèse où la Catalogne et l'Écosse
n'intégreraient pas immédiatement l'UE, la question se
pose aussi de savoir s'ils resteraient citoyens de l'Union (l'article
20(1) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise
qu'est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un
État membre mais ne dit pas explicitement que c'est la seule
manière de l'avoir, et ne dit pas vraiment comment on la perd) : je
suis sûr que la CJUE se ferait un plaisir de trancher à
ce sujet.
Je serais curieux de savoir si ces questions sont évoquées dans les
régions concernées. Je ne pense pas qu'il suffise de
dire l'intendance suivra comme pour ce qui est de constituer
des ambassades (tiens, d'ailleurs, il semble que le Soudan du Sud
n'ait pas d'ambassade à Paris, dans l'UE il n'en a qu'à
Bruxelles plus une mission à Londres ; tiens, à ce propos, est-ce
que ceci
serait l'ancienne ambassade de la RDA en France ?). Et
si certaines de ces régions obtiennent leur indépendance (mais, à vrai
dire, je pense que ça ne se produira pour aucune d'entre elles), il
sera intéressant de voir quelles solutions seront adoptées (le plus
plausible étant, s'agissant des régions dans l'UE, et si
toutes les parties sont de bonnes volonté, de préparer un traité
d'accession à l'Union avant l'indépendance de la région).
Mais passons à un sujet plus vert et velu : l'indépendance
de l'Île-de-France.
La question peut prêter à rire, mais je pense qu'on aurait tort de
ne pas l'envisager sérieusement, ne serait-ce que pour se
demander pourquoi, au juste, elle prête plus à rire que
l'indépendance de la Catalogne ou de l'Écosse. On pourra répondre que
l'Île-de-France n'a pas une culture spécifique : d'une part, je ne
suis pas du tout persuadé que ce soit vrai, et c'est un chouïa
insultant de suggérer qu'il existe une culture écossaise ou catalane
mais pas francilienne. Mais le fait est surtout que s'il n'y en a pas
c'est parce que les régions adjacentes ont adopté cette culture (ou
ont été forcées de l'adopter), au point que c'est devenu la culture
française — mais le fait que les voisins aient adopté la culture qu'on
avait signifie-t-il automatiquement qu'on doive les accepter ? à
partir du moment où les Catalans auraient le droit de dire aux autres
Espagnols en fait, je n'ai pas envie de vivre dans le même pays que
vous, pourquoi les Franciliens n'auraient-ils pas ce droit ? Si
on accepte l'argument économique, cela fait certainement sens :
l'Île-de-France est (après les régions de Londres, Luxembourg,
Buxelles, Hambourg et Bratislava) à peu près la sixième plus riche
région de l'Union européenne d'après Eurostat
(en PIB par habitant ajusté au pouvoir d'achat),
elle représente à peu près 30% de l'économie de la France et pourrait
très bien fonctionner comme État autonome, il n'y a aucun doute que si
les arguments économiques sont recevables pour la Catalogne ils le
sont au moins autant pour l'Île-de-France.
Bref, je déclare fondé le mouvement indépendantiste francilien, ou
plutôt, je le déclarerai fondé si la Catalogne ou l'Écosse arrivent à
obtenir leur indépendance dans de bonnes conditions et à rester dans
l'UE. Pas seulement que je sois curieux de savoir où la
France mettrait sa capitale (Bordeaux, peut-être, comme à chaque fois
que les Allemands s'approchent de Paris ?), mais aussi qu'en bon
antinationaliste enragé j'aime bien l'idée de détruire les
états-nations et les remplacer par des machins sans aucune identité.
Comme l'Île-de-France et l'Europe ? Ben pourquoi pas, oui.
On entend régulièrement, dans la vie politique française, des
appels à ce que telle ou telle question soit portée à referendum.
C'est une manœuvre rhétorique assez habile, parce qu'elle donne
l'apparence d'une grande impartialité (du genre : « laissons le Peuple
Souverain® décider »), en fait on sait très bien que l'appel ne sera
pas entendu, et du coup on peut laisser comprendre que le parlement ne
fait pas ce que le peuple voudrait (ou plutôt, généralement : fait ce
que le peuple ne voudrait pas).
Depuis la réforme constitutionnelle de juillet 2008, on devrait
pouvoir faire à ces appels la réponse suivante : Vous n'avez qu'à
tenter d'organiser un referendum d'initiative populaire (puisque
la Constitution le permet maintenant). Je soupçonne d'ailleurs
vaguement que cette possibilité a été inscrite dans la
Constitution pour permettre de faire ce genre de réponse à
des gens qui appellent à l'adoption de telle ou telle mesure. En
réalité, les conditions limitant le referendum d'initiative populaire
sont tellement extraordinairement draconiennes (un nombre de
signatures exorbitant à recueillir en un temps très
court plus l'approbation d'un nombre non négligeable de
parlementaires élus, un nombre de domaines très limité, et diverses
autres restrictions) et son effet est absolument nul (il suffit que le
parlement examine la question, il peut tout à fait la
rejeter, et cela enterre le referendum), et de toute façon ces
dispositions de la Constitution sont actuellement inopérantes puisque
le parlement n'a jamais voté la loi organique nécessaire à leur
application, si bien que là, même si je suis très très loin d'être un
zélateur du referendum (comme je vais le dire), je trouve qu'on se
moque un peu du monde. Et en tout cas, on ne peut vraiment pas
dire tentez un referendum d'initiative populaire, cela serait
de trop mauvaise foi même pour l'homme politique lambda. Bref.
En ce moment, il y a deux sujets sur lesquels on entend des appels
à consulter le Peuple Souverain®, c'est l'ouverture du mariage aux
couples de même sexe, et le pacte budgétaire européen (ratification
du traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au
sein de l'Union économique et monétaire signé à Bruxelles le
2 mars 2012). Dans les deux cas, ceux qui appellent à un referendum
voudraient que le Peuple Souverain® refusât la mesure en question :
ils veulent un referendum pour faire campagne pour le non. Dans les
deux cas, ils estiment que le Peuple Souverain® pencherait
effectivement en leur faveur (voterait non). Et dans les deux cas, je
pense qu'ils ont raison d'estimre cela : je pense qu'un referendum sur
l'un ou l'autre sujet donnerait effectivement une victoire, courte
mais probable, au non. (Et dans les deux cas, je ne serais pas
d'accord avec le Peuple Souverain®, puisque moi-même je voterais oui,
mais ce n'est pas du tout ce dont je veux parler.)
J'ai déjà expliqué par le passé
ce que je pensais du Peuple Souverain® et de cette espèce de
mysticisme qui l'entoure, et que je ne suis pas trop fan de laisser le
Peuple Souverain® (aka : quarante-six millions de veaux) décider tout
et n'importe quoi. Mais à la limite, ce n'est pas ça le problème non
plus.
Le truc, c'est que pour beaucoup de questions, il y a des gens qui
sont très excités pour ou contre, et une grande majorité de gens qui
ont un avis beaucoup plus
mou. Cet
article (qui me semble bien pensé, et d'ailleurs beaucoup plus
intelligent que la plupart des choses qu'on trouve sur le site en
question) explique assez bien les choses : il se trouve que si on fait
des sondages sur le mariage des couples de même sexe, une majorité
assez nette de Français est pour ; mais ils sont « pour » au sens où
ils sont prêts à faire l'effort de donner leur avis à un sondeur qui
les a appelés pour le leur demander, ça ne veut absolument pas dire
qu'ils sont suffisamment motivés sur la question pour aller prendre
leurs petits petons potelés un dimanche et aller jusqu'au bureau de
vote mettre dans l'urne un bulletin pour permettre aux homos de
convoler — parce que, dans le fond, ils s'en foutent. À part, bien
sûr, ceux qui sont vraiment mobilisés sur la question, et ceux-là, ils
représentent une population très différente : pas du tout clair que
les homos et leurs famille (ceux qui auraient assez envie de voter oui
pour se bouger vraiment) fassent le poids contre ceux qui sont motivés
pour voter non. Bref, le résultat serait certainement une grosse
abstention, et un résultat au mieux très incertain. Et sans doute
pareil pour le pacte budgétaire : personne n'a envie de se bouger pour
aller voter en faveur d'un traité qu'on considérera au mieux comme un
moindre mal. En vérité, le même genre d'effet peut se produire pour à
peu près n'importe quelle question.
Pour avoir un referendum sain, il faudrait trois conditions toutes
plus irréalistes les unes que les autres : (1) avoir un débat public
serein sur la question, où les arguments soient véritablement
entendus, et qui parvienne à intéresser les électeurs, (2) que ces
électeurs se mobilisent largement, même si leur avis est peu tranché
(ou peut-être que le vote soit obligatoire, mais je ne suis pas sûr
que ce soit très bon pour autant), et (3) que le gouvernement ne
prenne pas franchement position lui-même et souhaite véritablement
savoir, en toute neutralité, quel est l'avis des électeurs (autant
dire qu'on croit au Père Noël, à la Mère Noël, et à toute la petite
famille Noël, là).
Et à vrai dire, quand je regarde les referendums qui ont eu lieu en
France depuis la fin de la seconde guerre mondiale (ou depuis la
IIIe République, ça revient au même puisqu'il n'y en a pas
eu entre 1871 et 1944), je ne vois rien de vraiment indispensable, et
je ne vois pas non plus de preuve d'une grande sagesse du Peuple
Souverain®. Lequel a par exemple manqué deux occasions (mai 1946 et
avril 1969) de se débarrasser du
Sénat, parce que des questions politiques annexes ont parasité le
débat, il a choisi un régime politique à la con (dont on ne sait pas
bien s'il est présidentiel ou parlementaire) pour faire plaisir à
Mongénéral, il a tergiversé sur les questions européennes et il a
montré qu'il ne voulait pas se remuer si la question ne l'intéressait
pas vraiment (je pense au referendum de septembre 2000). Bref, je
suis peu convaincu.
La Suisse est régulièrement montrée en exemple, en France, comme
l'archétype du pays dont la démocratie fonctionne à merveille (insérez
ici la citation attendue d'Orson Welles), notamment à cause du bon
usage du referendum (appelé « votations »). Qu'on me permette d'être
sceptique. (Et ce, sans même procéder au largage de trolls évidents
sur les jolis alpages : le temps qu'il aura fallu pour que les femmes
aient les mêmes droits politiques que les hommes, la part de
l'extrême-droite dans l'électorat, et, oh, vous avez vu le joli
minaret, là ?)
Je conclus (enfin, j'espère !, parce que je commence à en avoir un
peu marre) la série des trois derniers posts
(1, 2
et 3) avec les résultats
promis.
D'abord, en petits caractères, voici de façon très détaillée la
méthodologie que j'ai suivie.
Premièrement, le jeu de données. S'agissant de 2012, elles
sont ici
pour le 1er tour
et là
pour le 2d ; s'agissant de 2007, elles
sont ici
pour le 1er tour
et là
pour le 2d. Pour bien s'entendre, il y a 36791 lignes de
données pour 2012, et 36698 pour 2007.
J'ai d'abord retiré tous les départements et autres collectivités
d'outre-mer (mais gardé la Corse), au motif que les reports s'y
effectuent sans doute de façon différente de la métropole, et aussi
parce que certaines ne sont pas détaillées dans le fichier pour 2007.
Ensuite, comme je voulais un fichier unifié entre 2007 et 2012, j'ai
fusionné toutes les données selon les codes de département et de
commune, en ne gardant que les clés qui étaient présentes à la fois en
2007 et 2012 : ceci implique que pour les communes qui ont fusionné
entre les deux (par exemple 21084 Blessey et 21551
Saint-Germain-Source-Seine ont fusionné pour former 21084
Source-Seine), je n'ai gardé que la commune ayant le numéro donné à la
commune fusionnée, et inversement en cas de scission (par exemple, je
supprime des données de 2012 la commune de 52033 Avrecourt qui faisait
en 2007 partie de 52332 Val-de-Meuse). Je supprime encore les 15
communes (05014 Barret-sur-Méouge, 05181 Villar-d'Arêne, 10298
Pont-sur-Seine, 14726 Vassy, 31019 Artigue, 31081 Bourg-d'Oueil, 39364
Montrond, 43122 Lissac, 50049 Besneville, 50105 Catteville, 50614 Le
Valdécie, 63181 Joserand, 79076 La Chapelle-Saint-Laurent, 80197
Cizancourt et 86241 Saint-Rémy-sur-Creuse) dont la totalité des votes
a été annulée par le Conseil constitutionnel sur l'un des quatre tours
d'élection considérés. Au final, il reste 36538 lignes de
données.
S'agissant des colonnes de données, je conserve, pour
chaque élection : le nombre d'abstentions, le nombre de blancs+nuls,
et le nombre de votes pour chaque candidat, le total étant toujours
égal au nombre d'inscrits. Qui peut, en revanche, changer, même entre
les deux tours d'une même élection, oui : mon fichier totalise
42057423 inscrits (sur 44472834 en vérité, c'est-à-dire surtout avec
l'outre-mer) au premier tour en 2007, 42057755 au second tour (sur
44472733), et en 2012 : 43250761 inscrits (sur 46028542) au premier
tour et 43253197 (sur 46066307) au second.
J'attribue à chaque commune et indépendamment pour chacune des deux
élections, une répartition gauche-droite grossière, sur la base des
suffrages exprimés au 1er tour, en sommant les
voix des candidats que j'ai classés, de façon ad hoc, comme étant « de
gauche » d'un côté, « de droite » de l'autre, les centristes comptant
pour moitié de chaque côté. J'ai classé de cette manière : en 2007,
Besancenot, Buffet, Schivardi, Bové, Voynet, Royal et Laguiller à
gauche, Bayrou et Nihous au centre, de Villiers, Le Pen et Sarkozy à
droite ; en 2012, Joly, Mélenchon, Poutou, Arthaud et Hollande à
gauche, Cheminade et Bayrou au centre, Le Pen, Sarkozy et
Dupont-Aignan à droite. Par exemple, ce score répartit Paris en 2007
à 48.8% à gauche (et donc 51.2% à droite) et en 2012 à 55.8% à gauche
(et donc 44.2% à droite). Ce score ne sera pas utilisé
directement mais simplement pour analyser plus finement les
populations d'abstentionnistes et d'électeurs de Le Pen (l'idée étant
que les électeurs de Le Pen ne sont pas vraiment les mêmes à Calais et
à Cannes et n'ont pas le même comportement au second tour).
Je divise fictivement les populations d'abstentionnistes et de
votants pour Le Pen au premier tour en deux dans les proportions
données par la répartition gauche-droite grossière évoquée ci-dessus
(par exemple, comme j'ai dit qu'à Paris en 2012 la répartition est de
55.8% à gauche et 44.2% à droite, je ferai deux sous-populations des
abstentionnistes du premier tour avec 55.8% d'un côté et 44.2% de
l'autre, et pareil pour les électeurs de Le Pen du premier tour).
J'appellerai ces sous-populations des abstentionnistes de
gauche et abstentionnistes de droite et de
même électeurs de Le Pen gauche et électeurs de Le Pen
droite, ce qui ne signifie pas que je préjuge des choses
à leur sujet, encore moins leur vote, il s'agit juste de refléter
l'environnement général où ils se trouvent pour modéliser la façon
dont ils se comporteront au second tour.
J'ai donc divisé les électeurs du premier tour en N
populations : il y a 16 populations en 2007 (une pour chacun des 12
candidats, sauf Le Pen qui en a récupéré deux, plus encore deux pour
les abstentionnistes et une pour les blancs-ou-nuls), et 14
populations en 2012. Pour le second tour, je n'ai que 4 populations :
les abstentionnistes, les votes blancs-ou-nuls, et les deux candidats.
Pour éviter de s'ennuyer avec la variation du nombre d'inscrits, je
multiplie les populations du second tour par le rapport d'inscrits
pour faire comme si le nombre d'inscrits du second tour était égal à
celui du premier tour : ce sera ça ma cible. (On aurait aussi pu
imaginer créer une nouvelle population, les absents-au-premier-tour,
mais je ne pense pas qu'ils soient suffisamment nombreux ou homogènes
pour être modélisables de façon sensée.)
Maintenant, je vais chercher à trouver la matrice de report entre
les N populations du premier tour et les 4 populations du
second tour (ramenées proportionnellement au nombre d'inscrits du
premier tour). Je cherche donc une matrice 4×N de nombres
réels entre 0 et 1 (les N colonnes représentant la
répartition des votes au second tour, en proportion, de chacune des
populations du premier tour). Les contraintes exigées de cette
matrice sont :
toutes les entrées sont comprises entre 0 et 1,
la somme de chaque colonne vaut 1 (i.e., la matrice est
stochastique à gauche),
la matrice appliquée au vecteur total de chacune
des N populations de premier tour pour toute la France doit
donner le vecteur total des 4 populations de second tour (par exemple,
pour 2012, la matrice appliquée au vecteur [abstention-gauche:3930068
abstention-droite:4126717 blancs-ou-nuls:648166 Joly:786363
Le-Pen-gauche:2923896 Le-Pen-droite:3397710 Sarkozy:9340798
Mélenchon:3899288 Poutou:399753 Arthaud:194859 Cheminade:84939
Bayrou:3173183 Dupont-Aignan:627892 Hollande:9717129] doit donner
[abstention:7804808 blancs-ou-nuls:2076910 Hollande:17125029
Sarkozy:16244014]), ces deux vecteurs étant évidemment de même total à
savoir le nombre d'inscrits du premier tour.
Les deux derniers points déterminent N+3 conditions
linéaires indépendantes (une pour chaque colonne et une pour chaque
ligne, sachant qu'une quelconque de ces conditions peut être éliminée
comme découlant de toutes les autres).
Je cherche maintenant la matrice, vérifiant ces contraintes, qui
parmi les matrices vérifiant ces contraintes réalise la plus petite
somme des erreurs quadratiques sur toutes les communes (enfin, parmi
les 36538 communes de mon tableau) : les erreurs étant la différence,
en nombre total de voix, entre l'application de la matrice au vecteur
donnant les populations de premier tour, et le vecteur de second tour
(ramené au nombre d'inscrits du premier tour) — on somme donc les
carrés des erreurs sur chacune des quatre composantes du vecteur et
sur chacune des 36538 communes. Ce calcul est un problème
de programmation
quadratique en 4N variables, que j'ai résolu avec la
fonction qp de GNU Octave.
On peut éventuellement ajouter une contrainte demandant que le
report d'un candidat du premier tour qui est admis au second tour soit
parfait sur ce candidat lui-même : je n'ai pas eu à ajouter cette
contrainte pour 2012 (la solution trouvée vérifiait déjà cette
contrainte) ; pour 2007, la solution vérifiait cette contrainte sur
Nicolas Sarkozy, et seulement approximativement sur Ségolène Royal (la
matrice trouvée reportait 3% des voix de Ségolène Royal du premier
tour sur l'abstention au second tour, et seulement à 97% sur
elle-même) : ajouter de force la contrainte ne changeait que de
quelques pour cent les reports sur les autres candidats, une précision
à laquelle je ne prétends de toute façon pas, donc je l'ai introduite
pour plus de propreté.
Évidemment, pour indiquer les résultats finaux, il faut réagréger
les populations qui ont été artificiellement séparées, c'est-à-dire
les « abstentionnistes-de-gauche » et les
« abstentionnistes-de-droite », et de même « Le Pen-gauche » et
« Le Pen-droite ».
Par contre, je n'ai finalement pas agrégé ensemble dans les
calculs les candidats trop semblables (Arthaud et Poutou, ou bien
Cheminade avec les blancs-et-nuls), au motif que de toute façon les
résultats calculés pour eux sont probablement dénués de sens de toute
façon mais que les garder séparés dans les calculs permet
peut-être d'obtenir de meilleurs résultats sur les autres candidats
(après tout, tout prédicteur en entrée est bon à prendre, je suppose).
J'agrège ces résultats uniquement dans le résultat que j'indique :
Pour 2012 :
1er tour→ ↓2d tour
Abstentions
Blancs+nuls + Cheminade
Joly
Le Pen
Sarkozy
Mélenchon
Poutou + Arthaud
Bayrou
Dupont-Aignan
Hollande
Abstentions
79%
0%
0%
23%
0%
0%
0%
0%
0%
0%
Blancs+nuls
0%
46%
0%
15%
0%
0%
40%
9%
44%
0%
Hollande
6%
43%
74%
6%
0%
98%
60%
42%
25%
100%
Sarkozy
15%
10%
26%
56%
100%
2%
0%
49%
31%
0%
Pour 2007 :
1er tour→ ↓2d tour
Abstentions
Blancs+nuls
Besancenot + Schivardi + Laguiller
Buffet
Bayrou
Bové + Voynet
De Villiers
Royal
Nihous
Le Pen
Sarkozy
Abstentions
82%
0%
0%
0%
17%
0%
0%
0%
0%
0%
0%
Blancs+nuls
0%
75%
1%
0%
11%
1%
0%
0%
14%
9%
0%
Sarkozy
13%
0%
5%
0%
31%
0%
100%
0%
86%
85%
100%
Royal
5%
25%
94%
100%
41%
99%
0%
100%
0%
6%
0%
Évidemment, ces tableaux sont à prendre avec énormément de
pincettes ! Pour avoir une idée de l'imprécision, on peut comparer le
tableau pour 2007 ci-dessus
avec celui donné dans une
entrée précédente (où les principales différences étaient que (a) je
n'avais pas scindé les abstentions et Le Pen, (b) je n'avais pas
imposé les contraintes linéaires sur les lignes de la matrice, et
(c) je n'avais pas exclu l'outre-mer) : je pense que mon nouveau
tableau est un poil meilleur, mais il ne l'est sans doute pas
énormément, donc il faut prendre l'énorme différence dans les scores
de reports de Frédéric Nihous comme signifiant simplement on n'en
sait rien (même si le nouveau tableau suggère quand même plutôt
que son électorat était de droite). Évidemment il est invraisemblable
que l'électorat de Bové et Voynet se soit reporté à 99% sur Ségolène
Royal en 2007, ou celui de Mélenchon à 98% sur Hollande en 2012, ou
autres colonnes de ce genre, donc ces reports doivent simplement être
considérés comme signifiant que l'algorithme a correctement classifié
ces candidats comme étant de gauche, ou a contrario De Villiers comme
étant de droite (on pourra m'objecter que ma méthodologie supposait de
toute façon de classifier a priori les candidats grossièrement
à gauche ou à droite, mais en fait les scores dont je parle sont
relativement robustes à cette classification).
Je posais hier le mystère
suivant : comment expliquer qu'une régression linéaire entre les
nombres de voix (commune par commune) aux deux tours de l'élection
présidentielle de 2007 ne donne pas, comme on pourrait naïvement s'y
attendre, une matrice de report des voix raisonnable ?
Différentes explications m'ont été proposées (soit dans les
commentaires de l'entrée précédente, soit par d'autres canaux), et je
voudrais y apporter quelques commentaires.
Voici une première hypothèse : mes calculs sont tout simplement
dénués de sens, on ne peut pas espérer bêtement qu'une simple formule
linéaire donne des résultats raisonnables, du coup les coefficients de
la formule linéaire (fût-elle la meilleure possible) n'ont aucune
espèce de signification. C'était aussi ma première idée. Mais elle
ne tient pas pour la raison suivante, c'est que la formule linéaire en
question est en fait étonnamment précise. Voici quelques données pour
illustrer ce fait : si je prévois les résultats du second tour de 2007
à partir de ceux du premier avec la formule linéaire dont les
coefficients sont donnés par
le premier tableau de l'entrée
précédente, j'obtiens une erreur médiane de 7 voix sur la prévision du
nombre de voix de Nicolas Sarkozy au second tour (les erreurs sur les
autres valeurs sont plus faibles), une erreur moyenne de 15 voix sur
toutes les communes de France, une erreur moyenne sur la proportion de
1.3 points (en pondérant évidemment cette dernière moyenne par le
nombre d'inscrits de la commune ; pour référence, le nombre moyen
d'inscrits est de 1180), et les erreurs moyennes quadratiques sont
également assez basses : 40 voix ou 2 points. Bref, l'idée que la
formule est aberrante ne tient pas. Remarquer que la formule linéaire
donnée par mon second tableau
est à peine moins bonne (et même meilleure sur certaines métriques),
ce qui donne l'idée que si la formule linéaire est bonne, tous ses
coefficients ne sont pas pour autant bien déterminés
(cf. ci-dessous).
Variante de la même hypothèse : mes données seraient trop bruitées,
par exemple à cause des petites communes. J'ai essayé de refaire les
calculs en me limitant aux communes ayant au moins 500 inscrits, cela
ne change essentiellement rien (ce qui est normal, parce que je
travaille sur des nombres de voix, ce qui fait intrinsèquement que les
toutes petites communes ont peu de poids).
Autre idée proposée : la matrice des reports serait très inégale à
travers le territoire. Cela dépend de ce qu'on entend par à
travers le territoire, mais j'ai fait un test en me limitant aux
communes d'Île-de-France : la matrice de corrélation n'est pas
exactement la même, mais elle n'est pas fondamentalement différente,
et en tout cas les coefficients négatifs ou supérieurs à 1 persistent
(ce sont essentiellement les mêmes).
Maintenant, à la réflexion, voici les deux principaux effets que je
crois être responsables de l'effet que je signalais :
Premièrement, les coefficients sont diversement bruités. L'idée
est qu'un coefficient est d'autant plus facile à mesurer, dans une
régression linéaire, qu'on a des variables ayant des valeurs très
différentes sur sa valeur d'entrée. Mesurer les reports de voix, par
exemple, des électeurs de Laguiller au premier tour, ne peut se faire
fiablement qu'en comparant des endroits où elle fait un score
relativement élevé et d'autres où elles fait un score particulièrement
mauvais : l'ennui, c'est que quand elle fait un score élevé, d'autres
candidats (de gauche) font également un score élevé, et noient le
signal ; autrement dit, les variables d'entrées ne sont pas du tout
décorrélées, et du coup il est très difficile de mesurer fiablement
les coefficients depuis chacune d'entre elles. Pour pallier ce
problème-là, on pourrait éventuellement réunir des candidats
sociologiquement trop proches (par exemple, pour l'analyse des
résultats 2012, il sera sans doute pertinent d'agréger les votes pour
Poutou et Arthaud ensemble, voire aussi à ceux pour Mélenchon, car il
est essentiellement impossible de trouver des endroits où le rapport
entre ces scores s'écarte énormément de la moyenne nationale ; de
même, le score de Cheminade étant essentiellement une variable
aléatoire toute petite, on ne peut rien en dire d'utile, autant
l'agréger aux votes nuls).
Deuxièmement, il y a des effets non-linéaires qui ont une trace
linéaire non nulle. J'insiste sur le qualificatif : le fait
qu'il y ait des effets non-linéaires est évident, mais on peut être
tenté de dire ils ne doivent pas être bien importants puisque
l'approximation linéaire donne de bons résultats (cf. ci-dessus).
Seulement ce n'est pas une analyse complète. Je donne un
exemple :
Prenons l'abstention. Elle a été sensiblement au même niveau entre
les deux tours en 2007, mais on peut penser qu'elle ne concerne pas
les mêmes personnes : beaucoup de gens s'abstiennent au second tour
parce que leur candidat de prédilection a disparu du premier, et a
contrario, beaucoup de gens s'abstiennent au premier tour parce
que leur candidat de prédilection leur semble assuré d'accéder au
second tour. Considérons ces derniers : ils ne forment pas une
population homogène — certains sont de gauche et voteront plutôt pour
la candidate de gauche au second tour, et certains sont de droite et
voteront plutôt pour le candidat de droite ; le rapport entre ces deux
populations doit être grossièrement de l'ordre du rapport
entre électeurs de gauche et de droite au premier tour. On a donc
affaire à un effet non-linéaire : il y a apport vers les deux
candidats du second tour d'une partie des abstentionnistes dans des
proportions déterminées pour parti par le rapport gauche/droite au
premier tour. Ça c'est assez évident. Maintenant, comment cet effet
non-linéaire se fait-il approximer par une régression linéaire ? Il y
a évidemment un effet qui se manifeste dans la colonne des reports de
l'abstention, vers les deux principaux candidats, mais il y a aussi
une partie qui se manifeste dans la colonne des reports de chacun de
ces candidats, car leurs électeurs semblent se multiplier au second
tour (si l'abstention varie peu d'une commune à l'autre, c'est surtout
cet effet-là qu'on va voir) : on va donc voir apparaître une
proportion de report supérieure à 1 entre un candidat et lui-même, et
c'est exactement ce qui se manifeste sur mon tableau. (Et comme la
somme des coefficients par colonne vaut 1, s'il y a une entrée
supérieure à 1, il y en a une qui est négative, ce qui correspond au
fait que la présence d'électeurs de gauche au premier tour se
manifeste par un défaut de report d'abstention vers le candidat de
droite du second tour puisque ces électeurs indiquent qu'on est dans
une région de gauche.)
Comment modéliser cet effet non-linéaire ? Je peux imaginer faire
la chose suivante : déterminer pour chaque commune une mesure
approximative entre 0 et 1 de « proportion de votes à gauche » (parmi
les suffrages exprimés), et complémentairement une proportion de
droite. Cela peut se faire en classant a priori les candidats
comme à gauche ou à droite, ou en utilisant la première régression
linéaire pour le faire automatiquement : peu importe, c'est un indice
grossier. On divise ensuite artificiellement la population
d'abstentionnistes du premier tour entre abstentionnistes « de
gauche » et « de droite » suivant cette proportion. Le nombre
d'abstentionnistes de chaque catégorie est donc une fonction
non-linéaire (quadratique, précisément), et c'est ces deux fonctions
(dont la somme est le vrai nombre d'abstentionnistes) qu'on utilise
dans une régression linéaire, ou une régression linéaire contrainte.
On peut faire la même chose pour les votes pour Le Pen au premier
tour, qui représentent un vote protestataire pas forcément de droite :
les séparer artificiellement en deux populations dans les mêmes
proportions que la séparation gauche/droite sur l'ensemble des
exprimés, et utiliser ces deux populations séparément dans la
régression. (Ensuite, bien sûr, si on veut calculer une matrice de
report des voix, on réunira ces deux populations qui ont été séparées
fictivement pour introduire un effet non-linéaire.)
Toute cette procédure est un petit peu ad hoc, mais ça me
semble néanmoins assez raisonnable. Sur les données de 2007,
introduire de cette manière une division gauche/droite dans les
populations d'abstentionnistes et d'électeurs de Le Pen au premier
tour me permet d'améliorer d'environ 15% la précision sur les scores
de Sarkozy et Royal au second tour. Et en réagrégeant les
populations, j'obtiens un vecteur de reports des voix des électeurs de
Le Pen un peu plus crédible que du tout-Sarkozy : 87% de report vers
Sarkozy, 1% vers Royal, 7% vers l'abstention et 5% vers le nul (je n'y
crois toujours pas, mais c'est quand même moins délirant).
Je tenterai d'appliquer ces différentes idées sur les chiffres de
2012 quand je les aurai. En attendant, pour m'amuser, j'ai fait une
régression linéaire avec contrainte entre les chiffres du premier tour
de 2012 et ceux du premier tour de 2007, pour tenter de répondre à la
question les électeurs de tel candidat de 2012, pour qui
avaient-ils voté en 2007 ? (en faisant comme si la population
était constante, ce qui n'est pas le cas). Ces chiffres ne sont pas
sérieux du tout, donc, mais ils sont amusants (je les donne en
proportion du score de 2012, i.e., la proportion pour chacun des
candidats de 2012 de la fraction de leur électorat qui viendrait de
chaque candidat en 2007) :
Éva Joly : 79% depuis Bayrou, 21% depuis Royal.
Marine Le Pen : 23% depuis l'abstention, 5% depuis Besancenot, 4%
depuis Buffet, 2% depuis De Villiers, 1% depuis Nihous, 56% depuis
Le Pen (père), 2% depuis Laguiller et 7% depuis Sarkozy.
Nicolas Sarkozy : 5% depuis Bayrou, 95% depuis lui-même.
Jean-Luc Mélenchon : 8% depuis Besancenot, 10% depuis Buffet, 16%
depuis Bayrou, 5% depuis Bové, 6% depuis Voynet, 1% depuis
De Villiers, 30% depuis Royal, 6% depuis Le Pen, 16% depuis
Sarkozy.
Philippe Poutou, comme Nathalie Arthaud : depuis Besancenot.
François Bayrou (comme Jacques Cheminade ?!) : depuis Bayrou.
Nicolas Dupont-Aignan : 68% depuis Bayrou, 32% depuis
De Villiers.
François Hollande : 15% depuis Bayrou, 85% depuis Royal.
Je répète que ce n'est pas à prendre trop au sérieux, mais il est
amusant de voir que ce n'est pas totalement délirant non plus (pour
commencer, on peut dire que le calcul a identifié le fait que Bayrou
ou Sarkozy étaient bien les mêmes candidats en 2007 et
2012).
De la difficulté de faire une régression linéaire contrainte en politique
Dans l'entrée précédente, j'ai
suggéré l'idée de faire une régression linéaire multivariée entre les
deux tours des résultats de l'élection présidentielle, c'est-à-dire,
essayer de calculer quelle combinaison linéaire des résultats du
premier tour de la présidentielle (considérés comme un vecteur
de N+2 nombres, à savoir le nombre de voix pour chacun
des N candidats + bulletins blancs/nuls + abstentions)
approche le mieux, sur l'ensemble des communes de France, les
résultats du second tour (considérés comme un vecteur de 4 nombres,
pour 2 candidats + blancs/nuls + abstentions).
J'espérais[#] — un peu naïvement
comme on va le voir — que ce calcul permettrait de connaître la
matrice de reports des voix, c'est-à-dire, la proportion, dans chacun
des N+2 votes possibles au premier tour, des 4 votes
possibles au second tour : par exemple savoir que les électeurs de
François Bayrou au premier tour se seraient reportés à 30% sur
l'abstention, à 5% sur le vote blanc, à 35% sur Nicolas Sarkozy et à
30% sur François Hollande (chiffres imaginaires mais pas
aberrants).
Les résultats du second tour n'étant pas encore disponibles
sur www.data.gouv.fr
au moment où j'écris, je me suis dit que j'allais m'exercer sur les
résultats de 2007 (pour calculer les reports entre les deux tours de
celle-ci soit, de façon plus osée, entre 2007 et 2012). Je passe sur
les différentes petites crottes de ragondin rencontrées en chemin pour
préformater les données sous une forme sympathique (par exemple les
communes qui ont eu la fort sotte idée de fusionner ou de se séparer ;
je passe aussi sur le fait qu'il n'y a pas de version détaillée des
résultats de Paris, parce que Paris a le malheur d'être une unique
commune). Disons que j'ai un gros tableau de données raisonnables,
d'où j'ai retiré tout ce qui me chagrine.
Il n'est alors pas difficile de faire les régressions linéaires,
avec un programme
comme R[#2].
C'est-à-dire trouver les (2+2)×(12+2)=56 coefficients tels que, pour
chaque vote possible au second tour, le nombre de ces votes soit au
mieux prédit par la combinaison, affectée par les coefficients
correspondants, des 14 votes possibles au premier tour (il y avait 12
candidats en 2007, ce qui fait 14 avec blancs et abstention). Il est
assez facile de se convaincre, dans la mesure où le nombre d'inscrits
ne change pas entre les deux tours (ce qui est quasiment vrai — pas
rigoureusement, et ça fait partie des petites crottes de ragondin —
mais suffisamment pour qu'on puisse faire comme si), que la somme des
coefficients sur une colonne de cette matrice (c'est-à-dire pour
chaque vote possible de premier tour) vaut 1. Maintenant, j'espérais
que quelque
chose ferait que ces coefficients seraient aussi tous positifs, et
auraient l'interprétation naïve que j'ai décrite ci-dessus comme
matrice de transfert des voix. Or ce n'est pas le cas, et voici la
matrice des coefficients :
1er tour→ ↓2d tour
Abstentions
Blancs/nuls
Besancenot
Buffet
Schivardi
Bayrou
Bové
Voynet
De Villiers
Royal
Nihous
Le Pen
Laguiller
Sarkozy
Abstentions
0.8519
−0.4145
0.1060
0.0578
−0.2845
0.1705
0.5994
−0.5476
0.0281
0.0002
−0.5410
−0.0405
0.3789
0.0047
Blancs/nuls
0.0035
0.4859
0.1085
0.0113
0.5714
0.0867
−0.1229
0.0775
0.0596
−0.0019
0.2442
0.0119
0.2184
0.0153
Sarkozy
0.0910
0.5596
−0.0944
−0.0309
0.8717
0.3499
0.0586
0.9280
0.9056
−0.1129
0.7721
0.9979
−1.2629
1.0427
Royal
0.0532
0.3785
0.8656
0.9573
−0.1743
0.3938
0.5116
0.5719
0.0021
1.1131
0.5122
0.0283
1.6956
−0.0627
Le fit linéaire est excellent : même si je ne sais pas lire
exactement les données de marges d'erreur que R me sort, je sais lire
qu'elles sont très faibles (par exemple s'il me dit que 99.99% de la
variance est expliquée par ce modèle linéaire, ou que dans 50% des
communes l'écart est inférieur à 6 voix) ; bref, ces
coefficients ont un sens. Mais pas exactement celui que je
veux !
Il est relativement concevable que 85% des abstentionnistes du
premier tour en 2007 l'aient encore été au second, tandis que 9%
seraient allés voter Sarkozy et 5% Royal ; ou que les électeurs de
Bayrou se soient reportés à 17% sur l'abstention, à 9% sur le vote
blanc, à 35% sur Sarkozy et à 39% sur Royal : j'y crois assez ; ou
encore que, comme le tableau le suggère, ceux de Villiers aient voté à
91% pour Sarkozy au second tour tandis que 3% se seraient abstenus et
6% auraient voté blanc. Mais il est impossible que 93% des électeurs
de Voynet aient voté Sarkozy au second tour, 57% pour Royal, et un
pourcentage négatif, −55%, se soient abstenus.
C'est assez perturbant : ce tableau montre des chiffres
relativement sensés, dans un monde où un vote négatif serait
possible.
Bon, ben si les chiffres ne veulent pas d'eux-mêmes être
raisonnables, il n'y a qu'à les forcer à l'être : je peux demander à
chercher, après tout, quelle est la matrice à coefficients positifs,
où chaque colonne a pour somme 1, et qui réalise la meilleure
approximation linéaire parmi celles vérifiant ces contraintes : on
parle de régression linéaire avec contraintes. Il s'agit là d'un
problème
d'optimisation
quadratique (avec contraintes linéaires, et terme quadratique
positif défini) : quelque chose qu'on sait très bien faire. En
principe, R
a ce
qu'il faut pour y arriver : mais nouvelle petite crotte de
ragondin, ce package ne marche pas chez moi, il prétend que mes
contraintes (=la positivité des variables) sont impossibles à
satisfaire, je ne sais pas ce qu'il a fumé. À la place, j'ai dû
passer par Octave, qui est encore plus pénible à manipuler et que je
connais encore moins, mais enfin
qui sait
faire le boulot (quand on réussit à exporter les matrices du
problème de R vers Octave, ce qui n'est pas la chose la plus agréable
qui soit).
Voilà ce que ça donne :
1er tour→ ↓2d tour
Abstentions
Blancs/nuls
Besancenot
Buffet
Schivardi
Bayrou
Bové
Voynet
De Villiers
Royal
Nihous
Le Pen
Laguiller
Sarkozy
Abstentions
0.8424
0.0000
0.0000
0.0000
0.0000
0.1679
0.0275
0.0000
0.0000
0.0000
0.0000
0.0000
0.0000
0.0000
Blancs/nuls
0.0424
0.2600
0.0000
0.0000
1.0000
0.1093
0.0000
0.0000
0.0026
0.0000
0.5503
0.0004
0.0000
0.0000
Sarkozy
0.0495
0.0900
0.0000
0.0000
0.0000
0.3283
0.0000
0.0000
0.9974
0.0000
0.1999
0.9996
0.0000
1.0000
Royal
0.0657
0.6500
1.0000
1.0000
0.0000
0.3945
0.9725
1.0000
0.0000
1.0000
0.2498
0.0000
1.0000
0.0000
De nouveau, il est relativement raisonnable de penser que les
électeurs de François Bayrou au premier tour en 2007 se seraient
divisés au second tour entre l'abstention à 17%, le vote blanc à 11%,
Sarkozy à 33% et Royal à 39% (les chiffres diffèrent très peu du
tableau précédent, et sont toujours crédibles). À la limite, il n'est
pas totalement délirant d'imaginer que, avec la précision des mesures,
près de 100% des électeurs de Marie-George Buffet, ou même d'Olivier
Besancenot, se soient reportés sur Ségolène Royal au second tour,
comme d'ailleurs les électeurs du premier tour de Ségolène Royal
elle-même. Mais alors croire que les électeurs de Gérard Schivardi au
premier tour auraient tous voté blanc au second (sans s'abstenir, mais
vraiment voté blanc), ou croire que ceux qui ont voté blanc au premier
tour auraient été 65% à voter pour Royal au second, ce n'est, comme
qui dirait, pas très crédible. Je suis aussi amusé du 99.96% de
report calculé de Le Pen sur Sarkozy (les 0.04% restants ayant
censément voté blanc, c'est très précis) !
Voici donc la question à 100¤ : ces chiffres ont-ils une quelconque
signification en rapport avec la réalité, ou un quelconque intérêt
pour l'analyse politique ? À défaut, y a-t-il un autre traitement
statistique que je puisse mener pour en obtenir de meilleurs ? Et en
tout état de cause, quand (et si) le ministère de l'intérieur se
sortira les doigts du c** pour fournir les chiffres complets du second
tour de 2012 en Open Data, sera-t-il intéressant de mener la même
analyse ou doit-on considérer que c'est du temps perdu ?
[#] Pourquoi espérer
ça ? Parce que si les reports de voix du premier vers le second tour
se font à peu près de la même façon partout, et notamment,
indépendamment de ce pour quoi votent les autres électeurs de la
commune, ce qui a priori ne semblait pas une hypothèse
délirante, alors on devrait bien retomber dessus en faisant une
régression linéaire.
[#2] Programme au nom
incroyablement stupide quand on pense à la difficulté que cela cause
de chercher dans Google des informations sur un truc à une lettre.
Je ne
suis pas trop le genre à me livrer à des manifestations de liesse
politique (ou à participer à des manifestations tout court,
d'ailleurs, ne serait-ce que parce que je suis plutôt agoraphobe) : et
pourtant, je me suis rendu — certes brièvement — ce soir à la
Bastille[#], où se fêtait, sans
doute, plus le soulagement provoqué par la défaite du président
sortant que la joie de la victoire de l'impétrant.
En ce qui me concerne, du moins, j'attends assez
peu de celui qui sera le prochain président de la République ; j'en
attends même le moins possible parce qu'en parlementariste convaincu
je considère que l'action de l'exécutif doit être menée par le
gouvernement et dirigée par le Premier ministre, dont la légitimité
découle de l'Assemblée nationale, laquelle reste à élire (et c'est là
l'élection réellement importante, chose que certains journalistes et
hommes politiques semblaient découvrir ce soir avec un étonnement
ravissant). À défaut d'inexister complètement (dans le fond je ne
vois pas pourquoi on aurait besoin d'un chef de
l'État[#2]), avoir un rôle
modeste et laisser le gouvernement gouverner sera le mieux que pourra
faire, à mes yeux le président de la République : la promesse de
François Hollande de ne pas être le président de tout était
peut-être bien pour moi la plus
importante[#3], et contraste
avec l'attitude de son prédécesseur.
C'est avec une clameur assez émouvante, donc, que la foule réunie
place de la Bastille a accueilli la
nouvelle[#4], diffusée sur
écran géant, de la victoire de son favori, ou, plutôt,
du départ de
l'objet de son ressentiment. Émouvante, comme est communicatif
l'exultation du bonheur[#5] de
la multitude : ou peut-être juste que je suis bon récepteur, en tout
cas j'en ai eu les larmes aux yeux. Et je me suis rendu compte que
j'attendais ce moment depuis cinq
ans[#6] et que j'aurais été
absolument effondré de devoir attendre cinq ans de
plus[#7]. Je me suis étonné à
prendre les choses aussi à cœur (et de prendre à cœur aussi, a
contrario, que le score annoncé soit aussi serré).
Ce n'est pas juste que je me définis comme de gauche : je n'aurais
pas éprouvé la même chose, je pense, si le président sortant battu
avait été[#8] un Jacques
Chirac, François Fillon, Dominique de Villepin ou un Alain
Juppé[#9].
Pour autant, j'ai un peu tendance à trouver que certains reproches
que l'on fait à Nicolas Sarkozy, et qui fondent le rejet de celui-ci,
sont un chouïa injustes. Je ne veux pas simplement dire qu'il est un
peu idiot de mélanger le grave et l'anecdotique et de lui opposer, par
exemple, d'avoir dîné dans le restaurant d'un certain grand hôtel
parisien le soir de son élection (oui, c'était une faute de goût, mais
de là à en parler encore cinq ans plus tard…). Je trouve que mes
concitoyens ont un peu tendance à oublier que ce sont eux qui l'ont
élu[#10] : or il me semble que
le style et l'action qui ont été les siens tout au long de son
quinquennat étaient aisément prévisibles à partir de ce qu'on savait
de lui il y a cinq ans. Certes pas le détail des scandales qu'on a
associés à son nom (et dont je ne suis pas sûr, malheureusement,
qu'ils forment le plus grave reproche qu'on lui adresse), mais sans
doute leur teneur générale. Il ne faut pas non plus reprocher de
démanteler les services publics à celui qui l'avait explicitement
promis dans le programme qu'il a été élu pour réaliser : il faut le
reprocher aux électeurs qui l'ont élu. Quant à l'influence du
sulfureux M. Buisson, la xénophobie ou au moins la captation tentée
des voix du FN, elle était loin d'être indétectable en
2007.
Bref, ce n'est pas que je cherche à défendre le bonhomme, mais j'ai
une certaine incompréhension du changement d'attitude des Français à
son égard (changement évident quand on regarde les courbes de
popularité), alors que lui-même m'a semblé assez constant et assez
prévisible pendant toute la période, et je ne le déteste ni plus ni
moins maintenant qu'autrefois (disons même, depuis 1995, où j'ai
commencé à le remarquer). Mais peut-être que je me fais des
illusions.
Toujours est-il que les peuples sont des amants cruels, et vite
déçus demain par ce qu'ils réclamaient hier. Comme je suis
pessimiste, je pense qu'un tel désamour frappera aussi rapidement le
candidat aujourd'hui élu, et je le regrette d'avance. Je suis tenté
de faire la prévision opposée à celle à laquelle je fais référence
dans la note #6.
❉
Pour parler d'autre chose : dès que le ministère de l'Intérieur
aura publié les fichiers Open Data avec les résultats complets du
2e tour, je vais m'amuser à faire une régression linéaire
multivariée (sur l'ensemble des communes) entre les résultats des
1er et 2d tours : ceci devrait permettre de
connaître, avec une grande fiabilité, la matrice de report des voix
entre eux, donc savoir dans quelles proportions les électeurs de
chacun des candidats du 1er tour ont voté pour les
candidats du 2d (ou se sont abstenus). Cette matrice de
reports a été l'élément clé de sondages de second tour, et continue
d'être mesurée en même temps que le résultat final, mais je n'ai pas
souvenir d'avoir vu, dans les élections précédentes, une telle matrice
calculée à partir des résultats définitifs.
Bon, les résultats des législatives grecques sont
certainement plus intéressants de tout point de vue, mais je n'ai pas
les compétences pour les lire.
❦
[#] Une première idée
nous avait amenés, mon poussinet et moi, vers 19h, rue de Solférino :
mais remplie de monde de façon compacte sur trois intersections, elle
était moins appropriée que la Bastille à ce genre de célébration.
[#2] Normalement, on
définit un chef d'État comme la personne qui émet et reçoit les
lettres de créances des ambassadeurs, et au nom de qui les traités
sont signés. Mais s'agissant, par exemple, de la Suède, les traités
qu'elle signe le sont — j'avais remarqué ça en lisant le Traité
constitutionnel européen — au nom du Gouvernement du Royaume de
Suède (alors que le Royaume-Uni les signe au nom de Sa Majesté
la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord :
il y a une véritable différence en ce que la reine du Royaume-Uni a
théoriquement des pouvoirs de réserve que n'a
pas, même
en théorie, le roi de Suède) : je ne sais pas s'il en va de même
des lettres de créance, mais il n'y a pas de raison que ce ne soit pas
le cas, et du coup, on peut se passer complètement du poste cérémonial
de chef d'État, ou plutôt considérer que le chef d'État est la
personne collective du gouvernement de la République (et il n'y a pas
spécialement besoin de faire une présidence tournante comme en
Suisse).
[#3] Ce qui ne veut pas
dire que je n'approuve pas de grandes parties de son programme par
ailleurs, mais c'est au Parlement de faire la loi.
[#4] Nouvelle
avec beaucoup de guillemets autour, parce que la nouvelle circulait
depuis au moins 18h15 (que ce soit à coup de
messages subtilement codés ou
simplement en consultant les sites Web des journaux étrangers). Et à
19h55 il est assez peu probable que tout le monde sur la place ne fût
pas déjà au courant (ils passaient par la Bastille par hasard,
peut-être ? et la RATP avait fermé la station par hasard
aussi ?).
[#5] Comme un petit air
de printemps, disait-on. Et c'est assez frappant de se dire : si
c'est déjà ça le bonheur que provoque le fait de se débarrasser d'un
président qui, quoi qu'on en dise, a été élu démocratiquement, n'a tué
personne, et ne sera resté que cinq ans, le bonheur qu'éprouvent les
peuples qui, eux, se débarrassent d'un dictateur qui a commis des
crimes impunément pendant des dizaines d'années, ça doit être vraiment
incroyablement fort.
[#6] Aussi pour pouvoir
dire
amicalement[#6b] pouêt
à tous ceux — certes moins nombreux sur la fin — qui nous prévoyaient
sa réélection. Je pense notamment à un post
du blog de Vicnent (mais
je ne le retrouve pas, suis-je encore passé dans
un monde parallèle ?) où il
prévoyait et pariait que malgré l'impopularité dans laquelle le
président s'était enfoncé, il serait forcément réélu en 2012, parce
qu'il aurait fondamentalement bien compris les Français.
[#6b] Et je récuse
l'accusation de Schadenfreude.
(Sérieusement.)
[#7] Pas que je l'ai
véritablement craint, mais le resserrement des intentions de vote au
cours des derniers jours me stressait un peu. Soulagement, donc.
[#8] Pour prendre des
exemples de gens vaguement crédibles. J'ai encore plus de respect,
par exemple, pour Chantal Jouanno, mais on ne l'imagine pas trop en
présidente.
[#9] Disons pudiquement
que M. Sarkozy aura accompli l'exploit de faire passer à mes yeux
M. Juppé pour une référence d'homme intègre.
[#10] Évidemment, ceux
qui font la fête ce soir à la Bastille ne doivent pas énormément
intersecté ceux qui ont élu M. Sarkozy en 2007, mais il y a forcément
certains de ses électeurs d'alors qui ont changé d'avis (au moins vers
l'abstention).
La doublure d'argent (silver lining, à 24€
l'once ) de la crise de la dette souveraine
européenne, c'est que ça m'aura au moins incité et permis d'en
apprendre plus sur l'économie (ou au moins, sur l'économie monétaire
et financière) que jamais auparavant. Ce n'est peut-être pas très
utile en présence de la fin du monde de savoir au juste pourquoi elle
se produit, mais au moins on peut dire qu'on
vit une
époque intéressante. Je lis maintenant régulièrement
le bulletin
mensuel de la Banque centrale européenne, et je recommande : c'est
beaucoup moins aride ce que ce que le titre peut laisser penser, même
si on ne lit pas les 200 pages c'est quand même un résumé assez bien
fait de l'actualité monétaire et financière du mois.
J'avoue quand même avoir beaucoup de mal à suivre
la comptabilité, parce que je n'ai jamais suivi de cours de compta et
j'essaie de deviner les choses en regardant les intitulés et en
cherchant quels nombres s'ajoutent pour former quoi, mais ça ne marche
pas très bien. Par exemple, chaque bulletin comporte une situation
financière consolidée de l'Eurosystème (tableau 1.1 de l'annexe
statistique) et un bilan agrégé des institutions financières et
monétaires de la zone euro, dont l'Eurosystème (tableau 2.1). Dans
les deux cas, donc, il s'agit d'un tableau indiquant l'actif et le
passif de la BCE (réunie avec les autres banques
centrales de la zone euro), mais je ne comprends pas ce qui rentre
dans l'un et ce qui rentre dans l'autre, et je ne suis pas aidé par le
fait que même un intitulé exactement identique peut donner des valeurs
différentes (pour prendre un exemple assez ridicule, la monnaie
fiduciaire en circulation fin octobre 2011 est indiquée à 863.1G€ dans
la situation
financière et à 889.2G€ dans le bilan comptable comme dans
les indicateurs-clés :
je sais que trente milliards d'euros ce n'est pas grand-chose, mais
quand même, je serais curieux de savoir où ils sont passés). Je suis
incapable de trouver, notamment, dans quelle case comptable
la BCE fait figurer les obligations d'État des pays de la
zone euro qu'elle a achetées sur le marché secondaire
(je crois que sur le tableau 1.1 c'est dans la case titres
en euros émis par les résidents de la zone euro détenus à des fins de
politique monétaire et pas créances en euros sur les
administrations publiques comme on pourrait le croire, mais du
coup c'est mélangé avec d'autres choses et je n'en connais pas le
montant).
Tout ceci m'incite à me livrer à quelques réflexions du style café
du commerce à 0.02¤ (le zorkmid est coté à 1729¤ pour 1€, profitez-en)
sur la « conjoncture » (comme on dit).
Un peu d'économie de comptoir, donc. Je crois qu'à ce point
personne n'a plus de doute sur le fait que la dette des pays de
l'UE n'est plus soutenable (sauf sans doute celle de
l'Estonie qui est de 7% d'un
an[#] de PIB alors
que son budget est excédentaire… ça fait rêver), et que la seule façon
de limiter les dégâts commence par le fait que la BCE en
rachète de façon beaucoup plus active que ce qu'elle a fait jusqu'à
présent, et fonctionne en prêteur de dernier ressort.
Pourra-t-on un jour se débarrasser du Sénat, et d'autres verrous
C'est le jour qui s'y prête, alors je pose la question de savoir si
un jour la France pourra se débarrasser de ce furoncle sur sa
démocratie qu'est le Sénat. Parce qu'on peut se réjouir ou se
lamenter que la gauche ait réussi à y emporter la majorité, force est
quand même de constater que cette majorité est incroyablement ténue,
dans une période où, entre dissidences au sein de l'autre camp,
fatigue du pouvoir en place et élections locales fastueuses pour elle,
la gauche avait le maximum de chances qu'elle pouvait jamais rêver
sauf si le général de Gaulle s'était réveillé de sa tombe pour
dire votez PS ! — et il n'y a pas grande
différence entre une chambre où l'alternance ne se
fait jamais et une où elle ne se fait que d'un ou deux sièges
quand Mars, Vénus, Jupiter et Saturne sont toutes alignées dans une
conjonction séculaire. Chose dont Jean-Pierre Raffarin semblait bien
persuadé en expliquant je ne sais plus quel jour dans le cadre de
l'émission C dans l'air que ce serait grave pour la
stabilité des institutions et pour l'indépendance du Sénat si la haute
assemblée passait à gauche.
Pas que je voie un problème fondamental avec le bicamérisme, mais
il faudrait se demander au juste à quoi il est censé servir. (Victor
Hugo aurait eu cette phrase, on ne sait pas trop à quel
moment : Défense de déposer un Sénat le long de la
Constitution.) Représenter les collectivités locales, c'est
passablement hypocrite quand il s'agit en fait de surreprésenter les
zones rurales, ce qui est assez scandaleux du point de vue
démocratique, et la France n'est pas un État fédéral où les régions
devraient être représentées pour protéger leurs prérogatives. Le
Sénat se vend souvent comme une assemblée de vieux sages (ça c'est
pour justifier le côté maison de retraite de la politique), plus
réfléchie que le fougueux Palais-Bourbon, où les lois peuvent
s'élaborer avec plus de sérénité. Pourquoi pas, après tout, à
condition de l'assumer complètement : par exemple, le Sénat pourrait
être formé automatiquement par échantillonage dans les n
dernières législatures de l'Assemblée, ce qui en ferait effectivement
une assemblée de vieux sages qui varie moins rapidement que
l'Assemblée, tout en étant au moins élue de façon tout de même
démocratique (i.e., en même temps que l'Assemblée, avec une mesure de
retard) ; mais je n'ai jamais vu passer de telle proposition. (J'ai
en revanche vu passer des avis de faire élire le Sénat à la
proportionnelle, mais cela oblige à se demander si une assemblée
serait prééminente sur l'autre, et si oui laquelle, et pourquoi. Le
bicamérisme égalitaire pose au moins des problèmes de paralysie
possible.)
Mais ce qui est particulièrement honteux, c'est la façon dont le
Sénat possède un véto absolu permettant d'empêcher toute tentative de
réformer la façon dont le Sénat est élu. Or, et l'alternance n'y
changera rien, le Sénat n'a pas envie de changer (les Sénateurs élus
par le mode d'élection X n'ayant pas envie de changer le
mode d'élection X, ni même de permettre qu'on change le
mode d'élection X sans leur demander leur avis). Le Sénat
peut bloquer toute loi organique qui l'intéresse, comme toute
tentative de réformer la Constitution : même si on peut prétendre que
l'utilisation de l'article 11 de la Constitution (permettant au
président de la République de soumettre au référendum tout projet
de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics) permet de
contourner la procédure de l'article 89 (qui exige l'accord du Sénat),
comme cela a effectivement été tenté par de Gaulle en 1969 (année où
les Français ont laissé passer une rare occasion de supprimer le
Sénat, donc), les constitutionnalistes ne semblent pas du tout
d'accord sur la question de savoir si cette voie est réellement
possible. Je vous renvoie à
un article
détaillé sur le blog de Frédéric Rolin (lequel, comme un domaine à
la con s'est fait websquatter, est plutôt à
consulter via
archive.org si on ne veut pas juste tomber sur un spam), où il
explique que le Conseil constitutionnel, dans la jurisprudence de sa
décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, censurerait
probablement un hypothétique décret soumettant à referendum un texte
de nature constitutionnelle qui ne serait pas passé par la procédure
normale de l'article 89. À la place, Frédéric Rollin propose, pour
réformer le Sénat ou contourner son opposition, l'idée de faire voter
par referendum un texte de loi non-normatif comme une sorte de
proclamation solennelle face à laquelle, si le peuple français s'est
clairement exprimé, il serait politiquement indéfendable de continuer
à s'opposer. Ce n'est pas une idée idiote, mais je suis un peu
sceptique quant au fait que ça puisse marcher. Il me semble vraiment
que, quoi qu'on fasse, la sénatusectomie ou toute réforme sérieuse de
l'institution demeure impossible.
C'est ce qu'on peut appeler un verrou institutionnel. De façon
générale, et quelle que soit l'institution, a fortiori un pays,
un verrou institutionnel, quelqu'un ou un organe qui a le pouvoir de
paralyser toute réforme, à commencer par la suppression du verrou, est
quelque chose de très problématique, parce que cela signifie qu'on
risque d'être obligé d'avoir recours au coup d'État ou à une
révolution pour le contourner. Les pères fondateurs des États-Unis,
par exemple, se sont rendus compte du problème que le Congrès pouvait
devenir un verrou de ce genre, et ont imaginé
une procédure
de réforme de la Constitution de l'Union (jamais utilisée) qui
permet de contourner un blocage du Congrès ; ceci étant, ça ne leur a
pas donné l'idée d'éviter que les États de l'Union puissent eux-mêmes
agir en la matière comme des verrous contre la population (mais ça,
apparemment, ça ne préoccupait pas spécialement les pères fondateurs :
tout amendement de la Constitution de l'Union demande la ratification
par 3/4 des États), et ça n'a pas non plus évité que le Sénat des
États-Unis devienne une sorte
de verrou
géant permanent où il faut 60 voix pour faire quoi que ce soit. À
l'ONU, le Conseil de Sécurité, ou du moins ses
membres permanents, sont un verrou conçu et voulu par la Charte, et ce
n'est que par des moyens tout à fait indirects ou bien par
une proclamation
solennelle (un peu de l'ordre d'idée de ce que Frédéric Rolin
propose ?) que l'Assemblée générale peut faire quoi que ce soit. Et
je ne parle pas de l'Union européenne parce que j'ai déjà ramassé dans
ce qui précède largement de quoi faire faire caca aux trolls.
Le combat sur l'augmentation du plafond de la dette des États-Unis
est intéressant, et j'aimerais bien en voir une analyse sous l'angle
non politique mais de la théorie des jeux. A priori, Boehner
et Obama (et tous les autres décideurs impliqués) sont dans une forme
de dilemme
du prisonnier, ou, encore mieux,
du jeux du
poulet : si l'un coopère (c'est-à-dire, cède) et que l'autre
refuse de coopérer (i.e., tient sa position sans compromis), celui qui
coopère perd par rapport à celui qui ne coopère pas ; mais si les deux
refusent de coopérer, la situation est bien pire pour tout le monde.
Mais cette analyse est très superficielle, parce qu'il y a beaucoup
d'autres options que coopérer et ne pas coopérer, et surtout parce que
le temps joue un rôle crucial (on a toujours envie de
coopérer plus tard), mais au final je ne sais pas comment
modéliser ça mathématiquement de façon un peu intelligente (et
idéalement pouvoir prédire qui aurait intérêt à céder, et de combien
— je plaisante, mais seulement à moitié).
Je prenais le brunch aujourd'hui, pour célébrer le passage à Paris
d'un ami de confession libérale (et que certains reconnaîtront sous le
nom de code de ♯ƒ) avec différents amis, amis² (amis
d'amis) ou amis³, parmi lesquels un certain nombre de coreligionnaires
de ce ♯ƒ, dont un était semble-t-il éditorialiste
de ce webzine (ceci devrait
donner une idée). Un autre ami (que certains reconnaîtront sous le
nom de code de s.b.i.), agent double de la Troll
Corporation et du Club
Contexte, a eu l'idée, dans laquelle je nie absolument toute
responsabilité, du jeu suivant, que nous appellerons le
libéral-bingo : il s'agit de prendre quelqu'un dont les opinions sont
en sympathie avec le webzine ci-dessus lié, et de lui demander
d'expliquer les causes de la crise
grecque. Préparer une grille 3×3 dans laquelle on étiquettera les
cases (numérotées de 1 à 9 de haut en bas et de gauche à droite) de la
façon suivante :
Les communistes ou les syndicalistes
L'État a le monopole de la violence
L'or (présenté comme une vraie valeur) ou au
contraire la planche à billets
Les contribuables
Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
Les fonctionnaires ou la sécurité sociale ou les
assistés
Dès que vous repérez un de ces éléments dans son discours, cochez
la case. Quand vous avez une ligne, une colonne ou une diagonale,
dites BINGO ! — ou, si votre trollé est bien en forme,
vous pouvez jouer pour la grille entière. Attention cependant, il est
interdit de lui tendre des perches (comme mon trolleur professionnel
ne s'est pas gêné pour faire).
Vous n'avez pas de libéral pur jus sous la main ? Ce n'est pas
grave, voici une grille à utiliser pour des gens ayant une religion,
disons, symétrique :
Les ultra-libéraux ou les capitalistes
Profits et licenciements dans la même phrase
Le travail ou le pouvoir d'achat
Les électeurs
Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
Ce sont <groupe accusé d'avoir causé la crise> qui
doivent payer
Hayek ou Milton Friedman
La BCE accusée de maintenir un euro trop fort
Les grands patrons ou les spéculateurs financiers
Évidemment, le vrai jeu doit être de réunir deux personnes, une
pour chaque grille ci-dessus, de poser une question innocente, et de
voir lequel fait un bingo en premier.
Le silver lining, dans la crise de la dette
européenne, c'est que ça nous oblige un peu, si on veut comprendre
quoi que ce soit à ce qui se passe, à prendre des cours accélérés
d'économie monétaire et financière. Enfin, c'est un gros si,
ça. Ça devrait être le rôle des journalistes de nous expliquer les
choses en commençant par les bases, mais les journalistes n'ont ni les
compétences pour faire ça, ni leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs
la patience d'écouter un cours d'économie fût-il abrégé, si bien qu'on
nous donne toujours des explications tronquées, abusivement
simplifiées, ou autrement trompeuses, et forcément on en ressort avec
une impression d'extrême confusion. Malheureusement aussi, les
articles de Wikipédia sur l'économie monétaire sont assez mauvais
(sans doute parce que c'est un sujet qui a tendance à réveiller les
crackpots polémistes, cf. ce que je racontais
sur Bitcoin), et les livres
d'économie sont difficiles à trouver (j'ai écumé plein de rayons chez
Gibert et chez d'autres sans rien trouver de satisfaisant) et rarement
écrits de façon satisfaisante pour un geek matheux (je ne dois
vraiment pas avoir la même façon de penser que les gens qui font de
l'économie — c'est encore pire que les juristes — parce
qu'à chaque fois que j'arrive à comprendre ce qu'ils disent, il faut
que je le retraduise dans ma langue et ça devient complètement
différent[#]). Comme il y a en
plus des questions de comptabilité publique qui s'en mêlent, c'est
encore plus compliqué (cf. ce que
je disais à ce sujet il y a quelques
années[#2]).
En fait, ce que j'ai encore trouvé de plus clair, c'est de lire
les publications
de la Banque centrale européenne elle-même. Notamment, on y trouve un
livre intitulé (en français) La Banque centrale européenne :
histoire, rôle et fonction de Hanspeter K. Scheller
(2e édition 2006) : ça ne répond pas exactement à mes
questions qui sont plus générales ou au contraire plus précises, mais
c'est fort clair et bien expliqué. Et il y a aussi
les rapports
annuels de la BCE qui sont étonnamment lisibles et
intéressants pour le non-initié : mais bon, il s'agit bien sûr de
statistiques, et pas d'explications générales sur la façon dont
fonctionne le système bancaire et monétaire (quoique de telles
explications peuvent se trouver de façon incidente).
Mais je reviens à la dette, la Grèce et tout et tout.
Parmi les choses que je ne trouve pas claires, il y a un certain
nombre de présupposés qui sont traités comme allant de soi mais dont,
quand on y réfléchit bien, je ne vois pas vraiment de raison pour
qu'ils aillent de soi. Par exemple ceci : quel est le rapport, au
juste, entre la crise de la dette du gouvernement grec, et l'euro ?
(Notamment, en quoi le fait que la Grèce ait l'euro pour monnaie
implique-t-il que l'endettement de l'État ait des répercussions sur
cette monnaie ?) Il y a beaucoup de choses tout à fait évidentes à
dire, et je me fais plus ingénu que je le suis vraiment en posant
cette question, mais je ne peux pas dire avoir une
explication totalement satisfaisante. Une autre façon de
poser la question serait : puisqu'une des solutions qui a été proposée
de temps en temps à la crise était la sortie de la Grèce de la zone
euro (en passant sous silence les extraordinaires difficultés légales,
pratiques et même économiques que cela poserait), autant je vois bien
pourquoi du point de vue de la Grèce c'est une manœuvre
potentiellement pertinente (ça lui permettrait de dévaluer sa monnaie
pour stimuler ses exportations), autant du point de vue du reste
de la zone euro, et du point de vue de l'euro lui-même (ou de
la BCE), je ne trouve pas ça si clair que ça (investir
dans la dette grecque, et investir dans l'euro, ce n'est pas la même
chose, même si la Grèce est dans l'euro, et on ne voit pas forcément
pourquoi les deux seraient liées, ou pourquoi le manque de confiance
ne l'une affecterait l'autre) ; de nouveau, je pose les choses de
façon délibérément très candide, j'ai tout de même des explications
partielles, mais c'est pour illustrer là où je voudrais plus de
lumière. En fait, plus généralement, j'aurais envie de poser la
question semi-philosophique de savoir quelle est la nature de l'union
entre un pays et sa monnaie, et ce qui fait qu'un pays a telle
ou telle monnaie, ce que cela signifie au juste. (Comme je suis
matheux, la façon dont je conçois ce genre de questions, c'est à
travers des cas limites ou des contre-exemples tordus : par exemple un
pays qui établirait deux banques centrales différentes avec deux
monnaies différentes. Les économistes n'utilisent jamais ce genre
d'expérience de pensée pour expliquer les choses, et c'est bien
dommage.)
Pour parler de choses moins vaseuses et plus concrètes, une chose
que je ne comprends pas, c'est pourquoi les banques grecques ne se
sont pas toutes effondrées depuis longtemps. Dès qu'on a commencé à
ne serait-ce qu'envisager la possibilité du retrait de la Grèce de la
zone euro, si j'étais Grec, la première chose que j'aurais fait, c'est
prendre toutes mes économies et les récupérer soit sous forme de
billets en euros (qui resteront des euros quoi qu'il arrive) soit,
pour éviter de me balader avec une valise de billets et de la faire
garder, en les virant dans une banque allemande. Et de fait, c'est ce
qui s'est plus ou moins produit, mais pas de façon aussi
catastrophique que je l'aurais
cru. Cet
article (d'un ton assez eurosceptique, mais c'est normal, c'est
anglais) évoque cette possibilité, et de façon inquiétante : les
dépots auprès des banques grecques, c'est une somme beaucoup plus
colossale que la dette de l'État grec, et si crise bancaire il y avait
l'État grec ne serait évidemment pas en mesure de garantir les
comptes.
Mais ceci soulève une autre question qui reste mystérieuse pour
moi : qui, et dans quelle mesure (la réponse étant
possiblement personne, et pas du tout) garantit les comptes en
banque ? Parce que le système bancaire
(à
multiplicateur de crédit) fait que les banques ne sont pas en
mesure de répondre en cas de ruée pour en retirer son argent —
leur obligation de réserve n'est que de 2% dans la zone euro (ce qui
signifie qu'un euro émis par la BCE peut théoriquement
être multiplié jusqu'à un facteur 50 sous l'effet des prêts consentis
par les banques
commerciales[#3]). La réponse
classique que j'ai en tête, c'est que c'est l'État qui
(éventuellement, et sous certaines conditions) garantit les comptes en
banque. Mais la BCE a-t-elle également un rôle à jouer ?
Le principe du système bancaire repose tout de même aussi sur le fait
qu'un euro de la banque commerciale X ou un euro de la
banque centrale ont toujours la même valeur et sont interconvertibles
(quel que soit X) : si on commence à douter de la
solvabilité des banques, ce n'est plus le cas, et ça met en péril tout
le système. Et a priori une des fonctions d'une banque centrale est
d'être prêteur
en dernier ressort : donc de permettre à la banque de se
refinancer[#4] justement dans
ce genre de situation — donc honorer les euros de la
banque X comme des euros de banque centrale. Mais si c'est
le cas, pourquoi dit-on que c'est l'État qui garantit les comptes en
banque, et comment une faillite bancaire par manque de confiance
est-elle possible ? À l'inverse, si ce n'est pas le cas, comment une
crise bancaire grecque peut-elle menacer la BCE comme le
prétend
l'article de
la BBC déjà mentionné ci-dessus ? Est-ce qu'ils
écrivent n'importe quoi ? Tout cela me laisse assez perplexe.
J'apprends d'autre part que la BCE est le principal
créancier de la Grèce (à hauteur d'une cinquantaine de
G€[#5]) et que c'est la
principale raison pour laquelle M. Trichet ne voulait absolument pas
admettre une restructuration, même partielle, de la dette grecque (et
qu'il a fallu hier et aujourd'hui quelque chose comme dix heures de
négociations pour qu'il cède — comme disait feu M. Duisenberg,
qui avait l'air d'être un bonhomme rigolo : Central
Bankers are like cream. The more you whip them, the stiffer they
get.). Bon, mais alors j'aimerais bien qu'on m'explique en détail
comment la BCE s'est retrouvée à détenir de la dette
grecque, parce que c'est le cœur du problème. Il me semblait
qu'un des grands principes de l'indépendance des banques centrales et
de contrôle de l'inflation, c'est que les banques centrales ne
prêtaient jamais à leurs États (ce serait faire marcher la « planche à
billet ») ou n'achetaient jamais directement leurs obligations. Alors
je comprends que M. Trichet a consenti à accepter les obligation
grecques comme collatéral[#6]
pour les opérations de financement… mais le principe d'un
collatéral, c'est qu'il sert uniquement de garantie, et devrait rester
la propriété de la banque qui l'a hypothéqué, sauf en cas de défaut
(et il ne me semble pas qu'il y en ait eu). Dans le genre étonnant,
je ne comprends pas non
plus cet
article, qui évoque le risque que la BCE elle-même
devienne insolvable (si, justement, les obligations grecques sont
marquées comme en état de défaut de paiement par les agences de
notation) : je ne comprends pas comment une banque centrale peut être
insolvable (en tout cas dans la monnaie qu'elle émet).
[#] Die
Mathematiker sind eine Art Franzosen: redet man zu ihnen, so
übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas
Anderes. (J. W. von Goethe)
[#2] Tiens, mais je me
rends compte que je n'ai jamais raconté sur ce blog que j'avais
cherché à trouver le RIB du compte unique du Trésor Public à la Banque
de France, afin d'y faire un virement de 5€, histoire que
quelqu'un soit tout perplexe que dans cette comptabilité
méticuleusement tenue (enfin, j'espère) il apparaisse 5€ surgis
de nulle part. (Oui, je rêve, je sais très bien que personne ne
s'apercevrait de rien et j'aurais juste perdu 5€. Mais c'est
rigolo, voilà.) Pour ça j'avais commencé à reverse-engineerer les
différents RIB qu'on voit parfois passer pour des
sous-comptes du compte de l'État (différentes trésoreries) et j'avais
essayé de les corréler avec des documents
comme celui-ci
(‹ Instruction codificatrice Nº05-005-P-R du 25 janvier 2005
(NOR: BUD R 05 00005 J, publiée au Bulletin Officiel de la
Comptabilité Publique) sur la comptabilité de l'État (tome 1
— système comptable et nomenclatures — volume 1 —
titre 2), portant mise à jour de la nomenclature générale des comptes
de l'État ›) ; j'avais conclu que le RIB en
question commençait probablement par 30001 00512 (le 30001 est le code
de la Banque de France et le 512 semble être le numéro utilisé par
toute la comptabilité de l'État pour le compte du Trésor à la Banque
de France, cf. la page 82 du PDF ci-dessus) mais je n'ai
pas compris le sens qu'ils donnaient aux chiffres suivants —
c'est assez mystérieux, parce que les
différents RIB qu'on voit passer pour des paiements
au trésor ont des formats étrangement différents.
[#3] En réalité,
d'après ces
chiffres, je vois qu'il y a 9647.3G€ dans l'agrégat M3 et
même si je ne sais pas exactement quel chiffre correspond à la monnaie
« banque centrale », c'est-à-dire réellement émise par
la BCE, je suis sûr que ça contient au moins les
862.4G€ de billets et pièces en circulation. Donc le
multiplicateur réel est inférieur à 12. (Je pense en fait que la
monnaie « banque centale » est la somme des 862.4G€ circulés sous
forme de billets et pièces et des 1238.4G€ déposés auprès de
la BCE par les institutions de crédit. Auquel cas le
multiplicateur serait moins de 5.)
[#4] Et a priori si la
banque X n'est pas capable d'honorer son passif (les
comptes de ses clients), c'est qu'elle a émis des prêts, qui sont donc
des créances à son actif, et ces créances devraient être acceptées par
la banque centrale comme collatéral pour lui accorder un prêt.
[#5] Au fait, si par
hasard ce n'est pas clair pour tout le monde, G€
(giga-euro) signifie milliard d'euros.
J'ai déjà ranté à ce sujet.
[#6] Enfin, je ne sais
pas quel niveau de décision était impliqué, en fait. Il paraît
que si les agences de notation classifient la décision d'aujourd'hui
comme un défaut, la BCE n'a plus le droit d'accepter les
obligations grecques comme collatéral. Mais, euh, qui a écrit ces
règles, au juste, et pourquoi sont-ce des agences de notations
extérieures, et pas la BCE elle-même, qui décideraient ce
que la BCE peut accepter ?
☞ Le débat (si on peut l'appeler comme ça) sur l'énergie
nucléaire est un champ de bouses de trolls que mes nerfs ont la plus
grande difficulté à supporter : dès qu'il montre sa tête hideuse, à la
télé par exemple, j'ai tendance à éteindre le poste pour ménager mon
cœur des palpitations provoquées par l'affichage ostentatoire de
la connerie. Je me demande donc quelle sorte de masochisme me pousse
à en parler ici — mais malgré toute ma patience, il vient un
point où je cède à l'envie de répondre à la bêtise (et aux trolls).
D'autant que, dans les rares débats que je m'efforce d'écouter quand
même, ceux-là même avec qui je suis d'accord sur le fond ont toujours
l'air de sortir les arguments les plus implacablement idiots ou sans
importance (grâce au nucléaire, nous avons l'énergie la moins chère
d'Europe — soupir), cela me désole. Il est vrai que
pour avancer des arguments meilleurs, il faut quasiment
obligatoirement commencer par hurler vous êtes vraiment trop
cons, et que ça ne se fait pas, surtout si on est un peu un homme
politique, de dire ça à ses électeurs, même quand c'est vrai ; c'est
un des gros problèmes de la
démocratie.
Bref, le nucléaire est victime d'une sorte d'hystérie collective,
qui fait le contrepoids à ce qu'on pensait de la radioactivité quand
elle a été découverte (et où on vendait des potions au radium pour
renforcer les os ou autre charlataneries). Le fait est que je ne sais
même pas bien ce qu'« on » reproche au juste au nucléaire.
Je sais en revanche très bien ce que je reproche aux énergies
fossiles : et c'est avant tout la production de CO2 quand
on les brûle. Mon propos n'est certainement pas de dire le
nucléaire, c'est bien, c'est de dire que les reproches faits au
nucléaire sont tellement insignifiants (je vais y venir) en
comparaison avec ceux qu'on doit faire aux énergies fossiles que se
concentrer dessus revient vraiment à s'inquiéter d'un robinet qui fait
parfois ploc-ploc alors que la maison est en train d'être emportée par
un ouragan : ce n'est pas bien que le robinet fasse ploc-ploc, mais il
faudrait peut-être avoir un sens des priorités.
Je ne sais pas si c'est parce que tout le monde était occupé à
s'extasier sur l'exécution sommaire de la figure tutélaire d'une
désorganisation criminelle (qu'on cherche souvent à nous faire passer
pour une sorte de Corporation of Evil dont il
aurait été le chef, mais je ne pense pas que qui que ce soit croie
sérieusement qu'il s'agit d'autre chose que d'une ligue sans
coordination entre des bandes d'intérêts vaguement semblables), mais
je n'ai pas vu passer un seul entrefilet dans les médias français sur
les élections fédérales canadiennes. Comme ils font d'habitude plus
de cas des élections au Japon ou en Argentine, je vais mettre ça sur
le compte du Monsieur exécuté et des gens qui célèbrent bruyamment sa
mort (et qui deviennent eux-mêmes, semble-t-il, un sujet
d'information). Ou alors je range ça dans le rayon de ma théorie qui
dit que les Français n'ont pas encore découvert que le Canada ne se
limite pas au Québec (plus peut-être la ville de Vancouver qu'ils
doivent imaginer flottant un peu dans le vide) : ils ont l'air de
penser que l'Amérique du nord se compose des États-Unis, du Québec
(et Vive le Québec libre doit logiquement se rapporter à son
indépendance des États-Unis) et de Saint-Pierre-et-Miquelon. 'Fin
bref, le méchant qui était déjà là a gagné (le méchant au moins
pour son outrage au parlement, ce qui est quand même assez
gratiné pour un Premier ministre), le principal parti d'opposition a
été remplacé par un autre ; mais surtout, si je mentionne ici ces
élections, c'est parce qu'elles me renforcent dans mes convictions que
c'est un mode de scrutin aussi épouvantablement pourri que simpliste
que de demander aux électeurs de choisir un nom dans leur
circonscription, et prendre juste le nom arrivé en tête après un
unique tour de scrutin.
J'ai fini la lecture du livre autobiographique de Robert
Badinter, Les Épines et les Roses, dans lequel il relate
ses cinq années passées à la Chancellerie entre l'abolition de la
peine de mort (qui fait l'objet d'un autre livre) et sa nomination au
Conseil constitutionnel. Je suis un petit peu déçu par la forme : ce
n'est pas aussi bien écrit qu'on aurait pu attendre de lui (ou de son
nègre ?). En revanche, pour le fond, cela me conforte dans mon
admiration pour cet homme, pour son œuvre (pas seulement
l'abolition de la peine de mort mais aussi l'ouverture au justiciable
du recours à la CEDH ou encore la réforme du Code pénal), pour sa
conception de la Justice, et pour son combat pour la défendre malgré
son impopularité ; petit extrait :
Dans mon cas, l'amertume était d'autant plus grande que le laxisme
dont on m'accusait était tous les mois démenti par cette surpopulation
carcérale. Vainement, à longueur d'interviews, je donnais les
chiffres et soulignais que la justice française était l'une des plus
sévères d'Europe. Rien n'y faisait. On m'objectait que si les
prisons regorgeaient de détenus, ce n'était pas dû à la sévérité des
juges, mais à l'accroissement de la délinquance. Statistiques à
l'appui, je montrais que cette surpopulation résultait en fait de deux
causes principales : la durée des procédures, donc des détentions
provisoires, et la rigueur croissante des condamnations, toujours plus
lourdes au fil des ans. Ces données-là, connues des professionnels,
ne pénétraient pas la conscience du public. Une fois pour toutes, la
justice française était trop clémente, et le ministre de la Justice
laxiste. Dans un sondage réalisé en 1984, à la
question Qu'attendez-vous en priorité du ministre de la
Justice ?, la réponse à une forte majorité fut : Des lois plus
répressives ! Je n'avais plus qu'à retourner à mon cabinet
d'avocat.
Je préférai persévérer. Non par défi ou par orgueil, mais tout
simplement par conviction. Je savais que nous disposions d'un arsenal
complet de lois répressives, souvent plus rigoureux que celui de nos
voisins européens. Je considérais qu'il ne fallait accroître ce
dispositif déjà très complexe que pour combattre certaines formes
nouvelles de criminalité, telles les atteintes graves à
l'environnement ou la corruption internationale. Quant à élever le
plafond des peines encourues, les faire passer par exemple de dix à
vingt ans alors que les cours d'assises ne condamnaient les auteurs de
ces infractions qu'à sept ans de réclusion au maximum, ces changements
de la loi, sans portée réelle, me paraissaient relever de la
gesticulation politique. Je leur préférais le principe inscrit dans
la Déclaration des droits de l'homme : La loi ne doit établir que
des peines strictement et évidemment nécessaires. Ce jansénisme
pénal n'était pas dans l'air du temps, mais au moment où nous
élaborions le projet de nouveau Code pénal, je n'entendais pas déroger
aux principes fondateurs, encore moins transformer la loi pénale en
tableau d'affichage politique.
On sent qu'il vise la politosphère actuelle. Je ne peux
qu'applaudir.
Nous sommes plus d'un an avant les prochaines élections françaises
(enfin, prochaines exception faite des trucs comme les
sénatoriales) et la frénésie médiatique à ce sujet est déjà fatigante.
(Remarquez, j'aime toujours mieux ça que le mariage de Princecharmant
avec Princessecharmante dont rien qu'en France je trouve que j'entends
déjà trop parler même si Princecharmant et Princessecharmante seront
peut-être un jour mes roi et reine — alors qu'est-ce que ce
serait en Angleterre.) Apparemment il est maintenant de
rigueur de commémorer le 21 avril comme l'anniversaire d'un jour
où la démocratie française a pris une cuite, sans qu'on sache
exactement quelle leçon en tirer. Alors voici mes 20 millizorkmids à
ce sujet :
(1) Je suis et je reste profondément attaché au
régime parlementaire, qui a pris beaucoup de plomb dans l'aile en
France depuis 1958, et encore plus depuis 2000 (mais on reste au moins
formellement dans un système parlementaire, au sens où l'Assemblée
nationale peut renverser le gouvernement). Je pense que le président
de la République devrait avoir pour seule fonction de faire des jolis
discours consensuels et de ne prendre aucune position politique, et je
regrette la décision d'élire ce poste au suffrage universel
(referendum du 28 octobre 1962), et plus profondément encore celle de
l'élire avant l'Assemblée (loi organique du 15 mai 2001). Il n'y
aurait sans doute rien à changer à la Constitution pour faire du
président de la République une potiche : c'est surtout une question de
pratique des institutions (et, de fait, sous la
IIIe République, c'est ce qui s'est passé après un bras de
fer célèbre entre Mac-Mahon et Gambetta, ce dernier ayant invité le
premier à se soumettre ou se démettre) ; et faire élire le
président en premier, pour tenter de capitaliser sur le principe
stupide (effet d'entraînement) qu'une fois quelqu'un élu au
poste de président il faut bien lui donner la cohérence d'une majorité
(stupide, car les cohabitations ont finalement très bien marché, et
peut-être même que les Français aimaient ça), contribue justement à
présidentialiser la République (et c'est l'intention avouée de ce
calendrier électoral). Autrement dit, plutôt qu'inviter les électeurs
à se prononcer sur un projet, on les invite à se prononcer sur une
personne, avec tout l'aléatoire que cela comporte (que tel
candidat bien placé fasse une bourde stupide, ou qu'un scandale éclate
à son sujet, et l'avenir du pays pour cinq ans est modifié : je ne
vois vraiment pas l'intérêt de se soumettre à un tel aléa), et avec
tous les inconvénients du pouvoir personnel.
(2) Certes, le régime parlementaire a mauvaise
presse en France, notamment à cause des difficultés de la
IVe République et qui étaient pourtant, à bien y regarder,
plutôt liées à la décolonisation qu'à la pratique législative. Je
reconnais que les coalitions douteuses et les ministres d'État sans
portefeuille (même si c'est un titre ronflant — j'aimerais bien
être ministre d'État sans portefeuille, moi, ça doit être pépère) ne
sont pas l'idéal, mais il existe des mécanismes pour assurer des
majorités législatives ou des gouvernements stables, qui ne consistent
pas à faire de l'élection d'un seul homme une espèce de sacre
républicain. (À titre d'exemples : faire des élections législatives à
la proportionnelle — peut-être par région ou par département
— avec une prime à la majorité ; ou exiger d'une motion de
censure qu'elle soit constructive, si bien que le gouvernement ne peut
tomber que si une nouvelle coalition s'est mise en place. Mais déjà,
en l'état actuel, l'élection de l'Assemblée nationale française dégage
effectivement des majorités correctes, et il n'y a pas de raison de
penser que cela ne fonctionnerait pas si le président n'était pas élu
juste avant : après tout, en 1986, en 1993 et en 1997 ce fut bien le
cas.)
(3) Un des problèmes avec le fait de mettre
l'élection présidentielle avant les élections législatives, et donc
d'en faire l'« élection importante », c'est que les petits partis ont
alors besoin de présenter un candidat à la présidentielle,
pour pouvoir exister dans le débat public. Même si ce candidat n'a
aucune chance d'être élu (ou même d'être représenté au second tour),
et même si le parti admet publiquement ce fait en accordant
d'emblée son soutien (à voix tempérée) à tel ou tel autre candidat au
second tour. Or la multiplicité de ces petits candidats fait que le
mode de scrutin est inadapté, ce qui m'amène au point suivant :
(4)Dans la mesure où on décide néanmoins
d'élire une seule personne au suffrage universel direct, le scrutin
majoritaire uninominal à deux tours (ce qu'on utilise en France) n'est
pas terrible. Ce n'est pas le plus mauvais, certes (à un seul tour,
ce serait bien pire ; quant à ce qu'ont les États-Unis c'est une vaste
blague) ; on peut même dire que ce système est assez bien quand il n'y
a que deux candidats vraiment sérieux, ou éventuellement trois à
condition dans ce cas qu'il n'y ait guère de petits candidats qui sont
là juste pour exister (cf. le point précédent). Quand il s'agissait
de montrer que le général De Gaulle avait la confiance absolue des
français, ce mode de scrutin était peut-être approprié. Mais
maintenant, il n'a plus beaucoup de sens : je viens d'expliquer que
les petits candidats étaient obligés d'y participer, or en ce faisant
ils contribuent à ce que le nom des deux candidats arrivés en tête à
l'issue du premier tour soit peu représentatif de quoi que ce
soit.
(5) Il existe quantité de modes de scrutin qui
seraient moins mauvais. Le plus évident consiste à ajouter un tour de
scrutin selon des modalités à préciser (la difficulté étant alors de
convaincre les électeurs à se déplacer : dans ce cas, il vaudrait
mieux résoudre plusieurs problèmes d'un coup en organisant les
législatives en même temps que la présidentielle). Ce n'est
qu'un pis-aller, mais c'est le plus simple à expliquer aux gens.
D'autres modes de scrutin mathématiquement bien meilleurs sont sans
doute trop difficiles à présenter aux électeurs (quoique — ce
n'est pas forcément rédhibitoire, après tout l'électeur moyen n'a
aucune idée de la façon
dont sont étaient
élus les conseils régionaux) : par exemple, toutes sortes de
variations autour des scrutins de
Condorcet[#] (où on demande aux
électeurs de classer les candidats, et on garantit comme critère
minimal que s'il existe un candidat qui est préféré à tout autre
candidat par une majorité d'électeurs, alors ce candidat sera élu), ou
des systèmes à base de
points[#2]. S'il faut quelque
chose d'équitable et compréhensible, le mieux me semble encore le
scrutin par assentiment (=chaque électeur coche des cases en face des
candidats qui lui conviennent, et le candidat élu est celui qui a le
plus de cases cochées, point final).
[#] J'en avais
décrit ici une particulière, que
j'appelle scrutin de Condorcet-Nash — il s'agit du système
électoral qui assure la stratégie mixte optimale pour le jeu dont la
fonction de gain est le nombre d'électeurs qui préfère tel résultat
sur tel autre — et ce système est optimal en un certain sens.
[Ajout () : ce
système
est considéré
ici.]
Néanmoins, il est un peu compliqué à mettre en pratique, très
difficile à expliquer aux non-mathématiciens, et a l'inconvénient
politiquement inacceptable de faire intervenir le hasard quand il n'y
a pas de gagnant au sens de Condorcet. J'ai appliqué ce mode de
scrutin pour prendre des décisions entre amis, mais je ne le
recommande pas pour l'élection présidentielle française.
[#2] En voici un
exemple, qui est mathématiquement très satisfaisant, assez simple à
implémenter, mais malheureusement toujours difficile à expliquer pour
le non mathématicien : chaque électeur i attribue à chaque
candidat j un
nombre xi,j de points
quelconque (pas forcément entier, mais cela ne change rien en pratique
de demander qu'il soit toujours entier) ; on normalise les
choix xi de l'électeur i
pour la norme 2, c'est-à-dire qu'on divise
chaque xi,j par
√(∑jxi,j²)
de façon à avoir
∑jxi,j²=1.
Le candidat élu est celui qui (après un unique tour de scrutin) a la
plus grande valeur de
∑ixi,j.
(Autre façon, géométrique, de présenter la même chose : s'il y
a n candidats, on part d'un point P à l'origine
dans un espace affine de dimension n−1, chaque
électeur peut déplacer le point (indépendamment de tous les autres)
d'une distance au plus 1 dans la direction qui lui plaît, et le
candidat élu est celui déterminé par la face d'un simplexe régulier
centré à l'origine coupée par la demi-droite reliant l'origine au
point P après somme de tous les déplacements.) Ce mode de
scrutin permet donc de voter pour un
candidat, contre un autre, ou toute autre combinaison de
cela, avec les poids xi,j
que l'on veut, en assurant que chaque électeur aura un poids euclidien
total borné.
(6) Néanmoins, je suis parfaitement persuadé que
rien ne bougera. Il est impossible de changer le mode d'élection (ou
le calendrier électoral) avant l'élection sous peine d'être accusé de
manipulation électorale, et après l'élection plus personne n'y pense.
Quand on voit depuis combien de temps existe cette verrue sur la
démocratie française qu'est le Sénat (Victor Hugo exhortait déjà en
1848 (ou était-ce dans les années 1870 ?) : défense de déposer un
Sénat le long de la Constitution ; cela n'a pas empêché la
IIIe République de le faire en 1875 et Hugo lui-même d'y
entrer… depuis, on attend toujours la sénatusectomie).
Le principe de non-discrimination locale selon le sexe
Beaucoup de bruit a été fait récemment (et beaucoup
de portes
ouvertes ont été enfoncées) suite à
une décision
du Conseil constitutionnel qui confirme ce que tout le monde
savait déjà, c'est que la Constitution française n'impose pas que deux
hommes puissent se marier. Je trouve que c'était une erreur
monumentale que de saisir des juges d'une question dont la réponse
était évidente : quelle que soit la chose que l'on espère que la Loi
dît, on ne gagne rien à chercher à lui faire dire le contraire de ce
qu'elle dit évidemment. En revanche, personne ne semble avoir évoqué
la question qui vient naturellement après : qu'est-ce
qui devrait (ou aurait dû) être dans la Constitution
française pour que la décision du Conseil fût différente ? Si on
estime qu'il s'agit d'un choix de société, la réponse appartient
simplement au Législateur, vers lequel le Conseil constitutionnel a
renvoyé les demandeurs : mais si on estime qu'elle devrait découler
d'un principe fondamental (qui, de toute évidence, manque
alors dans la Constitution française), comme d'autres principes
fondamentaux qui protègent les individus
(j'en discutais ailleurs) même
contre le pouvoir de la majorité, quel serait ce principe ?
Je pense que c'est une erreur de le chercher dans la protection
contre la discrimination selon l'orientation sexuelle (Maître Éolas,
dans le billet lié ci-dessus, fait une réponse à cette idée, qui, bien
que typique de la mauvaise foi des logiciens, n'en est pas moins
juste : un homme homosexuel a le droit d'épouser une femme
homosexuelle). Je propose plutôt de le découvrir dans la
non-discrimination selon le sexe. Autrement dit, dans le fait que les
hommes et les femmes devraient avoir exactement les mêmes
drois.
Et c'est là que surgit un problème d'interprétation de la nature de
ceux qui amusent Douglas Hofstadter (voir
notamment ce que je disais ici) :
qu'est-ce que cela signifie, avoir les mêmes droits ? La
version faible du principe, celle que j'appellerais la
non-discrimination globale, serait de dire que si on
remplace tous les hommes par des femmes et tous les
femmes par des hommes, les droits devraient rester les mêmes : ceci
interdit, par exemple, qu'on puisse permettre le mariage entre un
couple d'hommes mais pas entre un couple de femmes, ou vice versa ;
ceci interdit que le législateur permette globalement aux
hommes des choses qu'il ne permet pas aux femmes, ou
vice versa. Mais avec ce principe faible, il garde la possibilité de
traiter différemment des cas lorsque deux personnes ont le même
sexe ou pas le même sexe.
La version forte du principe, en revanche, celle que j'appellerai
le principe local de non-discrimination selon le sexe,
spécifie que les droits d'une personne doivent rester identique selon
son sexe même une fois donnés ceux de toutes les autres. Elle a
notamment comme conséquence que, si une femme peut épouser un homme,
un homme le peut nécessairement aussi. La différence entre les
versions faible et forte du principe est fondamentale : pour
l'expliquer à un mathématicien, je dirai que c'est la différence entre
admettre ℤ/2ℤ pour groupe de symétrie, ou avoir
(ℤ/2ℤ)I où I est
l'ensemble des individus. Pour l'expliquer autrement, je soulignerai
par exemple que, dans sa célèbre
décision Plessy
vs. Ferguson de 1896, par laquelle elle autorisait la
discrimination raciale aux États-Unis, la Cour suprême de ce pays se
contentait du principe global de non-discrimination selon la couleur
de la peau (on voit le bien que ça faisait…) : il aurait été
inconstitutionnel de prévoir uniquement des écoles pour Blancs, mais
il était constitutionnel de prévoir des écoles pour Blancs et des
écoles pour Noirs. Le simple principe global de
non-discrimination selon la couleur de la peau permet de n'autoriser
que les mariages entre deux Blancs ou entre deux Noirs ; il faut
invoquer le principe local pour se rendre compte que ceci
constitue bien une discrimination.
Pour formuler ce principe local sous la forme d'un slogan simple,
je peux proposer ceci :
L'État (notamment, la Loi ou l'administration) ne devrait pas avoir
à connaître le sexe d'un individu.
Ceci a notamment pour conséquence que le sexe ne doit pas figurer
sur l'état-civil ou sur les papiers d'identité (ou alors seulement
comme signe distinctif comme la couleur des yeux figure sur le
passeport) : l'État n'a pas à connaître des hommes et
des femmes, mais seulement des personnes ou
des individus, et de façon générale toute apparition du
mot homme ou femme dans un texte juridique devrait
susciter une certaine méfiance. Les transsexuels ne devraient pas
avoir à faire enregistrer leur transition (ou à se forcer à rentrer
dans des petites cases toutes faites sur ce qu'est le genre d'un
individu). Le fait que j'aie une paire de couilles ou un chromosome Y
dans mes cellules ne regarde que moi, mon poussinet et mes médecins,
certainement pas l'État, et cela ne devrait pas figurer dans un
fichier central sauf si ce fichier est un dossier médical (et alors
avec toutes les garanties qui entourent ce genre de dossiers). De la
même manière que le fait que j'aie les cheveux blonds et les yeux
bleus, ou que je mesure 1m75. Ce principe a naturellement comme
conséquence que le mariage entre deux personnes de même sexe devient
possible s'il l'est (reconnu par l'État) entre personnes de sexes
différents. Mais aussi que disparaissent les lois exigeant qu'une
liste de candidats à une élection comporte autant d'hommes que de
femmes (ceci est compatible avec le principe global de
non-discrimination, mais pas avec le principe local) ainsi que tous
les barèmes sportifs qui sont différents entre garçons et filles.
Personnellement, je serais d'avis de mettre quelque chose de cette
teneur dans la Constitution française, le principe général me semblant
bien plus important que sa conséquence sur une question
spécifique.
Réactions aux réactions aux télégrammes publiés par Wikileaks, et diplomatie
Petit résumé de la situation pour les lecteurs habitant dans une
grotte perdue : le site Web Wikileaks
a commencé à publier
toute une série de télégrammes diplomatiques de l'Administration
américaine, dont certains classés secrets, et qui mettent le monde
diplomatique dans l'embarras pas tellement parce qu'ils contiennent
des révélations fracassantes mais plutôt parce qu'ils exposent
publiquement le ton « candide » (i.e., cru, et parfois outrageusement
stupide) avec lequel les diplomates s'expriment quand ils ne donnent
pas dans la langue de bois ; ou, si on est moins charitable, leur
incompétence et les intentions pas reluisantes des pays. Comme pour
le précédent « coup » de ce genre (celui qui concernait les opérations
américaines en Afghanistan), Wikileaks a donné la primeur de ses
informations à quelques grands journaux internationaux
(The Guardian, The New
York Times, Der Spiegel, Le
Monde, El País) avant de les rendre
publiques : auparavant ils ne faisaient pas ça, mais ils ont compris
que ça faisait bien mieux monter la sauce médiatique. Aussi, ils ont
permis à ces journaux, et aussi à l'Administration américaine
elle-même, de négocier des demandes de censure par exemple pour
protéger des gens qui seraient mis en danger si leur nom apparaissait.
(Ceci met d'ailleurs l'Administration américaine dans l'embarras :
soit elle accepte de collaborer avec Wikileaks pour censurer certains
noms, mais alors on pourra lui reprocher d'être complice de la
publication de ses propres secrets, ou bien de n'avoir pas fait
censurer telle ou telle information précise ; soit elle le refuse et
alors elle ne peut pas éviter le pire. L'histoire ne dit pas très
clairement si elle a ou non collaboré à censurer certains noms.)
Bref, ce n'est pas tellement le contenu des fuites lui-même (qui a
un côté un peu Diploft Story, mais qui ne nous apprend rien de
fondamentalement nouveau) qui est intéressant que la nullité des
réactions officielles qui ont suivi. Je ne sais pas si Wikileaks a
bien fait, que ce soit sur un plan purement pragmatique ou sur un plan
éthique, de publier ces données (ou si leur informateur a bien fait de
les leur donner), mais la réaction officielle à peu près unanime est
d'une stupidité abyssale tellement insultante qu'elle devrait nous
faire oublier toute autre préoccupation.
Essentiellement, la position des chancelleries a été : Nous
condamnons fermement cette publication, qui met en danger de façon
irresponsable la sécurité des États et des personnes, en contrevenant
au secret diplomatique et à la souveraineté des États ; nous ne ferons
aucun autre commentaire. Est-il besoin de détailler à quel point
cette déclaration est d'une stupidité insultante pour celui à qui on
l'adresse ?
Primo, soit les télégrammes publiés par Wikileaks ne sont pas
authentiques, et alors il n'y a aucune raison que leur publication
pose un problème particulier, soit ils sont authentiques, et, par la
nature de leur réaction, les chancelleries nous disent
clairement oui, ces documents sont authentiques. Je ne sais
pas si c'est ce qu'elles voulaient dire, mais c'est ce qu'on en déduit
clairement. L'ennui, c'est qu'ensuite elles ne l'admettent pas :
c'est vraiment prendre les gens pour des cons.
Secundo, en admettant que les télégrammes soient authentiques, soit
leur contenu est essentiellement faux ou bien anecdotique, et alors il
n'y a de nouveau aucune raison que cela mette en péril la sécurité de
qui que ce soit, soit il y a des choses vraies et extrêmement graves
dedans. Force est de constater qu'on ne voit rien de vraiment
fracassant : il y a bien des choses qui ne sont franchement pas
jolies-jolies (comme des instructions pour des
choses qui
commencent à ressembler à de l'espionage), mais on voit surtout de
la médiocrité (à la fois dans le contenu rapporté et dans
l'intelligence du rapport). Agiter les bras en parlant
d'irresponsabilité et de sécurité des États et des personnes, c'est un
peu l'attitude de celui qui a fait caca derrière la grange et qui
prétend qu'il y a une bombe pour distraire quand on va regarder :
c'est de nouveau insultant pour l'intelligence de celui à qui on
s'adresse.
Tertio, refuser de répondre alors qu'on a soi-même attiré
l'attention sur le fait que les télégrammes étaiane authentiques et
agité des mains pour faire croire à leur importance, c'est vraiment
proclamer sur les toits : Nous ne vous servons que de la langue de
bois, et il est vitalement important que nous continuions à
vous servir de la langue de bois. Tout ça en langue de bois pure
style.
Quarto, le fait de montrer du doigt oh, le Monsieur Assange, il
a fait quelque chose de mal ! est complètement pathétique. On
s'en fout de savoir si ce que Wikileaks a fait est bien ou mal, ce
n'est pas la question. D'abord, le rôle d'une chancellerie n'est
pas de commenter les actions d'un individu : ceux-ci n'existent pas au
plan du droit international, on nous le fait assez savoir ; pour les
individus, il y a des cours de justice pour les juger, si on pense
qu'ils ont violé des lois. Mais surtout, si on demande une réaction
officielle sur le contenu d'un document, ça n'a aucun rapport avec la
façon dont ce document est apparu — quand un criminel notoire en
balance un autre, on ne va pas dire oh, ce Monsieur n'est pas
gentil, et puis d'ailleurs c'est mal de balancer les copains.
Quinto, le secret diplomatique et les règles diplomatiques en
général, elles engagent les États mais pas les individus, justement.
La seule chose qui lie un individu, ce sont les lois de l'État dont il
relève. On nous rappelle avec force ce fait quand la fondation Nobel,
de droit privé, irrite la susceptibilité de la Chine, il serait bon de
se le rappeler même quand ça dérange plus que la Chine.
Sexto, l'absence de mea culpa au niveau de la sécurité est
ahurissant. Le but d'avoir une classification du type secret
défense, c'est bien que l'État s'engage à faire des efforts pour
garder ces informations secrètes, pas que si ces informations
sont divulguées on puisse ensuite dire ah oui mais
c'était mal de les publier ! Si autant d'information
censément secrète a pu fuiter, c'est que leur sécurité est pourrie, et
je doute que l'Administration américaine soit la seule dans ce cas.
Et je peux même dire pourquoi elle est pourrie : c'est parce qu'elle
est trop secrète ; la seule façon de concevoir un système de sécurité
vraiment sûr, c'est de rendre publics tous les détails sur comment il
fonctionne (sauf les secrets eux-mêmes, évidemment), donc en
l'occurrence qui a accès à quoi, comment les choses sont classifiées,
comment les informations sont chiffrées, comment elles sont
transmises, etc. Le diplomatie a une culture du secret : résultat,
elle a une sécurité de merde.
Septimo, j'enfonce le clou : si la publication d'informations
obtenues aussi facilement pouvait vraiment mettre en danger la
sécurité des États et des individus, celui qui est coupable c'est
celui qui la rendait si facile à obtenir et celui qui la laisse
devenir si dangereuse.
Octavo, le fait de traiter comme une évidence que le secret est
indispensable à la diplomatie est un subterfuge. Le secret est sans
doute indispensable à la façon dont les États pratiquent
actuellement la diplomatie. La diplomatie, c'est l'art
d'utiliser des négociations pour éviter (ou à la place de) des
conflits. Est-ce que des groupes qui n'auraient aucun moyen de
communiquer de façon secrète passeraient leur temps à se battre ?
(Car c'est ça qu'on nous dit, en substance.) C'est peut-être vrai,
mais j'aimerais voir un argument ou une expérience pour le prouver.
(Par exemple, il serait intéressant, au registre des sciences sociales
expérimentales, de mettre un groupe de gens dans une simulation de
diplomatie, où ils doivent s'accaparer de ressources, et peuvent se
livrer des guerres mais aussi tisser des alliances, communiquer,
etc. ; dans un cas on leur donnerait la possibilité de communiquer de
façon secrète, et dans un autre cas on ne la leur donnerait pas. Puis
on verrait si la communication secrète a facilité la diplomatie ou au
contraire a conduit à plus de guerres. Je n'ai pas d'avis sur la
question, mais tant que l'expérience n'a pas été menée avec un minimum
de sérieux scientifique, on ne peut pas la considérer comme
tranchée.)
[Je m'arrête là, parce que nono c'est ridicule.]
⁂
Mais de façon générale, je trouve que cette affaire est une bille
intéressante à mettre dans le bocal la diplomatie, c'est de la
merde. Je ne veux pas dire la diplomatie in abstracto, le
fait de se parler plutôt que de se faire la guerre, évidemment, ça
c'est quelque chose de très beau. (Et j'ai dû le dire quelque part,
j'aimerais voir un jour un film genre film d'action hollywoodien sauf
que le happy end serait une négociation difficile
réussie, un compromis heureux plutôt qu'une victoire.
Imaginez Avatar où les humains et les Na'vi auraient
réussi à trouver un modus vivendi au lieu de se
taper dessus. Ça ce serait intéressant. Mais je digresse.) Je parle
de la diplomatie telle qu'elle est menée actuellement dans la cour de
récré des relations internationales. Parce que c'est vraiment d'un
niveau de cour de récré, et les États se comportent comme des sales
petits morveux jaloux, orgueilleux et susceptibles, et je me demande
un peu qui a décidé ça, pourquoi, et comment. (Par exemple,
pourquoi les pays sont toujours maladivement attachés à leurs
revendications sur la moindre parcelle de territoire, y compris quand
cette parcelle est inhabitée, de valeur économique absolument nulle,
et que la revendiquer conduit à des relations de mauvais voisinage
bien plus coûteuse que si on disait ah, vous la voulez ?
prenez-la, avec notre bénédiction.) Mais du niveau cour de récré
transformé en une sorte de partie d'échecs bizarre, avec des règles
totalement débiles.
Le plus débile, ce sont les questions de noms. La diplomatie est à
ce point obstinée par les questions de noms (et, plus généralement, de
symboles) qu'on croirait qu'elle est l'invention d'un groupe de
cabaliste persuadés que le Vrai Nom des choses vous donne un pouvoir
certain sur elles. Un exemple parmi tant d'autres : pendant des
années, l'Irlande et le Royaume-Uni se sont disputés sur le nom
officiel de leur pays, le Royaume-Uni insistant pour reconnaître
l'Irlande sous le nom de République d'Irlande et l'Irlande
insistant pour reconnaître le Royaume-Uni sous le nom
de Royaume-Uni (c'est-à-dire en omettant de Grande-Bretagne
et d'Irlande du Nord), pour la raison évidente du contentieux sur
la souveraineté sur l'Irlande du Nord. Mais, vous savez quoi ? Ce
n'est pas parce qu'on appelle un pays Irlande ou blablabla
et d'Irlande du Nord qu'on reconnaît sa souveraineté sur quoi que
ce soit — il n'y a aucune raison, c'est juste une règle
profondément conne de la diplomatie que le nom devrait avoir un effet
magique. Ce serait déjà un beau progrès de faire un traité
international dont l'article unique serait le suivant : Dorénavant,
le nom qu'on donne aux choses n'a plus d'effet magique, et n'a aucune
incidence sur les revendications ou la reconnaissance qu'on fait de
ces choses. Je pense que ça contribuerait significativement à
apaiser les relations internationales. Ou alors, je peux proposer un
protocole pour attribuer de façon aléatoire
des UUID
aux pays, histoire qu'on n'utilise plus que ça, et que les traités
soient conclus entre le gouvernement de
83f8d7e3-fc31-47b7-b4ea-3ce02b93cd94 et de
3c6c7dc2-59ed-4856-9c98-a69c6ad1ffa3, et plus personne ne sera
vexé.
Je pourrais continuer la liste longtemps des règles débiles qu'il
faudrait abolir, mais la vraie question est bien de savoir comment
remédier à cette atmosphère de cour de récré où la Chine pique une
colère digne d'un petit enfant dès qu'on suggère que Taïwan est un
pays, ce que, objectivement, il est.
J'avoue avoir un certain intérêt pour l'observation de ce qu'il est
convenu d'appeler la politique politicienne, c'est-à-dire tout
ce qui n'est pas questions de fond mais questions de pouvoir,
d'alliances et d'hommes. On est censé mépriser ça, ou, en tout cas,
tous les hommes politiques ne manquent pas de rappeler régulièrement,
dès qu'un journaliste leur pose une question sur ce terrain, que ce
n'est pas ce qui intéresse les électeurs (sous-entendu, moi je ne fais
pas de la politique politicienne, je fais de la politique de fond,
celle que les électeurs apprécient) — jugement qui est
clairement mensonger s'agissant d'eux-mêmes (évidemment qu'ils font
tous de la politique politicienne ! ce serait idiot de penser qu'on
peut s'en passer) et dont je me demande dans quel mesure il est vrai
s'agissant des électeurs (s'il y a tant d'éditoriaux, d'articles de
journaux, d'émissions de télé, et alia, concernant les jeux de
pouvoir, c'est probablement que ça doit intéresser d'autres que ceux
qui les font). Bref, je ne trouve pas ça, pour ma part, spécialement
méprisable, vu qu'il est aussi naïf de penser qu'on peut faire sans
qu'il le serait de s'imaginer qu'on peut gagner une bataille sans
généraux ou qu'on peut accéder au pouvoir et garder tous ses idéaux
— et en tout cas c'est (intellectuellement, humainement,
sociologiquement) intéressant à observer.
Mais à côté des hommes politiques qui la font, cette politique
politicienne, il y a aussi des sortes de commentateurs sportifs qui la
dissèquent. Avoir un commentaire un peu éclairé est certainement
souhaitable, mais ces gens-là en arrivent à vouloir tellement briller
par la profondeur, la subtilité, ou la portée de leur analyse qu'ils
en viennent vraiment à incarner eux-mêmes tout ce qu'on trouve
d'irritant au contenu qu'ils sont censés analyser.
Car tout devient prétexte à déceler un nouveau mouvement de fond.
N'importe quelle déclaration marque un tournant, n'importe
quelle phrase prononcée sans réfléchir est lourde de sens et de
calcul, tout n'est que sophistication byzantine (que seuls ces mêmes
analystes, bien sûr, savent décoder). Le Premier ministre a-t-il
prononcé une phrase dans laquelle on pouvait éventuellement imaginer
une nuance différente de celle que le Président avait utilisée ? Tout
de suite, Matignon marque sa différence avec l'Élysée. La
première secrétaire du Parti socialiste attaque-t-elle telle position
du chef de l'État ? C'est forcément un calcul très précis concernant
la façon dont le Front national se positionnera au premier tour de la
présidentielle de 2012. Ouhlà. L'opinion publique telle que mesurée
par je ne sais quel sondage de marge d'incertitude gigantesque
a-t-elle varié de 1% ? C'est un vaste retournement qui se dessine sur
le sujet. Et d'en tirer des leçons à donner à tout le gotha
politique.
Ces gens sont bien heureux que leurs prévisions, leurs analyses et
leurs commentaires sont aussitôt entendus qu'ils sont déjà oubliés.
Il serait intéressant de les faire enregistrer, avant chaque sondage
et surtout avant chaque élection, les résultats qu'ils prévoient, pour
confronter ces prévisions à la réalité et mesurer un peu précisément
la qualité de leur oracle.
Histoire d'écrire non pas trois mais quatre entrées datées
d'aujourd'hui, je signale
cette transcription
d'un débat (tenu en 2005) sur laquelle je suis tombée,
entre Antonin
Scalia
et Stephen
Breyer, deux juges de la Cour suprême des États-Unis d'Amérique,
le premier étant classé comme notoirement conservateur, l'autre comme
notoirement libéral. Le thème du débat est de savoir s'il est
souhaitable que les juges (américains) fassent référence, dans leurs
opinions, à des jugements de cours étrangères et s'en inspirent. Mais
à travers ce débat, il y en a un autre, plus fondamental, qui surgit
çà et là : sur la conception même de ce qu'est un juge, et de sur quoi
il doit se baser pour juger.
Scalia a une position très stricte : un juge ne doit pas avoir de
rôle politique, il ne doit pas se laisser influencer par son sens de
la morale et ce n'est pas non plus à lui de présupposer des évolutions
de la société, et donc il doit appliquer la Loi telle qu'elle est
écrite, et notamment la Constitution avec le sens (immuable) qu'elle
avait pour ceux qui l'ont écrite (la doctrine
dite originaliste). En particulier, il ne voit rien dans
la Constitution des États-Unis
qui protège le
droit à l'avortement ou
qui interdise
aux États de pénaliser des pratiques sexuelles entre adultes
consentants (deux célèbres décisions de la Cour où il s'est retrouvé
en minorité) : si on croit ses arguments, ce n'est pas lui qui est
conservateur
(un autre
juge proche de ces thèses a d'ailleurs qualifié la loi texane
interdisant la sodomie d'étrangement ridicule, tout en la
trouvant conforme à la Constitution), c'est juste qu'il ne considère
pas qu'il soit son rôle de faire de la politique — selon lui, ce
sont aux législateurs de passer les lois qui correspondent aux
évolutions de la société. (On se doute aussi qu'il est opposé à ce
que les juges fassent référence à des jugements de cours étrangères :
c'est, selon lui, au législateur de s'inspirer de ce qu'il y a de bien
dans les juridictions étrangères, ce n'est pas au juge de mettre son
nez dedans.) Quant à l'interprétation immuable de la Constitution,
elle est, selon Scalia, importante pour des raisons de stabilité
juridique : si on l'interprète selon les progrès de la société, rien
ne dit que ces progrès iront toujours dans le même sens ; pour la même
raison, Scalia est un fervent défenseur du stare
decisis (s'en tenir à la jurisprudence établie par la Cour).
C'est une position qui ne manque pas de cohérence. Là où on
l'attaque souvent, c'est en demandant comment Scalia aurait voté dans
les
affaires Plessy
v. Ferguson (celle qui a ouvert la voie à la discrimination
raciale)
et Brown
v. Board of Education (celle qui y a mis fin), cette
dernière, qu'il est maintenant inimaginable de critiquer, étant
incontestablement « politique », et par ailleurs un revirement de
jurisprudence, deux choses que Scalia décrie. Il m'a l'air important
que le juge sache parfois appeler de la souveraineté du peuple à la
souveraineté du genre humain (donc éviter la tyrannie de la
majorité), pour reprendre les mots de Tocqueville que j'avais déjà
cités en présentant la façon dont je
conçois la démocratie.
On comprend qu'il ne soit pas très souhaitable que les juges à la
Cour suprême des États-Unis aient des positions politiques. Surtout
qu'ils sont nommés à vie et risquent de devenir des super hommes
politiques, responsables devant personne, rédigeant des opinions, et
même des opinions minoritaires, où ils ne manquent pas d'étaler des
convictions idéologiques, démissionnant au moment où ils prévoient
qu'un président pourra nommer un successeur de la même couleur
politique, bref, je ne suis pas sûr qu'on doive envier cette Cour.
Ceci dit, a contrario, le Conseil constitutionnel français est nommé
par un processus éminemment politique, et je ne suis pas sûr que
l'opacité complète qui l'entoure (ses décisions sont à peu près
illisibles pour le non-juristes, contrairement à celles de la Cour
suprême des États-Unis, qui se lisent souvent comme un roman,
récapitulant clairement les faits, expliquant le raisonnement et les
règles appliquées, etc. ; les membres du Conseil constitutionnel ne
disent pas pour quoi ils ont voté ni pour quelles raisons, on ne
connaît que la décision finale), je ne suis pas sûr que cette opacité
soit très souhaitable ni soit un gage de neutralité politique.
L'ennui, comme d'habitude, c'est que ces institutions se retrouvent
avec des modes de fonctionnement hérités de l'histoire, et que
personne n'a vraiment rationnellement choisi : personne ne s'est
demandé au juste, quelle est la bonne façon d'avoir une Cour suprême
pour appliquer les normes fondamentales en évitant les écueils à la
fois de la tyrannie de la majorité et celle de la dictature des juges.
(En général, les juristes français vous expliquent que le système
français est le meilleur possible dans le meilleur des mondes
possibles, et les juristes américains vous expliquent à peu près la
même chose, mutatis mutandis.)
No one pretends that democracy is perfect or
all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form
of government except all those other forms that have been tried from
time to time. — Winston Churchill (discours à la Chambre des
communes, 1947-11-11)
À part dans la citation ci-dessus, qui exprime très bien quelle est
ma position sur la démocratie, quand les gens (par exemple, mais pas
uniquement, des hommes politiques) s'expriment sur la question, il
domine une sorte de mystique sur le rôle ou le but de la démocratie :
une mystique selon laquelle la majorité, parce qu'elle est majorité,
aurait forcément raison ou ne pourrait pas être tyrannique ; mystique
dans laquelle je ne me reconnais pas.
Cette idée que je qualifie de mystique est celle selon
laquelle la démocratie serait une fin en soi, une chose bonne
pour elle-même, un idéal à atteindre, quelque chose de ce genre ; et,
par conséquent, que le peuple, ou la majorité des citoyens, non
seulement a un avis bien défini et mesurable sans ambiguïté par des
élections, mais que cet avis est, de plus, infaillible. L'idée à
laquelle je veux l'opposer (et que je revendique), une idée que
j'appellerai plus pragmatique de la démocratie, est que cette
dernière est simplement un moyen, un moyen imparfait et
incomplet mais qui est pourtant le meilleur connu, pour construire un
régime juste, repectueux des droits de l'Homme et des libertés
fondamentales. Un moyen qui consiste essentiellement à espérer que de
tenir des élections régulières empêchera des
gouvernements trop pourris ou corrompus d'être portés au
pouvoir ou de concentrer trop de pouvoir entre leurs mains, et finira
par chasser ceux qui le sont ou le
font[#].
Ce que sont exactement les droits fondamentaux qu'il faut respecter
est, évidemment, un problème épineux, parce qu'ils ne sont pas très
exactement définis : ils ne sont qu'esquissés de façon générale par
des textes fondamentaux (dont la portée juridique est soit directement
applicable soit essentiellement symbolique) — la Déclaration
universelle de 1958, aux États-Unis les dix premier amendements de la
Constitution, en France la Déclaration de 1789 et le préambule de la
Constitution de 1946, dans l'Union européenne la charte des droits
fondamentaux de l'UE, en Europe de façon plus générale la
Convention européenne des droits de l'Homme. Mais ce sont les cours
de justice chargées d'appliquer ces textes ou la loi en général qui
dégagent progressivement ce qui, dans l'acquis du droit, constitue un
droit fondamental. Il
est normal[#2] que la
liste des droits de l'Homme ne puisse pas être définie complètement et
exhaustivement, car le problème est complexe, comme il est normal
qu'on ne puisse pas définir exhaustivement ce qu'est la notion
philosophique du Bien ou de la morale. Ceci soulève au moins deux
observations : on fait défendre et délimiter les droits fondamentaux
par des juges, et ces juges ne sont pas élus (au contraire, ils ont
souvent un très grand degré d'indépendance).
Ah, un petit jeu de pouvoir comme
je les aime. Quatre personnages
principaux dans
l'histoire : Maḥmūd
ʾAḥmadīnežād (le président sortant,
et apparemment rentrant
aussi), ʿAlī
Ḥoseynī Ḫāmenehʾī (le Guide
suprême, aka
celui-qui-est-au-dessus-du-président), Mīr-Ḥoseynī
Mūsavī Ḫāmeneh (le challenger) et, celui
qu'il ne faut pas
oublier, ʿAlī
ʾAkbar Hāšemī
Rafsanǧānī[#]
(l'ancien président et maintenant éminence grise du régime). Plus un
cinquième, l'opinion publique iranienne. Quant à ce que veut
celle-ci, je pense qu'on peut tenir pour acquis que, dans des
élections libres, elle aurait élu Mūsavī (enfin, des
élections libres entre les mêmes candidats, parce que peut-être que
dans des élections vraiment libres elle aurait élu quelqu'un
de complètement différent). Je ne sais pas si elle a élu
Mūsavī : The
Guardian le suggère prudemment, mais le Guide suprême a
fait facétieusement remarquer aujourd'hui que c'était quand même
difficile de frauder onze millions de bulletins (il
est possible qu'il ait dit ça sincèrement : soit qu'il ait
lui-même été trompé, soit que les chiffres officiels soient moins
mensongers que ça car, après tout, l'intimidation marche parfois aussi
bien que la fraude pour truquer les élections).
Ce que veulent ʾAḥmadīnežād et
Mūsavī est raisonnablement clair, comme il est
raisonnablement clair qu'ils ne s'aiment pas. Ce que veulent les deux
autres, par contre, est un peu plus subtil (au-delà du fait que tout
le monde veut le pouvoir, mais ça c'est juste la nature humaine).
Ḫāmenehʾī est le grand chef au-dessus du
chef, mais il n'est pas tout-puissant comme
son prédécesseur,
le fondateur du régime, l'était : il doit donc s'appuyer sur d'autres
gens, et apparemment il a trouvé
qu'ʾAḥmadīnežād était quelqu'un de bien
pour ça. D'un autre côté, Rafsanǧānī, lui, si je
comprends bien, il n'aime pas trop
ʾAḥmadīnežād ; or
Rafsanǧānī, justement, non seulement il est un poids
lourd politique (et immensément riche), mais en plus il est président
d'un conseil
important et surtout
d'une
assemblée qui ne sert en gros qu'à une chose, c'est à contrôler,
et éventuellement révoquer, le Guide suprême (autant dire qu'elle ne
sert à rien, mais l'éventualité qu'elle puisse servir doit être une menace
pas totalement rassurante pour Ḫāmenehʾī), et
cette dernière assemblée n'a jamais eu autant de membres modérés que
depuis les dernières élections en 2007. Mais
Rafsanǧānī (qui est un stratège incontestable) doit
forcément connaître le célèbre mot d'Aaron Nimzowitsch selon lequel
une menace est plus forte que son exécution : je ne crois pas une
seule seconde qu'il obtienne, ni même qu'il agisse pour obtenir, le
départ de l'actuel Guide suprême.
D'un autre côté, il est un peu étonnant que
Ḫāmenehʾī soutienne à ce point
ʾAḥmadīnežād malgré à la fois cette
menace et celle, également peu vraisemblable mais sans doute tout de
même désagréable, d'une révolution, mais surtout malgré les avantages
qu'il y aurait pu y avoir pour lui à apparaître comme loin au-dessus
de la mêlée : car même si c'est l'autre qui devient président, lui
sera toujours Guide suprême, et il est peu probable que les choses
évoluent sur ce point. Plusieurs possibilités : soit il est plus
faible qu'on le croit et il a vivement besoin de garder le président
sortant, soit il est plus têtu qu'un bon homme de pouvoir devrait
l'être, soit il est vraiment sûr de son jeu. En tout cas, il a fait
monter les enchères. La référence à Rafsanǧānī
(comme pilier du régime) dans son discours d'aujourd'hui laisse penser
(c'est ce
que la BBC
suggère) qu'ils tricoteront, ou ont tricoté, un petit arrangement
entre eux dont Mūsavī et l'opinion publique iranienne (en
tout cas, ceux qui soutenaient Mūsavī et ont voté pour
lui) seront les perdants ; et il est mlaheureusement difficile de
croire qu'ils pourront gagner quelque chose, en fait, mais la suite
des événements sera intéressante à observer.
Je note toutes ces choses pour des œuvres littéraires futures
éventuelles.
[#] J'en profite pour
indiquer les translittérations (j'espère !) correctes de leurs noms
(selon DIN 31635 parce que même si en général je
suis les normes ISO, en
l'occurrence ISO 233 n'a vraiment pas l'air
terrible pour le persan). Et j'en profite pour râler contre les gens
qui ne le font pas : à l'heure où Unicode est partout, je comprends
qu'on veuille éviter d'écrire les noms en alphabet arabe, mais c'est
un peu ridicule d'écrire Ahmadinejad et Rafsanjani, de
sorte qu'on ne voit pas que le ‘j’ n'est pas le même dans
les deux mots (qu'on ne prétende pas que les petits zigouigouis
induisent les lecteurs en erreur : de toute façon, sans zigouigouis,
j'ai remarqué que les Français prononcent Amadinedjad, alors
bon, Amadinezad ce ne sera pas plus faux).
Maintenant que les résultats des élections du parlement
européen sonttombées,
on peut les soumettre à plein de number crunching rigolo. Notamment,
une chose que j'aimerais arriver à représenter correctement, c'est la
corrélation entre les pays et les groupes politiques : à savoir,
exprimer pour quels pays et quels groupes il y a plus, ou au contraire
moins, de députés européens de ce pays et de ce groupe que ce qu'on
attendrait en connaissant seulement le nombre de députés de ce pays et
de ce groupe.
C'est un exercice un peu difficile, pour ne pas dire impossible,
pour plusieurs raisons : d'abord, parce que les compositions des
groupes politiques du nouveau parlement ne sont — évidemment
— pas encore connues (et il y a un certain nombre de cas de
réelle incertitude, la plus importante concernant la création ou non
d'un groupe de conservateurs eurosceptiques, le Mouvement pour la
réforme européenne, qui naîtra à condition que les Conservateurs
britanniques trouvent des alliés dans six autres pays pour les y
aider). Ensuite, parce que les nombres sont petits (il y a cinq
eurodéputés maltais, alors allez donner un sens au fait qu'ils aient
plus ou moins tendance que la moyenne européenne à adhérer à tel ou
tel groupe…). Enfin, bien sûr, les groupes politiques sont
moins au parlement européen qu'ailleurs des reflets fiables des
tendances politiques réelles des eurodéputés (même s'il est faux de
penser, comme certains se l'imaginent, que la discipline de groupe
n'existe pas : on constate qu'il y a réellement une corrélation
statistique forte dans les votes au sein d'un groupe, et que le groupe
prédit beaucoup mieux le profil de vote d'un député que son pays
d'origine). Bref, les chiffres ci-dessous sont totalement dénués de
sens : mais l'absence de sens ne m'a jamais empêché de faire des
calculs, donc je ne vais pas me priver.
Ce que je calcule ci-dessous, ce sont
les corrélations
statistiques entre les informations tel député est de tel
pays et tel député est de tel groupe politique (dans des
prévisions raisonnables sur la composition des groupes au nouveau
parlement, essentiellement celles
de predict09.eu).
Quand un nombre (pour telle ligne et telle colonne) est positif, ça
signifie que les députés de ce pays ont plus que la moyenne des
députés européens tendance à adhérer à ce groupe (ou, de façon
équivalente, que les membres de ce groupe ont plus que l'ensemble des
députés européens tendance à venir de ce pays !), tandis que si le
nombre est négatif, cela signifie une corrélation inverse. Une
corrélation parfaite (un groupe constitué uniquement de députés d'un
certain pays, et de tous les députés de ce pays — ce n'est
évidemment pas possible) serait indiquée par le nombre 1, tandis
qu'une anticorrélation parfaite (un groupe ne comportant aucun député
d'un certain pays, mais tous les députés de tous les autres pays
— ce qui serait tout aussi absurde) serait indiquée par le
nobmre −1. Les cases sur fond gris indiquent une absence
d'eurodéputés du groupe en question pour le pays en question (la
corrélation est donc forcément négative !, mais pas pour autant
−1 puisque pour ça il faudrait aussi que le groupe regroupât
tous les députés de tous les autres pays).
Quelques illustrations pour rendre plus claire
mon entrée précédente : dans chacun
des diagrammes suivants, on a 12 sièges à répartir à la
proportionnelle entre 3 listes ; le triangle représente les
différentes proportions de voix possibles entre ces trois listes (les
sommets représentent l'unanimité pour une des listes et 0 voix pour
les deux autres, les côtés du triangle représentent les répartitions
où une liste a 0 voix, et plus généralement les nombre de voix
recueillies par les trois listes sont proportionnels aux distances aux
trois côtés). Les (centres des) 78 gros points de couleur claire
marquent les endroits où on a une représentation proportionnelle
exacte (par exemple, le point jaune au milieu de la 3e ligne de points
en partant du haut — celle qui a trois points — représente
une répartition où une liste a exactement 10/12=5/6 des voix et les
deux autres chacune 1/12 ; tandis que le point blanc au centre exact
du triangle représente la répartition où chaque liste a exactement
4/12=1/3 des voix). Enfin, les régions de couleur qui divisent le
triangle représentent chacun une configuration possible des sièges
dans l'assemblée : la région marque donc l'ensemble des répartition de
votes pour lesquelles le mode de scrutin considéré attribue cette
configuration des sièges à l'assemblée. Par exemple, la région
jaunâtre vers le sommet supérieur du triangle (celle qui contient le
point jaune précédemment mentionné) représente les répartitions
possibles des voix pour lesquelles le mode de scrutin représenté
attribuera 10 sièges sur 12 à une liste et 1 siège à chacune des deux
autres. Comme a priori on veut que la représentation proportionnelle
donne à l'assemblée le nombre de sièges entiers exact évident si les
voix sont dans des proportions exactes en 12e, évidemment, chaque
région contient un et exactement un des points marqués (les exceptions
étant si on ne permet pas à une liste d'obtenir zéro sièges, dans la
méthode de Huntington-Hill).
Dans le cas de la méthode du plus fort reste de
Hare-Niemeyer/Hamilton, les régions sont de bêtes hexagones réguliers,
centrés sur les points de représentation exacte, chaque répartition de
votes étant envoyée sur la configuration de l'assemblée correspondant
au point de représentation exacte métriquement le plus proche (ou, si
l'on veut, il s'agit
du diagramme de
Voronoï des points de représentation exacte). C'est pour cette
raison que la méthode est assez naturelle et intuitive. Notons que
les hexagones au bord du triangle sont tronqués (ils n'ont donc pas la
même aire que les autres) : si on tire uniformément au hasard la
répartition des votes, on a moins de chances de tomber sur une
situation où la configuration de l'assemblée ne donnera aucun siège à
une liste que pour les autres configurations.
Si on a N sièges d'une assemblée à répartir de façon
proportionnelle entre r listes qui ont obtenu des
proportions p1,…,pr
des suffrages exprimées dans une élection, il y a plusieurs façons de
procéder. (Je parle de sièges à répartir entre des listes dans une
élection, mais c'est un problème tout à fait général : on peut vouloir
attribuer n'importe quoi de non fractionnable entre n'importe quelle
sorte d'entités de façon proportionnelle à n'importe quelles
grandeurs pi.) Évidemment,
lorsque N a le bon goût d'être un diviseur commun
de p1,…,pr
(c'est-à-dire que
chaque N·pi soit un
entier), les choses sont faciles : on
attribue N·pi sièges à la
liste i, et c'est tout (ensuite, il y a éventuellement la
question de savoir quels sièges on attribue ou à qui
sur la liste, mais je ne veux pas parler de ça ici : normalement les
sièges sont interchangeables et on choisit juste les premiers de la
liste). Évidemment, cette coïncidence numérique n'arrive jamais. On
peut au moins commencer par attribuer à chaque liste la partie entière
(c'est-à-dire, l'arrondi à l'inférieur, noté :)
⌊N·pi⌋, du
nombre en question, mais il reste ensuite des sièges à répartir.
Comment fait-on pour choisir à qui les donner ? Il y a différentes
méthodes pour ça, qui ont des propriétés mathématiques et/ou
politiques différentes, et qui sont employées dans divers contextes.
(Je ne m'intéresse ici qu'aux situations où on répartit effectivement
les sièges de façon proportionnelle : s'il y a, par exemple, une prime
à la majorité, alors je parle des sièges en plus de cette
prime — j'en avais déjà parlé
dans le cas des municipales. De même, je fais abstraction des règles
qui imposent une barrière minimale pour être représenté à la
proportionnel : s'il y en a on suppose qu'on ne considère que les
listes qui ont dépassé cette barrière.)
Ajout : voir
l'entrée suivante pour une
illustration graphique des différentes méthodes décrites
ci-dessous.
Méthodes de plus fort reste
La méthode la plus naïve est
celle du plus
fort reste (ou plus exactement, une de celles de ce type),
parfois plus précisément appelée méthode de Hare-Niemeyer ou de
Hamilton : une fois attribuées les parties entières
⌊N·pi⌋, on
compare les parties
fractionnaires N·pi−⌊N·pi⌋,
c'est-à-dire en quelque sorte les surplus de voix (les restes)
par rapport au nombre nécessaire pour avoir le nombre de sièges qu'on
vient d'attribuer, et on attribue un siège supplémentaire (jamais
plus) aux listes ayant le plus fort reste, jusqu'à avoir attribué tous
les sièges restants. Cette méthode peut sembler intuitive, et c'est
celle qu'on invente généralement quand on veut faire une répartition à
la proportionnelle et qu'on n'est pas matheux ; mais elle souffre d'un
grave défaut : elle n'est pas monotone — il se peut très bien
qu'en augmentant le nombre N de sièges
disponibles, à proportions pi
constantes, on diminue le nombre de sièges obtenu par telle
ou telle liste. C'est le
fameux Alabama paradox, découvert en 1880 parce que les
Américains utilisaient cette méthode pour attribuer le nombre de
sièges à la chambre des Représentants entre les états de l'Union
proportionnellement à la population de ces états : on s'est aperçu que
si le nombre de représentants au total passait de 299 à 300, alors
l'Alabama en obtenait un de moins. À cause de ce paradoxe, ou parce
qu'elle a tendance à trop favoriser les petites listes, cette méthode
du plus fort reste est assez peu utilisée en pratique (elle sert
cependant en Russie, par exemple).
Je me suis fait débaucher pour servir de scrutateur dans mon bureau
de vote, ce qui ne m'a évidemment rien appris à part confirmer que je
vis dans un quartier écolo-bobo-bio (Cohn-Bendit : 40%) ; par contre,
je suis très amusé de l'idée que les gens se font de la sécurité des
élections. Le principe général de la sécurité des élections,
normalement, c'est qu'on a une pyramide de sommations avec, à la base,
les bulletins de vote individuels et, au sommet, les totaux de chaque
liste pour la région électorale : on totalise les bulletins par
centaine, puis les centaines par table de scrutateurs, puis les tables
par bureau de vote, puis les bureaux de vote par commune, puis les
communes sur la région (peut-être en passant par le niveau
départemental), et le Conseil constitutionnel est censé superviser
tout ça. Évidemment, la sécurité ne marche que si, à chaque niveau de
sommation, il y a des témoins pour vérifier que le total effectué est
bien égal à celui apporté par les niveaux inférieurs : que les
bulletins s'additionnent bien par centaine, que les centaines donnent
les bons résultats par table, que les chiffres du bureau sont bien le
total de ceux de chaque table, etc. Une chaîne étant aussi forte que
son plus faible maillon, il ne sert à rien d'avoir une sécurité
paranoïaque sur tel niveau si elle n'est pas assurée tout du long. Or
là je constate que les totaux de chaque table sont vérifiés
scrupuleusement mais que, quand il s'agit de les additionner pour
donner les résultats du bureau, il ne reste essentiellement que deux
assesseurs (les autres sont en train de ranger), dont l'un fait les
sommes de tête pendant que l'autre, qui a pourtant sorti une
calculatrice, ne s'en sert que pour les chiffres que sur lesquels le
premier a au mal à faire le calcul (et personne ne regarde ce qu'elle
tape sur la calculatrice) — et on ne revérifie que le total
général. Ce serait très facile d'ajouter dix voix à une liste et de
les retrancher à une autre, et ce ne serait même pas risqué puisqu'on
pourrait prétendre à une erreur de retenue. De même, est-ce que
quelqu'un parmi les deux témoins qui ont noté les résultats totalisés
du bureau va vraiment vérifier que ce sont bien les mêmes chiffres qui
seront inscrits au procès-verbal et comptés dans les totaux pour la
commune ?
Je ne dis pas qu'il y a de la fraude (je pense qu'elle est
infinitésimale), mais je dis que c'est idiot de prévoir un protocole
qui surveille énormément l'établissement de certains totaux si on ne
surveille pas exactement autant les niveaux supérieurs. Les gens ont
cette conception complètement erronée de la sécurité où, parce qu'on a
mis le paquet quelque part, ils s'imaginent que ça garantit toute la
ligne. Faire signer une feuille par quatre personnes n'a aucun
intérêt et n'ajoute rien à la sécurité si on n'a pas au moins une
politique absolue que toute rature doit être paraphée et que les
nombres doivent être précédés d'un tiret ! (Et, d'ailleurs, idem si
on ne prend pas leurs coordonnées pour pouvoir demander leur
témoignage en cas de doute.) Je me demande aussi pourquoi on fait
tout un foin autour des bulletins nuls si on ne prend pas un soin égal
pour tous les autres bulletins.
Dans le même genre, j'ai souvent observé que les protocoles de
sécurité dans les salles d'examens et de concours font qu'on vérifie
que les candidats qui composent et rendent une feuille sont bien ceux
qui sont inscrits, et que chaque candidat rend bien une feuille, mais
comme elle est déjà anonymisée quand il la rend (ou bien, si elle ne
l'est pas, parce qu'on ne vérifie pas ce qu'il a écrit dans le coin),
il serait tout à fait possible pour deux candidats de la même série de
rendre chacun une feuille au nom de l'autre (quelqu'un pourrait se
faire payer pour s'inscrire à un concours dont il n'a que faire dans
une matière où il est très fort et permettre, de cette façon, à un
autre candidat d'avoir un bon rang). Ah, et il y aurait beaucoup à
dire sur la sécurité des documents d'identité, qui est à mon avis
beaucoup plus élevée que la sécurité avec laquelle on vérifie
l'identité des gens qui font établir ces documents. (Mais le plus
comique en matière de prétention de sécurité, c'est tout ce qui
concerne la lutte contre le terrorisme notamment dans le transport
aérien — le blog de
Bruce Schneier vous en dira plus — mais à ce niveau, il
s'agit uniquement d'une mascarade pour laisser croire aux gens qu'on
fait quelque chose.)
Bref, je pense que ce serait bien si les gens qui établissent ces
protocoles de sécurité « dans la vraie vie » prenaient quelques
cours de sécurité informatique.
Enfin un vrai site de prévisions pour les élections européennes
Essayez de trouver un journal français qui parle des élections du
parlement européen pour donner des pronostics ou des sondages qui
dépassent un peu le cadre de la France : ce n'est pas facile
(← ceci est une litote). Et ça m'agace énormément : les députés
européens ne représentent pas leur pays (il y a le Conseil pour ça),
et les études (comme
l'excellent
livre de Hix, Noury & Roland à ce sujet) montrent qu'ils
votent réellement selon les lignes des partis, ou au moins des groupes
parlementaires, au niveau européen, et non selon leur pays d'origine
— et accessoirement (parce que certains semblent parfois en
douter dans le cadre de l'espèce de coalition perpétuelle
entre PSE et PPE-DE) qu'il y a
une vraie différence entre la gauche et la droite au niveau des votes.
Donc savoir combien le parti socialiste et l'UMP
auront en France m'importe très peu. Savoir comment
l'équilibre des partis va changer au niveau européen, et notamment si
Rasmussen[#] a la moindre chance
de remplacer à Barroso, ça, en revanche, ça me semble
important[#2].
Je veux bien croire que ce soit difficile pour les journalistes
d'obtenir des chiffres et de faire des prévisions pour 27 pays, dont
26 qu'ils connaissent mal : mais, d'un autre côté, rien ne leur
interdit d'aller trouver des collègues à eux dans ces 26 autres pays
et de se partager le boulot de pronostic !
Maintenant, ce serait bien s'il y avait un peu plus que un
site de ce genre.
[#] Je veux évidemment
parler
de Poul
Nyrup Rasmussen, président du PSE, à ne pas confondre
avec Anders
Fogh Rasmussen, bientôt secrétaire-général de
l'OTAN, ni
avec Lars
Løkke Rasmussen, l'actuel premier ministre danois et successeurs
des deux précédents à ce poste (oui,
le Club Contexte est très fier de son
coup : les trois derniers chefs de gouvernement danois s'appellent
tous Rasmussen !).
[#2] Sans compter la
question éminemment importante de savoir si le Piratpartiet aura un,
voire deux, parlementaires.
Pourquoi Israël polarise-t-il autant la géopolitique ?
Je voudrais poser cette question de façon vraiment —
sincèrement — ingénue. Il y a trente–quarante ans, la
géopolitique s'organisait autour de la guerre froide et de l'axe qui
opposait les alliés des Soviétiques à ceux des Américains : les
conflits israélo-arabes devaient se lire dans cette optique. La
sphère géopolitique doit aimer s'organiser selon un axe dipolaire,
parce que j'ai l'impression qu'après la fin de la guerre froide,
l'alignement selon l'axe pro-ou-contra-israélien a quasiment remplacé
l'alignement slon l'axe pro-ou-contra-américain : mais j'ai du mal à
comprendre comment il arrive à acquérir une telle importance.
Certes, j'ai un avis — rapide et fort peu éclairé, car je n'y
connais rien[#] — sur la
situation des Palestiniens comme j'en ai un sur celle des Tamouls au
Sri Lanka ou sur l'inimitié Indo-Pakistanaise, ou sur l'Ossétie et
l'Abkhazie, ou sur les Turcs et les Kurdes, ou sur plein d'autres
choses. Mais dans tous ces cas mon intérêt est, en toute honnêteté,
un peu lointain et purement académique, donc j'essaie de ne pas crier
mon avis trop fort parce qu'il ne repose essentiellement que sur mon
ignorance et sur des préjugés très vite formés. Or beaucoup plus de
gens ont l'air d'avoir des avis très arrêtés sur Israël vs. ses
voisins arabes que sur à peu près n'importe laquelle des autres
querelles qui peuvent exister entre deux
peuples[#2] sur cette planète
(peut-être même entre deux idées si on se restreint aux conflits
d'idées qui se traduisent de façon assez claire en géopolitique). Les
autres conflits ne réussissent pas à s'inviter de façon aussi
envahissante dans le cadre
d'une conférence
des Nations-Unies sur le racisme. Et il n'y a aucun autre conflit
sur lequel n'importe qui connaisse la position d'à peu près n'importe
quel intellectuel / donneur de leçons un peu en vue (ou, d'ailleurs,
sur lequel il en ait forcément une).
Ceci est sans commune mesure avec le nombre de personnes impliquées
(il y a certes plus de Palestiniens à Gaza ou en Cisjordanie qu'il y a
de Catholiques en Irlande du Nord — ou qu'il y en avait il y a
vingt ans —, mais enfin il y en a quatre ou cinq fois plus, pas
trente fois plus) ; il est même sans commune mesure avec l'importance
économique ou démographique d'Israël. Et si on peut tenter de
l'expliquer par la puissance de l'électorat juif américain, mais j'ai
quand même l'impression que c'est lui faire beaucoup d'honneur que de
prétendre qu'il aurait autant d'influence sur la géopolitique
mondiale. Même au sein des pays arabes, j'ose espérer qu'il y a des
préoccupations plus variées ! (Et puis, s'agissant des Musulmans en
général, je ne vois pas spécialement pourquoi la situation en
Cisjordanie les intéresserait plus que celle au Kashmir.) Bref, je ne
sais pas trop quoi penser. Est-ce que d'autres grandes puissances (la
Chine, la Russie, l'Inde ?) ne sont que trop heureuses qu'on parle
abondamment des questions qui les concernent le moins possible, et
sont ravies de laisser les États-Unis et les pays arabes regarder et
pointer du doigt vers le Moyen-Orient ?
Je me pose la question avec sans doute beaucoup de naïveté (j'avoue
que j'en rajoute un peu faussement en écrivant cette entrée), mais il
peut être intéressant de se poser parfois, en même temps qu'une
question, la méta-question de l'importance de cette question et de
l'histoire de cette importance.
[#] Rien est
exagéré, parce que même si on le voulait très fort on aurait du mal à
rester ignorant sur le sujet. Reste que sur ce sujet-là, on a la
désagréable impression de ne jamais rien savoir parce que dès qu'on
apprend quelque chose il y a ceux qui vous diront que l'information
est présentée de façon partiale, ou que celui qui vous l'a expliquée
est un affreux anti/pro-Sioniste/Islamiste (rayez les mentions
inutiles). C'est pénible.
[#2] Il faudrait
peut-être écrire une petite note sur le Tibet, cependant, qui a l'air
de beaucoup motiver les donneurs d'avis. Mais en Occident
(wherever that may be), cet avis a autour
de lui l'unanimité béate de ceux qui se sont fait un avis facile en
voyant le gourou religieux exilé sympa d'un côté et les méchants
envahisseurs de l'autre : je subodore, dans mon ignorance tout aussi
crasse sur le Tibet qu'elle l'est sur la Palestine, que la réalité
est un chouïa plus compliquée que ça.
Premier livre des Premiers secrétaires, chapitre 3,
versets 16ss :
Alors deux militantes vinrent se présenter devant le Premier
secrétaire.
L'une dit : « Je t'en supplie, mon seigneur ; moi et cette femme,
nous habitons le même parti, et j'ai rédigé une motion alors qu'elle
s'y trouvait.
Or, trois jours après ma rédaction, cette femme en rédigea une à
son tour. Nous étions ensemble, sans personne d'autre dans le parti ;
il n'y avait que nous deux.
La motion de cette femme mourut une nuit parce qu'elle s'était
assise dessus.
Elle se leva au milieu de la nuit, prit ma motion qui était à côté
de moi — ta servante dormait — et l'afficha devant elle ;
et sa motion, la morte, elle l'afficha devant moi.
Je me levai le matin pour défendre ma motion, mais elle était
morte. Le jour venu, je la regardai attentivement, mais ce n'était
pas ma motion, celle que j'avais rédigée. »
L'autre femme dit : « Non ! ma motion, c'est la vivante, et ta
motion, c'est la morte » ; mais la première continuait à dire :
« Non ! ta motion, c'est la morte, et ma motion, c'est la vivante. »
Ainsi parlaient-elles devant le Premier secrétaire.
Le Premier secrétaire dit : « Celle-ci dit : “Ma motion,
c'est la vivante, et ta motion, c'est la morte” ; et celle-là
dit : “Non ! ta motion, c'est la morte, et ma motion, c'est la
vivante”. »
Le Premier secrétaire dit : « Apportez-moi une urne et des
bulletins ! » Et l'on apporta l'urne et les bulletins devant le
Premier secrétaire.
Et le Premier secrétaire dit : « Coupez en deux le parti et
donnez-en une moitié à l'une et une moitié à l'autre. »
La femme dont la motion était la vivante dit au Premier secrétaire,
car ses entrailles étaient émues au sujet de son parti : « Pardon, mon
seigneur ! Donnez-lui le parti vivant, mais ne le tuez
pas… »
…Ah non, en fait, personne n'a dit ça : le parti fut bel et
bien coupé en deux, et les batailles intestines continuèrent fort
longtemps.
Quelques réflexions sur le mariage de couples de même sexe
Le 4 novembre, les Américains ne voteront pas seulement pour élire
(ceux qui éliront) leur président et plein d'autres gens (le tiers de
leurs sénateurs, tous leurs représentants et un certain nombre de
gouverneurs) : il y a également des referenda locaux. Dans plusieurs
États (au moins la Californie, la Floride et l'Arizona), cette année,
une proposition est mise aux voix d'amender la constitution (de l'État
en question) pour faire interdire le mariage des couples de même sexe.
La proposition en Californie (connue sous le nom
de Proposition 8) a sans doute le plus attiré l'attention
puisqu'elle vise spécifiquement à rendre caduque une décision de la
Cour suprême de l'État datant du 2008-05-15 et interprétant la
constitution de l'État comme impliquant le droit de se marier pour les
couples de même sexe. Avant de lire plus loin, on peut regarder les
arguments
des partisans
et
des adversaires[#]
de l'amendement. Actuellement, les sondages semblent donner
un très
léger avantage au non (c'est-à-dire pour maintenir la
constitution comme elle est, i.e., ne pas interdire le mariage de
couples du même sexe), mais on ferait mieux
de ne
pas trop parier dessus.
Laissant de côté la question de l'adoption (mise à jour :
voir l'entrée suivante), qui appartient sans
doute à l'avenir (et qui concerne peu de gens, finalement), le combat
contre le droit au mariage des couples de même sexe est
indiscutablement un combat d'arrière-garde. Je veux dire, dans un
sens purement objectif : ce droit finira par être conquis dans tous
les pays où les droits de l'homme sont généralement respectés.
Notamment, je n'ai aucun doute sur le fait qu'il arrivera en France,
qui n'est pas sociologiquement très différent de la Belgique et de
l'Espagne et qui peut s'inspirer de leur exemple — ce n'est
qu'une question de temps, c'est-à-dire, du hasard du passage des
majorités politiques, qui fait qu'en 1999 la France était plutôt en
avance et que neuf ans plus tard elle est plutôt en retard. Tout ceci
étant dit sans aucun jugement particulier (d'aucuns pourront trouver
que l'avance et le retard dont on parle sont sur une voie de décadence
et de dépravation des valeurs de la famille — on aura deviné que
ce n'est pas mon avis).
Mais les États-Unis ont l'air d'avoir une façon différente de faire
des progrès sur les questions sociétales : ce sont les juges et les
cours de justice, plus que les hommes politiques, qui les font
avancer. En France, le droit à l'avortement est venu avec
la loi Veil de 1975 ; aux États-Unis, c'est
une décision[#2]
de la Cour suprême de l'Union (en 1973), et, de façon générale, cette
même Cour suprême, sous les présidences
Warren
(1953–1969)
et Burger
(1968–1986), a fait faire au pays un grand nombre d'avances dans
le domaine des libertés individuelles. Donc je n'étais pas surpris
que ce soient, de nouveau, des
juges[#3] qui aient constaté
qu'il était discriminatoire de subordonner le droit au mariage au sexe
des contractants. C'est sans doute à la fois la différence
entre Common law et Jus
civile qui joue mais aussi une différence entre Amérique et Europe
(en Angleterre, le pays qui a inventé le Common
law, c'est la loi qui a rendu l'avortement légal).
L'idée d'aller opérer sur la constitution de l'État pour résoudre
une question politique et donner tort aux juges devrait être prise en
général avec d'infinies précautions, et ici je la trouve
particulièrement répugnante. J'attends encore de voir une seule
raison pour laquelle deux femmes n'auraient pas droit de se marier
alors qu'un homme et une femme (même s'ils n'ont pas l'intention, ou
pas la possibilité, de procréer) l'auraient, qui ne se résume pas
à Dieu l'a dit (ou, de façon presque équivalente, nous
sommes plus nombreux que vous, argument qu'on peut camoufler sous
différentes formes d'appels ad naturam).
Un ami (hétérosexuel) me disait il n'y a pas longtemps ne pas
comprendre les gens qui s'opposent au droit au mariage des couples de
même sexe, mais ne pas non plus comprendre ceux qui le revendiquent,
et notamment ceux qui réclament à tout prix le terme de mariage
(par opposition à un contrat civil qui en donnerait tous les droits,
comme c'est le cas en Allemagne). En théorie, ce serait effectivement
satisfaisant (quoique, en théorie, je voudrais sans doute en fait que
la Loi ignore complètement le mot mariage). Mais en pratique
les droits ne sont jamais égaux, on découvre qu'il y a toujours des
petits caractères quelque part (la possibilité de l'acquisition de la
nationalité pour le conjoint serait un exemple typique). Et même si
la Loi ne fait pas de distinction de droit entre le mariage et tel
type de contrat, des tiers peuvent en faire : que sais-je ? des
contrats d'assurance, des offres commerciales, des conventions
d'entreprises, ou toutes sortes de règles privées qui n'auraient pas
le droit de faire de la discrimination selon l'orientation sexuelle
mais qui auraient le droit d'en faire selon le type de contrat conclu
— et il est plus simple pour la Loi d'uniformiser le mariage que
de légiférer sur l'interdiction de différentier entre mariage et
contrat d'union civile. De toute façon, il y a des tiers puissants
contre lesquels on ne peut rien : les autres États ; et même si
ceux-ci reconnaissent les mariages de couples de même sexe conclus
ailleurs, ils ne les reconnaîtront que sous le nom mariage,
donc le nom mariage est important, ce n'est pas qu'une question
de principe : de nouveau, il est plus simple pour l'État d'uniformiser
le mariage que de négocier avec toutes sortes d'autres États la
reconnaissance au-delà des frontières de son contrat d'union
civile.
Comme les émotions sont souvent plus aptes à convaincre que les
arguments rationnels,
voici une
vidéo que je trouve assez émouvante (le maire républicain de San
Diego témoigne de son changement d'avis sur la question des couples de
même sexe).
[#] Toute similarité de
cette dernière pub avec des pubs bien connues d'Apple n'est sans doute
pas accidentelle : Apple fait partie
de ceux
qui soutiennent la campagne du non.
[#2] Indubitablement la
plus célèbre et la plus controversée de l'histoire de cette Cour, et
aussi la seule que sache citer certaine candidate à la vice-présidence
des États-Unis.
[#3] Je suis modérément
surpris, tout de même, que des juges de l'État de Californie aient osé
ça. Car contrairement aux juges de la Cour suprême de l'Union, qui
sont nommés à vie, et peuvent donc n'écouter que leur
conscience (pour le meilleur ou pour le pire…), ceux de la Cour
suprême de l'État de Californie peuvent être révoqués par les
électeurs de l'État. (Le fait que les juges soient responsables
devant les citoyens est, d'ailleurs, à mon avis, un grave problème,
que je crois me rappeler que Tocqueville soulignait déjà : la Loi doit
peut-être être l'expression de la volonté de la majorité, mais la
Justice ne doit sûrement pas.)
Ce serait bien d'inventer un marché commun européen
Pour remplacer mon
ultraportable Eee PC de
première génération, dont je trouve l'écran petit et l'autonomie
faible, j'aimerais acheter
un modèle
901 du même gadget, qui combine les avantages d'un écran plus
grand, d'un processeur plus puissant et pourtant moins gourmand en
énergie (c'est un Atom), d'un disque SSD plus gros, d'un
support Bluetooth et d'un meilleur chipset Wifi. Mais il y a une
subtilité : le modèle 901 existe en version Linux ou en version
(Windows) XP : elles sont au même prix, mais la version
Linux a un disque plus gros (en revanche, il a peut-être une batterie
plus petite — la logique m'échappe complètement). Et
malheureusement, cette version 901 Linux est introuvable en France
(elle a
été annoncée
il y a quelques semaines, mais, depuis, toujours rien, je soupçonne
fortement que c'était une erreur). Là non plus, je ne comprends pas
la logique : le modèle 900A Linux est disponible en France, le modèle
901 XP aussi, mais pour le 901 Linux, il faut chercher à
l'étranger. Comme par hasard, c'est précisément ce
modèle[#] que je veux.
Qu'à cela ne tienne, il y a des pays pas loin où il est disponible.
Le Royaume-Uni, par exemple : en plus, les modèles vendus là-bas ont
l'avantage d'avoir un clavier un peu moins merdique que l'affreux
AZERTY[#2] vendu en France. J'ai
même entendu des rumeurs d'un truc appelé l'Union européenne qui
ferait qu'on n'aurait pas de droits de douanes à payer entre les
deux.
Donc, je vais
sur Amazon.co.uk, je
sélectionne le
produit qui m'intéresse, je le mets dans mon panier, j'entre mon
adresse en France (enfin, Amazon la connaît déjà), et on me
répond :
*** We're sorry. This item can't be shipped to your selected
destination. You may either change the shipping address or delete the
item from your order by changing its quantity to 0 and clicking the
update button below. (See geographical restrictions.) ***
Delivery Restrictions: Certain items bought from
Amazon.co.uk and from third-party sellers can be delivered only to
certain countries. […] Electronics & Photo, Health &
Beauty and Home & Garden items: Amazon.co.uk: United Kingdom
(England, Northern Ireland, Scotland and Wales).
Connards ! Me voilà obligé de trouver quelqu'un
habitant en Angleterre pour réexpédier le colis, tout ça juste parce
que ces messieurs d'Amazon sont trop crétins pour avoir compris le
concept de la mondialisation, qu'on n'a pas envie d'acheter les choses
chez Amazon.com, Amazon.co.uk, Amazon.de, Amazon.fr ou Amazon.co.jp
mais juste chez Amazon (site qui serait disponible dans un grand
nombre de langues), et qu'on s'attend à trouver exactement le même
catalogue partout, expédiable dans le monde entier. Cette
segmentation géographique, de nos jours, est complètement
anachronique.
Et pour la construction européenne, avant de chercher à faire
des traités, on devrait commencer par
essayer de la réaliser au niveau économique : ne trouverait-on pas
aberrant d'avoir un marchand en ligne qui accepte d'expédier ses
produits en Rhône-Alpes mais pas en Île-de-France ? C'est du même
niveau.
[#] Sinon, il y a un
produit intéressant chez un concurrent, MSI, mais il a le
défaut rédhibitoire à mes yeux d'avoir un vrai disque dur plutôt
qu'un SSD (et vu combien je secoue mes sacs, le disque
dur ne tiendra pas un an, donc je tiens absolument à
un SSD).
[#2] Je tape toujours
en QWERTY-us, quelle que soit la disposition marquée sur le clavier.
Avoir un marquage AZERTY ne me gêne pas démesurément puisque je tape à
l'aveugle, mais c'est tout de même un peu perturbant (surtout si je
dois prêter le portable deux minutes à quelqu'un) d'avoir un marquage
différent de l'effet réel des touches.
Barack Obama m'impressionne. En fait, il me fait penser plus à un
héros de conte de fées ou de film qu'à un homme politique réel : il
est jeune, beau (même s'il n'est pas exactement mon genre) et
extrêmement intelligent, il se contrôle parfaitement en toute
circonstance, sans pour autant paraître glacial, il est élégant avec
sobriété, il sait parler et expliquer clairement les
choses[#], sans pour autant
pontifier… c'est presque trop pour un seul homme. Ah oui, et
sa femme est elle aussi jeune, belle et intelligente, et même son
colistier a quelque chose de trop pour être vrai (dans le genre :
comparez le duo Obama+Biden à celui joué par Christian Bale et Morgan
Freeman dans un film
récent — si, si, il y a quelque chose). Si l'élection
présidentielle américaine est regardée dans le monde entier comme un
spectacle bien huilé, avec le gentil (forcément démocrate) et le
méchant (l'autre, quoi), il faut dire que cette année le casting est
très bon, au moins du côté des gentils (mais du côté des méchants,
avec l'inénarrable hockey mom, c'est intéressant
aussi, mais plutôt dans le registre de la comédie
burlesque[#2]). J'observe avec
fascination.
Bref, ce n'est pas tant qu'Obama me plaise en tant qu'homme
politique (la politique américaine ne me concerne que si elle affecte
le reste du monde — bon, d'accord, c'est souvent le cas, quand
ils décident d'envahir un pays aléatoire ou de ne plus payer leurs
maisons — mais de toute façon les Européens préfèrent à peu près
systématiquement les démocrates, et l'enthousiasme vient plutôt de la
répugnance devant le camp d'en face). Mais là, c'est surtout en tant
qu'homme qu'il m'étonne. Pourquoi n'a-t-on pas d'hommes politiques
charismatiques, en France ?
J'en viendrais presque à espérer qu'il ne soit pas élu, pour qu'on
évite la déception inévitable.
[#] L'épisode récent
avec le plus-ou-moins-faux-plombier du nom de Joe
(voyez ici)
m'a vraiment bluffé de ce point de vue-là : non seulement Obama prend
le temps de lui faire une réponse détaillée et compréhensible, mais en
plus il connaît parfaitement ses chiffres.
[#2] Apparemment,
Matt Damon ne
trouve pas ça aussi drôle : it's like a really bad
Disney movie.
Je suis surpris que parmi toutes les voix qui s'élèvent pour
appeler au boycott des JO pour
protester contre l'attitude ou les pratiques du gouvernement chinois
(sur lesquelles je n'ai rien de bien intelligent à dire ni d'avis
éclairé donc je n'en parlerai pas), il y en ait aussi peu qui le font
au motif que les jeux olympiques sont (devenus ?) quelque chose de
simplement très malsain.
Loin de moi l'idée de leur faire un procès pour hétérodoxie par
rapport à l'idéal
qu'avait Coubertin
(l'important n'est pas de gagner, mais de participer, et son
corollaire, l'interdiction du professionnalisme qui semble maintenant
aussi saugrenue que l'interdiction du dopage le serait dans un sport
comme le catch), car je n'aime pas les procès pour hérésie et je ne
suis pas sûr que les idées du baron sentaient aussi bon que ça ;
encore moins voudrais-je invoquer l'esprit des jeux olympiques
antiques (qui ne permettaient ni aux femmes ni aux barbares de
participer). Mais, tout de même, je ne comprends pas ce qu'on peut
trouver d'intéressant dans les jeux actuels. Il y a un
vague idéal olympique (de paix et de compétition fraternelle
entre les peuples), qui serait peut-être intéressant s'il ne
ressemblait pas autant à l'idéal éthique aseptisé et bien-pensant d'un
film hollywoodien avec Will Smith pour héros ; il y a un cérémonial
(surtout d'ouverture et de clôture) qui fait penser aux effets
spéciaux d'un tel film (jolies images, j'imagine, mais on sait que
tout est faux) ; et puis il y a la compétition elle-même, qui
m'inspire le plus profond ennui, ennui qui serait plutôt du dégoût si
je m'intéressais vraiment au sport.
Quand Leni
Riefenstahl nous montrait de magnifiques corps d'athlètes dévêtus,
on y devinait pourtant une déplaisante odeur de chemises brunes mal
lavées, de nos jours je trouve que c'est plutôt le goût de
l'érythropoïétine
qui domine.
Le problème n'est pas tant que les sportifs se dopent : ce n'est
pas là le mal, ce n'est qu'un symptôme. Le problème est qu'ils
aient envie de se doper. Ce serait être excessivement naïf
que de prétendre qu'à partir du moment où on doit pratiquer des prises
de sang c'est déjà trop tard — qu'il faut faire en sorte que
l'intérêt naturel des sportifs soit uniquement de participer
tels qu'ils sont — ce serait excessivement naïf car l'envie de
gagner est inscrite dans la devise elle-même, citius,
altius, fortius, il n'y a rien de méprisable dans l'orgueil de
vouloir faire mieux que les autres, il est évident qu'il y aura
toujours des gens qui voudront tricher. Mais si l'idéal devient
vraiment trop lointain, quelque chose ne va plus. Est-ce
qu'on va aux jeux pour faire du sport ou pour faire le kéké au nom de
son pays, au juste ?
Ce n'est pas uniquement une question de substances chimiques dans
les veines des participants. La compétition entre les villes du monde
pour déterminer laquelle aura l'honneur d'accueillir les jeux, elle
aussi se déroule dans une atmosphère méphitique (si on me pardonne
l'insistance de ma métaphore olfactive). Le délire de sécurité autour
du passage de la flamme olympique, le parcours complètement ridicule
qu'on lui fait faire, tout ça est pathétique. Quant aux cas de
corruption à tous les niveaux (par exemple des juges pour les
disciplines notées), ils sont répugnants. La façon dont on compte les
médailles par pays (ainsi que l'absence totale de valeur accordée à
la quatrième place) n'est pas beaucoup plus saine. Bref,
dans l'ensemble, si on devait étudier la façon dont une débauche
d'argent et d'attention médiatique peut pourrir un événement,
l'histoire des jeux olympiques pourrait être un exemple canonique
(après, il faudrait sans doute creuser pourquoi c'est triste dans ce
cas-là alors que s'agissant du Superbowl c'est juste hilarant).
Tout ça pour dire que, comme d'habitude, je n'ai pas
regardé la cérémonie d'ouverture, je ne regarderai pas celle de
clôture, et je ne regarderai rien des cérémonies tout aussi toc qu'il
y a entre les deux. J'ai vaguement plus de sympathie pour les jeux
d'hiver, certainement pour les jeux paralympiques, je regarderai
peut-être avec curiosité bienveillante
les Gay
Games[#] de Cologne dans deux
ans, mais sinon, le seul intérêt des jeux olympiques c'est d'avoir
un site
Web IPv6.
[#] Qui ne s'appellent
pas olympiques parce que le comité international olympique
tient à maintenir sa propriété intellectuelle sur le nom.
Ajoutez une raison à ma liste des choses que je n'aime pas dans
les JO.
On pourrait commencer avec une blague : c'est l'histoire d'un
père dont la fille de six ans est un peu malade : il lui donne un
suppositoire, et un peu plus tard il l'emmène prendre l'air ; là, la
fillette se plaint en public papa, j'ai un peu mal à cause de ce
que tu as mis dans mes fesses, et le type passe le reste de ses
jours en prison. (Pour ceux qui préfèrent les webcomics, dans le
même genre
d'idée, voyez
ici.)
Bon, là c'est raconté comme une blague, et l'histoire n'est pas
vraie (si on omet la conclusion, c'est tiré
de VieDeMerde, mais même avec
la conclusion en moins rien ne dit que c'est vrai). Simplement, des
histoires vraies de ce genre, ce n'est pas ça qui manque. On n'a
certes pas de preuve que ce n'est pas exagéré
quand quelqu'un
raconte être considéré par tout son voisinage comme un pédophile
en puissance parce qu'une fois il a donné 5 cents à un gosse qui
pleurait de ne pas avoir assez de sous pour se payer du bubble gum,
mais ça me semble tout à fait crédible. Quant
à cet extrait de
journal télévisé, qui fait froid dans le dos, il est
incontestablement vrai : un journaliste a été accusé de possession de
pédopornographie parce qu'il filmait un concours
de cheerleadersas
young as six years old […] in a suspicious and strange
manner (on appréciera le raisonnement : faire quelque chose de
façon suspecte devient ipso facto condamnable). Je ne sais pas
si et comment l'histoire a fini pour le sieur Gilbert Chan, mais même
s'il est innocenté, le fait qu'on puisse être arrêté pour avoir filmé
un événement tout à fait public où les fillettes étaient habillées,
c'est révélateur du niveau d'hystérie qu'ont atteint dans ce domaine
au moins les pays anglo-saxons. (En France, l'erreur judiciaire
largement médiatisée sous le nom
d'affaire
d'Outreau a heureusement fait prendre conscience — au moins
pour un temps — que la Justice pouvait se tromper, mais
malheureusement cette affaire était tout à fait atypique et le
problème n'est pas uniquement celui de la Justice mais aussi de la
façon dont on peut regarder nos voisins.)
Peut-être que je suis scandaleusement utilitariste en disant ça,
mais j'ai tendance à considérer qu'on ne doit criminaliser que les
actes qui portent tort à autrui : quelqu'un qui filme
des cheerleaders en public, même si ensuite
il fait des choses cochonnes chez lui en regardant ces images, il me
semble qu'il n'a porté tort à personne, ce n'est pas comme s'il avait
payé pour que les fillettes en question se dévêtissent devant la
caméra. Quand bien même on considère que c'est un malade mental, les
malades mentaux on ne les met pas en prison, en principe : on peut
éventuellement les forcer à être soignés si on a des raisons sérieuses
de croire qu'ils représentent une menace grave pour la société —
mais là je ne vois ni acte de folie ni comportement dangereux.
De même, je ne comprends pas comment on peut justifier d'interdire
les
représentations dessinées[#]
de mineurs à caractère pornographique (interdiction confirmée en
France par
la cour
de Cassation : la question n'est pas théorique). Si on considère
que c'est dangereux par incitation, il faut aussi mettre en place un
comité de surveillance des bonnes mœurs dans la littérature,
vérifier qu'aucun film ne fait l'apologie de la violence (ben
voyons…) ou n'incite à quelque crime ou délit que ce soit, et
ainsi de suite : veut-on vraiment ça ? Alors pourquoi les dessins
pornographiques seraient-ils différents ?
Passons. La réponse qui est faite à ce genre d'anecdotes par ceux
qui les défendent est généralement de l'ordre de : oui, on est
peut-être prompt à s'inquiéter et à condamner, il y a quelques mesures
liberticides qui sont prises, mais il faut bien protéger les enfants !
c'est ce qui est le plus important. C'est bien pratique, la
défense des enfants, ça permet de justifier n'importe quelle
ignominie, et quand quelqu'un s'en plaint on l'accuse de ne pas penser
aux enfants. Même genre de pratique chez les procureurs
(surtout aux États-Unis, je pense), qui peuvent regarder un jury en
montrant l'accusé et dire si vous ne le condamnez pas, vous laissez
impuni un crime si horrible fait à des enfants (ce
faisant, le procureur ne prouve pas du tout que l'accusé est coupable,
mais il rend tellement horrible dans la tête des jurés le risque
d'innocenter un coupable que la notion de doute raisonnable s'évapore
dans un pouf de logique). Ou encore, quand quelqu'un s'oppose à la
peine de mort, on peut lui demander, d'une voix lourde de
sous-entendus : même pour les violeurs
d'enfants ? (bizarrement, on lui demandera plus
rarement même pour Hitler ?). J'avoue que dans mon esprit,
tuer ou violer un adulte n'est pas moins grave que tuer ou violer un
enfant : l'idée même d'attribuer une valeur
différente[#2] aux êtres humains
par la gravité des crimes à leur encontre me semble même
répugnante.
Et surtout, le Premier ministre Alain Juppé avait déclaré en 1996
(c'était dans le contexte de l'affaire Dutroux) : Il faut parfois
mettre entre parenthèses les droits de l'homme pour protéger ceux de
l'enfant. Ce genre de propos me fait bondir. Les droits de la
défense, la présomption d'innocence, le droit à un procès équitable,
le respect de la vie privée, et tout simplement la liberté de faire ce
qui ne nuit pas à autrui, toutes ces choses-là ne sont pas des
principes qu'on peut mettre entre parenthèses quand ils nous
dérangent, sous prétexte que la situation l'impose, ou par
précaution. (Je pourrais citer de
nouveau les mots de la Cour suprême des
États-Unis : The laws and Constitution are designed
to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and
security can be reconciled. Et ceux
de Edgar
R. Murrow dénonçant la chasse aux sorcières menée par Joseph
McCarthy : We must not confuse dissent with
disloyalty. We must remember always that accusation is not proof and
that conviction depends upon evidence and due process of law. We will
not walk in fear, one of another.)
Mais indépendamment des grands principes, le problème est que ce
genre d'attitude est complètement irréfléchi, irrationnel et
contre-productif. Les agressions pédophiles, dans leur grande
majorité, ne sont pas commises par des étrangers ni par des « gens sur
Internet » (je ne sais pas comment est apparu ce mythe idiot qui relie
Internet et pédophilie, mais il a la vie dure). D'ailleurs, la
majorité des agressions pédophiles ne sont pas commises par des
pédophiles, i.e., des gens principalement ou uniquement sexuellement
attirés par les enfants : les gens en question, le plus souvent, ils
sont parfaitement conscients qu'ils n'ont pas le droit de passer à
l'acte, donc ils ne le font pas, et ils subliment leur désir autant
qu'ils peuvent — et du coup, la société a tout à y gagner à ne
pas les traiter comme des criminels avant même qu'ils passent
à l'acte, ou à leur interdire de trouver jusqu'à la moindre image sur
laquelle fantasmer. Non. La majorité des agressions sexuelles sur
des enfants sont commises par les proches de la victime, souvent ses
propres parents (qui ne sont a priori pas pédophiles) : mettre les
enfants en garde spécifiquement contre les étrangers, ou chercher à
reconnaître des pédophiles, en public, à leur comportement, bref
chercher à voir le risque là où il n'est pas (ou relativement pas, en
tout cas), c'est augmenter ses chances de ne pas le voir là où il
est[#3]. Et évidemment, se
focaliser de façon hystérique sur une forme de danger, même si on
devait l'analyser correctement, bien au-delà de son importance, c'est
risquer de passer à côté de toutes celles qui sont bien plus
importantes (les accidents domestiques sont quelque chose de
considérablement plus important que la pédophilie, si on veut protéger
les enfants !, et sur lequel on n'agit pas autant qu'on le
pourrait).
Quel est le risque, alors ? Il est qu'on finisse par avoir une
peur réciproque tellement importante — chez les parents d'un
enfant, de tout contact de celui-ci avec un étranger, et chez tout le
monde, d'un rapport avec un enfant qui pourrait passer pour ambigu aux
yeux des paranoïaques — que la société ne permette plus les
rapports entre adultes et enfants qui sont nécessaires pour ces
derniers à leur bon développement social et émotionnel. Des exemples
que j'ai déjà évoqués sont à cet égard représentatifs : un étranger
ferait bien de s'abstenir d'offrir des bonbons à un enfant de peur
d'être soupçonné de vouloir les appâter, et il vaut mieux s'abstenir
de leur raconter un secret parce qu'on peut s'imaginer le danger si un
enfant raconte à ses parents que M. Untel a fait quelque chose de
secret avec eux. Ces problèmes sont réels et pas uniquement
théorique, ils ont été
récemment soulignés
et analysés par le groupe de
réflexion Civitas
au Royaume-Uni dans un pamphlet
intitulé Licensed
to Hug. Quand on n'aura plus d'instituteurs, de moniteurs
de sport ou de centre aéré, etc., et que les enfants seront tellement
privés du contact avec les adultes qu'ils
joueront Lord of the Flies en toute
liberté, on se sentira bien malins.
Telle que je présente cette hystérie collective au sujet de la
pédophilie, on pourrait penser que j'ai perdu de vue ma dénonciation
générale du principe de précaution ; je crois pourtant que
c'est bien de ça qu'il est question. Car le principe de précaution
est celui qui consiste à perdre tout recul et toute sobriété dans
l'analyse d'un problème ou d'un danger, à adopter une attitude
dogmatique (brancardée sous le nom d'attitude de précaution, ce
qui ne veut rien dire) et à dénoncer toute autre approche comme
irresponsable car trop dangereuse pour quelque chose de censément
précieux (du genre : vous ne voudriez pas risquer de mettre en
danger nos enfants au nom d'un calcul approximatif ? on n'est
jamais trop prudent). Eh bien si, on peut être trop prudent, et
on peut même faire beaucoup de mal en l'étant : la vérité, c'est que
la chasse aux sorcières autour du prétexte de la pédophilie cause
beaucoup plus de torts qu'elle ne pourrait en éviter, y compris aux
enfants.
Ayant commencé avec une blague, on pourrait terminer par un lien
vers un joli petit documentaire comme on en faisait
autrefois : Boys
Beware, mettant en garde les garçons américains contre les
dangers des pervers zomosexuels qui les menacent.
[#] Un des arguments
parfois avancés est d'éviter la situation où aucune image ne pourrait
être condamné parce que la défense peut toujours répliquer ah, mais
vous ne pouvez pas prouver que ce n'est pas une image de
synthèse. C'est tout de même un peu faible quand les images sont
manifestement du dessin d'art !
[#2] Certains défendent
l'idée en disant que les enfants sont plus vulnérables, donc
on doit plus les protéger. Avec le même raisonnement, on doit sans
doute conclure que plus il y a d'alarmes autour d'une maison moins il
est grave de la cambrioler ?
[#3] Pour être bien
clair, je ne défends certainement pas non plus l'idée d'inculquer aux
enfants la peur de leurs propres parents ! Car au sein de la famille
aussi on ne peut que déplorer un
certain excès
de pudibonderie.
Le principe de précaution est une scandaleuse imposture, et
je n'ai cesse de me mettre en rage à ce sujet. Le principe de
précaution est une façon de dire que quand on est devant une
alternative difficile on devait parfois faire un choix objectivement
mauvais sous prétexte qu'on sera plus difficilement accusable parce
que les conséquences néfastes de ce choix, bien que plus importantes,
sont aussi plus indirectes. Par exemple, si on doit mettre
sur le marché un nouveau médicament ou un nouveau vaccin, qui permet
de lutter contre une maladie grave mais qui comporte aussi des
dangers, la chose sensée à faire, la seule chose qui se défend
sérieusement, c'est de faire un calcul bénéfice-risque pour savoir où
est le plus grand nombre de vies sauvées ; évidemment, ce calcul, qui
consiste à maximiser l'espérance (au sens mathématique…) du
nombre de vies, doit tenir compte du fait qu'il peut y avoir des
risques difficilement mesurables ou mal connus (peut-être que l'étude
sur le vaccin a été mal faite et qu'il est beaucoup plus risqué que
mesuré), et on doit mettre ça aussi dans l'espérance, ce qui peut
ressembler de loin à une aversion au risque ; mais sous le nom
de principe de précaution, l'idée qu'on devrait
systématiquement refuser le vaccin s'il n'est pas parfaitement sûr (ce
qui est, forcément, impossible), est une dangereuse connerie.
Connerie car tout autre choix que celui qui sauve le plus de vies,
symétriquement, en coûte. Et connerie d'autant plus dangereuse que
son inscription dans la Constitution française pourrait donner à des
juges l'idée saugrenue de punir des autorités qui auraient fait ce qui
était honnêtement et objectivement le mieux pour sauver des gens !
Je suis assez partagé au sujet de la culture des plantes
dites OGM (qui
ont lancé en France la mode du principe de précaution) —
disons que je serais favorable à leur culture si les semenciers
fournisseurs des graines en question n'avaient pas des principes
éthiques dignes de la pire des mafias, ce qui fait qu'au final le
débat n'est plus entre les plantes ceci ou cela mais concerne la
terreur pratiquée par de grandes multinationales sur des clients
captifs en utilisant des lois iniques sur la propriété
intellectuelle (ce qu'une graine ne devrait pas pouvoir être). Le
principe de précaution n'a finalement plus grand-chose à voir
là-dedans. En revanche, il y a trois domaines où je vois les ravages
de ce principe actuellement : (1) dans la mythomanie paranoïaque de la
société autour de la pédophilie, (2) dans les mesures liberticides
qu'on cherche à nous faire avaler au nom de la lutte contre le
terrorisme, et (3) dans l'idée que le développement rapide de
l'énergie nucléaire ne serait pas
notre meilleure moins mauvaise façon de pallier
l'effet de serre.
Je vais essayer de développer ces trois points dans (les ?) trois
prochaines entrées, vers lesquelles j'ajouterai des liens ici
ensuite : (1)
et (3). (Merci aux commentateurs,
donc, de s'abstenir de remarques sur (1), (2) ou (3) dans ce post
d'introduction.)
Au moment du vote en France
j'étais modérément favorable au
traité constitutionnel (de Rome), même si je pensais que les arguments
des deux camps étaient ridiculement enflés (je crois que ce traité
n'aurait eu finalement qu'assez peu de conséquences, malgré son
auto-proclamation comme constitutionnel). Ce traité
constitutionnel avait au moins un mérite indiscutable, c'était
d'éliminer l'écriture sous forme de diffs, c'est-à-dire ce
style inimitablement pénible des traités européens qui procèdent par
amendements sur
le Traité
instituant la Communauté économique européenne
(traité de Rome de 1957) et
le Traité
sur l'Union européenne (traité de Maastricht de 1992). Le
traité de Lisbonne, lui, il ressemble à ceci :
Article 2
Le traité instituant la Communauté européenne est modifié
conformément aux dispositions du présent article.
1) L'intitulé du traité est remplacé par : Traité sur le
fonctionnement de l'Union européenne.
A. MODIFICATIONS HORIZONTALES
2) Dans tout le traité :
a) les mots la Communauté ou la Communauté
européenne sont remplacés par l'Union, les mots des
Communautés européennes ou de la CEE sont remplacés
par de l'Union européenne et l'adjectif communautaire
est remplacé par de l'Union, à l'exclusion de l'article 299,
paragraphe 6, point c), renuméroté 311bis, paragraphe 5,
point c). En ce qui concerne l'article 136, premier alinéa, la
modification qui précède ne s'applique qu'à la mention de La
Communauté ;
b) les mots le présent traité, du présent traité
et au présent traité sont remplacés, respectivement, par les
traités, des traités et aux traités et, le cas
échéant, le verbe et les adjectifs qui suivent sont mis au pluriel ;
le présent point ne s'applique pas à l'article 182, troisième alinéa,
et aux articles 312 et 313 ;
c) les mots le Conseil, statuant conformément à la procédure
visée à l'article 251, le Conseil, statuant selon la procédure
visée à l'article 251 ou le Conseil, agissant conformément à la
procédure visée à l'article 251 sont remplacés par le Parlement
européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure
législative ordinaire et les mots la procédure visée à
l'article 251 sont remplacés par la procédure législative
ordinaire et, le cas échéant, le verbe qui suit est mis au
pluriel ;
d) les mots statuant à la majorité qualifiée et à la
majorité qualifiée sont supprimés ;
e) les mots Conseil réuni au niveau des chefs d'État ou de
gouvernement sont remplacés par Conseil européen ;
f) les mots institutions ou organes et institutions et
organes sont remplacés par institutions, organes ou
organismes, à l'exception de l'article 193, premier alinéa ;
g) les mots marché commun sont remplacés par marché
intérieur ;
h) le mot écu est remplacé par euro ;
i) les mots États membres ne faisant pas l'objet d'une
dérogation sont remplacés par États membres dont la monnaie est
l'euro ;
j) le sigle BCE est remplacée par les
mots Banque centrale européenne ;
k) les mots statuts du SEBC sont remplacés
par statuts du SEBC et de
la BCE ;
l) les mots comité prévu à l'article 114 et comité visé
à l'article 114 sont remplacés par comité économique et
financier ;
m) les mots statut de la Cour de justice ou statut de la
Cour sont remplacés par statut de la Cour de justice de l'Union
européenne ;
n) les mots Tribunal de première instance sont remplacés
par Tribunal ;
o) les mots chambre juridictionnelle et chambres
juridictionnelles sont remplacés, respectivement, par tribunal
spécialisé et tribunaux spécialisés, la phrase étant
grammaticalement adaptée en conséquence.
3) Aux articles suivants, les mots le Conseil, statuant à
l'unanimité sont remplacés par le Conseil, statuant à
l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et
les mots sur proposition de la Commission sont supprimés :
article 13, devenu 16 E, paragraphe 1
article 19, paragraphe 1
article 19, paragraphe 2
article 22, deuxième alinéa
article 93
article 94, devenu 95
article 104, paragraphe 14, deuxième alinéa
article 175, paragraphe 2, premier alinéa
Bon, et ça ce n'est qu'en gros une page et demie du traité qui en
fait plus de 300 : si vous pensiez que le traité constitutionnel était
illisible, celui de Lisbonne, en comparaison, c'est de
l'Unlambda. Le travail
de légistique sous-jacent est
absolument impressionnant, mais je préfère largement un truc
qui ne soit pas sous forme de diff. (C'est d'autant plus
ridicule que personne n'utilise le texte sous forme de diffs : on va
évidemment regrder le texte consolidé qui a vraiment été négocié, et
d'ailleurs s'il y a une erreur ridicule de légistique, comme un
remplacement qui n'opère pas parce qu'on a oublié ou mal écrit des
mots, on va certainement regarder l'intention et pas la lettre du
traité. Tiens, au passage, dans ce que j'ai cité, je me demande
comment le point A(2)(j) est censé interagir avec le point A(2)(k),
parce que ça m'a l'air un peu contradictoire tout de même.)
Bref, même si j'étais plutôt favorable au traité constitutionnel de
Rome, le fait de reproposer quasiment les mêmes dispositions mais sous
une forme juste rendue absolument illisible, je trouve ça un peu
moyen, et on ne peut pas en vouloir aux Irlandais de ne pas avoir,
euh, compris
les subtilités de l'interaction du point A(2)(j) et du point A(2)(k)
de l'article 2. L'ennui, c'est que je n'ai vu aucune
analyse convaincante des raisons pour lesquelles le premier traité
(celui avec Constitution dans le nom) a été rejeté — et
chaque personne qui était contre le traité donnait des raisons
différentes — donc il était difficile d'en tenir compte ; et les
raisons des Irlandais de voter non semblent bien différentes
des raisons des Français un peu plus tôt. L'explication qui me semble
la moins mauvaise, c'est encore que les dirigeants nationaux (sans
doute dans plus d'un pays…) ont tellement pris l'habitude de
dire on ne peut pas faire <telle chose démagogique> parce
que Bruxelles nous l'interdit que les gens ont vraiment
fini par prendre Bruxelles pour une sorte de père
fouettard.
Maintenant, je suis curieux de savoir quelle sera la suite des
événements (apparemment, tout le monde se pose la même question). La
traité de Maastricht avait été rejeté par referendum par les Danois,
on a ajouté quelques exceptions pour eux et on l'a appliqué malgré
tout ; le traité de Nice avait été rejeté par referendum par les
Irlandais, on a ajouté quelques exceptions et on l'a appliqué malgré
tout… à force, ça fait tout de même mauvais genre ! (Ça fait
aussi mauvais genre pour la classe politique irlandaise que les
électeurs rejettent, fût-ce de justesse et sur une participation
faible, un vote que tous les principaux partis politiques
soutenaient.)
Outre les graves problèmes de communication qu'il faudrait résoudre
(dont un symptôme est que lors des élections du parlement européen, en
France, on ne donne que les résultats pour le pays, sans aucune sorte
de pronostic sur quelle sera la majorité du parlement dans son
ensemble ou aucun commentaire sur les autres pays), je me dis qu'il
faudrait s'arranger pour trouver une combinaison juridique permettant
que les traités européens puissent être appliqués à un sous-ensemble
des pays de l'Union, de sorte que si un sous-ensemble veut rester
en-dehors du traité, ce sous-ensemble continue à fonctionner avec
l'ancien traité (évidemment, cette combine ne peut pas marcher pour
les changements institutionnels, mais elle peut marcher pour les
élargissements de compétences).
De l'autre côté de l'Atlantique, la Cour suprême des États-Unis
d'Amérique
a rendu
jugement sur une affaire que j'avais
évoquée, estimant que les prisonniers du camp militaire de
Guantánamo peuvent invoquer
l'habeas
corpus. L'opinion est plus élégamment tournée qu'un traité
européen, et le juge Kennedy (qui a rédigé l'avis majoritaire) a dû se
faire plaisir en écrivant :
The laws and Constitution are designed to survive, and remain in
force, in extraordinary times. Liberty and security can be
reconciled; and in our system they are reconciled within the framework
of the law. The Framers decided that habeas corpus, a right of first
importance, must be a part of that framework, a part of that law.
(La tournure de la deuxième phrase fait évidemment référence à une
célèbre
citation d'un des Pères fondateurs, Benjamin
Franklin : Those who would give up Essential Liberty
to purchase a little Temporary Safety, deserve neither Liberty nor
Safety.)
Larry
Lessig (le plus geek des grands juristes — ou le plus
juriste des grands geeks — et une des Forces du Bien dans cet
Univers) disait il n'y a pas si longtemps qu'une des forces dans le
système politique et constitutionnel américain qui avait su largement
échapper à la corruption, c'était la Cour suprême. Je ne sais pas si
c'était très prévisible a priori (par exemple de la part des
pères fondateurs de l'Union), mais il semble en effet vrai que,
souvent, quand on donne à une cour de justice une position suprême,
une grande indépendance, et un document bien écrit à faire valoir
(comme la Constitution des États-Unis, mais cela peut aussi
s'appliquer à
la Convention
européenne des Droits de l'Homme ou dans une certaine mesure aux
préambules de la Constitution française), la cour en question montre
qu'elle mérite le pouvoir qu'on lui a donné. La Cour suprême,
notamment sous la direction
d'Earl Warren
entre 1954 et 1969 (mettant fin à la ségrégation dans les écoles
publiques en 1954, et instaurant de nombreux progrès pour les droits
de la défense), mais même sous la direction de Warren Burger
(interdiction de la peine de mort en 1972, retournée depuis, et
autorisation de l'avortement en 1973), a fait faire des progrès
substantiels aux États-Unis alors que dans d'autres pays on se serait
attendu que ces progrès vinssent du parlement : peut-être est-ce une
différence de culture. Je ne sais pas ce qui est le mieux : donner à
des juges une position aussi élevée et aussi inamovible, c'est espérer
qu'ils sachent être grandis par leur fonction et prendre de la
hauteur, savoir résister à toute corruption et juger vraiment en leur
âme et conscience — mais c'est aussi risquer qu'ils deviennent
des sortes de super hommes politiques, ce qui est alors malsain. De
fait, les juges de la Cour suprême sont bien connus, on sait lesquels
ont voté pour quoi, on sait quelles sont leurs opinions, on en tient
compte dans les plaidoieries, etc. : ce n'est pas très satisfaisant
pour l'esprit (surtout quand on voit l'enjeu que devient une
nomination à la Cour suprême, les sombres calculs sur l'espérance de
vie des juges, etc.). Mais je ne suis pas sûr que la situation du
Conseil constitutionnel français soit plus satisfaisante, car tout y
est complètement opaque (le simple citoyen n'y a pas accès, il n'y a
pas de plaidoierie, les décisions sont illisibles sauf par les
experts, il n'y a pas d'opinion raisonnée ni d'opinion de la
minorité).
J'ai une sainte horreur des mesures pipo qui, censées s'occuper
d'un certain problème, n'ont en fait comme seul but que de laisser
croire aux citoyens ignorants qu'on s'occupe du problème en
question. La sécurité (pensez guerre contre le terrorisme, ha,
ha, ha) en est un nid : outre
les délires
de la TSA aux États-Unis j'aime beaucoup notre
national plan Vigipirate, qui cherche désespérément des
couleurs plus anxiogènes que le rouge (apparemment
c'est écarlate ; je suppose qu'ensuite on
aura fuchsia, amarante, zinzolin et des choses de
ce genre) vu qu'on ne peut politiquement que le renforcer pour donner
plus d'illusion de sécurité.
Mais le plus insupportable, c'est l'environnement. Il est
maintenant admis par tout le monde — enfin, sauf par l'actuel
président des États-Unis, mais il vient sans doute d'un monde
parallèle — bref, il est maintenant admis que nous autres
humains sommes en train de nous tirer une balle dans le pied, ou dans
les pieds de nos successeurs, par notre façon de vivre. On dit
pudiquement que c'est la planète qui est en danger, mais la planète va
très bien, merci, on aurait
beaucoup de mal à lui faire quoi que ce
soit[#] ; ce n'est même pas la vie
sur Terre qui est en danger[#2] ;
l'espèce humaine est peut-être en danger, mais ce qui l'est
certainement c'est notre confortable civilisation (enfin, pour ceux
d'entre nous qui avons les chances de profiter de ses conforts). La
question est plutôt de savoir si ce sera trop tard dans dix ans pour
éviter une catastrophe, trop tard dans cinq ans, trop
tard maintenant, trop tard il y a dix ans ou trop tard il y a
vingt ans. Mais je digresse.
Bref, depuis qu'on a admis que l'environnement était une priorité,
disons, importante, c'est un florilège de mesures ou d'idées dans
lesquelles on mélange allègrement les choses vraiment importantes, les
choses anecdotiques, les choses qui n'ont rien à voir avec le
schmilblick, et beaucoup, mais alors beaucoup, de mesurettes
qui sont simplement destinées à donner au citoyen (profitant du
confort précédemment mentionné) l'impression qu'il fait un geste pour
l'environnement (ou mieux, qu'on fait un geste pour lui). Bref, on ne
protège pas l'environnement, on cultive le warm fuzzy
feeling qu'on le fait. L'ennui c'est que même pour quelqu'un qui
a une culture scientifique
décente[#3], réussir à savoir ce
qui est vrai ou faux est extrêmement dur tant on est bombardé de ces
affirmations trompeuses ou mensongères, sans jamais le moindre chiffre
sur le nombre de joules économisés par telle mesure, l'impact
écologique exact d'un produit de bout en
bout[#4].
Mon supermarché local a cessé de distribuer gratuitement les sacs
plastique : ils sont maintenant vendus 0.03€ l'unité et portent
l'indication sac réalisé à base de plastique recyclé 100%
recyclable ; je soupçonne que c'est du polyéthylène exactement
comme avant et que la nouvelle inscription est juste là pour faire
passer la pilule, en tout cas je constate que ce plastique
prétendument 100% recyclable, aucune possibilité ne m'est
offerte pour le recycler — c'est comme pour les produits
électroniques sur lesquels on a mis une écotaxe mais j'attends
toujours qu'on me dise ce que je dois faire de mes vieux disques durs
pour m'en débarrasser de la façon la moins polluante possible. Donc
je vais continuer à utiliser autant de sacs (je passe à la caisse,
j'en achète 10 pour 0.30€ parce que je ne sais pas à l'avance
combien il m'en faut, et je laisse le reste au client suivant, mais à
mon avis ça va empirer le gâchis plutôt que l'éviter), je vais payer
un chouïa plus au supermarché qui ne va pas pour autant mettre en
place un recyclage, et je vais continuer à me servir de ces sacs comme
sacs poubelle pour qu'au moins ils soient incinérés, ce qui récupérera
au moins une partie de
l'énergie[#5] utilisée pour le
produire mais dégagera sans
doute[#6] plus de CO2
que si le recyclage avait été mis en place. Je crois que le but de la
mesure est juste de donner aux gens l'impression qu'ils paient pour
l'environnement, tout en ne leur prenant qu'une somme d'argent
ridiculement faible et en ne contribuant pas d'un atome au problème.
Bof.
Ceci étant, j'aimerais bien savoir quelles sont les mesures qui
ont, ou pourraient avoir, un vrai impact bénéfique sur l'environnement
(l'énergie nucléaire ? les véhicules hybrides ? les voitures à air
comprimé ?). Mais quelque chose me dit que ce n'est pas du côté
du Grenelle
de l'Environnement que je vais les trouver.
[#] Si vous craignez
pour la destruction de la Terre, vous pouvez consulter la page de
l'International
Earth-Destruction Advisory Board, régulièrement mise à jour
pour vous indiquer le nombre de fois que la Terre a été détruite et le
niveau d'alerte associé. Je suis certain que beaucoup d'assureurs
seront prêts à vous vendre d'excellentes assurances contre cette
éventualité (ou bien contre le big crunch,
la contradiction des mathématiques,
etc.).
[#2] La vie sur Terre,
elle a réussi à survivre au passage d'une atmosphère légèrement
réductrice à une atmosphère constituée de 20% d'oxygène (et l'oxygène,
comme gaz corrosif et toxique, on peut difficilement faire pire à part
le chlore ou le fluor), alors, je ne m'inquiète pas, elle nous
survivra même si on détruit 99.999% des espèces avec nous.
[#3] Pour commencer,
quelqu'un qui est conscient que, tant qu'on a un chauffage électrique
radiatif thermostaté, en hiver, ça ne sert à rien de chercher à
limiter l'usage des appareils électriques pour limiter la consommation
d'énergie ! Apparemment ce genre de raisonnement est déjà hors de la
portée de beaucoup de gens.
[#4] Quand on affirme
qu'un produit (sacs en papier ?) est biodégradable mais qu'on ne nous
dit pas quelle quantité d'énergie est nécessaire à le fabriquer, je
trouve qu'il y a arnaque. De même si une source d'énergie (l'énergie
solaire, peut-être ?) pollue moins au rendement mais plus à la mise en
place des équipements…
[#6] J'écris sans doute parce que le bilan
précis est difficile à faire : le sac est fait à partir de pétrole et
brûlé pour donner du CO2 et de l'énergie qui doit être au
moins en partie récupérée. Mais si le sac n'avait pas été produit,
cette même énergie, pour être utilisée, aurait dû être produite
autrement, et si elle est également produite en brûlant des matières
fossiles, il faut comparer le rendement dans les deux cas ; si en plus
on compare à une situation où le sac est recyclé, il faut aussi
examiner le coût énergétique de ce recyclage par rapport à celui de la
fabrication à neuf d'un sac. Je souligne simplement que faire le
bilan complet est un peu subtil, et je ne suis pas scientifiquement
qualifié pour le calculer.
Encore
une proposition
d'étendre les restrictions de propriété intellectuelle fait parler
d'elle : ce qui est particulièrement honteux est cette façon de
présenter l'extension des restrictions comme une avancée pour la
société ! l'article du Guardian suggère que
le commissaire européen McCreevy (à l'origine de cette
proposition) has been lobbied hard on the
issue. You bet he has! Le droit d'auteur
actuel ne cesse de profiter de l'apathie générale (ou de l'ignorance)
à ce sujet de la grande majorité de la population pour permettre à un
tout petit lobby de la soumettre à un droit sans cesse plus
sévère.
Le plus rageant, c'est que la seule victoire que peuvent espérer
les partisans comme moi d'un copyright juste et équilibré c'est que
des lois/directives/traités/etc. insensément restrictives soient
provisoirement ajournées (parfois pour être de nouveau proposées dans
un temps très court : voyez
la petite
danse amusante à laquelle joue le ministre canadien de l'industrie
Jim Prentice). Jamais aucune victoire durable n'a été
obtenue, jamais en aucun pays des provisions trop
restrictives n'ont été relâchées ; alors que quand le camp adverse
obtient des victoires, elles sont durables et
même rétroactives (des œuvres qui avaient acquis la
liberté du Domaine Public retombent sous le coup des
restrictions).
Je pense qu'il faut répondre au lobbying par du contre-lobbying.
Voici mes propositions concrètes :
Dans tous les textes législatifs et réglementaires comportant les
termes propriété intellectuelle, remplacer ces mots
par monopole de reproduction. (Justification : il s'agit d'un
terme neutre ; les mots propriété intellectuelle laissent
penser qu'il s'agit d'une forme de propriété, donc protégée par les
droits fondamentaux, alors qu'il n'en est rien, l'auteur d'une
œuvre de l'esprit a le droit à la paternité sur
celle-ci, pas à la propriété, et le monopole qui lui est
concédé n'est pas un droit inaliénable mais une façon commode de
subventionner les artistes.) Dans le cas où le Conseil
constitutionnel (ou toute autre cour suprême) serait tenté de
considérer la propriété intellectuelle comme une forme de propriété et
lui donner valeur constitutionnelle, amender la Constitution pour
éclaircir ce point.
Amender la législation sur la propriété intellectuelle
le monopole de reproduction pour expliciter le fait qu'elle ne
s'applique qu'aux œuvres de l'esprit comportant une part
significative de créativité : aucune collection de données
purement factuelles (telle que carte géographique, base de donnée,
etc.) ne doit pouvoir bénéficier de la protection concédée par ce
droit. De même, aucun brevet ne doit pouvoir être concédé s'il ne
représente pas une innovation significative et notamment s'il se
contente d'appliquer différemment des idées déjà connues, ou s'il ne
correspond pas à un procédé industriel stricto
sensu.
Limiter la durée du droit d'auteur à : 50 ans après
la publication de
l'œuvre ou jusqu'à la mort de l'auteur (le plus long
des deux), qu'il s'agisse d'œuvres littéraires,
cinématographiques, graphiques ou musicales ou de toute autre
œuvre de l'esprit ; appliquer la même règle uniformément, aussi
bien pour les droits des interprètes et traducteurs que pour ceux des
artistes créateurs. (Justification : le but principal est de
rémunérer l'artiste de son vivant pour l'inciter à produire ; il n'y a
pas de raison que cette rente soit transférable à ses héritiers pas
plus que le salaire de n'importe quelle autre activité, mais on peut
tout de même consentir, pour la sécurité de l'éditeur, un monopole
minimal de 50 ans pour les œuvres de vieillesse ou posthumes.)
Supprimer les prolongations de guerre (qui n'ont aucune sorte de
justification) et toutes les autres bizarreries pouvant rallonger la
durée du monopole. En revanche, pour les logiciels, limiter la
protection à 20 ans (ce qui, vue l'extrême rapidité du développement
de l'informatique, est déjà énorme).
Si la mesure précédente contrevient aux obligations souscrites en
droit international (notamment les engagements pris en vertu de la
convention de Berne sur le copyright), appliquer ces obligations de la
façon la plus étroite possible : par exemple, la convention de Berne
n'oblige qu'à protéger les œuvres qui sont protégées dans leur
pays d'origine et pendant la durée de cette protection ou jusqu'à
50 ans après la mort de l'auteur (le plus court des deux)
— un pays signataire peut tout à fait restreindre la durée de la
protection des œuvres publiées chez lui.
Interdire la signature de tout traité ou de toute convention
nouvelle qui étendrait la durée du monopole ou qui en durcirait les
termes, sauf en vertu d'un referendum.
Obliger les œuvres protégées à être enregistrées : plus
exactement, faire valoir le principe selon lequel, pour exercer son
droit de monopole sur la reproduction et l'usage d'une œuvre,
l'auteur ou un ayant-droit doit au préalable la faire inscrire dans
un registre centralisé et y laisser un moyen fiable de le contacter
(et, dans le cas d'un logiciel, une copie du code source). Ceci
assure qu'une œuvre orpheline (dont les auteurs ou ayant-droits
ne se font pas connaître ou sont injoignables) puisse être librement
utilisée tant qu'elle reste orpheline. (Justification : les
œuvres orphelines sont la plus grande perte du Domaine Public :
un projet comme Google Books
rendrait un service beaucoup plus immense à l'humanité si on n'était
pas obligé de considérer par défaut que la grande majorité des
œuvres — qui sont ainsi orphelines — sont
protégées.)
Donner une reconnaissance légale au terme de Domaine
Public, ou, mieux, Patrimoine Public, qui doit être
considéré comme le patrimoine commun de l'Humanité. Instaurer une
commission pour le défendre et le sauvegarder (notamment, pour éviter
que les œuvres tombent dans l'oubli).
Donner une reconnaissance légale ferme aux droits à la courte
citation (s'aligner au moins sur le concept de fair
use le plus large) et à la copie privée. Interdire toute
perception d'une taxe sur la copie privée si la copie privée est
volontairement rendue techniquement impossible ou excessivement
difficile (en revanche, le principe général d'une taxe sur la
copie privée est légitime si sa distribution est juste et qu'elle
correspond à un droit réel et réellement exercé). Supprimer et
interdire toute protection légale de mesures techniques (telles que
mesures techniques de protection contre la copie) et reconnaître
fermement le droit à l'analyse rétrograde (reverse
engineering) ; noter que ceci ne
signifie pas que les mesures techniques de protection doivent être
interdites, simplement qu'elles ne doivent pas être protégées
par la loi et qu'elles doivent exclure la perception d'une taxe sur la
copie privée.
Garantir un droit minimal à la reproduction d'une œuvre
lorsque le monopole de reproduction est tombé à des héritiers de
l'auteur (autrement dit, si l'auteur peut exercer son droit de
repentir et faire supprimer l'œuvre complètement ou interdire sa
diffusion, ses héritiers ne doivent que pouvoir en tirer un bénéfice
financier). De même, garantir le droit au libre usage d'un brevet
quel qu'il soit tant qu'il n'est pas fait dans un but commercial.
Enfin, limiter les droits dont dispose l'architecte d'un bâtiment pour
qu'il ne puisse pas faire obstacle aux travaux normaux souhaités par
le propriétaire de ce bâtiment.
Permettre à l'État de racheter les droits d'une œuvre jugée
particulièrement importante pour la placer dans le Domaine
Patrimoine Public (en dédommageant l'auteur ou ses héritiers) : rendre
cette procédure obligatoire pour toute œuvre achetée par un
musée (de sorte qu'on puisse librement photographier les tableaux des
musées nationaux) et tout bâtiment public. Placer d'emblée dans le
Patrimoine Public toute création financée essentiellement par l'argent
public (comme c'est le cas aux États-Unis).
Je pense que l'adoption de ces mesures conduirait à une situation
où le droit de la propriété intellectuelle du monopole de
reproduction serait juste et équilibré, c'est-à-dire assurerait un
financement aux auteurs et créateurs sans pour autant léser les droits
de ceux qui bénéficient des œuvres. Maintenant il faudrait que
je rédige ces propositions sous une forme plus claire, comme une sorte
de manifeste pour un copyright équitable, avec un préambule expliquant
les raisons de ce manifeste. En attendant, les commentaires sont les
bienvenus.
Je ne sais pas qui je préfère entre Madame Clinton et Monsieur
Obama, mais j'aimerais bien voir un des deux être élu (en tout cas
nettement mieux que le républicain même si je n'ai rien contre les
frites), et j'ai peur que leur façon de se faire la guerre profite
nettement à McCain. J'imagine bien un scénario dans lequel Obama
aurait suscité les espoirs de tout un tas d'électeurs jeunes, indécis,
indépendants, qui croiront en sa victoire jusqu'au moment où,
finalement, Clinton aurait de justesse l'investiture démocrate, et ces
électeur, dépités, ne se mobiliseraient pas et feraient gagner le
troisième. Or il ne faudrait pas oublier que la différence de
politique entre démocrates et républicains est bien réelle (alors que
celle entre Clinton et Obama ressemble quand même plus à une
différence de forme et de personnes).
Comme d'habitude, si vous voulez une prévision du résultat, le
mieux est encore de faire confiance à la magie du libre marché,
i.e. aux gens qui placent leur argent dans l'affaire, donc de regarder
chez
les bookmakers
(il faut apprendre à lire le truc, cependant, parce qu'ils donnent des
cotes et pas des probabilités : mais si on décode en termes de
probabilités, ça ressemble au moment où j'écris à 47% de chances pour
Obama, 33% pour McCain et 20% pour Clinton ; si vous pensez que c'est
très faux, pariez sur la personne pour laquelle la proba vous semble
le plus sous-estimée, vous aurez une espérance de gain positive et
vous rendrez les chiffres plus justes ; on peut aussi comparer
avec ce
tableau-là, sachant que si les chiffres ne collent pas il y a de
l'arbitrage à faire entre les deux). La magie de ce système de
prévision, c'est que ça intègre tous les sondages, toutes les analyses
d'experts, toutes les intuitions personnelles des gens, et
l'expérience des élections passées indique que c'est fiable (tant que
les analystes ne se mettent pas eux-mêmes à se baser là-dessus, sinon
il y aura des bulles spéculatives).
Je me demande dans quelle mesure le résultat serait différent si on
demandait aux électeurs de choisir d'abord entre démocrates
et républicains puis à l'intérieur du camp en question ;
voire les deux simultanément. C'est
là un problème qui rend très difficiles les analyses mathématiques de
méthodes de scrutin : non seulement il est
notoirement impossible
en général de tirer des ordres de préférence individuels un ordre
de préférence collectif cohérent mais, pour commencer, les gens n'ont
même pas un ordre de préférence cohérent à l'échelle individuelle
puisqu'il répondent de façon différente selon l'ordre dans lequel on
leur demande de faire les choix (ou, en fait, selon un nombre
considérable de paramètres impossibles à analyser correctement).
Dans le même genre, quel aurait été le résultat des élections
françaises de 2007 (et, avant, de 2002) si les législatives avaient
été placées avant la présidentielle ? Ou si les deux avaient eu lieu
simultanément ? On ne saura jamais, vraiment, mais je soupçonne que
beaucoup de choses auraient été différentes, jusqu'au rôle conçu des
les institutions. (Et c'est ce qui est constamment agaçant avec la
démocratie : de voir à quel point les électeurs sont irrationnels et
inconstants ; mais bon, je dis sans arrêt que la démocratie doit être
imaginée comme un moyen — dont le but est de garantir du mieux
qu'on puisse les droits individuels — et pas une fin.)
Rapport de la Commission pour la libération de la croissance
française sous la présidence de Jacques Attali :
Objectif : Rendre notre recherche plus
compétitive
Décision 29 : Financer d'avantage la recherche publique
sur projet et à la performance.
Je ne me prononcerai pas sur le reste du rapport — parce que
je n'aime pas parler de politique sur ce blog — mais il y a des
choses qui me font bondir et sur lesquelles je suis assez compétent
pour savoir à quel point elles sont ineptes. Je ne sais pas si le
but avoué de celui qui a écrit ce qui précède était
d'assassiner la recherche fondamentale (sans doute pensée comme pas
assez productive, pas assez compétitive, pas assez performante :
toutes ces qualités ne pouvant certainement être que celles de la
recherche appliquée) ou s'il n'y a simplement pas pensé (autrement
dit, je ne sais pas si c'est par malveillance ou ignorance que cette
recommandation est faite), mais, disons-le
clairement, il n'y a pas de pire fléau pour
la recherche fondamentale que le fonctionnement « sur projet » et « à
la performance ».
De quoi s'agit-il ? La recherche « sur projet » signifie qu'avant
de travailler sur un problème donné, le chercheur doit rédiger un
programme de recherche détaillant le problème sur lequel il se propose
de travailler, défendant son importance, et quantifiant les moyens
dont il a besoin pour ce travail ; ce programme passe devant une
commission d'experts (d'autres chercheurs) qui évaluent sa pertinence
et, si tout va bien, les crédits sont débloqués. Dit comme ça, ça
ressemble à une bonne idée, et il y a certainement des domaines de
l'entreprise humaine dans lesquels ç'en est une : croire que c'est le
cas pour la recherche fondamentale revient à faire preuve d'une
fantastique ignorance de ce que recherche fondamentale
signifie. Ce n'est pas juste que les programmes en question (j'en ai
vu, aussi bien du côté « demandeur » que du côté « expert ») sont un
condensé de langue de bois et de pipo parce qu'il n'y a pas de moyen
de faire autrement ; ce n'est pas juste que les formulaires prennent
un temps délirant à remplir (temps qu'on ne passe pas à faire de la
recherche, donc !) et un nouveau temps délirant à évaluer : tout ça
n'est que la pointe de l'iceberg. Le vrai problème avec les
« projets », c'est que ce n'est juste pas comme ça que fonctionne la
recherche fondamentale : on ne cherche pas sous forme de
« projets ».
Je me demande si les bureaucrates qui ont inventé ce mode de
fonctionnement s'imaginent vraiment que Newton, Darwin, Turing,
auraient découvert les lois de la mécanique, les mécanismes de la
sélection naturelle, et les machines programmables universelles, en
travaillant sur un projet qui aurait eu ce but (avec quoi pour
financements ? une pomme ? un voyage aux Galápagos ?), mais ça me
semble assez peu crédible (et j'aimerais bien voir les programmes
qu'ils auraient écrits et les avis d'experts qu'ils auraient reçus !
aurait-on accepté ces idées ?). Alors évidemment on va m'accuser du
syndrome de Galilée : tous les chercheurs ne sont évidemment pas des
Newton, Darwin ou Turing — mais si on présuppose qu'on n'en aura
pas, il est certain qu'on n'en aura plus.
Quant à l'évaluation de la performance, qui va avec la proposition,
j'aimerais déjà qu'on m'explique ce que c'est que la performance d'un
chercheur. La grande mode est de la mesurer avec des indicateurs
bibliographiques numériques (un des derniers dans la série étant
le h-number) qui
partent tous de l'idée stupide que la qualité d'un chercheur peut se
mesurer sous une forme ou une autre dans le graphe des citations des
articles — c'est oublier que les articles ne sont qu'un moyen de
communication scientifique, pas un système d'évaluation. Le problème
est que quand on tente de mesurer quelque chose de fondamentalement
impossible à mesurer, comme la performance d'un chercheur, on utilise
des indicateurs qui sont par essence faux, donc falsifiables (par
exemple, s'il s'agit de compter des citations d'articles, on incite
les gens à se citer les uns les autres sans aucune raison
scientifique), et qu'on donne des motivations extrêmement fortes à les
falsifier, ce qui a un effet désastreux sur la
science (multiplication inutile du nombre d'articles ou du
nombre de pages de ceux-ci ou des citations ou de tout autre facteur
qu'on aura décidé d'utiliser pour noter).
De même, proposer des bonus aux chercheurs « performants » peut
sembler une bonne idée mais elle est catastrophique : (1) car elle
introduit un esprit de compétition qui va à l'encontre des principes
sains de la science (les chercheurs du monde entier doivent
collaborer pas rivaliser), (2) car elle incite à la
frilosité scientifique (pourquoi, en effet, chercher à faire des
choses nouvelles et risquées plutôt qu'abattre les papiers faciles ?)
et (3) car elle invite au mensonge (si le directeur de laboratoire a
un pouvoir de décision sur l'argent que gagne le chercheur de
l'équipe, il n'est plus un mentor bienveillant mais un chef face
auquel on va chercher à se faire mousser) ; et avant tout, (0) elle
passe à côté de l'idée que la grande majorité des chercheurs
sont intellectuellement intéressés par ce qu'ils font, au
point qu'un bon nombre continuent à travailler après leur retraite, et
n'ont pas besoin de « carotte » supplémentaire pour avancer (au
contraire, l'absence d'une telle carotte aide à faire que ceux qui
s'engagent dans la recherche sont réellement motivés ! je ne dis pas
qu'il faut mal payer les chercheurs, mais il me semble surtout
important de leur éviter les tracas administratifs, les formulaires à
remplir, les évaluations incessantes et autres nuisances de ce
genre).
Je vois quotidiennement les méfaits de la recherche par projets
alors je ne peux que me lamenter de voir ce mode de fonctionnement
recommandé au président de la République. Mais la suggestion
suivante me laisse aussi sans voix :
Décision 30 : Réformer le statut
d'enseignant-chercheur.
[…] Recruter et financer (salaires, frais de fonctionnement
et équipements) tous les nouveaux chercheurs sur des contrats de
4 ans. […] Aucun chercheur ne devra bénéficier de plus de deux
(ou, exceptionnellement, trois) contrats de quatre ans successifs. Au
bout de cette période, le chercheur pourrait évoluer vers un contrat à
durée indéterminée de « directeur de recherche », vers une
activité d'enseignement, ou vers l'entreprise privée.
Quand je vois la galère que bon nombre de mes amis ont vécue, en
voulant s'engager dans la recherche, de devoir passer par un nombre
incroyable de situations précaires
(post-docs, ATER, etc.), pas forcément trop mal
payées, mais qui font qu'on doit changer de résidence tous les
deux-trois ans, au détriment de toute vie familiale, personnelle et
affective, et parfois pour se retrouver le bec dans l'eau sans aucune
possibilité de poste fixe (parce que les postes dans le public sont
trop rares et ne tolèrent aucune originalité de parcours et parce que
les entreprises privées n'ont aucun intérêt pour la recherche
fondamentale), je suis sûr qu'ils aimeront beaucoup la suggestion de
développer cette sorte de choses. Et tout le monde appréciera l'idée
qu'on ne puisse faire que huit (ou exceptionnellement douze) ans de
recherche : je ne sais pas si le principe sous-jacent est qu'après ça
on a le cerveau trop ramolli ou quoi, mais je trouve bizarre de former
des gens pendant vingt ou trente ans pour les employer pendant huit
ans à ce à quoi on les a formés.
Ah, sinon, la suggestion de quadrupler les promotions de
l'ENS (décision 24) me fait aussi bien rire : j'aimerais
bien savoir où ils imaginent les accueillir. Et, de façon plus
pertinente, vers où les orienter si on supprime les métiers de
chercheur et qu'on sabre les postes d'enseignants.
Ajout () : J'ai écrit
une entrée plus récente sur un
sujet proche, qui est peut-être plus clairement argumentée.
Les séries télévisées américaines, qui ont un goût très marqué pour
les scènes dans les cours de justice, ont un succès dans le monde
entier et notamment en France, donc peut-être que cet épisode-ci,
intitulé Boumediene vs. Bush et Al Odah
vs. États-Unis d'Amérique, et malheureusement tiré de la vie
réelle, suscitera un certain
intérêt : le
scénario est ici. Peut-être mérite-t-il quelques explications
(fournies
par la BBC, par exemple). Pour résumer brièvement
les épisodes précédents, il s'agit de la bataille livrée pour faire
reconnaître à la justice américaine que les prisonniers de Guantánamo
ont des droits ; l'affaire est devant la Cour suprême de l'Union qui,
dans une décision
précédente (Rasul vs. Bush), la Cour avait estimé que
le droit
d'habeas
corpus s'appliquait bien aux prisonniers détenus par les
américains à Guantánamo, fussent-ils situés à Cuba : pour tenter de
renverser ce jugement, l'administration avait fait voter par le
Congrès des modifications au statut d'habeas corpus. Cette
fois, les plaignants avancent (je simplifie, et sans doute mal) que
comme ce statut est constitutionnel, il ne peut pas être retiré si
facilement.
Les arguments détaillés des plaignants (et de la défense,
c'est-à-dire de l'administration Bush) sont
rassemblés sur cette
page : même si on ne s'intéresse pas énormément au droit, ça vaut
la peine d'y jeter un coup d'œil. La liste
des amici
curiæ pour les plaignants est, d'ailleurs, assez
impressionnante : le Haut Commissaire des Nations-Unies aux Droits de
l'Homme, près de 400 parlementaires européens, Amnesty International,
le barreau américain, d'anciens juges fédéraux américains, d'anciens
diplomates américains, des historiens du droit, la liste est longue de
ceux qui ont déposé une note pour rappeler poliment aux juges où est
le droit. J'espère qu'ils sauront l'écouter, même si je me désole de
voir de nouveau que le fait d'être une démocratie (et se prétendre la
plus vieille du monde) est loin de vouloir dire qu'on renonce à
l'usage de la torture[#] (on
pourrait faire une observation sur la France et l'Algérie, là, mais
concentrons-nous sur le présent).
En attendant le verdict (qui prendra sans doute plusieurs mois, je
ne sais pas pourquoi les juges ont besoin de tellement de temps), on
peut lire la transcription des arguments oraux (le lien que j'ai donné
plus haut) : je n'ai pas encore fini, mais j'en ai lu seulement la
moitié, mais c'est assez fascinant, ça se lit vraiment comme un
feuilleton. On voit tout de suite qui sont les gentils
(le juge
Stevens par exemple) et les méchants
(le juge
Scalia par exemple), et on se doute de l'homme sur lequel la
décision va le plus dépendre
(le juge
Kennedy). Le suspens est terrible (surtout quand on
attend dans
cette position, bien sûr).
[#] Ou au
sadomasochisme,
peut-être ? Qui est quelque chose de très bien, mais seulement à
condition que les deux parties soient consentantes.
[Petit résumé-rappel pour ceux qui ne suivent pas
forcément très bien l'actualité : l'Union européenne fonctionne
actuellement (et notamment pour ce qui est des votes au Conseil
européen, qui m'intéressent ici) selon des règles institutionnelles
décidées par le traité de Nice de 2001. Ces règles présentent un
certain nombre d'inconvénients. Le traité constitutionnel, qui ne
sera sans doute jamais ratifié, prévoyait un certain nombre de
changements (notamment pour les votes au Conseil) : un certain nombre
de dirigeants européens, dont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy,
essaient de sauver certains de ces changements institutionnels, mais
il y a des objections diveres.]
Je suis tombé récemment sur un article de la
BBC qui, parlant de la méthode de vote utilisée au
Conseil européen, évoquait le point de vue du président polonais Lech
Kaczyński de la façon suivante :
Mr Kaczyński says he wants European leaders to discuss what
he believes is a fairer alternative—calculating voting rights
according to the square root of each country's population, rather than
simply according to population.
J'ai été très surpris en lisant ça : je pensais que le concept de
racine carrée (qui est tout à fait pertinent mathématiquement ici,
comme je vais tâcher de l'expliquer) échappait totalement à la portée
des hommes politiques (lesquels sont notoirement peu enclins à
demander aux scientifiques de les éclairer même quand il s'agit
précisément du domaine de compétence de ces scientifiques). Mais si
les intérêts de la Pologne sont en jeu…
De quoi s'agit-il ? On doit décider des règles de vote au Conseil
européen, c'est-à-dire des règles qui en fonction des votes des
(dirigeants des) 27 pays membres pour ou contre une proposition (je
crois qu'il n'y a pas d'abstention possible : l'abstention doit
compter comme une absence de soutien à la proposition) détermine si
celle-ci est adoptée. Comme les pays n'ont évidemment pas la même
taille (comparer Malte et l'Allemagne…), on ne peut pas
utiliser un vote simple donnant à tous les membres le même poids ;
mais il ne s'agit pas non plus de voter simplement selon la
population, cela donnerait trop de poids aux grands pays (et comme les
règles doivent être adoptées à l'unanimité, les petits pays
n'accepteront jamais cela).
Les règles actuelles découlent du traité de Nice (modifié par les
traités d'accession élargissant l'Union à 25 puis 27 membres). Elles
sont d'une complexité assez affolante. Chaque pays reçoit un certain
nombre de voix : nombre qui croît avec la population, mais de façon
assez irrégulière (et des susceptibilités ont été ménagées, par
exemple la France, le Royaume-Uni ou l'Italie ont le même poids que
l'Allemagne, 29 voix, alors que cette dernière a significativement
plus d'habitants) ; au total il y a 345 voix. Pour qu'une proposition
soit acceptée, il faut (et il suffit) qu'elle soit approuvée par des
pays membres représentant :
une majorité (c'est-à-dire 14) des 27 pays membres (cette majorité
étant portée aux deux tiers, c'est-à-dire 18, si la proposition ne
provient pas de la Commission),
255 voix (soit 73.91%) des 345 voix,
62% de la population de l'Union (cette clause ne jouant que si un
membre demande explicitement à ce qu'on la vérifie : dans la pratique
elle est presque toujours conséquence de la clause précédente, il n'y
a que dans de très rares cas que l'absence de l'Allemagne parmi les
membres soutenant une décision peut faire que celle-ci totalise 255
voix sans représenter 62% de la population de l'Union).
Les règles proposées par le traité constitutionnel européen (vous
savez, celui qui est parti à la poubelle) étaient plus simples : pour
qu'une proposition soit acceptée, il faut qu'elle recueille l'adhésion
de pays membres représentant :
au moins 55% (c'est-à-dire 15) des 27 pays membres (cette majorité
étant portée à 72%, c'est-à-dire 20, si la proposition ne provient pas
de la Commission),
65% de la population de l'Union, ou bien
tous les pays membres sauf au plus trois (c'est-à-dire
concrètement que trois pays, quelle que soit leur taille, ne peuvent
pas à eux seuls bloquer une décision, une « minorité de bloquage »
doit comporter au moins quatre pays).
Ces nouvelles règles auraient eu l'avantage de l'universalité (pas
besoin de négocier un nombre ad hoc de voix quand un nouveau pays
accède à l'Union), d'un peu plus de simplicité, et surtout d'une plus
grande facilité à adopter une mesure. (Pour donner une idée, si les
pays votent chacun en tirant à pile ou face indépendamment, une mesure
est adoptée avec une probabilité de 2% avec les règles du traité de
Nice, alors qu'elle l'est à presque 13% avec les règles du
TCE : donc on peut en quelque sorte dire que c'est six
fois plus facile avec ces nouvelles règles.) C'est ces règles-là (ou
une variante à négocier, bien entendu) que Mme Merkel, M. Sarkozy et
d'autres voudraient faire accepter. La raison pour laquelle la
Pologne ou l'Espagne trainent des pieds est facile à comprendre :
elles avaient dans les règles de Nice un nombre de voix important eu
égard à leur population, les règles du TCE prévoient une
règle pour les petits pays (exigence de 55% des pays membres), une
autre pour les grands (exigence de 65% de la population), mais rien
pour les pays « moyens ».
Je n'ai pas vérifié que la Pologne perdait effectivement du pouvoir
(et combien) dans ce nouvel ensemble de règles… Il faut savoir
qu'il y a des moyens mathématiques standard de mesurer le pouvoir,
comme l'indice de pouvoir de Banzhaf, qu'on présente souvent comme la
proportion, parmi les coalitions gagnantes (i.e., permettant
l'adoption d'une proposition), de celles dont le membre considéré est
un membre-pivot (s'il quitte la coalition, celle-ci cesse d'être
gagnante) : cela revient aussi en gros à faire voter au hasard tous
les membres (de façon équiprobable pour oui et non) et à regarder la
probabilité que le vote du membre considéré soit déterminant sachant
qu'avec lui la proposition est adoptée (on peut aussi faire un calcul
en supposant que la proposition est rejetée, ou en ne supposant
rien).
J'avais fait il y a longtemps des calculs pour les élections présidentielles
américaines, concluant que, selon les règles qui sont en vigueur,
les électeurs californiens avaient trop de pouvoir (contrairement à
une opinion répandue qui veut que ce soient ceux des petits états qui
en aient trop). Mais l'idée simple qui en résulte est que si on veut
une représentation équitable, il faut effectivement que les poids
soient répartis de façon proportionnelle à la racine carrée
de la population (c'est-à-dire que je donne raison, sur le principe, à
M. Kaczyński) : le raisonnement est en gros le suivant :
on suppose que les votes des états sont déterminés par un vote
majoritaire dans leur population (c'est effectivement ce qui se passe
pour l'élection présidentielle américaine, et c'est un modèle
vaguement raisonnable pour le Conseil européen) ;
or le pouvoir d'un individu dans un vote simple parmi N
personnes, avec N très grand, est asymptotiquement
proportionnel à l'inverse racine carrée de N (c'est
l'estimation classique de l'ordre des fluctuations : si on veut, c'est
l'équivalent de la proportion du coefficient binomial médian) ;
en revanche, sur un système de vote pondéré avec des poids pas
trop délirants (techniquement, si la somme des carrés des poids est
nettement plus grande que le carré du plus grand poids), les pouvoirs
sont environ proportionnels aux poids ;
donc si on veut donner le même pouvoir, au final, aux citoyens des
différents états, il faut distribuer les poids du vote pondéré
proportionnellement à la racine carrée des populations.
Ceci vaut aussi bien pour l'élection présidentielle américaine que
pour le vote au Conseil européen.
Ceci étant, il n'y a pas de raison de ne pas demander des
pondérations avec plusieurs systèmes de poids (comme c'est le cas
actuellement, ainsi que je l'ai expliqué, et comme le prévoit aussi le
TCE) : on peut demander une majorité sur les membres, une
majorité sur la population et une majorité sur la racine
carrée de la population (ou puissance ½ de la population). Du coup je
me permets de soumettre à la sagacité des Grands de ce monde la règle
madorienne de vote pour le Conseil européen, qui sont les
suivantes :
Une proposition est adoptée selon la règle madorienne lorsque
pour tout réel p compris entre 0 et 1 (au sens
large), la proposition est soutenue par une certaine proportion
(indépendante de p) des pays pondérés par la population à
la puissance p : la proportion étant fixée à 55% pour les
votes normaux, et à 2/3 pour ceux qui ne sont pas des propositions de
la Commission.
Noter que la population à la puissance 0, c'est toujours 1, donc
pondérer par la population à la puissance 0 revient à ne pas pondérer.
La règle madorienne demande donc une majorité de 55% des pays, de 55%
de la population, de 55% de la racine carrée de la population, mais
aussi de 55% de n'importe quelle puissance p∈[0;1] de
la population. Cela assure de ne léser ni les petits pays, ni les
gros, ni les « moyens ». En pratique, vérifier pour p=0 et
p=1 suffit dans beaucoup de cas à assurer tous les
p intermédiaires, mais il faut parfois mettre quelques
p supplémentaires, et ce sont des cas pas forcément
absurdes (du genre : Allemagne France Italie Roumanie Pays-Bas
Slovaquie Danemark Finlande Irlande Lithuanie Lettonie Slovénie
Estonie Chypre Luxembourg).
Mettez-moi Angela Merkel au téléphone et je lui explique pourquoi
ma proposition est géniale et va sauver l'Union européenne.
Seulement 25% des Français souhaitaient dimanche voir se constituer
une majorité absolue de droite à l'Assemblée nationale. […] Sur
l'ensemble des votants, 36% ont souhaité donner une majorité forte à
Nicolas Sarkozy. […]
Pour autant, les perceptions de la future politique Sarkozy-Fillon
sont contrastées. 69% pensent qu'elle sera "efficace", 66% "en
rupture avec ce qui a été fait jusqu'ici", 61% "rassembleuse", 61%
"juste" et 59% "capable de répondre aux vrais problèmes des Français".
Mais 71% estiment qu'elle sera "autoritaire", 68% "trop portée sur la
communication", 62% "trop médiatique", 61% "trop sûre d'elle-même" et
56% "concentrant trop les pouvoirs".
Manifestement il y a une chose qui n'étouffe pas les Français,
c'est la cohérence. J'attends avec impatience le sondage qui nous
montrera que 70% des Français trouvent qu'on paie trop d'impôts et 45%
pas assez, que 60% pensent qu'il y a trop de fonctionnaires et 65% pas
assez, que 85% voudraient travailler plus et 90% travailler moins, et
que 80% pensent que les sondages contiennent trop de questions
stupides et 75% pas assez. Et surtout j'attends les exégèses de ce
sondage, après.
Les élections, c'est un peu comme le Noël des petits : on les
attend avec impatience, on pense au cadeau qu'on va peut-être avoir,
et quand c'est fini, qu'on ait eu ce qu'on espérait ou non, on est
vaguement hébété de se rendre compte que c'est déjà fini et qu'on est
revenu à la routine quotidienne.
Je pense à tous les Français qui seront déçus, après-demain : ceux
qui auront vu leur candidat(e) préféré(e) perdre alors qu'il/elle leur
semblait certain(e) d'être élu(e), ceux qui auront voté pour le/la
« moins pire » et qui verront le/la « pire » accéder au pouvoir, ceux
au contraire qui se rendront compte que le/la « pire » n'était pas
forcément celui/celle qu'ils pensaient, ceux qui passé leur bonheur
immédiat de voir leur candidat(e) victorieux/-se s'apercevront qu'ils
ne l'aiment pas tant que ça, ceux qui auront voté blanc ou se seront
abstenus et qui le regrettont, ceux qui n'auront pas voté blanc et qui
le regretteront aussi. Sans doute n'y aura-t-il pas que des déçus,
mais il y en aura une bonne vingtaine de millions au bas mot (bien
plus si on compte tous ceux qui auront voté au premier tour pour un
autre candidat que celui/celle qui sera finalement élu(e)) : et la
pensée des millions d'heureux ne me fait pas oublier la tristesse des
autres. Malgré les promesses des deux candidats (voire du troisième
larron) d'être des candidats qui rassemblent, je vois surtout
dans les élections le triste spectacle de la division et du
déchirement. Un passage obligé pour la démocratie, mais qui promet
des lendemains douloureux — pour cinq ans. Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni :
au-delà de mes opinions politiques propres, je me sens un peu
Caton.
(Je pense surtout à l'élection présidentielle, là, parce que les
vaincus n'ont rien. Lorsqu'on élit une assemblée, il reste
toujours quelques miettes à l'opposition : mais un poste pour un seul
homme, væ victis !, on l'a ou on ne l'a pas, et
avoir eu 49% des suffrages est tout pareil qu'avoir eu 5%. C'est une
de mes raisons de trouver fort irritant qu'on élise le président avant
le parlement — ça incite à l'écrasement des perdants.)
Ce que les élections ont de bien, en revanche, c'est qu'avec le
nombre faramineux de sondages qui sortent on en apprend plus sur la
sociologie du pays que jamais autrement. Les moins de 30 ans, les
cadres, les fonctionnaires, les diplômés du supérieur et les lecteurs
de Télérama vote(ro)nt nettement pour Royal, tandis que
les plus de 75 ans, les femmes au foyer, les retraités, les non
bacheliers et les lecteurs du Point vote(ro)nt nettement
pour Sarkozy. Apprend-on de diverses enquêtes d'opinion. M'enfin, ça
fait encore de la division, et c'est aussi le triste signe du
déterminisme social.
Parlant de déterminisme, il y en a un dont j'aimerais comprendre la
raison et l'ampleur, c'est le fameux effet d'entraînement dont
on nous parle entre la présidentielle et les législatives. Il me
laisse profondément perplexe parce que j'ai entendu des gens déclarer
qu'ils voteraient aux législatives contre le parti du
président élu quel qu'il soit (de façon à équilibrer les pouvoirs), et
évidemment d'autres avoir un avis fixe de toute façon, mais je n'ai
entendu personne déclarer qu'il voterait pour le parti du
président — qui sont donc les électeurs qui ont ce
comportement ?
Il faudrait faire l'expérience suivante : récupérer les données,
commune par commune, du premier tour de la présidentielle, les
regrouper par circonscriptions, faire semblant qu'il y a autant de
candidats députés que de candidats à la présidentielle et qu'ils
obtiennent les mêmes voix au premier tour, maintenir au second tour
les candidats qui peuvent y rester (c'est-à-dire ceux ayant obtenu les
voix d'au moins le huitième des inscrits : c'est la différence
essentielle avec la présidentielle où seuls deux candidats peuvent se
présenter au second tour) et faire les reports de voix qui semblent
plausibles en version des sondages actuels (le second tour de la
présidentielle permettra de les affiner) ; cela permettrait de
constituer une assemblée de référence qu'il faudra comparer avec celle
qui sera effectivement élue en juin — on saurait ainsi quelle
est au juste l'ampleur de l'effet d'entraînement et de l'inversion de
calendrier électoral.
Depuis le 15 novembre dernier, la France s'est
dotée [décret nº2005-829 du 20 juillet 2005 (NOR:
DEVX0400269D)] d'une nouvelle taxe sur les
équipements électriques et électroniques, histoire de payer leurs
frais de recyclage. Je suppose que c'est une bonne chose, en tout
cas, je n'ai pas à m'en plaindre. (En revanche, je me plains beaucoup
du fait qu'on manque totalement d'informations sur ce qu'on est
supposé faire, en pratique, des vieilles cartes d'ordinateurs, des
vieux disques durs, etc., dont on veut se débarrasser ; pour
l'instant, je les accumule sans les jeter, ce qui me semble encore le
plus simple. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici.)
Ce qui m'horripile surtout, c'est que depuis que cette taxe a été
créée, les vendeurs, sans doute pour ne pas donner l'impression
d'avoir augmenté leurs tarifs, ne l'incluent pas dans les
prix marqués. On voit donc fleurir des petites étiquettes prix
hors éco-participation, des lignes supplémentaires sur nos tickets
de caisse, etc. Je trouve ça absolument inadmissible : lorsque je
vois un prix affiché chez un commerçant, je m'attends à ce que ce soit
le prix net que je doive payer, toutes taxes comprises. (Et c'est
quelque chose qui m'insupporte, par exemple, aux États-Unis, de ne
jamais savoir exactement combien quelque chose coûte, parce qu'il faut
toujours ajouter une taxe de vente dont on ignore le montant ; enfin,
le pire c'est encore les restaurants puisqu'il faut aussi
ajouter un service qui n'est pas marqué.) D'ailleurs, lorsque je fais
les courses, je sors parfois la monnaie exacte avant la caisse, pour
gagner du temps : il importe pour cela que les prix soient corrects,
et connus de moi, au centime près, d'après les étiquettes en
rayon.
De toute façon, ce n'est pas seulement moi qui condamne ça, puisque
l'arrêté
du 3 décembre 1987 relatif à l'information du consommateur sur les
prix (NOR: ECOC8700137A) stipule :
Toute information sur les prix de produits ou de services doit
faire apparaître, quel que soit le support utilisé, la somme totale
toutes taxes comprises qui devra être effectivement payée par le
consommateur, exprimée en monnaie française. Comment se fait-il
que cette nouvelle taxe fasse exception ? (Peut-être justement que ce
n'est pas une taxe mais un autre gadget législatif ou
réglementaire inventé pour l'occasion. Toute personne sensée
appellera quand même ça une taxe.)
Peut-être les commerçants n'ont-ils pas été prévenus à temps que la
taxe entrait en vigueur : dans ce cas, il faut critiquer la manière
dont le gouvernement prend des dispositions sans prévenir suffisamment
à l'avance pour qu'elles soient correctement appliquées. J'imagine
aussi (même si je ne vois pas d'instruction claire dans le décret)
qu'il est imposé que le montant de la taxe soit indiqué quelque part
explicitement (ce n'est pas toujours le cas, hélas) : personnellement,
je m'en fous, mais je tiens à ce que le prix total soit
clairement indiqué. Et force est de constater que ce n'est pas le
cas.
Je parle rarement de politique ici, alors je vais en faire un peu
pour une fois (tout en tâchant de garder la neutralité de rigueur du
devoir de réserve® du
fonctionnaire).
On commence par une prévision, c'est sur ce qui va se passer en
2007, parce qu'on m'a dit de l'écrire dans mon blog pour qu'on puisse
se moquer de moi après coup. Je la fais pas tellement parce que j'y
crois que parce que personne d'autre ne semble accorder ne serait-ce
qu'une seconde d'attention à ce scénario : il s'agit d'imaginer que
M. Sarkozy soit élu président de la République mais qu'aux
législatives qui suivent son parti, l'UMP, perde
nettement face au PS, donnant une nouvelle cohabitation
(où le Premier ministre aurait des chances assez importantes d'être,
par exemple, M. Strauss-Kahn). Je ne dis pas que je considère ce
scénario comme très probable : mon pipotron lui donne environ 35% de
chances de se réaliser, contre, disons, 30% pour une victoire du
PS aux deux élections, 20% pour une victoire de
l'UMP après l'élection de M. Sarkozy, et 15% pour
n'importe quelle sorte de scénario un peu exotique (par exemple, une
absence de majorité absolue à l'assemblée). Bref, je ne me mouille
pas trop : mais je m'étonne de voir qu'on me traite parfois d'illuminé
de la simple évocation de ce cas de figure. Rapidement, je dirais que
les raisons de penser qu'il n'est pas invraisemblable sont que
(1) M. Sarkozy est assez populaire, mais il l'est à titre individuel,
son parti, lui, ne l'est pas énormément (et a subi un revers
considérable lors des dernières élections), (2) l'adversaire principal
qu'on lui désigne généralement, Mme Royal, pourrait échouer à obtenir
l'investiture de son parti à cause d'une division interne du
PS (ou pour d'autres raisons : on a évoqué, par exemple,
la possibilité de bourrage d'urnes depuis que le parti a autorisé des
inscriptions « internet » à bas prix permettant néanmoins de voter
dans les primaires), (3) une dispersion des voix, plus probable à
gauche qu'à droite, pourrait conduire à l'élimination des candidats de
gauche au premier tour de la présidentielle, typiquement au profit de
l'extrême-droite comme en 2002, alors que cette élimination a peu de
chances de se produire de façon significativement répétée sur les
législatives, (4) les Français n'ont tout simplement jamais
reconduit une majorité à l'Assemblée nationale depuis 1981, (5) les
Français ne semblent pas fondamentalement hostiles à la cohabitation,
lorsqu'on leur pose la question directement (dans un sondage) ou
indirectement (lors d'une élection législative, en '86, en '93 et en
'97), (6) s'il est vrai qu'ils pourraient être réticents à voter coup
sur coup pour une assemblée de couleur politique opposée à celle du
président, ils seraient aussi probablement réticents à reproduire le
scénario de 2002 qui donne actuellement un exécutif dont
l'impopularité est exceptionnelle. Bref, toutes ces raisons ne font
peut-être pas un cas hautement probable, mais au moins digne d'être
pris en considération, or je n'ai entendu personne, ni homme politique
ni analyste de quelque sorte que ce soit, ne serait-ce qu'évoquer
cette possibilité. Je trouve ça étrange, qu'on ferme autant les yeux
dessus.
Passons. Parler de cette élection m'amène à évoquer un point de
programme qui est partagé par les deux principaux candidats et qui me
semble, pour le dire tout de suite, absolument révoltant, c'est l'idée
d'établir un service civique obligatoire pour les jeunes (ici
le projet socialiste, là
une présentation de celui de M. Sarkozy). Des blogueurs ont déjà
argumenté de façon convaincante contre cette idée : ici
par exemple, ou là,
ou encore là,
rien pour ce qui est des aspects économique du projet, donc pas la
peine que je reproduise ces arguments ; de toute façon, je pense qu'il
est irréalisable, c'est une promesse électorale vaseuse qui n'engage
que ceux qui y croient et qui est destinée à séduire à la fois toutes
sortes de gens qui s'imaginent qu'il faut inculquer quelques saines
valeurs à cette jeunesse désorientée, un thème qui fait recette depuis
Mathusalem — mais dans les faits, ça restera une promesse vide
parce qu'il y aurait une terrible levée de boucliers et parce que
l'individualisme est quand même bien ancré dans les mentalités :
personne ne se risquerait à perdre l'électorat potentiel de cette
jeunesse censément désorientée ; et aussi, plus simplement, parce que
ce serait impossible de trouver l'encadrement nécessaire ; il sera, de
toute façon, bien commode après les élections de prétexter que
l'argent manque (ce qui est vrai) ou que c'est juridiquement
impossible (c'est contraire à la Constitution et à tous les protocoles
sur les droits de l'homme). En gros, on aménagera les possibilités de
service civique volontaire (ce qui me semble une très bonne chose, là,
surtout si on trouve un moyen d'améliorer la compatibilité avec les
cursus universitaires) et on oubliera discrètement le côté obligatoire
(là aussi, je m'en réjouirai, car c'est uniquement cet aspect-là qui
me pose problème).
Ce qui m'inquiète, c'est, plus que le projet lui-même (dont je
viens d'expliquer qu'il ne sera sans doute jamais réalisé), le fait
qu'il puisse être avancé sans que ça fasse broncher qui que ce soit.
Car, je suis désolé, si ce projet viole toutes les conventions sur les
droits de l'homme, ce n'est pas pour une question de forme ou pour un
problème technique : c'est qu'il s'agit vraiment d'une
violation des droits de l'homme, de forcer quelqu'un à travailler (je
pourrais sortir le mot esclavage, là, mais ça ne convaincra que
ceux qui ont déjà compris, donc évitons-le), et si le service
militaire obligatoire est vu comme une exception historique pour
nécessité d'État (que je conteste, d'ailleurs, et je suis bien content
qu'il ait été supprimé en France) et si l'éducation obligatoire est
agrémentée de sauvegardes importantes (plus obligatoire au-delà de 16
ans, et en-deçà les parents ont le choix du mode d'éducation qu'ils
veulent donner à leurs enfants), ce n'est pas un hasard. Une fois
qu'on considère qu'un individu est adulte est responsable, on doit
admettre qu'il est seul maître à décider de ce qu'il fait de sa vie.
C'est très dur pour les gens qui aiment tant mettre leur nez dans les
oignons des autres.
Ce qui me fait peur, donc, c'est qu'on puisse proposer une mesure
qui va directement à l'encontre d'une liberté individuelle
fondamentale, et que ça fasse, finalement, aussi peu de remous. (Et
une fois de plus, je me lamente
que des gens confondent systématiquement machintruc est
une bonne chose et
‹rendre machintruc obligatoire› est une
bonne chose… mais je vais y revenir.)
Le problème, avec les libertés individuelles, ou, dans un autre
angle, avec le droit des minorités, c'est qu'il faut les protéger y
compris contre la majorité. C'est pour ça que la démocratie, qui est,
empiriquement, la forme de régime politique la plus respectueuse des
droits individuels (‹remous sur les bancs des libertaires du
fond de la classe›), est aussi potentiellement dangereuse : car
il est difficile, dans un système de gouvernement qui prétend donner
le pouvoir à la majorité, de protéger les libertés des individus ou
des minorités même contre les décisions de la majorité. C'est pour ça
que nous avons des juges, et c'est pour ça que la justice est censée
être indépendante du suffrage universel, et c'est pour ça que
j'enfonce des portes ouvertes, aussi. Toujours est-il qu'il y a une
chose qui m'effraie, c'est qu'on piétine ces libertés individuelles à
grandes acclamations de la vox populi, vox dei, à
grands coups de sondages et de mesures populaires (et, puisque les
gens confondent systématiquement être souhaitable et être
souhaitable qu'il soit obligatoire ou être indésirable et
être souhaitable qu'il soit interdit, on peut leur faire avaler
toutes sortes de salades). Je ne suis pas sûr que les moyens de
communication que nous avons en ce début de XXIe siècle soient
toujours complètement un progrès pour la liberté : j'avais d'ailleurs
déjà ranté à ce sujet.
L'autre problème, apparenté, c'est qu'on s'imagine qu'on a fait des
progrès dans la liberté de X en voyant qu'on a
fait des progrès dans la technique de X. Ceci
vaut particulièrement si X = la communication. La
situation de l'Internet en Chine semble bien montrer que cet outil de
communication, qui peut certes devenir un outil de liberté, ne l'est
que si on veut qu'il le soit, pas automatiquement (et vlan ! une autre
porte ouverte copieusement enfoncée à la hache bénie +2). L'ennui,
c'est qu'on confond les deux.
J'ai peur, en fait, qu'on se dirige vers une société toujours plus
despotique, mais d'un despotisme non pas d'une oligarchie mais de la
majorité bien-pensante, dont les outils de communication, toujours
plus développés, deviendraient des outils d'ostracisme des déviants de
toutes sortes, en même temps qu'on se féliciterait bien haut que la
liberté ne cesse de progresser, comme si la liberté d'expression se
mesurait en mégabits par seconde.
Zut, j'ai encore ranté, et je n'ai pas été clair. Tenez, ce n'est
pas vraiment le sujet (en même temps, je n'ai pas arrêté de faire des
coqs-à-l'âne, alors le sujet…), mais dans un pays toujours plus
en avance que nous pour ce qui est des reculées sociales, voilà
ce que ça peut donner, le despotisme du bien-pensant.
J'ai un intérêt particulier pour les modes de scrutin et d'élection
(intérêt qui a été renouvelé en 2002 pour les raisons qu'on sait).
Normalement, pour une élection d'une seule personne (par exemple s'il
faut envisager une bonne façon d'élire le président de la République,
en France), je recommande le scrutin par assentiment (qui consiste
simplement à laisser chaque électeur voter pour le nombre de candidats
qu'il souhaite — mais au plus une seule fois pour chacun —
et à nommer celui qui a le plus de voix) ; en principe je trouve que
le scrutin idéal est celui que j'appelle Condorcet-Nash[#], mais il est inapplicable en
pratique car trop complexe (et difficile à expliquer) et politiquement
inacceptable car elle fait intervenir une part de hasard, donc le
scrutin par assentiment me semble être the next best
thing. Ce mode de scrutin a néanmoins une caractéristique qui le
rend peu souhaitable dans certains contextes : il favorise fortement
les centristes.
Voici une autre proposition, à laquelle je n'ai pas sérieusement
réfléchi, et qui a probablement des inconvénients majeurs, mais qui
n'a pas cette propriété de favoriser le centre, et qui a aussi la
vertu de ne pas pénaliser la multiplication des candidats. J'appelle
cela le scrutin par arbre (ou éventuellement par
post-primaires car il revient à intégrer tout un système de
primaires dans l'élection).
L'élection se déroule en trois étapes. Dans la première, les
candidats se désignent ; probablement il y a des conditions
administratives (du genre, des signatures d'élus à obtenir, si on
parle de l'élection du président de la République française), mais
cela ne nous concerne pas ici.
La seconde étape est celle des tractations d'alliances. La liste
des candidats est maintenant fixée, mais ils ont le droit de former
des nœuds, qui sont des sortes d'alliances. Si un
certain nombre de candidats sont tous d'accord entre eux, ils peuvent
faire enregistrer un nœud entre eux : une fois que c'est fait,
ce nœud ne pourra pas être défait. Une fois le nœud
constitué, il peut lui-même entrer en alliance (sous condition
d'accord de tous les candidats du nœud) avec d'autres
nœuds ou d'autres candidats individuels pour former de nouveaux
nœuds « au-dessus » du nœud déjà formé ; ou encore des
candidats à l'intérieur du nœud peuvent former des nœuds
« au-dessous » du nœud déjà formé ; en revanche, il n'est pas
permis de former des nœuds entre une partie d'un nœud déjà
formé et (tout ou partie d')un autre : autrement dit, il doit toujours
y avoir emboîtement entre les nœuds, ou, si l'on veut,
mathématiquement, ces nœuds doivent former un arbre
dont la racine est fictive et dont les feuilles sont les
candidats.
Par exemple, on pourrait imaginer que l'ensemble des candidats de
gauche forment un nœud ensemble, et l'ensemble des candidats de
droite en forment un autre (évidemment il y aurait des polémiques sur
le fait d'inclure ou non l'extrême-droite dans ce nœud !) ; si
ces deux nœuds se constituent, il devient possible de former des
sous-nœuds entre candidats de gauche ou entre candidats de
droite, mais jamais entre certains de l'un et certains de l'autre. On
peut aussi certainement imaginer que les candidats d'un même parti (je
rappelle qu'un des intérêts du mode de scrutin est qu'il ne pénalise
pas un parti qui présenterait plusieurs candidats !) décident de
former un nœud, qui pourrait ensuite former des sur-nœuds
avec des partis proches. Bref, on a compris le principe.
Cette étape de tractations ne fait pas du tout intervenir les
électeurs, uniquement les candidats, qui déposent des actes de
formation des nœuds auprès de l'autorité contrôlant l'élection
(il faudrait voir si on publie ça immédiatement ou à la fin de
l'étape, mais de toute façon cela sera connu). On constitue, donc, un
arbre des candidats, partant d'une racine fictive (l'ensemble de tous
les candidats), qui a à partir d'elle une branche vers chaque
nœud de plus haut niveau, lesquels ont à nouveau des branches
vers les nœuds intérieurs, et ainsi de suite jusqu'aux candidats
individuels. L'arbre est représenté de façon graphique sur les
bulletins de vote qu'on distribue (ou au moins dans le matériel
électoral).
L'élection proprement dite, qui est la troisième étape, se fait
alors de façon très simple, et en un seul tour : chaque électeur
choisit un candidat, et c'est tout. Pour déterminer qui remporte
l'élection, on reporte chaque voix à la fois sur le candidat pour
lequel elle s'est exprimée mais aussi pour chaque nœud dont elle
fait partie, à tous les niveaux jusqu'à la racine de l'arbre (qui
reçoit, fictivement, la totalité des suffrages exprimés) ; puis, en
partant de la racine, on descend dans l'arbre en choisissant à chaque
nœud la branche qui part vers le sous-nœud ayant obtenu le
plus de voix. Par exemple, si les candidats X,
Y et Z ont obtenu respectivement 25%, 35% et 40%
des suffrages exprimés mais que X et Y avaient
préalablement formé un nœud, alors ce nœud est crédité de
25%+35%=60% des voix, dont on choisit l'élu parmi ses candidats, et
c'est Y qui est élu. On peut aussi dire que cela revient à
proposer à l'électeur le choix entre les grandes branches (par
exemple, gauche/droite, ou gauche/droite/extrême-droite, ou que
sais-je encore), puis, à l'intérieur de la branche qu'il a choisie,
entre les sous-branches, et ainsi de suite jusqu'au candidat
individuel, et on fait l'élection de la même manière.
Il est certainement vrai (et sans doute critiquable) qu'une part
énorme de l'élection tient en fait dans l'étape de tractations
d'alliances. D'un autre côté, cela est certainement aussi vrai
d'autres systèmes électoraux couramment utilisé. En fait, je pense
que ce scrutin par arbre, s'il n'est peut-être pas approprié pour
élire une personne, l'est peut-être pour faire un choix entre des
décisions à prendre, au nombre de plus que deux (par exemple, si une
assemblée doit prendre une décision un peu complexe, on peut imaginer
qu'elle voterait avec ce mode de scrutin entre des
propositions-candidats, c'est-à-dire des propositions appuyées par un
membre de l'assemblée en question qui prendrait les responsabilités de
former les alliances dans la deuxième étape du processus que j'ai
décrit).
[#] Je décris très
sommairement cette méthode de façon à être compréhensible par les
mathématiciens : il s'agit pour chaque électeur de définir son ordre
de préférence entre les candidats, puis on forme une matrice de gains
qui donne au candidat X contre le candidat Y le
nombre de voix ayant préféré X à Y moins le
contraire ; d'après un théorème de von Neumann, cette matrice a une
stratégie gagnante, qui dans le cas typique est unique : on choisit
alors le gagnant de l'élection selon la stratégie en question (quitte
à tirer au hasard, avec les probabilités qu'elle dicte, si elle n'est
pas pure, c'est-à-dire, s'il n'y a pas de gagnant de Condorcet).
Cette méthode est optimale exactement en ce sens que la stratégie
utilisée est optimale : tout autre mode de scrutin provoque
statistiquement plus de mécontents.
[Ajout () : ce
système
est considéré
ici.]
L'argent du contribuable, l'argent du consommateur
Il m'arrive assez rarement de regarder la télé. Ce soir, dans un
moment de désœuvrement (je ne suis pas allé travailler, parce
que j'ai cru qu'on ne me laisserait pas
entrer dans mon bureau), je l'ai allumé, et je suis tombé sur
l'émission Capital
consacrée au patrimoine de l'État (le mobilier national). I.e., on
parle beaucoup de l'argent du contribuable, de la manière dont il est
employé, du train de vie des ministres (est-il excessif, etc.).
Je suis tout à fait favorable à ce genre d'enquêtes et à la
transparence dans ce domaine (l'exemple de la Suède, proposé dans un
des reportages, était d'ailleurs fort instructif pour ce qu'on peut
atteindre en matière d'économie et de transparence). Mais il y a une
chose que je n'ai jamais bien comprise, c'est l'obsession pour
l'argent du contribuable par rapport à l'argent du
consommateur.
Je m'explique. Une partie de l'argent que je dépense va dans les
caisses de l'État, que ce soit par les impôts directs ou par des
taxes ; en « échange » (plus ou moins) de cet argent, je reçois des
services de l'État. Une autre partie, nettement plus importante, de
l'argent que je dépense, va dans les caisses de groupes privés
(typiquement, des entreprises), et en échange je reçois différents
services ou différents biens de consommation. Dans le premier cas, on
parle de mon argent en tant que contribuable, dans le second, en tant
que consommateur. Une partie de l'argent du contribuable sert à payer
ce que les reportages appellent les ors de la République, les
voitures et appartements de fonction des ministres, ce genre de
choses ; mais une partie de l'argent du consommateur sert aussi à
payer des choses de ce genre : les voitures et appartements des
dirigeants des entreprises. Personnellement, je ne vois pas
fondamentalement la différence. Or il me semble que pour ce qui est
de l'argent public, le niveau de transparence est loin d'être
aussi mauvais que pour l'argent privé : il n'est certes pas
facile de savoir où vivent les ministres et combien ça coûte au
contribuable, mais il est encore plus difficile de savoir où vivent
les PDG et combien ça coûte au consommateur, et quand un
ministre a un appartement jugé trop luxueux, payé par l'État, et que
la presse le révèle, au moins, il est forcé à démissionner, alors que
pour un PDG je n'ai le souvenir d'aucune histoire de ce
genre (même s'il y a ponctuellement des petits scandales, mais
uniquement sur des épiphénomènes locaux). Pourtant, moi, je ne me
sens pas vraiment plus gêné par un cas que par l'autre. (Et je
précise que je cite les grosses voitures comme un exemple
anecdotique : je parle de transparence financière en général.)
La réponse classique serait de dire que je n'ai pas le choix de
payer des impôts alors que j'ai le choix d'acheter mes yaourts dans la
marque X ou Y. Je trouve ça assez pipo :
premièrement, je fais mes achats dans la grande surface la plus proche
de chez moi et je n'ai pas de choix à ce sujet (les autres sont trop
loin), donc ce que je paie à Champion est exactement pareil qu'un
impôt, de mon point de vue, et deuxièmement, de toute façon, je n'ai
pas assez d'information pour savoir si l'argent est mieux dépensé
quand il rentre dans les caisses de la marque X que de la
marque Y, car aucune ne fait preuve de la moindre
transparence quant à sa gestion de ses recettes.
Et bizarrement, ça semble normal à la plupart des gens :
autant l'État est perçu comme quelque chose qui doit être sous le
contrôle de tout le monde (la République est, étymologiquement,
la chose publique), sinon les citoyens-contribuables protestent,
autant un organisme privé a, moralement, le droit d'être opaque, et
ses clients-consommateurs ne s'en offusquent pas, ils regardent juste
l'argent qui entre et le service qui sort et considèrent le reste
comme une boîte (pun unintended) noire.
Attention, je ne dis pas forcément que les entreprises devraient avoir
une obligation légale de transparence financière vis-à-vis de
leurs clients ! Rendons à César ce qui est à César, à l'État ce qui
est la loi : je dis que je trouve malsain de la part de la société de
tolérer d'acheter des biens à des fournisseurs dont elle n'exige pas
la transparence financière la plus totale, alors qu'elle l'exige des
gouvernants de l'État. Malheureusement, ce n'est pas quelque chose
qui semble en passe de rentrer dans les mœurs, que de refuser
d'acheter un produit lorsque celui à qui on l'achète n'est pas en
mesure de fournir un compte-rendu détaillé de ce qu'il va faire avec
l'argent qu'on lui verse. (Et je souligne que je me place
volontairement dans la situation du client face à un
fournisseur et pas de l'actionnaire : car il semble
mieux compris que l'actionnaire peut exercer un contrôle sur le groupe
dont il est actionnaire, alors qu'il n'y a pas vraiment plus de raison
que pour le client. L'actionnaire a le pouvoir de vote dans les
assemblées générales, mais le client a le pouvoir de refuser
d'acheter, et c'est un contrôle censément au moins aussi
efficace.)
Le commerce équitable est un début de réponse, mais il met la
charrue avant les bœufs : c'est surtout le commerce
transparent que je voudrais voir. Et jusqu'à présent, je
n'ai jamais vu un yaourt qui comporterait une étiquette détaillant, à
côté des ingrédients (et de façon contractuelle !) la répartition du
prix de ce yaourt. S'il y a des associations de
consommateurs qui militent pour forcer l'apparition de telles
mentions, j'adhère.
Tout le monde a déjà dit et écrit tant de choses sur
Mitterrand, en notamment à l'occasion du dixième anniversaire de sa
mort, que je me garderai bien d'en rajouter sur l'homme politique, et
ce d'autant plus facilement que je n'ai pas grand-chose à dire : ses
réformes politiques qui me paraissent admirables, comme l'abolition de
la peine de mort, elles ont été menées dans les toutes premières
années de son « règne », et j'étais bien trop jeune pour m'intéresser
à la politique en 1981. (D'ailleurs, la première fois que j'ai voté
c'était pour la présidentielle de '95, donc précisément à la fin de
son deuxième mandat.)
Ce qu'il semble le plus évident à dire, et assez incontestable,
c'est qu'il était d'une très grande intelligence et qu'il a marqué son
temps. Car ceux qui sont nés, ou ont passé l'essentiel de leur
enfance, pendant ces quatorze années de 1981 à 1995, portons volens
nolens le nom collectif de Génération Mitterrand :
aucun autre président français ne laisse son nom à une classe d'âge.
Du coup, le 8 janvier 1996 (je me rappelle très bien le moment où j'ai
appris sa mort : nous étions en cours de physique quand un ami me l'a
dit), je n'ai pas éprouvé une grande tristesse mais j'ai eu le
sentiment qu'un symbole de ma jeunesse venait de passer. (D'accord,
il y a un peu d'une interprétation a posteriori dans ce que
j'écris là, mais c'est tout de même assez vrai.) Déjà en '95 on
devait s'habituer à ce qu'un autre que lui puisse être président,
c'était assez étrange.
Mais c'est surtout le mystère de ses contradiction, probablement,
qui fascine. Certainement chaque homme a ses contradictions, et
certainement la vie politique les met en lumière de façon aiguë, mais
Mitterrand semble avoir cultivé leur mystère a un point très
particulier (en tout cas à partir de 1981) : il n'est pas un
compliment qu'on puisse lui faire qui ne doive aussitôt être suivi par
une nuance d'ombre, et pas un reproche qui ne soit à nuancer d'une
part de lumière. Tous les ingrédients sont rassemblés pour qu'il
puisse avoir des fans inconditionnels (comment s'appelle, au fait, ce
film qui dépeint justement une jeune fille totalement folle de
Mitterrand ? ah, on me répond dans les commentaires : Tontaine et
Tonton).
Une autre qui cultive le mystère (mais d'une
tout autre manière !) et dont on parle en ce moment, c'est Mylène
Farmer. J'ai du mal à voir ce qui, globalement, explique l'engouement
qu'elle provoque, à part le mystère à la fois autour de sa personne et
dans ses chansons. Isolement de la chanteuse : tour d'ivoire
— la métaphore de Sainte-Beuve ne s'est jamais aussi
parfaitement appliquée — dont je soupçonne fortement qu'elle
n'est pas tant due à un besoin personnel d'intimité (les vedettes qui
ont ce besoin réagissent de façon assez différente à la célébrité)
mais plutôt à une volonté de paraître énigmatique. Caractère
mystérieux des paroles : c'est très poétique, cela suggère plein de
choses, mais, globalement, ça ne veut vraiment rien dire, donc chacun
peut comprendre ce qu'il veut. Je précise que j'aime bien l'essentiel
de ce qu'elle fait (mais j'aime bien, c'est tout).
En revanche, je ne saisis absolument pas pourquoi elle s'est
imposée aussi évidemment comme une égérie gay : rien dans le contenu
de ce qu'elle écrit, pour autant que je sache, ne le laissait
particulièrement présager. Dans mon propre esprit, l'association
mentale existe parce que j'ai (inévitablement !) découvert sa musique
au moment où j'ai commencé à découvrir le milieu homo. Et c'est
inquiétant parce que, comme le disait cyniquement un ami à moi : Le
jour où, comme Dalida, elle va se suicider, on aura une énorme vague
de mortalité chez les pédés français. Mais bizarrement, je
l'imagine assez bien, elle, mourir sur scène, devant les projecteurs,
d'une mort bien orchestrée. Et emportant son secret avec elle, pour
que les exégètes puissent s'étriper encore longtemps après sur ce
qu'elle était vraiment.
I was born on that thoroughly unmomentous day in the summer of 1928
when fifteen nations sought to outlaw war forever: my father—who
was a pacifist—read this as a sign and named me Brian. The
irony of it, which became so painfully obvious on my eleventh
birthday, has never ceased to pursue me. Blood, toil, tears, and
sweat, the new Prime Minister soon offered us. A faithful promise
indeed: both my parents died in the Blitz. Was this the love that
asks no question, the love that stands the test, that lays upon the
altar the dearest and the best? Still, some bitter years later,
we were victorious: so on V-day along with all others I
cheered the royal couple and Winston Churchill at Buckingham Palace,
and along with all others I chanted God Save the King.
We were victorious, I thought as the first A bomb
exploded, but who exactly were we and what did this
victory mean? So I resolved to find out. To find out whether
anything in human history ever made the slightest bit of sense.
I watched as the Cold War broke out, and I travelled to various
places. The death of George VI somehow triggered me to leave the
country. I visited India in 1952, when Jawaharlal Nehru was at his
peak. A year later, I went to Jerusalem, which was then
Jordanian—to be admitted access I had to prove that I was in no
way Jewish. And in '55, I was in Bandung to learn whether this was
indeed the new centre of the world. Apparently it wasn't: so I
settled in Berlin—I guess as part of an unconscious attempt to
fight the evil memories of my childhood. Well, a couple of years
later, as we know, a wall was built across it (although it wasn't
much more than barbed wire at first, the iron curtain metaphor
couldn't possibly ring truer), and we felt rather closed in during the
Cuban missile crisis; then the American president came in person to
Rudolph-Wilde-Platz and told us that all free men, wherever they
may live, are citizens of Berlin: which I felt was something of a
cheat because I had been in that city for seven years and I still
dared not consider myself worthy of the title. Maybe that is the
reason why I left, despite my admiration for Willy Brandt. Kennedy's
assassination made me strangely desirous to visit the United
States.
I moved to Boston in '64, and almost against my will found myself
getting entangled with the rising student opposition against the
Vietnam war and with civil rights activism: the youngsters found my
past history oddly fascinating, and I became something of a guru in
their eyes. The American authorities threatened to expel me from the
country, but eventually they let me stay. I certainly had some
interesting experiences during that time: Woodstock was among them, or
Judy Garland's funeral in Manhattan; but I also met Professor Chomsky
of MIT (who was—is—just my age). However,
the conquest of the moon made me yearn for some more travelling and I
decided to return to Europe. After some time in Rome, which wasn't
the best place to be in at that time, I left for Paris in '73, where I
learned in brief succession of the Chilean coup, the Kippur
war, Pompidou's death, the Carnation Revolution, Chancellor Brandt's
demise, the collapse of the Greek military dictatorship, and Nixon's
resignation: events that I viewed with various degrees of happiness,
but indeed it was a busy year and it is at that point that I came to
the definite conclusion that there was no sense or logic in human
affairs. Then I remained four years in London—except for a
summer-long trip to Kenya and a short stay in Canada—and finally
I went to live in San Francisco. I vowed never to set foot on British
soil again so long as the Iron Lady ruled.
But then, for the next ten years, I completely lost my interest in
politics, which even the Falklands War was unable to kindle. I had a
motto at the time: The era of politics is dead; now we enter the
era of policies. However, the policies of that time, in
retrospect, do not seem to have taken the test of time as well as the
world politics which I had dismissed as devoid of meaning. Then 1989
came, and two earthquakes rocked me. The first was a real seismic
event along the San Andrea fault. The second, a month later, was the
fall of the Berlin wall.
You are already acquainted with the rest of the story. You
probably know better than I do the full list of cities that I visited
in the last decade and a half, and of course I need not tell you what
my self-prescribed mission was. But the time has come for me to
succumb to old age's plea for rest. I will retire here in Barcelona:
and I would like you to take my place.
Or, as the usual belief went, only one of them did, the other two
being mere puppets in his hands. Historians centuries later could
never agree, however, as to which wielded the actual power.
Was it the Minister of the Provinces, the formidable Sir
Ishgur-Sal, whose secret intelligence service, or so rumor had it, was
everywhere and knew everything? The “Iron Minister” was a
man before whom even the prime prefects trembled, a man who never
smiled, a man whose name inspired terror throughout the Realms.
What about the Prime Minister, Lord Aden, the old and wise? Here
was a shrewd politician, who had served three monarchs, who survived
every coup in the troubled times of his youth, a gifted orator
who could always coax the Senate into voting whatever bill needed to
be voted and the Emperor into signing the bill into law. He was a man
who smiled at all times. Certainly Lord Aden left ample proof of his
adroitness at administering the Empire: but was that where the power
lay?
Or was it perhaps with Quentin VI himself? To all appearances, the
young monarch was a frivolous figure, entirely unconcerned with the
well-being of his people, who cared only about the magnificent
celebrations ordained in his palace. But some had speculated that the
carefree semblance that he projected publicly was deliberately
arranged so as to hide from his enemies (and perhaps his own
ministers) the true manner in which the Empire was ruled: and
certainly there were aspects to Quentin's reign which would seem oddly
incongruous unless explained by such a theory.
However, the truth is at once simpler and stranger. For nothing of
the relations—and the balance of power—between Quentin,
Lord Aden and Sir Ishgur-Sal can make any kind of sense unless a very
small fact is taken into account, which never made its way into the
history books.
Je ne suis pas trop enclin à parler de politique dans ce blog,
(essentiellement parce que je crois qu'il y a des gens qui savent
exprimer bien mieux que moi des idées politiques intéressantes et je
ne pense pas que j'éclairerais qui que ce soit à donner ma propre
opinion). Je vais néanmoins tâcher de faire un peu le point sur ce
que je pense du traité européen
signé à Rome le 29 octobre 2004 dit Traité établissant une
Constitution pour l'Europe (ou Traité constitutionnel
européen, TCE) et du referendum
français auquel est soumis le projet de loi autorisant sa ratification
(par la France, donc), parce que je trouve que le débat est
actuellement plutôt mauvais (pour ne pas dire que des arguments
franchement idiots sont avancés d'un côté comme de l'autre). Afin de
ne prendre personne en traître, je précise que je suis (mais
modérément) partisan du oui ; je tâcherai cependant d'être
objectif dans ce qui suit.
Les règles de base de fonctionnement de l'Union européenne sont
actuellement déterminées par une succession de traités, entre le
traité de Rome du 25 mars 1957 et le traité de Nice du 26 février
2001. Le TCE, s'il entre en vigueur, remplace l'ensemble
de ces traités antérieurs par un texte unique. Pour autant que je
sache, il est généralement admis par les partisans mais même aussi par
les adversaires du Traité (du moins en France) qu'il représente, sur
le plan institutionnel, un progrès par rapport au traité de Nice. Et
il est souvent concédé par ses adversaires mais même aussi par ses
partisans que ce progrès est insuffisant. Le débat n'est donc pas
tellement là : le parlement européen dispose, sous le nouveau traité,
de compétences accrues (les domaines de codécision sont étendus), la
commission est resserrée, il est instauré une véritable présidence de
l'Union, ainsi qu'un ministre commun des affaires étrangères, à la
place de la présidence tournante qui ne donne satisfaction à personne.
C'est en substance la partie I du Traité. Le Traité comporte
également (en partie II) une charte des droits fondamentaux, dont on
peut juger qu'elle est bonne ou insuffisante (ou les deux). Reste, la
partie III, qui concerne les politiques de l'Union, qui
provoque beaucoup plus de réticences. Il est à noter que cette partie
reprend essentiellement des dispositions déjà en vigueur (notamment
dans les traités qu'elle abroge).
Sauf erreur, donc, le TCE est rarement attaqué au
motif qu'il représente un recul ou une détérioration par rapport au
traité de Nice (du moins en France : la Pologne a sans doute un avis
différent sur la question). Les partisans français du non,
notamment ceux de gauche, s'opposent au Traité parce qu'ils trouvent
insatisfaisant non simplement ce qui est dedans mais la situation
actuelle sur l'établissement de laquelle leur avis n'a pas été
consulté : la partie III, par exemple, n'est pas jugée inacceptable
(trop libérale par exemple, pour les partisans de gauche)
par rapport aux traités en vigueur actuellement mais pour
elle-même : l'idée, donc, est qu'on n'a pas consulté les Français
pour la plupart des traités antérieurs (sauf pour celui de Maastricht,
qui, faut-il le rappeler, a été ratifié par referendum, fût-ce avec
une courte majorité), et que comme l'occasion est donnée d'exprimer
leur désaccord avec l'orientation générale de l'Union européenne, ils
le feront. J'espère ne pas déformer trop grossièrement l'avis général
des tenants du non.
Je pense qu'il y a eu une erreur tactique fondamentale. Appeler le
traité Constitution, ce qu'il n'est pas, était destiné
à susciter l'adhésion en excitant la fibre européenne des citoyens de
l'Union (quoi de plus grandiose que se doter d'une Constitution
commune ? quel plus beau pas dans la construction européenne ?).
Seulement, (1) c'est un mensonge, et (2) cela fait peur au Français.
(1) C'est un mensonge car le traité n'est pas la Constitution d'un
État souverain, c'est un traité entre États souverains. J'ai
d'ailleurs déjà souligné ce point :
la Constitution des États-Unis d'Amérique commence par les mots We the People of the United States (d'ailleurs,
le premier brouillon ne disait pas the United
States mais listait les treize états séparé, et c'est presque un
accident si la rédaction a été faite qui, en un sens, a changé le
cours de l'Histoire) alors que le Traité constitutionnel européen
commence par Sa Majesté le Roi des Belges. Autrement dit, il
s'agit bien d'un accord entre les Hautes Parties contractantes,
certainement pas de l'émanation d'un peuple souverain, donc
ce n'est pas une Constitution. (2) D'autre part, une des craintes
fréquemment exprimées par les partisans du non (mais parfois
par d'autres) est l'idée qu'écrire ces règles dans le marbre d'une
Constitution les rende plus fortes, plus difficiles à modifier,
etc. Or, du moins sur le plan juridique, rien ne distingue
ce traité des traités antérieurs, pour ce qui est de la force de son
application ou de la difficulté à le modifier (pour modifier le traité
de Nice, il faut aussi l'unanimité des États contractants). C'est
bien le motConstitution, c'est le symbole, qui fait
peur (les Allemands ont d'ailleurs une Grundgesetz pour des raisons tout aussi
symboliques de vouloir éviter de parler de Constitution).
Pour résumer et simplifier : on aurait présenté le traité (avec
exactement les mêmes règles institutionnelles et politiques) comme un
nouveau traité dans la continuité du traité de Nice, je pense qu'il
n'aurait soulevé aucune opposition particulière en France, il n'y
aurait pas eu de besoin particulier de le faire approuver par
referendum, bref, tout ce serait passé comme pour Amsterdam et Nice ;
au lieu de ça, on parle de Constitution, on fait peur aux gens,
ils se rendent compte maintenant que l'Europe qu'on leur offre n'est
pas celle de leurs rêves, et ils refusent de signer. (D'autant plus
que le gouvernement qui soumet le projet est extraordinairement
impopulaire !)
Qu'espèrent, donc, les partisans du non ? Ils ne veulent
pas (du moins, pour la plupart d'entre eux) en rester au traité de
Nice : ils souhaitent une renégociation du Traité pour aboutir à un
résultat plus conforme à leurs souhaits. Et c'est là qu'à mon avis le
bât blesse : car si le oui a une certaine unité — celle
du consensus autour d'un texte, fût-il un compromis imparfait eu égard
à ce que l'on voulait, le non est insaisissable. S'il existait
dans l'Europe tout entière une initiative citoyenne qui aurait produit
un texte alternatif suscitant l'adhésion, alors il faudrait évidemment
voter non au motif que voici le texte que nous voulons :
mais personne n'a proposé, même comme preuve du concept, un texte
alternatif, parce que personne n'est capable de susciter une large
adhésion autour d'un unique texte, ou alors ce texte serait un
compromis comme l'est, justement, le TCE.
La notion de compromis est difficile à accepter, mais sans
elle il n'y a pas de diplomatie possible, et c'est toujours de
diplomatie qu'il est question tant qu'on est encore dans des traités
entre États souverains. Car : si renégociation il doit y avoir, sur
quelles bases sera-t-elle menée ? Il ne s'agit pas seulement de tenir
compte des souhaits des Français, il faut encore que ces souhaits
soient portés par une voix (laquelle ?) et qu'ils convainquent les
citoyens des vingt-quatre autres pays de l'Union. Or, si un certain
nombre de Français trouvent l'Europe actuelle trop libérale, un
nombre correspondant d'Anglais la trouvent pas assez libérale :
il faut pourtant arriver à concilier les uns et les autres si on veut
que la construction européenne continue.
Je ne crois pas aux prédictions catastrophiques de certains
partisans du oui au cas où le non l'emporterait : il n'y
aura pas de guerre et je ne crois même pas que la France sera vraiment
marginalisée (même si elle perdra certainement de l'influence face à
l'Angleterre, mais je n'ai que très peu à faire de ces
considérations-là ; à tout le moins, la France perdrait en pouvoir de
décision au sein du Conseil européen, mais à la limite peu importe).
Je crois qu'on en resterait pendant un moment au traité de Nice, puis
qu'on ferait quelques petits aménagements sur celui-ci, probablement
dans le sens du TCE enterré, mais sans doute de nature
plus timide. Rien de dramatique, donc, à mes yeux, mais une occasion
manquée de donner plus de clarté aux textes européens (on reproche
souvent au TCE d'être trop long, mais les textes
actuellement en vigueur sont bien plus complexes !), sans doute
quelques bonnes mesures perdues, ainsi que vraisemblablement beaucoup
de temps, et surtout, rien de gagné. (Sur le plan de la politique
intérieure française, il pourrait y avoir des conséquences
importantes, en revanche ; je pense que Nicolas Sarkozy est quasiment
certain d'être élu président en 2007, si le non l'emporte.
Mais bon, ce n'est pas le lieu ici de spéculer à ce sujet, ni de dire
ce que je peux penser de M. Sarkozy.)
Si je ne crois pas aux menaces de certains partisans du oui,
je crois encore moins à celles de certains partisans du non :
l'Europe, notamment, ne sera pas plus libérale avec le
TCE, et son libéralisme ne sera pas plus profondément
ancré, qu'avec le traité de Nice. Si l'Europe sociale doit se faire,
je ne pense pas que ce soit en refusant les progrès de l'Europe
économique et politique qu'elle le fera : que ceux qui veulent faire
faire des progrès à l'Europe en dépit de ses dirigeants s'engagent
dans l'écriture d'un vrai texte qui rassemble dans cette direction, et
qui rassemble dans vingt-cinq pays. Tant que ce texte ne
sera pas écrit, contentons-nous de ce que nous avons, dans les
domaines où nous l'avons.
Au final, je pense que l'enjeu du referendum n'est pas aussi énorme
qu'on veut le faire paraître. Mais je conclus en répétant ce qu'a dit
Robert Badinter : on a le choix entre
un oui de raison et un non de désamour ; qu'est-ce qui est
le plus fort, la raison, ou le désamour ?
When the public learns, therefore, that 30kg of plutonium are
listed as “unaccounted for” in the annual audit of the
British Nuclear Groups vast nuclear reprocessing complex at
Sellafield, it is natural to assume that this is a euphemism for
“lost”—that fissile material could fall, or have
fallen, into dangerous hands. Reprocessed plutonium is not
necessarily portable, existing not only in metal, but also in oxide
powder and liquid nitrate forms, but that does not make it any easier
to convince people that this is an inherently untroubling accounting
exercise. Nor does it cut much ice that this quantity is only
“0.1 per cent of throughput”, or that the apparent
discrepancy is well within the 1 per cent ceiling permitted by
Euratom. The thought that Sellafield might be “allowed” a
300kg leeway of error, enough for several dozen crude bombs, must
naturally appal.
The point, however, is that the “unaccounted for”
plutonium is not missing in the way common sense suggests. It
probably never existed in the first place. Sellafields 30 kilos
represent the difference between the quantity of plutonium calculated
by nuclear physicists to exist inside the spent fuel rods brought to
Sellafield for reprocessing, and the actual plutonium yield.
Plus sérieusement, comment explique-t-on qu'on n'ait pas encore vu
de terrorisme nucléaire, alors que tout le monde dit que la Russie ou
les autres républiques de l'ex-URSS regorgent
littéralement d'ogives peu ou pas surveillées et que n'importe qui
peut s'en acheter pour une poignée de dollars ? (Enfin, au moins, ça
c'est une raison de ne pas trop s'inquiéter de 30kg de plutonium qui
auraient disparu au Royaume-Uni : un terroriste aurait peu de chances
de se fournir en Cumbrie quand c'est censé être tellement facile à
l'est de l'Oural.)
Et ce n'est pas seulement le risque terroriste lui-même qui est
préoccupant : quand on voit les conséquences qu'a eues la chute de
deux tours à New York il y a trois-quatre ans, on se dit qu'une bombe
A explosant dans une grande capitale du monde, ça ferait, euh, des remous.
Robert Badinter, sur le traité constitutionnel européen
Robert Badinter (qui, rappelons-le pour ceux qui ont la mémoire un
peu courte, était le ministre de la Justice de Mitterrand qui a fait
abolir la peine de mort en France ; et il a à de nombreuses autres
reprises œuvré pour les droits fondamentaux) était invité, ce
soir, à donner une conférence à l'ENS sur le traité
constitutionnel européen : conférence à laquelle j'ai assisté, et je
ne le regrette pas, parce que j'ai pu me faire ainsi une idée sur une
question sur laquelle j'avais des doutes (et je suis tout à fait
convaincu par la position qu'il a exprimée).
Ce qui m'a frappé, c'est d'observer la clarté et la force avec
laquelle il s'exprime (j'avais été frappé par la même chose chez sa femme) : il a été avocat, et on sent
qu'il devait mettre de son âme dans ses plaidoiries. Et pourtant, le
point de vue qu'il défendait était tout à fait modéré et circonstancié
(un « oui de raison » pour le traité) — mais remarquablement
argumenté.
J'ai peur de déformer en tentant de reproduire de mémoire ce qu'il
a expliqué, mais essayons de résumer quelques-un des points de son
argumentation tels que je les ai compris. C'est selon lui une
mascarade de parler de constitution européenne et que le nom de
convention a été donné à l'organe chargé de rédiger la
proposition de traité délibérément pour entretenir cette idée (en
renvoyant à la l'assemblée qui a porté ce nom sous la révolution
française ou bien à la convention
de Philadelphie) ; convention qui s'est trouvée emportée par son
lyrisme et qui a cru bon de chanter l'Hymne à la joie la
larme à l'œil à la fin de ses travaux (et dont le président a
voulu insérer en tête du traité une citation de Thucydide). Mais une
constitution, c'est l'expression d'un peuple souverain, et c'est un
texte voté à la majorité par une assemblée constituante[#] : rien de cela ici, le texte est
le résultat d'un compromis diplomatique entre États (et
surtout, à ce qu'il a dit, la victoire de la diplomatie anglaise et la
vision de Tony Blair de l'Europe). Et d'après lui, si on regarde ce
traité (et il n'est pas plus final ou définitif, ou difficile à
amender, que les traités qui ont précédé : il a toujours fallu
l'unanimité) comme ce qu'il est, c'est-à-dire comme le
n-ième d'une série déjà assez longue, il représente
plutôt un progrès par rapport aux précédents, même s'il ne va
pas aussi loin qu'on aurait pu le vouloir et même s'il est
perfectible. C'est un progrès car il réforme les institutions de
façon à les améliorer (en donnant notamment plus de pouvoir au
parlement européen et à la cour de justice, en permettant à la
commission de mieux travailler, en créant une vraie présidence de
l'Union et un vrai ministère des affaires étrangères qui aura les
moyens de faire entendre sa voix, et en rendant plus facile l'adoption
de certaines mesures au conseil même si cela ne va pas assez loin).
C'est un progrès aussi car il donne force de loi à la Charte
européenne des Droits fondamentaux (charte d'ailleurs aussi
rédigée autrefois par une convention, et qui est, selon Robert
Badinter, bien supérieure à la Convention européenne des Droits de
l'Homme, même flanquée de ses protocoles additionnels) : rien que pour
cette raison, selon lui, cela vaut la peine que le traité
constitutionnel soit adopté. La troisième partie du traité est certes
insuffisante notamment dans les domaines sociaux, mais elle représente
tout simplement l'état actuel des traités européens, sans changement
notable, et ne les rend pas plus difficiles à amender. En somme,
selon Robert Badinter, il faut préférer un oui de raison à un
non de désamour (ce sont ses termes) et ne pas se dire que si
ce traité est imparfait il faut le rejeter en masse.
Je regrette simplement qu'il n'ait pas plus parlé du préambule, qui
me tracasse assez : il a simplement
raconté une petite anecdote au sujet de la citation de Thucydide
(χρώμεθα γὰρ
πολιτείᾳ…
καὶ ὄνομα
μὲν διὰ τὸ μὴ
ἐς
ὀλίγους
ἀλλ' ἐς
πλείονας
οἰκεῖν
δημοκρατία
κέκληται,
Thuc. II.37) qui figurait au frontispice du texte de la convention (et
qui a finalement été retirée par la conférence intergouvernementale) :
il semble que les conventionnels eux-mêmes (dont il faisait partie, en
tant que suppléant du représentant du sénat français) n'aient pas su
d'où elle était apparue, mais entre les lignes Badinter accuse Giscard
de l'avoir fait insérer en douce, et d'en être très fier ; le ministre
grec des affaires étrangères a fait observer que la phrase était mal
traduite, et un représentant du gouvernement italien s'est souvenu
qu'il s'agissait de propos de Périclès seulement cités par Thucydide.
Et puis, mettre une phrase qui explique que dans une démocratie l'avis
de la majorité prévaut sur celui de la minorité en tête d'une
constitution qui entérine les décisions à l'unanimité dans beaucoup de
domaines, c'est un peu étrange. Bah, moi je l'aimais bien, cette idée
de citer Thucydide dans la constitution ; mais, d'après Badinter, ça
ne se fait pas (au sens où aucune constitution n'a jamais fait ça
— et sans doute aucun traité non plus), ça participe juste au
lyrisme autour de ce texte.
Parlant de Thucydide, je digresse, mais on voit qu'on est à
l'ENS quand deux candidats (littéraires) à des postes au
conseil scientifique de l'École croient bon de citer eux aussi la
Guerre du Péloponnèse
(ὑμεῖς δὲ
εἴ τι ἄλλο
ἐν νῷ ἔχετε
ἢ εἰ
ἐναντιώσεσθε
τῇ τε
ὑμετέρᾳ
αὐτῶν
ἐλευθερίᾳ
καὶ τῶν
ἄλλων
Ἑλλήνων,
δεινὸν ἂν
εἴη, Thuc. IV.85) dans leurs affiches de
campagne (est-ce une référence ? je ne sais pas). Il y a aussi une
citation de Thucydide, d'ailleurs, gravée sur le monument aux morts
dans l'École. Thucydide, donc, me poursuit.
[#] À moins qu'au
contraire le mot constitution soit à prendre dans un sens très
faible. Après tout, lui ont fait remarquer les Anglais, il y a des
constitutions de tout en Grande-Bretagne : n'importe quel club de
cricket a la sienne. Alors pourquoi pas une constitution
européenne ?
Il y avait ce soir une assemblée générale du COF (association des
élèves de l'ENS) pour réforme des statuts. Le genre
de choses qu'il est difficile de mener, parce qu'il s'agit de
synthétiser les avis d'un grand nombre de personnes qui ont tous des
avis complètement différents sur un nombre important de points (mode
d'élection des institutions, date de ces élections, attributions des
postes, etc.), et en plus les normaliens sont une bande de pinailleurs
jésuites et nomicistes, ce qui
n'arrange rien ; mais, là, le bureau de l'association n'avait fait
aucun travail préliminaire sérieux, n'avait ni synthétisé les
propositions qui avaient été faites (et elles étaient intelligentes et
documentées) ni préparé un jeu de modifications qui se tiennent
(préférant amender en direct les statuts pendant l'assemblée générale
elle-même — en tapant du code HTML pourri sous
WordPad sous Windows !). Le comble du ridicule a mes yeux a été
atteint lorsque le président a réussi, à la faveur du transfert
(essentiellement technique) d'un article depuis les statuts de
l'association vers le règlement intérieur, à en faire voter une
modification qui n'était pas annoncée à l'ordre du jour (et encore, le
changement a failli passer complètement inaperçu et être voté en
bloc) : essentiellement, jusqu'à présent, une assemblée générale de
l'association pouvait voter une dérogation permettant à un non-élève
de l'École (par exemple un ancien élève, ou simplement quelqu'un qui
fréquente habituellement l'établissement) de se présenter aux
élections du bureau — la modification du règlement interdit
maintenant de telles dérogations ; le ridicule vient du fait qu'une
assemblée extraordinaire votant à une heure du matin à douze voix
contre onze (sur une association qui comprend plusieurs centaines
de membres, mais il n'y a pas de quorum de représentation) prétend
ainsi limiter les pouvoirs des assemblées générales suivantes. (Par
ailleurs, je relève l'habituelle confusion mentale entre il est une
mauvaise chose que <quidlibet> — en
l'occurrence, élire un non-élève au bureau — et il faut
interdire <quidlibet>. Mais passons.)
C'est le genre de choses qui me fait penser, de plus en plus, que
la démocratie est un système absurde, même sur un petit
groupe (et même lorsque les gens qui le constituent sont
censéments « intelligents » — avec une bonne définition de
intelligents). Je suis un des principaux auteurs des statuts
d'une association (la refonte
complète desquels a été menée, à la différence de celle que je décris
ici, avec une bonne concertation préalable), dont je suis globalement
assez fier, mais je me dis que, finalement, si je devais fonder une
nouvelle association, j'adopterais plutôt un principe d