David Madore's WebLog: Politics

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(lundi)

Quelques remarques sur les modes de scrutin

Les élections en France[#] font l'objet d'une forme de ritualisation qui me fait penser à la consultation de l'Oracle de Delphes : après des incantations propitiatoires d'usage, on interroge le Peuple Souverain, qui s'exprime, comme la Pythie, de façon totalement absconse, et ensuite chacun interprète la réponse de la manière qui l'arrange, c'est-à-dire en expliquant que le Peuple Souverain l'a adoubé pour exercer le pouvoir, ou bien que les adversaires sont Trop Méchants et ont faussé le jeu par leurs viles manœuvres politiciennes. (Cela ne se fait pas, en revanche, de dire que les électeurs sont des cons, ce que pourtant bon nombre de politiciens doivent penser en leur for intérieur.)

[#] Pas seulement en France, bien sûr : je suppose que c'est le cas dans n'importe quelle démocratie où aucun parti n'est hégémonique et où une alternance est effectivement possible au sens où l'issue d'un scrutin fait peser une incertitude significative sur comment et par qui le pays sera dirigé.

Et au milieu de ça, il y a occasionnellement une petite musique qui se fait entendre selon laquelle on devrait changer de mode de scrutin, parce que le mode actuel est injuste ou souffre de tel ou tel défaut. Ceci m'amène à faire les remarques et réflexions (pas très profondes) suivantes sur les modes de scrutin et l'opportunité de réformer ceux qui sont utilisés en France.

  1. Oui, les modes de scrutin utilisés en France, au moins dans les élections présidentielle et législatives, sont assez pourris. Ce ne sont pas le pire (le pire est sans doute celui utilisé aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni ou ailleurs, dans lequel on fait un seul tour de scrutin et on donne le poste à la personne arrivée en tête : c'est le plus simple, et c'est aussi le plus épouvantable qui soit formellement démocratique), mais peut-être que justement parce que ce ne sont pas le pire il est plus facile de ne pas faire attention à leurs défauts.

    Notamment, le fait de voter par circonscriptions indépendantes lors des législatives fait que la composition de l'assemblée élue s'écarte typiquement beaucoup d'une représentation proportionnelle (i.e., le nombre de sièges reçus au parlement par les différents partis n'est pas dans les proportions où on a voté pour eux) ; et le mode de scrutin uninominal à deux tours ne permet pas d'exprimer des préférences ordinales et ne vérifie généralement pas le critère de Condorcet (qui demande que si un candidat est préféré par une majorité des électeurs à tout autre candidat alors ce candidat sera forcément élu).

  2. Néanmoins, il faut immédiatement préciser qu'aucun mode de scrutin n'est idéal.

    Il y a des théorèmes mathématiques précis à ce sujet (celui d'Arrow, celui de Gibbard-Satterthwaite, celui de Duggan-Schwartz, celui de Chichilnisky-Heal, et sans doute plein dont je n'ai jamais entendu parler).

    Mais en fait, ce n'est pas clair que ces théorèmes soient vraiment pertinents ici : ils reposent généralement sur une variante ou une autre du paradoxe de Condorcet (à savoir : même si les préférences de chaque électeur sont cohérentes, il est possible qu'une majorité d'électeurs préfère A à B, qu'une majorité d'électeurs préfère B à C et qu'une majorité d'électeurs préfère C à A, ce qui posera manifestement un problème sérieux à tout mode de scrutin), or je ne suis pas sûr qu'il existe beaucoup de situations réelles du monde réel où le paradoxe de Condorcet apparaisse dans les préférences de l'électorat (en tout cas, je n'en vois pas dans le fond du débat politique français actuel ; mais n'hésitez pas à me détromper en commentaire).

  3. Le problème dans le monde réel et non mathématique est plutôt qu'on ne sait pas très bien ce qu'on attend d'un mécanisme de vote, et les choses qu'on attend (par exemple, la lisibilité des résultats) sont assez difficilement réductibles à une formalisation mathématique, voire carrément mal définies, ou bien ne dépendent pas tant du mode de scrutin que de tout le contexte politique, la pratique des institutions, etc., et à un niveau encore plus large, de la psychologie des votants, de la sociologie de l'électorat, du système médiatique, etc.

    Notamment, attendre d'un mode de scrutin qu'il rende le résultat de l'élection facile à comprendre et à interpréter est certainement naïf.

    Après tout, même s'agissant du type de scrutin le plus simple possible, c'est-à-dire un referendum dont les seules réponses possibles sont oui et non, les commentateurs arriveront à se disputer sur ce que le Peuple Souverain a voulu dire en choisissant l'un ou l'autre, parce que, justement, une seule réponse binaire n'apporte pas les éléments d'information nécessaire pour comprendre et interpréter la réponse. Les électeurs votent pour mille et une raisons, veulent exprimer mille et une choses différentes, utilisent leur droit de vote comme ils le peuvent et parfois sans aucun rapport avec la question posée (p.ex., pour exprimer leur mécontentement), et si le mode de scrutin fournit un résultat, il ne fournit pas une réponse oraculaire utilisable sur les souhaits ou intentions du Peuple Souverain.

    À titre d'exemple, je suis persuadé que si dans une élection entre deux candidats A et B les électeurs avaient le choix non pas entre deux bulletins (pour A et pour B), ils en avaient quatre, pour A, pour B, contre A et contre B, même si pour le mode de scrutin au sens strict voter contre A était traité exactement identique à voter pour B et symétriquement, au moins pour peu que la différence soit reflétée dans la présentation des résultats (par exemple, on compare les totaux pour_A − contre_A et pour_B − contre_B, ce qui revient mathématiquement au même que de comparer pour_A + contre_B et pour_B + contre_A, mais symboliquement c'est très différent, surtout si quelqu'un se retrouve élu avec un nombre de voix négatif), les électeurs se comporteraient différemment face à ces quatre bulletins que face à deux. Ceci montre que l'abstraction d'un mode de scrutin par une formalisation mathématique de la chose ne dit certainement pas tout.

    À l'appui de cette affirmation, je peux par exemple évoquer le fait que lors du second tour de la dernière élection présidentielle française, j'ai rencontré un certain nombre d'électeurs — de gauche — qui m'ont expliqué qu'ils ne pensaient voter pour Emmanuel Macron que s'il avait des chances sérieuses d'être battu par Marine Le Pen. Or mathématiquement, et pour ce qui est du seul résultat du scrutin, dans une élection portant sur un choix binaire, le vote tactique n'a pas d'intérêt (un électeur rationnel vote pour son choix préféré, et c'est tout) : c'est la preuve que ces électeurs se préoccupaient d'autre chose que de l'issue du mode de scrutin stricto sensu, par exemple de l'interprétation qui en serait faite, du symbole, ou, bien entendu, de l'effort nécessaire pour aller jusqu'au bureau de vote.

  4. En tout état de cause, c'est impossible de savoir ce qu'on veut comme mode de scrutin sans considérer l'ensemble de du fonctionnement des institutions et de la pratique du pouvoir (chose qui m'intéresse aussi, bien sûr). Ces questions sont profondément inséparables.

    Par exemple, si le parlement est élu par un mode de scrutin donnant un résultat largement proportionnel, il faut au minimum soit que la culture politique soit capable de former des coalitions (parce que probablement aucune majorité absolue ne se dégagera au parlement) soit que l'exécutif puisse fonctionner sans majorité au parlement (soit que le régime soit présidentiel avec un exécutif indépendant, soit que différents mécanismes, par exemple une élection du chef du gouvernement par le parlement avec un mode de scrutin qui garantit un gagnant, et ensuite l'exigence que les motions de censure soient constructives, assurent une stabilité même d'un exécutif minoritaire). De façon contraposée, si la constitution exige une majorité stable au parlement, le mode de scrutin doit favoriser son dégagement, même si cela présente d'autres inconvénients : prime à la majorité, ou scrutin par circonscriptions (ce qui ne suffit pas forcément, comme on vient de le constater en France !).

    Inversement, le mode de scrutin influe forcément sur la pratique du pouvoir, et pose forcément toutes sortes de questions sur le type de démocratie qu'on souhaite avoir. Certains modes de scrutin favorisent un petit nombre de grands partis (voire le bipartisme, comme aux États-Unis), auquel cas il faudra être d'autant plus sourcilleux sur la démocratie interne de chacun de ces partis. D'autres, au contraire, favorisent l'émiettement entre petits partis, ce qui est peut-être préférable si le but est d'obtenir un parlement représentatif de la diversité des opinions de l'électorat, mais forcément plus compliqué quand il s'agit de favoriser un exécutif stable (et la France risque de le constater malgré un mode de scrutin plutôt favorable aux grands partis).

  5. D'autre part, on peut certainement souhaiter qu'un mode de scrutin soit compréhensible par les électeurs (ou au moins que ses principales caractéristiques le soient). Or ceci place une contrainte énorme sur ce qu'on peut imaginer mettre en place : car visiblement beaucoup de gens ont déjà du mal à comprendre la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national, et si quelque chose d'aussi basique n'est déjà pas évident, c'est un peu difficile de concevoir un mode de scrutin qui le soit.

    Ceci m'amène d'ailleurs à la remarque suivante : on aime bien dire aux mathématiciens que les mathématiques ne servent à rien hors des métiers spécialisés et hors du fait de savoir ajouter, soustraire, multiplier et diviser et peut-être calculer un pourcentage. Pourtant, comprendre des choses comme la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national ou l'équivalence entre comparer pour_A − contre_A avec pour_B − contre_B, et comparer pour_A + contre_B avec pour_B + contre_A, c'est justement ce que le raisonnement mathématique et logique permet de saisir. Bref, c'est un peu contradictoire d'affirmer (et ce sont bien parfois les mêmes personnes qui le disent) que les mathématiques ne servent à rien et que des modes de scrutin un tant soit peu sophistiqués sont inacceptables car le grand public n'a pas le bagage mathématique pour les comprendre.

    (Au demeurant, il y a déjà des modes de scrutin assez sophistiqués utilisés en France : celui des régionales, qui fonctionne avec une répartition proportionnelle des sièges entre les listes, puis une répartition proportionnelle des sections départementales au sein de chaque liste, est un exemple.)

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(vendredi)

L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné

J'écris ce billet à reculons. À quoi cela sert-il ? Tant de gens ont écrit tellement de choses sur le cloaque nauséabond qu'est devenue la scène politique française, et s'il y a beaucoup d'inanités parmi ces commentaires, je ne me crois pas spécialement capable de faire mieux : je n'ai pas de lumière particulière, ni de compétence spéciale en politologie ou telmatologie (étude des marais) à apporter. Pas plus ne crois-je à la vertu cathartique d'exposer publiquement mes angoisses : je l'avais fait pendant la pandémie, et je n'ai pas l'impression que l'exercice de style m'ait aidé à supporter la suite.

Néanmoins, le précédent billet sur les élections européennes appelle naturellement à une suite sur les législatives françaises, et j'aurais du mal à écrire à un autre sujet comme si ne rien était. Mais je ne veux pas, et je n'ai ni le temps ni la force mentale, d'essayer de construire un billet rigoureusement structuré en 4 parties et 12 sous-parties. Je vais donc essayer l'exercice d'écrire en mode « courant de conscience » en écrivant comme je le sens et en me donnant une heure limite pour publier, et tant pis si ce que je publie ne ressemble à rien (et va probablement se contredire). Personne, après tout, ne vous oblige à lire ma logorrhée.

Commençons par résumer l'histoire et la situation factuelle politique françaises pour le bénéfice d'éventuels lecteurs non français, ou d'ailleurs à des lecteurs qui retomberaient sur ce billet depuis une époque future tellement plus merdique encore que 2024 ressemblera au bon vieux temps comme je suis actuellement en train de me dire que la pandémie de 2020 c'était le bon vieux temps : je prends une couleur différente pour ce résumé que j'espère à peu près objectif, et je reviens à ma propre voix après.

Sur les institutions françaises : La France a un système politique bâtard, ni vraiment parlementaire ni vraiment présidentiel : le gouvernement est responsable devant la chambre basse du parlement (Assemblée nationale, élue pour 5 ans), c'est-à-dire qu'il peut en être renversé comme dans un régime parlementaire ; mais en même temps, ce gouvernement est nommé de façon plus ou moins discrétionnaire par un président élu directement au suffrage universel (c'est le seul à être élu directement par tous les Français, aussi pour 5 ans), et la pratique des institutions donne, de plus en plus, l'essentiel des pouvoirs (exécutif, mais aussi prééminence politique de fait) au président, au moins dans la mesure où celui-ci dispose d'une majorité au parlement, devant lequel il n'est pas responsable (comme dans un régime présidentiel), mais qu'il a le droit de dissoudre en convoquant de nouvelles élections (pas deux fois à moins d'un an d'intervalle, cependant) ; en revanche, s'il y a au parlement une majorité hostile au président, il peut en pratique lui imposer un Premier ministre qui disposera alors de l'essentiel du pouvoir exécutif, et on parle de cohabitation pour cette situation (qui s'est produite pour la dernière fois de 1997 à 2002, et qu'on pensait disparue depuis que les calendriers des élections présidentielle et législatives ont été synchronisés).

Sur le paysage politique français : Pendant longtemps (en gros de la fin des années 1970 jusqu'à 2017), le paysage politique français a été dominé par deux blocs, avec à gauche un parti essentiellement social-démocrate malgré son nom de Parti socialiste, et à droite un bloc vaguement libéral-conservateur, « gaulliste » comme on dit en référence à Charles De Gaulle, dont le nom a changé plusieurs fois, son dernier avatar étant appelé les Républicains ; entre les deux, un centre presque inexistant, qui se ralliait presque toujours avec la droite, et des écologistes à l'importance et aux positions variables ; plus loin à gauche, un parti communiste d'importance déclinante et quelques petits partis ; et plus loin à droite, le Front national, ultérieurement renommé en Rassemblement national, parti national-populiste fondé en 1972 par un rassemblement hétéroclite de jeunes néofascistes, d'anciens fascistes (dont plusieurs anciens SS), de sympathisants de l'OAS (un groupuscule terroriste opposé à l'indépendance de l'Algérie) et d'autres mouvances de l'extrême-droite : ce parti a été pris en main par Jean-Marie Le Pen, puis par sa fille Marine Le Pen en 2011 qui a changé son nom en Rassemblement national en 2018 dans le cadre d'une opération de dédiabolisation du parti.

En 2017, l'élection du président Macron a fait exploser ce paysage politique : ancien ministre du président sortant (François Hollande), du Parti socialiste, Macron s'est présenté comme centriste et a attiré à lui à la fois une bonne partie des cadres mais aussi des électeurs de ce Parti socialiste, mais aussi une partie de ceux des partis de la droite libérale. Le Parti socialiste étant ainsi réduit à presque rien, la force dominante de gauche s'est constituée autour du parti de la France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon (ancien du Parti socialiste mais qui l'a quitté en 2008), qui relève idéologiquement de la gauche anticapitaliste. Le président Macron disposait d'une importante majorité à l'Assemblée nationale lors de son premier mandat (2017–2022), mais n'a recueilli qu'une majorité relative suite à sa réélection en 2022 : sociologiquement, sinon idéologiquement, si les électeurs de Macron et de son parti en 2017 étaient à la fois de centre-gauche et de centre-droit, en 2022 ils étaient essentiellement de centre-droit. L'Assemblée nationale de 2022 comportait un bloc de gauche, surtout dominé par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, beaucoup plus important qu'en 2017 (la France insoumise et le Parti socialiste avaient réussi à s'allier pour les élections, mais leur alliance n'a pas tenu longtemps), et un groupe d'extrême-droite Rassemblement national plus important que jamais auparavant à l'Assemblée nationale ; le groupe du camp présidentiel (centre-droit, donc) disposait d'une majorité relative, mais il devait s'allier à la droite gaulliste (ou, occasionnellement, à un autre groupe) pour pouvoir faire passer les textes de loi.

Le Rassemblement national (et surtout le Front national qui est son nom antérieur) avait toujours largement été bloqué, lors des élections qui se déroulent à deux tours, par la pratique du front républicain : un accord informel aux contours flous selon lequel, si le Front national est en passe de remporter une élection, les électeurs de tous les autres camps s'unissent contre lui lors du second tour (c'est-à-dire votent pour le candidat qui lui fait face, quel qu'il soit). Mais depuis la montée en puissance de la gauche anticapitaliste de la France insoumise, les partis de droite ont largement dénoncé cet accord en qualifiant la France insoumise de parti d'extrême-gauche donc hors du champ de l'arc républicain, si bien qu'ils proposent plutôt le ni-ni au second tour (on ne vote ni pour la France insoumise ni pour le Rassemblement national, ce qui veut dire qu'on vote blanc ou qu'on s'abstient).

Sur le coup de tonnerre de la dissolution : Les élections européennes du ont donné, comme les sondages l'avaient prévu, un score très élevé de la liste d'extrême-droite du Rassemblement national (31%), suivie d'assez loin par celle de centre-droit du camp présidentiel (15%), deux listes de gauche (celle soutenue par le Parti socialiste à 14%, celle de la France insoumise à 10%), et ensuite la droite gaulliste à 7%, les écologistes à 6%, et une autre liste d'extrême-droite (d'orientation plutôt nationaliste réactionnaire) à 5%.

Ceci n'était une surprise pour personne. Ce qui l'a été, cependant, est qu'Emmanuel Macron a annoncé sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale, et d'annoncer des élections législatives dans un délai extrêmement court. On peut dire que tout le monde, jusqu'à son propre camp et son propre Premier ministre, a été choqué par cette décision. La raison affichée en était de laisser les électeurs s'exprimer. L'analyse la plus plausible des intentions du président est qu'il comptait sur les désaccords au sein de la gauche (qui était partie en ordre dispersé aux élections européennes) pour espérer récupérer des sièges à ses dépens, un peu comme il l'avait déjà fait en 2017 lorsqu'il avait fait exploser le Parti socialiste, et faire pareil à sa droite, pour finalement reconstituer sa majorité seule contre le Rassemblement national.

Il s'en est suivi la semaine politique sans doute la plus folle que la France ait jamais connue. Contre toute attente, la gauche a réussi à trouver un accord, entre la France insoumise, le Parti socialiste, les écologistes et le parti communiste, sous le nom de Nouveau Front Populaire (une référence au Front populaire de 1936), au moins pour ce qui est des candidats et un programme commun qui laisse cependant de grosses zones d'ombres car les composantes du Nouveau Front Populaire sont en désaccord sur de nombreux points. La droite gaulliste des Républicains, au contraire, a explosé autour de la question de l'alliance avec le Rassemblement national (le président du parti a été exclu par son propre parti pour avoir proposé cette alliance, puis un tribunal a annulé cette explosion, et toute la séquence était complètement folle avec ce président qui s'était enfermé à clé dans son bureau). Quant au camp présidentiel, il s'est largement affaissé dans les sondages, notamment à la défaveur de l'impopularité grandissante d'Emmanuel Macron (à qui ses alliés ont demandé de rester en-dehors de la campagne pour ne pas trop les handicaper).

Les élections (qui se déroulent séparément dans 577 circonscriptions, en deux tours) ont lieu les et prochains. À l'heure où j'écris, même si tous les scénarios restent imaginables, le plus probable est soit que l'extrême-droite du Rassemblement national obtienne la majorité absolue, soit qu'il ne lui manque que peu de sièges pour ça, en tout cas il est presque certain qu'il sera le groupe le plus important à l'Assemblée, probablement suivi du groupe de gauche du Nouveau Front Populaire, du groupe de centre-droit du parti de Macron, et d'une droite gaulliste presque laminée (mais possiblement en position de « faiseurs de rois » en apportant les sièges manquants au Rassemblement national).

Ce qui est sûr, en tout cas, est qu'il y a actuellement trois grands camps en compétition dans cette élection : le Rassemblement national (extrême-droite nationale-populiste, donc), le camp du président (qui s'appelle techniquement Renaissance mais personne ne connaît ce nom ; centre-droit libéral), et l'alliance des gauches du Nouveau Front Populaire (qui va de la gauche anticapitaliste, voire révolutionnaire, à la sociale-démocratie en passant par les écologistes). Les trois se détestent mutuellement.

La situation est doublement inédite en France, parce que d'abord l'extrême-droite n'a jamais été aussi haute dans les sondages ni a fortiori en position d'exercer le pouvoir (ceci n'est pas arrivé depuis le régime collaborationniste du Maréchal Pétain en 1940–1944), et d'autre part qu'il existe un risque sérieux qu'aucune majorité ne puisse être trouvée à l'Assemblée car aucun deux des trois camps qu'on vient de dire ne pourraient surmonter leurs divergences pour soutenir un gouvernement, ce qui rendrait la question de qui gouverne la France extrêmement confuse (même si juridiquement le président peut nommer n'importe qui comme Premier ministre tant que l'Assemblée ne le renverse pas, la question politique est pleine d'incertitude).

Bon, ce qui précède est écrit de façon qui se veut factuelle, mais sans encore connaître les résultats des élections qui viennent, je pense déjà pouvoir dire ceci :

Le match est plié. L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné.

Si elle n'emporte pas une majorité suffisante pour prétendre gouverner, le pays sera gouverné par une coalition hétéroclite entre un centre-droit complètement discrédité et associé à un président profondément impopulaire, et une gauche tactiquement unie mais dont les divergences émergeront dès le lendemain des élections (et qui a écrit un programme auquel personne ne croit sérieusement parce qu'elle ne croit pas sérieusement gouverner). Ceci discréditera les forces de cette « grande coalition » et renforcera d'autant plus l'extrême-droite qui sera alors quasi-certaine de remporter les élections présidentielle et législative en 2027. Ou peut-être que le pays sera gouverné par un gouvernement « technocratique », supposément apolitique, en réalité centriste, et le résultat sera le même. Même si la coalition de gauche remportait à elle seule une majorité absolue (et ça n'arrivera pas), ses marges de manœuvre seraient tellement faibles qu'elle décevrait forcément, et là aussi, l'extrême-droite serait hégémonique en 2027.

Si, au contraire, l'extrême-droite remporte une majorité, elle ne deviendra pas pour autant impopulaire en exerçant le pouvoir. Car contrairement à la gauche qui promet des mesures économiques qu'elle n'aurait pas la latitude de prendre, l'extrême-droite promet des mesures symboliques qui sont tout à fait possibles : l'autoritarisme, la répression policière et la destruction de l'état de droit sont des choses qu'on peut beaucoup plus facilement appliquer avec succès[#] que la justice sociale. Et même pour les mesures que l'extrême-droite n'arrivera pas à prendre, ils auront beau jeu de prétendre qu'on les aura empêchés d'exercer la plénitude du pouvoir, par exemple parce que le président se sera réservé quelques prérogatives ou leur aura mis des bâtons dans les roues (ce sera peut-être un mensonge, mais peu importe), ou que le Conseil constitutionnel aura censuré une loi trop outrancière.

[#] Pour le dire de façon encore plus simple : ce que promet l'extrême-droite, c'est de faire souffrir les gens (comme les immigrés, divers groupes ethniques ou religieux, mais aussi des professions comme le monde de la culture ou les profs) qu'elle désigne comme coupables et responsables de toutes sortes de maux. Or faire souffrir les autres est une promesse qu'il n'est pas difficile de tenir, à la différence de celles de la gauche.

Autrement dit : si le Rassemblement national perd maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027, et s'il gagne maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027. Il peut perdre (ou du moins ne pas gagner autant que prévu) dans une semaine, mais il ne peut pas perdre à moyen terme. (Il finira peut-être par perdre, un jour, à long terme, si la France a encore des élections libres à ce moment-là, comme la droite polonaise a fini par céder à une coalition centriste en 2023, mais il est possible que ça n'arrive pas avant une génération — voire jamais si la France tombe véritablement dans l'autoritarisme —, et même si ça se produit, ce ne sera pas une défaite définitive.)

Je vois ça comme aussi inévitable que la pandémie de covid à partir du moment où il y a eu des cas en-dehors de la Chine (je vais revenir sur cette comparaison).

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(vendredi)

Le déclin des libertés fondamentales

Il y a des élections européennes après-demain, et je pense que je vais voter pour le Parti pirate.

Ils n'ont absolument aucune chance d'atteindre les 5% nécessaires en France pour entrer au parlement, donc cela revient fonctionnellement presque pareil que de voter blanc (à la différence importante près que comme les 5% sont calculés sur les suffrages exprimés[#][#2], voter pour une liste qui n'aura finalement pas de siège est aussi, par rapport à voter blanc, une façon de pénaliser les listes proches de 5% : il est possible que ceci soit dans mes intentions, mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici). Il est heureusement plausible que d'autres pays envoient des députés du Parti pirate au Parlement européen (il y en a actuellement quatre, trois venus de République tchèque et un d'Allemagne ; par le passé, la Suède en a aussi envoyé) ; cela traduit d'ailleurs peut-être quelque chose sur la France[#3] qu'ils n'aient aucune chance ici alors que dans d'autres pays c'est au moins imaginable.

[#] Comme d'habitude, la loi électorale française à ce sujet est tellement mal écrite que c'est criminel. (Déjà, je me demande ce qu'elle fait à ne pas être dans le Code électoral : incompétence habituelle du législateur qui pond ses merdes sur le bas-côté sans prendre la peine de nettoyer après.) Le chiffre est en l'occurrence dans l'article 3 : cet article explique quoi faire en cas d'égalité parfaite dans les calculs, situation qui a essentiellement zéro chances d'arriver, mais n'explique pas ce qu'on doit faire si aucune liste ne dépasse les 5%, chose qui n'est pas forcément si invraisemblable que ça (même si ça n'arrivera pas ce dimanche). D'ailleurs, s'il y a une seule liste qui dépasse les 5%, veut-on vraiment attribuer tous les sièges à celle qui aurait fait 5.01% alors que toutes les autres font 4.99% ? Est-ce que les gens qui ont écrit ce texte ont un peu réfléchi à ce qu'ils écrivaient ? (Dans d'autres élections avec un seuil, par exemple pour passer au second tour, on qualifie d'office les deux candidats arrivés en tête, donc le texte pourrait prévoir une répartition entre les listes dépassant 5% ainsi que les deux [ou trois] listes ayant obtenu le plus de voix.)

[#2] Notons au sujet de ce seuil d'entrée au parlement européen qu'en Allemagne, la loi électorale prévoyait un seuil à 3% mais que la Cour constitutionnelle fédérale a invalidé cette clause en 2014 comme contraire au principe constitutionnel d'égalité électorale (elle avait déjà invalidé une clause à 5% en 2011 pour la même raison). Le raisonnement de la Cour, pour autant que je comprends, est que s'il est acceptable de mettre un seuil sur les élections à la proportionnelle pour entrer à la diète fédérale allemande (Bundestag) car il est essentiel de pouvoir former une coalition gouvernementale et que les seuils d'entrée évitent le morcellement des partis, ce raisonnement ne s'applique pas au parlement européen en l'état actuel. Je mentionne ça parce que c'est pertinent pour ce que je raconte dans ce billet : on peut trouver bizarre qu'en Allemagne il soit jugé contraire au droit fondamental d'égalité devant les élections de mettre un seuil de 5%, ou même de 3%, pour les élections au parlement européen, alors qu'en France, pour les mêmes élections au même parlement, ça ne pose apparemment pas de problème. La situation est encore compliquée par le fait que certains cherchent (ou ont cherché ? je n'ai pas compris où en est cette affaire) à faire entrer la mention d'un seuil minimal à 2% dans l'acte européen à ce sujet (lequel primerait sur le droit national, fût-il constitutionnel) : voyez ici pour un résumé de tout ce bordel.

[#3] Bon, deux des choses que ça dit c'est d'une part qu'en France il y a un bulletin par liste, à imprimer aux frais de la liste (donc le Parti pirate n'en a pas parce qu'il n'a pas les sous, donc personne ne vote pour lui parce qu'il faut imprimer son propre bulletin à l'avance), plutôt qu'un bulletin unique sur lequel on coche une case comme dans beaucoup d'autres pays ; et, d'autre part, qu'il y a ce fameux seuil de 5% sur l'élection à la proportionnelle, au sujet duquel je renvoie aux deux notes précédentes. Mais il y a sans doute d'autres facteurs qui jouent, parce que même sans seuil à 5% il est peu vraisemblable que le Parti pirate puisse élire un député européen en France. Le nom ridicule y est peut-être pour quelque chose, mais il est le même ailleurs en Europe. Il y a peut-être le fait que la France a toujours eu une attitude extraordinairement traditionaliste sur les questions de propriété intellectuelle (au motif, notamment, de la fameuse « exception culturelle française » qui fait du ministère de la culture une sorte de ministère du lobbying pour le copyright), mais je ne sais pas si cette attitude déteint vraiment sur le grand public qui, après tout, doit partager des mèmes et des vidéos sur Internet autant que dans d'autres pays. L'éléphant au milieu de la pièce, c'est surtout l'accès aux médias et, à travers eux, au discours public.

Ce n'est pas que je sois parfaitement aligné avec la totalité du programme du Parti pirate (leur idée de démocratie directe, par exemple, me semble être un mirage, et j'ai déjà raconté sur ce blog ce que je pensais du referendum ; et surtout je n'apprécie vraiment pas leur positionnement en faveur des cryptoscams), programme qui part d'ailleurs parfois un peu dans tous les sens (enfin, ce n'est pas comme si tous les programmes de toutes les listes ne partaient pas dans tous les sens[#4] !). Mais j'ai quand même été très favorablement impressionné par le travail mené par le député pirate européen (envoyé par l'Allemagne) Felix Reda[#5] entre 2014 et 2019, notamment la recherche de compromis qu'il a menée sur la directive européenne sur le copyright. Vous n'avez jamais entendu parler ni de lui ni de cette directive ? Ça fait justement partie du problème que je veux évoquer ici. (Ça et l'idée répandue chez le grand public que le copyright est quelque chose d'extrêmement technique et qui ne les concerne pas du tout : ce qui montre que le grand public, qui passe quand même beaucoup de temps à créer, modifier et partager des contenus sur Internet, ne se rend pas compte de combien les lois sur le copyright le concernent, sinon directement par les contenus qu'il échange, du moins indirectement par les actions, par exemple de modération, qu'elles imposent aux plateformes sur lesquelles il partage ces contenus ou en consomme.)

[#4] Et puis quand on compte le nombre de notes et de digressions de ce billet, je suis mal placé pour critiquer ça part dans tous les sens.

[#5] Il était connu à l'époque sous un autre genre et un autre prénom (Julia — je le mentionne parce que ça peut aider à chercher).

Disons que j'ai aussi l'impression que le Parti pirate est le seul qui soit véritablement attaché aux libertés fondamentales pour elles-mêmes (et pas comme un outil commode quand elles vont dans le sens politique qu'on veut et qu'on va ensuite laisser tomber quand elles nous embêtent). C'est peut-être parce que je n'ai pas un positionnement politique très clair et que je suis plus attaché aux principes généraux que j'apprécie de voir quelque chose de ce style chez eux. C'est peut-être aussi, bien sûr, parce qu'ils n'ont jamais été au pouvoir et ne le seront sans doute jamais : il est indéniable que la réalité puante du pouvoir corrompt même des gens initialement bien intentionnés ; car quand on est au gouvernement, on découvre soudainement que les libertés fondamentales sont des protections contre vous[#6] et votre pouvoir de police. Les libertés fondamentales peuvent être un idéal quand on n'est pas au pouvoir et devenir bizarrement une nuisance quand on y est.

[#6] Point de grammaire sans rapport avec le fond : je n'ai jamais su quel est censé être la forme objet/oblique du pronom indéfini on en français. Si je prends la phrase quand nous sommes au pouvoir, nous nous rendons compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre nous, donc nous ciblent directement et que j'essaie de la formuler avec on (je parle du on indéfini, pas du on mis pour dire nous, justement), je dois dire quoi ? quand on est au pouvoir, on se rend compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre [???], donc [???] ciblent directement — c'est vraiment moche dans tous les cas, mais vous semble le moins horrible ici. (La question est évoquée par Grevisse dans Le Bon usage, §754(e), mais, comme d'habitude, sans vraie réponse.)

Prenons à titre d'exemple un point précis concernant les droits fondamentaux qu'il me semble pertinent à évoquer à l'approche des élections européennes : la proposition de chat control (= règlement CSAR) par la Commission européenne, qui consisterait à rendre obligatoire un contrôle du contenu des conversations privées par mail ou messagerie instantanée sur smartphone des Européens (je parle de Signal, Whatsapp, Telegram, ce genre de choses, et bien sûr aussi les messageries privées intégrées dans Facebook, Twitter, etc.). L'objectif affiché est de lutter contre les contenus pédopornographiques, et le moyen proposé est essentiellement de mettre en place un scan obligatoire de toutes les communications électroniques de tous les Européens pour vérifier qu'ils ne s'échangent pas de contenus illégaux. Les détails sont flous parce que, au moment où j'écris, la proposition est en cours de négociation entre la Commission, le Conseil et le Parlement européens, donc le contenu exact de la proposition change (et il est très très difficile de suivre l'avancement de ce genre de négociations), donc je vous renvoie à cette page du député européen (pirate[#7], justement) Patrick Breyer pour plus de détails, ou encore ces explications par La Quadrature du Net. Certaines versions de la proposition sont un petit peu moins dystopiques que d'autres (le Parlement européen dans sa composition actuelle ne semble pas prêt à voter les pires versions du texte), mais dans tous les cas il est question, sous prétexte de protéger les petits enfants, d'aller à l'encontre du droit du secret de la correspondance en imposant des logiciels mouchards sur tous les smartphones qui vont chercher à savoir[#8] si les images que vous échangez ne ressemblent pas[#9] à des photos d'enfants nus.

[#7] Dont j'espère qu'il sera réélu au moins pour que je puisse continuer à être informé sur ce dossier.

[#8] Le discours des partisans d'un tel contrôle est, bien sûr, que si vous n'êtes pas un pédophile vous n'avez aucune raison de vous émouvoir d'un tel contrôle (ce qui suggère d'ailleurs insidieusement la contraposée : si vous vous en émouvez, c'est suspect !). Mais rappelons que même si on n'est pas attaché au principe général du secret de la correspondance (qui, fatalement, doit s'appliquer à tous, même les criminels), de tels filtres automatisés viennent forcément avec des chances de faux positifs. Je pourrais par exemple renvoyer à cette histoire, aux États-Unis, d'un père qui a pris sur son smartphone des photos de son bambin nu pour les montrer à son médecin (parce que l'enfant avait une inflammation du pénis) : quand il a fait des sauvegardes dans le cloud, les filtres automatisés de Google on signalé ces images à la police, et même s'il n'a finalement pas fait l'objet de poursuites légales, il a subi une enquête policière et, surtout, son compte Google a été fermé définitivement (y compris son courrier GMail) : il était évidemment impossible de se faire entendre de qui que ce soit chez Google, et par ricochet il a perdu l'accès à énormément de données (comme plein d'autres photos personnelles et parfaitement innocentes), à d'autres comptes, etc. (J'ai évoqué ces problèmes de ricochet dans ce billet passé.) Bref, le discours si vous n'avez rien à cacher, vous n'avez rien à craindre, en plus d'être insidieux, est tout simplement faux, surtout si la police est faite, dans la pratique, par des outils automatisés dont personne ne comprend bien le fonctionnement, et contre lesquels il est impossible de faire appel sans tomber dans un monde parfaitement kafkaïen. Même si vous n'avez pas d'images pédophiles sur votre smartphone, vous avez peut-être des images que des IA stupides vont prendre pour des images pédophiles !

[#9] Pour une certaine définition de ressembler. Je suis sûr qu'il est techniquement possible de faire des images de chats qui sont délibérément modifiées juste comme il faut pour qu'elles apparaissent comme des images pédophiles à tel ou tel filtre qui les détecte (i.e., des faux positifs adversariaux). Et ensuite s'arranger pour faire parvenir anonymement ces images à des gens dont on veut faire fermer le compte Google. C'est une sorte de forme de swatting, si on veut.

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(vendredi)

Sur la « gauche » et la « droite » et le spectre politique

Introduction

Je n'aime normalement pas parler politique ; du moins, pas de politique en général : ce n'est pas que je n'aie pas d'opinions qu'on peut qualifier de politiques sur des questions précises, ni même que je n'aime pas les défendre, et par ailleurs je m'efforce lors des élections de trouver quelqu'un pour qui voter selon une estimation marginale largement pifométrique de ma fonction d'utilité, mais je ne suis pas sûr d'être capable d'étendre ces opinions ponctuelles (dont je ne suis même pas sûr qu'elles ne se contredisent pas les unes les autres), ni cette fonction d'utilité (largement pifométrique), en un système global cohérent, et quand bien même je m'en sentirais capable, je n'ai pas envie de faire l'effort de construire une charpente idéologique pour le soutenir et une trame argumentative pour les défendre. Du moins c'est ce que je pense qu'il faudrait faire pour discuter de bonne foi de questions politiques, et je constate que tout le monde n'a pas de tels scrupules.

Du coup, à défaut de parler de politique, je vais parler d'opinions politiques et de leur classification, ou de leurs tentatives de classification. Et notamment d'un truc qui est peut-être la racine de toute mon incompréhension de la politique : cet axe prétendument essentiel qui définit deux camps opposés, la « gauche » et la « droite », une division qui a son origine dans la position qu'ont adoptée les députés lors des premières assemblées de la Révolution française, et qui a été généralisée presque jusqu'à classifier l'ensemble des opinions politiques de tous les pays du monde à toutes les époques du monde, bigre, un tel niveau de généralité suggère que cette typologie doit être terriblement fondamentale et qu'il est hautement important de la comprendre.

Mais à vrai dire, je ne comprends pas cet axe. Ou du moins, je comprends plein d'instances de la division gauche-droite (et je ne nie pas qu'elles soient pertinentes voire importantes), mais il me semble qu'elles sont distinctes les unes des autres, c'est-à-dire que chaque fois que quelqu'un utilise l'un de ces deux termes, il a en tête une division différente, dépendant de ses propres idées politiques et/ou de la question en cours de discussion, et que c'est une manœuvre oratoire, plus ou moins inconsciente, de glisser des questions qui n'ont rien à voir les unes avec les autres, ou seulement un rapprochement sociologique ou émotionnel, derrière l'un ou l'autre terme gauche ou droite, l'autre servant alors de dépotoir ou de repoussoir.

Bref, ce billet rassemble différentes tentatives que je fais pour mettre de l'ordre intellectuellement, et pour moi-même, dans ce bordel. Mais il s'agit de tentatives, forcément teintées par mes propres idées, qui restent largement infructueuses : non seulement on n'est pas obligé d'être d'accord avec ce que je vais dire, mais ce billet n'est pas d'accord avec lui-même et va se contredire[#]. J'assume ces contradictions : je ne prétends pas avoir une réponse à la question de ce que sont la gauche et la droite ou ce qu'elles devraient être, je ne prétends même pas avoir une réponse à la question de ce que les gens entendent par là, je ne fais que lancer des idées en l'air pour illustrer mon incompréhension. Caveat lector, donc.

[#] Comme j'aime bien le dire, je ne suis pas un système formel, donc si je me contredis moi-même, je ne disparais pas dans un pouf de logique ; c'est mon droit le plus strict d'avoir, consciemment ou inconsciemment, des opinions (ou des préférences) contradictoires et de les exprimer, et si vous n'aimez pas ça, c'est votre problème, pas le mien.

Table des matières

L'axe entre « moi » et l'homme de paille

☞ Juste pour éclaircir un point de terminologie au cas où il serait douteux, ce que j'appelle homme de paille (i.e., épouvantail rhétorique), c'est le sophisme consistant à déformer la position d'autrui pour la rendre caricaturalement repoussante, ou pour la réfuter (brûler un homme de paille), alors qu'en fait personne ne tient la position telle qu'elle a été présentée. (Enfin, l'homme de paille fait référence à la caricature ainsi utilisée pour faire peur ou la faire brûler, et, par métonymie, au sophisme que constitue la manœuvre, et qui est sans doute le sophisme le plus répandu de toute la politique.)

La première chose, à laquelle je fais allusion dès l'introduction ci-dessus, est que cet axe gauche-droite semble toujours prendre la direction qui arrange la personne qui parle. Mais c'est un peu plus pervers que ça : la personne s'identifie typiquement à un de ces deux camps, attribue à ce camp les idées qui sont les siennes et le définit par ces idées, et regroupe l'ensemble de toutes les opinions opposées sous l'étiquette du camp opposé, sans se soucier si ces opinions ont la moindre cohérence idéologique. Autrement dit, pour beaucoup de gens, la définition de l'axe gauche-droite est simplement la distance à ses propres opinions politiques (que la personne a rangées dans l'une de ces cases).

Typiquement, donc, j'ai discuté avec quelqu'un qui se définissait de gauche, je lui ai demandé de m'expliquer ce qu'était la gauche pour lui, il m'a donné un tas d'idées qui étaient les siennes et qui formaient un ensemble idéologiquement cohérent (quelque chose comme : opposition au capitalisme, redistribution des richesses, protection de l'environnement). Très bien, lui ai-je dit, maintenant peux-tu m'expliquer ce qu'est la droite ? Et là les idées étaient absurdement incohérentes les unes avec les autres, allant du libéralisme économique au protectionnisme nationaliste : je lui ai fait remarquer cette incohérence, et il a commencé à trouver des explications extrêmement tarabiscotées justifiant qu'on peut penser telle et telle chose simultanément. Ce qui n'est pas complètement faux (de toute manière, en politique plus qu'en tout autre domaine, les gens arrivent à penser des choses incohérentes), mais il n'en restait pas moins que la seule véritable logique derrière les idées qu'il considérait comme de droite et que ce n'étaient pas les siennes, et il ne s'était visiblement jamais vraiment intéressé à ces idées ou à leur logique interne.

Je pense que le sophisme que je décris ci-dessus semble un peu plus couramment répandu chez les militants se réclamant eux-mêmes de la gauche, que la situation symétrique, mais je l'ai rencontrée aussi. C'est donc une expérience intéressante à mener à chaque fois que quelqu'un utilise l'un des deux mots « gauche » ou « droite » en politique : lui demander auquel elle se raccroche et, si elle fait une réponse (j'évoquerai plus loin les gens qui le refusent), si elle peut décrire raisonnablement précisément l'idéologie de l'autre camp : beaucoup de gens en seront spectaculairement incapables (ou se contentent de fourre-tout complètement vagues comme la droite est le camp de l'ordre, la gauche cherche à forcer l'égalité de tous — ce sont des hommes de paille ridicules merci d'avoir joué).

Bref, très souvent, les deux camps politiques sont simplement « les gens d'accord avec moi » et « tous les autres, que je regroupe dans un seul blob infâme auquel je ne comprends rien, et qui me sert de repoussoir ou d'homme de paille dans les arguments ».

Mais d'où vient ce sophisme ? D'abord, du rejet de la fameuse injonction de Sūn Zǐ sur l'art de la guerre, de connaître son ennemi (c'est-à-dire le connaître vraiment, tel qu'il est, et surtout tel qu'il pense, bref, ne pas se créer des hommes de paille) : mais en politique, connaître son ennemi cela signifie écouter son discours, et c'est dangereux parce qu'on risquerait de voir qu'il n'est pas si incohérent ni si repoussant, il est bien plus confortable émotionnellement de le ranger dans le blob infâme et incohérent « pas d'accord avec moi ».

Il y a aussi l'erreur logique consistant à penser que si B contredit A et que C contredit A aussi, alors B et C doivent vaguement être d'accord entre eux (ou peut-être qu'ils le sont secrètement et que leur opposition de façade est un plan diabolique pour contrer A), erreur logique qui est à la base de la « pensée de dimension 1 » qui veut imaginer qu'il n'y a que deux avis frontalement opposés sur n'importe quelle question, ou, à la rigueur, des opinions intermédiaires entre les deux.

Mais il y a une autre raison, sans doute, qui est que politiquement on a tendance à parler à des gens qui sont relativement proches de soi (ne serait-ce que parce que sociologiquement on a tendance à être entouré de telles personnes, et que la discussion est plus longue et sans doute plus productive avec elles, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit moins agitée). Du coup, personne dans la discussion ne se réclame de l'« autre camp », et celui-ci sert simplement de support d'anathème pour accuser l'autre d'en faire partie s'il dévie de la pureté idéologique qu'on cherche à défendre.

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(lundi)

Surtout, ne parlons pas de l'élection présidentielle ! (Ils en ont parlé.)

Comme je le disais récemment sur Twitter, les résultats électoraux font toujours l'effet d'un choc même quand on sait qu'il est logiquement impossible qu'il en sorte quelque chose de bon. Il y a un effet psychologique à la révélation soit qu'on a attrapé la peste soit qu'on a attrapé le choléra, de même qu'il y a une violence psychologique inouïe à devoir choisir entre les deux (ou à choisir de ne pas choisir, mais en sachant on aura quand même l'un des deux), qu'on devrait logiquement ressentir dès que cette fatalité devient évidente, mais qui ne se concrétise que quand on est face à la révélation même. J'ai eu beau me dire je me fous de ces résultats, ils seront forcément un désastre, ça n'a pas marché.

Je ne suis pas du genre à crier tous pourris (et de toute façon la faute que je vois n'en est pas tant aux candidats qu'à une combinaison entre le mode de scrutin et surtout le modèle présidentiel, cf. ci-dessous), c'est bien la première fois que je ressens une aversion pareille pour tous les candidats, pourtant fort nombreux, qui se présentaient à cette élection : peste, choléra, fièvre typhoïde, cancer du pancréas… (est-ce que parmi tous les fils humoristiques du type candidats à la présidentielles as <truc> — où <truc> = projections cartographiques, trains, races de vaches, systèmes électriques, équations de la physique, éditeurs texte, etc. — personne n'en a fait un avec les maladies graves ? bon, y'a ça).

Alors certes, je ne m'attendais pas à trouver une personne candidate qui se prononce simultanément pour toutes sortes de choses que j'approuverais, comme : ⁃ une restauration de services publics forts, ⁃ la mise en place d'un revenu universel permettant de ne pas centrer la vie des individus autour du travail rémunéré, ⁃ un pacte écologique scientifique avec une place prépondérante donnée à l'énergie nucléaire (avec construction d'un maximum de nouvelles centrales) pour réduire les émissions de CO₂ et des taxes pigouviennes sur les pollueurs, ⁃ la relance d'une intégration européenne accrue, ⁃ le rejet explicite de tout nationalisme ou isolationnisme, ⁃ une stabilisation de la dette publique financée par une fiscalité progressive et redistributive, ⁃ des réformes constitutionnelles et organiques pour limiter les pouvoirs du président de la République, redonner le rôle de premier plan au parlement et la présidence du conseil des ministres au Premier ministre, mettre en place un scrutin plus représentatif à l'Assemblée nationale, (je n'ose même pas parler de réforme du Sénat,) et transformer le Conseil constitutionnel en cour de justice complètement séparée du pouvoir politique, ⁃ une protection claire du droit à manifester sans se heurter à la brutalité policière, ⁃ des moyens accrus donnés au Défenseur des Droits, ⁃ une politique judiciaire qui cherche vraiment à privilégier la réinsertion sur la punition, ⁃ une politique de santé publique qui condamne catégoriquement les errements répressifs lors de la pandémie de covid, ⁃ une réforme en profondeur du droit d'auteur pour mettre fin à ses excès, ⁃ la dépénalisation de l'usage de toutes les drogues récréatives et celle de la vente du cannabis, ⁃ des simplifications de procédures administratives (par exemple la suppression de cette idiotie qu'est le justificatif de domicile), ⁃ la suppression de toute mention du sexe des individus de l'état-civil, des papiers d'identité et de tout fichier de l'Administration, ⁃ le rejet clair de toute forme de service national obligatoire comme constituant une forme de servitude anachronique, ⁃ une revalorisation des métiers de l'enseignement et de la recherche, la fin de la recherche « compétitive », « darwinienne », et la possibilités de financements autrement que par seuls projets, ⁃ un grand plan de transparence de l'accès aux documents administratifs sous forme informatisée et en données ouvertes ⁃ et je veux bien cent balles et un mars aussi. Je me doute bien que plein de gens ne seront pas d'accord avec ça, et il est normal qu'aucun candidat ne le propose. (J'oublie sans doute plein de choses dans ma liste de toute façon. Par ailleurs, ce n'est pas la peine de me dire que ce que je liste est vague, irréalisable voire auto-contradictoire : si vous n'avez pas remarqué que les projets des candidats sont toujours vagues, irréalisables et auto-contradictoires, c'est que vous n'avez jamais lu un programme politique. Je précise cependant à toutes fins utiles que ceci n'est pas un programme et que je n'ai aucune intention de me présenter à quelque élection que ce soit.)

Bref, je n'en demandais pas tant, je sais bien que quand on vote il faut accepter d'avaler des grosses couleuvres, mais disons que ç'aurait été agréable qu'il y eût au moins une personne, parmi ces candidats, que je trouve susceptible de faire moins de mal que de bien, ou disons, moins de mal qu'une théière, — la théière étant quelque chose à qui on ne craint pas trop d'accorder les pouvoirs démesurément dangereux du président de la République française. J'ai quand même voté pour quelqu'un (peut-être du niveau « tuberculose » dans les maladies graves ?) parce que voter blanc ne permet pas d'avoir une théière présidente, mais c'est tout de même affligeant, et je crois que je ne suis pas loin d'être le seul affligé, que la moins pire option pour le second tour soit le mec qui il y a deux ans a fait fermer les forêts et fait signer des papiers débiles à 70M de personnes pour mettre le nez dehors, pour une infection respiratoire(!).

Il serait bien sûr bon que les électeurs français se rappellent qu'ils peuvent limiter le pouvoir de nuisance de la personne élue à la présidentielle en lui donnant une assemblée politiquement opposée, ce qui rapprocherait un peu l'Élysée du niveau théière, et donnerait aux Français la satisfaction d'avoir rembarré non pas onze mais douze des douze candidats à la présidentielle. Ce n'est pas idéal, ça reste plus dangereux qu'une théière (par exemple parce que le général De Gaulle a par inadvertance égaré une arme atomique à l'article 16 de la Constitution, qui dit le président de la République peut, à tout moment et sans rendre de compte à personne, sur une décision qui ne revient qu'à lui et qui n'est susceptible d'aucun recours, transformer la France en dictature : sympa ; au moins, un parlement hostile pourrait tenter une procédure de destitution), mais ce serait déjà quelque chose. Malheureusement, je ne crois pas que les Français aient bien compris qu'ils ont le droit de voter différemment aux législatives qu'à la présidentielle, donc ça reste sans doute un espoir naïf de ma part.

Le problème des dangers du pouvoir n'est pas neuf, bien sûr. Ce n'est pas difficile à comprendre : être président, c'est un boulot horrible, où on n'a pas une minute pour soi, où on doit sans arrêt gérer les merdes, où tout le monde vous demande de tout faire au sujet de tout, et où tout le monde finit par vous détester, où on est obligé de rencontrer plein de gens chiants ou cons ou meurtriers et de faire semblant de les trouver intéressants, intelligents et gentils, et où on passe des années sans dormir une seule nuit correcte. Pour vouloir un tel boulot, il faut être un dangereux psychopathe tellement obsédé par le pouvoir et la grandeur de soi qu'on juge que le hochet suprême de la présidence compense tous ces inconvénients. De là résulte le fait qu'aucune personne qui a envie de devenir président ne devrait être autorisée à approcher à moins de 100km du bouton nucléaire ou d'aucun des autres pouvoirs qui vont avec le hochet :

To summarize: it is a well known fact, that those people who most want to rule people are, ipso facto, those least suited to do it. To summarize the summary: anyone who is capable of getting themselves made President should on no account be allowed to do the job. To summarize the summary of the summary: people are a problem.

― Douglas Adams, The Restaurant at the End of the Universe (chap. 28)

Ça doit déjà être dans la République de Platon, sauf que Platon n'écrit sans doute pas dangereux psychopathe, il écrit plutôt en effet Socrates tu as raison il a certainement toutes les qualités d'un chien ou quelque chose de chiant comme ça. Et surtout, Platon est super méga hypocrite parce qu'après avoir expliqué qu'il ne faut pas donner le pouvoir aux gens qui veulent le pouvoir, il explique qu'il faut le donner aux philosophes, comme lui qui vient de nous exposer plein d'idées hyper dangereuses sur ce que les philosophes feraient avec le pouvoir ou sur l'éducation des gosses, alors bon, paille poutre tout ça.

Et de fait, quand on regarde l'ensemble des anciens présidents français ou même des gens qui ont été des candidats crédibles, il n'y en a pas des masses dont je n'ai pas l'impression qu'ils soient humainement infects et dangereusement obsédés par le pouvoir. (Indépendamment du fond de leurs idées et de leurs autres défauts pas difficiles à trouver, François Hollande et Alain Juppé sont peut-être de ceux-là.)

Presque n'importe quelle mesure qui conduirait à dépersonnaliser le pouvoir politique serait bienvenue dans la situation absolument pourrie où nous a laissé De Gaulle avec son obsession du pouvoir personnel : qu'il s'agisse d'un régime parlementaire, d'une présidence collégiale ou tournante… n'importe quoi qui limiterait les pouvoirs de nuisance accordés aux dangereux psychopathes qui se font élire, ou l'attrait du poste pour les dangereux psychopathe, mais aussi son caractère pénible pour les non psychopathes (si le pouvoir est réparti entre plus de gens, il est à la fois moins attirant pour les avides de pouvoir mais aussi plus attirant pour les personnes qui veulent simplement servir leur pays et pour qui le stress de trop de responsabilités, ou l'impossibilité de dormir correctement pendant cinq ans, est un repoussoir).

À titre d'exemple, un changement minimal sur la constitution française, qui serait déjà un immense progrès, consisterait à élire tous les cinq ans non pas une personne, mais un collège de cinq personnes (en bloc, selon la même procédure qu'on élit une personne actuellement — pas que j'aime cette procédure, mais je veux évoquer un changement minimal), qui ensuite exercerait le pouvoir chacune pour un an, dans un ordre tiré au sort après l'élection (et qui pourraient aussi servir de suppléants en cas de décès ou d'incapacité temporaire de la personne titulaire) : cela rendrait la charge moins attirante pour les non psychopathes, plus supportable pour les non psychopathes, et cela éviterait que les campagnes se concentrent autour du charisme personnel de la personne à leur centre.

Mais comme le pouvoir de faire un tel changement repose essentiellement dans les mains des dangereux psychopathes contre lesquels il servirait à nous protéger, autant dire que ça n'arrivera pas.

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(vendredi)

Sur le mythe des contrats librement consentis

Je ne parle pas souvent politique sur ce blog, et je n'aime pas trop ça, mais ce qui suit est un point auquel je pense souvent, et comme une discussion récente sur Twitter (qui est partie de la question de savoir si les pilotes de course moto ont des clauses dans leur contrat leur interdisant de rouler à moto sur route, et si une telle clause serait légitime et/ou permise par le droit français) m'a amené à m'exprimer à ce sujet, je vais essayer de rassembler mes idées un peu mieux (c'est-à-dire plus longuement) qu'une collection de tweets ne le permet. Si vous voulez juste le résumé, lisez les points énumérés en caractères gras ci-dessous.

Le sujet concerne les contrats, au sens juridique, et surtout au sens de la philosophie du droit qui les sous-tend. Ce que je veux dénoncer, et cette dénonciation devrait être un grand enfonçage de portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans la potion de banalité, c'est l'idée des contrats librement consentis par les contractants et l'argument complètement bullshitesque si tu n'es pas content, il ne faut pas signer.

De quoi est-ce que que je parle ? Il existe une philosophie politique, parfois connue sous le nom de libéralisme mais comme ce mot désigne tout et n'importe quoi il faut peut-être l'éviter ou le qualifier comme libéralisme classique à la Locke, Smith et Bastiat, que je me permet de simplifier au point de la caricature en le résumant ainsi : primo, le but de l'État est (uniquement) de préserver la paix entre individus (i.e., l'absence de violence) et de leur garantir la vie, la liberté, et la propriété (qui est conçue comme une extension de la liberté en ce qu'elle est le terrain sur lequel s'exerce la liberté), et secundo, toute construction sociale doit passer par des échanges entre individus, librement consentis parce que mutuellement bénéfiques, et codifiés sous forme de contrats, qu'il est donc du devoir de l'État de faire appliquer (au travers d'un système juridique et notamment de cours de justice capables de faire usage du monopole de la violence légitime dont dispose l'État pour régler les différends et tenir chacun des contractants à ses obligations).

Un contrat, donc, c'est un document légal (normalement écrit et signé, mais peu importe, le système juridique définira une façon de vérifier le consentement) par lequel deux parties ou plus choisissent librement de se donner des obligations réciproques (synallagmatiques), par exemple je te donne X et en échange tu me donnes Y, se créant ainsi une sorte de loi pour elles-mêmes, le service de l'État étant alors de rendre cette loi applicable (i.e., d'obliger les parties à tenir leurs promesses).

Le fondement théorique de l'intérêt de la notion de contrat peut se comprendre, par exemple, sous l'angle de la théorie des jeux : dans un dilemme du prisonnier, par exemple, en l'absence de contrat, les deux parties ont chacune intérêt à faire défaut quel que soit le choix de l'autre, ce qui conduit à une situation collectivement pessimale ; mais si le jeu (ou un Léviathan quelconque) permet aux parties de signer un contrat de coopération mutuelle, en se liant les mains de façon synallagmatique pour s'obliger à coopérer, elles arrivent à un équilibre meilleur. Dans un jeu à somme nulle les contrats ne peuvent pas avoir d'intérêt, mais le monde réel n'est pas à somme nulle, il y a énormément de situations gagnant-gagnant, et c'est là que les contrats ont leur intérêt.

La promesse de la théorie philosophique que j'essaie de résumer (et que, de nouveau, je suis surtout en train de simplifier à outrance), c'est — à partir de cette constatation théorique — que cette société basée sur un État minimal qui se contente de faire appliquer les contrats peut fonctionner de façon stable : qu'elle évite la guerre perpétuelle de tous contre tous, qu'elle ne dégénérerait pas en concentration excessive de pouvoirs entre les mains d'un petit nombre, et notamment que le libéralisme évite « naturellement » les situations de monopole par une sorte de magie du libre marché que je n'ai jamais bien comprise (quelque chose comme il n'est l'intérêt de personne qu'un monopole se forme, donc s'il risque de se former, une concurrence apparaîtra), si bien que les forces restent toujours grosso modo équilibrées (au moins si on part d'une situation où c'est le cas) et que les contrats sont donc légitimes.

Voilà, c'est vraiment simplifié et même caricaturé (surtout pour un domaine du paysage politique qui incorpore énormément de diversité), mais il y a des gens qui croient à ce genre de choses : dans une version plus imagée pour les geeks, que l'État est (= devrait être) une sorte de noyau de système d'exploitation de la société, qui assure juste un mécanisme de protection entre processus et un système de communication et d'arbitrage de ressources, et ensuite tout le reste doit être construit au-dessus de cette couche minimale par le mécanisme des contrats. Ça peut plaire aux geeks parce que c'est une forme de minimalisme qui, informatiquement, se tient.

(Même si je n'adhère pas à cette vision des choses, je veux quand même la défendre sur un point, c'est que beaucoup de gens associent le libéralisme à droite sur l'axe politique gauche-droite : et certainement, tant qu'on a affaire à une vision idéalisée de la société, on peut penser un idéal libéral de droite qui est une sorte de capitalisme glorifié où les acteurs majeurs de l'économie seraient des entreprises ; mais je souligne qu'on peut aussi imaginer un libéralisme de gauche, où les acteurs majeurs seraient des associations à but non lucratif, des mutuelles, qui se formeraient pour remplir les différentes missions de service public, le rôle des contrats étant alors essentiellement de maintenir tous les acteurs dans leur bonne foi. Cette société rêvée est celle d'un État minimal, qui se contente de faire appliquer les contrats, mais avec des services publics forts et solidaires, dont la force est justement qu'il sont créés séparément et indépendants du risque de captation par l'État : les services publics apparaissent parce qu'ils conduisent à une situation gagnante pour tout le monde. Je ne développe pas parce que ce n'est pas mon propos ici, et parce que, de nouveau, je ne crois pas spécialement à cette utopie, mais je la mentionne pour rejeter au passage l'idée que le libéralisme tel que défini dans les paragraphes précédents est forcément « de droite ».)

C'est évidemment une utopie, une sorte d'utopie de la liberté comme on pourrait avoir une utopie de l'égalité (la société communiste) ou une utopie de la fraternité (façon peace and love). J'aime bien les utopies parce qu'elles fournissent une sorte de cadre de pensée auquel comparer le monde réel, mais il faut garder à l'esprit que les utopies ne sont pas le monde réel et que lourd est le parpaing de la réalité sur la tartelette aux fraises de nos illusions.

Alors bien sûr nous ne sommes pas du tout dans ce monde utopique (certainement pas dans sa forme « de gauche », mais pas non plus, quoi que disent ses adversaires, dans sa forme « de droite »). Mais cette vision des choses, cette grille de lecture, a beaucoup d'influence sur notre société réelle : à la fois du côté du droit, qui reconnaît la notion de contrat et les garantit, même s'il y met toutes sortes de limites, mais aussi du point de vue de la perception (psychologique, morale…) que nous avons de la notion d'engagement (si tu n'es pas content, il ne fallait pas signer).

Les choses que je veux dire, donc, et qui, de nouveau, sont (ou devraient être) surtout de l'enfonçage de portes ouvertes, sont les suivantes :

  1. Un contrat n'est véritablement légitime (et concrètement, ne conduira à une situation réellement gagnant-gagnant) que lorsque les parties contractantes sont à peu près équilibrées dans leur rapport de force. Dans le cas contraire, ce n'est pas un contrat légitime mais moralement inique (parce qu'il ne fait qu'exploiter le jeu de pouvoir qui préexiste), et il y a même un nom pour ça : c'est du chantage.
  2. Il y a un test simple permettant de savoir si effectivement les deux parties contractantes sont dans une situation à peu près équilibrée : c'est de regarder si elles ont réellement contribué de façon à peu près égale au choix et à la rédaction des clauses et termes du contrat (ou au moins, qu'il aurait été possible pour chacune d'elle de le faire, de faire valoir ses objections). Lorsque ce n'est pas le cas, l'une des deux parties, celle qui n'a pas pu choisir les termes, est la partie faible, et le contrat est inique.
  3. Notamment, mais je ne saurais le dire assez haut et assez fort, la seule liberté de ne pas signer et d'aller voir ailleurs ne vaut rien du tout, c'est un faux choix un peu comme la bourse ou la vie.
  4. L'immense majorité des contrats auxquels nous avons affaire en tant qu'individus, sont de ce type inique. À la fois comme travailleurs et comme consommateurs (donc à la fois en gagnant de l'argent et en le dépensant), nous sommes victimes de ces contrats iniques.
  5. L'idée que l'État (ou la société, c'est-à-dire en pratique, la justice) devrait se contenter de faire appliquer les contrats en feignant d'ignorer cette iniquité est honteuse.
  6. La défense des parties faibles dans les contrats doit s'organiser autour de deux axes : encadrer ce qu'un contrat peut contenir pour en interdire les clauses les plus typiquement scandaleuses, d'une part, et chercher à rééquilibrer les forces, par exemple en fédérant les parties faibles pour leur redonner de la force de négociation.

Nous sommes dans une société où on n'arrête pas de nous faire signer des trucs et des machins. Ce rituel de la signature est un simulacre de consentement véritablement obscène : il entretient l'illusion d'une liberté alors que, en réalité, l'immense majorité des signatures sont des faux choix. Lorsque la signature est apposée en bas d'un contrat que nous avons à peine le temps de lire, et certainement pas le loisir de négocier, ce contrat est inique, et la mascarade de la signature sert simplement à donner bonne conscience à toutes les parties impliquées en camouflant le chantage qui est en réalité en train d'avoir lieu sous les atours d'un pacte librement consenti entre égaux.

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(mercredi)

Réflexions oiseuses sur la politique « abstraite »

Je me demande si des études ou des réflexions sérieuses ont déjà été menées sur la « politique abstraite » : ce que j'entends par là c'est, en gros, l'étude de tous les phénomènes politiques (notamment sous l'angle psychologique, sociologique, ou de la théorie des jeux) débarrassés de toute considération de contenu (et notamment de toute référence à, par exemple, un axe gauche-droite ou à plus forte raison d'idées particulières qui pourraient instancier cet axe) ou même de forme de gouvernement, d'époque ou de pays : la politique abstraite devrait s'appliquer également (et mieux : uniformément) à l'Espagne du 16e siècle qu'à la Chine des Hàn ou aux États-Unis actuels — mais aussi à des microcosmes comme des guerres d'idées au sein d'une communauté particulière (penser aux guerres idéologiques que les informaticiens sont capable d'avoir entre eux !).

Disons pour expliquer la « politique abstraite » qu'il s'agirait en quelque sorte de la meilleure approximation possible de la psychohistoire dans le monde réel. L'intérêt serait par exemple de chercher des motifs universels. (C'est une idée féconde en mathématiques d'essayer d'« abstraire » une théorie mathématique pour chercher à comprendre quels sont les principes minimaux qui la font fonctionner et ce qu'on peut dire à partir d'eux, et cela permet parfois de lui trouver des nouvelles instances.) Et/ou de s'écarter de sa propre mauvaise foi en cherchant à raisonner sur des choses assez vagues pour ne pas provoquer de réaction émotionnelle de notre part. (Je me méfie particulièrement de la mauvaise foi, à commencer par la mienne, dans toute réflexion politique « concrète » — cf. le premier paragraphe de cette entrée passée — et l'abstraction permet peut-être de pallier ce problème.)

Peut-être n'y a-t-il rien d'intelligent à dire à ce sujet à part des généralités oiseuses ? Peut-être. Voici néanmoins une ébauche de réflexion sur un phénomène qui me semble possiblement intéressant (même si la réflexion elle-même est sans doute oiseuse) :

Il me semble qu'un motif fréquemment récurrent de toutes sortes de combats politiques est de se retrouver face à un choix entre deux stratégies que je pourrais appeler la stratégie idéaliste (ou puriste) et la stratégie réaliste (ou de compromis). Il pourrait s'agir par exemple de :

  • négocier la paix avec un ennemi (stratégie réaliste) ou poursuivre le combat jusqu'au bout (stratégie idéaliste),
  • s'allier avec, ou soutenir temporairement, un ennemi considéré comme un « moindre mal » pour faire obstacle à un ennemi considéré comme un plus grand mal (stratégie réaliste), ou au contraire refuser une telle alliance de circonstance (stratégie idéaliste),
  • modérer des revendications pour les atteindre plus facilement ou pour se faire plus d'alliés (stratégie réaliste), ou maintenir des revendications correspondant à ses aspirations profondes (stratégie idéaliste),
  • se rallier à (ou simplement accepter) un projet imparfait mais plus abouti (stratégie réaliste), ou maintenir un projet considéré comme meilleur mais plus difficile (stratégie idéaliste),
  • voter « utile » (stratégie réaliste) ou refuser d'apporter sa voix à un candidat avec lequel on est en désaccord trop important (stratégie idéaliste),

— et autres variations sur le même thème. Je ne prétends bien sûr pas que ces deux pistes simplistes, surtout formulées de façon aussi générale, épuisent toujours toutes les possibilités stratégiques : on pourrait évoquer la stratégie du pire (je vais revenir dessus), la stratégie manipulatrice et encore d'autres, sans doute plus délicates à définir en général. Un débat apparenté mais distinct serait de savoir si la fin justifie les moyens, par exemple si on peut se dispenser des formes quand le fond est légitime (la réponse oui peut être rattachée à la stratégie idéaliste qui fait primer ses Grands Principes sur les obstacles rencontrés, mais aussi à la stratégie réaliste qui accepte le compromis comme un moyen pour arriver à ses fins). Mais restons sur la dichotomie présentée ci-dessus.

J'ai l'impression que le choix entre la stratégie réaliste et la stratégie idéaliste est souvent fait de façon émotionnelle (certains étant plus enclins à l'une ou à l'autre) et parfois même sans considération approfondie des données du problème. C'est ce que j'ai tenté de faire ressortir dans ce vieux « fragment littéraire gratuit » (que j'ai déjà souvent lié).

La stratégie idéaliste a un attrait psychologique indéniable : celui de se tenir glorieusement prêt à combattre pour ses principes sans jamais les diluer dans les le poison de la réalité ; celui de voir le monde avec la séduisante netteté du noir et blanc plutôt que le flou exaspérant des teintes de gris : l'Idéal est bien plus facilement motivant que le compromis, c'est l'Idéal qui soude les équipes. Le danger est évidemment double : celui, évident, d'échouer parce qu'on s'est fixé un but inatteignable, irréaliste ; mais aussi celui, plus insidieux, de tomber de l'idéalisme à l'idéologisme, et de faire des bonnes intentions les pavés qui mènent vers l'enfer, danger tout proche de celui, plus insidieux encore, de croire qu'on a des Grands Principes alors qu'on les construit au fur et à mesure pour coller à un agenda dont on n'a pas soi-même pas forcément pleinement conscience (cf. l'encadré ci-dessous).

Je fais une semi-digression à ce point pour évoquer les Grands Principes et le danger de s'inventer des Grands Principes à géométrie variable pour coller exactement à ce que nous avons envie de faire ou de défendre au moment donné, ou pour se donner un prétexte à cacher notre propre égoïsme. Voici un conseil pour lutter contre la mauvaise foi que nous avons certainement tous en la matière :

À chaque fois qu'on se dit je fais ça pour le principe, pour vérifier que ce n'est pas une façon de faire taire sa conscience, il est bon de se demander :

  • quel est précisément le principe général qu'on prétend appliquer (est-on capable de le formuler clairement et de le défendre sous cette formulation ?),
  • comment on le justifie et quels corollaires il a qui le rendent désirable,
  • dans quel mesure le combat qu'on prétend mener est effectivement relié au principe en question (est-ce qu'on combat pour ce principe au sens où on contribue à le répande/développer, ou par ce principe c'est-à-dire qu'on l'utilise comme une arme pour se justifier ?),
  • dans quelle mesure on a combattu, par le passé, pour ce principe, dans des circonstances où ça ne nous arrangeait pas, et dans quelle mesure on sera vraiment prêt à le faire à l'avenir.

Évidemment, on peut toujours continuer à se mentir, mais ça devient un peu plus difficile d'être de mauvaise foi si on se force à examiner ce genre de questions.

Mais la stratégie réaliste a également un attrait psychologique, et des dangers. On m'a qualifié de fanatique du compromis : je ne suis évidemment pas d'accord mais je comprends l'idée sous-jacente à ce reproche, la méfiance devant ma propension à tellement rechercher la nuance et le dialogue. Le piège psychologique est de succomber à une forme d'irénisme forcé, et de la prendre pour sagesse : de se laisser manipuler dans toute négociation à céder toujours plus de terrain au nom du compromis jusqu'à ne plus en avoir du tout. Car à force de laisser ses principes s'éroder, on n'a plus de principes du tout.

(On comprend ici l'intérêt de parler dans des termes « abstraits » extrêmement vagues. Je m'efforce d'avoir plusieurs contextes politiques bien différents, et autant de situations que possible, en tête, en écrivant ce qui précède, pour me laisser le moins possible influencer par des idées politiques sur tel ou tel sujet concret. Une astuce possible pour chercher l'abstraction est de s'efforcer de penser aussi les choses du point de vue de nos adversaires politiques, et de ne retenir que ce qu'on conclut également sur plusieurs jeux de positions politiques très différentes.)

Bref, je pense qu'il y a à se méfier simultanément des deux écueils qui seraient d'opter trop souvent (voire systématiquement) pour la stratégie « idéaliste » ou au contraire d'opter trop souvent (voire systématiquement) pour la stratégie « réaliste ».

Notamment, si j'applique ça à un des cas de figure itemisés ci-dessus, celui sur le moindre mal :

Il y a deux erreurs contradictoire qu'on a trop facilement tendance à faire dans une discussion politique dès qu'il est question du moindre mal :

  • perdre de vue que le moindre mal est moindre,
  • perdre de vue que le moindre mal est un mal.

Il faut se garder des deux même à la fois même si l'inclinaison naturelle de certains sera de tomber plus volontiers dans l'une ou dans l'autre. Et surtout, il ne faut pas s'imaginer qu'on ne peut que choisir l'une ou l'autre option : il n'y a que deux mots dans moindre mal, ça ne demande pas un cerveau gigantesque d'arriver à comprendre que les deux ont un sens et qu'aucun des deux n'efface l'autre.

Choisir entre les deux stratégies (ici idéaliste et réaliste) serait, logiquement, le travail d'une métastratégie. Je ne peux évidemment pas donner de métastratégie convenable à un niveau de généralité aussi fumeux, mais je peux suggérer ceci : dans la mesure où on gagne à ne pas être trop facilement prévisible (or en théorie des jeux, c'est souvent le cas), la théorie de l'information laisse penser qu'une métastratégie raisonnable devrait conduire à adopter les stratégies idéaliste et réaliste dans des proportions au moins grossièrement comparables (de façon à maximiser l'entropie). Concrètement, si vos adversaires politiques savent que vous accepterez tous les compromis, ils vous plumeront ; mais s'ils savent que vous n'en accepterez aucun, ils ne feront aucun effort pour ne pas vous piétiner s'ils le peuvent : si le but est qu'ils vous prennent en compte, il faut accepter une proportion 0≪p≪1 des compromis ; et le même genre de raisonnement s'applique aux autres cas de figure évoqués. Une métastratégie possible serait donc de retenir chaque situation où on a à choisir entre les stratégies idéaliste et réaliste, faire des statistiques dessus, et ajuster sa propre propension à jouer l'une ou l'autre pour viser une proportion qui ne soit pas trop éloignée de ½.

(Évidemment, il n'est pas à exclure que ce soit mon côté fanatique de la modération qui s'exprime, combiné à ma volonté d'avoir toujours un méta d'avance, pour conclure que la modération doit elle-même être pratiquée avec modération — et avec un niveau modérément modéré de modération. Bref. Mais je crois quand même qu'il y a du juste dans ce que j'ai écrit ci-dessus.)

En fait, tout ceci devrait être un enfonçage de portes ouvertes, et peut-être que tant que je reste au niveau « abstrait » tout le monde se dira effectivement que c'est le cas, mais quand on instancie dans des cas particuliers je suis persuadé que les portes ne sont pas si ouvertes que ça. C'est un combat que chacun doit mener avec sa propre mauvaise foi que d'identifier ses propres œillères en la matière, et je ne peux pas faire mieux qu'énoncer des généralités, étant moi-même en bien mauvaise position pour jeter des pierres à qui que ce soit : mais au moins les généralités peuvent donner une indication sur où chercher.

*

Pour donner un autre exemple de phénomène de politique abstraite (qui peut d'ailleurs illustrer un danger de la stratégie idéaliste ci-dessus notamment quand elle se combine à la stratégie du pire), je peux évoquer celui des ennemis devenant alliés objectifs (cf. aussi ici). Il s'agit du phénomène par lequel deux forces complètement opposées A et B peuvent se rejoindre tactiquement car :

  • chacune utilise l'autre comme un croquemitaine, un repoussoir, pour justifier l'importance de son propre combat et de son purisme dans ce combat,
  • les deux ensemble ont intérêt à ce que l'axe politique AB sur lequel elles sont extrémales soit considéré comme l'axe majeur de la politique, et la question définissant cet axe, i.e., la question sur laquelle elles (A et B) s'affrontent, comme la question centrale de tout le débat politique, éclipsant ainsi toute autre question,
  • et les deux forces peuvent ainsi dominer toute autre force ou les obliger à rallier l'une ou l'autre, notamment celles qui proposent des positions intermédiaires ou, celles qui considèrent que l'axe AB n'est pas très important ou, peut-être plus subtilement, pas bien défini.

Ce phénomène est banal et on en trouvera facilement quantité d'exemples (je préfère ne pas en donner moi-même et rester dans les généralités pour ne pas me laisser distraire par un débat politique précis ce qui risquerait évidemment que quelqu'un s'indignât ah mais non, ça c'est évidemment une vraie opposition importante et sérieuse parce qu'il est du camp A ou B). Mais la question importante est aussi de savoir comment détecter le phénomène pour ne pas se laisser embrigader dans la guerre A contre B ou, plus subtilement, pour ne pas laisser notre propre mauvaise foi nous faire croire que cette guerre est suprêmement importante (parce que nous sommes nous-mêmes attirés par le camp A ou B). Je n'ai évidemment pas de bonne réponse à ça, à part qu'il faut garder à l'esprit le phénomène et toujours s'interroger non seulement sur les principes auxquels on croit mais aussi la pertinence de la question même sur laquelle ces principes sont construits.

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(dimanche)

Quelques questions soulevées par le Brexit

Dans l'entrée précédente, j'ai essayé de résumer la situation fort confuse du Brexit jusqu'à maintenant (et ça a été beaucoup plus long que prévu). Entre temps, les choses sont devenues encore plus confuses et chaotiques : d'un côté, la CJUE a confirmé que le Royaume-Uni avait bien le droit d'annuler unilatéralement sa décision de quitter l'Union européenne, de l'autre, le gouvernement de Sa Majesté a annulé le vote qui était prévu (et semblait parti pour perdre) devant faire avaliser par le Parlement l'accord de divorce trouvé avec l'UE, et on ne sait pas du tout ce qu'il compte faire maintenant. Toutes les possibilités restent actuellement concevables : ratification de l'accord qui est sur la table, un accord différent suite à une prolongement de la période de négociations, no-deal (= sortie brutale sans accord), un second referendum (dont les termes restent complètement à préciser), ou sans doute encore d'autres choses, en passant bien sûr par un changement de Premier Ministre ou de majorité. Pour une sorte de compte-rendu de la situation politico-diplomatique, je peux aussi signaler ce discours très intéressant tenu le par Ivan Rogers à l'Université de Liverpool où il évoque neuf « leçons » du Brexit jusqu'à présent. Par ailleurs, l'union européenne a commencé à planifier des mesures à appliquer en cas de no-deal, le Royaume-Uni prétend s'en préoccuper aussi, mais il est clair que la tâche de leur côté est tellement immense qu'ils ne peuvent pas faire quoi que ce soit de sérieux en les quelques mois qu'il leur reste si l'accord obtenu n'est pas accepté.

Une chose au moins est certaine : le Royaume-Uni n'en a pas fini de parler du Brexit : quoi qu'il arrive, ce débat et la division de la société qu'il a révélée vont continuer à hanter le pays pendant longtemps. (Dans ce micro-documentaire, un journaliste italien imagine une réécriture de l'Enfer de Dante où le Royaume-Uni est condamné à débattre indéfiniment du Brexit. Voir aussi cet article sur les dangers liés au fait que le débat est à la fois important et ennuyeux.)

Dans cette entrée-ci, je voudrais proposer quelques questions politiques générales qui me semblent suggérées par la situation, mais pas forcément par ses évolutions toutes récentes. Comme j'ai pris énormément de temps pour l'écrire, mes idées sur ce que je voulais dire ont changé plusieurs fois, et le résultat n'est peut-être pas très cohérent, et certainement pas très équilibré. Mais comme le temps passé dessus commence à s'éterniser et que j'en ai marre de penser au Brexit, je publie ça comme ça. Tant pis, ça vaut ce que ça vaut.

La plus évidente, bien sûr, que je ne veux pas vraiment discuter, mais je ne peux pas ne pas au moins l'évoquer, c'est si l'on pense que le Brexit est souhaitable. C'est une question pour les Britanniques, évidemment, qui sont manifestement très divisés à ce sujet (et ne le sont pas moins au lendemain du referendum qu'ils ne l'étaient à sa veille). Si j'étais moi-même Britannique[#], je n'ai absolument aucun doute sur le fait que l'eurobéat que je suis aurait voté pour rester, et aurait été absolument effondré[#2] des résultats du vote. Mais c'est un avis personnel et, à un certain niveau, je comprends ceux qui ont l'impression d'avoir été dépossédés de la grandeur de leur pays[#3] par ce qu'ils ressentent comme un léviathan bureaucratique contre lequel ils espèrent take back control. Même sans être Britannique, on peut se demander si et dans quelle mesure quitter l'UE peut être une bonne chose pour le Royaume-Uni : économiquement je suis persuadé que c'est une idée désastreuse, mais je saisis l'agacement de voir l'économie prendre une importance démesurée en politique, et je ne crois pas que ce soit une saine tactique que de dire aux électeurs qu'ils ont le choix entre A et B mais qu'ils doivent choisir A parce que B serait un désastre économique (c'est essentiellement ce que je disais ici). Nettement plus intéressante est la question de savoir si le Brexit peut être une bonne chose pour l'UE, mais je ne vais pas en parler ici[#4].

[#] Dans la mesure où ce genre de conditionnelles a un sens, du moins.

[#2] J'ai beaucoup pleuré suite à l'élection de Trump, je pense que voir mon pays quitter l'UE me ferait un effet considérablement plus fort. J'avais notamment expliqué ici (et ) que je sentirais la même violence symbolique à perdre la citoyenneté européenne qu'à être déchu de ma nationalité pour une autre raison.

[#3] Quelque chose comme ça, peut-être ? (Si je n'étais pas modérément agoraphobe, j'assisterais bien à la Last Night of the Proms à Hyde Park, parce que je trouve un charme indéniable — un peu comme l'esthétique steampunk, peut-être — à ces airs patriotiques anglais ou britanniques que sont Land of Hope and Glory, Jerusalem, Rule, Britannia! et d'ailleurs aussi I Vow to Thee, My Country (ça ne m'empêche pas d'en trouver les paroles éminemment détestables politiquement, je souligne : mon appréciation est purement esthétique). Faites-moi penser à parler un jour de la très bizarre liste de textes et paroles de chansons que je connais par cœur sans très bien savoir pourquoi, et parmi laquelle on trouve pas mal d'hymnes nationaux ou patriotiques ou encore L'Internationale.)

[#4] Entre autres parce que je ne sais pas ce que j'en pense (et je ne sais donc toujours pas si, au bout du compte, je souhaite pour l'UE que le Brexit ait lieu). Certainement, quelqu'un comme moi qui comme Victor Hugo rêve des États-Unis d'Europe, sait que quand Winston Churchill les appelait aussi de ses vœux, il pensait au continent sans le Royaume-Uni, et je rends ce pays en bonne partie responsable d'avoir transformé les idées fédéralistes de Spaak et de Monnet en un vaste espace de libre-échange économique des Canaries jusqu'à la Laponie et des Açores jusqu'à Chypre — ce qui n'est pas mon rêve à moi. D'un autre côté, les progrès de l'Histoire viennent parfois des endroits où on ne les attend pas : les traités de Rome doivent beaucoup à l'invasion soviétique de la Hongrie et à la nationalisation par Nasser du canal de Suez.

Une question plus générale et inquiétamment prégnante en cette époque est de savoir ce que doivent faire des dirigeants politiques si une idée complètement fausse se répand dans l'opinion des électeurs. Je ne parle pas ici de l'idée pour le Royaume-Uni de quitter l'UE ni même de celle de rompre à terme tous les liens avec elle, mais de la représentation des conséquences d'un no-deal.

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(vendredi)

Une tentative pour résumer la situation chaotique du Brexit

Références croisées : J'ai parlé du Brexit ici (à l'extrême fin de l'entrée), ici à propos de la campagne électorale (et des arguments détestables utilisés par les deux camps), ici sur quelques points juridiques, ici au lendemain du referendum, et ici à propos de l'excellent livre d'Ian Dunt sur le sujet (le même Ian Dunt écrit régulièrement ici sur le sujet).

Quelle que soit l'opinion qu'on a sur le fond, toutes les personnes ayant un peu suivi l'actualité politique britannique de ces deux dernières années peuvent au moins être d'accord avec ceci : c'est un chaos invraisemblable.

Essayons de résumer ce que je crois avoir compris.

(Méta : En fait, je comptais écrire une entrée sur les questions démocratiques que soulève le Brexit, notamment sur la question de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions il est légitime de rejouer un referendum, ou comment faire un choix démocratique entre trois options ; et ceci devait être simplement le résumé préliminaire rappelant le contexte avant de discuter ces questions. Mais ce résumé préliminaire s'est avéré déjà si long et compliqué que je préfère publier juste ça pour l'instant, plutôt que de risquer voir cette entrée finir dans les limbes des entrées que je commence et que je ne finis jamais.)

Les Britanniques ont voté (le ), dans un referendum consultatif, pour quitter l'Union européenne (51.9% leave, 48.1% remain — sur 72.2% de participation exprimée). Le gouvernement de David Cameron, qui avait appelé ce referendum en espérant le résultat contraire, a promptement démissionné ; le parti conservateur majoritaire a (après une série de trahisons digne d'une pièce de Shakespeare) nommé Theresa May pour lui succéder, et celle-ci est devenue Première ministre le . Le , Theresa May a officiellement notifié formellement au Conseil européen, conformément à l'article 50 du Traité sur l'Union européenne, l'intention du Royaume-Uni de quitter cette dernière. (Cela a fait suite à une bataille juridique compliqué pour savoir si le droit de le faire appartenait au gouvernement ou s'il fallait l'accord préalable du Parlement : cette question juridique a été tranchée selon cette dernière interprétation par la Cour suprême du Royaume-Uni, et la loi autorisant le gouvernement à agir a été approuvée le .) • À partir de cette notification, le Traité prévoit un délai de deux ans : si un accord de sortie est conclu dans ce délai entre l'Union européenne (représenté par le Conseil européen votant à la majorité qualifiée et avec l'accord du Parlement européen votant à la majorité simple) et l'État sortant (le Royaume-Uni, donc), cet accord s'applique pour déterminer les conditions de sortie ; sinon, au bout de deux ans, l'État sortant cesse d'être membre de l'Union sans aucun accord (no-deal Brexit). Ce délai ne peut être prolongé que par un accord unanime[#] du Conseil européen.

[#] Je ne sais pas qui a fumé cette idée que l'accord se conclut à la majorité qualifiée mais que pour étendre les négociations il faut l'unanimité : ça semble complètement absurde et illogique et je ne vois aucune justification politique, juridique, ou en théorie des jeux, à une telle procédure. Mais passons.

Des négociations ont, donc, été menées entre l'Union européenne et le Royaume-Uni : l'Union européenne était représentée par Michel Barnier pour la Commission (laquelle négocie selon des instructions données par le Conseil européen) et Guy Verhofstadt pour le Parlement ; le Royaume-Uni était représenté par son ministre du Brexit, c'est-à-dire David Davis pour l'essentiel du temps (puis Dominic Raab, qui a lui-même démissionné récemment). • L'Union européenne s'est notamment fixé trois objectifs impératifs dans les négociations : (1) le respect des droits des citoyens de l'Union au Royaume-Uni (à charge de réciprocité), (2) le règlement de la contribution financière du Royaume-Uni au budget de l'Union, et (3) la préservation de l'accord du sur le statut de l'Irlande du Nord et notamment l'absence de toute frontière « dure » entre l'Irlande du Nord et l[a République d']Irlande. De manière plus politique, elle a aussi insisté sur l'impossibilité de séparer les quatre libertés constituant l'accès au Marché unique (libre circulation des biens, services, capitaux et personnes).

Dès le début des négociations, Theresay May a, avec l'intention d'obtenir une plus large majorité pour négocier, provoqué des élections anticipées au Royaume-Uni. Le résultat de ces élections (qui ont eu lieu le ), manifestement contraire aux attentes de la Première ministre, a été que son parti conservateur a perdu sa majorité absolue à la Chambre des Communes tout en restant le parti le plus important en sièges et en nombre de voix. Pour conserver son siège, elle a dû obtenir le soutien, au moins partiel, du parti Démocrate Unioniste d'Irlande du Nord.

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(jeudi)

Mes 0.02¤ sur la nomination de Brett Kavannaugh et la base de Trump en général

Méta : Ce qui suit est l'analyse personnelle que j'ai faite, il y a une dizaine de jours, de la séquence conduisant à la nomination de Brett Kavannaugh à la Cour suprême des États-Unis, écrite pour un forum de discussion d'anciens de l'ENS et qu'on m'a conseillé de reposter ici (je l'ai légèrement éditée au passage). Le but principal était de répondre à l'étonnement comment est-il possible que nommer quelqu'un qu'on accuse d'avoir commis des agressions sexuelles aide les Républicains dans les sondages sur les élections de mi-mandat ?, même si je me suis un peu écarté de cette question étroite. • Je tiens à préciser en postant tout ça qu'il s'agit de mon interprétation de la politique américaine, qui n'est fondée sur pas grand-chose d'autre que mon intuition (alimentée, tout de même, par quelques lectures éclectiques, mais par aucune source précisément citable) : je ne suis ni politologue ni sociologue ni psychohistorien, et il est possible que je me trompe complètement sur un certain nombre des choses que je devine, peut-être même sur toute la ligne — je ne veux donc en aucun cas donner l'impression d'être une autorité sur quoi que ce soit que je vais dire, je cherche juste à susciter une réflexion. J'ai essayé d'ajouter quelques liens (qui n'étaient pas dans mon message initial) allant vaguement dans le sens de ce que je dis, mais il ne faut pas les considérer tant comme des sources que comme des suggestions de lectures. Tout ceci étant dit, voici mon interprétation :

Pour commencer, la « base » de Trump est largement constituée de gens (typiquement des familles blanches, éventuellement évangéliques et/ou vieillissantes, de l'Amérique rurale ou industrielle) qui perçoivent des attaques de toutes part contre leur culture : ils sont en train de devenir de plus en plus minoritaires (quelle que soit la définition qu'on prend d'eux au juste) et ils se sentent

  • dépossédés de leur pays par les immigrés (Noirs mais surtout Latinos qui parlent une autre langue que l'anglais),
  • blessés dans leur interprétation patriarchale et traditionnelle de la famille et de l'opposition masculin-féminin par les féministes, militants homos et trans,
  • humiliés dans leur conception de la grandeur de l'Amérique par un monde de plus en plus globalisé où d'autres pays (Chine, notamment) jouent un rôle de plus en plus important,
  • attaqués pour leur religion qui, n'étant plus ultra-majoritaire, n'a plus un rôle aussi central dans la culture américaine où le sécularisme est de plus en plus présent,
  • menacés dans leur culte des armes à feu par ceux qui réclament un contrôle minimal dans ce domaine, et enfin
  • attaqués dans leur mode de vie par des écologistes qui pointent du doigt les conséquences environnementales du tout-bagnole ou tout-pétrole.

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(vendredi)

Quelques réflexions sur le tirage au sort en politique

Je n'aime pas parler de politique parce qu'à chaque fois que je le fais, j'ai l'impression de dire des conneries brouillonnes et de mauvaise foi, avec lesquelles je ne serai moi-même pas d'accord un an ou même un mois plus tard. Néanmoins, j'ai l'impression que l'exercice a quelque chose d'utile, je veux dire pour moi, certainement pas pour mon lecteur, pour moi pour organiser mes pensées, me rendre compte qu'elles ne sont pas intéressantes, et passer à autre chose. Je dois d'ailleurs dire que je suis toujours fasciné par les gens qui ont des opinions politiques très arrêtées, et parfois j'ai l'impression que c'est le cas de tout le monde, comme si trouver un bon mode d'organisation de la société n'était pas, euh, quelque chose comme LE problème sur lequel nous nous grattons la tête depuis des milliers d'années, bizarrement les gens n'ont pas tous une idée sur comment vaincre le cancer ou comment démontrer l'hypothèse de Riemann mais ils ont l'air de tous avoir une idée sur comment organiser la société, ce qui est probablement au moins aussi dur ; et peut-être que cette tendance fait elle-même partie du problème qu'il faut résoudre. (Vous voyez quand je dis que j'ai les idées brouillonnes, j'ai déjà réussi à dire plein de conneries vaseuses dans mon premier paragraphe.)

Mais ce n'est pas comme si je ne m'étais pas moi aussi arraché les cheveux sur la question (de l'organisation de la société) ; ou peut-être plutôt sur la sous-question qui est aussi la méta-question, celle des institutions (chargées de gouverner la société), celle de la constitution idéale. J'ai lu toutes les constitutions de la France et un certain nombre d'autres ainsi que les traités européens, j'ai aussi lu plein de livres sur le droit constitutionnel historique et comparé, j'ai lu entre autres Platon et Tocqueville, j'ai bien sûr lu des expositions mathématiques de la théorie du choix social et plusieurs démonstrations du théorème d'Arrow, bref, je me suis passablement bien documenté — und bin so klug als wie zuvor. Je veux notamment dire que j'ai eu plein d'idées géniales (voir par exemple ici), dont je me suis généralement rapidement rendu compte qu'elles n'étaient pas du tout géniales, en fait.

J'en viens au fait : parmi les idées censément géniales que d'autres gens que moi ont eu, il y a la suivante, sur laquelle on m'a suggéré de donner mon avis parce que je ne l'ai jamais clairement fait. Il s'agit de l'idée, plutôt que d'élire des dirigeants, de les tirer au sort parmi les citoyens du pays : une démocratie basée sur le tirage au sort plutôt que sur des élections. Plus exactement, l'idée, telle que je la comprends, est de tirer au sort, parmi l'ensemble de tous les citoyens majeurs du pays, une assemblée, dont le nombre de membres doit être suffisant pour qu'elle soit représentative, et de lui confier tel ou tel pouvoir, par exemple un pouvoir de contrôle sur tel ou tel autre organe institutionnel, le pouvoir législatif, le pouvoir de désignation de l'exécutif (étant entendu que l'exécutif lui-même est probablement trop difficile à exercer collégialement par une grande assemblée) ou enfin le pouvoir constituant (ce qui peut servir de bootstrap au système).

Les vertus que ses partisans voient dans le tirage au sort, par opposition aux élections, sont, de ce que j'en comprends, et en espérant ne pas trop déformer, essentiellement les suivantes (dans un ordre quelconque, et en étant bien d'accord qu'il y a beaucoup de redondance entre les points qui suivent) :

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(dimanche)

Comment l'UE n'a pas cassé Internet cette fois-ci, mais les eurodéputés français ont essayé

Je n'aime pas trop commenter l'actualité ni faire du militantisme politique sur ce blog, donc je n'ai pas du tout commenté l'histoire de la proposition de directive européenne sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique et le vote qui a eu lieu au parlement européen. Mais je me dis que j'aurais sans doute dû, et que ça vaut peut-être la peine de revenir en arrière, parce que la presse, et la presse française en particulier, qui est loin d'être impartiale dans l'affaire, est restée étrangement muette sur la question quand elle n'était pas carrément embarquée dans une opération de désinformation. D'autant que l'affaire n'est en aucune façon terminée.

Pour faire court et beaucoup trop simplifié, voici comment je résumerais les choses, en essayant pour l'instant de ne pas trop prendre position :

Il y a, depuis septembre 2016(!) dans le pipeline très long et compliqué du législateur européen une proposition de directive européenne (2016/0280/COD) qui a pour but d'adapter le droit d'auteur aux évolutions technologiques et de mieux l'harmoniser au niveau européen. (Voir ici pour le texte de la proposition intiale par la Commission européenne[#] pilotée, en l'occurrence, par Günther Oettinger, qui avait alors le portefeuille de l'économie et la société numériques ; cela vaut la peine, au moins, de survoler les motifs annoncés.) Après avoir cheminé pendant presque deux ans à travers les méandres du Conseil de l'UE (je ne sais pas exactement ce qui s'est passé pendant ces deux ans, mais voir ici, ici et ici pour suivre l'état de la procédure[#2]), le texte est arrivé devant le Parlement européen.

L'opinion publique, ou en tout cas l'opinion publique d'Internet, s'est alors un peu réveillée (ou s'est souvenue de ce texte) et a accusé l'Europe de vouloir censurer Internet ou d'interdire les mèmes et les liens, ou, de façon un peu plus sérieusement argumentée, de faire peser des exigences démesurées sur les plates-formes de contenu et de représenter une menace sérieuse sur l'existence même de sites comme Wikipédia ou sur la liberté d'expression en général. Je vais revenir sur les critiques, mais deux articles en particulier les ont attiré : l'article 11, accusé de créer une « taxe au lien » vers les articles de journaux, et l'article 13, accusé d'obliger les plates-formes de contenu à implémenter des filtres automatiques pour rechercher le contenu copyrighté sous peine d'être elles-mêmes tenues pour coupables d'infraction. En réaction, d'autres se sont mis à défendre publiquement la proposition, présentée comme indispensable pour protéger le journalisme indépendant et l'accès à l'information, ou bien pour garantir la survie de la création culturelle.

La commission parlementaire des affaires juridiques a adopté le , par 14 voix contre 9 (et 2 abstentions)[#3] un rapport qui tempère légèrement certains aspects de la proposition initiale de la Commission européenne, rend d'autres encore plus sévères, mais globalement ne change pas son orientation. (Très honnêtement, je n'arrive pas à décoder le sens ou la portée politique ou juridique de certains des amendements proposés par la commission parlementaire.) Ce rapport Voss propose au Parlement d'ouvrir des négociations interinstitutionnelles (« trilogue ») avec le Conseil de l'UE et la Commission européenne en vue de l'adoption définitive de la directive, avec pour mandat de négociation le texte légèrement amendé issu de la commission parlementaire.

Le lobbying et le contre-lobbying se sont intensifiés avant le vote en plénière. L'association Wikimédia a notamment, en collaboration avec Mozilla, mis en place des procédures très simples pour permettre aux citoyens européens d'appeler leurs députés européens, la Wikipédia en Italie a décidé de se fermer complètement jusqu'au vote, du coup même la presse qui ne parlait pas du tout du sujet en a dit quelques mots. Et finalement, , coup de théâtre, la plénière a désapprouvé le rapport Voss, ou plus exactement la décision d'ouvrir des négociations interinstitutionnelles, par 318 voix contre 278 (et 31 abstentions) ; les Verts ont demandé un appel nominal, donc on a la liste de ce que chacun a voté, elle est ici (page 7, sous l'intitulé A8-0245/2018 — Axel Voss — Décision d'engager des négociations interinstitutionnelles).

Ce n'est pas la fin de la directive : elle sera de nouveau débattue au parlement en septembre, mais cette fois ouverte aux amendements (et l'interminable pipeline continuera et toutes sortes de rebondissements seront possibles en fonction de ce que feront la Commission européenne et le Conseil ; mais au moins le Parlement pourra s'exprimer correctement, et ce qui est certain est que la directive ne peut pas être adoptée contre une majorité de ses membres). Affaire à suivre, donc.

Maintenant, qu'est-ce que je peux dire sur le fond ? En fait, plutôt qu'essayer d'expliquer moi-même les critiques ou commentaires de fond au sujet cette directive, il vaut sans doute mieux que je laisse la parole à d'autres et que je fasse plutôt une liste de liens :

  • Ce et ceux avec quoi/qui je suis globalement d'accord :

    • En tout premier, Julia Reda (députée européenne allemande du Parti pirate, affiliée au groupe parlementaire des Verts), qui est la principale pilote du combat contre cette directive, publie une page synthétique très claire qui décrit à la fois la procédure (mieux que je l'ai fait, évidemment), les enjeux de la réforme et ses critiques contre la directive (notamment contre l'article 11 et l'article 13). (Par ailleurs, Julia Reda est aussi l'auteure d'un excellent rapport sur ce que devrait être la réforme du copyright en Europe.)
    • Ici (et ici en un peu plus vieux mais plus détaillé) la position de l'EDRi en réponse à certains des arguments tendant à expliquer que la directive n'est pas si mauvaise. Et ici leur analyse point par point de l'article 13.
    • Ici la position de La Quadrature du Net
    • Ici la position de la Fondation Wikimédia sur l'impact que la directive peut avoir sur Wikipédia.
    • Et ici l'avis de David Kaye, rapporteur spécial du HCDH (Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme) sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression. Globalement, quand le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme s'inquiète d'un texte législatif, ce n'est sans doute pas qu'on est sur une bonne pente.
  • Quelques articles d'information générale sur le sujet :

    • BBC : ici un résumé de l'histoire après le vote, et ici une synthèse générale de la controverse ; et ici un podcast sur le sujet (enfin, les 8 premières minutes sont sur le sujet). Je trouve que la BBC ne s'en sort pas mal pour présenter le sujet de façon relativement impartiale.
    • Libération fait ici un compte-rendu du vote (je crois qu'ils n'ont rien écrit sur le sujet dans la version imprimée de leur quotidien).
    • Quelques autres organes de presse : La Tribune, Die Zeit
  • Le point de vue adverse (honnêtement, ce n'est pas juste de la mauvaise volonté de ma part, j'ai eu le plus grand mal à en trouver des argumentations en ligne) :

    • Une tribune publiée par Le Monde d'artistes très choqués de voir aujourd'hui qu'un texte sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique en Europe, qui prévoit notamment une plus grande protection des créateurs sur Internet, fasse l'objet d'une campagne de désinformation au service des grandes puissances du numérique.
    • Une lettre ouverte de Paul McCartney aux députés européens : ironiquement, je ne trouve pas de version de cette lettre qui ne soit pas derrière un paywall, autre que celle-ci.
    • Cet article du Guardian qui souligne avant tout ce qu'ont à gagner les grosses plates-formes de contenu comme YouTube à ce que la directive soit rejetée.
    • Mais finalement, le mieux est sans doute de lire l'exposé des motifs dans la texte de la Commission elle-même (revoici le lien).
    • Les explications d'Axel Voss (rapporteur de la commission parlementaire) avant le vote en plénière au Parlement (je donne le lien ci-dessous) sont également intéressantes, notamment ses références insistantes aux grandes plates-formes américaines et son emploi du terme kultureller Diebstahl (vol culturel).
  • En vrac :

    • Les explications de vote et le vote au Parlement (c'est très court, environ six minutes, il y a juste Axel Voss (DE, PPE) qui s'exprime pour, un rappel au règlement[#3b] par João Ferreira (PT, GUE/GVN) que rejette le président de séance Pavel Telička (CZ, ALDE), puis Catherine Stihler (GB, S&D) qui s'exprime contre, et le vote lui-même dure quelques secondes).
    • Le fil Twitter initié par (le député européen français) Jean-Marie Cavada, qui a qualifié le vote par la plénière de Munich culturel [sic] parce que l'Union européenne s'est couchée devant la propagande des GAFA [re-sic].
    • For the record, je trouve que le ton des textes de Cory Doctorow sur le sujet, par exemple celui-ci, est vraiment détestable de grandiloquence et de mauvaise foi (à peu près au même niveau que le Munich culturel de Cavada, en fait), même si je suis d'accord avec lui sur le fond. Je le cite surtout comme exemple de la manière dont il ne faut pas, selon moi, faire du militantisme (notamment, accumuler les approximations douteuses et les phrases alarmistes comme casser Internet — pour lever toute ambiguïté, si j'ai mis cette dernière dans le titre de cette entrée, c'est évidemment par blague).
    • Évidemment, Know Your Meme a une page sur le sujet.

Maintenant, en fait, ce qui m'intéresse, ce n'est pas tellement d'exposer pourquoi la réforme proposée est mauvaise (de nouveau, je vous renvoie aux pages de Julia Reda, qui fait ça mieux que moi en très court ou en très long), mais d'essayer de comprendre la position adverse (cf. ce que je racontais ici).

Et plus spécifiquement, ce qui est préoccupant, c'est que sur les 69 eurodéputés français ayant participé au vote au vote (sur 74 au total), 61 ont voté pour la directive, 8 contre, soit presque 90% de pour, allant de la gauche anticapitaliste (Patrick Le Hyaric, Marie-Pierre Vieu) à l'extrême-droite (Steeve Briois, Bruno Gollnisch) en passant par les libéraux (Jean Arthuis, Jean-Marie Munich culturel Cavada), la droite gaullienne (Michèle Alliot-Marie, Brice Hortefeux), les sociaux-démocrates (Pervenche Berès, Vincent Peillon) et la moitié des verts (José Bové). Les huit qui ont voté contre sont : l'autre moitié des verts (Pascal Durand, Yannick Jadot et Eva Joly), une front de gauche (Marie-Christine Vergiat), et quatre d'extrême-droite (Mireille d'Ornano, Sophie Montel, Florian Philippot et Nicolas Bay). Aucun autre pays ne semble avoir été aussi engagé pour cette réforme que la France (voir ici pour la liste des votes pays par pays).

C'est facile de blâmer l'Union européenne pour ce genre de projets (quoi qu'on en pense sur le fond : si on est pour, on peut se plaindre que la proposition ne soit pas — encore — adoptée, et si on est contre, on peut se plaindre que la proposition existe), mais en l'occurrence, je vois que la France était prête à foncer tête baissée dans les conneries et que d'autres pays plus sensés ont su bloquer les chose (merci à la Pologne et à la Suède, notamment). Il faudrait savoir pourquoi.

Là aussi, Julia Reda fournit des éléments de réponse intéressants dans ce post concernant un autre débat semblable (la liberté de panorama). On a tendance à s'imaginer que quand des députés cherchent à faire adopter des mesures de ce genre, c'est parce qu'ils sont à la solde d'intérêts financiers qui vivent du copyright et qui veulent toujours le renforcer. Ce n'est sans doute pas toujours faux, mais ce n'est pas toujours vrai non plus : il y a des gens qui sont sincèrement convaincus qu'ils défendent les « petits » contre les « gros ». Parce qu'ils sont restés dans la mentalité selon laquelle le copyright, enfin, le droit d'auteur, celui de Beaumarchais, protège essentiellement les petits artistes et créateurs contre les abus des éditeurs, et refusent de comprendre que le monde n'est plus le même (si tant est qu'il ait jamais été ainsi). Le fait que Google s'oppose à un changement de droit d'auteur serait presque pour eux une raison de la défendre. La position de Cavada (sur le droit de panorama), à cet égard, est intéressante (la citation qu'en fait Julia Reda est un petit peu plus caricaturale que ce qu'elle est dans le contexte, mais ça reste gratiné même avec le contexte) : Le combat qui est mené aujourd’hui par Mme Reda, sous couvert de défendre le libre accès aux oeuvres qui se trouvent dans le domaine public au nom des utilisateurs, est en fait celui mené avant tout pour permettre aux monopoles américains tels que Facebook, ou encore Wikimédia, d’échapper au versement des droits aux créateurs. Apparemment, Cavada voit avant tout en Wikipédia un « monopole américain » contre lequel il faut, sinon lutter, comme les GAFA, au moins se méfier. Et à un certain niveau, je peux comprendre la méfiance (enfin, s'agissant de Wikipédia, c'est tout simplement idiot, mais sur le principe de se méfier de l'exploitation qui peut être faite de droits par de gros éditeurs ou de grosses plates-formes de contenu). Simplement, Cavada semble considérer que les utilisateurs lambda sont très peu concernés par un combat qui, dans son esprit, oppose apparemment principalement des créateurs culturels à de gros éditeurs cherchant à exploiter les droits sur ces créations : le monde de l'Internet moderne, où il n'y a plus artistes créateurs d'un côté et consommateurs passifs de l'autre, parce que tout le monde est à la fois créateur et éditeur, et même recréateur et rééditeur, semble lui être complètement étranger.

Le cas de Wikipédia (dont je dirai sans ambiguïté que c'est, dans mon esprit, et malgré tous les défauts du projet, non seulement quelque chose d'utile mais même une des plus remarquables créations de l'Humanité, tout à fait comparable à Internet lui-même ou à la grande bibliothèque d'Alexandrie dont on espère qu'elle ne partagera pas le sort) est assez emblématique d'une certaine mentalité française, à laquelle je soupçonne fort Jean-Marie Cavada de se rattacher. Une mentalité qui, tout en se déclarant attachée à la défense des arts et des lettres, de la culture[#4], de l'exception culturelle même, refuse de considérer que la « culture » soit autre chose que celle de l'artiste établi, celui qui fait de l'art sa carrière ou au moins sa principale activité, et dont il faut protéger cette activité, par opposition au dilettante, à l'amateur, au fan qui écrit des textes, dessine des images, édite Wikipédia ou tient un blog pendant ses heures de loisirs. Ces derniers n'ont aucun intérêt, aucune existence, selon ce tropisme très français : ce ne sont pas de vrais Artistes, ce sont juste des amateurs, et ils n'ont pas vraiment besoin de droits (soit parce que — selon cette menalité — ça ne fera pas un grand mal à l'Art qu'ils ne puissent pas écrire leurs fan-fictions[#5] ou leurs pages Wikipédia, soit parce qu'ils sont de toute façon peu menacés vu que personne ne va regarder leurs trucs). Quant aux « mèmes » sur Internet, ils doivent représenter (pour quelqu'un comme Cavada) le nadir du non-art. Le vrai Artiste, lui, mérite d'être protégé comme une fleur bien rare de cette invasion américaine que représentent Hollywood et les GAFA ; et c'est à sa défense qu'il faut consacrer tous les efforts.

Je caricature peut-être. Ou pas, en fait. La question intéressante est surtout, comment on fait évoluer la position des gens. J'ai tendance à penser (cf. cette explication sur l'évolution de l'opinion dans le cas du mariage entre personnes de même sexe aux États-Unis) que ce qui fait le plus efficacement changer d'avis les gens, c'est de rencontrer de vraies personnes dans des situations concrètes où telle ou telle législation pose problème. Ce qu'il faut, ce ne sont pas des argumentaires, c'est que les hommes politiques français, enfin, 90% d'entre eux, passent plus de temps à rencontrer des internautes lambda, des auteurs de fanfics, des éditeurs Wikipédia, ce genre de gens, et moins d'Artistes avec un grand ‘A’ (supposé). Quelque chose comme ça. Peut-être qu'ils devraient regarder plus de vidéos de chats, aussi : je ne sais pas si ça sert, mais ça ne fera pas de mal. Envoyez donc vos mèmes, vos fanfics, vos pages Wikipédia préférées et vos vidéos de chats à Monsieur Cavada ou $votre_député_européen_préféré, mais poliment, dans l'espoir qu'il aime, pas pour l'attaquer.

Je suis en revanche relativement sceptique quant à la stratégie consistant à demander aux internautes de tous appeler leur député européen, et leur fournir un script pré-écrit à lire au téléphone (c'est ce qu'ont fait conjointement Wikipédia et Mozilla). Certainement le fait de montrer que les citoyens sont intéressés est important, mais c'est aussi exactement le genre d'angle d'attaque qui permet à Axel Voss de dire au parlement qu'il y a eu une campagne de lobbying intense de la part de grosses plates-formes (il ajoute que certaines sont allées jusqu'à approcher les enfants de parlementaires — je ne sais pas à quoi il fait allusion, mais il y a dû avoir des coups bas).

À un autre niveau, il est sans doute pertinent de se poser la question de savoir pourquoi les GAFA sont tous américains : soit que la réponse soit idiote (le bénéfice de l'antériorité et le simple hasard), soit qu'elle soit due à tel ou tel aspect de la société, de la politique ou du droit européens (le manque d'investissements publics ou au contraire l'excès d'intervention des pouvoirs publics, que sais-je encore), la question mérite d'être posée si on a l'intelligence de la borner au moins par est-ce un problème, au fait, et en quoi ? et aussi par si problème il y a, est-ce parce qu'ils sont américains ou juste parce qu'ils sont gros ? ; moi-même je n'ai pas vraiment d'avis sur ces questions (n'étant pas un homme politique, je ne suis pas obligé d'avoir un avis sur tout !), mais je suis sûr que si le but des commissaires et députés européens est de « faire payer » les GAFA ou d'en protéger les artistes et créateurs européens, la première chose à faire est de bien les comprendre, et de bien comprendre comment fonctionne la sociologie et l'économie de l'Internet — j'ai un peu peur que ce ne soit pas le cas de tout le monde.

Toujours est-il que je repense à cet avis que j'avais dû exprimer un certain nombre de fois (par exemple ici) que chaque pays, et en particulier chaque pays européen, a un certain nombre de défauts spécifiques, mais que j'ai l'espoir complètement fou qu'en se gouvernant ensemble ces défauts tendront à se faire échecs les uns aux autres tandis que les vertus se cumuleront. C'est peut-être ce qui s'est passé jeudi, où une mentalité bien française (pas uniquement française, certes, mais très partagée par les politiques français) a été tenue en échec par des pays plus sensés : même si ça ne marche pas toujours, voilà au moins en principe comment ce rêve peut fonctionner.

(Ah, et sinon, j'aurai appris le mot allemand Urheber — auteur, d'où Urheberrecht, droit d'auteur —, que je ne connaissais pas.)

[#] Comme il est question dans cette entrée à la fois de la Commission européenne et de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, je vais essayer de dire systématiquement Commission européenne ou commission parlementaire. Le Club Contexte vous salue.

[#2] Enfin, suivre l'état de la procédure, c'est vite dit : on remarquera que chacun de ces trois liens fournit une vue différente de la procédure, et que ces vues se complètent sans dire la même chose. Je n'ai aucune idée, par exemple, de pourquoi la fiche de procédure sur www.europarl.europa.eu signale un unique débat au Conseil le alors que cette date n'apparaît nulle part dans la fiche de procédure sur eur-lex.europa.eu, qui liste pourtant toute une série de discussions au sein du Conseil ; je crois que la position finale du Conseil est celle-ci mais que c'est seulement un mandat de négociation, pas un vote formel sur le texte (et il n'est donc pas possible de savoir quel pays pense quoi sauf à interroger les représentants permanents ou à avoir des infos de l'intérieur). Quant au vote de jeudi au Parlement, comme il est considéré comme une absence de décision de la part du parlement (il y a juste eu un vote négatif de la plénière sur une proposition de la commission parlementaire des affaires juridiques), il n'apparaît nulle part sur la fiche eur-lex.europa.eu : je comprends la logique, mais c'est quand même con. Comment s'y retrouver faute d'une fiche synthétique claire rassemblant toutes les actions et tous les rapports de toutes les institutions, et automatiquement mise à jour ? J'ai l'impression d'être raisonnablement bien informé sur les grandes lignes de la procédure de codécision (pardon, la procédure législative ordinaire) et de connaître au moins les termes généraux du système de négociations interinstitutionnelles, mais malgré ça, je n'arrive absolument pas à suivre un dossier législatif même quand je connais les numéros de référence (c'est évidemment encore plus compliqué quand on entend parler de quelque chose par la presse et que les journalistes ne prennent pas le soin de donner le numéro permettant de retrouver au moins les liens en question sur l'état de la procédure).

[#3] Encore des informations extrêmement difficiles à trouver sur le site Web labyrinthique du Parlement. Il y a une jolie page Web où on peut trouver tous les détails de l'agenda de la commission parlementaire pour ce jour-là… sauf les résultats des votes, qui sont complètement ailleurs, et évidemment sans lien entre les deux pages. En l'occurrence, j'ai trouvé le résultat du vote ici : ces andouilles le fournissent uniquement sous la forme d'un PDF. Noter que ça, c'est le vote sur le rapport final : les membres de la commission parlementaire ont pu avoir des positions différentes sur tel ou tel amendement précis : Julia Reda donne les détails ici qui seraient extrêmement difficiles à extraire du site Web officiel.

[#3b] Le rappel au règlement est sans doute important, en fait : de ce que je comprends, il porte sur le fait que le rapport Voss n'était disponible qu'en anglais au moment du vote (en tout cas, actuellement, sur le site Web du parlement, il n'est qu'en anglais) : Ferreira se plaint donc qu'il n'est pas raisonnable de voter sur un texte que les députés ne peuvent pas forcément comprendre, et le président répond qu'on ne vote pas sur le rapport lui-même mais sur l'ouverture de négociations avec ce texte comme mandat (ce qui me semble un chouïa fallacieux comme argument). Il est possible qu'un certain nombre de députés (au hasard, les Polonais ?) aient voté « contre » simplement pour des raisons linguistiques (ce qui me semblerait tout à fait justifié, assurément, mais du coup ce n'est pas forcément de si bon augure pour les votes ultérieurs).

[#4] Et, soit dit en passant, bien sûr, la culture, c'est toujours les arts, les lettres, les humanités, mais jamais les sciences. Mais digresse.

[#5] Cf. par exemple cet argumentaire sur la valeur des fan-fictions.

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(mardi)

Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques

L'entrée précédente, que j'ai écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de m'exprimer plus que ce que j'avais dit naguère ici) : le goût des fictions juridiques.

(Attention, ce qui suit est largement des spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce cadre.)

Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre la légitimité avec la légalité.

Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent donc tous les deux avoir la légalité pour eux.

Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement, et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)

Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France (entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font toujours (de droit) partie de la France mais plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une confirmation dans une carte comme celle-ci, qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position est que Taïwan fait de droit partie de la Chine : revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie.

On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des typologies !) un peu comme ceci :

  • les frontières (ou l'état) de fait,
  • les frontières (ou l'état) de droit,
  • les frontières (ou l'état) légitimes,
  • les frontières (ou l'état) souhaitées,
  • etc.

Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la 3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent avoir changé.

Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire. De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement. (J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée en Europe qu'avec la signature du traité [de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de ce traité est justement la reconnaissance en droit par la République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre du Vietnam).

Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur l'ordre juridique des questions qui devraient rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue, ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?

Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut pas défendre une position du type cette région appartient au pays Z mais c'est injuste et illégitime : elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du droit, soit cette région est occupée dans les faits par le pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose ci-dessus semble insoluble.

Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international, est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au mépris de la réalité.

Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944 établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en 1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy, ce ne serait pas arrivé.

Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits). Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau). Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme. Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.

PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape, pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs revendications sur ces deux terrains à la fois.

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(mardi)

Comment parler à des gens d'opinions (politiques) différentes

Ce qui suit va être très décousu. Il s'agit d'idées que je veux noter depuis longtemps, mais elles sont assez banales (disons même que c'est de la psychologie de comptoir, largement sans fondement scientifique), et je n'ai par ailleurs pas le temps ni la patience de structurer. Je traîne ce texte sous forme d'ébauche depuis des mois, la lecture du livre de Clinton m'a donné envie de le ressortir, je l'ai un peu remanié, et j'ai fini par en avoir marre, donc je le publie tel quel malgré son absence de fin. [Ajout : si vous trouvez tout ça trop long, vous pouvez sauter directement à la fin où j'ai ajouté une sorte de synthèse.]

J'avais promis d'éviter de parler de Donald Trump, donc je ne vais pas faire une nouvelle entrée sur la terreur (certes combinée à une petite dose d'hilarité) que m'inspire le fait que le président des États-Unis soit un théoricien du complot qui s'enfonce jour après jour dans un monde parallèle tissé de faits alternatifs où la réalité n'a plus aucune prise sur lui (alors que lui continue à en avoir sur nous). Mais je voudrais méditer un instant non pas sur Trump lui-même mais sur les gens qui ont voté pour lui, qui continuent à le soutenir, et qui s'embarquent avec lui dans un voyage vers ce monde parallèle ; et plus généralement sur la manière dont on doit se comporter vis-à-vis de gens dont on pense qu'ils ont profondément tort et s'il y a moyen d'aider à les ramener à la réalité. (J'ai déjà promis que ces réflexions seraient décousues et dépourvues d'originalité, mais il s'agit d'une sorte de prolongation de ce que j'avais commencé ici.) [Ajout : voir aussi cette entrée ultérieure.]

La question que je me pose plus généralement, c'est : comment gérer la discussion politique (au sens large) avec des gens qui ont des opinions politiques radicalement différentes des miennes ? Par opinions politiques radicalement différentes, je veux dire que, si on ne fait pas d'efforts particuliers, la discussion va naturellement tourner à la confrontation acrimonieuse plutôt qu'à l'échange fructueux d'idées, et que les émotions qui vont en émerger spontanément sont des choses comme la colère ou le mépris.

L'électeur de Trump est un bon exemple de référence, mais ce n'est évidemment pas le seul, et la discussion « politique » n'est pas forcément politique au sens étroit (pensez au climatoscepticisme ou au créationnisme ; ou dans un autre registre, au racisme, à l'homophobie, etc.). Et bien sûr, je ne parle pas que de gens situés politiquement à ma droite : je me suis sans doute finalement plus souvent engueulé avec des gens qui semblaient me considérer comme l'équivalent d'un électeur de Trump (i.e., un imbécile manipulé par le Grand Capital), il y a des social justice warriors qui ont dénoncé mon homophobie (intériorisée), et ainsi de suite. Le fait d'avoir des gens qui m'accusent d'avoir tort dans des sens contraires ne signifie pas pour autant que j'aie raison : si la vérité était aussi facile à connaître, ce serait bien commode. Ou parfois cela n'a rien à voir avec la politique : on est tous le crackpot de quelqu'un d'autre. Il y a aussi une gradation subtile entre les questions sur lesquelles il existe une vérité objective (la Terre n'a pas été créée il y a environ 6000 ans) et celles qui concernent les proverbiaux goûts et couleurs, en passant par un terrain gris où on pense avoir raison mais il faut bien reconnaître qu'avoir « raison » n'est pas quelque chose d'aussi clair qu'en mathématiques.

Quand on est confronté à un tel fossé idéologique, la réaction la plus simple, la plus prudente et la plus sage dans la plupart des cas particuliers est simplement d'ignorer et de se taire : ce n'est pas la peine d'essayer de convaincre quelqu'un qu'on ne pourra pas convaincre, ce n'est pas la peine de rentrer dans une joute oratoire dont il ne sortira rien (comme le dit un aphorisme à l'origine incertaine, most burning issues generate far more heat than light).

Le problème est que si les gens qui ont raison ne parlent jamais aux gens qui ont tort, on évite peut-être de perdre son temps avec ceux qui ne pourront jamais être convaincus, mais on ne parle pas non plus à ceux qui pourraient l'être. Or tant que nous vivons sur la même planète et que les actions des uns influencent les autres, et surtout si nous vivons dans une démocratie où les conneries des uns (Trump !) peuvent retomber sur les autres, ignorer ceux avec qui on n'est pas d'accord ne peut pas être une solution générale.

Et symétriquement, si on ignore ce que disent les autres, c'est qu'on n'en apprendra rien, et notamment, on ne se laissera pas convaincre le jour où ce sera l'autre qui aura raison. Je souligne ça, parce que toute méthode argumentative qui cherche uniquement à convaincre l'autre qu'on a raison est une forme de malhonnêteté intellectuelle : pour ne pas être malhonnête, on doit reconnaître qu'on a parfois tort, même sur des sujets auxquels on tient beaucoup, et on doit se donner comme but de chercher à se laisser convaincre lorsque c'est le cas ; si on n'accepte pas cette possibilité, il est absurde de chercher à l'imposer aux autres ! C'est justement parce que je sais que je suis, moi, très réticent à changer mes propres opinions, et très prompt à déployer la plus grande mauvaise foi pour les défendre, que je me demande comment me forcer moi à me laisser convaincre quand c'est nécessaire, et que j'espère à la fois pouvoir convaincre un autre quand c'est pertinent.

Autrement dit : il faut absolument toujours garder à l'esprit la possibilité que ce soit le partisan de Trump qui ait raison. Mais que ce ne soit pas une forme de relativisme : il ne s'agit pas de douter qu'il y a des questions sur lesquelles quelqu'un a raison et quelqu'un a tort (même s'il y en a aussi sur lesquelles ce n'est pas le cas et aussi beaucoup sur lesquelles ce n'est même pas clair, comme je le disais plus haut), ni même, qu'il y a souvent moyen d'arriver à la vérité par l'examen des faits, le raisonnement, et le débat contradictoire. Il est normal de penser qu'on ait raison sur n'importe quel point donné, mais personne n'a toujours raison, donc il faut avoir la modestie d'envisager qu'on ait tort sur quelque chose dont on était absolument convaincu.

(J'espère que vous admirez la manière dont j'enfonce les portes ouvertes les unes après les autres dans un mouvement gracieux de mon bras musclé armé de ma fidèle hache bénie +2.)

Bien sûr, c'est tentant de mépriser son interlocuteur, et c'est assez facile : quand on pense X, on pense, par définition, qu'on a raison sur ce point et donc que tous les gens qui pensent ¬X se trompent. Donc on se croit intellectuellement supérieur à eux, au moins sur ce point très précis, et de là on en arrive rapidement à généraliser.

C'est facile, mais ce n'est pas ce qui va nous aider à convaincre qui que ce soit. Et je ne parle pas que du mépris lui-même, mais aussi des arguments rationnels nés du mépris. Je qualifiais (dans cette entrée liée ci-dessus) la plupart des discussions politiques à une sorte de match de foot argumentatif : le but n'est pas de convaincre l'autre (ni, à plus forte raison, de se laisser convaincre), mais de montrer une certaine supériorité sur lui. On se laisse entraîner dans ce genre de discussion pour briller devant les supporters qui peuvent être dans l'assistance (ou, s'il n'y en a pas, pour le supporter qu'on est soi-même de ses propres opinions) : pour montrer qu'on a des arguments affûtés, ou pour s'entraîner à les manier. Mais la perspective de convaincre est quasiment aussi fantaisiste que l'idée que, dans un vrai match de foot, un joueur (ou au moins un supporter) de l'équipe perdante pourrait rejoindre l'équipe gagnante parce que, finalement, c'est elle qui a gagné donc il est normal qu'on se laisse prendre par elle.

En fait, c'est encore pire que ça : non seulement on ne va pas convaincre, mais même en débattant contre quelqu'un, on a toutes les chances de renforcer ses opinions initiales. Parce que les attaques contre les opinions en question (et peut-être le mépris qui se sent inévitablement derrière) « soude l'équipe », si j'ose dire : les opinions contraires sont perçues comme une agression (voire, si elles viennent de beaucoup de gens à la fois, une persécution) contre laquelle il faut se blinder, elles réveillent une sorte de système immunitaire mental qui cherche à chasser le non-moi du cerveau (OK, mes métaphores sont pourries et tout emmêlées).

Dans les cas extrêmes, ceci se produit même devant des faits : ce n'est pas la peine d'essayer avec des faits de faire changer d'avis les gens convaincus que le changement climatique n'est pas réel (ou n'est pas l'effet de l'homme), que la Terre est vieille de quelques milliers d'années, que l'évolution « n'est qu'une théorie », qu'Obama est secrètement musulman et est né au Kenya, que les tours du World Trade Center ont été détruites par la CIA, que les vaccins sont dangereux et provoquent l'autisme, ou ce genre de choses. Certains appellent ça le backfire effect. Voir par exemple cette vidéo expliquant très brièvement le point d'une chercheuse en neurosciences sur ce phénomène.

Il semble que ce ne soit pas purement un effet de myopie et que la vie politique, aux États-Unis mais il est possible que ce soit aussi le cas en Europe, soit plus polarisée qu'elle ne l'a jamais été. (Voici une tentative pour mesurer/quantifier ce fait, qui vaut ce qu'elle vaut, mais à la limite peu importe.) On observe des corrélations spectaculaires entre les opinions sur des questions qui devraient n'avoir aucun rapport entre elles, comme des questions d'environnement, des questions sociales et des questions économiques : car l'adhésion à une « équipe » crée les opinions plus que les opinions ne créent l'adhésion à une équipe. (Certes, on peut penser que le bipartisme politique américain empire considérablement les choses en donnant naturellement deux équipes qui s'opposent à peu près sur tout.) Et je ne vais pas insister sur le fait que les réseaux sociaux deviennent des caisses de résonance pour nos opinions en validant ce que nous croyons déjà — c'est devenu un lieu commun de le dire.

Bon, ça c'est facile à comprendre. Maintenant, la question vraiment ardue, c'est : supposons qu'on veuille vraiment dépasser cet effet, comment faut-il s'y prendre ? Et je le répète, fatalement, cette question a deux faces : comment faire pour convaincre quelqu'un d'autre, mais aussi : comment faire pour se laisser soi-même convaincre par quelqu'un d'autre (qui pourrait avoir raison) ? Si on n'accepte pas les deux faces de la pièce, c'est déjà le signe qu'on est dans le mauvais état d'esprit.

Évidemment ce n'est pas facile (si ça l'était, tout le monde serait d'accord sur tout depuis bien longtemps). Les phénomènes psychologiques en question sont puissants. Une fois qu'une opinion est ancrée en nous, elle devient en quelque sorte partie de notre identité, et nous ne voulons pas en changer parce que personne ne veut changer qui il est. Mais il y a un mot-clé dans toute cette histoire, sur lequel il faut que j'insiste, c'est le mot fierté.

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(mercredi)

What Happened par Hillary Rodham Clinton

Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque chose du même type que le livre d'Ian Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près, les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport avec leur titre (par exemple, le chapitre qui s'intitule Why the euro will survive discute en long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.

Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine, dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à exister (sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout droit, elle veut tirer de l'argent de son échec et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question ; j'ai quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.

Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs, les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et ce qu'elle propose pour aller de l'avant.

Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais elle expose[#] les choses avec beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses opinions politiques ou avec son analyse post mortem de l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont justes.)

Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on cherche des critiques écrites par des internautes (voir par exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la déteste, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en prison, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez caricatural de ce que je racontais ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui n'accordent ni la meilleure ni la pire note[#2], c'est déjà plus intéressant.

Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le contraire, et pas seulement en suivant l'adage victrix causa diis placuit sed victa Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le meilleur.

On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance, elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui, elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire » (= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en effet, ne pas ouvrir ce livre.

Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains bouts du livre sont des exercices de comm'.

Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont elle y répond préventivement.

Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée comme stridente alors qu'un homme peut gronder tout à loisir, m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup d'admiration, est aussi important.

Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi. Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de construire des ponts entre les personnes.

Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet des angry Trump voters :

I went back to de Tocqueville. After studying the French Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where conditions are worst, but in places where expectations are most unmet. So if you've been raised to believe your life will unfold a certain way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree but does provide a middle-class income, with traditional gender roles intact and everyone speaking English—and then things don't work out the way you expected, that's when you get angry. It's about loss. It's about the sense that the future is going to be harder than the past. […] Too many people feel alienated from one another and from any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic standards of decency, facts, and certainly the kind of practical solutions I spent the campaign offering.

Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or who don't think any party should control the White House for more than eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel sympathy for people who believed Trump's promises and are now terrified that he's trying to take away their health care, not make it better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure. I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and understanding? Why are they allowed to close their hearts to the striving immigrant father and the grieving black mother, or the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters trying to understand why most Americans rejected their candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the country?

And yet I've come to believe that for me personally and for our country generally, we have no choice but to try. In the spring of 2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes, a TED Talk. It was amazing. This is the same pope whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called for a revolution of tenderness. What a phrase! He said, We all need each other, none of us is an island, an autonomous and independent I, separated from the others, and we can only build the future by standing together, including everyone. He said that tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid of the future.

Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter — à condition de ne pas faire de rejet épidermique.

(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la Bible, c'est lui qui l'a dit.)

[#] Je sais qu'il est de bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement, ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.

[#2] Quel que soit le sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement nuancé.

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(dimanche)

Réflexions politiques sur les nouveaux dirigeants français

J'avais commencé à écrire une longue entrée à l'occasion des élections législatives françaises (des 11 et 18 juin derniers) pour dire tout le mal que je pense d'un régime constitutionnel, d'un calendrier électoral, et surtout de l'attitude des électeurs français, qui concourent à ce que l'Assemblée nationale soit presque perpétuellement réduitee à l'état de chambre d'enregistrement des décisions du président : chose qui ne semble pas devoir s'améliorer avec le président et l'Assemblée nouvellement élus, avec d'un côté un ego et une soif de pouvoir démesurés et de l'autre l'inexpérience (déguisée sous le nom de code société civile) et la trahison servile. Je cherchais à évoquer au passage le gouvernement de la Rome antique (notamment la magistrature qu'était la dictature, mot qui a pris un sens assez différent de nos jours), ainsi que le système politique (intellectuellement fascinant) inventé en France par l'abbé Sieyès (le Consulat de 1799–1804).

Cette entrée est venue mourir dans le cimetière où j'enterre les textes que je commence, que j'ai marre d'écrire avant d'arriver à la moitié et dont je sais très bien que je ne les finirai jamais ; et cela m'a rappelé pourquoi je n'aime pas parler de politique : les idées ne sont jamais claires, je n'arrive pas à savoir ce que je pense moi-même, et au final j'en ressors plus confus que jamais. Cette entrée-ci a bien failli connaître le même sort.

Ce n'est pas moi qui décoderai la raison pour laquelle les Français sont si fascinés par l'idée du chef, par une espèce de mysticisme autour du président de la République, auquel ils veulent confier tous les pouvoirs pour pouvoir ensuite l'accuser de tous les maux. Ce n'est pas moi qui comprendrai cette envie de toujours se trouver un leader, ce besoin si fort que, même chez un parti d'opposition dont un des thèmes centraux est l'insoumission et le rejet du régime présidentiel, on retrouve le même culte du chef (en l'occurrence, du parti : je parle bien sûr de Jean-Luc Mélenchon) et de sa personnalité, — ou du moins, du maître à penser et de ses idées.

Mes idées politiques sont floues et peu marquées, voire fluctuantes ; mais il y des constantes, comme la crainte du pouvoir personnel, de ceux qui l'exercent et de ceux qui le recherchent (voire du pouvoir tout court, même celui du peuple tout entier), — et une profonde méfiance envers ceux qui mettent en avant des thèses simples et tranchées, qui promettent d'aller vite ou qui gueulent fort. Je préfère entendre c'est compliqué, parce que la réalité, au niveau du gouvernement d'un pays, n'est jamais simple. Je préfère les compromis laborieux qui finalement ne satisfont personne (car c'est le signe d'un compromis réussi que tout le monde en soit mécontant). C'est peut-être pour ça que je me sens plus Européen que Français. Et au niveau institutionnel, je crois en ce qu'on appelle en anglais checks and balances, le principe que les différents pouvoirs doivent se limiter et s'équilibrer les uns les autres ; voir aussi ici et . (J'ai aussi conscience, bien sûr, que la recherche de la modération doit s'appliquer aussi au niveau méta : un pouvoir trop morcelé et qui finit en paralysie permanente, notamment si les différents camps politiques refusent de coopérer, n'est pas idéal non plus ; il faut rechercher l'équilibre jusque dans la recherche d'équilibre, ce qui est un art — que je ne prétends certainement pas maîtriser.)

Je n'arriverai sans doute jamais à dire quelque chose de cohérent sur le sujet. Je n'arrête pas de me corriger, de nuancer ce que j'ai écrit, voire de me contredire complètement, j'en suis conscient et ça m'agace.

Mais j'ai quand même envie d'écrire quelque chose sur ces élections, même si c'est assez incohérent, ne serait-ce que pour essayer de me comprendre moi-même. Je vais donc me forcer à publier cette entrée, même si au final elle me semble incomplète, mal écrite et globalement insatisfaisante, et même si je ne suis pas d'accord avec moi-même au moment où j'écris.

On m'a demandé dans les commentaires de cette entrée d'essayer d'expliquer ce qui me dégoûte chez Emmanuel Macron (notamment en comparaison à ses deux ou trois prédécesseurs ou à d'autres gens divers et variés pour qui j'ai réussi à voter sans vomir). Et je dois avouer que je trouve la question très embêtante : au fond, je ne sais pas, et ça me tracasse beaucoup. J'en dors mal, mais je ne sais pas pourquoi. J'ai des pistes possibles, mais qu'on ne s'attende pas à trouver une vraie réponse ci-dessous. Je vais sans doute me irriter à la fois chez ceux qui admirent le président et chez ceux qui le détestent, mais tant pis, je veux tenter d'être honnête.

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(jeudi)

Le livre Brexit d'Ian Dunt

J'étais à Londres le week-end dernier, et en errant chez Foyles (ce qui fait partie de mes figures imposées à chaque fois que je vais à Londres), je suis tombé sur le livre Brexit d'Ian Dunt, qui porte le sous-titre très approprié What the Hell Happens Now? : je voudrais le recommander.

Ce n'est pas vraiment un livre politique. En tout cas, le propos de l'auteur n'est pas d'accuser les électeurs britanniques d'avoir pris une mauvaise décision : c'est sans doute déjà plus d'accuser certains hommes politiques d'avoir exploité leur mécontentement pour les conduire à prendre une mauvaise décision ; mais il n'est pas, ou du moins ne paraît pas à la lecture de ce livre, fondamentalement opposé au principe du Brexit. Ce qui est sûr est qu'il n'est pas spécialement tendre avec l'Union européenne ou avec ses acteurs, mais il ne cherche pas spécialement à les juger. Il s'agit essentiellement d'une présentation succincte des complexités techniques du Brexit et de la faiblesse de la position britannique dans les négociations ; et d'un réquisitoire contre les personnalités politiques britanniques (Theresa May elle-même évidemment, mais surtout ses « trois mousquetaires », Boris Johnson, David Davis et Liam Fox) qui se ruent dans l'opportunité politique sans connaître leurs dossiers, sans savoir où ils vont et sans même comprendre la complexité du problème.

J'avais moi-même une opinion partagée au sujet du Brexit : pour l'eurobéat que je suis, le fait que le Royaume-Uni quitte l'Union est assurément une perte, mais s'ils étaient restés de justesse et avaient continué à paralyser toute évolution vers plus de fédéralisme ou à bloquer toute mesure sociale, ce n'était pas forcément mieux. Toujours est-il que je n'avais réfléchi aux conséquences que du point de vue de l'Union, ma réflexion sur le Royaume-Uni lui-même se limitant à ils vont y perdre beaucoup, mais ils l'auront bien cherché : le livre d'Ian Dunt explique les choses beaucoup plus précisément, où se situeront les problèmes, comment on pourrait les pallier, et pourquoi le gouvernement conservateur actuel n'a pas du tout l'air parti pour, tellement il s'est enfermé dans sa propre rhétorique sur le regain de souveraineté.

Le livre est assez court et clairement écrit (j'en ai lu une bonne partie dans le voyage en Eurostar et pourtant je ne suis vraiment pas un lecteur rapide), je ne vais pas essayer de le résumer. Il commence par quelques pages de fiction décrivant le pire scénario possible (du point de vue du Royaume-Uni) sur le déroulement des mois suivant le Brexit après un échec des négociations avec l'UE ; puis il traite successivement différentes formes que le Brexit pourrait prendre, et différents aspects de la complexité (légale, économique, régulatoire, politique, etc.) du processus, et les conséquences qui peuvent en découler, y compris sur l'unité du Royaume-Uni ou sur l'équilibre constitutionnel des pouvoirs. L'auteur penche clairement pour un scénario où le Royaume-Uni rejoindrait (enfin, resterait dans) l'Espace Économique Européen, au moins à titre transitoire, mais dans le même temps il explique que, compte tenu des déclarations du gouvernement britannique, ce scénario n'est pas du tout probable à l'heure actuelle.

Il y a beaucoup de subtilités dont je n'avais pas du tout conscience. Les problèmes légaux, dont Ian Dunt ne peut évidemment qu'effleurer la surface, sont par exemple intéressants, au moins intellectuellement. Le gouvernement britannique entend faire passer un Great Repeal Bill qui « rapatrierait » comme législation britannique tout ce qui y a été incorporé par l'Union européenne, autrement dit, qui prendrait l'état de la législation au moment où le Royaume-Uni quitte l'Union et en ferait un droit britannique ; un ennui parmi d'autres, c'est par exemple que cette législation fait référence à des institutions européennes auxquelles le Royaume-Uni n'aurait plus accès : il faut donc recréer ces institutions côté britannique, ou amender le droit ; comme la tâche est hautement complexe, le gouvernement britannique propose de se donner le droit de modifier la Loi sans passer par le parlement, ce qui pose un problème d'équilibre des pouvoirs. Il y a bien sûr la difficulté que le droit européen évolue sans cesse, selon les arrêts de la Cour de Justice de l'Union européenne, dont il était précisément une promesse majeure du camp Leave de se débarrasser de l'autorité. Un autre problème technique est de créer les agences de régulation britanniques pour remplir les fonctions qui sont actuellement remplies par l'Union européenne, et de trouver les fonctionnaires pour les faire tourner, tout en gardant l'équivalence des protections (des consommateurs, des travailleurs, etc.), surtout s'il s'agit de continuer à faire commerce avec l'Union, et en même temps de ne pas tomber victime des lobbys de façon encore plus aiguë qu'ils ne s'exercent à Bruxelles. • D'autres problèmes légaux délicats se posent encore au niveau de l'OMC, organisation sur laquelle le gouvernement britannique déclare pouvoir de façon heureuse s'appuyer en cas d'échec des négociations : or les documents à l'OMC concernant le Royaume-Uni (notamment les fameuses listes, ou schedules) sont maintenant complètement intriqués avec l'Union européenne, et il y a possiblement un flou juridique considérable et dangereux sur la manière dont ils doivent s'appliquer après le Brexit (par exemple, comment séparer les quotas du Royaume-Uni de ceux de l'Union), qui pourrait conduire toutes sortes d'États tiers à vouloir utiliser la situation à leur profit. La difficulté technique liée est que le Royaume-Uni n'a plus, ou en tout cas plus assez, de négociateurs commerciaux parmi ses fonctionnaires, et absolument pas le temps pour en former.

Mais ce qui semble surtout horrifier l'auteur, c'est à quel point les ministres chargés du Brexit sont ignorants des problèmes auxquels ils vont devoir s'attaquer, ou du fonctionnement même de l'Union européenne. (Il cite par exemple le cas d'un ministre qui a déclaré vouloir conclure des accords commerciaux avec Berlin en parallèle avec les négociations du Brexit, et à qui Berlin a rappelé que les états de l'Union n'ont pas le droit de passer de tels accords, qui sont une compétence exclusive de l'Union.) Le livre a été écrit avant l'invocation formelle de l'article 50 (ça ne l'empêche pas de rester tout à fait d'actualité), et en particulier avant ce fameux dîner dont Jean-Claude Juncker est revenu en expliquant à Angela Merkel que Theresa May vivait dans une autre galaxie. Theresa May a ensuite décrit le rapport en question comme du Brussels gossip, mais le livre d'Ian Dunt suggère qu'il y a véritablement un problème de perception de la réalité au sein du cabinet britannique. Il montre aussi du doigt des erreurs fondamentales de calcul, par exemple le fait que Theresa May ait annoncé en avance la date à laquelle elle comptait invoquer l'article 50, alors qu'il s'agissait justement d'un des rares leviers dont elle disposait dans les négociations (qu'elle aurait pu utiliser pour exiger des discussions préliminaires aux négociations formelles).

Le même auteur publie des articles ici, et ils sont globalement féroces avec le gouvernement britannique.

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(jeudi)

Dimanche, je vote pour Angela Merkel

Je remercie Madame Le Pen de m'avoir fourni le moyen de voter pour son adversaire sans trop avoir la nausée : je vais imaginer que le bulletin que je mettrai dans l'urne portera la mention Angela Merkel. Elle n'a certainement pas les idées politiques de mes rêves, mais au moins elle est sérieuse, compétente, intelligente et pas cinglée, ce qui est apparemment mieux que ce l'ensemble de la classe politique française est capable de fournir en ce moment.

(Je mettrais bien Angela Merkel présidente sur un tee-shirt, mais j'ai peur que ce soit interprété sarcastiquement.)

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(lundi)

Quelques remarques sur les pouvoirs du président français

Je n'ai pas envie de m'appesantir sur les élections françaises. Comme beaucoup d'électeurs, je n'étais pas très heureux d'avoir le choix, essentiellement, entre • l'arriviste qui propose de détruire le système social français, • celui qui propose la même chose mais en version encore plus réac et avec l'ignominie personnelle en supplément, • l'autre arriviste qui propose de détruire l'Union européenne, • celle qui propose la même chose mais en version réac avec une bonne couche de nationalisme nauséabond en supplément et la même ignominie que l'autre réac, ou enfin • les sept nains qui proposent de jeter mon bulletin dans sept corbeilles de couleurs différentes (voire dix, si on compte l'abstention, le vote blanc et le vote nul : que de choix !).

J'ai pris une décision, à la dernière minute et en me basant sur les informations fuitées à 19h30 : décision qu'il n'y a aucun intérêt à ce que je communique parce qu'elle n'a rien de spécialement intelligente devant tant de mauvais choix. Mais je ne veux pas non plus alimenter le thème « tous pourris, tous pareils » qui est encore plus puant que toutes les options que je viens de citer, et qu'on pourrait croire comprendre en lisant en diagonale ce que j'écris. Le débat sur la réforme des institutions, s'il est posé dans des termes raisonnables, est intéressant, et je sais au moins gré à l'un des candidats d'en avoir fait un de ses thèmes de campagne. (La vision positive des choses est que, parmi les candidats crédibles et pas trop détestables, l'un avait les mêmes idées que moi sur l'Europe, l'autre sur la fonction présidentielle : quel dommage qu'ils n'aient pas été le même.) Je reviendrai peut-être là-dessus plus tard (et aussi sur les idées qui tournent autour des problèmes avec le vote, comme les idées de tirages aléatoires), mais le fait est que le système, aussi critiquable qu'il soit, ne changera pas de sitôt, et probablement pas de mon vivant.

Il y a un second tour derrière (quel dommage qu'il n'y en ait qu'un), et je crois profondément en l'importance de faire des choix même quand c'est entre Charybde et Scylla (la description que je fais des candidats ci-dessus devrait rendre mon choix de second tour assez évident) : pas seulement en politique, mais dans tous les aspects de la vie (par exemple, quand je dois choisir un système d'exploitation à mettre sur mon ordinateur ou un langage dans lequel programmer, que de Charybdeis et de Scyllai s'offrent à moi !). Ne serait-ce que parce que le fait de faire un tel choix donne le droit de râler, ensuite, que les choix étaient nuls (j'ai essayé le langage X, il était merdique, j'ai essayé le Y, pareil), et râler est une de mes activités préférées, alors que si on refuse le choix on accrédite l'idée que ceux qui en ont fait un ont forcément approuvé ce qu'ils ont choisi comme moins pire option, ce qui est faux. J'ai voté pour François Hollande en 2012 en pensant qu'il ne ferait pas grand-chose de bien et pas grand-chose de mal (et en me doutant qu'il deviendrait très vite impopulaire), je l'ai raconté ici, mon opinion sur lui n'a guère changé, mais je ne me sens pas du tout comptable de son bilan ni de l'avoir approuvé autrement que comme un meilleur (ou moins mauvais) choix parmi un ensemble de candidats donnés à un moment donné. J'ai voté pour Jacques Chirac au second tour en 2002, et je ne le regrette pas non plus, je savais exactement à quoi m'attendre. (En fait, c'est quelque chose que je ne comprends pas du tout, les gens qui se disent déçus par ce qu'un homme politique fait : jusqu'à présent, dans mon expérience, aucun homme politique n'a jamais fait autre chose qu'exactement ce à quoi je m'attendais de sa part, et je ne crois pourtant pas être extralucide.)

Mon propos n'est pas ici de faire la morale à ceux qui refusent de faire un choix, mais il est assurément de dénoncer ceux qui voudraient prétendre qu'accepter de faire un choix revient à cautionner celui qu'on choisit comme moindre mal. Je ne veux pas non plus rentrer dans le débat de savoir s'il est utile, en admettant qu'on a une idée précise et assumée de quel est le moindre mal, d'aller voter pour lui, surtout si on pense que l'élection est jouée d'avance. Je pourrais rappeler que « tout le monde » croyait l'élection de Clinton jouée d'avance, même s'il faut avouer que l'obstacle est plus haut pour Le Pen que pour Trump ; je pourrais ironiser sur le fait que ce sont souvent les mêmes qui critiquent la sondocratie qui les invoquent maintenant pour dire que ce n'est pas la peine de se déplacer puisque le résultat est certain : la vérité est que je crois moi-même l'élection de Macron extrêmement probable sauf événement imprévu, mais (1) extrêmement probable n'est pas synonyme de certain ni même de quasi-certain (disons que 80% n'est pas 99.9%, whatever that means), et (2) la précision sauf événement imprévu (attentat très meurtrier, scandale…) est très importante. Mais il y a une autre question qui survient (et je conclus là ma bien trop longue entrée en matière) : quel est, au juste, le pouvoir du président, ou quels sont ses pouvoirs de nuisance ? Et spécifiquement, si on imagine que Marine Le Pen soit élue présidente, dans quelle mesure est-ce catastrophique ?

*

Les élections vraiment importantes, en France, sont les élections législatives. C'est un point important à garder à l'esprit plutôt que se dire que tout est joué. Mais, outre l'« effet d'entraînement » (que j'avoue ne pas comprendre) qui voudrait que le président nouvellement élu obtienne automatiquement une majorité à l'Assemblée, le président de la République a réellement des pouvoirs, au moins des pouvoirs de nuisance, même si l'Assemblée est contre lui (i.e., lors d'une cohabitation).

La raison pour laquelle on imagine que le président en cohabitation n'a pas beaucoup de pouvoirs propres c'est que les cohabitations qui se sont effectivement produites étaient entre des gens intelligents et qui avaient (quoi qu'on puisse penser par ailleurs de Mitterrand, Chirac, Balladur et Jospin) un minimum de décence et d'entente commune sur le fait de ne pas nuire à la France (par exemple en jouant à une lutte frontale entre le président et le Premier ministre). Le pire qui s'est produit est que Mitterrand a refusé de signer des ordonnances que Chirac voulait faire passer (il a dû les faire voter par le parlement).

Mais il se trouve que le président peut réellement faire des choses, et je pense que ce sont justement des pouvoirs qui seraient particulièrement dangereux entre les mains de quelqu'un comme Marine Le Pen que je considère comme une populiste sans scrupules. Notamment :

  • Le pouvoir de convoquer un referendum (ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing ministériel), par exemple sur tout sujet populiste qui lui passe par la tête (au pif, la « perpétuité réelle », la sortie de l'euro ou de l'UE). Correction : on me signale à juste titre en commentaire que l'article 11 de la Constitution suggère probablement que l'accord du gouvernement est nécessaire ; donc cet item est en fait très douteux (sauf à nommer un gouvernement de complaisance, cf. ci-dessous).
  • Le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale, évidemment au moment le plus opportun pour ses idées (idem, ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing).
  • Le pouvoir de nommer au Conseil constitutionnel (et qui plus est, le prochain président en nommera deux : un en mars 2019 en remplacement de Michel Charrasse, et un en mars 2022 en remplacement de Nicole Maestracci).
  • La présidence du conseil des ministres, même si ceci est probablement plus symbolique qu'autre chose (cf. ci-dessous pour les pouvoirs de blocage).
  • Un siège au Conseil européen, au G7 et au G20. (La voix de la France au Conseil de sécurité, heureusement, est représentée par le chef de la délégation permanente, qui est nommée par le gouvernement ; mais cf. ci-dessous pour des possibilités de blocage.)
  • Peut-être le pouvoir d'invoquer directement l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (ce n'est pas clair : l'article lui-même énonce : Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union, mais on ne sait pas ce qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises, et notamment si c'est un acte exécutif ou législatif ; on peut espérer que le Conseil d'État et/ou le Conseil constitutionnel s'inspireraient de ce qu'a décidé la Cour suprême du Royaume-Uni en la matière, mais rien n'est certain).
  • Un pouvoir de commandement militaire[#]. (J'ai entendu Édouard Balladur raconter dans un documentaire sur la cohabitation l'anecdote suivante : il y avait un désaccord entre Mitterrand et lui sur une histoire d'essais nucléaires, je ne sais plus lequel voulait en faire et lequel ne voulait pas, ou s'ils voulaient selon des modalités différentes ou quoi, mais peu importe ; Balladur a demandé au chef d'état-major : au bout du compte, à qui obéirez-vous si le Premier ministre et le président vous donnent des ordres contradictoires ? et le militaire a répondu, sans hésitation, au président. Entendant ça, le Premier ministre qu'il était a choisi de ne pas essayer de jouer à la lutte de pouvoirs.) On peut imaginer, par exemple, le fait de faire bombarder un pays ou un autre.
  • Et le plus terrifiant, les pouvoirs exceptionnels définis (enfin, non définis) par l'article 16 de la Constitution. (Même si on peut espérer que le Conseil constitutionnel interdirait leur usage pour n'importe quel prétexte fallacieux, il n'oserait probablement pas se prononcer sur le fond dans un cas un peu limite, comme un acte terroriste que, au hasard, le président aura veillé à inciter par des paroles ou des opérations militaires savamment calculées. • Ajout/précision : même en cas d'abus manifeste, le fait que le Conseil constitutionnel puisse décider que les circonstances d'invocation de l'article 16 ne sont pas réunies n'est pas très clair, cf. la discussion dans les commentaires ; mais au minimum, il peut publier un avis à ce sujet, qui s'il était assez damnant inviterait fortement le parlement à destituer le président, et il semble plausible que les actes pris sous l'article 16 soient quand même susceptibles de recours par la question préliminaire de constitutionnalité : le président n'a donc probablement pas le pouvoir légal de se transformer en dictateur sans aucun recours au moindre coup de tête ; mais ce n'est pas aussi clair qu'on voudrait, et ça fait quand même bien peur.)

Et c'est sans compter les pouvoirs de blocage :

  • Le pouvoir de nommer le Premier ministre et les autres membres du gouvernement. Certes, l'Assemblée nationale peut renverser le Premier ministre ou le gouvernement, mais le fait que le président le nomme peut donner lieu à une lutte de pouvoir dangereuse. Ajout : comme on me le fait remarquer en commentaire, ceci permettrait notamment de nommer un gouvernement de complaisance qui, avant d'être renversé par le parlement, contresignerait des décisions présidentielles contestées.
  • Un véto absolu sur toute réforme constitutionnelle (il n'y a que le président qui puisse convoquer le Congrès ou faire tenir un referendum). Ajout (suite à un commentaire) : l'article 89 de la Constitution est encore un de ces passages épouvantablement mal écrits : est-ce que la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum signifie que le président peut convoquer un referendum ou qu'il doit le faire ? Je crois comprendre que l'interprétation standard est qu'il peut le faire, le fait que les deux chambres du parlement aient adopté une révision dans les mêmes termes ne l'y oblige pas. (Et même s'il doit, il ne semble pas y avoir de moyen à le contraindre à agir, sauf peut-être si le parlement y voit un motif de destitution.)
  • Un pouvoir de nuisance sans doute important sur la marche des institutions (je ne sais pas à quel point il va : je suppose que le président ne peut pas décemment refuser de signer une loi, mais il peut peut-être refuser de prendre un décret en Conseil des ministres qui serait indispensable à l'application d'une loi, et sans doute refuser de nommer des gens à des postes-clés).

Et les pouvoirs non formalisés :

  • Une tribune médiatique permanente. Le droit non codifié de faire des allocutions aux Français diffusés par plein de chaînes de télé.
  • Le pouvoir de distribuer plein de hochets (le moindre étant la légion d'honneur) et pouvoir ainsi se payer le soutien de plein de gens séduits par de tels hochets. Ce qui, comme par hasard, recouvre plein de gens dans le monde politique.
  • Le fait de représenter la France devant toutes les institutions internationales (rien ne dit formellement si c'est le président ou le Premier ministre qui doit le faire, mais le précédent, même en temps de cohabitation, est que c'est quand même plutôt le président).
  • Un réseau d'influence certain dans toute l'Administration, et particulièrement dans la police et le renseignement. (Le cas de Madame Le Pen est particulier, parce qu'on sait que l'armée et la police la soutiennent à une majorité écrasante. Je ne l'accuse pas de vouloir directement mener un coup d'état, mais en cas de bras de fer institutionnel, ceci pèse clairement dans la balance.)

J'ajoute, notamment en lien avec le tout premier point cité ci-dessus :

  • Le président de la Turquie n'avait, jusqu'à il y a huit jours, pas beaucoup de pouvoirs. On sait ce qui est arrivé.

Un tout petit bémol à ce message d'inquiétude : la Constitution a quand même changé les règles de destitution du président, maintenant ce n'est plus seulement en cas de haute trahison, c'est en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat, voilà au moins quelque chose d'un petit peu rassurant dans le cadre d'une lutte de pouvoir entre président et parlement. Mais ça me semble insuffisant compte tenu de tout ce qui précède.

[#] Comme je le faisais remarquer naguère, on voit que la Constitution française est vraiment épouvantablement mal écrite quand on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef des armées), l'article 21 (Le Premier ministre […] est responsable de la défense nationale) et l'article 20 (Le Gouvernement […] dispose […] de la force armée) : quelqu'un de très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se marchent pas sur les pieds. Dans des conditions pareilles il revient aux militaires de décider à qui ils obéissent, ce qui est véritablement problématique.

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(mercredi)

L'élection présidentielle française devrait-elle se faire en trois tours ?

L'élection présidentielle française se déroule en deux tours : au premier tour peuvent se présenter tous les candidats ayant recueilli un certain nombre de « parrainages » (d'élus), et chaque électeur vote pour un et un seul de ces candidats ; ne sont qualifiés pour le second tour que les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix (sauf si l'un obtient déjà la majorité absolue au premier tour, auquel cas il est élu immédiatement) ; les électeurs ont donc, au second tour, qui a lieu deux semaines après le premier, le choix entre deux et seulement deux candidats, parmi lesquels ils doivent en choisir un, et l'élection se fait de façon évidente (à la majorité, forcément absolue puisqu'il n'y a plus que deux candidats).

Je ne sais pas quelle est l'histoire de ce mode de scrutin « uninominal à deux tours », et Google comme Wikipédia me renseignent fort peu. L'élection présidentielle au scrutin universel direct a été introduite en France en 1962 (auparavant, le président était élu par un collège électoral), mais il est probable que le mode de scrutin en question ait été utilisé antérieurement, pour d'autres élections, ici ou ailleurs dans le monde, et je serais curieux d'avoir des informations sur les débats qui ont présidé à ce choix précis. J'entends dire qu'il est apparu dans l'empire allemand de 1870, mais les détails sont confus (je ne sais ni pour quelles élections au juste, ni quelles auraient été les conditions d'accès au second tour). Actuellement, beaucoup de scrutins en France se font en deux tours, mais les conditions d'accès au second tour changent de façon incompréhensible d'élection en élection. (Il n'y a que la présidentielle pour laquelle le critère est d'arriver dans les deux premiers au premier tour : d'autres élections fixent un minimum de voix en pourcentage des suffrages exprimés ou des inscrits, selon une insupportable absence de cohérence ; par voie de conséquence, ces élections rendent possibles des « triangulaires », voire théoriquement des « quadrangulaires », au second tour.) Beaucoup d'autres pays utilisent une variante ou une autre de ce mode de scrutin.

Ce scrutin uninominal à deux tours est un net progrès par rapport au scrutin uninominal à un seul tour (utilisé, par exemple, pour la plupart des élections aux États-Unis, pour les députés à la Chambre des Communes au Royaume-Uni, pour les députés au Canada même si l'actuel Premier ministre a promis de changer ce mode d'élection, et dans toutes sortes d'autres pays). Le scrutin uninominal à un seul tour est le plus simple qu'on puisse imaginer (ou demande à chaque électeur de choisir un et un seul nom, et celui ayant le plus de voix est élu), et il est catastrophiquement mauvais : ne serait-ce que parce qu'un candidat presque unanimement détesté peut se retrouver élu parce que ses adversaires sont divisés (voir le cas de l'élection de Rodrigo Duterte comme président des Philippines en 2016). Dans la pratique, le scrutin uninominal à un seul tour tend à conduire au bipartisme, parce que s'il y a plus que deux partis politiques, les résultats des élections sont assez aléatoires et profondément injustes. En contrepartie du bipartisme, on peut espérer que les deux partis mettent en place des systèmes de « primaires » pour choisir leurs candidats et compenser ainsi (un peu) l'injustice du système : c'est ce qui s'est passé aux États-Unis, assez récemment à l'échelle de l'histoire du pays ; mais le fait d'avoir des primaires pose de nouvelles questions, à commencer par les règles de ces élections-là et de comment elles sont décidées.

Le scrutin uninominal à deux tours, donc, est un progrès par rapport à celui à un seul tour. Il permet au moins dans une certaine mesure l'expression d'une pluralité d'opinions que ne permet pas le scrutin à un seul tour : s'il y a grosso modo deux blocs dans l'opinion, typiquement, la droite et la gauche, on peut espérer, et il arrive souvent (mais pas toujours !) dans la pratique, que ces deux blocs soient représentés au second tour, ce qui permet un ralliement de chaque bloc au candidat arrivé en tête du bloc et qui le représente au second tour. Le premier tour tient donc un rôle vaguement semblable à celui que tiennent les primaires dans un scrutin uninominal à un seul tour. Très vaguement.

Dans l'idée du général De Gaulle (qui a introduit l'élection présidentielle au scrutin universel direct en France), l'idée était probablement surtout d'assurer que le second tour « rassemble » les électeurs : comme le mode de scrutin garantit que le gagnant de l'élection a obtenu une majorité des suffrages exprimés au second tour, il peut se targuer de l'adhésion de la majorité — majorité assez factice en vérité, surtout si le candidat en face de lui au second tour ne représente pas grand-chose, mais l'idée n'est pas complètement stupide.

En fait, le système n'a pas si mal marché en France entre 1962 et 1995 (même si 1969 est discutable), ainsi qu'en 2007 et 2012.

Mais l'élection de 2002 a montré ses limites : les voix de la gauche s'étant dispersées au premier tour entre un trop grand nombre de candidats, ce camp n'a pas été représenté au second tour qui s'est déroulé entre la droite et l'extrême-droite ; Jacques Chirac a été élu contre Jean-Marie Le Pen avec une majorité écrasante après des manifestations de protestation contre les résultats de ce premier tour. En 2002, c'était une surprise (au moins pour ceux qui ne savaient pas lire les sondages et leurs marges d'erreurs, i.e., essentiellement tout le monde). En 2017, on s'attend généralement à ce que le même phénomène se reproduise, et ce ne sera, cette fois-ci, une surprise pour personne si le second tour voit s'affonter François Fillon et Marine Le Pen.

Il est difficile de nier qu'il s'agit d'un problème réel. Ce n'est pas tellement que la droite et la gauche doivent, par principe, être représentées au second tour. Des signes objectifs que les candidats représentés au second tour ne sont pas « les bons » sont plutôt à chercher dans le score écrasant que l'un d'entre eux obtient (s'il n'a pas déjà eu une forte majorité au premier tour) et/ou dans un taux de participation très bas : ce sont autant de signes que les électeurs sont insatisfaits du choix qu'il leur reste, et soit qu'ils refusent de faire ce choix, soit qu'ils s'estiment contraints. Ou bien par le fait que les deux candidats qui passent au second tour ne totalisent qu'une proportion modeste (disons, <50%) des suffrages exprimés au premier. L'élection de 1969, où la gauche n'était pas non plus représentée au second tour, n'était pas forcément problématique selon ces critères ; celle de 2002 l'était indubitablement. Et le scénario risque de se reproduire fréquemment à l'avenir : même s'il n'a pas lieu en 2017, le fait que l'extrême-droite soit devenue une force politique très importante suggère que le mode d'élection n'est plus adapté. En fait, même si le second tour voit s'affronter la gauche et la droite, ou la gauche et l'extrême-droite, il y aura de toute façon un problème de représentativité.

Ce n'est sans doute pas un hasard si les partis politiques français ont commencé, en 2011 pour la gauche et en cette année pour la droite, à jouer le jeu des primaires (ouvertes à tous les électeurs). Les primaires devraient permettre de pallier les insuffisances du scrutin uninominal à deux tours comme elles le permettent (dans une certaine mesure !) pour le scrutin uninominal à un seul tour. L'idée serait d'éviter l'éparpillement des voix au premier tour (devenu beaucoup plus critique qu'il l'était avant) en désignant un candidat unique en amont. Mais les primaires posent leur propre problème : outre qu'il leur faut elles-mêmes un mode de scrutin (reconnaissons que, cette fois, le scrutin uninominal à deux tours est adapté, et d'ailleurs peut-être même qu'un seul tour suffirait), il y a l'inquiétude, souvent exprimée mais sans doute exagérée, que des électeurs de « l'autre camp » participent à une primaire qui ne les concerne pas, inquiétude d'autant plus importante si tout le monde est convaincu de ce que sera le camp vainqueur. Et enfin — et surtout — comme les primaires ne lient personne, il est de toute façon possible à un candidat de se présenter hors des primaires, renvoyant celles-ci à l'affaire interne d'un parti plutôt que d'un camp au sens large, si bien que la dispersion se produira quand même.

On peut donc se poser la question d'un autre mode de scrutin.

Mathématiquement, il existe toutes sortes de modes de scrutin, qui prennent en entrée des préférences des électeurs exprimées sous une forme ou une autre (un seul nom, un ordre de préférence, un sous-ensemble des candidats « assentis », ou toutes sortes d'autres variantes), et qui produisent, parfois en faisant intervenir le hasard, un gagnant. Un théorème célèbre dû à Kenneth Arrow (peut-être trop célèbre, comme celui de Gödel, du coup tout le monde aime bien l'interpréter à tort et à travers) affirme qu'aucun mode de scrutin ne peut être parfait, où « parfait » signifie en fait qu'il vérifie un petit nombre de critères qui intuitivement paraissent pourtant vraiment faibles, et certainement désirables. Un problème apparenté à l'impossibilité énoncée par ce théorème est le suivant : si environ 1/3 des électeurs préfèrent X>Y>Z (lire : préfèrent X à Y et Y à Z), environ 1/3 des électeurs préfèrent Y>Z>X et environ 1/3 des électeurs préfèrent Z>X>Y, alors finalement 2/3 (donc une majorité) des électeurs préfèrent X à Y et 2/3 des électeurs préfèrent Y à Z et 2/3 des électeurs préfèrent Z à X, donc qui qu'on choisisse entre X, Y et Z, il y aura 2/3 des électeurs qui en préféreront un autre. (Cette situation porte le nom de pardoxe de Condorcet : la relation de préférence majoritaire n'est pas forcément transitive.)

Néanmoins, il n'est pas vraiment acquis que le théorème d'Arrow pose un problème réel dans la pratique : les situations de paradoxe de Condorcet, notamment, sont sans doute rares, les électeurs votent rarement stratégiquement, et il y a différents théorèmes de possibilité qui montrent que sous certaines hypothèses pas franchement farfelues sur les préférences des électeurs et/ou sur leur honnêteté, on peut quand même former des modes de scrutin raisonnablement satisfaisants. Mais ensuite, la question devient de savoir ce qu'on veut exactement, et les mathématiques n'ont pas de réponse à ça.

On peut par exemple évoquer le critère de Condorcet : on dit qu'un mode de scrutin vérifie le critère de Condorcet lorsque s'il y a un candidat X tel que pour tout candidat Y une majorité d'électeurs préfère X à Y, alors X est élu. Autrement dit : le critère de Condorcet demande qu'un candidat qui est majoritairement préféré à tout autre candidat soit forcément élu (un tel candidat, X dans la phrase précédente, est appelé vainqueur de Condorcet ; il n'y a pas forcément un vainqueur de Codorcet, et s'il n'y en a pas, c'est-à-dire essentiellement les situations visées par le paradoxe de Condorcet évoqué plus haut, alors le critère de Condorcet n'exige rien du tout ; mais s'il y en a un, le critère de Condorcet demande que ce candidat soit élu). Ni le scrutin uninominal à un seul tour ni celui à deux tours ne vérifient le critère de Condorcet. La situation typique est celle où il y a trois candidats, X (centriste), Y₁ (de droite, disons) et Y₂ (de gauche, disons), où il y a un peu moins que la moitié des électeurs (les électeurs de droite) qui préfèrent Y₁>X>Y₂, un peu moins que la moitié des électeurs (les électeurs de gauche) qui préfèrent Y₂>X>Y₁, et le petit restant des électeurs (les électeurs centristes) qui préfèrent X>Y₁>Y₂ ; dans ces conditions, si on applique un scrutin uninominal à deux tours, le second tour aura lieu entre Y₁ et Y₂, et Y₁ gagnera, alors qu'en fait X était vainqueur de Condorcet.

On peut trouver des modes de scrutin qui vérifient le critère de Condorcet. (J'aime beaucoup celui-ci, que j'avais « redécouvert » indépendant et mentionné plusieurs fois sur ce blog sous le nom de scrutin de « Condorcet-Nash » ; voir notamment cette entrée et les notes au point (5). Il est « optimal » en un certain sens : en contrepartie, il a l'inconvénient de faire intervenir le hasard et d'être incompréhensible pour les non-mathématiciens.) Malheureusement, aucun de ces modes de scrutin, à ma connaissance, n'est compréhensible par l'électeur moyen, i.e., l'électeur non-mathématicien. Et même si j'aimerais bien vivre dans un monde où tout le monde comprendrait raisonnablement bien les mathématiques (au moins des choses relativement basiques comme ça), ce n'est pas le cas, et il est certainement important qu'une large majorité d'électeurs ait une idée globalement correcte des principes du mode de scrutin pour que la démocratie fonctionne. (Bon, cette affirmation est peut-être à nuancer : le mode d'élection des élections régionales en France est franchement assez byzantin, et ça ne pose pas de problème particulier ; mais au moins on comprend que c'est grosso modo une proportionnelle.) De toute façon, pour espérer pouvoir convaincre des hommes politiques de changer le mode de scrutin, il faudrait commencer par le leur faire comprendre (et leur faire comprendre comment ça peut les avantager ou avantager leur parti…).

Et même sur le fond, il n'est pas certain que le critère de Condorcet soit forcément souhaitable : c'est un critère qui, finalement, « favorise » les centristes ; mais si on reprend l'exemple précédent et qu'on se dit que pas loin de la moitié des électeurs (les électeurs de droite) préfèrent Y₁≫X>Y₂, pas loin de la moitié des électeurs (les électeurs de gauche) préfèrent Y₂≫X>Y₁, et le restant des électeurs (les électeurs centristes) préfèrent XY₁>Y₂, alors peut-être qu'il est politiquement légitime que ce soit Y₁ qui soit élu et pas X, ce dernier fût-il vainqueur de Condorcet, parce qu'élire Y₁ (et sans doute Y₂ la fois suivante) c'est admettre que gouverner c'est choisir et pas forcément faire des compromis. De nouveau, c'est une question politique à trancher, les mathématiques ne peuvent que faire des suggestions.

Un certain nombre de pays pratiquent pour certaines élections un mode de scrutin appelé instant runoff voting, également connu sous d'autres noms comme alternative vote ou transferable vote (attention cependant, le single transferable vote est une extension plus complexe de ce système qui s'applique au cas où on élit plusieurs personnes et pas une seule). L'idée est simple et compréhensible par tout le monde : au lieu de faire 2 tours comme en France, on en fait N−1 où N est le nombre de candidats, chaque tour éliminant exactement un candidat (celui le moins bien placé) : autrement dit, on fait un premier tour entre tous les candidats, on élimine celui qui a eu le moins de voix, et on recommence jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul candidat, qui est alors le gagnant de l'élection. Seulement, faire revenir les électeurs aux urnes pour un si grand nombre de tours serait malcommode : à la place, on demande donc aux électeurs d'indiquer une fois pour toutes leur ordre de préférences entre tous les candidats, et on reporte automatiquement leur voix sur le candidat le plus haut dans leur ordre de préférence et qui soit encore en course. (Autrement dit, initialement, le vote de chaque électeur porte initialement sur le premier candidat sur son ordre de préférence, on élimine le candidat le moins bien classé ainsi, puis on recommence en reportant les voix obtenue par le candidat éliminé sur le second candidat de l'ordre de préférence de ses électeurs, et ainsi de suite.) Ce mode de scrutin ne vérifie pas le critère de Condorcet (le contre-exemple est le même que j'ai déjà donné !), mais il a l'avantage d'être compréhensible par tous, et il remédie globalement au problème de la dispersion des votes présenté par les modes de scrutin uninominaux à un seul et même à deux tours, puisque les candidats sont éliminés successivement en commençant par le moins populaire.

Il a cependant de gros inconvénients. Le principal est qu'il est très difficile à dépouiller : comme chaque électeur doit indiquer un ordre complet de préférences, il faut enregistrer tous ces ordres, ce qui est bien plus complexe que d'enregistrer un seul nom ; et contrairement à d'autres modes de scrutin qui demandent aussi aux électeurs de choisir un ordre de préférence, dans celui-ci, on ne peut pas se contenter de compter, pour chaque paire X,Y de candidats le nombre d'électeurs qui ont préféré le candidat X au candidat Y, ni le nombre de fois que le candidat X arrive en k-ième place : il faut vraiment stocker tous les ordres de tout le monde. Bref, cela se fait surtout bien avec des machines à voter, qui posent leurs propres problèmes de transparence et de sécurité contre la fraude. (Un autre problème possible, mais qui est sans doute peu important dans la pratique, est qu'il ouvre la voie à un canal de communication subliminal : s'il y a assez de candidats, un électeur identifier son bulletin en choisissant subtilement l'ordre dans lequel il classe les candidats « sans importance ». Un peu à la manière dont les enchères du bridge font passer des informations en plus du pari qu'elles annoncent ouvertement.)

Par ailleurs, comme l'instant runoff voting se fait en un seul tour de scrutin (même si ce tour « simule » N−1 tours), il ne permet pas, par exemple, d'avoir des débats de second tour où les candidats repositionneraient leur discours pour tenir compte des résultats du premier tour et chercher à convertir des nouveaux électeurs ; et symétriquement, il ne permet pas aux électeurs de changer d'avis entre les tours. On peut donc se demander si la « queue » des ordres de préférence est aussi bien réfléchie que la « tête ».

Bref, si je devais, moi, changer le mode de scrutin de la présidentielle française, en tenant compte du fait que les électeurs ne sont pas mathématiciens (et d'autres réalités pratiques de ce genre), sans bouleverser la pratique existante ni le fonctionnement des institutions, je ferais le choix suivant, qui me semble représenter un bon compromis et un changement assez minimal par rapport à la pratique actuelle : il s'agit simplement d'insérer un tour intermédiaire lorsque les deux candidats arrivés en tête du premier tour ne totalisent pas 50% des suffrages exprimés ; ou plus exactement :

  1. au premier tour peuvent se présenter tous les candidats ayant recueilli un certain nombre de « parrainages »,
  2. le tour intermédiaire a lieu entre les candidats les mieux classés à l'issue du premier tour jusqu'à totaliser (strictement plus que) la moitié des suffrages exprimés,
  3. le tour final a lieu entre les deux candidats les mieux classés à l'issue du tour intermédiaire.

Il est bien entendu que si le tour intermédiaire devait ne se dérouler qu'entre deux candidats, il est sauté (c'est le tour final qui en tient lieu) ; et encore plus évidemment, que si un candidat obtient la majorité absolue, il est élu d'emblée. Le tour final a lieu deux semaines après le premier tour, le tour intermédiaire s'intercalant sur la semaine intermédiaire s'il y a lieu.

La règle que j'indique pour le tour intermédiaire, à savoir prendre les candidats les mieux classés jusqu'à dépasser 50% des voix au total, est une sorte de compromis basé sur différentes idées. En pratique, cela devrait conduire à sélectionner généralement trois candidats pour le tour intermédiaire si les deux premiers à l'issue du premier tour sont insuffisamment représentatifs : il faut donc imaginer ce tour intermédiaire comme une possibilité de rattrapage en cas de trop grande dispersion des votes au premier tour (si on constate que les deux premiers ne totalisent pas assez de voix, on ressaye en en mettant trois ; il faudrait une dispersion vraiment incroyable pour qu'il y ait quatre ou plus candidats au tour intermédiaire). Cette règle assure qu'au moins la moitié de l'électorat du premier tour voit son choix préféré représenté au tour intermédiaire ; et il est presque certain dans la pratique (même si ce n'est pas logiquement nécessaire) qu'au moins la moitié de l'électorat du tour intermédiaire voit son choix représenté au tour final ; et évidemment, au moins la moitié de l'électorat du tour final voit son candidat élu, puisqu'il n'y en a plus que deux. Bref, j'ai pris un critère simple qui ne repose pas sur un chiffre trop arbitraire : 50% est la valeur maximale qui assure que si on répète ce processus de sélection (à savoir : prendre les candidats les mieux placés jusqu'à dépasser 50% des suffrages exprimés), il termine forcément en temps fini.

Si je regarde ce que cette règle donnerait sur les élections présidentielles passées depuis 1965, il n'y a qu'en 2002 et 1995 qu'elle aurait conduit à un tour intermédiaire (avec respectivement Lionel Jospin et Édouard Balladur comme « troisièmes hommes »), aucune des autres élections n'aurait été modifiée ; c'est-à-dire qu'il n'y a qu'en 2002 et 1995 que les deux candidats du second tour ont représenté à eux deux moins de la moitié de l'électorat — le cas que je qualifie de problématique. Il n'est même pas du tout acquis que la réforme décrite ci-dessus, quand bien même elle devrait être adoptée, permette à un candidat de gauche de dépasser le premier tour en 2017, mais ça deviendrait assurément plus plausible.

Bref, le changement que j'évoque devrait être assez consensuel : il s'agit d'une modification qui ne bouleverserait rien et surtout pas la dynamique des institutions, et qui s'inscrirait de façon assez cohérente dans la logique de la campagne présidentielle et de l'élection telle qu'elles sont déjà pratiquées en France (même le calendrier s'y prête très bien). Les différents partis pourraient avoir des raisons tactiques de l'approuver ou non, mais il n'est pas du tout clair qui elle favoriserait globalement (on peut trouver toutes sortes d'arguments contradictoires, mais le fait est que, globalement, tout le monde est susceptible d'être un jour le « troisième homme »).

Je rassure tout le monde : je ne me fais pas l'illusion qu'une telle mesure aurait la moindre chance d'être adoptée. À la limite, s'il s'agissait simplement de modifier la loi électorale, je pourrais rêver que la probabilité dépasse celle que François Fillon, Marine Le Pen, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Manuel Valls, François Bayrou et quelques autres décident en même temps d'abandonner la politique et d'aller tous ensemble s'exiler sur une île paradisiaque pour y pratiquer l'amour libre et y fumer du chanvre entre deux baignades, ce qui ferait le plus grand bien au paysage politique français. Mais là, ce n'est pas juste une loi qu'il faut changer : le mode de scrutin de la présidentielle est inscrit dans la constitution, ce qui est, disons-le franchement, d'une connerie assez incroyable (surtout qu'elle impose même le calendrier, avec une marge de manœuvre quasi nulle pour le gouvernement). Du coup, je vais plutôt compter sur les chances côté île paradisiaque.

Cependant, je suis un peu étonné de n'avoir entendu personne ne serait-ce qu'évoquer une réforme comme je discute ci-dessus. Il y a bien une pétition ici, dont l'auteur n'a manifestement pas fait la même analyse que moi (il veut trois tours systématiquement, et sort de son chapeau un chiffre de quatre candidats admis à passer au deuxième), mais qui va au moins dans le même sens. Cette pétition a recueilli… 14 signatures. Ça doit être une bonne métrique de l'opportunité que j'ai à me lancer en politique.

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(vendredi)

Pourquoi cette haine contre les sondages ?

Régulièrement, quand une élection tourne de manière différente de ce que les sondages annonçaient — ou plutôt, de ce qu'une lecture très naïve des sondages semblait permettre de conclure — on entend des hommes politiques, aussi bien du camp des gagnants (i.e., ceux qui ont fait mieux que ce que les sondages semblaient annoncer) que du camp des perdants (i.e., ceux qui ont fait moins bien) dire quelque chose comme : Le premier perdant dans cette élection, ce sont les instituts de sondages ! — ou encore : S'il y a une principale chose à retenir, c'est qu'il ne faut pas faire confiance aux sondages. Je pense que le message à comprendre entre les lignes est quelque chose comme, chez les uns, un infâme complot a cherché à nous faire croire que nous ne pouvions pas gagner (sans doute pour décourager nos électeurs de voter pour nous), et ce complot a été déjoué, et chez les autres, un infâme complot a cherché à nous faire croire que nous ne pouvions pas perdre (sans doute pour démotiver nos électeurs à venir voter), et ce complot a malheureusement réussi à nous coûter la victoire. Ce n'est jamais aussi clair, bien sûr, mais la petite musique est là quelque part.

Plus exactement, il semble y avoir une double affirmation chez à peu près tout le monde politique : (1) les sondages n'ont aucune valeur scientifique, ils sont tout faux, ils se trompent tout le temps, et, plus subtilement, (2) les sondages nuisent à la démocratie parce que l'impression de prédestination qu'ils procurent influence les électeurs dans leur choix, et gâche l'authenticité de leur vote, voire, corrompt une forme d'idéal démocratique qui devrait être celui où les électeurs font leur choix chacun sans tenir compte de ce qu'ils savent des choix des autres. Les petits partis, par exemple, aiment bien prétendre qu'ils restent petits parce que les sondages montrent qu'ils sont petits donc les électeurs ne veulent pas voter pour eux (de peur que leur voix soit essentiellement « perdue »), donc ils déclarent aux sondeurs ne pas vouloir voter pour eux, et le cercle vicieux se boucle.

Et je suis le premier à dire que ces effets boule de neige existent et jouent un rôle gigantesque dans notre société (d'autant plus qu'elle est « connectée ») et dans le fait que toute forme de succès soit auto-entretenu. Donc dénoncer ce problème me semble légitime. Mais le mettre sur le dos des sondages ? C'est oublier qu'il y a toutes sortes d'autres manières dont les opinions des uns se répercutent positivement sur les opinions des autres : des conversations entre amis aux messages viraux sur les réseaux sociaux en passant par la caisse amplificatrice du tri des journalistes, et aussi, les élections elles-mêmes (lors de l'élection N+1, on prendra d'autant plus au sérieux un parti ou un candidat qui a fait un score honorable à l'élection N). Les sondages sont un engrenage dans cette boucle de rétroaction positive, mais ils n'en sont qu'un parmi d'autres.

Il y a un autre problème qu'il me semble tout à fait légitime de critiquer (mais qui n'est pas vraiment mon propos ici), c'est quand on oublie que l'opinion publique n'existe pas tant qu'on ne la mesure pas : c'est une sorte de phénomène quantique, en ce sens que sur l'immense majorité des questions, l'immense majorité des gens n'a aucun avis simplement parce qu'ils ne se sont pas posé la question. Or faire une mesure — poser une question — c'est créer une opinion, et ce n'est en rien une opération neutre. D'autant que la manière dont la question est tournée a une influence gigantesque sur la réponse que les gens donneront, et que le résultat entrera dans la boucle de rétroaction de la société dans son ensemble. Ce qui doit nous intéresser ultimement est l'avis que donnerait la société après un débat et une réflexion sereins (voir ce que je racontais sur les referenda), ce qui n'est certainement pas ce que mesure un sondage. Mais bon, je me limite ici aux sondages sur un vote à venir, ce qui assure au moins que (1) le sondage ne crée pas la question ou le débat, et (2) on peut penser que la question est formulée de façon raisonnablement neutre (comment comptez-vous voter à l'élection du <tant> ?).

Bref, quand j'entends des gens les décrier, j'ai l'impression d'avoir affaire à quelqu'un qui a consulté son thermomètre avant de sortir pour choisir comment s'habiller, sans tenir compte du fait que le thermomètre était peut-être en plein soleil, ou qu'il y avait plein de vent, ou que la nuit allait tomber, ou je ne sais quoi du genre, et qui a trop chaud ou trop froid, et qui passe sa mauvaise humeur sur ce satané instrument de mesure et en vient presque à dire que la thermodynamique est une affaire de charlatans. Mon bon Monsieur, une mesure est une mesure : votre interprétation de cette mesure en est une autre ! Et si vous vous fiez aveuglément à cette interprétation, c'est peut-être ça votre problème, sans qu'il soit pertinent de vous plaindre de la mesure elle-même.

Le problème principal, c'est que souvent une lecture correcte des sondages devrait être on ne peut rien conclure, tout est trop incertain. Mais les gens veulent quand même une prévision, n'importe quelle prévision, ils lisent ce qu'ils peuvent, ou ce qu'ils veulent, en dépit du bon sens, et ils s'énervent contre les sondages quand cette lecture est idiote.

Le plus évident, c'est quand on dit que Machin monte ou que Bidule baisse dans les sondages, quand Machin gagne un point ou que Bidule en perd un. C'est vraiment ne rien comprendre au concept d'une mesure bruitée : à chaque fois qu'on va refaire le sondage, il y a une nouvelle erreur de mesure (et, pour compliquer les choses, il y a à la fois une erreur aléatoire qui diffère à chaque mesure et une erreur systématique qui reste grosso modo la même d'une fois sur l'autre), et cette erreur est sans doute très largement supérieure à la variation de l'opinion « réelle » dans le temps. Donc lire une hausse ou une baisse dans le résultat de quelques sondages successifs est une inanité : c'est pourtant ce que font joyeusement les journalistes. Tout aussi évidente comme erreur est le fait de conclure que Machin a de l'avance ou que Bidule a du retard sur la base de quelques sondages qui montrent pourtant un écart très faible.

Prenons quelques exemples. La récente élection présidentielle américaine, d'abord : les sondages donnaient grosso modo une courte avance à Hillary Clinton sur Donald Trump (quelques points de pourcentage). Lecture complètement crétine des sondages : donc Clinton va gagner. Et ensuite de se lamenter de l'erreur des sondages parce que Clinton ne gagne pas. Non, non, non : l'erreur est dans votre lecture complètement naïve des sondages. Il est vrai que le fait que Clinton ait eu tout au long de la campagne une avance sur Trump dans les sondages nationaux avait sans doute une signification — mais cette signification s'est manifestée dans les faits, puisqu'elle a obtenu plus de votes que Trump (elle a gagné le vote populaire), et par une avance assez importante, d'ailleurs. Si on voulait prédire le gagnant de l'élection (et pas celui du « vote populaire »), il fallait regarder les sondages état par état, faire des modèles complexes à partir de ça, et ces modèles correctement faits, comme celui de fivethirtyeight, donnaient une probabilité de victoire de Trump de l'ordre de 30% (sur tout le cours de la campagne, ça a varié entre 10% et 50%). Si quelqu'un joue à la roulette russe avec deux balles dans le barillet et qu'il meurt, personne ne va trouver ça extraordinaire ou incroyable. Mais là, les gens qui veulent absolument une prévision, n'importe quelle prévision retiennent juste le message Clinton est devant Trump, donc Trump ne va pas gagner, et quand Trump gagne ils crient au mensonge (soit qu'on les a trompés en leur faisant croire qu'il n'y avait pas de risque, soit, quand c'est l'autre camp, qu'on a voulu les réduire au silence en faisant croire qu'ils allaient perdre). Je suis désolé, mais la connerie n'est pas dans les sondages, elle est dans la tête de ceux qui les lisent. Ce n'est pas pour dire que les sondages n'ont pas fait des erreurs systématiques (mais elles ne sont probablement pas ce qu'on imagine facilement), mais ces erreurs étaient détectables déjà au cours de la campagne par une grosse incertitude dans les probabilités calculées — une lecture raisonnable (et c'était la mienne d'où mon inquiétude) était quelque chose comme Clinton a de l'avance mais rien n'est joué et les chances que Trump gagne ne sont pas du tout faibles, il est vraiment difficile de prétendre que cette lecture était une erreur.

Prenons un autre exemple, le Brexit. Tout au long de la campagne, les courbes de résultats du Remain et du Leave n'ont pas arrêté de se croiser, et qui plus est, les sondages selon des méthodologies différentes (sondages téléphoniques versus sondages par Internet notamment) montraient des écarts systématiques révélateurs d'erreurs profondes. Et il est bien connu qu'il est très difficile de sonder sur un referendum (car contrairement à des élections où les mêmes partis se représentent régulièrement, on ne peut pas corriger le résultat du sondage par des interrogations sur les élections passées). Une lecture raisonnable des sondages était donc : il est vraiment impossible de conclure quoi que ce soit sur la base des sondages. Je n'arrive donc pas à comprendre pourquoi tant de gens ont été surpris du résultat de ce qu'on aurait dû traiter quasiment comme un jet de pile ou face. (Mon pronostic personnel était que le Leave l'emporterait, mais je ne peux pas en tirer de gloire, il était, comme ma crainte de la victoire de Trump, plus basé sur une foi inébranlable en la connerie humaine et un pessimisme général que sur des considérations réellement scientifiques.)

Troisième exemple, la primaire « de la droite et du centre » française dont le premier tour a eu lieu la semaine dernière. Bon, là, si les instituts de sondage ont publié des chiffres, c'est sans doute malhonnête de leur part, j'ose espérer qu'ils mettent des barres d'erreur gigantesques, parce que tout le monde sait bien que faire des sondages sur une consultation qui aura une participation très faible (par rapport à l'ensemble de la population, ou même des listes électorales) revient à jeter des fléchettes à l'aveugle au cours d'une tempête. Enfin, tout le monde devrait savoir ça, ou trouver ça complètement évident ; ce qui m'inquiète est que ce ne soit pas le cas : mais ce n'est, de nouveau, pas la faute des sondages, c'est la faute des gens qui n'arrivent pas à comprendre le concept d'une barre d'erreur.

Et pour conclure sur un exemple générique (qui recouvre partiellement le précédent), un sondage, même parfait, ne renseignera que sur l'état de l'opinion au temps t où il est fait. Or l'opinion change, et peut changer même dans les derniers jours ou les dernières heures avant le vote. Faut-il conclure à une erreur dans ce cas ? Je ne le pense pas : il faut juste savoir lire le sondage comme une mesure à un temps donné, et qu'on ne peut extrapoler qu'avec la plus grande prudence — ceux qui le font sans aucune vergogne ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.

Bref, la moindre des choses serait d'arriver à savoir lire quand les sondages disent qu'ils ne peuvent rien dire.

Maintenant, si je me fais l'avocat du diable, je vais dire : mais si une « lecture correcte » des sondages consiste à comprendre qu'il n'y a rien à en tirer dès que le match est un peu serré, quel est leur intérêt ? quand le match n'est pas serré du tout, les sondages ne font que confirmer l'évidence (par exemple, que Jill Stein n'allait pas remporter l'élection présidentielle américaine). Le problème quand on dit ça, c'est qu'on fait preuve de cécité rétroactive : il y a toutes sortes de choses qui nous paraissent évidentes parce qu'on a vu les sondages, et qui ne l'auraient pas été sans eux, et du coup toutes ces situations où les sondages ont apporté une mesure utile et pertinente sur l'état de l'opinion sont facilement oubliées parce qu'elles paraissent « évidentes » avec le recul.

C'est profondément injuste de nier l'utilité de sonder l'opinion publique. Le fait qu'hommes politiques et journalistes y soient totalement accros est certainement un problème, mais la vision idéalisée d'un homme politique qui gouverne uniquement selon son for intérieur et se présente aux élections pour ce qu'il croit Juste, faisant face à des électeurs qui votent eux-mêmes chacun pour le projet qui a sa préférence sans tenir compte des autres, cette vision est, justement, complètement idéalisée — et je n'aime pas l'idéalisation de la démocratie. (Je ne crois pas, par exemple, que les droits des homosexuels auraient fait tant de progrès s'il n'y avait pas des sondages pour montrer que l'opinion publique évolue.)

Et en tout état de cause, si on ne veut pas de sondages, on ne peut pas ignorer le problème réel des votes perdus : si je suis face à trois candidats, A, B et C, que j'ai une très légère préférence pour A sur B, les deux étant très très loin devant C dans mon ordre de préférence, et si le mode de scrutin ne me permet d'exprimer qu'un seul choix, il m'est réellement utile de savoir si A a des chances sérieuses de l'emporter ou s'il vaut mieux que je vote « utile » pour B. Donc à moins qu'on adopte un mode de scrutin vérifiant au moins le critère de Condorcet (or je ne sais pas s'il y a un seul pays au monde qui fait ça !), il faut bien que les électeurs disposent d'un minimum d'information pour faire leur choix de voter « utile » ou non. Ceci est légitime, et seuls les sondages le permettent.

(Bon, dans un monde idéal, on pourrait imaginer faire des élections en continu, où chacun peut, à tout moment, changer sa voix, et dont les résultats sont connus en permanence, et deviennent officiels à partir du moment où tous les électeurs s'estiment satisfaits et n'ont pas envie de changer leur vote compte tenu des résultats — en espérant que ça converge. Les sondages n'auraient alors aucun intérêt puisque l'élection serait un sondage à l'échelle de tout l'électorat. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal !)

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(mercredi)

Exercice : chercher le silver lining

Je n'ai pas beaucoup dormi parce que j'ai passé la fin de la nuit, depuis 5:30 du matin (heure de Paris =UTC+0100) à alternativement sangloter, crier j'ai peur de façon incohérente, et chercher le réconfort des bras de mon poussinet (qui aurait sans doute préféré dormir), donc je ne vais pas essayer d'écrire quelque chose de cohérent.

À la place, je vais laisser cet exercice à mes lecteurs en leur proposant ce défi : on dit que every cloud has its silver lining, personnellement je n'arrive pas à le voir, donc votre but est de me convaincre qu'il y en a quand même un, ou au moins, que ce n'est pas la fin du monde (le 20 janvier 2017). On se concentrera sur les conséquences en-dehors des États-Unis, parce que c'est ce qui concerne principalement mes lecteurs et aussi parce que c'est là où l'action du président n'a aucune sorte de contrôle ou contre-pouvoir.

(Et pour éviter qu'on me ressorte les mêmes âneries que lors de mes précédentes discussions sur le sujet, parler de programme politique ou d'isolationisme ou de de choses comme ça est hors sujet : la question est celle de la gravité d'avoir un psychopathe incontrôlable à la Maison-Blanche — ce que le fou a dit qu'il ferait peut juste servir comme indication de certaines de ses lubies, mais certainement pas comme prévision de ce qu'il fera.)

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(dimanche)

Quelques réflexions électorales

Méta : Je suis complètement crevé en ce moment pour les raisons que j'ai déjà expliquées, et en plus j'ai attrapé le rhume de mon poussinet, donc ne vous attendez pas à ce que ce qui suit soit d'une grande cohérence. 😐

Je regarde monter et descendre les courbes de probabilité de fin du monde sur les différents agrégateurs et méta-agrégateurs de sondages relatifs à l'élection américaine, et je me pose la question épistémologique suivante (à laquelle je n'ai pas de réponse satisfaisante) : qu'est-ce que ça veut dire, au juste, une probabilité, pour un événement qui ne se produit qu'une seule fois. Par exemple, au moment où j'écris, FiveThirtyEight donne 35% de chances à Monsieur T d'être élu président, Princeton Elections lui donne moins de 1% de chances, le New York Times le place entre les deux à 16%, et les forces du marché à 12% (comme je l'ai mentionné en commentaire de l'entrée précédemment liée, certaines des raisons pour ces différentes sont expliquées ici et ) ; mais au final, qu'il soit élu ou pas, il sera impossible de dire qu'un quelconque de ces prédic(a)teurs avait raison, ou qu'il avait tort, ni d'ailleurs de donner tort au Splendide Talent Universel Prédicteur Indépendant de David qui prédit des chances égales à chaque candidat dans n'importe quelle élection. Si on échappe à la fin du monde pour l'instant, il sera impossible de dire si on a eu chaud ou si on s'est inquiété pour rien. Tout au plus peut-on dire qu'une méthodologie de prévision, ou un oracle probabiliste, A, est globalement meilleure qu'un autre B sur le même jeu d'événements, lorsque [correction  : j'avais oublié les logs] la somme des logs des probabilités prédites par A sur les événements qui se produisent au final est supérieur à la somme des logs des probabilités prédites par B. Ce n'est pas comme un jet de dé où tout le monde peut être à peu près d'accord sur ce que signifie le mot probabilité.

Mais je voulais parler d'autre chose : de deux idées de modifications (indépendantes l'une de l'autre) qu'on pourrait apporter au mode de scrutin (de l'élections présidentielles américaine ou française, ou en fait de quasiment n'importe quelle sorte d'élection). Il ne s'agit pas de réformes profondes : je ne veux pas parler ici des modes de scrutins plus ou moins idéaux (voir par exemple celui-ci que j'avais « redécouvert » indépendant et mentionné plusieurs fois sur ce blog sous le nom de scrutin de « Condorcet-Nash » ; voir notamment cette entrée et les notes au point (5)), et de toute façon, s'agissant du mode de scrutin pour l'élection présidentielle américaine, la première chose à faire serait de tout jeter à la poubelle, à commencer par les grands électeurs, et reprendre à zéro. Mais il s'agit, là, d'idées extrêmement simples sur lesquelles il est au moins intéressant de méditer.

Idée numéro 1 : faire qu'au lieu lieu de voter pour un candidat à l'élection on puisse si on préfère voter contre un candidat. (La modalité pratique, dans un système à base d'enveloppes dans une urne comme en France, serait simplement qu'on mettrait un bulletin spécial, tout rouge avec le mot CONTRE écrit en énorme dessus, en plus du bulletin du candidat contre lequel on veut voter ; ou peut-être qu'il y aurait deux fois plus de bulletins que de candidats, je ne sais pas ce qui se prête le moins à la fraude.) Voter contre un candidat soustrait une voix à ce candidat : autrement dit, son nombre de voix est égal à son nombre de voix pour (upvotes) moins son nombre de voix contre (downvotes) ; et ce score net peut tout à fait tomber en-dessous de zéro s'il y a plus de contre que de pour ; ça n'empêche qu'on élit le candidat qui a le score net le plus élevé, ou on fait un second tour entre les candidats qui ont le score net le plus élevé, selon les modalités normales pour l'élection dont on parle (ma proposition n'est qu'une modification sur un mode de scrutin déjà existant, pas un mode de scrutin en elle-même). Je ne sais pas comment on afficherait les résultats (un pourcentage des suffrages exprimés ne voudrait plus dire grand-chose), mais en tout cas la modification est claire, et compréhensible par tout le monde, rien de comparable à des modes de scrutin mathématiquement complexes.

Il appartiendrait à chaque électeur de décider en son for intérieur s'il veut utiliser son unique voix pour voter pour tel ou tel candidat ou contre tel ou tel candidat. (Bien sûr, on pourrait imaginer des choses plus complexes, notamment ce que je proposais dans la note #2 de cette entrée, mais on perd alors la simplicité qui permet au mode de scrutin d'être compris par tout le monde.)

Il n'aura échappé à personne que s'il y a exactement deux candidats, X et Y, cela ne fait aucune différence de voter pour X ou contre Y, ou vice versa, puisque seule compte, au final, la différence entre leurs scores nets. Mais, et c'est un point très important avec les élections, les électeurs ne sont pas rationnels, leur impression, le « message » qu'ils veulent pouvoir envoyer, a une importance (on peut le regretter, trouver que les gens sont cons, et c'est sans doute vrai, mais tout le monde ne peut pas être mathématicien ☺️). Donc en pratique cela ferait une différence, parce que cela ferait une différence sur la manière dont les gens ressentent l'élection (et, soyons honnêtes, sur les chiffres proclamés : si un candidat est élu avec −5338357 voix contre −7244326, il va sans doute moins faire le malin dans sa comm ultérieure). Lorsque la gauche française sera amenée à voter au second tour de l'élection présidentielle de 2022 pour choisir entre l'extrême-droite de Marine Le Pen et l'extrêmement-plus-droite de Marion-Maréchal Le Pen, elle sera plus encline à venir se déplacer pour faire barrage à la seconde si elle a au moins la satisfaction de pouvoir mettre un bulletin contre dans l'urne. Et, bien sûr, dans une situation où il y a strictement plus que deux candidats (même s'il y a des « petits candidats » qui n'ont de chance d'être élus que si les « grands » tombent en-dessous de zéro), cela fait une différence. Je pense notamment que cette idée aurait plu à un certain nombre d'électeurs américains pas du tout contents de devoir choisir de soutenir Monsieur T ou Madame C.

L'idée numéro 2 n'a rien à voir et est complètement indépendante de la précédente. Elle s'applique à n'importe quel type de scrutin où on élit une personne, par exemple n'importe quelle élection présidentielle. Et le changement consisterait simplement à ce qu'au lieu d'élire une personne on élise une liste de, disons, cinq personnes. Une fois la liste élue, on tire au hasard une personne dans la liste, et c'est elle qui est élue. (Les autres de la liste peuvent recevoir des lots de consolation, des hochets décoratifs comme un poste de vice-président, mais ce n'est pas l'important.) Autrement dit, les électeurs n'ont pas tout à fait le choix de leur président : ils ont le choix jusqu'à une incertitude de log₂(5) bits, si j'ose dire.

Pourquoi diable voudrait-on faire ça ? Tout simplement, pour dépersonnaliser les élections. Pour obliger les campagnes et les électeurs à se concentrer moins sur les personnes et plus sur les programmes : la liste de cinq devra évidemment proposer un programme unique (et donc se mettre d'accord sur son contenu), et il sera impossible de faire campagne sur la personnalité d'un candidat, car chacun n'aura au final qu'au mieux une chance sur cinq d'accéder à la fonction visée.

Bon, peut-être que ces idées sont totalement idiotes et ne fonctionneraient pas du tout comme attendu, je n'en sais rien, je suis trop enrhumé et fatigué pour décider, mais je pense qu'elles méritent au moins qu'on y médite un petit moment.

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(jeudi)

Donald Trump me terrifie vraiment

Je ne nie pas que je suis chaque élection présidentielle américaine avec un certain intérêt, mais cette fois-ci, ce n'est pas juste de l'intérêt : la possibilité bien réelle que Donald Trump devienne le prochain président des États-Unis me terrifie complètement. C'est loin d'être une certitude, bien sûr, malgré les gaffes, les scandales et les doutes sur la santé de sa principale adversaire (je vais y revenir) ; peut-être que Trump a moins de 50% de chances d'être élu, peut-être même seulement 40% (ou 30% si on est carrément optimiste), mais cette perspective est tellement épouvantable que, fût-elle pondérée par 30%, elle reste alarmante : si je dois jouer à la roulette russe avec seulement deux balles dans le chargeur, je vais peut-être être content de savoir qu'il n'y en a pas trois, quatre ou cinq (ou six !), mais je préférerais ne pas jouer du tout. Et rien ne dit que la probabilité soit aussi faible (sans entrer dans la question philosophique oiseuse de ce qu'une probabilité signifie au juste) : elle se base sur une lecture éduquée de sondages, mais même pour des statisticiens avertis (voir par exemple ici et , et si on croit aux forces du marché, ), manipuler tant d'inconnues est délicat, et Trump a déjà donné tort aux experts[#] qui ne lui donnaient aucune chance lors de la primaire.

[#] Il est vrai que, à ce niveau, les sondages avaient justement raison contre les experts qui disaient les sondages se trompent forcément, Trump ne peut pas être aussi haut. Maintenant, les experts se méfient. Mais les sondages peuvent quand même se tromper énormément, surtout face à quelqu'un d'aussi imprévisible et dans une campagne aussi bizarre.

Ce n'est pas seulement que je croie que les idées de Trump soient mauvaises et dangereuses : ce serait déjà beaucoup s'il avait un programme, si on savait à quoi s'attendre. Mais ce qu'on a vu pour l'instant, dans cette campagne, montre simplement que Trump est totalement impulsif et instable, capable de dire tout et son contraire et de faire n'importe quoi, et que personne, ni ses alliés ni ses ennemis, ne peut prévoir ses réactions ; tout suggère qu'il a le contrôle de soi et la tempérance d'un enfant de cinq ans caractériel ; que ses capacités d'attention ou de prévoyance sont nulles, et que les quelques facultés mentales qu'il a sont tout entières tournées vers la satisfaction de sa mégalomanie égocentrique. D'autres personnes cherchent à se faire élire à une fonction publique pour réaliser un programme plus ou moins bon, mais Trump semble n'avoir tout simplement pas d'idées politiques : la fonction présidentielle est simplement une médaille dorée qu'il veut ajouter à sa collection.

Je pourrais tenter de faire une liste de quelques unes des pires ignominies qu'il a vomies, que ce soit en matière de racisme, de misogynie, ou simplement de haine aveugle. Je pourrais étayer le fait qu'il n'est pas seulement menteur, mais ostensiblement fier de ce que la vérité n'ait qu'une connexion extrêmement ténue à ses discours (à ce stade-là, ce n'est même plus la peine). Je pourrais citer certaines de ses contradictions si nombreuses qu'on ne peut plus lui attribuer la moindre position (admettons que cet échantillon est amusant à regarder). Je pourrais évoquer la copieuse panoplie de scandales, de fraudes et de malversations qui l'entourent (je vais me contenter de renvoyer au dernier épisode de Last Week Tonight [épisode 3:23 du 2016-09-25]). Et je pourrais mentionner quelques uns des indices qui font craindre quant à sa santé mentale ou en tout cas ses facultés émotionnelles et intellectuelles (voir par exemple ceci ou cela pour une discussion). Je pourrais remarquer que même comme homme d'affaire, quand on regarde de près, on trouve surtout des signes de son incompétence. Mais toutes ces démonstrations n'auraient qu'un intérêt assez médiocre : quiconque a suivi, même de loin, cette campagne, ne peut pas accorder encore le moindre bénéfice du doute à Donald Trump sauf à être d'une mauvaise foi telle qu'aucun argument ou aucune preuve ne le convaincra jamais : pour penser du bien de cet homme, il faut s'être entouré d'une armure impénétrable de fausseté [← je ne trouve pas de mot français pour delusion], et je pense que ce n'est pas le cas de mes lecteurs.

En fait, le problème, ce ne sont pas tant les irrécupérables qui soutiennent Donald Trump que ceux qui pensent que les maux de son adversaire (et incontestablement, il y en a) sont comparables. Ou qui par principe refusent de se boucher le nez et de choisir le moindre mal : et qui, du coup, ne vont pas voter, ou vont voter pour Gary Johnson ou Jill Stein, lesquels n'ont aucune chance[#2][#3] d'être élus. Or comme le dit une citation célèbre (dont personne ne connaît l'origine exacte, d'ailleurs), tout ce qu'il faut pour que le Mal triomphe est que les gens de Bien ne fassent rien. Même Noam Chomsky, qui n'est certainement pas du genre à appeler à voter utile en toute circonstance ou à soutenir les démocrates en général (il qualifie Barack Obama, par exemple, de criminel de guerre à cause des exécutions à distance par drones), a écrit un texte appelant à faire barrage à Trump à cette élection-ci.

[#2] Pour qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : il n'y a rien de scandaleux en soi à voter pour quelqu'un qui n'a aucune chance d'être élu (surtout que ce concept de n'avoir aucune chance doit être pris avec des pincettes, sous peine de devenir une prophétie auto-réalisatrice). Ce qui est scandaleux à mes yeux, c'est de le faire par principe et sans tenir compte des autres circonstances (notamment, la différence de programme entre les candidats qui ont une chance, et à quel point l'écart est serré entre eux). Je renvoie au texte de Chomsky pour une argumentation un peu plus précise des facteurs à prendre en compte. Je ne me prononce pas au sujet du vote pour des candidats de tiers partis sur l'une des nombreuses autres élections qui ont lieu en même temps que la présidentielle américaine et qui peuvent avoir beaucoup d'importance aussi (et de fait, des candidats indépendants sont effectivement élus, y compris jusqu'au Sénat).

[#3] En plus de quoi, Gary Johnson semble à peu près aussi ignorant et incompétent que Donald Trump, donc ce n'est pas comme si c'était tellement mieux de voter pour celui-là que pour celui-ci, quand bien même il aurait une chance sérieuse.

Il y a, en fait, énormément d'électeurs qui estiment qu'il leur est impensable de voter pour Trump comme pour Clinton, tant l'impopularité de cette dernière est énorme. Cette impopularité est assez difficile à comprendre : les scandales qui l'affectent (cf. l'extrait de Last Week Tonight lié ci-dessus), l'opacité autour de son état de santé[#4], tout cela devrait paraître assez insignifiant par rapport aux abjections que l'autre étale fièrement chaque jour. Le nombre de déçus de Bernie Sanders (et fâchés de l'opacité du système des primaires démocrates) ne suffit pas non plus à expliquer que Clinton et Trump soient presque à égalité dans les sondages ; pas plus que l'impression d'insincérité ou d'appartenance dynastique que peut dégager celle qui a été première dame, sénatrice et secrétaire d'État. Même une personne totalement dégoûtée de la politique ou repoussée par les programmes des deux grands partis[#5] devrait au moins admettre qu'il vaut globalement mieux avoir un président compétent, intelligent et sain d'esprit (et personne ne conteste que Clinton soit tout ceci) que le contraire. En vérité, le fait même qu'il puisse y avoir une chance que Trump soit élu, et a fortiori le fait qu'elle soit aussi énorme, suffit à me faire désespérer de l'humanité.

[#4] Difficile de faire la part de l'inquiétude légitime et de la théorie du complot. Mais ce genre de préoccupation souligne surtout l'absurdité du système présidentiel, qui fait que la santé d'une seule personne devient un enjeu aussi considérable.

[#5] En fait, le programme des Démocrates a assez peu d'importance vu qu'ils ne disposeront pas de majorité à la Chambre des Représentants pour faire quoi que ce soit. Les Républicains, eux, risquent d'avoir effectivement le pouvoir de faire des choses.

Je crois qu'un phénomène important qui explique que ce soit aussi serré est la fausse équivalence sous laquelle les médias américains présentent les deux candidats : par peur de paraître trop biaisés, ils tendent donc à accorder autant de temps ou d'importance aux reproches faits à un candidat et à l'autre, ce qui accentue l'effet « Trump est certes horrible, mais Clinton aussi », bref, l'impopularité de son adversaire déteint sur elle (et même les médias qui ne font pas ça provoquent quand même cet effet, parce qu'on s'attend à ce que les médias cherchent cette sorte d'équilibre artificiel, et du coup, ceux qui ne le font pas passent pour biaisés en faveur de Clinton).

La notion même de vérité semble d'ailleurs avoir totalement disparu de la campagne, ce qui, indépendamment de la figure de Trump, est effrayant : ce qui compte n'est plus ce qui est vrai, plus personne n'en a cure (et Mme Clinton se fatigue pour rien à dire globalement la vérité aux électeurs), ce qui compte est ce que les gens ressentent. (J'ai le souvenir, par exemple, sur la question de l'insécurité, à je ne sais quel journaliste qui signalait qu'elle était plutôt en baisse, qu'un ténor du parti Républicain a rétorqué que ça n'avait pas d'importance parce que les électeurs ne le sentaient pas comme ça.) La blague que truth has a liberal bias n'a jamais sonné plus juste. (Voir aussi ici ; et voir ce que je disais dans une entrée précédente.)

Il y a peut-être un effet cyclique dans l'électorat qui fait que si Donald Trump dépasse Hillary Clinton dans les sondages, les gens se réveillent en se rendant compte qu'il a des vraies chances de devenir président, et reconsidèrent leur décision de ne pas voter, ou de voter pour un tiers parti ; mais dès que Clinton remonte, ils reviennent sur cette décision, comme si les sondages étaient quelque chose de fiable et que l'avance de epsilon pour cent qu'elle a sur lui signifiait que le danger était écarté. Et au moment où j'écris, on est peut-être bien bloqué dans un état où Clinton a, effectivement, une avance epsilonesque sur son adversaire, suffisante pour que beaucoup de gens se disent qu'elle va le battre et que ce n'est donc pas la peine de se mobiliser, mais insuffisante pour écarter vraiment le danger.

Mais j'en reviens à moi-même.

Je ne suis pas Américain. La décision ne dépend donc pas de moi. Mais suis-je pour autant concerné ? Certainement. Quand Rodrigo Duterte (qui a beaucoup de points en commun avec Trump) a été élu à la présidence des Philippines, j'étais affligé pour les Philippines, mais je ne me sentais pas moi-même directement menacé ; la perspective que Trump soit élu président des États-Unis, en revanche, menace le monde entier.

J'ai tendance à penser des dirigeants qu'ils sont souvent dans la position où il est quasiment impossible pour eux de faire du bien, mais extrêmement facile de faire du mal. Lorsqu'il s'agit du président des États-Unis, ce mal s'exerce sur la planète tout entière. Et quand il s'agit d'un fou qui n'a aucune notion du bien ou du mal ou de capacité intellectuelle à juger les conséquences de actions, le risque est immense. Je ne mentionnerai que trois points.

D'abord, il y a le changement climatique. L'accord de Paris sur la limitation des gaz à effet de serre est faible et insuffisant, mais je faisais partie de ceux qui pensaient que rien n'allait sortir de cette conférence et j'ai été très agréablement surpris qu'elle accouche d'un accord, fût-il minimal, laissant espérer qu'on ait peut-être une chance de réussir à infléchir la trajectoire dans laquelle nous sommes partis. D'un autre côté, cette chance est unique : si elle échoue, cela confortera l'idée qu'il est impossible de parvenir à un accord, et plus personne ne voudra réessayer. Or si Donald Trump est élu président des États-Unis, l'accord de Paris est mort : il a clairement dit qu'il s'en retirerait (il a peut-être aussi dit le contraire, vu qu'il dit tout et son contraire, mais sur ce point-là, on sait à quoi s'en tenir avec lui), et de surcroît, il nommera certainement quelqu'un à la Cour Suprême qui complètera une majorité conservatrice certainement encline à frapper cet accord quand bien même un président ultérieur voudrait le réinstaurer (surtout s'il passe par voie exécutive et sans confirmation par le Sénat). Ce point à lui tout seul suffit à me faire craindre, si Trump est élu, pour l'avenir de l'humanité.

Ensuite, il y a la géopolitique, et les risques d'une guerre mondiale, ou atomique, ou les deux. Je ne vais pas prétendre que ça me semble hautement probable, même si Trump est élu, mais le risque est tellement colossal que même en regard d'une probabilité faible, il demeure terrifiant. Je ne pense pas que Trump enverra une bombe atomique en Europe pour le simple plaisir d'appuyer sur le bouton rouge ou de montrer son pouvoir, mais je n'en suis pas certain non plus, tant il semble dépourvu de la moindre graine de conscience (et je ne crois pas qu'il existe un quelconque garde-fou pour l'en empêcher s'il lui en prend l'envie) ; et de toute façon, il n'est pas nécessaire qu'il rase Paris pour que cela m'affecte directement : on a tendance à l'oublier, mais l'équilibre de la terreur demeure hautement précaire, et avoir un fou à la Maison Blanche est un danger imminent pour l'humanité.

Enfin, il y a l'économie. En mettant de côté toutes les critiques de fond qu'on peut faire au capitalisme libre-échangiste mondialisé, il y a une chose qui me frappe particulièrement, c'est à quel point il est instable, et à quel point les boucles de rétroaction toujours plus complexes et plus rapides qui se mettent en place au fur et à mesure que les services s'intègrent les uns aux autres au niveau mondial, tendent à devenir autant de facteurs d'instabilité et de propagation des crises. Les uns diront que c'est une caractéristique intrinsèque de l'économie de marché (un peu comme elle l'est de l'écologie des populations), les autres diront que c'est un effet des tentatives pour contrarier le libre-échange qui empêchent les effets stabilisateurs de s'exercier correctement, toujours est-il que l'économie mondiale semble une construction tout aussi instable que la relative paix sur le plan géopolitique. Si Donald Trump fait ce qu'il sait faire, c'est-à-dire n'importe quoi, c'est exactement le genre d'instabilité qui peut faire plonger l'économie bien plus bas que la crisounette de 2008. (Même The Economist, qui n'est pas vraiment suspect de critique systématique contre le capitalisme, avertit de ces risques. Certes, leur analyse diffère de la mienne, parce qu'ils craignent avant tout son hostilité contre le libre-échange, mais sur point central nous sommes d'accord : il peut faire n'importe quoi et il est totalement imprévisible.)

Ce ne sont que des exemples de ce pourquoi Trump me fait peur, et de nouveau, en ignorant totalement son racisme, sa misogynie et le reste de son programme répugnant qui peut faire tant de mal aux États-Unis, et en me concentrant simplement sur sa personnalité et ce qui peut faire du mal au monde entier. Même si je n'avais pas ces peurs précises en tête, le fait que quelqu'un d'instable reçoive des pouvoirs immenses est terrifiant. Quand je dis que Trump me fait peur, évidemment, c'est une forme d'imprécision : ce n'est pas Trump lui-même qui me fait peur, c'est la possibilité qu'il devienne président ; je n'ai pas peur non plus d'un enfant de cinq ans, mais si on me dit que cet enfant de cinq ans va recevoir le pouvoir d'envoyer des bombes atomiques n'importe où sur la planète quand il en a envie, alors là je pisse dans mon froc.

Le plus ironique, c'est que Trump lui-même n'a probablement pas envie de devenir président, ou en tout cas, il n'a probablement pas envie de gouverner. Ce qu'il voulait en se lançant dans la campagne, c'était attirer l'attention, être un gagnant et gratifier son ego, mais l'idée de gouverner le fait chier ; il semble qu'il ait proposé à John Kasich (un de ses rivaux malheureux lors de la primaire républicaine, le plus sensé d'entre eux d'ailleurs) d'être son vice-président et de s'occuper de tout à sa place (la phrase exacte était in charge of domestic and foreign policy, ce à quoi l'aide de Kasich a logiquement demandé ce qui restait et la campagne de Trump a répondu making America great again) : cette histoire est peut-être déformée mais elle colle prafaitement avec la manière dont on perçoit la personnalité du bonhomme. (Je vais aussi devoir de nouveau faire une référence à Last Week Tonight : voir ici pour son message à Trump [extrait de l'épisode 3:22 du 2016-08-21 ; il ne semble pas qu'il y ait de vidéo officielle de ce segment sur YouTube, ce qui est bien dommage].)

Un autre point ironique, c'est qu'un des arguments que Trump utilise pour essayer de se faire élire est la peur du terrorisme. Mais il faut être vraiment déconnecté de la réalité pour se sentir plus menacé par des terroristes qui font à tout casser quelques morts par an et par million d'habitant dans les pays occidentaux, probablement même moins que 1 par an et par million aux États-Unis, que par Donald Trump dont on pourrait s'estimer très réconforté si on avait la garantie que ses politiques ne causaient que quelques centaines de morts.

Toujours est-il qu'en ce moment, dès que je me lève, je regarde si Clinton a fait une gaffe (ou a eu une quinte de toux) qui pourrait lui coûter l'élection. (Trump, lui, ne peut pas faire de gaffe, bien sûr : tout ce qu'il dit est du niveau de ce qui serait considéré inadmissible pour n'importe quel autre candidat.) Le lendemain de chaque débat est un moment d'anxiété particulière (a-t-elle dit un mot de travers ? s'est-elle trouvée mal ? va-t-on tous mourir à cause de ça ?), et le jour de l'élection je suppose que je ne dormirai pas de la nuit.

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(samedi)

L'esprit d'équipe et les opinions politiques

Commençons par un peu de complotisme facile. Si j'étais à la tête d'une organisation secrète qui gouverne le monde dans les coulisses, ce que je ne suis pas du tout, faites-moi confiââââânce, une des manière dont je manipulerais les gens serait de les convaincre de rejoindre des camps arbitrairement opposés occupés à des activités totalement futiles de façon à distraire l'attention des vrais enjeux auxquels la société est confrontée. Par exemple, je pourrais prendre des groupes d'une dizaine ou d'une douzaine de millionnaires (mettons onze, ça fait un bon nombre, ça, onze), dire aux gens voilà, ces gens représentent votre pays ou votre ville, et les faire courir après un objet sphérique auquel ils chercheraient à imprimer une trajectoire particulière, pour un résultat essentiellement aléatoire qu'on perdrait son temps à essayer d'interpréter. Mais bon, personne n'aurait l'idée d'un truc pareil, n'est-ce pas ?

Sérieusement, je suis fasciné par la manière dont les gens arrivent à se sentir émotionnellement impliqués par les résultats d'une compétition sportive dans laquelle ils ne sont pas personnellement inscrits, comment ils arrivent à avoir la sensation d'avoir gagné quand « leur » équipe gagne, et d'en être véritablement heureux. C'est quelque chose d'à la fois merveilleux, terrifiant, et absolument inexplicable (enfin, c'est peut-être explicable scientifiquement par des mécanismes de psychologie évolutive, mais je veux dire que c'est incompréhensible lorsqu'on ne ressent pas soi-même le phénomène — même si on le ressent pour quelque chose d'extrêmement proche).

J'avais un copain qui me racontait qu'en 1998, quand la France avait gagné la coupe du monde de football association et que des gens fous de joie criaient dans les rues on a gagné ! on a gagné !, il s'était amusé à faire l'ingénu : ah, vous avez gagné quelque chose ? félicitations !, qu'est-ce que c'est ? du football ? ah, vous jouez au football ? et vous avez gagné contre qui ? (etc.) — les réactions étaient apparemment intéressantes.

Pour que les choses soient claires, je ne veux pas faire mon Sheldon Cooper sur le mode ha, ha, regardez ces créatures simples qui s'émerveillent des lois de la mécanique classique appliquées au mouvement d'une sphère et aux tactiques qui en résultent. Le fait que les résultats soient essentiellement aléatoires, je l'ai déjà signalé. À la limite, je suis plutôt jaloux qu'on arrive à éprouver ainsi du bonheur par procuration. Mais surtout, je n'ai aucun doute que ce phénomène général s'applique aussi à moi, simplement pas dans les circonstances précises d'un match sportif entre villes ou pays (déjà, il est possible que si on faisait chanter à l'équipe l'Ode à la joie plutôt que la Marseillaise ça marcherait mieux sur moi : mais je n'en sais rien, personne n'a jamais essayé). Par ailleurs, je trouve plutôt impressionnant le niveau d'expertise que tant de gens sont capables d'atteindre quand il s'agit de commenter les matchs passés : qu'il s'agisse de retenir les résultats de matchs passés, de discuter tactique ou technique, ou de développer des analyses complexes et construites, la France se remplit d'experts en un clin d'œil dès qu'on met vingt-deux gus sur un terrain : quelle capacité cérébrale sous-exploitée ! Non, sérieusement, je ne suis pas sarcastique en écrivant ça — je suis vraiment admiratif, je me désole juste que tant d'esprit d'analyse ne soit pas tourné vers quelque chose ayant plus de portée.

J'en viens donc à la politique. Qu'est-ce qui fait, au juste, que la politique semble avoir moins d'attrait que le sport ? On prétend parfois que c'est parce que les hommes politiques paraissent inaccessibles et hors de portée pour le citoyen moyen : mais c'est une blague, un footballeur professionnel qui gagne plus en un mois que le Français moyen en toute sa vie doit être autrement plus déconnecté de la réalité qu'un député. Les politiques eux-mêmes prétendent parfois ne pas vouloir parler de « politique politicienne » (i.e., de tactiques et de petits calculs) parce que ce, disent-ils, ce n'est pas ça qui intéresse leurs électeurs, ce sont les vrais problèmes de fond. Mais est-ce vrai ? En ce qui concerne le foot, beaucoup ont l'air de se fasciner, au contraire, pour les tactiques et les petits calculs de qui peut gagner quoi et comment. Et dans un autre registre, la série Game of Thrones a beaucoup de succès, et il s'agit essentiellement d'intrigues politiques ; or, à part les dragons, je ne vois pas vraiment ce qu'elle a de plus que la comédie de dupes qui se joue en ce moment du côté de Londres (où, à droite, Mr. Johnson a poignardé dans le dos Mr. Cameron avant de se faire lui-même poignarder dans le dos par Mr. Cove qui va peut-être succomber aux coups de Mrs. May, et, à gauche, tout le monde essaye de poignarder Mr. Corbyn : sortez le popcorn et essayez de deviner qui sera le dernier à rester vivant !).

En fait, ce qui semble faire que des gens s'intéressent effectivement à la politique est peut-être bien le même mécanisme que ce qui fait que certains s'intéressent aux sports comme le foot : l'esprit d'équipe (de façon moins charitable, on pourrait dire l'instinct grégaire, mais je vais rester sur l'esprit d'équipe).

Il y a de nombreux mécanismes qui font que rejoindre un groupe politique — je ne veux pas forcément dire un parti, mais plutôt un courant de pensée, un ensemble informel de gens de mêmes opinions — s'apparente à rejoindre les supporteurs d'une équipe sportive. Nous aimons entendre que quelqu'un a la même opinion que nous, et nous réconforter mutuellement dans cette opinion ; à l'inverse, un changement d'opinion est ressenti comme une forme de trahison ; et nous avons tendance à fabriquer collectivement des domaines de pensée unique séparés par des no-man's-lands dont sont exclues les opinions plus nuancées, complexes, intermédiaires, inattendues et rejetées par les « équipes ». Bref, il y a une pression sociale forte pour rejoindre des opinions pré-délimitées et pour s'investir émotionnellement dans ces opinions. (Et encore plus largement que des « équipes » associées à des courants politiques, le phénomène peut se retrouver sous forme de « tribus » sociologiques dans lesquelles nous nous inscrivons et sur lesquelles nous modelons notre comportement.)

Les réseaux sociaux sont sans doute un bon endroit pour observer ce genre de comportements, et pour les étudier si on est un sociologue sérieux (ce que je ne suis pas, je ne fais qu'exploser les portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans une potion de banalités). Par exemple la manière dont les amis sur Facebook partagent et se renforcent leurs opinions politiques. Ou sur Reddit dont se développent des sortes de guerre entre camps bien délimités : comme pro-gun vs. anti-gun (ou d'autres plus restreints, bizarres ou incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas plongé dans le bouillon de culture qu'est Reddit, comme The Red Pill contre les féministes ; j'avais aussi évoqué les GayBros contre /r/lgbt). Parfois tous les groupes sauf un sont réduits à devenir inaudibles : on parle alors de la hive mind (image d'un essaim qui pense comme un seul individu, souvent dans le contexte d'une action punitive) ou de circlejerk (image d'une bande de gens qui se masturbent les uns les autres). Voir aussi cette vidéo expliquant rapidement certains des mécanismes en œuvre. Ceci peut bien sûr déborder du cadre de Reddit. (Par exemple, les supporteurs de l'« équipe » Bernie Sanders sont, ou en tout cas étaient jusqu'à récemment, extrêmement vocaux sur Internet, et par exemple toute vidéo vaguement favorable à Hillary Clinton sur, disons, YouTube, reçoit un nombre impressionnant de votes négatifs. Ceci peut surprendre un observateur un peu extérieur qui se demanderait s'il ne serait pas plus cohérent d'attaquer Donald Trump, mais poser cette question revient à oublier, dans la métaphore footballistique, quel est le match en cours. Passons.) Voir également ce texte vers lequel j'avais déjà fait un lien.

En vérité, l'Internet est un mécanisme très fort pour promouvoir la pensée pré-moulée, voire unique, non pas par l'action malicieuse ou coordonnée de qui que ce soit, mais simplement par notre tendance naturelle à constituer des équipes et à réagir de façon hostile aux opinions discordantes ; quelle(s) opinion(s) domine(nt) finalement est plutôt le fruit du hasard par effet « boule de neige » que d'autre chose. Mais bon, Internet n'est ici que l'amplificateur de tendances que nous avons naturellement. Les médias traditionnels fonctionnent de façon plus lente et moins réactive, mais je ne vois pas vraiment de raison de croire que la mécanique serait différente : si leurs opinions se répartissent très mal dans le spectre des opinions possibles, ce n'est pas forcément le signe qu'il y ait complot ou manipulation active, cela peut s'expliquer simplement par cette tendance de la popularité et du succès à s'auto-amplifier jusqu'à percoler en « équipes », voire en pensée unique.

Je pense que c'est un facteur prépondérant dans la manière dont nous forgeons nos opinions politiques (et je m'inscris ici dans la continuité de ce que j'écrivais, de façon modérément provocatrice, dans l'entrée précédente) : une fois écartés les facteurs évidents comme l'intérêt personnel rationnel, nous rejoignons une « équipe » politique non pas par conviction intellectuelle mais, justement, par esprit d'équipe : par la séduction que l'équipe en question exerce sur nous, l'attrait moral qu'elle exerce (la supériorité qu'elle semble avoir étant jugée, circulairement, par le fait qu'il s'y trouve des gens qui nous paraissent moralement supérieurs). Il est possible que l'adhésion individuelle suive un mécanisme cognitif semblable à l'adhésion collective (peut-être bien qu'il y a des groupes de neurones qui se « battent » pour forger mon opinion, décider quelle équipe je vais rejoindre, et que la victoire de l'un est déterminée par des dynamiques assez semblables que ce qui se joue sur Internet). Ensuite, nous fixons nos opinions à ce qu'elles sont par une charge émotionnelle, et notamment par la certitude qu'en changer serait les trahir, comme marquer contre notre équipe.

Toutes ces platitudes étant exposées, la question importante, maintenant, est logiquement la suivante : comment aller à l'encontre de ce phénomène ? Il y a deux dimensions à cette question : primo, comment aller collectivement à l'encontre de ce phénomène, i.e., comment pourrait-on construire un espace de discussion collective qui encourage la discussion constructive et décourage la formation d'« équipes », à l'encontre du penchant naturel des participants. (Si on met en place un système de vote sur des contenus sur Internet, par exemple, la moindre des choses serait que l'on ne soit autorisé à voter que sur des contenus tirés au hasard, non annotés et non eux-mêmes sélectionnés par les résultats du vote des autres. Cela ne suffirait pas à écarter les biais, mais ce serait déjà un pas pour atténuer l'effet boule de neige.) Mais aussi, secundo, et cela m'intéresse beaucoup plus, à titre individuel, comment puis-je me forcer à réévaluer mes croyances (pas seulement politiques, mais tout ce qu'il y a d'adjacent : sociales, morales, etc.), pas forcément pour les abandonner, mais pour mieux comprendre leur origine, perdre au moins la certitude qu'elles sont supérieures, les nuancer et finalement (on espère) les enrichir. (Pour que les choses soient claires, je ne cherche pas à défendre la thèse que la politique est arbitraire et dénuée de sens et qu'on ferait mieux de s'en désintéresser, ni celle selon laquelle les opinions se valent toutes puisqu'elles sont absolument arbitraires : tout au contraire, mon propos et de chercher à y voir clair.)

Mon but n'est pas d'apprendre à mieux convaincre, bien au contraire : mon but est d'apprendre à mieux être convaincu, ou au moins d'apprendre à vouloir, ou au minimum accepter, d'être convaincu. Car une discussion politique n'a pas grand intérêt si le but de chacun est de convaincre l'autre : au mieux, ça peut être une sorte de match de foot argumentatif. Elle en aura forcément beaucoup plus si l'effort est inversé : i.e., si je cherche à utiliser le point de vue de mon interlocuteur pour me débarrasser de mes biais. Si j'arrive avec des opinions politiques, mais que mon but est de découvrir ce qui fait marcher l'autre, et arriver à me débarrasser à la fois du maillot de l'équipe de mon interlocuteur et du maillot de l'équipe « adverse » — et des émotions que je peux ressentir pour ces maillots.

Une comparaison avec la religion sera peut-être éclairante. Les athées (dont je fais partie) ont tendance à s'amuser que les tenants de telle ou telle religion puissent arriver à penser sérieusement ma religion est la bonne, et toutes les autres sont dans l'erreur quand il y a autant de religions mutuellement contradictoires sur Terre. Mais le schéma mental n'est-il pas très semblable pour les opinions politiques ? On peut essayer de se persuader que ce n'est pas du tout pareil, que les religions prennent position sur ce qui est tandis que les courants politiques prennent position sur ce qui devrait être, et que ce qui devrait être est évidemment et éminemment question d'opinion, donc il est normal qu'il y ait une grande variété d'avis ; mais cette distinction de façade, si elle n'est pas entièrement absurde, est très largement exagérée : aussi bien les religions que les courants politiques se positionnent à la fois sur ce qui est et sur ce qui devrait être. Et dans une discussion politique, quelle que soit la manière dont on le déguise sous des habits oratoires parfois bien minces, chacun a généralement tendance à penser que les autres ont tort, pas simplement qu'ils font des choix différents. Dès lors, la forme d'hubris face à la diversité de la pensée est la même : arriver à se dire qu'on a raison et que les autres sont dans l'erreur. Je pense que cette immodestie ne peut s'expliquer que par la sensation d'adhésion à une « équipe ».

Ajout () : cette vidéo, bien qu'orientée spécifiquement vers les Américains dont le système politique est encore plus binaire, est assez pertinente.

Ajout : cette réflexion sur le spectre politique, écrite sept ans après le billet ci-dessus, vient en quelque sorte le continuer.

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(jeudi)

Quelques réflexions sur la campagne du Brexit

Dans une semaine, les britanniques vont voter pour décider s'ils veulent rester dans l'Union européenne et, selon mon pronostic, ils choisiront de partir (à ce stade-là, beaucoup de gens commencent en effet à douter sérieusement des chances du Remain, même si actuellement predictwise leur donne encore 60% de probabilité ; ça fait bien longtemps que je répète à tout le monde que je suis sûr que le Leave gagnera, mais mon propos n'est pas ici de m'autocongratuler pour mes talents oraculaires[#]). Je pense qu'il n'est pas trop tôt pour examiner les leçons à tirer de cette campagne, qui sont surtout, pour ce qui me concerne, et indépendamment du résultat du vote, une nouvelle démonstration du fait que le referendum est très rarement une bonne idée, en l'occurrence parce que les deux camps mettent en avant les arguments les plus malhonnêtes. J'ai déjà dit un mot ici, mais je veux entrer un peu plus dans les détails.

[#] De toute façon, je ne suis pas un bon oracle : j'avais pronostiqué que les Écossais voteraient pour quitter le Royaume-Uni pour essentiellement les mêmes raisons que je pense maintenant que les Britanniques voteront pour quitter l'Union européenne, et de toute évidence, j'ai eu tort. Je ne mangerai pas mon chapeau si mon pronostic de Brexit est incorrect, et je ne pavanerai pas s'il est correct. • Aparté : Par ailleurs, une des raisons pour lesquelles je n'ai pas mis de l'argent chez un bookmaker du côté du Leave, c'est que les paris sont en livre, et si j'ai raison la livre perdra beaucoup de sa valeur : donc même si j'étais totalement certain de pouvoir lire l'avenir, il n'est pas clair que j'y gagne. Je suppose que ce genre de considération biaise la lecture des cotes, d'ailleurs.

La première chose qu'on voit dans cette histoire, évidemment, c'est David Cameron se tendre un piège à lui-même : il a promis ce referendum pour remporter les élections générales de 2015, il était ensuite obligé de s'y tenir sous peine de voir son parti se fracturer, et il va y perdre sa place (certainement si les électeurs choisissent de quitter l'Union, et peut-être même s'ils choisissent d'y rester), malgré les annonces, pas crédibles une seule seconde, selon lesquelles sa démission n'est pas conditionnée par le résultat du referendum. Et on voit l'ancien maire de Londres, Boris Johnson, en profiter pour convoiter la place de calife de son ancien condisciple et ami : comme tête conservatrice de la campagne Leave, il aura un chemin tout tracé jusqu'au 10 Downing Street si les électeurs suivent ses recommandations. Nigel Farage, chef du parti UKIP, se voit offrir une tribune inespérée pour accroître sa visibilité médiatique et passer pour le vrai chef de l'opposition. Quant à Jeremy Corbyn, le leader travailliste, il a l'air d'avoir adhéré résolument à la campagne Undecided. Mais bon, laissons de côté les questions de personnages et de luttes de pouvoir.

(Il y a bien Nicola Sturgeon — le Premier ministre écossais — que je n'ai pas citée, dont je trouve le ton convenable et les arguments intelligents. Mais j'ai un problème particulier avec Nicola Sturgeon, c'est que quand elle parle, le phonéticien amateur que je suis est tellement fasciné par son accent merveilleux que j'ai le plus grand mal à écouter ce qu'elle dit.)

Ajout/correction () : En fait, j'ai été assez injuste envers Corbyn, dont je n'avais pas entendu notamment ce discours, qui est vraiment bien, qui évite globalement beaucoup des critiques que je décris ci-dessous quant au ton de la campagne, et qui a le mérite de répondre aussi très bien aux gens, notamment des Français, persuadés que l'UE est intrinsèquement « néolibérale » (ou autres critiques du même goût) en remettant en perspective certains points de son action.

Le fait est surtout que la campagne tourne à un niveau abyssalement lamentable. Le camp du Leave martèle à répétition les mots take back control et décrit l'UE comme une sorte de léviathan bureaucratique (mots-clés : red tape), sans aucun fondement démocratique (mots-clés : unelected eurocrats), qui prend l'argent et impose ses règles sur le Royaume-Uni ; mais, outre le fait que le Royaume-Uni a un siège au Conseil, des députés au Parlement, un Commissaire à la Commission, etc., ils s'abstiennent prudemment de dire ce qu'ils voudraient faire ou changer avec le contrôle qu'ils reprendraient. Sauf pour l'immigration, pour laquelle ils réclament un système de points à la manière de l'Australie, et sur laquelle ils ont largement réussi à faire porter tout le débat : au-delà de l'idée nébuleuse de la souveraineté, leur campagne est essentiellement fondée sur la peur de l'immigré[#2], typiquement est-européen, qui vient accaparer les emplois et les services publics britanniques et que l'Union européenne interdit d'empêcher de rentrer. Et pour alimenter la peur de l'étranger, le reste de l'Union européenne est décrit comme étant en déliquescence économique. Quant à l'idée même d'une Europe unifiée, Boris Johnson a comparé ça au rêve de Napoléon et de Hitler.

[#2] Ils ne parlent pas du tout, bien sûr, des britanniques qui auraient émigré dans d'autres pays de l'Union. Pour une raison simple : c'est que ceux-là n'auront pas le droit de voter dans le referendum en question, pas plus que les citoyens de l'Union qui habitent au Royaume-Uni. (Bizarrement, en revanche, les citoyens du Commonwealth, ainsi que les Irlandais, résidant légalement de façon permanente au Royaume-Uni, eux, auront le droit de vote : je me demande comment ceci s'est négocié.)

Comme j'ai fait mon coming-out d'eurobéat, on ne sera pas surpris que je sois affligé par de tels arguments. Mais en vérité, je trouve les arguments du camp du Remain presque pires. En vérité, ils ne nient aucune des critiques faites à l'UE ni ne tentent de dissiper la peur des immigrés ; le gouvernement souligne avoir obtenu des exceptions et exemptions (ce qui est largement un mensonge) ; mais quand Nigel Farage récite sa petite musique selon laquelle l'Union européenne, aussi nobles qu'aient été ses idéaux initialement, a complètement échoué et s'est transformé en cauchemar, personne du camp adverse ne trouve la moindre chose à lui répondre. À la place, ils avertissent : quitter l'Union sera un saut dans l'inconnu, et un désastre économique, et peut-être aussi un désastre sécuritaire. Je suis tout à fait persuadé de cette conclusion (au moins économiquement, le Brexit sera un désastre pour le Royaume-Uni ; pour l'Irlande aussi, bien sûr, et dans une certaine mesure pour le reste de l'Union), mais ça reste un argument épouvantablement mauvais. Les gens ont le droit de ne pas vouloir mettre l'économie par-dessus tout. Et si on propose aux électeurs une alternative (c'est le principe d'un referendum), il est profondément scandaleux d'essayer de leur dire ensuite qu'un des choix conduira à un désastre. Or c'est exactement ce que fait la campagne du Remain : d'une part ils ne font pas le moindre effort pour rendre l'Union européenne sympathique ou agréable aux électeurs, d'autre part ils agitent toutes les peurs possibles, à peu près aussi répugnantes que la peur de l'immigré, pour convaincre les électeurs de voter de rester. Or faire peur aux électeurs est une tactique répugnante.

…Et en plus, ça ne marche pas. La campagne Remain a invoqué tout le beau monde de la planète pour prophétiser toutes sortes de problèmes en cas de Brexit : le président des États-Unis Barack Obama, le président chinois Xí Jìnpíng, la directrice générale du FMI Christine Lagarde, le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark Carney, les ministres des finances du G20, le Taoiseach d'Irlande Enda Kenny, la chancelière allemande Angela Merkel, et bien d'autres, ainsi que quantité d'économistes, de scientifiques et de célébrités en tous genres (même mon chimiste à tête de savant fou préféré s'y est mis), et bien sûr des chefs d'entreprises anglaises, européennes ou multinationales, ont exprimé leurs inquiétudes face à un Brexit, leur souhait de voir le Royaume-Uni rester dans l'UE, ou leurs avertissements dans le cas contraire. Or il n'y a certainement rien de plus contre-productif que de dire aux gens de voter <truc> parce que plein de gens importants pensent qu'ils devraient. (Le seul qui est resté très bruyamment silencieux, dans l'histoire, c'est Vladimir Poutine : d'aucuns en ont conclu qu'il se frotte les mains, ce qui est certainement vrai, mais c'est là aussi un très mauvais argument à sortir, que ce soit de dire qu'il faut partir pour faire plaisir à Poutine ou, au contraire, qu'il faut rester pour ne pas faire plaisir à Poutine.)

Au contraire, il y a beaucoup de gens qui, se sentant trahis par la classe politique en général, seront ravis de voter pour ce qui leur semblera le plus emmerder les élites : accumuler encore plus d'élites pour leur dire quoi faire n'améliorera pas le schmilblick. Ces électeurs désespérés pourraient refuser de voter une loi affirmant que 2+2=4 simplement pour montrer leur mécontentement. Ils auront tort, bien sûr, en pensant emmerder les élites : Boris Johnson est exactement de la même classe sociale que David Cameron, et le UKIP est du même terreau que le parti conservateur. Comme ils auront tort en pensant ne pas se faire de mal ; et encore plus, en pensant ne pas se faire manipuler : car les petits calculs de quelqu'un comme Rupert Murdoch sont pour beaucoup responsable dans l'europhobie de l'opinion publique anglaise. Et à un niveau encore différent, promettre aux électeurs des difficultés (économiques ou autres) peut les inciter à montrer leur courage en bravant ces difficultés.

Je pourrais refaire tout un petit couplet sur le mal que je pense des referenda en général, mais je vais essayer de faire court pour ne pas trop dévier du sujet. J'ai déjà expliqué assez longuement pourquoi il faut arrêter le mysticisme autour de la démocratie, et l'idée que le Peuple Souverain®, s'exprimant directement a forcément raison et ne saurait mal faire, fait partie de ce mysticisme (qui peut conduire, par exemple, à la tyrannie de la majorité, mais ce n'est pas le propos ici). Mais je conçois qu'on considère le Peuple Souverain® comme le fondement de toute autorité à condition que ce Peuple Souverain® s'exprime de façon claire, réfléchie et informée[#3]. Il faut notamment qu'on puisse légitimement penser qu'il n'est pas biaisé par d'autres questions (comme la popularité du gouvernement) ; il faut que la campagne se déroule dans un esprit serein ; et il faut que les citoyens soient raisonnablement au courant des faits objectifs du dossier et des conséquences prévisibles de leur vote. Aucune de ces conditions n'est ici satisfaite. L'ignorance du Britannique moyen (et je pourrais en dire autant du Français moyen) quant au fonctionnement de l'UE, ses institutions ou ses pouvoirs, est colossale, et aucune des campagnes en présence n'a tenté d'y remédier, d'autant moins que le débat s'est mis à porter sur tout autre chose (l'immigration). Quant aux conséquences d'un Brexit, il est évident que personne ne peut les prévoir vu qu'elles dépendront largement de négociations compliquées dont les acteurs ne sont même pas certains. Nigel Farage lui-même a admis qu'il n'avait aucune idée de ce que seraient les conséquences d'une sortie de l'UE.

[#3] Digression : Il y a des gens qui proposent de remplacer les referenda (voire, pour les plus extrêmes, toute forme d'élection) par le tirage au sort, à la façon des jurys d'assises ou de certaines institutions de la démocratie athénienne antique : on aurait un panel de citoyens chargés — à plein temps sur une période prédéfinie — d'étudier un dossier précis pour se faire un avis éclairé et de trancher ensuite une question au nom de l'ensemble de la société. L'idée étant qu'on aura ainsi un avis, statistiquement équivalent à un vote du corps électoral si le panel est relativement grand et tiré au hasard, mais où les jurés peuvent prendre le temps (et ont l'obligation morale) d'enquêter sérieusement sur la question, d'écouter des avocats chargés de représenter les différentes positions, bref, de s'informer vraiment. Je ne suis pas du tout convaincu par cette idée, et je ne vais pas en discuter ici, mais elle a le mérite de mettre l'accent sur l'importance de s'informer avant de décider, et d'illustrer le fait que d'autres modes de démocraties sont imaginables que la directe et la représentative. [Ajout : sur ce sujet, voir cette entrée ultérieure]

Mais à ce stade-là, il est beaucoup trop tard pour faire une campagne intelligente, c'est-à-dire une campagne fondée sur des valeurs positives et pas sur la peur. Même si je ne suis pas d'accord avec eux sur le fond, j'imagine que le Leave peut-être aurait pu en faire une en s'y prenant assez tôt et en tablant sur autre chose que les clichés de la bureaucratie et de la peur de l'immigré : plus maintenant. Quant au Remain, c'est encore plus désespéré. Gordon Brown a tout récemment essayé de dépasser les arguments anxiogènes et de se focaliser sur quelque chose de, disons, plus positif, et je salue l'effort, mais c'est trop tard. Expliquer à quoi sert l'Union européenne, cette sorte de cathédrale des compromis et des concessions (or personne n'aime spontanément les compromis et les concessions), demande un débat subtil, réfléchi, nuancé, qu'on ne peut pas avoir une semaine, ni même un an, avant l'échéance.

Surtout quand, depuis le départ, la relation des Britanniques à la Communauté européenne est un vaste malentendu : ils voulaient un Marché commun là où d'autres rêvaient à une Union sans cesse plus étroite. Et surtout quand, en face, on a le Sun, qui va débiter en pleine page des slogans simplistes plus rapides, plus faciles, plus séduisants.

À titre d'exemple, à part le déficit de démocratie (qui est largement la faute des gouvernements britanniques successifs — et français, disons-le — qui refusent de transférer plus de pouvoir au Parlement comme celui de choisir le chef de la Commission), un des reproches qu'on fait le plus souvent à l'Union européenne est la quantité de réglementations[#4] qu'elle produit. Autrefois, il n'y avait pas tant de normes et tant de règles, se plaint l'homme du café du commerce. S'est par exemple immiscée dans la campagne du Brexit la question de savoir quelle proportion des lois britanniques était d'origine européenne : la réponse est surtout que la question n'a pas de sens, parce qu'il faut définir proportion, loi, origine et européenne, et que ça changera tout à tout selon la manière dont on comprend ces termes ; il y a une certaine contradiction à reprocher à l'Union de perdre son temps à réglementer des choses triviales comme la courbure des bananes (idée largement répandue) et de voler aux États membres leur souveraineté sur des points importants, mais restons-en aux réglementations techniques censément trop nombreuses. Je suis peu convaincu que l'Union européenne produise beaucoup plus de normes juridiques qu'un pays souverain comme les États-Unis, le Canada ou le Japon (c'est, bien sûr, impossible de trouver des chiffres, et même si on en trouve, tout dépend de nouveau de ce qu'on entend par produire et par norme juridique) : cela semble être un effet de la société moderne complexe que nous n'arrivions plus à fonctionner sans une logorrhée législative et réglementaire. (Et il y a peut-être un parallèle à dresser avec le fait que n'importe quoi demande maintenant aussi des zillions de lignes de code informatique, code qui constitue, autant que les lois, un corpus à la complexité terrifiante et qui nous échappe.) L'Union européenne est certainement partie de ce scénario, mais je ne vois pas de raison de penser qu'elle y participe plus que ne le ferait un pays souverain : au contraire, on peut espérer qu'elle divise (peut-être pas par 28, mais au moins un peu) la quantité totale de normes produites en Europe. Si le Royaume-Uni recouvre sa liberté de réglementer la courbure des bananes, il y aura toujours des bureaucrates non-élus qui s'occuperont de ce genre de questions, ils travailleront à Londres plutôt qu'à Bruxelles, mais le plus probable est qu'ils adopteront les mêmes règles que leurs amis à Bruxelles, notamment s'ils veulent faire commerce avec eux, et le gain démocratique est, disons, douteux. Le point que je veux souligner est que ces questions sont complexes, délicates, et ne se prêtent pas à un jugement à l'emporte-pièce.

[#4] Le public a tendance à être extrêmement incohérent dans ses demandes de réglementation, et à les réclamer en même temps qu'il les décrie. Je ne parle pas seulement des européens bien contents que les frais de roaming sur la téléphonie mobile baissent régulièrement suite à l'action européenne (ou qui réclament qu'ils baissent encore plus ; ou qui s'étonnent que cette baisse des tarifs ne concerne pas les tarifs nationaux, laissés, justement, hors du champ de la réglementation européenne par le principe de subsidiarité). Tout scandale alimentaire, par exemple, ou le simple « principe de précaution » devant une situation nouvelle, provoque immanquablement des appels à plus de contrôle et plus de réglementation. Un des principaux arguments contre les accords de libre-échange notamment UE-USA, est la perte du haut niveau de protection du consommateur (i.e., justement, de réglementation !) qui en résulterait en Europe. (Et encore, je ne parle même pas des quotas de pêche, qui, parmi les différents aspects de la réglementation européenne, sont probablement celui que les britanniques ont le plus en grippe, et dont on attend qu'il réalise l'impossible quadrature : préserver les populations de poissons, et laisser les pêcheurs libres de pêcher — forcément, c'est impossible, alors on montre du doigt le coupable qu'on peut.)

De toute façon, mon intention n'est pas de me livrer ici à une défense de l'UE, ni même d'esquisser les directions dans lesquelles la campagne du Remain aurait pu mener une telle défense. Je ne peux que me désoler du gâchis, et espérer qu'il sera quand même bon à quelque chose. Si les Britanniques votent pour partir, les négociations seront très dures, parce qu'il y aura des gens qui voudront le leur faire « payer », par exemple en leur refusant tout accord de libre-échange, ou alors seulement sur les bases de leur acceptation unilatérale et sans condition de tout l'Acquis communautaire sur l'élaboration duquel ils n'auront plus voix au chapitre. La Schadenfreude n'a rien de reluisant quand elle s'oppose à un pays entier (en revanche, voir David Cameron perdre son poste et Nigel Farage face à ses mensonges présentera bien un certain goût de satisfaction). Mais si le désastre économique annoncé a bien lieu et oblige d'autres à réfléchir un peu plus fort avant de se brûler eux-mêmes, ce sera déjà ça de pris ; et si on est vraiment optimiste, on peut même imaginer que le fait de ne plus avoir l'opposition systématique des Anglais à l'Union sans cesse plus étroite serait une bonne chose pour cette dernière (là, honnêtement, je n'y crois pas : je crois que les europhobes ne conduiront pas que le Royaume-Uni à la catastrophe, ils mettront tout le continent le nez dans le caca chacun de leurs nationalistes locaux).

Ajout () : le journal The Economist (dont je trouve l'orientation politique « capitaliste décomplexée qui se croit moderne » insupportable en général, mais dont il faut reconnaître qu'il sont extrêmement bien renseignés) a fait un guide du Brexit intéressant à lire sur tout un tas d'aspects.

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(lundi)

Pourquoi je persiste à aimer l'Union européenne

Le neuf mai est le jour où je me balade normalement dans la rue avec un drapeau européen sur les épaules en fredonnant l'Hymne à la Joie. Comme aujourd'hui je n'ai pas eu le temps, je vais plutôt tâcher d'expliquer pourquoi je m'obstine à vouloir croire à la construction européenne alors que, entre la montée du nationalisme et de l'intolérance, les tergiversations autour de l'accueil des réfugiés, les déboires économiques de différents pays, et le Brexit à venir, la marée a l'air d'avoir tourné (<insérer ici la trop célèbre citation de l'acte IV scène 3 du Jules César de Shakespeare>).

Fondamentalement, je serais plutôt universaliste ; mais un minimum de réalisme m'oblige à concéder que la construction d'une communauté des peuples mondiaux n'est pas pour demain, et toute imparfaite qu'elle est, l'Union européenne est la meilleure implémentation que j'aie une chance de voir, dans la vie qui m'est impartie, de la devise : unis dans la diversité. Fondamentalement, je m'intéresse plus à l'idée d'un rapprochement autour de certains idéaux des cultures et des valeurs qu'à un projet politique ; mais de nouveau, une forme de Realideologie(?) m'amène à soutenir la construction politique comme un compromis raisonnable.

Ce qui est sûr, c'est que je n'arrive pas à me sentir un attachement à ma nationalité française autrement que comme une mention sur mon passeport : quelle que soit l'idée que j'essaie de faire de la France, celle de Colbert (pour le roi, souvent — pour la patrie, toujours) ou des instituteurs de la IIIe République (nos ancêtres les Gaulois), elle ne provoque chez moi qu'une vague d'indifférence. (J'ai un certain attachement pour la langue française, mais il n'y a que les Français pour s'imaginer qu'ils en sont en quelque sorte propriétaires ; et même la langue française, je n'y suis pas tant attaché que simplement conscient du fait que je la maîtrise mieux qu'une autre. J'ai aussi un profond attachement pour des personnes et des endroits, chers à mon cœur, qui se trouvent être en France, mais mon attachement les suivrait ailleurs s'ils bougeaient.)

Si je considère les étiquettes qui peuvent servir à me définir (geek, mathématicien, garçon, homosexuel, urbain, parisien, athée, que sais-je encore), et que j'essaie de les ranger par ordre de pertinence subjective ou d'attachement émotionnel, français viendra loin derrière européen, peut-être même derrière canadien (surtout depuis l'élection de M. Trudeau fils), alors même que mes connexions personnelles avec le Canada sont, disons, ténues. (En fait, si on doit trouver une valeur à mettre derrière l'identité canadienne idéale, il est possible que ce ne soit pas très différent de l'identité européenne idéale : à savoir, la volonté d'une société tolérante et multiculturelle.) Assurément, c'est avant tout parce que les personnes que je croise ou dont j'entends parler qui revendiquent haut et fort leur lien avec la France me sont généralement répugnantes, ce qui n'est pas le cas avec ceux qui se revendiquent comme européens ou canadiens : mais c'est inévitable, toutes ces étiquettes n'ont pas tant de sens en elles-mêmes que par ce qu'en font les gens qui veulent bien les porter. Or si je laisse un peu de côté l'idéal tous les peuples se valent et que j'essaie d'imaginer un peu quelles sont les valeurs spécifiquement françaises, je ne trouve pas grand-chose, ou en tout cas pas grand-chose que j'aurais envie de mettre en avant. Les valeurs européennes, en revanche, on peut encore imaginer qu'elles soient à définir, à commencer justement par celle-ci : d'avoir réussi à supprimer des frontières au lieu d'en créer (ces jours-ci, il faut le dire vite, mais tout n'est pas encore perdu).

L'Histoire manque d'exemple de peuples qui se sont unifiés autrement que par la force ou pour faire face à un ennemi commun. Alors parfois on se sent obligé d'inventer un ennemi commun à l'Europe (sur toutes sortes de plans : ça peut être des terroristes comme ça peut être un concurrent économique). Je ne crois pas trop à cette approche, ni à l'argument consistant à dire que les peuples d'Europe n'ont pas d'autre choix que de s'unir s'ils veulent avoir une importance quelconque dans le monde de demain : c'est sans doute vrai, mais ça reste un très mauvais argument (ne serait-ce que parce que « avoir une importance » n'est pas un but particulièrement louable, au mieux c'est un moyen pour un but louable comme la défense de certaines valeurs). Une Union européenne qui se construirait par opposition au pouvoir économique de la Chine ne serait pas une construction très intéressante. On peut aussi se rendre compte que les touristes chinois, et même dans une certaine mesure les Américains, mettent déjà l'Europe dans un seul sac sans trop chercher à différencier entre ses provinces que sont l'Espagne, l'Italie, la Pologne, etc. ; et peut-être bien qu'ils ont raison de trouver que les différences culturelles entre ces provinces, même si elles sont réelles, sont somme toute assez mineures par rapport à celles du pays dont ils viennent. Les Européens ignorent peut-être trop souvent tout ce qui les rassemble, i.e., pas seulement l'Eurovision (j'ai le souvenir amusé de toutes sortes de discussions, sur des forums informatiques entre Européens, où quelqu'un cherche à décrire une spécificité ou bizarrerie de son pays, et bien souvent on se rend compte que toute l'Europe a ça).

Il est de bon ton de se moquer des valeurs que l'Union européenne et le Conseil de l'Europe essaient d'incarner : quand le prix Nobel de la paix 2012 a été annoncé, il y a surtout eu des réactions d'hilarité généralisée. Bien sûr nous disent les souverainistes qu'on n'a pas besoin de cette usine à gaz pour ne pas faire la guerre à nos voisins (c'est bien connu, les peuples d'Europe ne font jamais la guerre à leurs voisins, ça fait tellement XXe siècle) : ça me fait penser à la blague qu'on dit être la préférée d'Einstein, selon laquelle le Soleil est bien moins utile que la Lune parce que le Soleil éclaire alors qu'il fait jour tandis que la Lune éclaire pendant la nuit — l'Union européenne ne sert pas à maintenir la paix en Europe puisqu'elle a été mise en place pendant une période paisible. Bien sûr nous disent encore les souverainistes qu'on n'a pas besoin de la Cour européenne des Droits de l'Homme, notre Constitution garantit déjà très bien les droits fondamentaux (et bizarrement, quand d'autres pays se font condamner, c'est qu'ils sont moins bons que nous, mais quand notre pays, qui ne saurait mal faire, est condamné, c'est que les juges sont des eurocrates déconnectés de la réalité).

On attaque souvent l'idée d'un état fédéral européen en demandant : mais tu ne voudrais quand même pas être dirigé par les Allemands ? (ça marche aussi avec d'autres pays, mais ce sont souvent les Allemands qui sont pris en exemple). Franchement, cette objection me laisse de marbre. Le problème avec les Allemands qui ont occupé la France il y a trois quarts de siècle, ce n'est pas tant qu'ils étaient Allemands, c'est qu'ils étaient nazis et qu'ils l'ont, justement, occupée militairement. Mais si c'est fait dans le cadre d'institutions démocratiques et dans le respect de mes droits fondamentaux, je ne vois pas pourquoi je préférerais que les lois qui me gouvernent soient écrites (uniquement) par des Français que (en partie) par des Allemands ; et en fait, au rayon des démocraties qui fonctionnent relativement bien, l'Allemagne me semble actuellement plutôt un des meilleurs exemples qui soient, donc en fait je n'ai pas spécialement de problème à être aussi dirigé par des Allemands. Mais les Allemands ne sont qu'un exemple : ce que je voudrais croire, dans la construction européenne, c'est que les défauts dans les cultures politiques des uns et des autres s'annuleraient alors que leurs vertus se cumuleraient — c'est évidemment idéaliste, mais ce n'est pas absurde si on imagine un méta-débat sur la manière de gouverner, ou si on remarque que les nationalistes ont plus de mal à se mettre d'accord entre eux que les partis plus respectables. En tout état de cause, je ne trouve pas que les institutions françaises, avec leur accumulation scandaleuse de pouvoir personnel entre les mains du chef de l'État, l'Assemblée nationale qui ressemble à une chambre d'enregistrement, et le Sénat qui est une gifle au principe même de la démocratie, soient meilleures que les institutions européennes.

Je crois beaucoup à l'équilibre des pouvoirs (ce que les Américains appellent checks and balance), j'en ai par exemple parlé ici. C'est pour ça que je voudrais voir trois niveaux de gouvernement d'à peu près égale importance : régional (en ce qui me concerne, l'Île-de-France), national (la France) et continental (l'Union européenne). En ce moment, l'échelon national a une puissance démesurée par rapport aux deux autres (à commencer par le pouvoir de supprimer la collectivité régionale et de quitter l'union continentale ; pouvoirs que je trouve qu'il ne devrait pas avoir) : c'est surtout pour cette raison que je me dis à la fois régionaliste francilien et fédéraliste européen — ce qui n'a rien de contradictoire. (Je force le trait en parlant d'indépendance de l'Île-de-France, mais une forme d'autonomie serait bienvenue.)

Bien sûr, je ne prétends pas que l'état actuel des institutions ou l'intégration actuelle de l'Union soient parfaits. Je pourrais décrire les changements que je voudrais voir apportés aux institutions, mais ce serait un peu technique et d'intérêt limité : le résumé simple est évidemment plus de pouvoir au Parlement !. Mais ce que je voudrais surtout, c'est que l'Union serve de mécanisme de solidarité, c'est-à-dire de répartition des richesses, et donc que les pays les plus riches (dont la France, qui est un chouïa au-dessus de la moyenne européenne sur la plupart des indicateurs de richesse) payent pour les plus pauvres : cette solidarité est actuellement inexistante, et l'idée en est quasi taboue, mais si il y a un espoir qu'elle se mette en place, ce ne peut être qu'en passant par l'Union européenne. Certains me disent que ce rêve de solidarité européenne est impossible, ou ne pourra se réaliser que dans de nombreux siècles : ils ont peut-être raison, mais quand on mesure la rapidité du progrès déjà effectué, dans ce domaine mais aussi concernant d'autres causes importantes (les droits des minorités sexuelles), il me semble que le fait qu'il reste beaucoup de chemin à parcourir ne doit pas être une raison de désespérer.

Je ne prétends pas non plus que les politiques de l'Union me satisfassent. (Disons surtout que c'est un ensemble très hétérogène, et impossible à résumer ou à juger en bloc ; je constate cependant, sur beaucoup de débats, que je me sens globalement plus proche des positions défendues par le Parlement que par celles retenues par le Conseil : raison de plus pour vouloir plus de pouvoir au Parlement, mais aussi, de trouver me méfier des États membres.) Seulement, je m'abstiens de jeter le bébé avec l'eau du bain : quand la politique du gouvernement français me déplaît, je ne brûle pas de drapeaux français, je brûlerais éventuellement les photos de ceux qui auraient pris des décisions que je rejette : je trouve idiots ceux qui ne sont pas foutus d'appliquer la même logique à l'Union européenne (ou, du reste, à n'importe quel pays étranger), et qui n'arrivent pas à séparer mentalement les actions d'institutions quand même vaguement démocratiques, et l'entité que ces institutions animent. En vérité, je ne suis pas terriblement content des gens qui gouvernent actuellement ni l'Île-de-France, ni la France, ni l'Europe.

Mais peut-être que ce qui me convainc le plus du bien-fondé de la démarche de construction européenne, c'est de regarder quels sont ses ennemis. Il est idiot en général de juger un projet par ses ennemis, mais l'hostilité des mouvements d'extrême-droite à l'Union européenne est plus qu'un accident : ils se rendent bien compte, et justement, à quel point la construction européenne est le pire danger pour leurs idées nationalistes ; comme je pense que l'essor des partis d'extrême-droite est un des plus graves dangers qui menace l'Europe (je devrais sans doute en reparler, mais une autre fois), il est logique que je soutienne ce qui semble la meilleure arme contre eux. Globalement, plus j'entends Mme Le Pen parler de son petit horizon franchouillard étriqué, et plus je me sens europhile. (Quant à l'idée, parfois avancée, que l'Union européenne serait justement responsable, peut-être par son manque de démocratie, pour la montée du nationalisme, à part que ça ressemble à rendre le médecin responsable de la maladie parce qu'à chaque fois qu'on est chez lui on est malade, de toute façon ça ne marche pas vu qu'en Suisse, pays censément ultra-démocratique et non membre de l'UE, l'extrême-droite — celle qui se prétend du centre — frôle les 30%.)

Je devrais finir par dire un mot du Brexit : là aussi, je devrais peut-être en parler plus longuement une autre fois, mais toujours est-il que je suis complètement persuadé qu'il aura lieu ; je ne sais pas si je dois le déplorer (comme début du détricotage de l'Union) ou m'en réjouir (comme début d'une intégration accrue), mais il est certain que le Royaume-Uni n'a jamais voulu rien d'autre qu'une union économique, et je préfère qu'il s'en aille que de limiter l'UE à une simple union économique. La campagne du camp Remain ne parle que des aspects économiques (à quel point ce sera un désastre pour le Royaume-Uni s'il quitte l'UE, ce qui est peut-être vrai ou peut-être pas, mais ce n'est pas le point qui compte) ou parfois de sécurité : peut-être qu'ils n'ont pas le choix parce qu'il est trop tard pour expliquer aux électeurs l'intérêt d'une union politique quand on leur a vendu une union économique, toujours est-il que maintenant ils sont forcés d'être muets face à ceux comme M. Farage ou (l'ancien maire de Londres et futur Premier ministre) M. Johnson qui parlent de perte de souveraineté — c'est pour cela qu'ils (ceux qui proposent de rester uniquement pour des raisons économiques et sécuritaire) perdront leur referendum.

Pour ma part, cette fameuse perte de souveraineté pour la France est exactement ce que j'attends de l'Union européenne.

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(dimanche)

Est-il toujours rationnel d'être rationnel ?

Lorsque — au hasard — un attentat terroriste frappe un pays, il est suivi d'une déferlante de débats et discussions sur ce qu'on aurait pu ou dû faire pour l'éviter. Des experts qui prêchent ordinairement dans le désert aux hommes politiques cherchant à tout prix à suivre le sens du vent du jour, tout le monde a un avis à donner : on doit faire la guerre aux terroristes, ou au contraire on ne doit pas tomber dans le piège du conflit de civilisations où ils veulent justement nous entraîner ; on doit les assécher financièrement ; on doit s'allier avec la Bordurie, ou au contraire avec la Syldavie ; on doit augmenter les pouvoirs de la police, on doit interdire la cryptographie, on doit surveiller Internet, on doit protéger nos libertés, on doit, on doit, on doit…

Mais je n'entends essentiellement personne tenir la thèse qu'on devrait faire exactement ceci :

rien

— rien, c'est-à-dire pleurer les morts, se moquer des extrémistes, refuser de se laisser terroriser, reprendre les fils de la vie qui n'ont pas été brisés, et ensuite admettre que l'événement se reproduira certainement et qu'on ne peut pas forcément y faire quelque chose. La plupart des fléaux qui touchent l'homme ont ceci en commun : que si on peut parfois y faire quelque chose, ce quelque chose est très difficile, nécessite un travail très long et au résultat incertain, et surtout, qui doit être mené bien en amont du moment où le fléau frappe — il ne faut pas espérer une solution facile.

Dans les mots passablement gnomiques d'un célèbre romancier français :

Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. […] Quand une guerre éclate, les gens disent : Ça ne durera pas, c'est trop bête. Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. […] Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.

— Albert Camus, La Peste

Pour être bien clair, je ne prends pas spécialement parti pour l'inaction, ni en général ni dans un cas précis. La seule chose dont je suis certain, c'est qu'il ne faut pas agir de façon précipitée ou irréfléchie en géopolitique, pour les raisons que Jon Stewart résumait de façon hilarante dans cette séquence du Daily Show (America in the Middle East — Learning Curves Are for Pussies, 2015-02-06, durée 9′29″). Ça ne signifie pas qu'on ne doive jamais rien faire. Mais avant de se demander quoi faire, il est opportun de se demander si on doit vraiment faire quelque chose, ou simplement admettre le contraire comme une option à envisager et à comparer : il serait donc opportun d'écouter ce qu'on peut dire pour défendre cette thèse.

Car avant de s'élancer gaiement sur un chemin tout pavé de bonnes intentions, il faut écouter la voix sévère et rébarbative de la rationalité utilitariste. Qui nous dit essentiellement que nous devons traiter en priorité les problèmes pour lesquels on peut le plus efficacement sauver des vies (ou minimiser le malheur, ou autres variations selon la fonction d'utilité précise qu'on prétend maximiser) : et qu'avant de dépenser des efforts ou des euros pour lutter contre tel ou tel problème il faut se demander si ces efforts et ces euros, quelle que soit leur source, ne pourraient pas être investis plus utilement (toujours selon la fonction d'utilité qu'on s'est fixée) dans une autre action, ou pour la résolution d'un autre problème.

Cette voix est assurément déplaisante à entendre. Nous aimons tous tenir les opinions contradictoires que toutes les vies humaines sont égales mais que certaines morts sont plus révoltantes que d'autres — et nous aimons penser que certains problèmes sont symboliquement plus importants qu'un décompte numérique de leurs victimes. (A contrario, Bruce Schneier aime dire — en plaisantant, mais pas uniquement en plaisantant — que si un événement fait l'actualité, on ne doit pas s'en inquiéter, puisque par définition, l'actualité rapporte des événements inhabituels, c'est-à-dire, rares, or les choses dont on doit s'inquiéter sont celles qui sont fréquentes, par exemple, celles qui causent le plus de morts.) Les chiffres eux-mêmes, bien sûr, sont toujours délicats à peser : d'après le dernier rapport d'Europol, les actes terroristes ont fait quatre morts dans l'Union européenne en 2014 (ça doit être moins que la foudre…) : s'ils en ont fait beaucoup plus en 2015, la question se pose de comment interpréter cette évolution (un changement durable, un phénomène passager, une déviation statistique ?), et cela peut évidemment nourrir l'argument selon lequel on aurait eu tort de penser que le phénomène était insignifiant sur la base du nombre de morts en 2014. Le choix de la fonction d'utilité peut aussi donner lieu à des débats un peu sordides (est-il pertinent de faire perdre, par exemple, une heure par an à cinquante millions de personnes, si on peut en ce faisant sauver cent vies par an — sachant que ces cent vies représentent certainement moins de cinquante millions d'heures ? et quel poids le gouvernement d'un pays doit-il donner aux vies dans d'autres pays ?) : on a d'autant moins envie d'écouter l'utilitarisme dans ces conditions.

Les raisons pour lesquelles nous aimons être irrationnels sont difficiles à analyser. J'ai déjà parlé du chercheur en économie comportementale Dan Ariely, qui se spécialise dans l'étude de l'irrationalité prévisible et reproductible de l'homme, mais il s'agit chez lui plutôt de microéconomie. La raison pour laquelle nous mettons en place, par exemple, des mesures de sécurité totalement bidon, par exemple dans l'aérien, sont sans doute plus complexes à comprendre et à catégoriser. À un certain niveau, il s'agit certainement de rassurer les gens (raison pour laquelle on parle de security theater, et j'aime beaucoup l'illustration qu'en fait le sketch d'Adam Conover que je viens de lier) : le fait est que ça ne marche pas de rassurer les gens en leur disant arrêter de vous inquiéter pour les bombes dans les avions, vous avez considérablement plus de chances de mourir d'un cancer (et d'ailleurs, même s'agissant du cancer, vous ne vous comportez certainement pas de façon rationnelle…) : je n'arrive pas à convaincre mon propre gestalt émotionnel avec de tels arguments, alors je me vois mal convaincre quelqu'un d'autre. D'un autre côté, je ne suis même pas persuadé que ce genre de mesures fonctionne pour rassurer les gens (est-ce qu'on se sent plus en sécurité quand on voit des militaires partout patrouillant une ville, vraiment ?).

Bon, je ne sais plus où je voulais en venir avec mes propos confus (mais ce n'est pas le genre de choses qui m'empêche de ranter ☺️). Donnons juste la morale suivante : pour qu'un débat public ne soit pas truqué et que les termes en soient clairement définis, il faut au moins examiner, et écouter les arguments qui se présentent pour, la plus grande variété des options, dont celle de l'inaction. Il est permis de penser qu'on ne doive pas suivre les choix « rationnels », c'est-à-dire, utilitaristes (il y a une nouvelle intéressante d'Asimov sur un thème assez proche, d'ailleurs : The Greatest Asset). Mais cette décision doit être consciente et éclairée, et, pour cela, il faut écouter cette voix même si on n'aime pas ce qu'elle dit.

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(jeudi)

Analysons le mécanisme de vote du Conseil de l'UE

Le Conseil de l'Union européenne, dont le nom officiel est juste le Conseil, et qu'on appelle parfois aussi informellement Conseil des ministres parce qu'il réunit les ministres des 28 états membres sur un sujet donné, est en quelque sorte la chambre haute de la législature de l'Union européenne (dont le Parlement européen serait la chambre basse), représentant les intérêts des États membres tandis que le Parlement européen représente la population de l'Union : il est donc vaguement analogue au Sénat des États-Unis ou au Bundesrat allemand (représentant, dans les deux cas, les entités fédérées). Si je simplifie en passant sous silence un nombre incroyable de cas particuliers, subtilités, astérisques et autres exceptions, une directive européenne (l'équivalent d'une loi) doit, pour être adoptée (selon la procédure législative ordinaire) être proposée par la Commission, et adoptée dans les mêmes termes par le Parlement et le Conseil. Je me propose d'analyser un peu la manière dont ce Conseil vote.

Les gens qui n'aiment pas lire des logorrhées (mais que faites-vous sur mon blog, aussi ?) peuvent sauter plus bas où il y a des jolis graphiques.

La petite minute nécessaire du Club Contexte : il y a aussi un Conseil européen, terminologie épouvantablement idiote parce qu'il n'est pas plus européen que l'autre, qui ressemble beaucoup au Conseil [des ministres] en ce qu'il est formé des représentants des 28 États membres, mais qui diffère en ce qu'il est formé des chefs d'État ou de gouvernement au lieu des ministres, et dont les fonctions ne sont pas tout à fait claires au niveau institutionnel (il « dirige », donne des « impulsions », etc.). Du coup, le Conseil européen a très rarement l'occasion de procéder à des votes, à part pour des cas très précis comme quand il s'agit de nommer le président de la Commission et qu'il n'y a pas de consensus. Les deux conseils (Conseil européen et Conseil [des ministres]) se ressemblent par certains points : dans les rares cas où le Conseil européen effectue un vote, c'est le même mécanisme de vote que pour le Conseil, et les deux Conseils ont, par exemple, le même logo représentant le futur bâtiment qu'ils auront aussi en commun (parfois l'un des deux ajoute au logo le mot latin Consilium, mais je n'ai pas compris lequel, ça a l'air de changer, et c'est peut-être obsolète), et ils ont le même site Web. Il y a aussi des différences : notamment, contrairement au Conseil [des ministres], qui est présidé par un État tournant tous les six mois [subtilité : sauf quand il est en formation affaires étrangères], le Conseil européen est présidé par une personne stable, en l'occurrence l'ancien Premier ministre polonais Donald Tusk. Je pense que l'idée est que si on considère l'UE comme un État fédéral ou confédéral, le Conseil européen en est une sorte de chef d'État collégial : il nomme le chef du gouvernement, c'est-à-dire de la Commission, et il a la main sur les grandes lignes de la politique étrangère. (Il n'est pas rare dans les dispositions constitutionnelles qu'il y ait une certaine porosité ou proximité entre le chef de l'État et la chambre haute du parlement : par exemple, le vice-président des États-Unis est ex officio président du Sénat, tandis que le président du Sénat français devient président par intérim si le président décède, et on peut certainement citer d'autres exemples ; la confusion entre les deux Conseils se comprend donc un peu dans cette logique.) • Par ailleurs, il ne faut pas confondre l'un ou l'autre de ces Conseils, qui sont des institutions de l'Union européenne, avec le Conseil de l'Europe, qui est une autre institution internationale, strictement plus grande que l'Union européenne (et dont, par exemple, la Norvège, la Suisse et la Russie sont membres). Pour tout arranger au niveau confusion, le Conseil de l'Europe a le même drapeau que l'Union européenne (c'est même lui qui l'a utilisé en premier), et aussi le même hymne.

Généralités : La plupart des décisions du Conseil [de l'UE, i.e., Conseil des ministres] se prennent, dans la pratique, sur la base du consensus : un vote a lieu formellement, mais il est précédé de beaucoup de négociations, voire de marchandages, menées informellement (par courrier électronique, par l'intermédiaire des représentants permanents à Bruxelles, ou au cours de réunion officieuses du Conseil), surtout par la présidence tournante du Conseil : lorsque la présidence annonce qu'elle dispose d'une majorité suffisante pour approuver la proposition, les éventuels pays minoritaires préfèrent négocier leur ralliement au vote en échange de quelques concessions plutôt que d'enregistrer une « contestation publique », i.e., de figurer sur le papier final comme votant contre (ce qui peut être embarrassant, diplomatiquement ou politiquement, sauf s'il s'agit d'enregistrer un point vis-à-vis de leur opinion publique nationale). Ce n'est pas pour autant que les détails du mécanisme de vote n'ont pas d'importance ! Car ce sont tout de même eux qui définissent le pouvoir des différents pays dans les négociations informelles, et même si le vote formel apparaît comme unanime — même si on cherche le compromis pour arriver à l'unanimité — l'avis d'un petit pays sera évidemment d'autant plus écouté s'il a le moyen de tout bloquer que si on sait qu'on peut toujours se passer de son accord. (Une analyse précise de la dynamique de vote pour ce qui est de la contestation publique, sur la période 1995–2010, est menée dans ce rapport de Wim van Aken, Voting in the Council of the European Union.)

Le mécanisme de vote dans toute sa subtilité juridique est assez complexe. D'abord, il y a plusieurs mécanismes différents selon le type de motion soumise au vote, et qui exigent des majorités différentes : majorité simple (principalement pour des questions de procédure ou des résolutions sans valeur légale), majorité qualifiée (la procédure ordinaire), ou unanimité (essentiellement pour tout ce qui est conçu comme une coopération intergouvernementale : par exemple, en matière fiscale). Même au sein de la majorité qualifiée, une des conditions demandées est différente selon que le Conseil vote sur une proposition de la Commission ou non (il y a donc, en quelque sorte, deux majorités qualifiées différentes : la normale, pour voter sur une proposition de la Commission, et la renforcée, pour les cas où le Conseil agit de sa propre initiative, essentiellement en matière de politique étrangère). • Pour compliquer encore les choses, pendant une période transitoire qui dure de novembre 2014 à mars 2017, les règles de vote actuelles, entérinées dans le traité de Lisbonne de 2007 (qu'on appellera donc en abrégé règles de Lisbonne, en gros : 55% des états membres représentant 65% de la population), peuvent parfois — à la demande d'un membre du Conseil — être remplacées par les règles antérieures, contenues dans le traité de Nice de 2001 (règles de Nice, en gros : >50% des états membres, et 73.8% des voix pondérées). • Pour compliquer encore un peu plus les choses, une déclaration annexée aux traités (parfois appelée « compromis de Ioannina », ) veut que si un groupe d'états n'est pas suffisant pour constituer une minorité de blocage (c'est-à-dire, une minorité capable d'empêcher un vote de passer, donc, avec les règles de Lisbonne, 45% des états membres ou représentant 35% de la population de l'Union) mais n'est « pas trop loin » d'en constituer une, alors la présidence du Conseil et l'ensemble de ses membres s'engagent à faire des efforts pour trouver une solution tenant compte de leurs objections. • Pour compliquer la complication, la définition de pas trop loin dans la phrase précédente sera abaissée en avril 2017 (pour compenser le fait qu'on ne pourra plus invoquer les règles de Nice ; jusqu'à mars 2017, il suffit de représenter 3/4 du nombre de membres ou de la population nécessaires à constituer une minorité de blocage, tandis qu'à partir d'avril 2017, elle est abaissée à 55% sur ces deux critères). Ouf ! On comprend que les choses ne soient pas aisées à décrire.

Mon but est ici, en oubliant un peu les subtilités de la négociation et de la culture du compromis, de faire quelques points plutôt d'ordre mathématique, mais à un niveau assez simple, sur le mécanisme de vote du Conseil à la majorité qualifiée (« normale »), à la fois dans les règles de Lisbonne et dans les règles de Nice. Et d'en profiter pour faire quelques remarques plus générales sur l'analyse du pouvoir dans un système de vote de ce genre.

[J'avais déjà écrit un billet sur le sujet ici, au moment où le mécanisme de vote était en train d'être débattu (et en écrivant par erreur Conseil européen au lieu de Conseil [de l'Union européenne ou des ministres]). J'y proposais un mécanisme de vote particulier. Ici, je vais plutôt me pencher sur la question de comment analyser un mécanisme de vote existant.]

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(dimanche)

Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)

Peut-être parce que je suis citoyen d'une ancienne colonie du Royaume-Uni qui en partage encore le souverain et qui en a imité une partie du cérémonial constitutionnel, j'ai une certaine fascination pour les institutions et traditions du pays qui peut se targuer d'avoir, entre autres choses, la plus vieille monnaie du monde, et probablement les plus anciennes lois encore en vigueur. Ou peut-être au contraire est-ce parce que je suis aussi citoyen d'un autre pays qui a coupé la tête à son roi et qui ne semble jamais s'en être complètement remis (et donc regarde avec envie outre-manche ces gens qui n'ont jamais eu de constitution écrite pendant que la France en a changé tous les quinze ans en moyenne depuis sa première révolution). Ou peut-être encore est-ce parce qu'à force de croiser sur Internet des citoyens des États-Unis d'Amérique si fiers d'appartenir à la plus ancienne démocratie du monde il est amusant de leur rappeler que le pays dont ils ont fait sécession avait fait sa dernière révolution quelque chose comme 88 ans avant la leur, et intéressant de leur demander depuis combien de temps, au juste, le Royaume-Uni est une « démocratie », parce que l'impossibilité de répondre à cette question illustre bien la difficulté à définir ce que signifie, au juste, la plus ancienne démocratie du monde. Ou peut-être est-ce juste que je suis un traditionaliste qui s'assume mal — à part le Saint-Siège, il n'y a vraiment que le Royaume-Uni qui peut se targuer d'une telle continuité dans ses institutions.

Mais cette dernière question, depuis quand le Royaume-Uni est-il une démocratie ?, est intéressante, parce qu'à chaque fois qu'on pose ce genre de questions s'agissant de ce pays, la réponse est toujours la même : c'est impossible de savoir exactement parce que les choses ont évolué lentement. Il est aussi difficile de dire, par exemple, à quel moment la peine capitale a été abolie au Royaume-Uni (la réponse la plus correcte semble être 1998, mais on conviendra que vu que la dernière exécution remonte, en fait, à 1964, cette date se défend aussi). Il est impossible de dire qui était le premier Premier ministre du Royaume-Uni (ou, si ça devait être avant 1707, d'Angleterre), et d'ailleurs on ne sait même pas au juste quand le terme de Premier ministre est apparu.

C'est entre autres pour ça que je suis persuadé que le Royaume-Uni, s'il devait un jour abolir la royauté, ne le ferait pas comme le font les autres pays qui font ce genre de choses (c'est-à-dire en changeant de régime), mais au contraire en gardant l'illusion de la continuité. Car les fictions juridiques, et notamment celle de la continuité, sont une clé de la tradition historique et juridique de ce pays : on n'abolit pas les choses, on les vide de leur substance pour mettre quelque chose d'autre à la place, souvent en maintenant la fiction que ces nouvelles choses sont faites par délégation pour la première. C'est ainsi que le souverain a perdu ses pouvoirs en maintenant l'illusion de les avoir encore[#] : ils ont été transférés au Premier ministre, sur le conseil duquel le souverain agit en matière constitutionnelle. Et si on devait abolir complètement la royauté, on le ferait sans doute sans abolir la couronne et sans renommer le royaume en république, mais en déclarant simplement le trône vacant et en élisant un régent qui serait de fait président et chef d'État mais de droit remplaçant d'un monarque désormais inexistant. D'ailleurs, je retrouve exactement cette idée chez un auteur de science-fiction éminemment anglais :

President: full title President of the Imperial Galactic Government. The term Imperial is kept though it is now an anachronism. The hereditary Emperor is nearly dead and has been so for many centuries. In the last moments of his dying coma he was locked in a statis field which keeps him in a state of perpetual unchangingness. All his heirs are now long dead, and this means that without any drastic political upheaval, power has simply and effectively moved a rung or two down the ladder, and is now seen to be vested in a body which used to act simply as advisers to the Emperor — an elected Governmental assembly headed by a President elected by that assembly.

— Douglas Adams, The Hitchhiker's Guide to the Galaxy (chap. 4)

Mais ce dont je veux surtout parler ici, c'est de la chambre des Lords. Parce que s'il y a d'autres pays européens qui sont des monarchies cérémoniales, la chambre des Lords est une institution vraiment remarquable par son archaïsme. Jusqu'en 1999(!), il y avait encore quelque 800 personnes, les pairs héréditaires du Royaume-Uni, qui avaient le droit de siéger à la chambre haute du parlement britannique du simple fait d'avoir hérité un titre de noblesse. (Je dis environ 800 personnes, mais je il doit s'agir d'essentiellement 800 hommes, parce que, normalement, les titres de noblesse héréditaires au Royaume-Uni s'héritent par primogéniture mâle[#2].) Ces pairs héréditaires, même s'ils étaient loin de 800 à siéger en pratique, formaient ainsi la majorité d'une chambre non entièrement dénuée de pouvoirs (là aussi, les choses ont évolué progressivement : depuis 1949, la chambre des Lords ne peut que[#3] retarder d'un an le passage d'une loi, mais c'est un pouvoir relativement comparable au Sénat français, le verrou constitutionnel en moins), et c'est bien parce qu'ils faisaient de l'obstruction parlementaire que Tony Blair a décidé de réformer cette chambre haute.

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(jeudi)

Élections en Bavière et en Allemagne

C'est une des choses qui m'ont frappé à Munich, c'est la multiplicité des affiches électorales (et aussi leur uniformité : très peu de grands formats, aucune affiche à la sauvage, presque uniquement des triptyques d'affiches, d'une taille apparemment normalisée, en triangle autour d'un poteau ou quelque chose du genre), et la multiplicité des candidats. Il faut dire que le système électoral fait que les électeurs allemands s'expriment doublement lors des élections au Bundestag : une deuxième voix est portée sur une liste, qui détermine la répartition proportionnelle des sièges, et une première voix va vers un candidat local dans la circonscription, les candidats ainsi élus étant décomptés du scrutin proportionnel — l'idée, louable dans son principe mais douteuse dans ses détails[#], étant d'avoir un scrutin poportionnel tout en gardant une assise locale. Bref, chaque parti va mettre en avant à la fois sa tête de liste et son candidat pour la circonscription, et comme il y a un nombre non ridicule de partis, cela fait déjà pas mal.

Mais aussi, je n'avais pas compris au début qu'en plus des élections imminentes du Bundestag (qui ont lieu ce dimanche, le 22 septembre) il y avait aussi les élections encore plus imminentes du Landtag de Bavière. Lesquelles ont eu lieu dimanche dernier, le 15 septembre, et sans grande surprise le ministre-président de Bavière Horst Seehofer, issu du parti chrétien-social CSU (comme tous les gouvernements de Bavière depuis 1957), a vu son mandat renouvelé, son parti ayant même obtenu la majorité absolue des sièges de l'assemblée du Land. C'est ce double scrutin qui explique que j'ai vu quantité de partis (enfin, de listes) dont je n'avais jamais entendu parler, parce qu'elles ne doivent exister que dans le cadre du Land de Bavière. Et c'est aussi sans doute à cause de la spécificité bavaroise (et le fait que le parti chrétien-démocrate CDU n'existe dans ce Land que par via sa sorte de filiale qu'est la CSU) que je n'ai vu quasiment aucune image de la pourtant très populaire actuelle — et très certainement future — chancelière fédérale (qu'on surnomme Mutti, et qui ressemble énormément à ma maman — c'est troublant). Son rival social-démocrate, Peer Steinbrück, apparaissait un (tout) petit peu plus.

Par contre, j'ai vu des affiches fines et subtiles pour le parti indépendantiste bavarois représentant un âne (je crois) en train de chier de l'or avec la mention genug gezahlt! (assez payé !) ou quelque chose de ce goût-là. Étant moi-même indépendantiste francilien en même temps que je suis fédéraliste européen, je sympathise forcément avec le principe que les régions bénéficient d'une large autonomie[#2] et puissent même demander leur indépendance, j'ai toujours eu le plus profond mépris pour ceux qui le font parce que, étant les plus riches, ils estiment trop payer.

Mise à jour : J'avais inversé premières et secondes voix : j'ai corrigé (les premières sont par circonscription, les secondes par listes).

Mise à jour : les résultats au moment où j'écris () :

  • les libéraux (≈centristes) du FDP ne seront plus présents au parlement allemand pour la première fois depuis la fin de la guerre(?),
  • le nouveau parti anti-euro[pe] Alternative für Deutschland n'entre pas non plus au parlement (de très très peu),
  • les chrétiens-démocrates de la CDU (le parti de Mme Merkel) échouent de tout juste quelques sièges à obtenir à eux tout seuls une majorité absolue (du moins d'après les chiffres actuellement donnés),
  • sur le papier, les trois autres autres partis, de gauche (SPD, Verts, die Linke) semblent donc avoir ensemble la majorité de quelques sièges, mais il est peu probable qu'ils arrivent à s'entendre pour former une coalition (du coup, la CDU devra s'allier soit avec le SPD — le plus probable, et souhaitée par les Allemands d'après certains sondages — soit avec les Verts).

[#] Un problème est que si un parti obtient plus de sièges par les scrutins locaux (premières voix) que la représentation proportionnelle ne lui attribuait, on lui laisse ces sièges excédentaires : du coup, les électeurs ont l'incitation perverse à panacher leurs voix, attribuant la deuxième à un parti « ami » qui n'obtiendrait que peu ou pas du tout de représentation à la proportionnelle — et c'est exactement ce que le parti libéral FDP est en train de supplier ; cette incitation n'existerait pas si la représentation proportionnelle était absolue (quitte à trouver un moyen d'y arriver) ou si les sièges élus localement étaient pris en plus et pas au sein de l'élection à la proportionnelle. Un autre problème est que la barrière de 5% pour entrer au parlement (qui est certainement une bonne idée en soi) introduit une discontinuité : et une bonne partie de l'incertitude du scrutin de dimanche tourne autour de la question de savoir si les libéraux du FDP et/ou le parti anti-euro AfD franchira cette barre.

[#2] Encore que cela soulève des questions pas forcément évidentes. Si dans un pays X se trouve une région Y qui a une composition socio-politique différente du pays et qu'on lui donne donc une large autonomie, mais que dans la région Y se trouve à son tour une ville Z qui a elle aussi une composition socio-politique différente de la région (et c'est probablement en large partie le cas de la ville de Munich dans le Land de Bavière dans la république fédérale d'Allemagne), on peut se demander pourquoi la ville n'aurait pas une autonomie dans la région égale à celle de la région dans le pays.

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(mardi)

Faut-il avoir peur du Conseil constitutionnel ?

Maintenant que la loi sur le « mariage pour tous » a été définitivement votée par le parlement, ce dont je me réjouis même si je réitère le fait que j'aurais préféré une loi mettant fin à toute notion légale de sexe, elle doit encore — suite à un recours de l'opposition — être examinée par le Conseil constitutionnel avant de pouvoir être promulguée.

Faut-il avoir peur qu'il la déclare non conforme à la Constitution ? Probablement pas. D'une part, une décision antérieure de ce même Conseil traduit assez clairement — même pour le non-juriste que je suis — le fait que c'est au législateur de définir les contours du mariage :

5. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, d'adopter des dispositions nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions, dès lors que, dans l'exercice de ce pouvoir, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ; que l'article 61-1 de la Constitution, à l'instar de l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; que cet article lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit ; […]

9. Considérant, d'autre part, […] qu'en maintenant le principe selon lequel le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, le législateur a, dans l'exercice de la compétence que lui attribue l'article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d'un homme et d'une femme peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation […].

Il semble assez clair que la décision eût été rédigée différemment si elle eût voulu dire le mariage ne peut être qu'entre un homme et une femme, point final. Et même, le président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré est passé à la télé il y a quelques mois (je crois que c'était sur Canal+, probablement dans le Grand Journal) et, dans un écart inhabituel à sa réserve coutumière, a rappelé que c'était bien dans le pouvoir d'appréciation du législateur de définir ce qu'est un mariage. D'autre part, si j'imagine qu'il doit y avoir des personnalités assez conservatrices au Conseil constitutionnel pour ne pas trouver bon que deux garçons ou deux filles puissent s'unir, je doute qu'il y en ait une majorité pour être à ce point réactionnaires qu'ils seraient la première cour constitutionnelle du monde à imposer une inégalité de droit en la matière quand un certain nombre d'autres cours ont fait exactement le contraire. Enfin, ils ont certainement conscience que ce serait perçu comme une forme de coup d'État dont l'autorité morale du Conseil ressortirait trop diminuée s'ils prenaient une décision aussi politique : c'est le raisonnement qui a peut-être convaincu John Roberts (chef de la Cour suprême des États-Unis) de voter contre son groupe habituel et ainsi sauver la loi d'Obama sur l'assurance maladie.

Bref, je ne crains pas trop sérieusement qu'ils invalident le texte en totalité et sur le fond. Je crains cependant deux choses : soit qu'ils déclarent anticonstitutionnelle une provision importante, par exemple toutes les dispositions concernant l'adoption ; soit qu'ils invalident la loi pour une raison technique, c'est-à-dire une situation qui permettrait en principe au législateur de la voter de nouveau une fois corrigé ce problème technique, mais qui en pratique obligerait à retraverser tout ce marathon législatif, avec nouvelles manifs et actes homophobes à la clé, et qui risquerait bien d'enterrer définitivement le texte. Or ça ne me semble pas du tout invraisemblable qu'on découvre que l'avis du Conseil d'État a été demandé sur un texte qui diffère par trois virgules essentielles du projet de Loi déposé au bureau de l'Assemblée nationale, ou que cet avis a été demandé sur un papier de la mauvaise couleur, et que par conséquent toute la procédure était viciée.

Mise à jour : En fait (), ils ont tout validé avec seulement une réserve.

Ma conception de la démocratie fait que je ne vois pas d'un mauvais œil l'existence du Conseil constitutionnel et le fait qu'il ait un rôle accru et le pouvoir de défendre les libertés fondamentales, mais il faut reconnaître qu'il y a un véritable problème de transparence, d'impartialité et de démocratie avec cette institution :

  1. dans son processus de nomination et dans le fait qu'il soit aussi restreint : à la limite, le fait que les anciens présidents en soient membre à vie ne me choque pas tant que ça, mais il devrait y avoir des membres nommés par exemple par le Premier président de la Cour de Cassation et par le vice-président du Conseil d'État pour faire contrepoids aux nominations potentiellement « politiques » ;
  2. dans le fait que des décisions qui concernent l'ensemble du pays ne soient pas plaidées et qu'il n'y ait comme seul argumentaire, en cas de contrôle de constitutionnalité avant promulgation, que le texte de la saisine (donc pas de contradictoire et personne pour défendre la loi, et pas non plus d'audition d'amici curiæ) ;
  3. dans le fait que les décisions sont écrites dans un langage particulièrement difficile à décoder, et que même si elles sont maintenant souvent accompagnées d'un commentaire semi-officiel publié sur le site Web du Conseil, on ne sait pas très bien quel est le statut et la diffusion de ce dossier (je note par exemple que leurs URL ne sont pas pérennes…) ;
  4. dans l'absence de publication d'avis dissidents et l'opacité totale des votes ;
  5. dans l'absence d'aucun moyen (autre qu'une réforme constitutionnelle…) pour révoquer un membre du Conseil qui serait coupable de graves manquements à ses devoirs (pour comparaison, les juges de la Cour suprême des États-Unis peuvent au moins être mis en impeachement par le Congrès).

Il ne faudrait pas arriver à ce que le Conseil devienne un verrou.

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(samedi)

Petits manifs pas très fières

Tout à l'heure quand j'étais[#] dans le métro ligne 6 en train de rentrer chez moi, j'ai vu monter un énorme groupe de gens à la station Quai de la Gare. La rame était assez vide avant leur montée, pleine à craquer après. Groupe encadré par des organisateurs en gilet de chantier jaune fluo. Majoritairement des garçons ; dans les 25–35 ans. Comme ils ne faisaient pas trop touristes, j'ai pensé d'abord à un groupe de supporters d'un sport quelconque. Puis j'ai remarqué un autocollant bleu-blanc-rouge avec la mention Paris est patrie. Ah, ce sont donc des identitaires — des fafs — qui vont à la manifestation Paris fierté pour commémorer Sainte-Geneviève et son glorieux combat contre les envahisseurs (ou quelque autre florilège d'anachronismes dans le même genre). En réponse à la question d'un autre passager (sans doute comme moi curieux et/ou pas très rassuré[#2]), un petit groupe d'entre eux à plaisanté sur leur xénophobie (sur le ton un peu grinçant de celui qui ne se considère pas lui-même comme xénophobe, qui sait que tout le monde pense le contraire et qui doit se l'entendre dire assez souvent, et qui s'en amuse) ; puis ils ont commencé à rigoler en imitant les paroles des quémandeurs dans les transports en commun (nous ne sommes pas des voleurs…).

Leur site (lié ci-dessus) est semblablement déroutant : laissant de côté Sainte-Geneviève, il faut un moment pour se rendre compte qu'on n'est pas sur un innocent site culturel d'amateurs de Paris, et apparemment ils mettent plus en avant leur opposition à Starbucks (qui provoque leur ire en voulant s'implanter à Montmartre) que leur xénophobie. Souci calculé de se montrer respectables, ou est-ce qu'ils n'assument pas ?

Sinon, parmi ceux qui n'assument pas, il y a aussi ceux qui vont manifester demain, au départ de juste à côté de chez moi, pour revendiquer que les hommes et les femmes n'aient pas les mêmes droits dans ce pays. On peut certainement se réjouir que l'homophobie soit devenue une valeur dont ils hésitent à se revendiquer ouvertement (sauf peut-être le tristement célèbre institut Civitas, qui doit relever de la même mouvance que mes parisiano-génovéfains), là où aux États-Unis certains ne rechignent pas à dire clairement qu'ils pensent que l'homosexualité est un péché : reste que je ne sais pas s'il y a plus ou moins d'hypocrisie à prétendre qu'on n'est pas homophobe et sexiste quand on soutient que l'homme et la femme sont figés dans des rôles tels qu'il faut un couple hétérosexuel pour élever correctement un enfant, ou bien à plaisanter qu'on n'est pas xénophobe quand on va honorer la lutte de Sainte-Geneviève contre les Huns.

Ayant vu aujourd'hui un visage de la bêtise et de la haine, j'irai peut-être en regarder un autre demain, histoire de comparer : renifler les idées nauséabondes m'aidera peut-être à dégager mon nez encore encombré.

[#] Après être resté cloîtré à la maison pendant une semaine à cause de la grippe, j'ai voulu prendre un peu l'air.

[#2] Indépendamment de toute considération idéologique, je dois dire que les foules me font peur. Mais il y avait sans doute aussi quelque chose de plus subtil : l'idée vague qu'un autre voyageur, qui n'aurait pas fait attention au fait que j'étais déjà dans la voiture, aurait pu me prendre pour un du groupe.

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(mardi)

Le fastidieux débat sur l'ouverture du mariage

Il m'arrive assez souvent de me surprendre — rétrospectivement — par ma naïveté. Je pensais, j'espérais, quand le projet de loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe a commencé à être discuté, que ce débat n'intéresserait pas l'opinion : que les Français étaient bien trop préoccupés par l'économie (pas que j'apprécie de voir que la politique se réduit de plus en plus à l'économie, mais c'est ce qui transparaît), que personne ne trouverait à objecter à un changement où les seules personnes vraiment concernées ne peuvent être que favorables — que ceux qui y sont idéologiquement opposés auraient soit peur d'être ridiculement ringardisés soit la pudeur de se cacher un peu — et qu'au final le texte passerait en suscitant autant d'attention que le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Norvège sur l'enseignement dispensé en France aux élèves norvégiens et le fonctionnement des sections norvégiennes établies dans les académies de Rouen, Caen et Lyon (I'm not making this up). Bref, j'ai été bien naïf : au lieu de ça, il nous faut supporter un débat si fastidieux que, vous l'avouerai-je, je vois avec soulagement la petite parenthèse que nous offre le numéro de duettistes du principal parti d'opposition.

Je ne cacherai pas qu'une partie de mon agacement vient de la manière dont les partisans de l'égalité dans le mariage défendent leur position : c'est-à-dire que, de ce que j'ai pu voir, au lieu de répondre aux arguments (enfin, ce qui en tient lieu) avancés par leurs contradicteurs, ils préfèrent crier le mot homophobe sur tous les registres possibles. En un sens, c'est très bien que l'homophobie soit maintenant globalement connotée négativement : même les opposants au projet de loi prétendent (un peu hypocritement, certes) défiler aussi contre l'homophobie ; dans le monde parallèle du racisme, nous nous situons dans la phase où on commence à éprouver une certaine gêne, pas encore de la honte, mais au moins de la gêne, à affirmer l'inégalité de telle race sur telle autre — le premier timide pas pour sortir du bourbier de la connerie. Mais à force de crier à l'homophobie, on va user ce mot. Par exemple quand quelqu'un passe des pages entières à traiter Lionel Jospin d'homophobe parce qu'il a prononcé des propos à vrai dire assez brumeux et incompréhensibles qui interprétés de la bonne manière (et si on ne rechigne pas à couper et ignorer totalement une phrase assez importante comme la discrimination à l'égard de telle ou telle orientation [sexuelle] m'est insupportable) peuvent effectivement s'interpréter comme une forme d'homophobie, au moins au passé ; même comme ça, il faut beaucoup et délibérément déformer pour arriver à lui faire penser que les gouines et les pédés ne font pas vraiment partie de l'humanité (!) : moi, tout ce que je vois c'est que Jospin n'est pas d'accord avec moi, et qu'il n'est pas doué pour dire aux journalistes en fait, ce sujet ne m'intéresse pas alors il dit deux-trois phrases nébuleuses et contradictoires — est-ce bien une raison pour le traiter d'homophobe ?, je ne le crois pas. De même quand François Hollande a eu une expression certes passablement malheureuse pour signaler aux maires geignards qui ne veulent pas marier des sales pédés qu'ils peuvent toujours laisser ça à leurs adjoints, je ne sais vraiment pas si c'était la peine d'aller manifester à ce sujet (et créer une sous-polémique dans un débat déjà assez pénible comme ça).

Je ne veux pas juste dire il faut savoir qui est l'ennemi : je veux dire qu'un des principes fondamentaux, dans un débat, c'est qu'on discute avec des gens qui ne sont pas du même avis. Ou au moins qu'on répond à ce qu'ils disent, et pas juste pour crier oh les vilains ! (même si c'est vrai). Le fait est que la partie relativement conservatrice de l'opinion, qui, comme je l'espérais naïvement, n'en avait initialement franchement pas grand-chose à faire de ce sujet (et donc était mollement favorable par défaut), est en train de s'orienter comme le lui disent ses mentors traditionnels. (Il y a du vrai dans ce que disent les sociologues qui prétendent que l'opinion publique n'existe pas parce que la mesure ou le débat perturbe le phénomène mesuré.) Que cela plaise ou pas, il faut parler à ces gens. Ou alors on peut craindre que la droite ne tienne sa promesse de faire annuler la loi dès qu'elle reviendra aux affaires (a priori je ne le crois pas, mais ce n'est pas totalement exclu non plus, justement si le débat s'envenime trop et polarise l'opinion de ces conservateurs).

Parce qu'il y a quand même des réponses qu'on peut faire qui me semblent un peu plus — ahem — productives que traiter d'homophobe le Premier ministre au moment du vote du PACS. L'Église catholique (puisqu'elle semble avoir endossé les habits de principal opposant au projet de loi) à eu la subtilité d'éviter de parler de Dieu — de placer, au moins formellement, ses arguments sur le terrain sociétal — et ce serait une grave erreur d'ignorer ce qu'elle dit. (Heureusement, certains s'emploient à lui répondre intelligemment.)

Par exemple, quand un évêque parle de rupture de civilisation, on peut aller interroger des gens qui vivent pas très loin de chez nous, du côté de Charleroi, Anvers, Amsterdam, Barcelone… leur demander comment ils ont vécu cette rupture de civilisation : je pense que l'absurdité de l'idée apparaîtra assez rapidement. S'il y a eu rupture de civilisation, c'est lorsque le divorce a été autorisé : on peut demander à l'Église pourquoi elle ne considère pas le mariage de couples de même sexe de la même manière que le mariage de divorcés — quelque chose qu'elle ne pratique pas elle-même mais qui ne semble plus lui poser un grave problème par sa simple existence. Quand certains avancent qu'un contrat civil renforcé devrait être suffisant pour garantir l'égalité des droits, on peut rétorquer que le mariage dispose d'une reconnaissance internationale qu'aucune union civile n'a (un couple français PACSé ne sera pas reconnu comme couple même dans les pays où le mariage existe entre personnes de même sexe). Quand dans le débat sur l'adoption[#] (dont j'expliquais naguère qu'il devrait être à mon avis bien séparé de celui sur le mariage) certains avancent qu'un enfant a droit à un père et une mère, on peut répondre simplement que dans la grande majorité des cas, la question est de savoir si tel enfant aura droit, aux yeux de la Loi, à une seule mère ou bien deux (ou : un seul père ou bien deux) ; et qu'à partir du moment où l'adoption est possible par les célibataires et que les opposants de maintenant qui ne se sont pas réveillés plus tôt sont vraiment de mauvaise foi. Ce sont des réponses assez simples à faire, et que j'ai trop rarement entendues.

Une autre chose que j'ai trop rarement entendu souligner, lorsqu'est servi le trop usé argumentaire du droit des enfants (et si on prononce le mot enfant, on pense automatiquement aux petits), c'est que la relation de filiation n'est pas quelque chose qui cesse quand on devient adulte. (Mon père et ma mère n'ont pas cessé d'être mon père et ma mère quand j'ai eu 18 ans.) Or on interdit à ceux qui ont été élevés par un couple de même sexe et qui sont maintenant majeurs de se voir reconnaître leur complète parenté (et en particulier, de porter le nom — ou d'hériter sans payer des taxes prohibitives — de l'un des parents).

Toujours est-il que ce n'est pas demain la veille que toute référence au sexe d'un individu disparaîtra de la Loi et de l'état-civil (comme je le souhaite ardemment) : en attendant, il faut subir un débat laborieux pour un petit corollaire de ce principe — mais ce sera déjà ça.

[#] Je pense qu'il faudrait aussi ne pas faire l'amalgame entre plein de questions qu'on peut ranger dans le mot homoparentalité : l'homoparentalité est une situation, mais il y a plein de manières dont on peut arriver à cette situation : selon que, par exemple, un couple de même sexe cherche à adopter, un homo célibataire cherche à adopter (est-ce de l'homoparentalité, ça ? et si c'est un bi ?), un homo/bi a eu un enfant dans un couple hétéro mais a perdu son/sa compagnon/-e et entre en couple de même sexe avec une autre personne (je pense que c'est la situation la plus courante), une personne en couple avec quelqu'un du même sexe a eu un enfant (par insémination artificielle ou en trouvant un partenaire de reproduction de sexe opposé) et cherche à le faire adopter par son/sa compagnon/-e, etc.

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(mercredi)

Considérations intempestives sur l'indépendance de régions

Il y a un certain nombre de régions dans ce qu'on pourrait appeler le first world qui sont, à différents degrés, tentées par demander l'indépendance du pays dont elles font partie : je pense à l'Écosse (du Royaume-Uni), à la Catalogne (de l'Espagne), au Québec (du Canada), et éventuellement à la partie flamande de la Belgique même si la situation y est assez différente parce qu'il s'agirait plus d'un divorce que d'une indépendance ; on peut sans doute ajouter encore beaucoup d'autres exemples (le pays basque ?), mais je ne veux de toute façon parler qu'en généralités donc quelques exemples suffisent.

Il y a évidemment beaucoup à dire sur les raisons de ces revendications indépendantistes. Généralement elles sont culturelles (notamment linguistiques), mais il y a souvent aussi un aspect économique qui intervient, c'est-à-dire différentes variantes de l'argument nous payons plus en impôts pour <pays-ou-fédération> que nous n'en recevons en subventions, argument que je trouve vraiment très triste (en tant que vil gauchiste persuadé que les régions riches doivent payer pour les pauvres, à tous les niveaux). Mais bon, laissons ça de côté, je n'ai d'intérêts ni en Catalogne ni en Espagne, ni en Écosse ni en Angleterre, et si j'ai peut-être un attachement pour le Canada, ça affectera assez peu ma vie si le Québec s'en sépare (et je ne pense pas que cela se produise prochainement, d'ailleurs) : dans tous les cas, j'aurai juste à acheter de nouveaux atlas du monde et ce sera tout ce que ça me fera.

Ce qui est beaucoup moins évoqué, quand le sujet est discuté, ce sont les conséquences et modalités pratiques, et notamment juridiques, de l'indépendance. Je ne sais pas s'il y a un mode d'emploi officiel, une procédure standard, pour séparer un pays : les exemples sont assez rares, et à part le Soudan du Sud, le Timor oriental qui ne sont pas trop dans la situation des exemples que je discute (ni même le Kosovo et le Montenegro), plutôt anciens.

La Catalogne et l'Écosse sont actuellement dans l'Union européenne : il est plausible que, même si elles se séparent de l'Espagne et du Royaume-Uni, elles souhaitent rester dans l'UE. Cela n'a rien d'automatique, il faudrait demander à intégrer l'Union, prévoir un traité (et négocier le nombre de parlementaires, les voix au Conseil, etc.), et le faire signer et ratifier par tous les membres actuels. Ceci peut d'ailleurs donner un moyen de pression aux États dont ces régions feraient sécession même si, en fait, il est clair que l'intérêt au moins économique de toutes les parties impliquées est qu'elles rejoignent l'UE. Dans le cas de la Catalogne, la question est aussi compliquée par la monnaie : si elle devient indépendante, tant qu'elle n'intègre pas formellement l'eurozone, soit elle adopte officieusement l'Euro (comme le font, par exemple, le Monténégro ou Andorre) mais alors elle ne peut pas en créer et ses banques seront limitées par les réserves de sa banque centrale, ce qui n'est pas tenable pour une économie dynamique, soit elle crée sa propre monnaie ad interim, en essayant de la fixer contre l'Euro, ce qui posera de nouveau des problèmes de réserves en plus de nombreuses difficultés pratiques. Là aussi l'Espagne a sans doute un moyen de pression puissant même si, in fine, son intérêt économique est certainement que la Catalogne ait la même monnaie. D'ailleurs, si la Catalogne doit avoir sa propre monnaie, je n'ose imaginer le bordel bancaire qui en résulterait (les comptes sont convertis selon que les banques auraient leur siège à Barcelone ou ailleurs ?).

Il y a aussi la question de la dette. Il n'y a pas de règle à ce sujet : un État souverain peut très bien faire défaut sur sa dette (au moins la partie qu'il contrôle directement : il se peut, bien sûr, que certains de ses avoirs dans d'autres pays soient saisis), et si une province obtient son indépendance, elle peut refuser de prendre une part de la dette, comme le pays dont elle se sépare peut décider de renier la part per capita qui devrait lui échoir, estimant que c'est à cette province de la payer. On peut se demander, dans une telle hypothèse, quelle serait la réaction des jaloux gardiens de la dette (marchés financiers, agences de notation).

Et puis, il y a la question de la citoyenneté. À mon sens, le plus juste dans une situation de sécession serait de laisser à chaque résident de la région concernée le choix de la nationalité qu'il souhaite avoir ; mais je ne suis pas sûr que ce soit la procédure standard, si tant est qu'il y ait une procédure standard, et je peux imaginer que cela soulève beaucoup de difficultés pratiques (ceci dit, n'importe quelle autre option en soulèvera aussi). Si on donne juste la citoyenneté en fonction du lieu de résidence, cela causera des procédures judiciaires intéressantes. Après tout, un Espagnol qui vivrait en Catalogne, ne se sentirait pas du tout Catalan et serait privé de sa nationalité espagnole parce qu'il serait considéré comme Catalan, pourrait très bien essayer de faire valoir devant les cours de justice espagnoles qu'on l'a injustement privé de sa nationalité (qui peut être celle de ses ancêtres depuis fort longtemps) sur la base de son lieu de résidence sans qu'il ait été en tort. Et comme les Catalans et les Écossais sont aussi citoyens de l'Union européenne, dans l'hypothèse où la Catalogne et l'Écosse n'intégreraient pas immédiatement l'UE, la question se pose aussi de savoir s'ils resteraient citoyens de l'Union (l'article 20(1) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise qu'est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre mais ne dit pas explicitement que c'est la seule manière de l'avoir, et ne dit pas vraiment comment on la perd) : je suis sûr que la CJUE se ferait un plaisir de trancher à ce sujet.

Je serais curieux de savoir si ces questions sont évoquées dans les régions concernées. Je ne pense pas qu'il suffise de dire l'intendance suivra comme pour ce qui est de constituer des ambassades (tiens, d'ailleurs, il semble que le Soudan du Sud n'ait pas d'ambassade à Paris, dans l'UE il n'en a qu'à Bruxelles plus une mission à Londres ; tiens, à ce propos, est-ce que ceci serait l'ancienne ambassade de la RDA en France ?). Et si certaines de ces régions obtiennent leur indépendance (mais, à vrai dire, je pense que ça ne se produira pour aucune d'entre elles), il sera intéressant de voir quelles solutions seront adoptées (le plus plausible étant, s'agissant des régions dans l'UE, et si toutes les parties sont de bonnes volonté, de préparer un traité d'accession à l'Union avant l'indépendance de la région).

Mais passons à un sujet plus vert et velu : l'indépendance de l'Île-de-France.

La question peut prêter à rire, mais je pense qu'on aurait tort de ne pas l'envisager sérieusement, ne serait-ce que pour se demander pourquoi, au juste, elle prête plus à rire que l'indépendance de la Catalogne ou de l'Écosse. On pourra répondre que l'Île-de-France n'a pas une culture spécifique : d'une part, je ne suis pas du tout persuadé que ce soit vrai, et c'est un chouïa insultant de suggérer qu'il existe une culture écossaise ou catalane mais pas francilienne. Mais le fait est surtout que s'il n'y en a pas c'est parce que les régions adjacentes ont adopté cette culture (ou ont été forcées de l'adopter), au point que c'est devenu la culture française — mais le fait que les voisins aient adopté la culture qu'on avait signifie-t-il automatiquement qu'on doive les accepter ? à partir du moment où les Catalans auraient le droit de dire aux autres Espagnols en fait, je n'ai pas envie de vivre dans le même pays que vous, pourquoi les Franciliens n'auraient-ils pas ce droit ? Si on accepte l'argument économique, cela fait certainement sens : l'Île-de-France est (après les régions de Londres, Luxembourg, Buxelles, Hambourg et Bratislava) à peu près la sixième plus riche région de l'Union européenne d'après Eurostat (en PIB par habitant ajusté au pouvoir d'achat), elle représente à peu près 30% de l'économie de la France et pourrait très bien fonctionner comme État autonome, il n'y a aucun doute que si les arguments économiques sont recevables pour la Catalogne ils le sont au moins autant pour l'Île-de-France.

Bref, je déclare fondé le mouvement indépendantiste francilien, ou plutôt, je le déclarerai fondé si la Catalogne ou l'Écosse arrivent à obtenir leur indépendance dans de bonnes conditions et à rester dans l'UE. Pas seulement que je sois curieux de savoir où la France mettrait sa capitale (Bordeaux, peut-être, comme à chaque fois que les Allemands s'approchent de Paris ?), mais aussi qu'en bon antinationaliste enragé j'aime bien l'idée de détruire les états-nations et les remplacer par des machins sans aucune identité. Comme l'Île-de-France et l'Europe ? Ben pourquoi pas, oui.

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(mardi)

Quand le referendum est-il opportun ?

On entend régulièrement, dans la vie politique française, des appels à ce que telle ou telle question soit portée à referendum. C'est une manœuvre rhétorique assez habile, parce qu'elle donne l'apparence d'une grande impartialité (du genre : « laissons le Peuple Souverain® décider »), en fait on sait très bien que l'appel ne sera pas entendu, et du coup on peut laisser comprendre que le parlement ne fait pas ce que le peuple voudrait (ou plutôt, généralement : fait ce que le peuple ne voudrait pas).

Depuis la réforme constitutionnelle de juillet 2008, on devrait pouvoir faire à ces appels la réponse suivante : Vous n'avez qu'à tenter d'organiser un referendum d'initiative populaire (puisque la Constitution le permet maintenant). Je soupçonne d'ailleurs vaguement que cette possibilité a été inscrite dans la Constitution pour permettre de faire ce genre de réponse à des gens qui appellent à l'adoption de telle ou telle mesure. En réalité, les conditions limitant le referendum d'initiative populaire sont tellement extraordinairement draconiennes (un nombre de signatures exorbitant à recueillir en un temps très court plus l'approbation d'un nombre non négligeable de parlementaires élus, un nombre de domaines très limité, et diverses autres restrictions) et son effet est absolument nul (il suffit que le parlement examine la question, il peut tout à fait la rejeter, et cela enterre le referendum), et de toute façon ces dispositions de la Constitution sont actuellement inopérantes puisque le parlement n'a jamais voté la loi organique nécessaire à leur application, si bien que là, même si je suis très très loin d'être un zélateur du referendum (comme je vais le dire), je trouve qu'on se moque un peu du monde. Et en tout cas, on ne peut vraiment pas dire tentez un referendum d'initiative populaire, cela serait de trop mauvaise foi même pour l'homme politique lambda. Bref.

En ce moment, il y a deux sujets sur lesquels on entend des appels à consulter le Peuple Souverain®, c'est l'ouverture du mariage aux couples de même sexe, et le pacte budgétaire européen (ratification du traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire signé à Bruxelles le 2 mars 2012). Dans les deux cas, ceux qui appellent à un referendum voudraient que le Peuple Souverain® refusât la mesure en question : ils veulent un referendum pour faire campagne pour le non. Dans les deux cas, ils estiment que le Peuple Souverain® pencherait effectivement en leur faveur (voterait non). Et dans les deux cas, je pense qu'ils ont raison d'estimre cela : je pense qu'un referendum sur l'un ou l'autre sujet donnerait effectivement une victoire, courte mais probable, au non. (Et dans les deux cas, je ne serais pas d'accord avec le Peuple Souverain®, puisque moi-même je voterais oui, mais ce n'est pas du tout ce dont je veux parler.)

J'ai déjà expliqué par le passé ce que je pensais du Peuple Souverain® et de cette espèce de mysticisme qui l'entoure, et que je ne suis pas trop fan de laisser le Peuple Souverain® (aka : quarante-six millions de veaux) décider tout et n'importe quoi. Mais à la limite, ce n'est pas ça le problème non plus.

Le truc, c'est que pour beaucoup de questions, il y a des gens qui sont très excités pour ou contre, et une grande majorité de gens qui ont un avis beaucoup plus mou. Cet article (qui me semble bien pensé, et d'ailleurs beaucoup plus intelligent que la plupart des choses qu'on trouve sur le site en question) explique assez bien les choses : il se trouve que si on fait des sondages sur le mariage des couples de même sexe, une majorité assez nette de Français est pour ; mais ils sont « pour » au sens où ils sont prêts à faire l'effort de donner leur avis à un sondeur qui les a appelés pour le leur demander, ça ne veut absolument pas dire qu'ils sont suffisamment motivés sur la question pour aller prendre leurs petits petons potelés un dimanche et aller jusqu'au bureau de vote mettre dans l'urne un bulletin pour permettre aux homos de convoler — parce que, dans le fond, ils s'en foutent. À part, bien sûr, ceux qui sont vraiment mobilisés sur la question, et ceux-là, ils représentent une population très différente : pas du tout clair que les homos et leurs famille (ceux qui auraient assez envie de voter oui pour se bouger vraiment) fassent le poids contre ceux qui sont motivés pour voter non. Bref, le résultat serait certainement une grosse abstention, et un résultat au mieux très incertain. Et sans doute pareil pour le pacte budgétaire : personne n'a envie de se bouger pour aller voter en faveur d'un traité qu'on considérera au mieux comme un moindre mal. En vérité, le même genre d'effet peut se produire pour à peu près n'importe quelle question.

Pour avoir un referendum sain, il faudrait trois conditions toutes plus irréalistes les unes que les autres : (1) avoir un débat public serein sur la question, où les arguments soient véritablement entendus, et qui parvienne à intéresser les électeurs, (2) que ces électeurs se mobilisent largement, même si leur avis est peu tranché (ou peut-être que le vote soit obligatoire, mais je ne suis pas sûr que ce soit très bon pour autant), et (3) que le gouvernement ne prenne pas franchement position lui-même et souhaite véritablement savoir, en toute neutralité, quel est l'avis des électeurs (autant dire qu'on croit au Père Noël, à la Mère Noël, et à toute la petite famille Noël, là).

Et à vrai dire, quand je regarde les referendums qui ont eu lieu en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale (ou depuis la IIIe République, ça revient au même puisqu'il n'y en a pas eu entre 1871 et 1944), je ne vois rien de vraiment indispensable, et je ne vois pas non plus de preuve d'une grande sagesse du Peuple Souverain®. Lequel a par exemple manqué deux occasions (mai 1946 et avril 1969) de se débarrasser du Sénat, parce que des questions politiques annexes ont parasité le débat, il a choisi un régime politique à la con (dont on ne sait pas bien s'il est présidentiel ou parlementaire) pour faire plaisir à Mongénéral, il a tergiversé sur les questions européennes et il a montré qu'il ne voulait pas se remuer si la question ne l'intéressait pas vraiment (je pense au referendum de septembre 2000). Bref, je suis peu convaincu.

La Suisse est régulièrement montrée en exemple, en France, comme l'archétype du pays dont la démocratie fonctionne à merveille (insérez ici la citation attendue d'Orson Welles), notamment à cause du bon usage du referendum (appelé « votations »). Qu'on me permette d'être sceptique. (Et ce, sans même procéder au largage de trolls évidents sur les jolis alpages : le temps qu'il aura fallu pour que les femmes aient les mêmes droits politiques que les hommes, la part de l'extrême-droite dans l'électorat, et, oh, vous avez vu le joli minaret, là ?)

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(dimanche)

Matrice de report des voix : mes résultats

Je conclus (enfin, j'espère !, parce que je commence à en avoir un peu marre) la série des trois derniers posts (1, 2 et 3) avec les résultats promis.

D'abord, en petits caractères, voici de façon très détaillée la méthodologie que j'ai suivie.

Premièrement, le jeu de données. S'agissant de 2012, elles sont ici pour le 1er tour et pour le 2d ; s'agissant de 2007, elles sont ici pour le 1er tour et pour le 2d. Pour bien s'entendre, il y a 36791 lignes de données pour 2012, et 36698 pour 2007.

J'ai d'abord retiré tous les départements et autres collectivités d'outre-mer (mais gardé la Corse), au motif que les reports s'y effectuent sans doute de façon différente de la métropole, et aussi parce que certaines ne sont pas détaillées dans le fichier pour 2007. Ensuite, comme je voulais un fichier unifié entre 2007 et 2012, j'ai fusionné toutes les données selon les codes de département et de commune, en ne gardant que les clés qui étaient présentes à la fois en 2007 et 2012 : ceci implique que pour les communes qui ont fusionné entre les deux (par exemple 21084 Blessey et 21551 Saint-Germain-Source-Seine ont fusionné pour former 21084 Source-Seine), je n'ai gardé que la commune ayant le numéro donné à la commune fusionnée, et inversement en cas de scission (par exemple, je supprime des données de 2012 la commune de 52033 Avrecourt qui faisait en 2007 partie de 52332 Val-de-Meuse). Je supprime encore les 15 communes (05014 Barret-sur-Méouge, 05181 Villar-d'Arêne, 10298 Pont-sur-Seine, 14726 Vassy, 31019 Artigue, 31081 Bourg-d'Oueil, 39364 Montrond, 43122 Lissac, 50049 Besneville, 50105 Catteville, 50614 Le Valdécie, 63181 Joserand, 79076 La Chapelle-Saint-Laurent, 80197 Cizancourt et 86241 Saint-Rémy-sur-Creuse) dont la totalité des votes a été annulée par le Conseil constitutionnel sur l'un des quatre tours d'élection considérés. Au final, il reste 36538 lignes de données.

S'agissant des colonnes de données, je conserve, pour chaque élection : le nombre d'abstentions, le nombre de blancs+nuls, et le nombre de votes pour chaque candidat, le total étant toujours égal au nombre d'inscrits. Qui peut, en revanche, changer, même entre les deux tours d'une même élection, oui : mon fichier totalise 42057423 inscrits (sur 44472834 en vérité, c'est-à-dire surtout avec l'outre-mer) au premier tour en 2007, 42057755 au second tour (sur 44472733), et en 2012 : 43250761 inscrits (sur 46028542) au premier tour et 43253197 (sur 46066307) au second.

J'attribue à chaque commune et indépendamment pour chacune des deux élections, une répartition gauche-droite grossière, sur la base des suffrages exprimés au 1er tour, en sommant les voix des candidats que j'ai classés, de façon ad hoc, comme étant « de gauche » d'un côté, « de droite » de l'autre, les centristes comptant pour moitié de chaque côté. J'ai classé de cette manière : en 2007, Besancenot, Buffet, Schivardi, Bové, Voynet, Royal et Laguiller à gauche, Bayrou et Nihous au centre, de Villiers, Le Pen et Sarkozy à droite ; en 2012, Joly, Mélenchon, Poutou, Arthaud et Hollande à gauche, Cheminade et Bayrou au centre, Le Pen, Sarkozy et Dupont-Aignan à droite. Par exemple, ce score répartit Paris en 2007 à 48.8% à gauche (et donc 51.2% à droite) et en 2012 à 55.8% à gauche (et donc 44.2% à droite). Ce score ne sera pas utilisé directement mais simplement pour analyser plus finement les populations d'abstentionnistes et d'électeurs de Le Pen (l'idée étant que les électeurs de Le Pen ne sont pas vraiment les mêmes à Calais et à Cannes et n'ont pas le même comportement au second tour).

Je divise fictivement les populations d'abstentionnistes et de votants pour Le Pen au premier tour en deux dans les proportions données par la répartition gauche-droite grossière évoquée ci-dessus (par exemple, comme j'ai dit qu'à Paris en 2012 la répartition est de 55.8% à gauche et 44.2% à droite, je ferai deux sous-populations des abstentionnistes du premier tour avec 55.8% d'un côté et 44.2% de l'autre, et pareil pour les électeurs de Le Pen du premier tour). J'appellerai ces sous-populations des abstentionnistes de gauche et abstentionnistes de droite et de même électeurs de Le Pen gauche et électeurs de Le Pen droite, ce qui ne signifie pas que je préjuge des choses à leur sujet, encore moins leur vote, il s'agit juste de refléter l'environnement général où ils se trouvent pour modéliser la façon dont ils se comporteront au second tour.

J'ai donc divisé les électeurs du premier tour en N populations : il y a 16 populations en 2007 (une pour chacun des 12 candidats, sauf Le Pen qui en a récupéré deux, plus encore deux pour les abstentionnistes et une pour les blancs-ou-nuls), et 14 populations en 2012. Pour le second tour, je n'ai que 4 populations : les abstentionnistes, les votes blancs-ou-nuls, et les deux candidats. Pour éviter de s'ennuyer avec la variation du nombre d'inscrits, je multiplie les populations du second tour par le rapport d'inscrits pour faire comme si le nombre d'inscrits du second tour était égal à celui du premier tour : ce sera ça ma cible. (On aurait aussi pu imaginer créer une nouvelle population, les absents-au-premier-tour, mais je ne pense pas qu'ils soient suffisamment nombreux ou homogènes pour être modélisables de façon sensée.)

Maintenant, je vais chercher à trouver la matrice de report entre les N populations du premier tour et les 4 populations du second tour (ramenées proportionnellement au nombre d'inscrits du premier tour). Je cherche donc une matrice 4×N de nombres réels entre 0 et 1 (les N colonnes représentant la répartition des votes au second tour, en proportion, de chacune des populations du premier tour). Les contraintes exigées de cette matrice sont :

  • toutes les entrées sont comprises entre 0 et 1,
  • la somme de chaque colonne vaut 1 (i.e., la matrice est stochastique à gauche),
  • la matrice appliquée au vecteur total de chacune des N populations de premier tour pour toute la France doit donner le vecteur total des 4 populations de second tour (par exemple, pour 2012, la matrice appliquée au vecteur [abstention-gauche:3930068 abstention-droite:4126717 blancs-ou-nuls:648166 Joly:786363 Le-Pen-gauche:2923896 Le-Pen-droite:3397710 Sarkozy:9340798 Mélenchon:3899288 Poutou:399753 Arthaud:194859 Cheminade:84939 Bayrou:3173183 Dupont-Aignan:627892 Hollande:9717129] doit donner [abstention:7804808 blancs-ou-nuls:2076910 Hollande:17125029 Sarkozy:16244014]), ces deux vecteurs étant évidemment de même total à savoir le nombre d'inscrits du premier tour.

Les deux derniers points déterminent N+3 conditions linéaires indépendantes (une pour chaque colonne et une pour chaque ligne, sachant qu'une quelconque de ces conditions peut être éliminée comme découlant de toutes les autres).

Je cherche maintenant la matrice, vérifiant ces contraintes, qui parmi les matrices vérifiant ces contraintes réalise la plus petite somme des erreurs quadratiques sur toutes les communes (enfin, parmi les 36538 communes de mon tableau) : les erreurs étant la différence, en nombre total de voix, entre l'application de la matrice au vecteur donnant les populations de premier tour, et le vecteur de second tour (ramené au nombre d'inscrits du premier tour) — on somme donc les carrés des erreurs sur chacune des quatre composantes du vecteur et sur chacune des 36538 communes. Ce calcul est un problème de programmation quadratique en 4N variables, que j'ai résolu avec la fonction qp de GNU Octave.

On peut éventuellement ajouter une contrainte demandant que le report d'un candidat du premier tour qui est admis au second tour soit parfait sur ce candidat lui-même : je n'ai pas eu à ajouter cette contrainte pour 2012 (la solution trouvée vérifiait déjà cette contrainte) ; pour 2007, la solution vérifiait cette contrainte sur Nicolas Sarkozy, et seulement approximativement sur Ségolène Royal (la matrice trouvée reportait 3% des voix de Ségolène Royal du premier tour sur l'abstention au second tour, et seulement à 97% sur elle-même) : ajouter de force la contrainte ne changeait que de quelques pour cent les reports sur les autres candidats, une précision à laquelle je ne prétends de toute façon pas, donc je l'ai introduite pour plus de propreté.

Évidemment, pour indiquer les résultats finaux, il faut réagréger les populations qui ont été artificiellement séparées, c'est-à-dire les « abstentionnistes-de-gauche » et les « abstentionnistes-de-droite », et de même « Le Pen-gauche » et « Le Pen-droite ».

Par contre, je n'ai finalement pas agrégé ensemble dans les calculs les candidats trop semblables (Arthaud et Poutou, ou bien Cheminade avec les blancs-et-nuls), au motif que de toute façon les résultats calculés pour eux sont probablement dénués de sens de toute façon mais que les garder séparés dans les calculs permet peut-être d'obtenir de meilleurs résultats sur les autres candidats (après tout, tout prédicteur en entrée est bon à prendre, je suppose). J'agrège ces résultats uniquement dans le résultat que j'indique :

Pour 2012 :

1er tour→
↓2d tour
Abstentions Blancs+nuls + Cheminade Joly Le Pen Sarkozy Mélenchon Poutou + Arthaud Bayrou Dupont-Aignan Hollande
Abstentions 79% 0% 0% 23% 0% 0% 0% 0% 0% 0%
Blancs+nuls 0% 46% 0% 15% 0% 0% 40% 9% 44% 0%
Hollande 6% 43% 74% 6% 0% 98% 60% 42% 25% 100%
Sarkozy 15% 10% 26% 56% 100% 2% 0% 49% 31% 0%

Pour 2007 :

1er tour→
↓2d tour
Abstentions Blancs+nuls Besancenot + Schivardi + Laguiller Buffet Bayrou Bové + Voynet De Villiers Royal Nihous Le Pen Sarkozy
Abstentions 82% 0% 0% 0% 17% 0% 0% 0% 0% 0% 0%
Blancs+nuls 0% 75% 1% 0% 11% 1% 0% 0% 14% 9% 0%
Sarkozy 13% 0% 5% 0% 31% 0% 100% 0% 86% 85% 100%
Royal 5% 25% 94% 100% 41% 99% 0% 100% 0% 6% 0%

Évidemment, ces tableaux sont à prendre avec énormément de pincettes ! Pour avoir une idée de l'imprécision, on peut comparer le tableau pour 2007 ci-dessus avec celui donné dans une entrée précédente (où les principales différences étaient que (a) je n'avais pas scindé les abstentions et Le Pen, (b) je n'avais pas imposé les contraintes linéaires sur les lignes de la matrice, et (c) je n'avais pas exclu l'outre-mer) : je pense que mon nouveau tableau est un poil meilleur, mais il ne l'est sans doute pas énormément, donc il faut prendre l'énorme différence dans les scores de reports de Frédéric Nihous comme signifiant simplement on n'en sait rien (même si le nouveau tableau suggère quand même plutôt que son électorat était de droite). Évidemment il est invraisemblable que l'électorat de Bové et Voynet se soit reporté à 99% sur Ségolène Royal en 2007, ou celui de Mélenchon à 98% sur Hollande en 2012, ou autres colonnes de ce genre, donc ces reports doivent simplement être considérés comme signifiant que l'algorithme a correctement classifié ces candidats comme étant de gauche, ou a contrario De Villiers comme étant de droite (on pourra m'objecter que ma méthodologie supposait de toute façon de classifier a priori les candidats grossièrement à gauche ou à droite, mais en fait les scores dont je parle sont relativement robustes à cette classification).

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(mardi)

Différentes hypothèses relatives à l'entrée précédente

Je posais hier le mystère suivant : comment expliquer qu'une régression linéaire entre les nombres de voix (commune par commune) aux deux tours de l'élection présidentielle de 2007 ne donne pas, comme on pourrait naïvement s'y attendre, une matrice de report des voix raisonnable ?

Différentes explications m'ont été proposées (soit dans les commentaires de l'entrée précédente, soit par d'autres canaux), et je voudrais y apporter quelques commentaires.

Voici une première hypothèse : mes calculs sont tout simplement dénués de sens, on ne peut pas espérer bêtement qu'une simple formule linéaire donne des résultats raisonnables, du coup les coefficients de la formule linéaire (fût-elle la meilleure possible) n'ont aucune espèce de signification. C'était aussi ma première idée. Mais elle ne tient pas pour la raison suivante, c'est que la formule linéaire en question est en fait étonnamment précise. Voici quelques données pour illustrer ce fait : si je prévois les résultats du second tour de 2007 à partir de ceux du premier avec la formule linéaire dont les coefficients sont donnés par le premier tableau de l'entrée précédente, j'obtiens une erreur médiane de 7 voix sur la prévision du nombre de voix de Nicolas Sarkozy au second tour (les erreurs sur les autres valeurs sont plus faibles), une erreur moyenne de 15 voix sur toutes les communes de France, une erreur moyenne sur la proportion de 1.3 points (en pondérant évidemment cette dernière moyenne par le nombre d'inscrits de la commune ; pour référence, le nombre moyen d'inscrits est de 1180), et les erreurs moyennes quadratiques sont également assez basses : 40 voix ou 2 points. Bref, l'idée que la formule est aberrante ne tient pas. Remarquer que la formule linéaire donnée par mon second tableau est à peine moins bonne (et même meilleure sur certaines métriques), ce qui donne l'idée que si la formule linéaire est bonne, tous ses coefficients ne sont pas pour autant bien déterminés (cf. ci-dessous).

Variante de la même hypothèse : mes données seraient trop bruitées, par exemple à cause des petites communes. J'ai essayé de refaire les calculs en me limitant aux communes ayant au moins 500 inscrits, cela ne change essentiellement rien (ce qui est normal, parce que je travaille sur des nombres de voix, ce qui fait intrinsèquement que les toutes petites communes ont peu de poids).

Autre idée proposée : la matrice des reports serait très inégale à travers le territoire. Cela dépend de ce qu'on entend par à travers le territoire, mais j'ai fait un test en me limitant aux communes d'Île-de-France : la matrice de corrélation n'est pas exactement la même, mais elle n'est pas fondamentalement différente, et en tout cas les coefficients négatifs ou supérieurs à 1 persistent (ce sont essentiellement les mêmes).

Maintenant, à la réflexion, voici les deux principaux effets que je crois être responsables de l'effet que je signalais :

Premièrement, les coefficients sont diversement bruités. L'idée est qu'un coefficient est d'autant plus facile à mesurer, dans une régression linéaire, qu'on a des variables ayant des valeurs très différentes sur sa valeur d'entrée. Mesurer les reports de voix, par exemple, des électeurs de Laguiller au premier tour, ne peut se faire fiablement qu'en comparant des endroits où elle fait un score relativement élevé et d'autres où elles fait un score particulièrement mauvais : l'ennui, c'est que quand elle fait un score élevé, d'autres candidats (de gauche) font également un score élevé, et noient le signal ; autrement dit, les variables d'entrées ne sont pas du tout décorrélées, et du coup il est très difficile de mesurer fiablement les coefficients depuis chacune d'entre elles. Pour pallier ce problème-là, on pourrait éventuellement réunir des candidats sociologiquement trop proches (par exemple, pour l'analyse des résultats 2012, il sera sans doute pertinent d'agréger les votes pour Poutou et Arthaud ensemble, voire aussi à ceux pour Mélenchon, car il est essentiellement impossible de trouver des endroits où le rapport entre ces scores s'écarte énormément de la moyenne nationale ; de même, le score de Cheminade étant essentiellement une variable aléatoire toute petite, on ne peut rien en dire d'utile, autant l'agréger aux votes nuls).

Deuxièmement, il y a des effets non-linéaires qui ont une trace linéaire non nulle. J'insiste sur le qualificatif : le fait qu'il y ait des effets non-linéaires est évident, mais on peut être tenté de dire ils ne doivent pas être bien importants puisque l'approximation linéaire donne de bons résultats (cf. ci-dessus). Seulement ce n'est pas une analyse complète. Je donne un exemple :

Prenons l'abstention. Elle a été sensiblement au même niveau entre les deux tours en 2007, mais on peut penser qu'elle ne concerne pas les mêmes personnes : beaucoup de gens s'abstiennent au second tour parce que leur candidat de prédilection a disparu du premier, et a contrario, beaucoup de gens s'abstiennent au premier tour parce que leur candidat de prédilection leur semble assuré d'accéder au second tour. Considérons ces derniers : ils ne forment pas une population homogène — certains sont de gauche et voteront plutôt pour la candidate de gauche au second tour, et certains sont de droite et voteront plutôt pour le candidat de droite ; le rapport entre ces deux populations doit être grossièrement de l'ordre du rapport entre électeurs de gauche et de droite au premier tour. On a donc affaire à un effet non-linéaire : il y a apport vers les deux candidats du second tour d'une partie des abstentionnistes dans des proportions déterminées pour parti par le rapport gauche/droite au premier tour. Ça c'est assez évident. Maintenant, comment cet effet non-linéaire se fait-il approximer par une régression linéaire ? Il y a évidemment un effet qui se manifeste dans la colonne des reports de l'abstention, vers les deux principaux candidats, mais il y a aussi une partie qui se manifeste dans la colonne des reports de chacun de ces candidats, car leurs électeurs semblent se multiplier au second tour (si l'abstention varie peu d'une commune à l'autre, c'est surtout cet effet-là qu'on va voir) : on va donc voir apparaître une proportion de report supérieure à 1 entre un candidat et lui-même, et c'est exactement ce qui se manifeste sur mon tableau. (Et comme la somme des coefficients par colonne vaut 1, s'il y a une entrée supérieure à 1, il y en a une qui est négative, ce qui correspond au fait que la présence d'électeurs de gauche au premier tour se manifeste par un défaut de report d'abstention vers le candidat de droite du second tour puisque ces électeurs indiquent qu'on est dans une région de gauche.)

Comment modéliser cet effet non-linéaire ? Je peux imaginer faire la chose suivante : déterminer pour chaque commune une mesure approximative entre 0 et 1 de « proportion de votes à gauche » (parmi les suffrages exprimés), et complémentairement une proportion de droite. Cela peut se faire en classant a priori les candidats comme à gauche ou à droite, ou en utilisant la première régression linéaire pour le faire automatiquement : peu importe, c'est un indice grossier. On divise ensuite artificiellement la population d'abstentionnistes du premier tour entre abstentionnistes « de gauche » et « de droite » suivant cette proportion. Le nombre d'abstentionnistes de chaque catégorie est donc une fonction non-linéaire (quadratique, précisément), et c'est ces deux fonctions (dont la somme est le vrai nombre d'abstentionnistes) qu'on utilise dans une régression linéaire, ou une régression linéaire contrainte. On peut faire la même chose pour les votes pour Le Pen au premier tour, qui représentent un vote protestataire pas forcément de droite : les séparer artificiellement en deux populations dans les mêmes proportions que la séparation gauche/droite sur l'ensemble des exprimés, et utiliser ces deux populations séparément dans la régression. (Ensuite, bien sûr, si on veut calculer une matrice de report des voix, on réunira ces deux populations qui ont été séparées fictivement pour introduire un effet non-linéaire.)

Toute cette procédure est un petit peu ad hoc, mais ça me semble néanmoins assez raisonnable. Sur les données de 2007, introduire de cette manière une division gauche/droite dans les populations d'abstentionnistes et d'électeurs de Le Pen au premier tour me permet d'améliorer d'environ 15% la précision sur les scores de Sarkozy et Royal au second tour. Et en réagrégeant les populations, j'obtiens un vecteur de reports des voix des électeurs de Le Pen un peu plus crédible que du tout-Sarkozy : 87% de report vers Sarkozy, 1% vers Royal, 7% vers l'abstention et 5% vers le nul (je n'y crois toujours pas, mais c'est quand même moins délirant).

Je tenterai d'appliquer ces différentes idées sur les chiffres de 2012 quand je les aurai. En attendant, pour m'amuser, j'ai fait une régression linéaire avec contrainte entre les chiffres du premier tour de 2012 et ceux du premier tour de 2007, pour tenter de répondre à la question les électeurs de tel candidat de 2012, pour qui avaient-ils voté en 2007 ? (en faisant comme si la population était constante, ce qui n'est pas le cas). Ces chiffres ne sont pas sérieux du tout, donc, mais ils sont amusants (je les donne en proportion du score de 2012, i.e., la proportion pour chacun des candidats de 2012 de la fraction de leur électorat qui viendrait de chaque candidat en 2007) :

  • Éva Joly : 79% depuis Bayrou, 21% depuis Royal.
  • Marine Le Pen : 23% depuis l'abstention, 5% depuis Besancenot, 4% depuis Buffet, 2% depuis De Villiers, 1% depuis Nihous, 56% depuis Le Pen (père), 2% depuis Laguiller et 7% depuis Sarkozy.
  • Nicolas Sarkozy : 5% depuis Bayrou, 95% depuis lui-même.
  • Jean-Luc Mélenchon : 8% depuis Besancenot, 10% depuis Buffet, 16% depuis Bayrou, 5% depuis Bové, 6% depuis Voynet, 1% depuis De Villiers, 30% depuis Royal, 6% depuis Le Pen, 16% depuis Sarkozy.
  • Philippe Poutou, comme Nathalie Arthaud : depuis Besancenot.
  • François Bayrou (comme Jacques Cheminade ?!) : depuis Bayrou.
  • Nicolas Dupont-Aignan : 68% depuis Bayrou, 32% depuis De Villiers.
  • François Hollande : 15% depuis Bayrou, 85% depuis Royal.

Je répète que ce n'est pas à prendre trop au sérieux, mais il est amusant de voir que ce n'est pas totalement délirant non plus (pour commencer, on peut dire que le calcul a identifié le fait que Bayrou ou Sarkozy étaient bien les mêmes candidats en 2007 et 2012).

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(lundi)

De la difficulté de faire une régression linéaire contrainte en politique

Dans l'entrée précédente, j'ai suggéré l'idée de faire une régression linéaire multivariée entre les deux tours des résultats de l'élection présidentielle, c'est-à-dire, essayer de calculer quelle combinaison linéaire des résultats du premier tour de la présidentielle (considérés comme un vecteur de N+2 nombres, à savoir le nombre de voix pour chacun des N candidats + bulletins blancs/nuls + abstentions) approche le mieux, sur l'ensemble des communes de France, les résultats du second tour (considérés comme un vecteur de 4 nombres, pour 2 candidats + blancs/nuls + abstentions). J'espérais[#] — un peu naïvement comme on va le voir — que ce calcul permettrait de connaître la matrice de reports des voix, c'est-à-dire, la proportion, dans chacun des N+2 votes possibles au premier tour, des 4 votes possibles au second tour : par exemple savoir que les électeurs de François Bayrou au premier tour se seraient reportés à 30% sur l'abstention, à 5% sur le vote blanc, à 35% sur Nicolas Sarkozy et à 30% sur François Hollande (chiffres imaginaires mais pas aberrants).

Les résultats du second tour n'étant pas encore disponibles sur www.data.gouv.fr au moment où j'écris, je me suis dit que j'allais m'exercer sur les résultats de 2007 (pour calculer les reports entre les deux tours de celle-ci soit, de façon plus osée, entre 2007 et 2012). Je passe sur les différentes petites crottes de ragondin rencontrées en chemin pour préformater les données sous une forme sympathique (par exemple les communes qui ont eu la fort sotte idée de fusionner ou de se séparer ; je passe aussi sur le fait qu'il n'y a pas de version détaillée des résultats de Paris, parce que Paris a le malheur d'être une unique commune). Disons que j'ai un gros tableau de données raisonnables, d'où j'ai retiré tout ce qui me chagrine.

Il n'est alors pas difficile de faire les régressions linéaires, avec un programme comme R[#2]. C'est-à-dire trouver les (2+2)×(12+2)=56 coefficients tels que, pour chaque vote possible au second tour, le nombre de ces votes soit au mieux prédit par la combinaison, affectée par les coefficients correspondants, des 14 votes possibles au premier tour (il y avait 12 candidats en 2007, ce qui fait 14 avec blancs et abstention). Il est assez facile de se convaincre, dans la mesure où le nombre d'inscrits ne change pas entre les deux tours (ce qui est quasiment vrai — pas rigoureusement, et ça fait partie des petites crottes de ragondin — mais suffisamment pour qu'on puisse faire comme si), que la somme des coefficients sur une colonne de cette matrice (c'est-à-dire pour chaque vote possible de premier tour) vaut 1. Maintenant, j'espérais que quelque chose ferait que ces coefficients seraient aussi tous positifs, et auraient l'interprétation naïve que j'ai décrite ci-dessus comme matrice de transfert des voix. Or ce n'est pas le cas, et voici la matrice des coefficients :

1er tour→
↓2d tour
Abstentions Blancs/nuls Besancenot Buffet Schivardi Bayrou Bové Voynet De Villiers Royal Nihous Le Pen Laguiller Sarkozy
Abstentions 0.8519 −0.4145 0.1060 0.0578 −0.2845 0.1705 0.5994 −0.5476 0.0281 0.0002 −0.5410 −0.0405 0.3789 0.0047
Blancs/nuls 0.0035 0.4859 0.1085 0.0113 0.5714 0.0867 −0.1229 0.0775 0.0596 −0.0019 0.2442 0.0119 0.2184 0.0153
Sarkozy 0.0910 0.5596 −0.0944 −0.0309 0.8717 0.3499 0.0586 0.9280 0.9056 −0.1129 0.7721 0.9979 −1.2629 1.0427
Royal 0.0532 0.3785 0.8656 0.9573 −0.1743 0.3938 0.5116 0.5719 0.0021 1.1131 0.5122 0.0283 1.6956 −0.0627

Le fit linéaire est excellent : même si je ne sais pas lire exactement les données de marges d'erreur que R me sort, je sais lire qu'elles sont très faibles (par exemple s'il me dit que 99.99% de la variance est expliquée par ce modèle linéaire, ou que dans 50% des communes l'écart est inférieur à 6 voix) ; bref, ces coefficients ont un sens. Mais pas exactement celui que je veux !

Il est relativement concevable que 85% des abstentionnistes du premier tour en 2007 l'aient encore été au second, tandis que 9% seraient allés voter Sarkozy et 5% Royal ; ou que les électeurs de Bayrou se soient reportés à 17% sur l'abstention, à 9% sur le vote blanc, à 35% sur Sarkozy et à 39% sur Royal : j'y crois assez ; ou encore que, comme le tableau le suggère, ceux de Villiers aient voté à 91% pour Sarkozy au second tour tandis que 3% se seraient abstenus et 6% auraient voté blanc. Mais il est impossible que 93% des électeurs de Voynet aient voté Sarkozy au second tour, 57% pour Royal, et un pourcentage négatif, −55%, se soient abstenus.

C'est assez perturbant : ce tableau montre des chiffres relativement sensés, dans un monde où un vote négatif serait possible. ☺️

Bon, ben si les chiffres ne veulent pas d'eux-mêmes être raisonnables, il n'y a qu'à les forcer à l'être : je peux demander à chercher, après tout, quelle est la matrice à coefficients positifs, où chaque colonne a pour somme 1, et qui réalise la meilleure approximation linéaire parmi celles vérifiant ces contraintes : on parle de régression linéaire avec contraintes. Il s'agit là d'un problème d'optimisation quadratique (avec contraintes linéaires, et terme quadratique positif défini) : quelque chose qu'on sait très bien faire. En principe, R a ce qu'il faut pour y arriver : mais nouvelle petite crotte de ragondin, ce package ne marche pas chez moi, il prétend que mes contraintes (=la positivité des variables) sont impossibles à satisfaire, je ne sais pas ce qu'il a fumé. À la place, j'ai dû passer par Octave, qui est encore plus pénible à manipuler et que je connais encore moins, mais enfin qui sait faire le boulot (quand on réussit à exporter les matrices du problème de R vers Octave, ce qui n'est pas la chose la plus agréable qui soit).

Voilà ce que ça donne :

1er tour→
↓2d tour
Abstentions Blancs/nuls Besancenot Buffet Schivardi Bayrou Bové Voynet De Villiers Royal Nihous Le Pen Laguiller Sarkozy
Abstentions 0.8424 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000 0.1679 0.0275 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000
Blancs/nuls 0.0424 0.2600 0.0000 0.0000 1.0000 0.1093 0.0000 0.0000 0.0026 0.0000 0.5503 0.0004 0.0000 0.0000
Sarkozy 0.0495 0.0900 0.0000 0.0000 0.0000 0.3283 0.0000 0.0000 0.9974 0.0000 0.1999 0.9996 0.0000 1.0000
Royal 0.0657 0.6500 1.0000 1.0000 0.0000 0.3945 0.9725 1.0000 0.0000 1.0000 0.2498 0.0000 1.0000 0.0000

De nouveau, il est relativement raisonnable de penser que les électeurs de François Bayrou au premier tour en 2007 se seraient divisés au second tour entre l'abstention à 17%, le vote blanc à 11%, Sarkozy à 33% et Royal à 39% (les chiffres diffèrent très peu du tableau précédent, et sont toujours crédibles). À la limite, il n'est pas totalement délirant d'imaginer que, avec la précision des mesures, près de 100% des électeurs de Marie-George Buffet, ou même d'Olivier Besancenot, se soient reportés sur Ségolène Royal au second tour, comme d'ailleurs les électeurs du premier tour de Ségolène Royal elle-même. Mais alors croire que les électeurs de Gérard Schivardi au premier tour auraient tous voté blanc au second (sans s'abstenir, mais vraiment voté blanc), ou croire que ceux qui ont voté blanc au premier tour auraient été 65% à voter pour Royal au second, ce n'est, comme qui dirait, pas très crédible. Je suis aussi amusé du 99.96% de report calculé de Le Pen sur Sarkozy (les 0.04% restants ayant censément voté blanc, c'est très précis) !

Voici donc la question à 100¤ : ces chiffres ont-ils une quelconque signification en rapport avec la réalité, ou un quelconque intérêt pour l'analyse politique ? À défaut, y a-t-il un autre traitement statistique que je puisse mener pour en obtenir de meilleurs ? Et en tout état de cause, quand (et si) le ministère de l'intérieur se sortira les doigts du c** pour fournir les chiffres complets du second tour de 2012 en Open Data, sera-t-il intéressant de mener la même analyse ou doit-on considérer que c'est du temps perdu ?

[#] Pourquoi espérer ça ? Parce que si les reports de voix du premier vers le second tour se font à peu près de la même façon partout, et notamment, indépendamment de ce pour quoi votent les autres électeurs de la commune, ce qui a priori ne semblait pas une hypothèse délirante, alors on devrait bien retomber dessus en faisant une régression linéaire.

[#2] Programme au nom incroyablement stupide quand on pense à la difficulté que cela cause de chercher dans Google des informations sur un truc à une lettre.

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(dimanche)

Résultats d'élections : à la Bastille

[Rassemblement place de la Bastille]Je ne suis pas trop le genre à me livrer à des manifestations de liesse politique (ou à participer à des manifestations tout court, d'ailleurs, ne serait-ce que parce que je suis plutôt agoraphobe) : et pourtant, je me suis rendu — certes brièvement — ce soir à la Bastille[#], où se fêtait, sans doute, plus le soulagement provoqué par la défaite du président sortant que la joie de la victoire de l'impétrant.

En ce qui me concerne, du moins, j'attends assez peu de celui qui sera le prochain président de la République ; j'en attends même le moins possible parce qu'en parlementariste convaincu je considère que l'action de l'exécutif doit être menée par le gouvernement et dirigée par le Premier ministre, dont la légitimité découle de l'Assemblée nationale, laquelle reste à élire (et c'est là l'élection réellement importante, chose que certains journalistes et hommes politiques semblaient découvrir ce soir avec un étonnement ravissant). À défaut d'inexister complètement (dans le fond je ne vois pas pourquoi on aurait besoin d'un chef de l'État[#2]), avoir un rôle modeste et laisser le gouvernement gouverner sera le mieux que pourra faire, à mes yeux le président de la République : la promesse de François Hollande de ne pas être le président de tout était peut-être bien pour moi la plus importante[#3], et contraste avec l'attitude de son prédécesseur.

C'est avec une clameur assez émouvante, donc, que la foule réunie place de la Bastille a accueilli la nouvelle[#4], diffusée sur écran géant, de la victoire de son favori, ou, plutôt, du départ de l'objet de son ressentiment. Émouvante, comme est communicatif l'exultation du bonheur[#5] de la multitude : ou peut-être juste que je suis bon récepteur, en tout cas j'en ai eu les larmes aux yeux. Et je me suis rendu compte que j'attendais ce moment depuis cinq ans[#6] et que j'aurais été absolument effondré de devoir attendre cinq ans de plus[#7]. Je me suis étonné à prendre les choses aussi à cœur (et de prendre à cœur aussi, a contrario, que le score annoncé soit aussi serré).

Ce n'est pas juste que je me définis comme de gauche : je n'aurais pas éprouvé la même chose, je pense, si le président sortant battu avait été[#8] un Jacques Chirac, François Fillon, Dominique de Villepin ou un Alain Juppé[#9].

Pour autant, j'ai un peu tendance à trouver que certains reproches que l'on fait à Nicolas Sarkozy, et qui fondent le rejet de celui-ci, sont un chouïa injustes. Je ne veux pas simplement dire qu'il est un peu idiot de mélanger le grave et l'anecdotique et de lui opposer, par exemple, d'avoir dîné dans le restaurant d'un certain grand hôtel parisien le soir de son élection (oui, c'était une faute de goût, mais de là à en parler encore cinq ans plus tard…). Je trouve que mes concitoyens ont un peu tendance à oublier que ce sont eux qui l'ont élu[#10] : or il me semble que le style et l'action qui ont été les siens tout au long de son quinquennat étaient aisément prévisibles à partir de ce qu'on savait de lui il y a cinq ans. Certes pas le détail des scandales qu'on a associés à son nom (et dont je ne suis pas sûr, malheureusement, qu'ils forment le plus grave reproche qu'on lui adresse), mais sans doute leur teneur générale. Il ne faut pas non plus reprocher de démanteler les services publics à celui qui l'avait explicitement promis dans le programme qu'il a été élu pour réaliser : il faut le reprocher aux électeurs qui l'ont élu. Quant à l'influence du sulfureux M. Buisson, la xénophobie ou au moins la captation tentée des voix du FN, elle était loin d'être indétectable en 2007.

Bref, ce n'est pas que je cherche à défendre le bonhomme, mais j'ai une certaine incompréhension du changement d'attitude des Français à son égard (changement évident quand on regarde les courbes de popularité), alors que lui-même m'a semblé assez constant et assez prévisible pendant toute la période, et je ne le déteste ni plus ni moins maintenant qu'autrefois (disons même, depuis 1995, où j'ai commencé à le remarquer). Mais peut-être que je me fais des illusions.

Toujours est-il que les peuples sont des amants cruels, et vite déçus demain par ce qu'ils réclamaient hier. Comme je suis pessimiste, je pense qu'un tel désamour frappera aussi rapidement le candidat aujourd'hui élu, et je le regrette d'avance. Je suis tenté de faire la prévision opposée à celle à laquelle je fais référence dans la note #6.

Pour parler d'autre chose : dès que le ministère de l'Intérieur aura publié les fichiers Open Data avec les résultats complets du 2e tour, je vais m'amuser à faire une régression linéaire multivariée (sur l'ensemble des communes) entre les résultats des 1er et 2d tours : ceci devrait permettre de connaître, avec une grande fiabilité, la matrice de report des voix entre eux, donc savoir dans quelles proportions les électeurs de chacun des candidats du 1er tour ont voté pour les candidats du 2d (ou se sont abstenus). Cette matrice de reports a été l'élément clé de sondages de second tour, et continue d'être mesurée en même temps que le résultat final, mais je n'ai pas souvenir d'avoir vu, dans les élections précédentes, une telle matrice calculée à partir des résultats définitifs.

Bon, les résultats des législatives grecques sont certainement plus intéressants de tout point de vue, mais je n'ai pas les compétences pour les lire.

[#] Une première idée nous avait amenés, mon poussinet et moi, vers 19h, rue de Solférino : mais remplie de monde de façon compacte sur trois intersections, elle était moins appropriée que la Bastille à ce genre de célébration.

[#2] Normalement, on définit un chef d'État comme la personne qui émet et reçoit les lettres de créances des ambassadeurs, et au nom de qui les traités sont signés. Mais s'agissant, par exemple, de la Suède, les traités qu'elle signe le sont — j'avais remarqué ça en lisant le Traité constitutionnel européen — au nom du Gouvernement du Royaume de Suède (alors que le Royaume-Uni les signe au nom de Sa Majesté la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord : il y a une véritable différence en ce que la reine du Royaume-Uni a théoriquement des pouvoirs de réserve que n'a pas, même en théorie, le roi de Suède) : je ne sais pas s'il en va de même des lettres de créance, mais il n'y a pas de raison que ce ne soit pas le cas, et du coup, on peut se passer complètement du poste cérémonial de chef d'État, ou plutôt considérer que le chef d'État est la personne collective du gouvernement de la République (et il n'y a pas spécialement besoin de faire une présidence tournante comme en Suisse).

[#3] Ce qui ne veut pas dire que je n'approuve pas de grandes parties de son programme par ailleurs, mais c'est au Parlement de faire la loi.

[#4] Nouvelle avec beaucoup de guillemets autour, parce que la nouvelle circulait depuis au moins 18h15 (que ce soit à coup de messages subtilement codés ou simplement en consultant les sites Web des journaux étrangers). Et à 19h55 il est assez peu probable que tout le monde sur la place ne fût pas déjà au courant (ils passaient par la Bastille par hasard, peut-être ? et la RATP avait fermé la station par hasard aussi ?).

[#5] Comme un petit air de printemps, disait-on. Et c'est assez frappant de se dire : si c'est déjà ça le bonheur que provoque le fait de se débarrasser d'un président qui, quoi qu'on en dise, a été élu démocratiquement, n'a tué personne, et ne sera resté que cinq ans, le bonheur qu'éprouvent les peuples qui, eux, se débarrassent d'un dictateur qui a commis des crimes impunément pendant des dizaines d'années, ça doit être vraiment incroyablement fort.

[#6] Aussi pour pouvoir dire amicalement[#6b] pouêt à tous ceux — certes moins nombreux sur la fin — qui nous prévoyaient sa réélection. Je pense notamment à un post du blog de Vicnent (mais je ne le retrouve pas, suis-je encore passé dans un monde parallèle ?) où il prévoyait et pariait que malgré l'impopularité dans laquelle le président s'était enfoncé, il serait forcément réélu en 2012, parce qu'il aurait fondamentalement bien compris les Français.

[#6b] Et je récuse l'accusation de Schadenfreude. (Sérieusement.)

[#7] Pas que je l'ai véritablement craint, mais le resserrement des intentions de vote au cours des derniers jours me stressait un peu. Soulagement, donc.

[#8] Pour prendre des exemples de gens vaguement crédibles. J'ai encore plus de respect, par exemple, pour Chantal Jouanno, mais on ne l'imagine pas trop en présidente.

[#9] Disons pudiquement que M. Sarkozy aura accompli l'exploit de faire passer à mes yeux M. Juppé pour une référence d'homme intègre.

[#10] Évidemment, ceux qui font la fête ce soir à la Bastille ne doivent pas énormément intersecté ceux qui ont élu M. Sarkozy en 2007, mais il y a forcément certains de ses électeurs d'alors qui ont changé d'avis (au moins vers l'abstention).

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(mardi)

Réflexions de café de comptoir pour sauver l'euro

La doublure d'argent (silver lining, à 24€ l'once 😉) de la crise de la dette souveraine européenne, c'est que ça m'aura au moins incité et permis d'en apprendre plus sur l'économie (ou au moins, sur l'économie monétaire et financière) que jamais auparavant. Ce n'est peut-être pas très utile en présence de la fin du monde de savoir au juste pourquoi elle se produit, mais au moins on peut dire qu'on vit une époque intéressante. Je lis maintenant régulièrement le bulletin mensuel de la Banque centrale européenne, et je recommande : c'est beaucoup moins aride ce que ce que le titre peut laisser penser, même si on ne lit pas les 200 pages c'est quand même un résumé assez bien fait de l'actualité monétaire et financière du mois.

J'avoue quand même avoir beaucoup de mal à suivre la comptabilité, parce que je n'ai jamais suivi de cours de compta et j'essaie de deviner les choses en regardant les intitulés et en cherchant quels nombres s'ajoutent pour former quoi, mais ça ne marche pas très bien. Par exemple, chaque bulletin comporte une situation financière consolidée de l'Eurosystème (tableau 1.1 de l'annexe statistique) et un bilan agrégé des institutions financières et monétaires de la zone euro, dont l'Eurosystème (tableau 2.1). Dans les deux cas, donc, il s'agit d'un tableau indiquant l'actif et le passif de la BCE (réunie avec les autres banques centrales de la zone euro), mais je ne comprends pas ce qui rentre dans l'un et ce qui rentre dans l'autre, et je ne suis pas aidé par le fait que même un intitulé exactement identique peut donner des valeurs différentes (pour prendre un exemple assez ridicule, la monnaie fiduciaire en circulation fin octobre 2011 est indiquée à 863.1G€ dans la situation financière et à 889.2G€ dans le bilan comptable comme dans les indicateurs-clés : je sais que trente milliards d'euros ce n'est pas grand-chose, mais quand même, je serais curieux de savoir où ils sont passés). Je suis incapable de trouver, notamment, dans quelle case comptable la BCE fait figurer les obligations d'État des pays de la zone euro qu'elle a achetées sur le marché secondaire (je crois que sur le tableau 1.1 c'est dans la case titres en euros émis par les résidents de la zone euro détenus à des fins de politique monétaire et pas créances en euros sur les administrations publiques comme on pourrait le croire, mais du coup c'est mélangé avec d'autres choses et je n'en connais pas le montant).

Tout ceci m'incite à me livrer à quelques réflexions du style café du commerce à 0.02¤ (le zorkmid est coté à 1729¤ pour 1€, profitez-en) sur la « conjoncture » (comme on dit).

Un peu d'économie de comptoir, donc. Je crois qu'à ce point personne n'a plus de doute sur le fait que la dette des pays de l'UE n'est plus soutenable (sauf sans doute celle de l'Estonie qui est de 7% d'un an[#] de PIB alors que son budget est excédentaire… ça fait rêver), et que la seule façon de limiter les dégâts commence par le fait que la BCE en rachète de façon beaucoup plus active que ce qu'elle a fait jusqu'à présent, et fonctionne en prêteur de dernier ressort.

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(dimanche)

Pourra-t-on un jour se débarrasser du Sénat, et d'autres verrous

C'est le jour qui s'y prête, alors je pose la question de savoir si un jour la France pourra se débarrasser de ce furoncle sur sa démocratie qu'est le Sénat. Parce qu'on peut se réjouir ou se lamenter que la gauche ait réussi à y emporter la majorité, force est quand même de constater que cette majorité est incroyablement ténue, dans une période où, entre dissidences au sein de l'autre camp, fatigue du pouvoir en place et élections locales fastueuses pour elle, la gauche avait le maximum de chances qu'elle pouvait jamais rêver sauf si le général de Gaulle s'était réveillé de sa tombe pour dire votez PS ! — et il n'y a pas grande différence entre une chambre où l'alternance ne se fait jamais et une où elle ne se fait que d'un ou deux sièges quand Mars, Vénus, Jupiter et Saturne sont toutes alignées dans une conjonction séculaire. Chose dont Jean-Pierre Raffarin semblait bien persuadé en expliquant je ne sais plus quel jour dans le cadre de l'émission C dans l'air que ce serait grave pour la stabilité des institutions et pour l'indépendance du Sénat si la haute assemblée passait à gauche.

Pas que je voie un problème fondamental avec le bicamérisme, mais il faudrait se demander au juste à quoi il est censé servir. (Victor Hugo aurait eu cette phrase, on ne sait pas trop à quel moment : Défense de déposer un Sénat le long de la Constitution.) Représenter les collectivités locales, c'est passablement hypocrite quand il s'agit en fait de surreprésenter les zones rurales, ce qui est assez scandaleux du point de vue démocratique, et la France n'est pas un État fédéral où les régions devraient être représentées pour protéger leurs prérogatives. Le Sénat se vend souvent comme une assemblée de vieux sages (ça c'est pour justifier le côté maison de retraite de la politique), plus réfléchie que le fougueux Palais-Bourbon, où les lois peuvent s'élaborer avec plus de sérénité. Pourquoi pas, après tout, à condition de l'assumer complètement : par exemple, le Sénat pourrait être formé automatiquement par échantillonage dans les n dernières législatures de l'Assemblée, ce qui en ferait effectivement une assemblée de vieux sages qui varie moins rapidement que l'Assemblée, tout en étant au moins élue de façon tout de même démocratique (i.e., en même temps que l'Assemblée, avec une mesure de retard) ; mais je n'ai jamais vu passer de telle proposition. (J'ai en revanche vu passer des avis de faire élire le Sénat à la proportionnelle, mais cela oblige à se demander si une assemblée serait prééminente sur l'autre, et si oui laquelle, et pourquoi. Le bicamérisme égalitaire pose au moins des problèmes de paralysie possible.)

Mais ce qui est particulièrement honteux, c'est la façon dont le Sénat possède un véto absolu permettant d'empêcher toute tentative de réformer la façon dont le Sénat est élu. Or, et l'alternance n'y changera rien, le Sénat n'a pas envie de changer (les Sénateurs élus par le mode d'élection X n'ayant pas envie de changer le mode d'élection X, ni même de permettre qu'on change le mode d'élection X sans leur demander leur avis). Le Sénat peut bloquer toute loi organique qui l'intéresse, comme toute tentative de réformer la Constitution : même si on peut prétendre que l'utilisation de l'article 11 de la Constitution (permettant au président de la République de soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics) permet de contourner la procédure de l'article 89 (qui exige l'accord du Sénat), comme cela a effectivement été tenté par de Gaulle en 1969 (année où les Français ont laissé passer une rare occasion de supprimer le Sénat, donc), les constitutionnalistes ne semblent pas du tout d'accord sur la question de savoir si cette voie est réellement possible. Je vous renvoie à un article détaillé sur le blog de Frédéric Rolin (lequel, comme un domaine à la con s'est fait websquatter, est plutôt à consulter via archive.org si on ne veut pas juste tomber sur un spam), où il explique que le Conseil constitutionnel, dans la jurisprudence de sa décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, censurerait probablement un hypothétique décret soumettant à referendum un texte de nature constitutionnelle qui ne serait pas passé par la procédure normale de l'article 89. À la place, Frédéric Rollin propose, pour réformer le Sénat ou contourner son opposition, l'idée de faire voter par referendum un texte de loi non-normatif comme une sorte de proclamation solennelle face à laquelle, si le peuple français s'est clairement exprimé, il serait politiquement indéfendable de continuer à s'opposer. Ce n'est pas une idée idiote, mais je suis un peu sceptique quant au fait que ça puisse marcher. Il me semble vraiment que, quoi qu'on fasse, la sénatusectomie ou toute réforme sérieuse de l'institution demeure impossible.

C'est ce qu'on peut appeler un verrou institutionnel. De façon générale, et quelle que soit l'institution, a fortiori un pays, un verrou institutionnel, quelqu'un ou un organe qui a le pouvoir de paralyser toute réforme, à commencer par la suppression du verrou, est quelque chose de très problématique, parce que cela signifie qu'on risque d'être obligé d'avoir recours au coup d'État ou à une révolution pour le contourner. Les pères fondateurs des États-Unis, par exemple, se sont rendus compte du problème que le Congrès pouvait devenir un verrou de ce genre, et ont imaginé une procédure de réforme de la Constitution de l'Union (jamais utilisée) qui permet de contourner un blocage du Congrès ; ceci étant, ça ne leur a pas donné l'idée d'éviter que les États de l'Union puissent eux-mêmes agir en la matière comme des verrous contre la population (mais ça, apparemment, ça ne préoccupait pas spécialement les pères fondateurs : tout amendement de la Constitution de l'Union demande la ratification par 3/4 des États), et ça n'a pas non plus évité que le Sénat des États-Unis devienne une sorte de verrou géant permanent où il faut 60 voix pour faire quoi que ce soit. À l'ONU, le Conseil de Sécurité, ou du moins ses membres permanents, sont un verrou conçu et voulu par la Charte, et ce n'est que par des moyens tout à fait indirects ou bien par une proclamation solennelle (un peu de l'ordre d'idée de ce que Frédéric Rolin propose ?) que l'Assemblée générale peut faire quoi que ce soit. Et je ne parle pas de l'Union européenne parce que j'ai déjà ramassé dans ce qui précède largement de quoi faire faire caca aux trolls.

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(dimanche)

Boehner et Obama sont dans un bateau…

Le combat sur l'augmentation du plafond de la dette des États-Unis est intéressant, et j'aimerais bien en voir une analyse sous l'angle non politique mais de la théorie des jeux. A priori, Boehner et Obama (et tous les autres décideurs impliqués) sont dans une forme de dilemme du prisonnier, ou, encore mieux, du jeux du poulet : si l'un coopère (c'est-à-dire, cède) et que l'autre refuse de coopérer (i.e., tient sa position sans compromis), celui qui coopère perd par rapport à celui qui ne coopère pas ; mais si les deux refusent de coopérer, la situation est bien pire pour tout le monde. Mais cette analyse est très superficielle, parce qu'il y a beaucoup d'autres options que coopérer et ne pas coopérer, et surtout parce que le temps joue un rôle crucial (on a toujours envie de coopérer plus tard), mais au final je ne sais pas comment modéliser ça mathématiquement de façon un peu intelligente (et idéalement pouvoir prédire qui aurait intérêt à céder, et de combien — je plaisante, mais seulement à moitié).

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(samedi)

Le jeu de libéral-bingo

Je prenais le brunch aujourd'hui, pour célébrer le passage à Paris d'un ami de confession libérale (et que certains reconnaîtront sous le nom de code de ♯ƒ) avec différents amis, amis² (amis d'amis) ou amis³, parmi lesquels un certain nombre de coreligionnaires de ce ♯ƒ, dont un était semble-t-il éditorialiste de ce webzine (ceci devrait donner une idée). Un autre ami (que certains reconnaîtront sous le nom de code de s.b.i.), agent double de la Troll Corporation et du Club Contexte, a eu l'idée, dans laquelle je nie absolument toute responsabilité, du jeu suivant, que nous appellerons le libéral-bingo : il s'agit de prendre quelqu'un dont les opinions sont en sympathie avec le webzine ci-dessus lié, et de lui demander d'expliquer les causes de la crise grecque. Préparer une grille 3×3 dans laquelle on étiquettera les cases (numérotées de 1 à 9 de haut en bas et de gauche à droite) de la façon suivante :

  1. Les communistes ou les syndicalistes
  2. L'État a le monopole de la violence
  3. L'or (présenté comme une vraie valeur) ou au contraire la planche à billets
  4. Les contribuables
  5. Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
  6. L'argument ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas
  7. Keynes
  8. L'euro imposé de force
  9. Les fonctionnaires ou la sécurité sociale ou les assistés

Dès que vous repérez un de ces éléments dans son discours, cochez la case. Quand vous avez une ligne, une colonne ou une diagonale, dites BINGO ! — ou, si votre trollé est bien en forme, vous pouvez jouer pour la grille entière. Attention cependant, il est interdit de lui tendre des perches (comme mon trolleur professionnel ne s'est pas gêné pour faire).

Vous n'avez pas de libéral pur jus sous la main ? Ce n'est pas grave, voici une grille à utiliser pour des gens ayant une religion, disons, symétrique :

  1. Les ultra-libéraux ou les capitalistes
  2. Profits et licenciements dans la même phrase
  3. Le travail ou le pouvoir d'achat
  4. Les électeurs
  5. Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
  6. Ce sont <groupe accusé d'avoir causé la crise> qui doivent payer
  7. Hayek ou Milton Friedman
  8. La BCE accusée de maintenir un euro trop fort
  9. Les grands patrons ou les spéculateurs financiers

Évidemment, le vrai jeu doit être de réunir deux personnes, une pour chaque grille ci-dessus, de poser une question innocente, et de voir lequel fait un bingo en premier.

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(jeudi)

J'ai du mal à comprendre l'économie monétaire

Le silver lining, dans la crise de la dette européenne, c'est que ça nous oblige un peu, si on veut comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe, à prendre des cours accélérés d'économie monétaire et financière. Enfin, c'est un gros si, ça. Ça devrait être le rôle des journalistes de nous expliquer les choses en commençant par les bases, mais les journalistes n'ont ni les compétences pour faire ça, ni leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs la patience d'écouter un cours d'économie fût-il abrégé, si bien qu'on nous donne toujours des explications tronquées, abusivement simplifiées, ou autrement trompeuses, et forcément on en ressort avec une impression d'extrême confusion. Malheureusement aussi, les articles de Wikipédia sur l'économie monétaire sont assez mauvais (sans doute parce que c'est un sujet qui a tendance à réveiller les crackpots polémistes, cf. ce que je racontais sur Bitcoin), et les livres d'économie sont difficiles à trouver (j'ai écumé plein de rayons chez Gibert et chez d'autres sans rien trouver de satisfaisant) et rarement écrits de façon satisfaisante pour un geek matheux (je ne dois vraiment pas avoir la même façon de penser que les gens qui font de l'économie — c'est encore pire que les juristes — parce qu'à chaque fois que j'arrive à comprendre ce qu'ils disent, il faut que je le retraduise dans ma langue et ça devient complètement différent[#]). Comme il y a en plus des questions de comptabilité publique qui s'en mêlent, c'est encore plus compliqué (cf. ce que je disais à ce sujet il y a quelques années[#2]).

En fait, ce que j'ai encore trouvé de plus clair, c'est de lire les publications de la Banque centrale européenne elle-même. Notamment, on y trouve un livre intitulé (en français) La Banque centrale européenne : histoire, rôle et fonction de Hanspeter K. Scheller (2e édition 2006) : ça ne répond pas exactement à mes questions qui sont plus générales ou au contraire plus précises, mais c'est fort clair et bien expliqué. Et il y a aussi les rapports annuels de la BCE qui sont étonnamment lisibles et intéressants pour le non-initié : mais bon, il s'agit bien sûr de statistiques, et pas d'explications générales sur la façon dont fonctionne le système bancaire et monétaire (quoique de telles explications peuvent se trouver de façon incidente).

Mais je reviens à la dette, la Grèce et tout et tout.

Parmi les choses que je ne trouve pas claires, il y a un certain nombre de présupposés qui sont traités comme allant de soi mais dont, quand on y réfléchit bien, je ne vois pas vraiment de raison pour qu'ils aillent de soi. Par exemple ceci : quel est le rapport, au juste, entre la crise de la dette du gouvernement grec, et l'euro ? (Notamment, en quoi le fait que la Grèce ait l'euro pour monnaie implique-t-il que l'endettement de l'État ait des répercussions sur cette monnaie ?) Il y a beaucoup de choses tout à fait évidentes à dire, et je me fais plus ingénu que je le suis vraiment en posant cette question, mais je ne peux pas dire avoir une explication totalement satisfaisante. Une autre façon de poser la question serait : puisqu'une des solutions qui a été proposée de temps en temps à la crise était la sortie de la Grèce de la zone euro (en passant sous silence les extraordinaires difficultés légales, pratiques et même économiques que cela poserait), autant je vois bien pourquoi du point de vue de la Grèce c'est une manœuvre potentiellement pertinente (ça lui permettrait de dévaluer sa monnaie pour stimuler ses exportations), autant du point de vue du reste de la zone euro, et du point de vue de l'euro lui-même (ou de la BCE), je ne trouve pas ça si clair que ça (investir dans la dette grecque, et investir dans l'euro, ce n'est pas la même chose, même si la Grèce est dans l'euro, et on ne voit pas forcément pourquoi les deux seraient liées, ou pourquoi le manque de confiance ne l'une affecterait l'autre) ; de nouveau, je pose les choses de façon délibérément très candide, j'ai tout de même des explications partielles, mais c'est pour illustrer là où je voudrais plus de lumière. En fait, plus généralement, j'aurais envie de poser la question semi-philosophique de savoir quelle est la nature de l'union entre un pays et sa monnaie, et ce qui fait qu'un pays a telle ou telle monnaie, ce que cela signifie au juste. (Comme je suis matheux, la façon dont je conçois ce genre de questions, c'est à travers des cas limites ou des contre-exemples tordus : par exemple un pays qui établirait deux banques centrales différentes avec deux monnaies différentes. Les économistes n'utilisent jamais ce genre d'expérience de pensée pour expliquer les choses, et c'est bien dommage.)

Pour parler de choses moins vaseuses et plus concrètes, une chose que je ne comprends pas, c'est pourquoi les banques grecques ne se sont pas toutes effondrées depuis longtemps. Dès qu'on a commencé à ne serait-ce qu'envisager la possibilité du retrait de la Grèce de la zone euro, si j'étais Grec, la première chose que j'aurais fait, c'est prendre toutes mes économies et les récupérer soit sous forme de billets en euros (qui resteront des euros quoi qu'il arrive) soit, pour éviter de me balader avec une valise de billets et de la faire garder, en les virant dans une banque allemande. Et de fait, c'est ce qui s'est plus ou moins produit, mais pas de façon aussi catastrophique que je l'aurais cru. Cet article (d'un ton assez eurosceptique, mais c'est normal, c'est anglais) évoque cette possibilité, et de façon inquiétante : les dépots auprès des banques grecques, c'est une somme beaucoup plus colossale que la dette de l'État grec, et si crise bancaire il y avait l'État grec ne serait évidemment pas en mesure de garantir les comptes.

Mais ceci soulève une autre question qui reste mystérieuse pour moi : qui, et dans quelle mesure (la réponse étant possiblement personne, et pas du tout) garantit les comptes en banque ? Parce que le système bancaire (à multiplicateur de crédit) fait que les banques ne sont pas en mesure de répondre en cas de ruée pour en retirer son argent — leur obligation de réserve n'est que de 2% dans la zone euro (ce qui signifie qu'un euro émis par la BCE peut théoriquement être multiplié jusqu'à un facteur 50 sous l'effet des prêts consentis par les banques commerciales[#3]). La réponse classique que j'ai en tête, c'est que c'est l'État qui (éventuellement, et sous certaines conditions) garantit les comptes en banque. Mais la BCE a-t-elle également un rôle à jouer ? Le principe du système bancaire repose tout de même aussi sur le fait qu'un euro de la banque commerciale X ou un euro de la banque centrale ont toujours la même valeur et sont interconvertibles (quel que soit X) : si on commence à douter de la solvabilité des banques, ce n'est plus le cas, et ça met en péril tout le système. Et a priori une des fonctions d'une banque centrale est d'être prêteur en dernier ressort : donc de permettre à la banque de se refinancer[#4] justement dans ce genre de situation — donc honorer les euros de la banque X comme des euros de banque centrale. Mais si c'est le cas, pourquoi dit-on que c'est l'État qui garantit les comptes en banque, et comment une faillite bancaire par manque de confiance est-elle possible ? À l'inverse, si ce n'est pas le cas, comment une crise bancaire grecque peut-elle menacer la BCE comme le prétend l'article de la BBC déjà mentionné ci-dessus ? Est-ce qu'ils écrivent n'importe quoi ? Tout cela me laisse assez perplexe.

J'apprends d'autre part que la BCE est le principal créancier de la Grèce (à hauteur d'une cinquantaine de G€[#5]) et que c'est la principale raison pour laquelle M. Trichet ne voulait absolument pas admettre une restructuration, même partielle, de la dette grecque (et qu'il a fallu hier et aujourd'hui quelque chose comme dix heures de négociations pour qu'il cède — comme disait feu M. Duisenberg, qui avait l'air d'être un bonhomme rigolo : Central Bankers are like cream. The more you whip them, the stiffer they get.). Bon, mais alors j'aimerais bien qu'on m'explique en détail comment la BCE s'est retrouvée à détenir de la dette grecque, parce que c'est le cœur du problème. Il me semblait qu'un des grands principes de l'indépendance des banques centrales et de contrôle de l'inflation, c'est que les banques centrales ne prêtaient jamais à leurs États (ce serait faire marcher la « planche à billet ») ou n'achetaient jamais directement leurs obligations. Alors je comprends que M. Trichet a consenti à accepter les obligation grecques comme collatéral[#6] pour les opérations de financement… mais le principe d'un collatéral, c'est qu'il sert uniquement de garantie, et devrait rester la propriété de la banque qui l'a hypothéqué, sauf en cas de défaut (et il ne me semble pas qu'il y en ait eu). Dans le genre étonnant, je ne comprends pas non plus cet article, qui évoque le risque que la BCE elle-même devienne insolvable (si, justement, les obligations grecques sont marquées comme en état de défaut de paiement par les agences de notation) : je ne comprends pas comment une banque centrale peut être insolvable (en tout cas dans la monnaie qu'elle émet).

[#] Die Mathematiker sind eine Art Franzosen: redet man zu ihnen, so übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas Anderes. (J. W. von Goethe)

[#2] Tiens, mais je me rends compte que je n'ai jamais raconté sur ce blog que j'avais cherché à trouver le RIB du compte unique du Trésor Public à la Banque de France, afin d'y faire un virement de 5€, histoire que quelqu'un soit tout perplexe que dans cette comptabilité méticuleusement tenue (enfin, j'espère) il apparaisse 5€ surgis de nulle part. (Oui, je rêve, je sais très bien que personne ne s'apercevrait de rien et j'aurais juste perdu 5€. Mais c'est rigolo, voilà.) Pour ça j'avais commencé à reverse-engineerer les différents RIB qu'on voit parfois passer pour des sous-comptes du compte de l'État (différentes trésoreries) et j'avais essayé de les corréler avec des documents comme celui-ci (‹ Instruction codificatrice Nº05-005-P-R du 25 janvier 2005 (NOR: BUD R 05 00005 J, publiée au Bulletin Officiel de la Comptabilité Publique) sur la comptabilité de l'État (tome 1 — système comptable et nomenclatures — volume 1 — titre 2), portant mise à jour de la nomenclature générale des comptes de l'État ›) ; j'avais conclu que le RIB en question commençait probablement par 30001 00512 (le 30001 est le code de la Banque de France et le 512 semble être le numéro utilisé par toute la comptabilité de l'État pour le compte du Trésor à la Banque de France, cf. la page 82 du PDF ci-dessus) mais je n'ai pas compris le sens qu'ils donnaient aux chiffres suivants — c'est assez mystérieux, parce que les différents RIB qu'on voit passer pour des paiements au trésor ont des formats étrangement différents.

[#3] En réalité, d'après ces chiffres, je vois qu'il y a 9647.3G€ dans l'agrégat M3 et même si je ne sais pas exactement quel chiffre correspond à la monnaie « banque centrale », c'est-à-dire réellement émise par la BCE, je suis sûr que ça contient au moins les 862.4G€ de billets et pièces en circulation. Donc le multiplicateur réel est inférieur à 12. (Je pense en fait que la monnaie « banque centale » est la somme des 862.4G€ circulés sous forme de billets et pièces et des 1238.4G€ déposés auprès de la BCE par les institutions de crédit. Auquel cas le multiplicateur serait moins de 5.)

[#4] Et a priori si la banque X n'est pas capable d'honorer son passif (les comptes de ses clients), c'est qu'elle a émis des prêts, qui sont donc des créances à son actif, et ces créances devraient être acceptées par la banque centrale comme collatéral pour lui accorder un prêt.

[#5] Au fait, si par hasard ce n'est pas clair pour tout le monde, G€ (giga-euro) signifie milliard d'euros. J'ai déjà ranté à ce sujet.

[#6] Enfin, je ne sais pas quel niveau de décision était impliqué, en fait. Il paraît que si les agences de notation classifient la décision d'aujourd'hui comme un défaut, la BCE n'a plus le droit d'accepter les obligations grecques comme collatéral. Mais, euh, qui a écrit ces règles, au juste, et pourquoi sont-ce des agences de notations extérieures, et pas la BCE elle-même, qui décideraient ce que la BCE peut accepter ?

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(lundi)

Énergie nucléaire et autres trolls radioactifs

☞ Le débat (si on peut l'appeler comme ça) sur l'énergie nucléaire est un champ de bouses de trolls que mes nerfs ont la plus grande difficulté à supporter : dès qu'il montre sa tête hideuse, à la télé par exemple, j'ai tendance à éteindre le poste pour ménager mon cœur des palpitations provoquées par l'affichage ostentatoire de la connerie. Je me demande donc quelle sorte de masochisme me pousse à en parler ici — mais malgré toute ma patience, il vient un point où je cède à l'envie de répondre à la bêtise (et aux trolls). D'autant que, dans les rares débats que je m'efforce d'écouter quand même, ceux-là même avec qui je suis d'accord sur le fond ont toujours l'air de sortir les arguments les plus implacablement idiots ou sans importance (grâce au nucléaire, nous avons l'énergie la moins chère d'Europesoupir), cela me désole. Il est vrai que pour avancer des arguments meilleurs, il faut quasiment obligatoirement commencer par hurler vous êtes vraiment trop cons, et que ça ne se fait pas, surtout si on est un peu un homme politique, de dire ça à ses électeurs, même quand c'est vrai ; c'est un des gros problèmes de la démocratie.

Bref, le nucléaire est victime d'une sorte d'hystérie collective, qui fait le contrepoids à ce qu'on pensait de la radioactivité quand elle a été découverte (et où on vendait des potions au radium pour renforcer les os ou autre charlataneries). Le fait est que je ne sais même pas bien ce qu'« on » reproche au juste au nucléaire.

Je sais en revanche très bien ce que je reproche aux énergies fossiles : et c'est avant tout la production de CO2 quand on les brûle. Mon propos n'est certainement pas de dire le nucléaire, c'est bien, c'est de dire que les reproches faits au nucléaire sont tellement insignifiants (je vais y venir) en comparaison avec ceux qu'on doit faire aux énergies fossiles que se concentrer dessus revient vraiment à s'inquiéter d'un robinet qui fait parfois ploc-ploc alors que la maison est en train d'être emportée par un ouragan : ce n'est pas bien que le robinet fasse ploc-ploc, mais il faudrait peut-être avoir un sens des priorités.

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(mardi)

Mes 0.0005¤ sur les élections canadiennes

Je ne sais pas si c'est parce que tout le monde était occupé à s'extasier sur l'exécution sommaire de la figure tutélaire d'une désorganisation criminelle (qu'on cherche souvent à nous faire passer pour une sorte de Corporation of Evil dont il aurait été le chef, mais je ne pense pas que qui que ce soit croie sérieusement qu'il s'agit d'autre chose que d'une ligue sans coordination entre des bandes d'intérêts vaguement semblables), mais je n'ai pas vu passer un seul entrefilet dans les médias français sur les élections fédérales canadiennes. Comme ils font d'habitude plus de cas des élections au Japon ou en Argentine, je vais mettre ça sur le compte du Monsieur exécuté et des gens qui célèbrent bruyamment sa mort (et qui deviennent eux-mêmes, semble-t-il, un sujet d'information). Ou alors je range ça dans le rayon de ma théorie qui dit que les Français n'ont pas encore découvert que le Canada ne se limite pas au Québec (plus peut-être la ville de Vancouver qu'ils doivent imaginer flottant un peu dans le vide) : ils ont l'air de penser que l'Amérique du nord se compose des États-Unis, du Québec (et Vive le Québec libre doit logiquement se rapporter à son indépendance des États-Unis) et de Saint-Pierre-et-Miquelon. 'Fin bref, le méchant qui était déjà là a gagné (le méchant au moins pour son outrage au parlement, ce qui est quand même assez gratiné pour un Premier ministre), le principal parti d'opposition a été remplacé par un autre ; mais surtout, si je mentionne ici ces élections, c'est parce qu'elles me renforcent dans mes convictions que c'est un mode de scrutin aussi épouvantablement pourri que simpliste que de demander aux électeurs de choisir un nom dans leur circonscription, et prendre juste le nom arrivé en tête après un unique tour de scrutin.

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(dimanche)

Les Épines et les Roses

J'ai fini la lecture du livre autobiographique de Robert Badinter, Les Épines et les Roses, dans lequel il relate ses cinq années passées à la Chancellerie entre l'abolition de la peine de mort (qui fait l'objet d'un autre livre) et sa nomination au Conseil constitutionnel. Je suis un petit peu déçu par la forme : ce n'est pas aussi bien écrit qu'on aurait pu attendre de lui (ou de son nègre ?). En revanche, pour le fond, cela me conforte dans mon admiration pour cet homme, pour son œuvre (pas seulement l'abolition de la peine de mort mais aussi l'ouverture au justiciable du recours à la CEDH ou encore la réforme du Code pénal), pour sa conception de la Justice, et pour son combat pour la défendre malgré son impopularité ; petit extrait :

Dans mon cas, l'amertume était d'autant plus grande que le laxisme dont on m'accusait était tous les mois démenti par cette surpopulation carcérale. Vainement, à longueur d'interviews, je donnais les chiffres et soulignais que la justice française était l'une des plus sévères d'Europe. Rien n'y faisait. On m'objectait que si les prisons regorgeaient de détenus, ce n'était pas dû à la sévérité des juges, mais à l'accroissement de la délinquance. Statistiques à l'appui, je montrais que cette surpopulation résultait en fait de deux causes principales : la durée des procédures, donc des détentions provisoires, et la rigueur croissante des condamnations, toujours plus lourdes au fil des ans. Ces données-là, connues des professionnels, ne pénétraient pas la conscience du public. Une fois pour toutes, la justice française était trop clémente, et le ministre de la Justice laxiste. Dans un sondage réalisé en 1984, à la question Qu'attendez-vous en priorité du ministre de la Justice ?, la réponse à une forte majorité fut : Des lois plus répressives ! Je n'avais plus qu'à retourner à mon cabinet d'avocat.

Je préférai persévérer. Non par défi ou par orgueil, mais tout simplement par conviction. Je savais que nous disposions d'un arsenal complet de lois répressives, souvent plus rigoureux que celui de nos voisins européens. Je considérais qu'il ne fallait accroître ce dispositif déjà très complexe que pour combattre certaines formes nouvelles de criminalité, telles les atteintes graves à l'environnement ou la corruption internationale. Quant à élever le plafond des peines encourues, les faire passer par exemple de dix à vingt ans alors que les cours d'assises ne condamnaient les auteurs de ces infractions qu'à sept ans de réclusion au maximum, ces changements de la loi, sans portée réelle, me paraissaient relever de la gesticulation politique. Je leur préférais le principe inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme : La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires. Ce jansénisme pénal n'était pas dans l'air du temps, mais au moment où nous élaborions le projet de nouveau Code pénal, je n'entendais pas déroger aux principes fondateurs, encore moins transformer la loi pénale en tableau d'affichage politique.

On sent qu'il vise la politosphère actuelle. Je ne peux qu'applaudir.

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(vendredi)

Mes 0.02¤ sur les élections françaises

Nous sommes plus d'un an avant les prochaines élections françaises (enfin, prochaines exception faite des trucs comme les sénatoriales) et la frénésie médiatique à ce sujet est déjà fatigante. (Remarquez, j'aime toujours mieux ça que le mariage de Princecharmant avec Princessecharmante dont rien qu'en France je trouve que j'entends déjà trop parler même si Princecharmant et Princessecharmante seront peut-être un jour mes roi et reine — alors qu'est-ce que ce serait en Angleterre.) Apparemment il est maintenant de rigueur de commémorer le 21 avril comme l'anniversaire d'un jour où la démocratie française a pris une cuite, sans qu'on sache exactement quelle leçon en tirer. Alors voici mes 20 millizorkmids à ce sujet :

(1) Je suis et je reste profondément attaché au régime parlementaire, qui a pris beaucoup de plomb dans l'aile en France depuis 1958, et encore plus depuis 2000 (mais on reste au moins formellement dans un système parlementaire, au sens où l'Assemblée nationale peut renverser le gouvernement). Je pense que le président de la République devrait avoir pour seule fonction de faire des jolis discours consensuels et de ne prendre aucune position politique, et je regrette la décision d'élire ce poste au suffrage universel (referendum du 28 octobre 1962), et plus profondément encore celle de l'élire avant l'Assemblée (loi organique du 15 mai 2001). Il n'y aurait sans doute rien à changer à la Constitution pour faire du président de la République une potiche : c'est surtout une question de pratique des institutions (et, de fait, sous la IIIe République, c'est ce qui s'est passé après un bras de fer célèbre entre Mac-Mahon et Gambetta, ce dernier ayant invité le premier à se soumettre ou se démettre) ; et faire élire le président en premier, pour tenter de capitaliser sur le principe stupide (effet d'entraînement) qu'une fois quelqu'un élu au poste de président il faut bien lui donner la cohérence d'une majorité (stupide, car les cohabitations ont finalement très bien marché, et peut-être même que les Français aimaient ça), contribue justement à présidentialiser la République (et c'est l'intention avouée de ce calendrier électoral). Autrement dit, plutôt qu'inviter les électeurs à se prononcer sur un projet, on les invite à se prononcer sur une personne, avec tout l'aléatoire que cela comporte (que tel candidat bien placé fasse une bourde stupide, ou qu'un scandale éclate à son sujet, et l'avenir du pays pour cinq ans est modifié : je ne vois vraiment pas l'intérêt de se soumettre à un tel aléa), et avec tous les inconvénients du pouvoir personnel.

(2) Certes, le régime parlementaire a mauvaise presse en France, notamment à cause des difficultés de la IVe République et qui étaient pourtant, à bien y regarder, plutôt liées à la décolonisation qu'à la pratique législative. Je reconnais que les coalitions douteuses et les ministres d'État sans portefeuille (même si c'est un titre ronflant — j'aimerais bien être ministre d'État sans portefeuille, moi, ça doit être pépère) ne sont pas l'idéal, mais il existe des mécanismes pour assurer des majorités législatives ou des gouvernements stables, qui ne consistent pas à faire de l'élection d'un seul homme une espèce de sacre républicain. (À titre d'exemples : faire des élections législatives à la proportionnelle — peut-être par région ou par département — avec une prime à la majorité ; ou exiger d'une motion de censure qu'elle soit constructive, si bien que le gouvernement ne peut tomber que si une nouvelle coalition s'est mise en place. Mais déjà, en l'état actuel, l'élection de l'Assemblée nationale française dégage effectivement des majorités correctes, et il n'y a pas de raison de penser que cela ne fonctionnerait pas si le président n'était pas élu juste avant : après tout, en 1986, en 1993 et en 1997 ce fut bien le cas.)

(3) Un des problèmes avec le fait de mettre l'élection présidentielle avant les élections législatives, et donc d'en faire l'« élection importante », c'est que les petits partis ont alors besoin de présenter un candidat à la présidentielle, pour pouvoir exister dans le débat public. Même si ce candidat n'a aucune chance d'être élu (ou même d'être représenté au second tour), et même si le parti admet publiquement ce fait en accordant d'emblée son soutien (à voix tempérée) à tel ou tel autre candidat au second tour. Or la multiplicité de ces petits candidats fait que le mode de scrutin est inadapté, ce qui m'amène au point suivant :

(4) Dans la mesure où on décide néanmoins d'élire une seule personne au suffrage universel direct, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours (ce qu'on utilise en France) n'est pas terrible. Ce n'est pas le plus mauvais, certes (à un seul tour, ce serait bien pire ; quant à ce qu'ont les États-Unis c'est une vaste blague) ; on peut même dire que ce système est assez bien quand il n'y a que deux candidats vraiment sérieux, ou éventuellement trois à condition dans ce cas qu'il n'y ait guère de petits candidats qui sont là juste pour exister (cf. le point précédent). Quand il s'agissait de montrer que le général De Gaulle avait la confiance absolue des français, ce mode de scrutin était peut-être approprié. Mais maintenant, il n'a plus beaucoup de sens : je viens d'expliquer que les petits candidats étaient obligés d'y participer, or en ce faisant ils contribuent à ce que le nom des deux candidats arrivés en tête à l'issue du premier tour soit peu représentatif de quoi que ce soit.

(5) Il existe quantité de modes de scrutin qui seraient moins mauvais. Le plus évident consiste à ajouter un tour de scrutin selon des modalités à préciser (la difficulté étant alors de convaincre les électeurs à se déplacer : dans ce cas, il vaudrait mieux résoudre plusieurs problèmes d'un coup en organisant les législatives en même temps que la présidentielle). Ce n'est qu'un pis-aller, mais c'est le plus simple à expliquer aux gens. D'autres modes de scrutin mathématiquement bien meilleurs sont sans doute trop difficiles à présenter aux électeurs (quoique — ce n'est pas forcément rédhibitoire, après tout l'électeur moyen n'a aucune idée de la façon dont sont étaient élus les conseils régionaux) : par exemple, toutes sortes de variations autour des scrutins de Condorcet[#] (où on demande aux électeurs de classer les candidats, et on garantit comme critère minimal que s'il existe un candidat qui est préféré à tout autre candidat par une majorité d'électeurs, alors ce candidat sera élu), ou des systèmes à base de points[#2]. S'il faut quelque chose d'équitable et compréhensible, le mieux me semble encore le scrutin par assentiment (=chaque électeur coche des cases en face des candidats qui lui conviennent, et le candidat élu est celui qui a le plus de cases cochées, point final).

[#] J'en avais décrit ici une particulière, que j'appelle scrutin de Condorcet-Nash — il s'agit du système électoral qui assure la stratégie mixte optimale pour le jeu dont la fonction de gain est le nombre d'électeurs qui préfère tel résultat sur tel autre — et ce système est optimal en un certain sens. [Ajout () : ce système est considéré ici.] Néanmoins, il est un peu compliqué à mettre en pratique, très difficile à expliquer aux non-mathématiciens, et a l'inconvénient politiquement inacceptable de faire intervenir le hasard quand il n'y a pas de gagnant au sens de Condorcet. J'ai appliqué ce mode de scrutin pour prendre des décisions entre amis, mais je ne le recommande pas pour l'élection présidentielle française.

[#2] En voici un exemple, qui est mathématiquement très satisfaisant, assez simple à implémenter, mais malheureusement toujours difficile à expliquer pour le non mathématicien : chaque électeur i attribue à chaque candidat j un nombre xi,j de points quelconque (pas forcément entier, mais cela ne change rien en pratique de demander qu'il soit toujours entier) ; on normalise les choix xi de l'électeur i pour la norme 2, c'est-à-dire qu'on divise chaque xi,j par √(∑jxi,j²) de façon à avoir ∑jxi,j²=1. Le candidat élu est celui qui (après un unique tour de scrutin) a la plus grande valeur de ∑ixi,j. (Autre façon, géométrique, de présenter la même chose : s'il y a n candidats, on part d'un point P à l'origine dans un espace affine de dimension n−1, chaque électeur peut déplacer le point (indépendamment de tous les autres) d'une distance au plus 1 dans la direction qui lui plaît, et le candidat élu est celui déterminé par la face d'un simplexe régulier centré à l'origine coupée par la demi-droite reliant l'origine au point P après somme de tous les déplacements.) Ce mode de scrutin permet donc de voter pour un candidat, contre un autre, ou toute autre combinaison de cela, avec les poids xi,j que l'on veut, en assurant que chaque électeur aura un poids euclidien total borné.

(6) Néanmoins, je suis parfaitement persuadé que rien ne bougera. Il est impossible de changer le mode d'élection (ou le calendrier électoral) avant l'élection sous peine d'être accusé de manipulation électorale, et après l'élection plus personne n'y pense. Quand on voit depuis combien de temps existe cette verrue sur la démocratie française qu'est le Sénat (Victor Hugo exhortait déjà en 1848 (ou était-ce dans les années 1870 ?) : défense de déposer un Sénat le long de la Constitution ; cela n'a pas empêché la IIIe République de le faire en 1875 et Hugo lui-même d'y entrer… depuis, on attend toujours la sénatusectomie).

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(lundi)

Le principe de non-discrimination locale selon le sexe

Beaucoup de bruit a été fait récemment (et beaucoup de portes ouvertes ont été enfoncées) suite à une décision du Conseil constitutionnel qui confirme ce que tout le monde savait déjà, c'est que la Constitution française n'impose pas que deux hommes puissent se marier. Je trouve que c'était une erreur monumentale que de saisir des juges d'une question dont la réponse était évidente : quelle que soit la chose que l'on espère que la Loi dît, on ne gagne rien à chercher à lui faire dire le contraire de ce qu'elle dit évidemment. En revanche, personne ne semble avoir évoqué la question qui vient naturellement après : qu'est-ce qui devrait (ou aurait dû) être dans la Constitution française pour que la décision du Conseil fût différente ? Si on estime qu'il s'agit d'un choix de société, la réponse appartient simplement au Législateur, vers lequel le Conseil constitutionnel a renvoyé les demandeurs : mais si on estime qu'elle devrait découler d'un principe fondamental (qui, de toute évidence, manque alors dans la Constitution française), comme d'autres principes fondamentaux qui protègent les individus (j'en discutais ailleurs) même contre le pouvoir de la majorité, quel serait ce principe ?

Je pense que c'est une erreur de le chercher dans la protection contre la discrimination selon l'orientation sexuelle (Maître Éolas, dans le billet lié ci-dessus, fait une réponse à cette idée, qui, bien que typique de la mauvaise foi des logiciens, n'en est pas moins juste : un homme homosexuel a le droit d'épouser une femme homosexuelle). Je propose plutôt de le découvrir dans la non-discrimination selon le sexe. Autrement dit, dans le fait que les hommes et les femmes devraient avoir exactement les mêmes drois.

Et c'est là que surgit un problème d'interprétation de la nature de ceux qui amusent Douglas Hofstadter (voir notamment ce que je disais ici) : qu'est-ce que cela signifie, avoir les mêmes droits ? La version faible du principe, celle que j'appellerais la non-discrimination globale, serait de dire que si on remplace tous les hommes par des femmes et tous les femmes par des hommes, les droits devraient rester les mêmes : ceci interdit, par exemple, qu'on puisse permettre le mariage entre un couple d'hommes mais pas entre un couple de femmes, ou vice versa ; ceci interdit que le législateur permette globalement aux hommes des choses qu'il ne permet pas aux femmes, ou vice versa. Mais avec ce principe faible, il garde la possibilité de traiter différemment des cas lorsque deux personnes ont le même sexe ou pas le même sexe.

La version forte du principe, en revanche, celle que j'appellerai le principe local de non-discrimination selon le sexe, spécifie que les droits d'une personne doivent rester identique selon son sexe même une fois donnés ceux de toutes les autres. Elle a notamment comme conséquence que, si une femme peut épouser un homme, un homme le peut nécessairement aussi. La différence entre les versions faible et forte du principe est fondamentale : pour l'expliquer à un mathématicien, je dirai que c'est la différence entre admettre ℤ/2ℤ pour groupe de symétrie, ou avoir (ℤ/2ℤ)II est l'ensemble des individus. Pour l'expliquer autrement, je soulignerai par exemple que, dans sa célèbre décision Plessy vs. Ferguson de 1896, par laquelle elle autorisait la discrimination raciale aux États-Unis, la Cour suprême de ce pays se contentait du principe global de non-discrimination selon la couleur de la peau (on voit le bien que ça faisait…) : il aurait été inconstitutionnel de prévoir uniquement des écoles pour Blancs, mais il était constitutionnel de prévoir des écoles pour Blancs et des écoles pour Noirs. Le simple principe global de non-discrimination selon la couleur de la peau permet de n'autoriser que les mariages entre deux Blancs ou entre deux Noirs ; il faut invoquer le principe local pour se rendre compte que ceci constitue bien une discrimination.

Pour formuler ce principe local sous la forme d'un slogan simple, je peux proposer ceci :

L'État (notamment, la Loi ou l'administration) ne devrait pas avoir à connaître le sexe d'un individu.

Ceci a notamment pour conséquence que le sexe ne doit pas figurer sur l'état-civil ou sur les papiers d'identité (ou alors seulement comme signe distinctif comme la couleur des yeux figure sur le passeport) : l'État n'a pas à connaître des hommes et des femmes, mais seulement des personnes ou des individus, et de façon générale toute apparition du mot homme ou femme dans un texte juridique devrait susciter une certaine méfiance. Les transsexuels ne devraient pas avoir à faire enregistrer leur transition (ou à se forcer à rentrer dans des petites cases toutes faites sur ce qu'est le genre d'un individu). Le fait que j'aie une paire de couilles ou un chromosome Y dans mes cellules ne regarde que moi, mon poussinet et mes médecins, certainement pas l'État, et cela ne devrait pas figurer dans un fichier central sauf si ce fichier est un dossier médical (et alors avec toutes les garanties qui entourent ce genre de dossiers). De la même manière que le fait que j'aie les cheveux blonds et les yeux bleus, ou que je mesure 1m75. Ce principe a naturellement comme conséquence que le mariage entre deux personnes de même sexe devient possible s'il l'est (reconnu par l'État) entre personnes de sexes différents. Mais aussi que disparaissent les lois exigeant qu'une liste de candidats à une élection comporte autant d'hommes que de femmes (ceci est compatible avec le principe global de non-discrimination, mais pas avec le principe local) ainsi que tous les barèmes sportifs qui sont différents entre garçons et filles.

Personnellement, je serais d'avis de mettre quelque chose de cette teneur dans la Constitution française, le principe général me semblant bien plus important que sa conséquence sur une question spécifique.

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(mardi)

Réactions aux réactions aux télégrammes publiés par Wikileaks, et diplomatie

Petit résumé de la situation pour les lecteurs habitant dans une grotte perdue : le site Web Wikileaks a commencé à publier toute une série de télégrammes diplomatiques de l'Administration américaine, dont certains classés secrets, et qui mettent le monde diplomatique dans l'embarras pas tellement parce qu'ils contiennent des révélations fracassantes mais plutôt parce qu'ils exposent publiquement le ton « candide » (i.e., cru, et parfois outrageusement stupide) avec lequel les diplomates s'expriment quand ils ne donnent pas dans la langue de bois ; ou, si on est moins charitable, leur incompétence et les intentions pas reluisantes des pays. Comme pour le précédent « coup » de ce genre (celui qui concernait les opérations américaines en Afghanistan), Wikileaks a donné la primeur de ses informations à quelques grands journaux internationaux (The Guardian, The New York Times, Der Spiegel, Le Monde, El País) avant de les rendre publiques : auparavant ils ne faisaient pas ça, mais ils ont compris que ça faisait bien mieux monter la sauce médiatique. Aussi, ils ont permis à ces journaux, et aussi à l'Administration américaine elle-même, de négocier des demandes de censure par exemple pour protéger des gens qui seraient mis en danger si leur nom apparaissait. (Ceci met d'ailleurs l'Administration américaine dans l'embarras : soit elle accepte de collaborer avec Wikileaks pour censurer certains noms, mais alors on pourra lui reprocher d'être complice de la publication de ses propres secrets, ou bien de n'avoir pas fait censurer telle ou telle information précise ; soit elle le refuse et alors elle ne peut pas éviter le pire. L'histoire ne dit pas très clairement si elle a ou non collaboré à censurer certains noms.)

Bref, ce n'est pas tellement le contenu des fuites lui-même (qui a un côté un peu Diploft Story, mais qui ne nous apprend rien de fondamentalement nouveau) qui est intéressant que la nullité des réactions officielles qui ont suivi. Je ne sais pas si Wikileaks a bien fait, que ce soit sur un plan purement pragmatique ou sur un plan éthique, de publier ces données (ou si leur informateur a bien fait de les leur donner), mais la réaction officielle à peu près unanime est d'une stupidité abyssale tellement insultante qu'elle devrait nous faire oublier toute autre préoccupation.

Essentiellement, la position des chancelleries a été : Nous condamnons fermement cette publication, qui met en danger de façon irresponsable la sécurité des États et des personnes, en contrevenant au secret diplomatique et à la souveraineté des États ; nous ne ferons aucun autre commentaire. Est-il besoin de détailler à quel point cette déclaration est d'une stupidité insultante pour celui à qui on l'adresse ?

Primo, soit les télégrammes publiés par Wikileaks ne sont pas authentiques, et alors il n'y a aucune raison que leur publication pose un problème particulier, soit ils sont authentiques, et, par la nature de leur réaction, les chancelleries nous disent clairement oui, ces documents sont authentiques. Je ne sais pas si c'est ce qu'elles voulaient dire, mais c'est ce qu'on en déduit clairement. L'ennui, c'est qu'ensuite elles ne l'admettent pas : c'est vraiment prendre les gens pour des cons.

Secundo, en admettant que les télégrammes soient authentiques, soit leur contenu est essentiellement faux ou bien anecdotique, et alors il n'y a de nouveau aucune raison que cela mette en péril la sécurité de qui que ce soit, soit il y a des choses vraies et extrêmement graves dedans. Force est de constater qu'on ne voit rien de vraiment fracassant : il y a bien des choses qui ne sont franchement pas jolies-jolies (comme des instructions pour des choses qui commencent à ressembler à de l'espionage), mais on voit surtout de la médiocrité (à la fois dans le contenu rapporté et dans l'intelligence du rapport). Agiter les bras en parlant d'irresponsabilité et de sécurité des États et des personnes, c'est un peu l'attitude de celui qui a fait caca derrière la grange et qui prétend qu'il y a une bombe pour distraire quand on va regarder : c'est de nouveau insultant pour l'intelligence de celui à qui on s'adresse.

Tertio, refuser de répondre alors qu'on a soi-même attiré l'attention sur le fait que les télégrammes étaiane authentiques et agité des mains pour faire croire à leur importance, c'est vraiment proclamer sur les toits : Nous ne vous servons que de la langue de bois, et il est vitalement important que nous continuions à vous servir de la langue de bois. Tout ça en langue de bois pure style.

Quarto, le fait de montrer du doigt oh, le Monsieur Assange, il a fait quelque chose de mal ! est complètement pathétique. On s'en fout de savoir si ce que Wikileaks a fait est bien ou mal, ce n'est pas la question. D'abord, le rôle d'une chancellerie n'est pas de commenter les actions d'un individu : ceux-ci n'existent pas au plan du droit international, on nous le fait assez savoir ; pour les individus, il y a des cours de justice pour les juger, si on pense qu'ils ont violé des lois. Mais surtout, si on demande une réaction officielle sur le contenu d'un document, ça n'a aucun rapport avec la façon dont ce document est apparu — quand un criminel notoire en balance un autre, on ne va pas dire oh, ce Monsieur n'est pas gentil, et puis d'ailleurs c'est mal de balancer les copains.

Quinto, le secret diplomatique et les règles diplomatiques en général, elles engagent les États mais pas les individus, justement. La seule chose qui lie un individu, ce sont les lois de l'État dont il relève. On nous rappelle avec force ce fait quand la fondation Nobel, de droit privé, irrite la susceptibilité de la Chine, il serait bon de se le rappeler même quand ça dérange plus que la Chine.

Sexto, l'absence de mea culpa au niveau de la sécurité est ahurissant. Le but d'avoir une classification du type secret défense, c'est bien que l'État s'engage à faire des efforts pour garder ces informations secrètes, pas que si ces informations sont divulguées on puisse ensuite dire ah oui mais c'était mal de les publier ! Si autant d'information censément secrète a pu fuiter, c'est que leur sécurité est pourrie, et je doute que l'Administration américaine soit la seule dans ce cas. Et je peux même dire pourquoi elle est pourrie : c'est parce qu'elle est trop secrète ; la seule façon de concevoir un système de sécurité vraiment sûr, c'est de rendre publics tous les détails sur comment il fonctionne (sauf les secrets eux-mêmes, évidemment), donc en l'occurrence qui a accès à quoi, comment les choses sont classifiées, comment les informations sont chiffrées, comment elles sont transmises, etc. Le diplomatie a une culture du secret : résultat, elle a une sécurité de merde.

Septimo, j'enfonce le clou : si la publication d'informations obtenues aussi facilement pouvait vraiment mettre en danger la sécurité des États et des individus, celui qui est coupable c'est celui qui la rendait si facile à obtenir et celui qui la laisse devenir si dangereuse.

Octavo, le fait de traiter comme une évidence que le secret est indispensable à la diplomatie est un subterfuge. Le secret est sans doute indispensable à la façon dont les États pratiquent actuellement la diplomatie. La diplomatie, c'est l'art d'utiliser des négociations pour éviter (ou à la place de) des conflits. Est-ce que des groupes qui n'auraient aucun moyen de communiquer de façon secrète passeraient leur temps à se battre ? (Car c'est ça qu'on nous dit, en substance.) C'est peut-être vrai, mais j'aimerais voir un argument ou une expérience pour le prouver. (Par exemple, il serait intéressant, au registre des sciences sociales expérimentales, de mettre un groupe de gens dans une simulation de diplomatie, où ils doivent s'accaparer de ressources, et peuvent se livrer des guerres mais aussi tisser des alliances, communiquer, etc. ; dans un cas on leur donnerait la possibilité de communiquer de façon secrète, et dans un autre cas on ne la leur donnerait pas. Puis on verrait si la communication secrète a facilité la diplomatie ou au contraire a conduit à plus de guerres. Je n'ai pas d'avis sur la question, mais tant que l'expérience n'a pas été menée avec un minimum de sérieux scientifique, on ne peut pas la considérer comme tranchée.)

[Je m'arrête là, parce que nono c'est ridicule.]

Mais de façon générale, je trouve que cette affaire est une bille intéressante à mettre dans le bocal la diplomatie, c'est de la merde. Je ne veux pas dire la diplomatie in abstracto, le fait de se parler plutôt que de se faire la guerre, évidemment, ça c'est quelque chose de très beau. (Et j'ai dû le dire quelque part, j'aimerais voir un jour un film genre film d'action hollywoodien sauf que le happy end serait une négociation difficile réussie, un compromis heureux plutôt qu'une victoire. Imaginez Avatar où les humains et les Na'vi auraient réussi à trouver un modus vivendi au lieu de se taper dessus. Ça ce serait intéressant. Mais je digresse.) Je parle de la diplomatie telle qu'elle est menée actuellement dans la cour de récré des relations internationales. Parce que c'est vraiment d'un niveau de cour de récré, et les États se comportent comme des sales petits morveux jaloux, orgueilleux et susceptibles, et je me demande un peu qui a décidé ça, pourquoi, et comment. (Par exemple, pourquoi les pays sont toujours maladivement attachés à leurs revendications sur la moindre parcelle de territoire, y compris quand cette parcelle est inhabitée, de valeur économique absolument nulle, et que la revendiquer conduit à des relations de mauvais voisinage bien plus coûteuse que si on disait ah, vous la voulez ? prenez-la, avec notre bénédiction.) Mais du niveau cour de récré transformé en une sorte de partie d'échecs bizarre, avec des règles totalement débiles.

Le plus débile, ce sont les questions de noms. La diplomatie est à ce point obstinée par les questions de noms (et, plus généralement, de symboles) qu'on croirait qu'elle est l'invention d'un groupe de cabaliste persuadés que le Vrai Nom des choses vous donne un pouvoir certain sur elles. Un exemple parmi tant d'autres : pendant des années, l'Irlande et le Royaume-Uni se sont disputés sur le nom officiel de leur pays, le Royaume-Uni insistant pour reconnaître l'Irlande sous le nom de République d'Irlande et l'Irlande insistant pour reconnaître le Royaume-Uni sous le nom de Royaume-Uni (c'est-à-dire en omettant de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord), pour la raison évidente du contentieux sur la souveraineté sur l'Irlande du Nord. Mais, vous savez quoi ? Ce n'est pas parce qu'on appelle un pays Irlande ou blablabla et d'Irlande du Nord qu'on reconnaît sa souveraineté sur quoi que ce soit — il n'y a aucune raison, c'est juste une règle profondément conne de la diplomatie que le nom devrait avoir un effet magique. Ce serait déjà un beau progrès de faire un traité international dont l'article unique serait le suivant : Dorénavant, le nom qu'on donne aux choses n'a plus d'effet magique, et n'a aucune incidence sur les revendications ou la reconnaissance qu'on fait de ces choses. Je pense que ça contribuerait significativement à apaiser les relations internationales. Ou alors, je peux proposer un protocole pour attribuer de façon aléatoire des UUID aux pays, histoire qu'on n'utilise plus que ça, et que les traités soient conclus entre le gouvernement de 83f8d7e3-fc31-47b7-b4ea-3ce02b93cd94 et de 3c6c7dc2-59ed-4856-9c98-a69c6ad1ffa3, et plus personne ne sera vexé.

Je pourrais continuer la liste longtemps des règles débiles qu'il faudrait abolir, mais la vraie question est bien de savoir comment remédier à cette atmosphère de cour de récré où la Chine pique une colère digne d'un petit enfant dès qu'on suggère que Taïwan est un pays, ce que, objectivement, il est.

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(mardi)

Les analystes politiques sont énervants

J'avoue avoir un certain intérêt pour l'observation de ce qu'il est convenu d'appeler la politique politicienne, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas questions de fond mais questions de pouvoir, d'alliances et d'hommes. On est censé mépriser ça, ou, en tout cas, tous les hommes politiques ne manquent pas de rappeler régulièrement, dès qu'un journaliste leur pose une question sur ce terrain, que ce n'est pas ce qui intéresse les électeurs (sous-entendu, moi je ne fais pas de la politique politicienne, je fais de la politique de fond, celle que les électeurs apprécient) — jugement qui est clairement mensonger s'agissant d'eux-mêmes (évidemment qu'ils font tous de la politique politicienne ! ce serait idiot de penser qu'on peut s'en passer) et dont je me demande dans quel mesure il est vrai s'agissant des électeurs (s'il y a tant d'éditoriaux, d'articles de journaux, d'émissions de télé, et alia, concernant les jeux de pouvoir, c'est probablement que ça doit intéresser d'autres que ceux qui les font). Bref, je ne trouve pas ça, pour ma part, spécialement méprisable, vu qu'il est aussi naïf de penser qu'on peut faire sans qu'il le serait de s'imaginer qu'on peut gagner une bataille sans généraux ou qu'on peut accéder au pouvoir et garder tous ses idéaux — et en tout cas c'est (intellectuellement, humainement, sociologiquement) intéressant à observer.

Mais à côté des hommes politiques qui la font, cette politique politicienne, il y a aussi des sortes de commentateurs sportifs qui la dissèquent. Avoir un commentaire un peu éclairé est certainement souhaitable, mais ces gens-là en arrivent à vouloir tellement briller par la profondeur, la subtilité, ou la portée de leur analyse qu'ils en viennent vraiment à incarner eux-mêmes tout ce qu'on trouve d'irritant au contenu qu'ils sont censés analyser.

Car tout devient prétexte à déceler un nouveau mouvement de fond. N'importe quelle déclaration marque un tournant, n'importe quelle phrase prononcée sans réfléchir est lourde de sens et de calcul, tout n'est que sophistication byzantine (que seuls ces mêmes analystes, bien sûr, savent décoder). Le Premier ministre a-t-il prononcé une phrase dans laquelle on pouvait éventuellement imaginer une nuance différente de celle que le Président avait utilisée ? Tout de suite, Matignon marque sa différence avec l'Élysée. La première secrétaire du Parti socialiste attaque-t-elle telle position du chef de l'État ? C'est forcément un calcul très précis concernant la façon dont le Front national se positionnera au premier tour de la présidentielle de 2012. Ouhlà. L'opinion publique telle que mesurée par je ne sais quel sondage de marge d'incertitude gigantesque a-t-elle varié de 1% ? C'est un vaste retournement qui se dessine sur le sujet. Et d'en tirer des leçons à donner à tout le gotha politique.

Ces gens sont bien heureux que leurs prévisions, leurs analyses et leurs commentaires sont aussitôt entendus qu'ils sont déjà oubliés. Il serait intéressant de les faire enregistrer, avant chaque sondage et surtout avant chaque élection, les résultats qu'ils prévoient, pour confronter ces prévisions à la réalité et mesurer un peu précisément la qualité de leur oracle.

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(dimanche)

Quel est le rôle d'un juge ?

Histoire d'écrire non pas trois mais quatre entrées datées d'aujourd'hui, je signale cette transcription d'un débat (tenu en 2005) sur laquelle je suis tombée, entre Antonin Scalia et Stephen Breyer, deux juges de la Cour suprême des États-Unis d'Amérique, le premier étant classé comme notoirement conservateur, l'autre comme notoirement libéral. Le thème du débat est de savoir s'il est souhaitable que les juges (américains) fassent référence, dans leurs opinions, à des jugements de cours étrangères et s'en inspirent. Mais à travers ce débat, il y en a un autre, plus fondamental, qui surgit çà et là : sur la conception même de ce qu'est un juge, et de sur quoi il doit se baser pour juger.

Scalia a une position très stricte : un juge ne doit pas avoir de rôle politique, il ne doit pas se laisser influencer par son sens de la morale et ce n'est pas non plus à lui de présupposer des évolutions de la société, et donc il doit appliquer la Loi telle qu'elle est écrite, et notamment la Constitution avec le sens (immuable) qu'elle avait pour ceux qui l'ont écrite (la doctrine dite originaliste). En particulier, il ne voit rien dans la Constitution des États-Unis qui protège le droit à l'avortement ou qui interdise aux États de pénaliser des pratiques sexuelles entre adultes consentants (deux célèbres décisions de la Cour où il s'est retrouvé en minorité) : si on croit ses arguments, ce n'est pas lui qui est conservateur (un autre juge proche de ces thèses a d'ailleurs qualifié la loi texane interdisant la sodomie d'étrangement ridicule, tout en la trouvant conforme à la Constitution), c'est juste qu'il ne considère pas qu'il soit son rôle de faire de la politique — selon lui, ce sont aux législateurs de passer les lois qui correspondent aux évolutions de la société. (On se doute aussi qu'il est opposé à ce que les juges fassent référence à des jugements de cours étrangères : c'est, selon lui, au législateur de s'inspirer de ce qu'il y a de bien dans les juridictions étrangères, ce n'est pas au juge de mettre son nez dedans.) Quant à l'interprétation immuable de la Constitution, elle est, selon Scalia, importante pour des raisons de stabilité juridique : si on l'interprète selon les progrès de la société, rien ne dit que ces progrès iront toujours dans le même sens ; pour la même raison, Scalia est un fervent défenseur du stare decisis (s'en tenir à la jurisprudence établie par la Cour).

C'est une position qui ne manque pas de cohérence. Là où on l'attaque souvent, c'est en demandant comment Scalia aurait voté dans les affaires Plessy v. Ferguson (celle qui a ouvert la voie à la discrimination raciale) et Brown v. Board of Education (celle qui y a mis fin), cette dernière, qu'il est maintenant inimaginable de critiquer, étant incontestablement « politique », et par ailleurs un revirement de jurisprudence, deux choses que Scalia décrie. Il m'a l'air important que le juge sache parfois appeler de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain (donc éviter la tyrannie de la majorité), pour reprendre les mots de Tocqueville que j'avais déjà cités en présentant la façon dont je conçois la démocratie.

On comprend qu'il ne soit pas très souhaitable que les juges à la Cour suprême des États-Unis aient des positions politiques. Surtout qu'ils sont nommés à vie et risquent de devenir des super hommes politiques, responsables devant personne, rédigeant des opinions, et même des opinions minoritaires, où ils ne manquent pas d'étaler des convictions idéologiques, démissionnant au moment où ils prévoient qu'un président pourra nommer un successeur de la même couleur politique, bref, je ne suis pas sûr qu'on doive envier cette Cour. Ceci dit, a contrario, le Conseil constitutionnel français est nommé par un processus éminemment politique, et je ne suis pas sûr que l'opacité complète qui l'entoure (ses décisions sont à peu près illisibles pour le non-juristes, contrairement à celles de la Cour suprême des États-Unis, qui se lisent souvent comme un roman, récapitulant clairement les faits, expliquant le raisonnement et les règles appliquées, etc. ; les membres du Conseil constitutionnel ne disent pas pour quoi ils ont voté ni pour quelles raisons, on ne connaît que la décision finale), je ne suis pas sûr que cette opacité soit très souhaitable ni soit un gage de neutralité politique. L'ennui, comme d'habitude, c'est que ces institutions se retrouvent avec des modes de fonctionnement hérités de l'histoire, et que personne n'a vraiment rationnellement choisi : personne ne s'est demandé au juste, quelle est la bonne façon d'avoir une Cour suprême pour appliquer les normes fondamentales en évitant les écueils à la fois de la tyrannie de la majorité et celle de la dictature des juges. (En général, les juristes français vous expliquent que le système français est le meilleur possible dans le meilleur des mondes possibles, et les juristes américains vous expliquent à peu près la même chose, mutatis mutandis.)

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(dimanche)

À quoi sert la démocratie ?

No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form of government except all those other forms that have been tried from time to time. — Winston Churchill (discours à la Chambre des communes, 1947-11-11)

À part dans la citation ci-dessus, qui exprime très bien quelle est ma position sur la démocratie, quand les gens (par exemple, mais pas uniquement, des hommes politiques) s'expriment sur la question, il domine une sorte de mystique sur le rôle ou le but de la démocratie : une mystique selon laquelle la majorité, parce qu'elle est majorité, aurait forcément raison ou ne pourrait pas être tyrannique ; mystique dans laquelle je ne me reconnais pas.

Cette idée que je qualifie de mystique est celle selon laquelle la démocratie serait une fin en soi, une chose bonne pour elle-même, un idéal à atteindre, quelque chose de ce genre ; et, par conséquent, que le peuple, ou la majorité des citoyens, non seulement a un avis bien défini et mesurable sans ambiguïté par des élections, mais que cet avis est, de plus, infaillible. L'idée à laquelle je veux l'opposer (et que je revendique), une idée que j'appellerai plus pragmatique de la démocratie, est que cette dernière est simplement un moyen, un moyen imparfait et incomplet mais qui est pourtant le meilleur connu, pour construire un régime juste, repectueux des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Un moyen qui consiste essentiellement à espérer que de tenir des élections régulières empêchera des gouvernements trop pourris ou corrompus d'être portés au pouvoir ou de concentrer trop de pouvoir entre leurs mains, et finira par chasser ceux qui le sont ou le font[#].

Ce que sont exactement les droits fondamentaux qu'il faut respecter est, évidemment, un problème épineux, parce qu'ils ne sont pas très exactement définis : ils ne sont qu'esquissés de façon générale par des textes fondamentaux (dont la portée juridique est soit directement applicable soit essentiellement symbolique) — la Déclaration universelle de 1958, aux États-Unis les dix premier amendements de la Constitution, en France la Déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946, dans l'Union européenne la charte des droits fondamentaux de l'UE, en Europe de façon plus générale la Convention européenne des droits de l'Homme. Mais ce sont les cours de justice chargées d'appliquer ces textes ou la loi en général qui dégagent progressivement ce qui, dans l'acquis du droit, constitue un droit fondamental. Il est normal[#2] que la liste des droits de l'Homme ne puisse pas être définie complètement et exhaustivement, car le problème est complexe, comme il est normal qu'on ne puisse pas définir exhaustivement ce qu'est la notion philosophique du Bien ou de la morale. Ceci soulève au moins deux observations : on fait défendre et délimiter les droits fondamentaux par des juges, et ces juges ne sont pas élus (au contraire, ils ont souvent un très grand degré d'indépendance).

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(vendredi)

Petites magouilles politiques iraniennes

Ah, un petit jeu de pouvoir comme je les aime. Quatre personnages principaux dans l'histoire : Maḥmūd ʾAḥmadīnežād (le président sortant, et apparemment rentrant aussi), ʿAlī Ḥoseynī Ḫāmenehʾī (le Guide suprême, aka celui-qui-est-au-dessus-du-président), Mīr-Ḥoseynī Mūsavī Ḫāmeneh (le challenger) et, celui qu'il ne faut pas oublier, ʿAlī ʾAkbar Hāšemī Rafsanǧānī[#] (l'ancien président et maintenant éminence grise du régime). Plus un cinquième, l'opinion publique iranienne. Quant à ce que veut celle-ci, je pense qu'on peut tenir pour acquis que, dans des élections libres, elle aurait élu Mūsavī (enfin, des élections libres entre les mêmes candidats, parce que peut-être que dans des élections vraiment libres elle aurait élu quelqu'un de complètement différent). Je ne sais pas si elle a élu Mūsavī : The Guardian le suggère prudemment, mais le Guide suprême a fait facétieusement remarquer aujourd'hui que c'était quand même difficile de frauder onze millions de bulletins (il est possible qu'il ait dit ça sincèrement : soit qu'il ait lui-même été trompé, soit que les chiffres officiels soient moins mensongers que ça car, après tout, l'intimidation marche parfois aussi bien que la fraude pour truquer les élections).

Ce que veulent ʾAḥmadīnežād et Mūsavī est raisonnablement clair, comme il est raisonnablement clair qu'ils ne s'aiment pas. Ce que veulent les deux autres, par contre, est un peu plus subtil (au-delà du fait que tout le monde veut le pouvoir, mais ça c'est juste la nature humaine). Ḫāmenehʾī est le grand chef au-dessus du chef, mais il n'est pas tout-puissant comme son prédécesseur, le fondateur du régime, l'était : il doit donc s'appuyer sur d'autres gens, et apparemment il a trouvé qu'ʾAḥmadīnežād était quelqu'un de bien pour ça. D'un autre côté, Rafsanǧānī, lui, si je comprends bien, il n'aime pas trop ʾAḥmadīnežād ; or Rafsanǧānī, justement, non seulement il est un poids lourd politique (et immensément riche), mais en plus il est président d'un conseil important et surtout d'une assemblée qui ne sert en gros qu'à une chose, c'est à contrôler, et éventuellement révoquer, le Guide suprême (autant dire qu'elle ne sert à rien, mais l'éventualité qu'elle puisse servir doit être une menace pas totalement rassurante pour Ḫāmenehʾī), et cette dernière assemblée n'a jamais eu autant de membres modérés que depuis les dernières élections en 2007. Mais Rafsanǧānī (qui est un stratège incontestable) doit forcément connaître le célèbre mot d'Aaron Nimzowitsch selon lequel une menace est plus forte que son exécution : je ne crois pas une seule seconde qu'il obtienne, ni même qu'il agisse pour obtenir, le départ de l'actuel Guide suprême.

D'un autre côté, il est un peu étonnant que Ḫāmenehʾī soutienne à ce point ʾAḥmadīnežād malgré à la fois cette menace et celle, également peu vraisemblable mais sans doute tout de même désagréable, d'une révolution, mais surtout malgré les avantages qu'il y aurait pu y avoir pour lui à apparaître comme loin au-dessus de la mêlée : car même si c'est l'autre qui devient président, lui sera toujours Guide suprême, et il est peu probable que les choses évoluent sur ce point. Plusieurs possibilités : soit il est plus faible qu'on le croit et il a vivement besoin de garder le président sortant, soit il est plus têtu qu'un bon homme de pouvoir devrait l'être, soit il est vraiment sûr de son jeu. En tout cas, il a fait monter les enchères. La référence à Rafsanǧānī (comme pilier du régime) dans son discours d'aujourd'hui laisse penser (c'est ce que la BBC suggère) qu'ils tricoteront, ou ont tricoté, un petit arrangement entre eux dont Mūsavī et l'opinion publique iranienne (en tout cas, ceux qui soutenaient Mūsavī et ont voté pour lui) seront les perdants ; et il est mlaheureusement difficile de croire qu'ils pourront gagner quelque chose, en fait, mais la suite des événements sera intéressante à observer.

Je note toutes ces choses pour des œuvres littéraires futures éventuelles.

[#] J'en profite pour indiquer les translittérations (j'espère !) correctes de leurs noms (selon DIN 31635 parce que même si en général je suis les normes ISO, en l'occurrence ISO 233 n'a vraiment pas l'air terrible pour le persan). Et j'en profite pour râler contre les gens qui ne le font pas : à l'heure où Unicode est partout, je comprends qu'on veuille éviter d'écrire les noms en alphabet arabe, mais c'est un peu ridicule d'écrire Ahmadinejad et Rafsanjani, de sorte qu'on ne voit pas que le ‘j’ n'est pas le même dans les deux mots (qu'on ne prétende pas que les petits zigouigouis induisent les lecteurs en erreur : de toute façon, sans zigouigouis, j'ai remarqué que les Français prononcent Amadinedjad, alors bon, Amadinezad ce ne sera pas plus faux).

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(jeudi)

Corrélations pays/groupe au parlement européen

Maintenant que les résultats des élections du parlement européen sont tombées, on peut les soumettre à plein de number crunching rigolo. Notamment, une chose que j'aimerais arriver à représenter correctement, c'est la corrélation entre les pays et les groupes politiques : à savoir, exprimer pour quels pays et quels groupes il y a plus, ou au contraire moins, de députés européens de ce pays et de ce groupe que ce qu'on attendrait en connaissant seulement le nombre de députés de ce pays et de ce groupe.

C'est un exercice un peu difficile, pour ne pas dire impossible, pour plusieurs raisons : d'abord, parce que les compositions des groupes politiques du nouveau parlement ne sont — évidemment — pas encore connues (et il y a un certain nombre de cas de réelle incertitude, la plus importante concernant la création ou non d'un groupe de conservateurs eurosceptiques, le Mouvement pour la réforme européenne, qui naîtra à condition que les Conservateurs britanniques trouvent des alliés dans six autres pays pour les y aider). Ensuite, parce que les nombres sont petits (il y a cinq eurodéputés maltais, alors allez donner un sens au fait qu'ils aient plus ou moins tendance que la moyenne européenne à adhérer à tel ou tel groupe…). Enfin, bien sûr, les groupes politiques sont moins au parlement européen qu'ailleurs des reflets fiables des tendances politiques réelles des eurodéputés (même s'il est faux de penser, comme certains se l'imaginent, que la discipline de groupe n'existe pas : on constate qu'il y a réellement une corrélation statistique forte dans les votes au sein d'un groupe, et que le groupe prédit beaucoup mieux le profil de vote d'un député que son pays d'origine). Bref, les chiffres ci-dessous sont totalement dénués de sens : mais l'absence de sens ne m'a jamais empêché de faire des calculs, donc je ne vais pas me priver.

Ce que je calcule ci-dessous, ce sont les corrélations statistiques entre les informations tel député est de tel pays et tel député est de tel groupe politique (dans des prévisions raisonnables sur la composition des groupes au nouveau parlement, essentiellement celles de predict09.eu). Quand un nombre (pour telle ligne et telle colonne) est positif, ça signifie que les députés de ce pays ont plus que la moyenne des députés européens tendance à adhérer à ce groupe (ou, de façon équivalente, que les membres de ce groupe ont plus que l'ensemble des députés européens tendance à venir de ce pays !), tandis que si le nombre est négatif, cela signifie une corrélation inverse. Une corrélation parfaite (un groupe constitué uniquement de députés d'un certain pays, et de tous les députés de ce pays — ce n'est évidemment pas possible) serait indiquée par le nombre 1, tandis qu'une anticorrélation parfaite (un groupe ne comportant aucun député d'un certain pays, mais tous les députés de tous les autres pays — ce qui serait tout aussi absurde) serait indiquée par le nobmre −1. Les cases sur fond gris indiquent une absence d'eurodéputés du groupe en question pour le pays en question (la corrélation est donc forcément négative !, mais pas pour autant −1 puisque pour ça il faudrait aussi que le groupe regroupât tous les députés de tous les autres pays).

GUE/GVNSOCVerts/ALEADLEPPEMREI/Dn.ins.%
AT−0.034+0.014−0.006−0.056−0.001−0.045+0.106+0.0622.3%
BE−0.039−0.011+0.048+0.061−0.031−0.022−0.036+0.0463.0%
BG−0.034−0.007−0.042+0.086−0.001−0.045−0.032+0.0622.3%
CY+0.124−0.018−0.024+0.015−0.005−0.027−0.019−0.0180.8%
CZ+0.113+0.026−0.047−0.063−0.098+0.215−0.036−0.0363.0%
DK+0.020+0.017+0.046+0.048−0.078+0.037−0.028−0.0271.8%
EE−0.020−0.018−0.024+0.109−0.036−0.027−0.019+0.0590.8%
FI+0.020−0.031+0.005+0.081−0.035−0.039−0.028+0.0791.8%
FR+0.015−0.045+0.166−0.033+0.041−0.096−0.045+0.0049.8%
DE+0.065−0.020+0.115+0.007+0.055−0.115−0.081−0.08013.5%
GR+0.075+0.063−0.016−0.063−0.014−0.051+0.045−0.0363.0%
HU−0.039−0.029−0.047−0.063+0.119−0.051−0.036+0.0873.0%
IE+0.023−0.001−0.035+0.088−0.006−0.038−0.027−0.0261.6%
IT−0.072+0.039−0.089−0.019+0.079−0.096+0.140−0.0679.8%
LV−0.023−0.001+0.024+0.003−0.051+0.115−0.022−0.0211.1%
LT−0.028−0.001−0.035+0.021−0.006+0.042−0.027+0.0291.6%
LU−0.020−0.018+0.036+0.015+0.027−0.027−0.019−0.0180.8%
MT−0.018+0.066−0.022−0.030+0.007−0.024−0.017−0.0170.7%
NL+0.030−0.058+0.039+0.073−0.062−0.055+0.037+0.1163.4%
PL−0.059−0.071−0.073−0.098+0.114+0.222−0.056−0.0556.8%
PT+0.151+0.026−0.047−0.063+0.036−0.051−0.036−0.0363.0%
RO−0.048+0.039−0.058+0.024+0.030−0.063−0.045+0.0574.5%
SK−0.030+0.040−0.036−0.048+0.029−0.039−0.028+0.0791.8%
SI−0.022+0.007−0.026+0.052+0.015−0.029−0.020−0.0201.0%
ES−0.034+0.103−0.030−0.047+0.058−0.079−0.056−0.0556.8%
SE+0.007+0.009+0.027+0.053−0.026−0.046−0.033+0.0132.4%
GB−0.051−0.056+0.002+0.038−0.246+0.345+0.233+0.0049.8%
%4.6%25.4%6.8%11.5%35.7%7.9%4.1%3.9%(100%)

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(mercredi)

Élections à la proportionnelle : illustrations

Quelques illustrations pour rendre plus claire mon entrée précédente : dans chacun des diagrammes suivants, on a 12 sièges à répartir à la proportionnelle entre 3 listes ; le triangle représente les différentes proportions de voix possibles entre ces trois listes (les sommets représentent l'unanimité pour une des listes et 0 voix pour les deux autres, les côtés du triangle représentent les répartitions où une liste a 0 voix, et plus généralement les nombre de voix recueillies par les trois listes sont proportionnels aux distances aux trois côtés). Les (centres des) 78 gros points de couleur claire marquent les endroits où on a une représentation proportionnelle exacte (par exemple, le point jaune au milieu de la 3e ligne de points en partant du haut — celle qui a trois points — représente une répartition où une liste a exactement 10/12=5/6 des voix et les deux autres chacune 1/12 ; tandis que le point blanc au centre exact du triangle représente la répartition où chaque liste a exactement 4/12=1/3 des voix). Enfin, les régions de couleur qui divisent le triangle représentent chacun une configuration possible des sièges dans l'assemblée : la région marque donc l'ensemble des répartition de votes pour lesquelles le mode de scrutin considéré attribue cette configuration des sièges à l'assemblée. Par exemple, la région jaunâtre vers le sommet supérieur du triangle (celle qui contient le point jaune précédemment mentionné) représente les répartitions possibles des voix pour lesquelles le mode de scrutin représenté attribuera 10 sièges sur 12 à une liste et 1 siège à chacune des deux autres. Comme a priori on veut que la représentation proportionnelle donne à l'assemblée le nombre de sièges entiers exact évident si les voix sont dans des proportions exactes en 12e, évidemment, chaque région contient un et exactement un des points marqués (les exceptions étant si on ne permet pas à une liste d'obtenir zéro sièges, dans la méthode de Huntington-Hill).

[Diagramme méthode de Hare-Niemeyer]Dans le cas de la méthode du plus fort reste de Hare-Niemeyer/Hamilton, les régions sont de bêtes hexagones réguliers, centrés sur les points de représentation exacte, chaque répartition de votes étant envoyée sur la configuration de l'assemblée correspondant au point de représentation exacte métriquement le plus proche (ou, si l'on veut, il s'agit du diagramme de Voronoï des points de représentation exacte). C'est pour cette raison que la méthode est assez naturelle et intuitive. Notons que les hexagones au bord du triangle sont tronqués (ils n'ont donc pas la même aire que les autres) : si on tire uniformément au hasard la répartition des votes, on a moins de chances de tomber sur une situation où la configuration de l'assemblée ne donnera aucun siège à une liste que pour les autres configurations.

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(mardi)

Comment faire une élection à la proportionnelle

Si on a N sièges d'une assemblée à répartir de façon proportionnelle entre r listes qui ont obtenu des proportions p1,…,pr des suffrages exprimées dans une élection, il y a plusieurs façons de procéder. (Je parle de sièges à répartir entre des listes dans une élection, mais c'est un problème tout à fait général : on peut vouloir attribuer n'importe quoi de non fractionnable entre n'importe quelle sorte d'entités de façon proportionnelle à n'importe quelles grandeurs pi.) Évidemment, lorsque N a le bon goût d'être un diviseur commun de p1,…,pr (c'est-à-dire que chaque N·pi soit un entier), les choses sont faciles : on attribue N·pi sièges à la liste i, et c'est tout (ensuite, il y a éventuellement la question de savoir quels sièges on attribue ou à qui sur la liste, mais je ne veux pas parler de ça ici : normalement les sièges sont interchangeables et on choisit juste les premiers de la liste). Évidemment, cette coïncidence numérique n'arrive jamais. On peut au moins commencer par attribuer à chaque liste la partie entière (c'est-à-dire, l'arrondi à l'inférieur, noté :) ⌊N·pi⌋, du nombre en question, mais il reste ensuite des sièges à répartir. Comment fait-on pour choisir à qui les donner ? Il y a différentes méthodes pour ça, qui ont des propriétés mathématiques et/ou politiques différentes, et qui sont employées dans divers contextes. (Je ne m'intéresse ici qu'aux situations où on répartit effectivement les sièges de façon proportionnelle : s'il y a, par exemple, une prime à la majorité, alors je parle des sièges en plus de cette prime — j'en avais déjà parlé dans le cas des municipales. De même, je fais abstraction des règles qui imposent une barrière minimale pour être représenté à la proportionnel : s'il y en a on suppose qu'on ne considère que les listes qui ont dépassé cette barrière.)

Ajout : voir l'entrée suivante pour une illustration graphique des différentes méthodes décrites ci-dessous.

Méthodes de plus fort reste

La méthode la plus naïve est celle du plus fort reste (ou plus exactement, une de celles de ce type), parfois plus précisément appelée méthode de Hare-Niemeyer ou de Hamilton : une fois attribuées les parties entières ⌊N·pi⌋, on compare les parties fractionnaires N·pi−⌊N·pi⌋, c'est-à-dire en quelque sorte les surplus de voix (les restes) par rapport au nombre nécessaire pour avoir le nombre de sièges qu'on vient d'attribuer, et on attribue un siège supplémentaire (jamais plus) aux listes ayant le plus fort reste, jusqu'à avoir attribué tous les sièges restants. Cette méthode peut sembler intuitive, et c'est celle qu'on invente généralement quand on veut faire une répartition à la proportionnelle et qu'on n'est pas matheux ; mais elle souffre d'un grave défaut : elle n'est pas monotone — il se peut très bien qu'en augmentant le nombre N de sièges disponibles, à proportions pi constantes, on diminue le nombre de sièges obtenu par telle ou telle liste. C'est le fameux Alabama paradox, découvert en 1880 parce que les Américains utilisaient cette méthode pour attribuer le nombre de sièges à la chambre des Représentants entre les états de l'Union proportionnellement à la population de ces états : on s'est aperçu que si le nombre de représentants au total passait de 299 à 300, alors l'Alabama en obtenait un de moins. À cause de ce paradoxe, ou parce qu'elle a tendance à trop favoriser les petites listes, cette méthode du plus fort reste est assez peu utilisée en pratique (elle sert cependant en Russie, par exemple).

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(dimanche)

La sécurité des élections

Je me suis fait débaucher pour servir de scrutateur dans mon bureau de vote, ce qui ne m'a évidemment rien appris à part confirmer que je vis dans un quartier écolo-bobo-bio (Cohn-Bendit : 40%) ; par contre, je suis très amusé de l'idée que les gens se font de la sécurité des élections. Le principe général de la sécurité des élections, normalement, c'est qu'on a une pyramide de sommations avec, à la base, les bulletins de vote individuels et, au sommet, les totaux de chaque liste pour la région électorale : on totalise les bulletins par centaine, puis les centaines par table de scrutateurs, puis les tables par bureau de vote, puis les bureaux de vote par commune, puis les communes sur la région (peut-être en passant par le niveau départemental), et le Conseil constitutionnel est censé superviser tout ça. Évidemment, la sécurité ne marche que si, à chaque niveau de sommation, il y a des témoins pour vérifier que le total effectué est bien égal à celui apporté par les niveaux inférieurs : que les bulletins s'additionnent bien par centaine, que les centaines donnent les bons résultats par table, que les chiffres du bureau sont bien le total de ceux de chaque table, etc. Une chaîne étant aussi forte que son plus faible maillon, il ne sert à rien d'avoir une sécurité paranoïaque sur tel niveau si elle n'est pas assurée tout du long. Or là je constate que les totaux de chaque table sont vérifiés scrupuleusement mais que, quand il s'agit de les additionner pour donner les résultats du bureau, il ne reste essentiellement que deux assesseurs (les autres sont en train de ranger), dont l'un fait les sommes de tête pendant que l'autre, qui a pourtant sorti une calculatrice, ne s'en sert que pour les chiffres que sur lesquels le premier a au mal à faire le calcul (et personne ne regarde ce qu'elle tape sur la calculatrice) — et on ne revérifie que le total général. Ce serait très facile d'ajouter dix voix à une liste et de les retrancher à une autre, et ce ne serait même pas risqué puisqu'on pourrait prétendre à une erreur de retenue. De même, est-ce que quelqu'un parmi les deux témoins qui ont noté les résultats totalisés du bureau va vraiment vérifier que ce sont bien les mêmes chiffres qui seront inscrits au procès-verbal et comptés dans les totaux pour la commune ?

Je ne dis pas qu'il y a de la fraude (je pense qu'elle est infinitésimale), mais je dis que c'est idiot de prévoir un protocole qui surveille énormément l'établissement de certains totaux si on ne surveille pas exactement autant les niveaux supérieurs. Les gens ont cette conception complètement erronée de la sécurité où, parce qu'on a mis le paquet quelque part, ils s'imaginent que ça garantit toute la ligne. Faire signer une feuille par quatre personnes n'a aucun intérêt et n'ajoute rien à la sécurité si on n'a pas au moins une politique absolue que toute rature doit être paraphée et que les nombres doivent être précédés d'un tiret ! (Et, d'ailleurs, idem si on ne prend pas leurs coordonnées pour pouvoir demander leur témoignage en cas de doute.) Je me demande aussi pourquoi on fait tout un foin autour des bulletins nuls si on ne prend pas un soin égal pour tous les autres bulletins.

Dans le même genre, j'ai souvent observé que les protocoles de sécurité dans les salles d'examens et de concours font qu'on vérifie que les candidats qui composent et rendent une feuille sont bien ceux qui sont inscrits, et que chaque candidat rend bien une feuille, mais comme elle est déjà anonymisée quand il la rend (ou bien, si elle ne l'est pas, parce qu'on ne vérifie pas ce qu'il a écrit dans le coin), il serait tout à fait possible pour deux candidats de la même série de rendre chacun une feuille au nom de l'autre (quelqu'un pourrait se faire payer pour s'inscrire à un concours dont il n'a que faire dans une matière où il est très fort et permettre, de cette façon, à un autre candidat d'avoir un bon rang). Ah, et il y aurait beaucoup à dire sur la sécurité des documents d'identité, qui est à mon avis beaucoup plus élevée que la sécurité avec laquelle on vérifie l'identité des gens qui font établir ces documents. (Mais le plus comique en matière de prétention de sécurité, c'est tout ce qui concerne la lutte contre le terrorisme notamment dans le transport aérien — le blog de Bruce Schneier vous en dira plus — mais à ce niveau, il s'agit uniquement d'une mascarade pour laisser croire aux gens qu'on fait quelque chose.)

Bref, je pense que ce serait bien si les gens qui établissent ces protocoles de sécurité « dans la vraie vie » prenaient quelques cours de sécurité informatique.

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(mardi)

Enfin un vrai site de prévisions pour les élections européennes

Essayez de trouver un journal français qui parle des élections du parlement européen pour donner des pronostics ou des sondages qui dépassent un peu le cadre de la France : ce n'est pas facile (← ceci est une litote). Et ça m'agace énormément : les députés européens ne représentent pas leur pays (il y a le Conseil pour ça), et les études (comme l'excellent livre de Hix, Noury & Roland à ce sujet) montrent qu'ils votent réellement selon les lignes des partis, ou au moins des groupes parlementaires, au niveau européen, et non selon leur pays d'origine — et accessoirement (parce que certains semblent parfois en douter dans le cadre de l'espèce de coalition perpétuelle entre PSE et PPE-DE) qu'il y a une vraie différence entre la gauche et la droite au niveau des votes. Donc savoir combien le parti socialiste et l'UMP auront en France m'importe très peu. Savoir comment l'équilibre des partis va changer au niveau européen, et notamment si Rasmussen[#] a la moindre chance de remplacer à Barroso, ça, en revanche, ça me semble important[#2].

Je veux bien croire que ce soit difficile pour les journalistes d'obtenir des chiffres et de faire des prévisions pour 27 pays, dont 26 qu'ils connaissent mal : mais, d'un autre côté, rien ne leur interdit d'aller trouver des collègues à eux dans ces 26 autres pays et de se partager le boulot de pronostic !

Enfin, toujours est-il que quelqu'un a enfin (le mois dernier — je suis toujours le dernier informé de tout) eu la bonne idée de lancer un vrai site web rassemblant des prévisions au niveau européen, www.predict09.eu, enfin quelque chose d'un peu comparable avec ce qu'on pouvait trouver aux États-Unis, avec des analyses état par état et une synthèse globale faite intelligemment et de façon lisible. [Edit () : je vire le lien vers le site, qui a été cybersquatté, et qui n'a apparemment jamais été archivé par l'Internet Archive.]

Maintenant, ce serait bien s'il y avait un peu plus que un site de ce genre.

[#] Je veux évidemment parler de Poul Nyrup Rasmussen, président du PSE, à ne pas confondre avec Anders Fogh Rasmussen, bientôt secrétaire-général de l'OTAN, ni avec Lars Løkke Rasmussen, l'actuel premier ministre danois et successeurs des deux précédents à ce poste (oui, le Club Contexte est très fier de son coup : les trois derniers chefs de gouvernement danois s'appellent tous Rasmussen !).

[#2] Sans compter la question éminemment importante de savoir si le Piratpartiet aura un, voire deux, parlementaires.

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(lundi)

Pourquoi Israël polarise-t-il autant la géopolitique ?

Je voudrais poser cette question de façon vraiment — sincèrement — ingénue. Il y a trente–quarante ans, la géopolitique s'organisait autour de la guerre froide et de l'axe qui opposait les alliés des Soviétiques à ceux des Américains : les conflits israélo-arabes devaient se lire dans cette optique. La sphère géopolitique doit aimer s'organiser selon un axe dipolaire, parce que j'ai l'impression qu'après la fin de la guerre froide, l'alignement selon l'axe pro-ou-contra-israélien a quasiment remplacé l'alignement slon l'axe pro-ou-contra-américain : mais j'ai du mal à comprendre comment il arrive à acquérir une telle importance.

Certes, j'ai un avis — rapide et fort peu éclairé, car je n'y connais rien[#] — sur la situation des Palestiniens comme j'en ai un sur celle des Tamouls au Sri Lanka ou sur l'inimitié Indo-Pakistanaise, ou sur l'Ossétie et l'Abkhazie, ou sur les Turcs et les Kurdes, ou sur plein d'autres choses. Mais dans tous ces cas mon intérêt est, en toute honnêteté, un peu lointain et purement académique, donc j'essaie de ne pas crier mon avis trop fort parce qu'il ne repose essentiellement que sur mon ignorance et sur des préjugés très vite formés. Or beaucoup plus de gens ont l'air d'avoir des avis très arrêtés sur Israël vs. ses voisins arabes que sur à peu près n'importe laquelle des autres querelles qui peuvent exister entre deux peuples[#2] sur cette planète (peut-être même entre deux idées si on se restreint aux conflits d'idées qui se traduisent de façon assez claire en géopolitique). Les autres conflits ne réussissent pas à s'inviter de façon aussi envahissante dans le cadre d'une conférence des Nations-Unies sur le racisme. Et il n'y a aucun autre conflit sur lequel n'importe qui connaisse la position d'à peu près n'importe quel intellectuel / donneur de leçons un peu en vue (ou, d'ailleurs, sur lequel il en ait forcément une).

Ceci est sans commune mesure avec le nombre de personnes impliquées (il y a certes plus de Palestiniens à Gaza ou en Cisjordanie qu'il y a de Catholiques en Irlande du Nord — ou qu'il y en avait il y a vingt ans —, mais enfin il y en a quatre ou cinq fois plus, pas trente fois plus) ; il est même sans commune mesure avec l'importance économique ou démographique d'Israël. Et si on peut tenter de l'expliquer par la puissance de l'électorat juif américain, mais j'ai quand même l'impression que c'est lui faire beaucoup d'honneur que de prétendre qu'il aurait autant d'influence sur la géopolitique mondiale. Même au sein des pays arabes, j'ose espérer qu'il y a des préoccupations plus variées ! (Et puis, s'agissant des Musulmans en général, je ne vois pas spécialement pourquoi la situation en Cisjordanie les intéresserait plus que celle au Kashmir.) Bref, je ne sais pas trop quoi penser. Est-ce que d'autres grandes puissances (la Chine, la Russie, l'Inde ?) ne sont que trop heureuses qu'on parle abondamment des questions qui les concernent le moins possible, et sont ravies de laisser les États-Unis et les pays arabes regarder et pointer du doigt vers le Moyen-Orient ?

Je me pose la question avec sans doute beaucoup de naïveté (j'avoue que j'en rajoute un peu faussement en écrivant cette entrée), mais il peut être intéressant de se poser parfois, en même temps qu'une question, la méta-question de l'importance de cette question et de l'histoire de cette importance.

[#] Rien est exagéré, parce que même si on le voulait très fort on aurait du mal à rester ignorant sur le sujet. Reste que sur ce sujet-là, on a la désagréable impression de ne jamais rien savoir parce que dès qu'on apprend quelque chose il y a ceux qui vous diront que l'information est présentée de façon partiale, ou que celui qui vous l'a expliquée est un affreux anti/pro-Sioniste/Islamiste (rayez les mentions inutiles). C'est pénible.

[#2] Il faudrait peut-être écrire une petite note sur le Tibet, cependant, qui a l'air de beaucoup motiver les donneurs d'avis. Mais en Occident (wherever that may be), cet avis a autour de lui l'unanimité béate de ceux qui se sont fait un avis facile en voyant le gourou religieux exilé sympa d'un côté et les méchants envahisseurs de l'autre : je subodore, dans mon ignorance tout aussi crasse sur le Tibet qu'elle l'est sur la Palestine, que la réalité est un chouïa plus compliquée que ça.

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(samedi)

Monsieur Salomon est attendu rue de Solférino

Premier livre des Premiers secrétaires, chapitre 3, versets 16ss :

Alors deux militantes vinrent se présenter devant le Premier secrétaire.

L'une dit : « Je t'en supplie, mon seigneur ; moi et cette femme, nous habitons le même parti, et j'ai rédigé une motion alors qu'elle s'y trouvait.

Or, trois jours après ma rédaction, cette femme en rédigea une à son tour. Nous étions ensemble, sans personne d'autre dans le parti ; il n'y avait que nous deux.

La motion de cette femme mourut une nuit parce qu'elle s'était assise dessus.

Elle se leva au milieu de la nuit, prit ma motion qui était à côté de moi — ta servante dormait — et l'afficha devant elle ; et sa motion, la morte, elle l'afficha devant moi.

Je me levai le matin pour défendre ma motion, mais elle était morte. Le jour venu, je la regardai attentivement, mais ce n'était pas ma motion, celle que j'avais rédigée. »

L'autre femme dit : « Non ! ma motion, c'est la vivante, et ta motion, c'est la morte » ; mais la première continuait à dire : « Non ! ta motion, c'est la morte, et ma motion, c'est la vivante. » Ainsi parlaient-elles devant le Premier secrétaire.

Le Premier secrétaire dit : « Celle-ci dit : “Ma motion, c'est la vivante, et ta motion, c'est la morte” ; et celle-là dit : “Non ! ta motion, c'est la morte, et ma motion, c'est la vivante”. »

Le Premier secrétaire dit : « Apportez-moi une urne et des bulletins ! » Et l'on apporta l'urne et les bulletins devant le Premier secrétaire.

Et le Premier secrétaire dit : « Coupez en deux le parti et donnez-en une moitié à l'une et une moitié à l'autre. »

La femme dont la motion était la vivante dit au Premier secrétaire, car ses entrailles étaient émues au sujet de son parti : « Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui le parti vivant, mais ne le tuez pas… »

…Ah non, en fait, personne n'a dit ça : le parti fut bel et bien coupé en deux, et les batailles intestines continuèrent fort longtemps.

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(lundi)

Quelques réflexions sur le mariage de couples de même sexe

Le 4 novembre, les Américains ne voteront pas seulement pour élire (ceux qui éliront) leur président et plein d'autres gens (le tiers de leurs sénateurs, tous leurs représentants et un certain nombre de gouverneurs) : il y a également des referenda locaux. Dans plusieurs États (au moins la Californie, la Floride et l'Arizona), cette année, une proposition est mise aux voix d'amender la constitution (de l'État en question) pour faire interdire le mariage des couples de même sexe. La proposition en Californie (connue sous le nom de Proposition 8) a sans doute le plus attiré l'attention puisqu'elle vise spécifiquement à rendre caduque une décision de la Cour suprême de l'État datant du 2008-05-15 et interprétant la constitution de l'État comme impliquant le droit de se marier pour les couples de même sexe. Avant de lire plus loin, on peut regarder les arguments des partisans et des adversaires[#] de l'amendement. Actuellement, les sondages semblent donner un très léger avantage au non (c'est-à-dire pour maintenir la constitution comme elle est, i.e., ne pas interdire le mariage de couples du même sexe), mais on ferait mieux de ne pas trop parier dessus.

Laissant de côté la question de l'adoption (mise à jour : voir l'entrée suivante), qui appartient sans doute à l'avenir (et qui concerne peu de gens, finalement), le combat contre le droit au mariage des couples de même sexe est indiscutablement un combat d'arrière-garde. Je veux dire, dans un sens purement objectif : ce droit finira par être conquis dans tous les pays où les droits de l'homme sont généralement respectés. Notamment, je n'ai aucun doute sur le fait qu'il arrivera en France, qui n'est pas sociologiquement très différent de la Belgique et de l'Espagne et qui peut s'inspirer de leur exemple — ce n'est qu'une question de temps, c'est-à-dire, du hasard du passage des majorités politiques, qui fait qu'en 1999 la France était plutôt en avance et que neuf ans plus tard elle est plutôt en retard. Tout ceci étant dit sans aucun jugement particulier (d'aucuns pourront trouver que l'avance et le retard dont on parle sont sur une voie de décadence et de dépravation des valeurs de la famille — on aura deviné que ce n'est pas mon avis).

Mais les États-Unis ont l'air d'avoir une façon différente de faire des progrès sur les questions sociétales : ce sont les juges et les cours de justice, plus que les hommes politiques, qui les font avancer. En France, le droit à l'avortement est venu avec la loi Veil de 1975 ; aux États-Unis, c'est une décision[#2] de la Cour suprême de l'Union (en 1973), et, de façon générale, cette même Cour suprême, sous les présidences Warren (1953–1969) et Burger (1968–1986), a fait faire au pays un grand nombre d'avances dans le domaine des libertés individuelles. Donc je n'étais pas surpris que ce soient, de nouveau, des juges[#3] qui aient constaté qu'il était discriminatoire de subordonner le droit au mariage au sexe des contractants. C'est sans doute à la fois la différence entre Common law et Jus civile qui joue mais aussi une différence entre Amérique et Europe (en Angleterre, le pays qui a inventé le Common law, c'est la loi qui a rendu l'avortement légal).

L'idée d'aller opérer sur la constitution de l'État pour résoudre une question politique et donner tort aux juges devrait être prise en général avec d'infinies précautions, et ici je la trouve particulièrement répugnante. J'attends encore de voir une seule raison pour laquelle deux femmes n'auraient pas droit de se marier alors qu'un homme et une femme (même s'ils n'ont pas l'intention, ou pas la possibilité, de procréer) l'auraient, qui ne se résume pas à Dieu l'a dit (ou, de façon presque équivalente, nous sommes plus nombreux que vous, argument qu'on peut camoufler sous différentes formes d'appels ad naturam).

Un ami (hétérosexuel) me disait il n'y a pas longtemps ne pas comprendre les gens qui s'opposent au droit au mariage des couples de même sexe, mais ne pas non plus comprendre ceux qui le revendiquent, et notamment ceux qui réclament à tout prix le terme de mariage (par opposition à un contrat civil qui en donnerait tous les droits, comme c'est le cas en Allemagne). En théorie, ce serait effectivement satisfaisant (quoique, en théorie, je voudrais sans doute en fait que la Loi ignore complètement le mot mariage). Mais en pratique les droits ne sont jamais égaux, on découvre qu'il y a toujours des petits caractères quelque part (la possibilité de l'acquisition de la nationalité pour le conjoint serait un exemple typique). Et même si la Loi ne fait pas de distinction de droit entre le mariage et tel type de contrat, des tiers peuvent en faire : que sais-je ? des contrats d'assurance, des offres commerciales, des conventions d'entreprises, ou toutes sortes de règles privées qui n'auraient pas le droit de faire de la discrimination selon l'orientation sexuelle mais qui auraient le droit d'en faire selon le type de contrat conclu — et il est plus simple pour la Loi d'uniformiser le mariage que de légiférer sur l'interdiction de différentier entre mariage et contrat d'union civile. De toute façon, il y a des tiers puissants contre lesquels on ne peut rien : les autres États ; et même si ceux-ci reconnaissent les mariages de couples de même sexe conclus ailleurs, ils ne les reconnaîtront que sous le nom mariage, donc le nom mariage est important, ce n'est pas qu'une question de principe : de nouveau, il est plus simple pour l'État d'uniformiser le mariage que de négocier avec toutes sortes d'autres États la reconnaissance au-delà des frontières de son contrat d'union civile.

Comme les émotions sont souvent plus aptes à convaincre que les arguments rationnels, voici une vidéo que je trouve assez émouvante (le maire républicain de San Diego témoigne de son changement d'avis sur la question des couples de même sexe).

[#] Toute similarité de cette dernière pub avec des pubs bien connues d'Apple n'est sans doute pas accidentelle : Apple fait partie de ceux qui soutiennent la campagne du non.

[#2] Indubitablement la plus célèbre et la plus controversée de l'histoire de cette Cour, et aussi la seule que sache citer certaine candidate à la vice-présidence des États-Unis.

[#3] Je suis modérément surpris, tout de même, que des juges de l'État de Californie aient osé ça. Car contrairement aux juges de la Cour suprême de l'Union, qui sont nommés à vie, et peuvent donc n'écouter que leur conscience (pour le meilleur ou pour le pire…), ceux de la Cour suprême de l'État de Californie peuvent être révoqués par les électeurs de l'État. (Le fait que les juges soient responsables devant les citoyens est, d'ailleurs, à mon avis, un grave problème, que je crois me rappeler que Tocqueville soulignait déjà : la Loi doit peut-être être l'expression de la volonté de la majorité, mais la Justice ne doit sûrement pas.)

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(samedi)

Ce serait bien d'inventer un marché commun européen

Pour remplacer mon ultraportable Eee PC de première génération, dont je trouve l'écran petit et l'autonomie faible, j'aimerais acheter un modèle 901 du même gadget, qui combine les avantages d'un écran plus grand, d'un processeur plus puissant et pourtant moins gourmand en énergie (c'est un Atom), d'un disque SSD plus gros, d'un support Bluetooth et d'un meilleur chipset Wifi. Mais il y a une subtilité : le modèle 901 existe en version Linux ou en version (Windows) XP : elles sont au même prix, mais la version Linux a un disque plus gros (en revanche, il a peut-être une batterie plus petite — la logique m'échappe complètement). Et malheureusement, cette version 901 Linux est introuvable en France (elle a été annoncée il y a quelques semaines, mais, depuis, toujours rien, je soupçonne fortement que c'était une erreur). Là non plus, je ne comprends pas la logique : le modèle 900A Linux est disponible en France, le modèle 901 XP aussi, mais pour le 901 Linux, il faut chercher à l'étranger. Comme par hasard, c'est précisément ce modèle[#] que je veux.

Qu'à cela ne tienne, il y a des pays pas loin où il est disponible. Le Royaume-Uni, par exemple : en plus, les modèles vendus là-bas ont l'avantage d'avoir un clavier un peu moins merdique que l'affreux AZERTY[#2] vendu en France. J'ai même entendu des rumeurs d'un truc appelé l'Union européenne qui ferait qu'on n'aurait pas de droits de douanes à payer entre les deux.

Donc, je vais sur Amazon.co.uk, je sélectionne le produit qui m'intéresse, je le mets dans mon panier, j'entre mon adresse en France (enfin, Amazon la connaît déjà), et on me répond :

*** We're sorry. This item can't be shipped to your selected destination. You may either change the shipping address or delete the item from your order by changing its quantity to 0 and clicking the update button below. (See geographical restrictions.) ***

Delivery Restrictions: Certain items bought from Amazon.co.uk and from third-party sellers can be delivered only to certain countries. […] Electronics & Photo, Health & Beauty and Home & Garden items: Amazon.co.uk: United Kingdom (England, Northern Ireland, Scotland and Wales).

Connards ! Me voilà obligé de trouver quelqu'un habitant en Angleterre pour réexpédier le colis, tout ça juste parce que ces messieurs d'Amazon sont trop crétins pour avoir compris le concept de la mondialisation, qu'on n'a pas envie d'acheter les choses chez Amazon.com, Amazon.co.uk, Amazon.de, Amazon.fr ou Amazon.co.jp mais juste chez Amazon (site qui serait disponible dans un grand nombre de langues), et qu'on s'attend à trouver exactement le même catalogue partout, expédiable dans le monde entier. Cette segmentation géographique, de nos jours, est complètement anachronique.

Et pour la construction européenne, avant de chercher à faire des traités, on devrait commencer par essayer de la réaliser au niveau économique : ne trouverait-on pas aberrant d'avoir un marchand en ligne qui accepte d'expédier ses produits en Rhône-Alpes mais pas en Île-de-France ? C'est du même niveau.

[#] Sinon, il y a un produit intéressant chez un concurrent, MSI, mais il a le défaut rédhibitoire à mes yeux d'avoir un vrai disque dur plutôt qu'un SSD (et vu combien je secoue mes sacs, le disque dur ne tiendra pas un an, donc je tiens absolument à un SSD).

[#2] Je tape toujours en QWERTY-us, quelle que soit la disposition marquée sur le clavier. Avoir un marquage AZERTY ne me gêne pas démesurément puisque je tape à l'aveugle, mais c'est tout de même un peu perturbant (surtout si je dois prêter le portable deux minutes à quelqu'un) d'avoir un marquage différent de l'effet réel des touches.

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(samedi)

Barack Obama m'impressionne

Barack Obama m'impressionne. En fait, il me fait penser plus à un héros de conte de fées ou de film qu'à un homme politique réel : il est jeune, beau (même s'il n'est pas exactement mon genre) et extrêmement intelligent, il se contrôle parfaitement en toute circonstance, sans pour autant paraître glacial, il est élégant avec sobriété, il sait parler et expliquer clairement les choses[#], sans pour autant pontifier… c'est presque trop pour un seul homme. Ah oui, et sa femme est elle aussi jeune, belle et intelligente, et même son colistier a quelque chose de trop pour être vrai (dans le genre : comparez le duo Obama+Biden à celui joué par Christian Bale et Morgan Freeman dans un film récent — si, si, il y a quelque chose). Si l'élection présidentielle américaine est regardée dans le monde entier comme un spectacle bien huilé, avec le gentil (forcément démocrate) et le méchant (l'autre, quoi), il faut dire que cette année le casting est très bon, au moins du côté des gentils (mais du côté des méchants, avec l'inénarrable hockey mom, c'est intéressant aussi, mais plutôt dans le registre de la comédie burlesque[#2]). J'observe avec fascination.

Bref, ce n'est pas tant qu'Obama me plaise en tant qu'homme politique (la politique américaine ne me concerne que si elle affecte le reste du monde — bon, d'accord, c'est souvent le cas, quand ils décident d'envahir un pays aléatoire ou de ne plus payer leurs maisons — mais de toute façon les Européens préfèrent à peu près systématiquement les démocrates, et l'enthousiasme vient plutôt de la répugnance devant le camp d'en face). Mais là, c'est surtout en tant qu'homme qu'il m'étonne. Pourquoi n'a-t-on pas d'hommes politiques charismatiques, en France ?

J'en viendrais presque à espérer qu'il ne soit pas élu, pour qu'on évite la déception inévitable.

[#] L'épisode récent avec le plus-ou-moins-faux-plombier du nom de Joe (voyez ici) m'a vraiment bluffé de ce point de vue-là : non seulement Obama prend le temps de lui faire une réponse détaillée et compréhensible, mais en plus il connaît parfaitement ses chiffres.

[#2] Apparemment, Matt Damon ne trouve pas ça aussi drôle : it's like a really bad Disney movie.

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(vendredi)

On devrait arrêter les jeux olympiques

Je suis surpris que parmi toutes les voix qui s'élèvent pour appeler au boycott des JO pour protester contre l'attitude ou les pratiques du gouvernement chinois (sur lesquelles je n'ai rien de bien intelligent à dire ni d'avis éclairé donc je n'en parlerai pas), il y en ait aussi peu qui le font au motif que les jeux olympiques sont (devenus ?) quelque chose de simplement très malsain.

Loin de moi l'idée de leur faire un procès pour hétérodoxie par rapport à l'idéal qu'avait Coubertin (l'important n'est pas de gagner, mais de participer, et son corollaire, l'interdiction du professionnalisme qui semble maintenant aussi saugrenue que l'interdiction du dopage le serait dans un sport comme le catch), car je n'aime pas les procès pour hérésie et je ne suis pas sûr que les idées du baron sentaient aussi bon que ça ; encore moins voudrais-je invoquer l'esprit des jeux olympiques antiques (qui ne permettaient ni aux femmes ni aux barbares de participer). Mais, tout de même, je ne comprends pas ce qu'on peut trouver d'intéressant dans les jeux actuels. Il y a un vague idéal olympique (de paix et de compétition fraternelle entre les peuples), qui serait peut-être intéressant s'il ne ressemblait pas autant à l'idéal éthique aseptisé et bien-pensant d'un film hollywoodien avec Will Smith pour héros ; il y a un cérémonial (surtout d'ouverture et de clôture) qui fait penser aux effets spéciaux d'un tel film (jolies images, j'imagine, mais on sait que tout est faux) ; et puis il y a la compétition elle-même, qui m'inspire le plus profond ennui, ennui qui serait plutôt du dégoût si je m'intéressais vraiment au sport. Quand Leni Riefenstahl nous montrait de magnifiques corps d'athlètes dévêtus, on y devinait pourtant une déplaisante odeur de chemises brunes mal lavées, de nos jours je trouve que c'est plutôt le goût de l'érythropoïétine qui domine.

Le problème n'est pas tant que les sportifs se dopent : ce n'est pas là le mal, ce n'est qu'un symptôme. Le problème est qu'ils aient envie de se doper. Ce serait être excessivement naïf que de prétendre qu'à partir du moment où on doit pratiquer des prises de sang c'est déjà trop tard — qu'il faut faire en sorte que l'intérêt naturel des sportifs soit uniquement de participer tels qu'ils sont — ce serait excessivement naïf car l'envie de gagner est inscrite dans la devise elle-même, citius, altius, fortius, il n'y a rien de méprisable dans l'orgueil de vouloir faire mieux que les autres, il est évident qu'il y aura toujours des gens qui voudront tricher. Mais si l'idéal devient vraiment trop lointain, quelque chose ne va plus. Est-ce qu'on va aux jeux pour faire du sport ou pour faire le kéké au nom de son pays, au juste ?

Ce n'est pas uniquement une question de substances chimiques dans les veines des participants. La compétition entre les villes du monde pour déterminer laquelle aura l'honneur d'accueillir les jeux, elle aussi se déroule dans une atmosphère méphitique (si on me pardonne l'insistance de ma métaphore olfactive). Le délire de sécurité autour du passage de la flamme olympique, le parcours complètement ridicule qu'on lui fait faire, tout ça est pathétique. Quant aux cas de corruption à tous les niveaux (par exemple des juges pour les disciplines notées), ils sont répugnants. La façon dont on compte les médailles par pays (ainsi que l'absence totale de valeur accordée à la quatrième place) n'est pas beaucoup plus saine. Bref, dans l'ensemble, si on devait étudier la façon dont une débauche d'argent et d'attention médiatique peut pourrir un événement, l'histoire des jeux olympiques pourrait être un exemple canonique (après, il faudrait sans doute creuser pourquoi c'est triste dans ce cas-là alors que s'agissant du Superbowl c'est juste hilarant).

Tout ça pour dire que, comme d'habitude, je n'ai pas regardé la cérémonie d'ouverture, je ne regarderai pas celle de clôture, et je ne regarderai rien des cérémonies tout aussi toc qu'il y a entre les deux. J'ai vaguement plus de sympathie pour les jeux d'hiver, certainement pour les jeux paralympiques, je regarderai peut-être avec curiosité bienveillante les Gay Games[#] de Cologne dans deux ans, mais sinon, le seul intérêt des jeux olympiques c'est d'avoir un site Web IPv6.

[#] Qui ne s'appellent pas olympiques parce que le comité international olympique tient à maintenir sa propriété intellectuelle sur le nom. Ajoutez une raison à ma liste des choses que je n'aime pas dans les JO.

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(vendredi)

Précautions : (1) la paranoïa sur la pédophilie

On pourrait commencer avec une blague : c'est l'histoire d'un père dont la fille de six ans est un peu malade : il lui donne un suppositoire, et un peu plus tard il l'emmène prendre l'air ; là, la fillette se plaint en public papa, j'ai un peu mal à cause de ce que tu as mis dans mes fesses, et le type passe le reste de ses jours en prison. (Pour ceux qui préfèrent les webcomics, dans le même genre d'idée, voyez ici.)

Bon, là c'est raconté comme une blague, et l'histoire n'est pas vraie (si on omet la conclusion, c'est tiré de VieDeMerde, mais même avec la conclusion en moins rien ne dit que c'est vrai). Simplement, des histoires vraies de ce genre, ce n'est pas ça qui manque. On n'a certes pas de preuve que ce n'est pas exagéré quand quelqu'un raconte être considéré par tout son voisinage comme un pédophile en puissance parce qu'une fois il a donné 5 cents à un gosse qui pleurait de ne pas avoir assez de sous pour se payer du bubble gum, mais ça me semble tout à fait crédible. Quant à cet extrait de journal télévisé, qui fait froid dans le dos, il est incontestablement vrai : un journaliste a été accusé de possession de pédopornographie parce qu'il filmait un concours de cheerleaders as young as six years old […] in a suspicious and strange manner (on appréciera le raisonnement : faire quelque chose de façon suspecte devient ipso facto condamnable). Je ne sais pas si et comment l'histoire a fini pour le sieur Gilbert Chan, mais même s'il est innocenté, le fait qu'on puisse être arrêté pour avoir filmé un événement tout à fait public où les fillettes étaient habillées, c'est révélateur du niveau d'hystérie qu'ont atteint dans ce domaine au moins les pays anglo-saxons. (En France, l'erreur judiciaire largement médiatisée sous le nom d'affaire d'Outreau a heureusement fait prendre conscience — au moins pour un temps — que la Justice pouvait se tromper, mais malheureusement cette affaire était tout à fait atypique et le problème n'est pas uniquement celui de la Justice mais aussi de la façon dont on peut regarder nos voisins.)

Peut-être que je suis scandaleusement utilitariste en disant ça, mais j'ai tendance à considérer qu'on ne doit criminaliser que les actes qui portent tort à autrui : quelqu'un qui filme des cheerleaders en public, même si ensuite il fait des choses cochonnes chez lui en regardant ces images, il me semble qu'il n'a porté tort à personne, ce n'est pas comme s'il avait payé pour que les fillettes en question se dévêtissent devant la caméra. Quand bien même on considère que c'est un malade mental, les malades mentaux on ne les met pas en prison, en principe : on peut éventuellement les forcer à être soignés si on a des raisons sérieuses de croire qu'ils représentent une menace grave pour la société — mais là je ne vois ni acte de folie ni comportement dangereux.

De même, je ne comprends pas comment on peut justifier d'interdire les représentations dessinées[#] de mineurs à caractère pornographique (interdiction confirmée en France par la cour de Cassation : la question n'est pas théorique). Si on considère que c'est dangereux par incitation, il faut aussi mettre en place un comité de surveillance des bonnes mœurs dans la littérature, vérifier qu'aucun film ne fait l'apologie de la violence (ben voyons…) ou n'incite à quelque crime ou délit que ce soit, et ainsi de suite : veut-on vraiment ça ? Alors pourquoi les dessins pornographiques seraient-ils différents ?

Passons. La réponse qui est faite à ce genre d'anecdotes par ceux qui les défendent est généralement de l'ordre de : oui, on est peut-être prompt à s'inquiéter et à condamner, il y a quelques mesures liberticides qui sont prises, mais il faut bien protéger les enfants ! c'est ce qui est le plus important. C'est bien pratique, la défense des enfants, ça permet de justifier n'importe quelle ignominie, et quand quelqu'un s'en plaint on l'accuse de ne pas penser aux enfants. Même genre de pratique chez les procureurs (surtout aux États-Unis, je pense), qui peuvent regarder un jury en montrant l'accusé et dire si vous ne le condamnez pas, vous laissez impuni un crime si horrible fait à des enfants (ce faisant, le procureur ne prouve pas du tout que l'accusé est coupable, mais il rend tellement horrible dans la tête des jurés le risque d'innocenter un coupable que la notion de doute raisonnable s'évapore dans un pouf de logique). Ou encore, quand quelqu'un s'oppose à la peine de mort, on peut lui demander, d'une voix lourde de sous-entendus : même pour les violeurs d'enfants ? (bizarrement, on lui demandera plus rarement même pour Hitler ?). J'avoue que dans mon esprit, tuer ou violer un adulte n'est pas moins grave que tuer ou violer un enfant : l'idée même d'attribuer une valeur différente[#2] aux êtres humains par la gravité des crimes à leur encontre me semble même répugnante.

Et surtout, le Premier ministre Alain Juppé avait déclaré en 1996 (c'était dans le contexte de l'affaire Dutroux) : Il faut parfois mettre entre parenthèses les droits de l'homme pour protéger ceux de l'enfant. Ce genre de propos me fait bondir. Les droits de la défense, la présomption d'innocence, le droit à un procès équitable, le respect de la vie privée, et tout simplement la liberté de faire ce qui ne nuit pas à autrui, toutes ces choses-là ne sont pas des principes qu'on peut mettre entre parenthèses quand ils nous dérangent, sous prétexte que la situation l'impose, ou par précaution. (Je pourrais citer de nouveau les mots de la Cour suprême des États-Unis : The laws and Constitution are designed to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and security can be reconciled. Et ceux de Edgar R. Murrow dénonçant la chasse aux sorcières menée par Joseph McCarthy : We must not confuse dissent with disloyalty. We must remember always that accusation is not proof and that conviction depends upon evidence and due process of law. We will not walk in fear, one of another.)

Mais indépendamment des grands principes, le problème est que ce genre d'attitude est complètement irréfléchi, irrationnel et contre-productif. Les agressions pédophiles, dans leur grande majorité, ne sont pas commises par des étrangers ni par des « gens sur Internet » (je ne sais pas comment est apparu ce mythe idiot qui relie Internet et pédophilie, mais il a la vie dure). D'ailleurs, la majorité des agressions pédophiles ne sont pas commises par des pédophiles, i.e., des gens principalement ou uniquement sexuellement attirés par les enfants : les gens en question, le plus souvent, ils sont parfaitement conscients qu'ils n'ont pas le droit de passer à l'acte, donc ils ne le font pas, et ils subliment leur désir autant qu'ils peuvent — et du coup, la société a tout à y gagner à ne pas les traiter comme des criminels avant même qu'ils passent à l'acte, ou à leur interdire de trouver jusqu'à la moindre image sur laquelle fantasmer. Non. La majorité des agressions sexuelles sur des enfants sont commises par les proches de la victime, souvent ses propres parents (qui ne sont a priori pas pédophiles) : mettre les enfants en garde spécifiquement contre les étrangers, ou chercher à reconnaître des pédophiles, en public, à leur comportement, bref chercher à voir le risque là où il n'est pas (ou relativement pas, en tout cas), c'est augmenter ses chances de ne pas le voir là où il est[#3]. Et évidemment, se focaliser de façon hystérique sur une forme de danger, même si on devait l'analyser correctement, bien au-delà de son importance, c'est risquer de passer à côté de toutes celles qui sont bien plus importantes (les accidents domestiques sont quelque chose de considérablement plus important que la pédophilie, si on veut protéger les enfants !, et sur lequel on n'agit pas autant qu'on le pourrait).

Quel est le risque, alors ? Il est qu'on finisse par avoir une peur réciproque tellement importante — chez les parents d'un enfant, de tout contact de celui-ci avec un étranger, et chez tout le monde, d'un rapport avec un enfant qui pourrait passer pour ambigu aux yeux des paranoïaques — que la société ne permette plus les rapports entre adultes et enfants qui sont nécessaires pour ces derniers à leur bon développement social et émotionnel. Des exemples que j'ai déjà évoqués sont à cet égard représentatifs : un étranger ferait bien de s'abstenir d'offrir des bonbons à un enfant de peur d'être soupçonné de vouloir les appâter, et il vaut mieux s'abstenir de leur raconter un secret parce qu'on peut s'imaginer le danger si un enfant raconte à ses parents que M. Untel a fait quelque chose de secret avec eux. Ces problèmes sont réels et pas uniquement théorique, ils ont été récemment soulignés et analysés par le groupe de réflexion Civitas au Royaume-Uni dans un pamphlet intitulé Licensed to Hug. Quand on n'aura plus d'instituteurs, de moniteurs de sport ou de centre aéré, etc., et que les enfants seront tellement privés du contact avec les adultes qu'ils joueront Lord of the Flies en toute liberté, on se sentira bien malins.

Telle que je présente cette hystérie collective au sujet de la pédophilie, on pourrait penser que j'ai perdu de vue ma dénonciation générale du principe de précaution ; je crois pourtant que c'est bien de ça qu'il est question. Car le principe de précaution est celui qui consiste à perdre tout recul et toute sobriété dans l'analyse d'un problème ou d'un danger, à adopter une attitude dogmatique (brancardée sous le nom d'attitude de précaution, ce qui ne veut rien dire) et à dénoncer toute autre approche comme irresponsable car trop dangereuse pour quelque chose de censément précieux (du genre : vous ne voudriez pas risquer de mettre en danger nos enfants au nom d'un calcul approximatif ? on n'est jamais trop prudent). Eh bien si, on peut être trop prudent, et on peut même faire beaucoup de mal en l'étant : la vérité, c'est que la chasse aux sorcières autour du prétexte de la pédophilie cause beaucoup plus de torts qu'elle ne pourrait en éviter, y compris aux enfants.

Ayant commencé avec une blague, on pourrait terminer par un lien vers un joli petit documentaire comme on en faisait autrefois : Boys Beware, mettant en garde les garçons américains contre les dangers des pervers zomosexuels qui les menacent.

[#] Un des arguments parfois avancés est d'éviter la situation où aucune image ne pourrait être condamné parce que la défense peut toujours répliquer ah, mais vous ne pouvez pas prouver que ce n'est pas une image de synthèse. C'est tout de même un peu faible quand les images sont manifestement du dessin d'art !

[#2] Certains défendent l'idée en disant que les enfants sont plus vulnérables, donc on doit plus les protéger. Avec le même raisonnement, on doit sans doute conclure que plus il y a d'alarmes autour d'une maison moins il est grave de la cambrioler ?

[#3] Pour être bien clair, je ne défends certainement pas non plus l'idée d'inculquer aux enfants la peur de leurs propres parents ! Car au sein de la famille aussi on ne peut que déplorer un certain excès de pudibonderie.

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(dimanche)

Les précautions ont un coût

Le principe de précaution est une scandaleuse imposture, et je n'ai cesse de me mettre en rage à ce sujet. Le principe de précaution est une façon de dire que quand on est devant une alternative difficile on devait parfois faire un choix objectivement mauvais sous prétexte qu'on sera plus difficilement accusable parce que les conséquences néfastes de ce choix, bien que plus importantes, sont aussi plus indirectes. Par exemple, si on doit mettre sur le marché un nouveau médicament ou un nouveau vaccin, qui permet de lutter contre une maladie grave mais qui comporte aussi des dangers, la chose sensée à faire, la seule chose qui se défend sérieusement, c'est de faire un calcul bénéfice-risque pour savoir où est le plus grand nombre de vies sauvées ; évidemment, ce calcul, qui consiste à maximiser l'espérance (au sens mathématique…) du nombre de vies, doit tenir compte du fait qu'il peut y avoir des risques difficilement mesurables ou mal connus (peut-être que l'étude sur le vaccin a été mal faite et qu'il est beaucoup plus risqué que mesuré), et on doit mettre ça aussi dans l'espérance, ce qui peut ressembler de loin à une aversion au risque ; mais sous le nom de principe de précaution, l'idée qu'on devrait systématiquement refuser le vaccin s'il n'est pas parfaitement sûr (ce qui est, forcément, impossible), est une dangereuse connerie. Connerie car tout autre choix que celui qui sauve le plus de vies, symétriquement, en coûte. Et connerie d'autant plus dangereuse que son inscription dans la Constitution française pourrait donner à des juges l'idée saugrenue de punir des autorités qui auraient fait ce qui était honnêtement et objectivement le mieux pour sauver des gens !

Je suis assez partagé au sujet de la culture des plantes dites OGM (qui ont lancé en France la mode du principe de précaution) — disons que je serais favorable à leur culture si les semenciers fournisseurs des graines en question n'avaient pas des principes éthiques dignes de la pire des mafias, ce qui fait qu'au final le débat n'est plus entre les plantes ceci ou cela mais concerne la terreur pratiquée par de grandes multinationales sur des clients captifs en utilisant des lois iniques sur la propriété intellectuelle (ce qu'une graine ne devrait pas pouvoir être). Le principe de précaution n'a finalement plus grand-chose à voir là-dedans. En revanche, il y a trois domaines où je vois les ravages de ce principe actuellement : (1) dans la mythomanie paranoïaque de la société autour de la pédophilie, (2) dans les mesures liberticides qu'on cherche à nous faire avaler au nom de la lutte contre le terrorisme, et (3) dans l'idée que le développement rapide de l'énergie nucléaire ne serait pas notre meilleure moins mauvaise façon de pallier l'effet de serre.

Je vais essayer de développer ces trois points dans (les ?) trois prochaines entrées, vers lesquelles j'ajouterai des liens ici ensuite : (1) et (3). (Merci aux commentateurs, donc, de s'abstenir de remarques sur (1), (2) ou (3) dans ce post d'introduction.)

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(dimanche)

Un peu de politique : l'Europe, l'Irlande, Guantánamo et les cours suprêmes

Je ne sais pas trop quoi penser du résultat du résultat du referendum irlandais.

Au moment du vote en France j'étais modérément favorable au traité constitutionnel (de Rome), même si je pensais que les arguments des deux camps étaient ridiculement enflés (je crois que ce traité n'aurait eu finalement qu'assez peu de conséquences, malgré son auto-proclamation comme constitutionnel). Ce traité constitutionnel avait au moins un mérite indiscutable, c'était d'éliminer l'écriture sous forme de diffs, c'est-à-dire ce style inimitablement pénible des traités européens qui procèdent par amendements sur le Traité instituant la Communauté économique européenne (traité de Rome de 1957) et le Traité sur l'Union européenne (traité de Maastricht de 1992). Le traité de Lisbonne, lui, il ressemble à ceci :

Article 2

Le traité instituant la Communauté européenne est modifié conformément aux dispositions du présent article.

1) L'intitulé du traité est remplacé par : Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

A. MODIFICATIONS HORIZONTALES

2) Dans tout le traité :

  • a) les mots la Communauté ou la Communauté européenne sont remplacés par l'Union, les mots des Communautés européennes ou de la CEE sont remplacés par de l'Union européenne et l'adjectif communautaire est remplacé par de l'Union, à l'exclusion de l'article 299, paragraphe 6, point c), renuméroté 311bis, paragraphe 5, point c). En ce qui concerne l'article 136, premier alinéa, la modification qui précède ne s'applique qu'à la mention de La Communauté ;
  • b) les mots le présent traité, du présent traité et au présent traité sont remplacés, respectivement, par les traités, des traités et aux traités et, le cas échéant, le verbe et les adjectifs qui suivent sont mis au pluriel ; le présent point ne s'applique pas à l'article 182, troisième alinéa, et aux articles 312 et 313 ;
  • c) les mots le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l'article 251, le Conseil, statuant selon la procédure visée à l'article 251 ou le Conseil, agissant conformément à la procédure visée à l'article 251 sont remplacés par le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et les mots la procédure visée à l'article 251 sont remplacés par la procédure législative ordinaire et, le cas échéant, le verbe qui suit est mis au pluriel ;
  • d) les mots statuant à la majorité qualifiée et à la majorité qualifiée sont supprimés ;
  • e) les mots Conseil réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernement sont remplacés par Conseil européen ;
  • f) les mots institutions ou organes et institutions et organes sont remplacés par institutions, organes ou organismes, à l'exception de l'article 193, premier alinéa ;
  • g) les mots marché commun sont remplacés par marché intérieur ;
  • h) le mot écu est remplacé par euro ;
  • i) les mots États membres ne faisant pas l'objet d'une dérogation sont remplacés par États membres dont la monnaie est l'euro ;
  • j) le sigle BCE est remplacée par les mots Banque centrale européenne ;
  • k) les mots statuts du SEBC sont remplacés par statuts du SEBC et de la BCE ;
  • l) les mots comité prévu à l'article 114 et comité visé à l'article 114 sont remplacés par comité économique et financier ;
  • m) les mots statut de la Cour de justice ou statut de la Cour sont remplacés par statut de la Cour de justice de l'Union européenne ;
  • n) les mots Tribunal de première instance sont remplacés par Tribunal ;
  • o) les mots chambre juridictionnelle et chambres juridictionnelles sont remplacés, respectivement, par tribunal spécialisé et tribunaux spécialisés, la phrase étant grammaticalement adaptée en conséquence.

3) Aux articles suivants, les mots le Conseil, statuant à l'unanimité sont remplacés par le Conseil, statuant à l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et les mots sur proposition de la Commission sont supprimés :

  • article 13, devenu 16 E, paragraphe 1
  • article 19, paragraphe 1
  • article 19, paragraphe 2
  • article 22, deuxième alinéa
  • article 93
  • article 94, devenu 95
  • article 104, paragraphe 14, deuxième alinéa
  • article 175, paragraphe 2, premier alinéa

Bon, et ça ce n'est qu'en gros une page et demie du traité qui en fait plus de 300 : si vous pensiez que le traité constitutionnel était illisible, celui de Lisbonne, en comparaison, c'est de l'Unlambda. Le travail de légistique sous-jacent est absolument impressionnant, mais je préfère largement un truc qui ne soit pas sous forme de diff. (C'est d'autant plus ridicule que personne n'utilise le texte sous forme de diffs : on va évidemment regrder le texte consolidé qui a vraiment été négocié, et d'ailleurs s'il y a une erreur ridicule de légistique, comme un remplacement qui n'opère pas parce qu'on a oublié ou mal écrit des mots, on va certainement regarder l'intention et pas la lettre du traité. Tiens, au passage, dans ce que j'ai cité, je me demande comment le point A(2)(j) est censé interagir avec le point A(2)(k), parce que ça m'a l'air un peu contradictoire tout de même.)

Bref, même si j'étais plutôt favorable au traité constitutionnel de Rome, le fait de reproposer quasiment les mêmes dispositions mais sous une forme juste rendue absolument illisible, je trouve ça un peu moyen, et on ne peut pas en vouloir aux Irlandais de ne pas avoir, euh, compris les subtilités de l'interaction du point A(2)(j) et du point A(2)(k) de l'article 2. L'ennui, c'est que je n'ai vu aucune analyse convaincante des raisons pour lesquelles le premier traité (celui avec Constitution dans le nom) a été rejeté — et chaque personne qui était contre le traité donnait des raisons différentes — donc il était difficile d'en tenir compte ; et les raisons des Irlandais de voter non semblent bien différentes des raisons des Français un peu plus tôt. L'explication qui me semble la moins mauvaise, c'est encore que les dirigeants nationaux (sans doute dans plus d'un pays…) ont tellement pris l'habitude de dire on ne peut pas faire <telle chose démagogique> parce que Bruxelles nous l'interdit que les gens ont vraiment fini par prendre Bruxelles pour une sorte de père fouettard.

Maintenant, je suis curieux de savoir quelle sera la suite des événements (apparemment, tout le monde se pose la même question). La traité de Maastricht avait été rejeté par referendum par les Danois, on a ajouté quelques exceptions pour eux et on l'a appliqué malgré tout ; le traité de Nice avait été rejeté par referendum par les Irlandais, on a ajouté quelques exceptions et on l'a appliqué malgré tout… à force, ça fait tout de même mauvais genre ! (Ça fait aussi mauvais genre pour la classe politique irlandaise que les électeurs rejettent, fût-ce de justesse et sur une participation faible, un vote que tous les principaux partis politiques soutenaient.)

Outre les graves problèmes de communication qu'il faudrait résoudre (dont un symptôme est que lors des élections du parlement européen, en France, on ne donne que les résultats pour le pays, sans aucune sorte de pronostic sur quelle sera la majorité du parlement dans son ensemble ou aucun commentaire sur les autres pays), je me dis qu'il faudrait s'arranger pour trouver une combinaison juridique permettant que les traités européens puissent être appliqués à un sous-ensemble des pays de l'Union, de sorte que si un sous-ensemble veut rester en-dehors du traité, ce sous-ensemble continue à fonctionner avec l'ancien traité (évidemment, cette combine ne peut pas marcher pour les changements institutionnels, mais elle peut marcher pour les élargissements de compétences).


De l'autre côté de l'Atlantique, la Cour suprême des États-Unis d'Amérique a rendu jugement sur une affaire que j'avais évoquée, estimant que les prisonniers du camp militaire de Guantánamo peuvent invoquer l'habeas corpus. L'opinion est plus élégamment tournée qu'un traité européen, et le juge Kennedy (qui a rédigé l'avis majoritaire) a dû se faire plaisir en écrivant :

The laws and Constitution are designed to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and security can be reconciled; and in our system they are reconciled within the framework of the law. The Framers decided that habeas corpus, a right of first importance, must be a part of that framework, a part of that law.

(La tournure de la deuxième phrase fait évidemment référence à une célèbre citation d'un des Pères fondateurs, Benjamin Franklin : Those who would give up Essential Liberty to purchase a little Temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety.)

Larry Lessig (le plus geek des grands juristes — ou le plus juriste des grands geeks — et une des Forces du Bien dans cet Univers) disait il n'y a pas si longtemps qu'une des forces dans le système politique et constitutionnel américain qui avait su largement échapper à la corruption, c'était la Cour suprême. Je ne sais pas si c'était très prévisible a priori (par exemple de la part des pères fondateurs de l'Union), mais il semble en effet vrai que, souvent, quand on donne à une cour de justice une position suprême, une grande indépendance, et un document bien écrit à faire valoir (comme la Constitution des États-Unis, mais cela peut aussi s'appliquer à la Convention européenne des Droits de l'Homme ou dans une certaine mesure aux préambules de la Constitution française), la cour en question montre qu'elle mérite le pouvoir qu'on lui a donné. La Cour suprême, notamment sous la direction d'Earl Warren entre 1954 et 1969 (mettant fin à la ségrégation dans les écoles publiques en 1954, et instaurant de nombreux progrès pour les droits de la défense), mais même sous la direction de Warren Burger (interdiction de la peine de mort en 1972, retournée depuis, et autorisation de l'avortement en 1973), a fait faire des progrès substantiels aux États-Unis alors que dans d'autres pays on se serait attendu que ces progrès vinssent du parlement : peut-être est-ce une différence de culture. Je ne sais pas ce qui est le mieux : donner à des juges une position aussi élevée et aussi inamovible, c'est espérer qu'ils sachent être grandis par leur fonction et prendre de la hauteur, savoir résister à toute corruption et juger vraiment en leur âme et conscience — mais c'est aussi risquer qu'ils deviennent des sortes de super hommes politiques, ce qui est alors malsain. De fait, les juges de la Cour suprême sont bien connus, on sait lesquels ont voté pour quoi, on sait quelles sont leurs opinions, on en tient compte dans les plaidoieries, etc. : ce n'est pas très satisfaisant pour l'esprit (surtout quand on voit l'enjeu que devient une nomination à la Cour suprême, les sombres calculs sur l'espérance de vie des juges, etc.). Mais je ne suis pas sûr que la situation du Conseil constitutionnel français soit plus satisfaisante, car tout y est complètement opaque (le simple citoyen n'y a pas accès, il n'y a pas de plaidoierie, les décisions sont illisibles sauf par les experts, il n'y a pas d'opinion raisonnée ni d'opinion de la minorité).

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(samedi)

Les mesurettes pour l'environnement

J'ai une sainte horreur des mesures pipo qui, censées s'occuper d'un certain problème, n'ont en fait comme seul but que de laisser croire aux citoyens ignorants qu'on s'occupe du problème en question. La sécurité (pensez guerre contre le terrorisme, ha, ha, ha) en est un nid : outre les délires de la TSA aux États-Unis j'aime beaucoup notre national plan Vigipirate, qui cherche désespérément des couleurs plus anxiogènes que le rouge (apparemment c'est écarlate ; je suppose qu'ensuite on aura fuchsia, amarante, zinzolin et des choses de ce genre) vu qu'on ne peut politiquement que le renforcer pour donner plus d'illusion de sécurité.

Mais le plus insupportable, c'est l'environnement. Il est maintenant admis par tout le monde — enfin, sauf par l'actuel président des États-Unis, mais il vient sans doute d'un monde parallèle — bref, il est maintenant admis que nous autres humains sommes en train de nous tirer une balle dans le pied, ou dans les pieds de nos successeurs, par notre façon de vivre. On dit pudiquement que c'est la planète qui est en danger, mais la planète va très bien, merci, on aurait beaucoup de mal à lui faire quoi que ce soit[#] ; ce n'est même pas la vie sur Terre qui est en danger[#2] ; l'espèce humaine est peut-être en danger, mais ce qui l'est certainement c'est notre confortable civilisation (enfin, pour ceux d'entre nous qui avons les chances de profiter de ses conforts). La question est plutôt de savoir si ce sera trop tard dans dix ans pour éviter une catastrophe, trop tard dans cinq ans, trop tard maintenant, trop tard il y a dix ans ou trop tard il y a vingt ans. Mais je digresse.

Bref, depuis qu'on a admis que l'environnement était une priorité, disons, importante, c'est un florilège de mesures ou d'idées dans lesquelles on mélange allègrement les choses vraiment importantes, les choses anecdotiques, les choses qui n'ont rien à voir avec le schmilblick, et beaucoup, mais alors beaucoup, de mesurettes qui sont simplement destinées à donner au citoyen (profitant du confort précédemment mentionné) l'impression qu'il fait un geste pour l'environnement (ou mieux, qu'on fait un geste pour lui). Bref, on ne protège pas l'environnement, on cultive le warm fuzzy feeling qu'on le fait. L'ennui c'est que même pour quelqu'un qui a une culture scientifique décente[#3], réussir à savoir ce qui est vrai ou faux est extrêmement dur tant on est bombardé de ces affirmations trompeuses ou mensongères, sans jamais le moindre chiffre sur le nombre de joules économisés par telle mesure, l'impact écologique exact d'un produit de bout en bout[#4].

Mon supermarché local a cessé de distribuer gratuitement les sacs plastique : ils sont maintenant vendus 0.03€ l'unité et portent l'indication sac réalisé à base de plastique recyclé 100% recyclable ; je soupçonne que c'est du polyéthylène exactement comme avant et que la nouvelle inscription est juste là pour faire passer la pilule, en tout cas je constate que ce plastique prétendument 100% recyclable, aucune possibilité ne m'est offerte pour le recycler — c'est comme pour les produits électroniques sur lesquels on a mis une écotaxe mais j'attends toujours qu'on me dise ce que je dois faire de mes vieux disques durs pour m'en débarrasser de la façon la moins polluante possible. Donc je vais continuer à utiliser autant de sacs (je passe à la caisse, j'en achète 10 pour 0.30€ parce que je ne sais pas à l'avance combien il m'en faut, et je laisse le reste au client suivant, mais à mon avis ça va empirer le gâchis plutôt que l'éviter), je vais payer un chouïa plus au supermarché qui ne va pas pour autant mettre en place un recyclage, et je vais continuer à me servir de ces sacs comme sacs poubelle pour qu'au moins ils soient incinérés, ce qui récupérera au moins une partie de l'énergie[#5] utilisée pour le produire mais dégagera sans doute[#6] plus de CO2 que si le recyclage avait été mis en place. Je crois que le but de la mesure est juste de donner aux gens l'impression qu'ils paient pour l'environnement, tout en ne leur prenant qu'une somme d'argent ridiculement faible et en ne contribuant pas d'un atome au problème. Bof.

Ceci étant, j'aimerais bien savoir quelles sont les mesures qui ont, ou pourraient avoir, un vrai impact bénéfique sur l'environnement (l'énergie nucléaire ? les véhicules hybrides ? les voitures à air comprimé ?). Mais quelque chose me dit que ce n'est pas du côté du Grenelle de l'Environnement que je vais les trouver.

[#] Si vous craignez pour la destruction de la Terre, vous pouvez consulter la page de l'International Earth-Destruction Advisory Board, régulièrement mise à jour pour vous indiquer le nombre de fois que la Terre a été détruite et le niveau d'alerte associé. Je suis certain que beaucoup d'assureurs seront prêts à vous vendre d'excellentes assurances contre cette éventualité (ou bien contre le big crunch, la contradiction des mathématiques, etc.).

[#2] La vie sur Terre, elle a réussi à survivre au passage d'une atmosphère légèrement réductrice à une atmosphère constituée de 20% d'oxygène (et l'oxygène, comme gaz corrosif et toxique, on peut difficilement faire pire à part le chlore ou le fluor), alors, je ne m'inquiète pas, elle nous survivra même si on détruit 99.999% des espèces avec nous.

[#3] Pour commencer, quelqu'un qui est conscient que, tant qu'on a un chauffage électrique radiatif thermostaté, en hiver, ça ne sert à rien de chercher à limiter l'usage des appareils électriques pour limiter la consommation d'énergie ! Apparemment ce genre de raisonnement est déjà hors de la portée de beaucoup de gens.

[#4] Quand on affirme qu'un produit (sacs en papier ?) est biodégradable mais qu'on ne nous dit pas quelle quantité d'énergie est nécessaire à le fabriquer, je trouve qu'il y a arnaque. De même si une source d'énergie (l'énergie solaire, peut-être ?) pollue moins au rendement mais plus à la mise en place des équipements…

[#5] Enfin, enthalpie libre plutôt qu'énergie, probablement.

[#6] J'écris sans doute parce que le bilan précis est difficile à faire : le sac est fait à partir de pétrole et brûlé pour donner du CO2 et de l'énergie qui doit être au moins en partie récupérée. Mais si le sac n'avait pas été produit, cette même énergie, pour être utilisée, aurait dû être produite autrement, et si elle est également produite en brûlant des matières fossiles, il faut comparer le rendement dans les deux cas ; si en plus on compare à une situation où le sac est recyclé, il faut aussi examiner le coût énergétique de ce recyclage par rapport à celui de la fabrication à neuf d'un sac. Je souligne simplement que faire le bilan complet est un peu subtil, et je ne suis pas scientifiquement qualifié pour le calculer.

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(mercredi)

Dix propositions pour un droit d'auteur équitable

Encore une proposition d'étendre les restrictions de propriété intellectuelle fait parler d'elle : ce qui est particulièrement honteux est cette façon de présenter l'extension des restrictions comme une avancée pour la société ! l'article du Guardian suggère que le commissaire européen McCreevy (à l'origine de cette proposition) has been lobbied hard on the issue. You bet he has! Le droit d'auteur actuel ne cesse de profiter de l'apathie générale (ou de l'ignorance) à ce sujet de la grande majorité de la population pour permettre à un tout petit lobby de la soumettre à un droit sans cesse plus sévère.

Le plus rageant, c'est que la seule victoire que peuvent espérer les partisans comme moi d'un copyright juste et équilibré c'est que des lois/directives/traités/etc. insensément restrictives soient provisoirement ajournées (parfois pour être de nouveau proposées dans un temps très court : voyez la petite danse amusante à laquelle joue le ministre canadien de l'industrie Jim Prentice). Jamais aucune victoire durable n'a été obtenue, jamais en aucun pays des provisions trop restrictives n'ont été relâchées ; alors que quand le camp adverse obtient des victoires, elles sont durables et même rétroactives (des œuvres qui avaient acquis la liberté du Domaine Public retombent sous le coup des restrictions).

Je pense qu'il faut répondre au lobbying par du contre-lobbying. Voici mes propositions concrètes :

  1. Dans tous les textes législatifs et réglementaires comportant les termes propriété intellectuelle, remplacer ces mots par monopole de reproduction. (Justification : il s'agit d'un terme neutre ; les mots propriété intellectuelle laissent penser qu'il s'agit d'une forme de propriété, donc protégée par les droits fondamentaux, alors qu'il n'en est rien, l'auteur d'une œuvre de l'esprit a le droit à la paternité sur celle-ci, pas à la propriété, et le monopole qui lui est concédé n'est pas un droit inaliénable mais une façon commode de subventionner les artistes.) Dans le cas où le Conseil constitutionnel (ou toute autre cour suprême) serait tenté de considérer la propriété intellectuelle comme une forme de propriété et lui donner valeur constitutionnelle, amender la Constitution pour éclaircir ce point.
  2. Amender la législation sur la propriété intellectuelle le monopole de reproduction pour expliciter le fait qu'elle ne s'applique qu'aux œuvres de l'esprit comportant une part significative de créativité : aucune collection de données purement factuelles (telle que carte géographique, base de donnée, etc.) ne doit pouvoir bénéficier de la protection concédée par ce droit. De même, aucun brevet ne doit pouvoir être concédé s'il ne représente pas une innovation significative et notamment s'il se contente d'appliquer différemment des idées déjà connues, ou s'il ne correspond pas à un procédé industriel stricto sensu.
  3. Limiter la durée du droit d'auteur à : 50 ans après la publication de l'œuvre ou jusqu'à la mort de l'auteur (le plus long des deux), qu'il s'agisse d'œuvres littéraires, cinématographiques, graphiques ou musicales ou de toute autre œuvre de l'esprit ; appliquer la même règle uniformément, aussi bien pour les droits des interprètes et traducteurs que pour ceux des artistes créateurs. (Justification : le but principal est de rémunérer l'artiste de son vivant pour l'inciter à produire ; il n'y a pas de raison que cette rente soit transférable à ses héritiers pas plus que le salaire de n'importe quelle autre activité, mais on peut tout de même consentir, pour la sécurité de l'éditeur, un monopole minimal de 50 ans pour les œuvres de vieillesse ou posthumes.) Supprimer les prolongations de guerre (qui n'ont aucune sorte de justification) et toutes les autres bizarreries pouvant rallonger la durée du monopole. En revanche, pour les logiciels, limiter la protection à 20 ans (ce qui, vue l'extrême rapidité du développement de l'informatique, est déjà énorme).
  4. Si la mesure précédente contrevient aux obligations souscrites en droit international (notamment les engagements pris en vertu de la convention de Berne sur le copyright), appliquer ces obligations de la façon la plus étroite possible : par exemple, la convention de Berne n'oblige qu'à protéger les œuvres qui sont protégées dans leur pays d'origine et pendant la durée de cette protection ou jusqu'à 50 ans après la mort de l'auteur (le plus court des deux) — un pays signataire peut tout à fait restreindre la durée de la protection des œuvres publiées chez lui.
  5. Interdire la signature de tout traité ou de toute convention nouvelle qui étendrait la durée du monopole ou qui en durcirait les termes, sauf en vertu d'un referendum.
  6. Obliger les œuvres protégées à être enregistrées : plus exactement, faire valoir le principe selon lequel, pour exercer son droit de monopole sur la reproduction et l'usage d'une œuvre, l'auteur ou un ayant-droit doit au préalable la faire inscrire dans un registre centralisé et y laisser un moyen fiable de le contacter (et, dans le cas d'un logiciel, une copie du code source). Ceci assure qu'une œuvre orpheline (dont les auteurs ou ayant-droits ne se font pas connaître ou sont injoignables) puisse être librement utilisée tant qu'elle reste orpheline. (Justification : les œuvres orphelines sont la plus grande perte du Domaine Public : un projet comme Google Books rendrait un service beaucoup plus immense à l'humanité si on n'était pas obligé de considérer par défaut que la grande majorité des œuvres — qui sont ainsi orphelines — sont protégées.)
  7. Donner une reconnaissance légale au terme de Domaine Public, ou, mieux, Patrimoine Public, qui doit être considéré comme le patrimoine commun de l'Humanité. Instaurer une commission pour le défendre et le sauvegarder (notamment, pour éviter que les œuvres tombent dans l'oubli).
  8. Donner une reconnaissance légale ferme aux droits à la courte citation (s'aligner au moins sur le concept de fair use le plus large) et à la copie privée. Interdire toute perception d'une taxe sur la copie privée si la copie privée est volontairement rendue techniquement impossible ou excessivement difficile (en revanche, le principe général d'une taxe sur la copie privée est légitime si sa distribution est juste et qu'elle correspond à un droit réel et réellement exercé). Supprimer et interdire toute protection légale de mesures techniques (telles que mesures techniques de protection contre la copie) et reconnaître fermement le droit à l'analyse rétrograde (reverse engineering) ; noter que ceci ne signifie pas que les mesures techniques de protection doivent être interdites, simplement qu'elles ne doivent pas être protégées par la loi et qu'elles doivent exclure la perception d'une taxe sur la copie privée.
  9. Garantir un droit minimal à la reproduction d'une œuvre lorsque le monopole de reproduction est tombé à des héritiers de l'auteur (autrement dit, si l'auteur peut exercer son droit de repentir et faire supprimer l'œuvre complètement ou interdire sa diffusion, ses héritiers ne doivent que pouvoir en tirer un bénéfice financier). De même, garantir le droit au libre usage d'un brevet quel qu'il soit tant qu'il n'est pas fait dans un but commercial. Enfin, limiter les droits dont dispose l'architecte d'un bâtiment pour qu'il ne puisse pas faire obstacle aux travaux normaux souhaités par le propriétaire de ce bâtiment.
  10. Permettre à l'État de racheter les droits d'une œuvre jugée particulièrement importante pour la placer dans le Domaine Patrimoine Public (en dédommageant l'auteur ou ses héritiers) : rendre cette procédure obligatoire pour toute œuvre achetée par un musée (de sorte qu'on puisse librement photographier les tableaux des musées nationaux) et tout bâtiment public. Placer d'emblée dans le Patrimoine Public toute création financée essentiellement par l'argent public (comme c'est le cas aux États-Unis).

Je pense que l'adoption de ces mesures conduirait à une situation où le droit de la propriété intellectuelle du monopole de reproduction serait juste et équilibré, c'est-à-dire assurerait un financement aux auteurs et créateurs sans pour autant léser les droits de ceux qui bénéficient des œuvres. Maintenant il faudrait que je rédige ces propositions sous une forme plus claire, comme une sorte de manifeste pour un copyright équitable, avec un préambule expliquant les raisons de ce manifeste. En attendant, les commentaires sont les bienvenus.

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(samedi)

Clinton et Obama sont dans un bateau

Je ne sais pas qui je préfère entre Madame Clinton et Monsieur Obama, mais j'aimerais bien voir un des deux être élu (en tout cas nettement mieux que le républicain même si je n'ai rien contre les frites), et j'ai peur que leur façon de se faire la guerre profite nettement à McCain. J'imagine bien un scénario dans lequel Obama aurait suscité les espoirs de tout un tas d'électeurs jeunes, indécis, indépendants, qui croiront en sa victoire jusqu'au moment où, finalement, Clinton aurait de justesse l'investiture démocrate, et ces électeur, dépités, ne se mobiliseraient pas et feraient gagner le troisième. Or il ne faudrait pas oublier que la différence de politique entre démocrates et républicains est bien réelle (alors que celle entre Clinton et Obama ressemble quand même plus à une différence de forme et de personnes).

Comme d'habitude, si vous voulez une prévision du résultat, le mieux est encore de faire confiance à la magie du libre marché, i.e. aux gens qui placent leur argent dans l'affaire, donc de regarder chez les bookmakers (il faut apprendre à lire le truc, cependant, parce qu'ils donnent des cotes et pas des probabilités : mais si on décode en termes de probabilités, ça ressemble au moment où j'écris à 47% de chances pour Obama, 33% pour McCain et 20% pour Clinton ; si vous pensez que c'est très faux, pariez sur la personne pour laquelle la proba vous semble le plus sous-estimée, vous aurez une espérance de gain positive et vous rendrez les chiffres plus justes ; on peut aussi comparer avec ce tableau-là, sachant que si les chiffres ne collent pas il y a de l'arbitrage à faire entre les deux). La magie de ce système de prévision, c'est que ça intègre tous les sondages, toutes les analyses d'experts, toutes les intuitions personnelles des gens, et l'expérience des élections passées indique que c'est fiable (tant que les analystes ne se mettent pas eux-mêmes à se baser là-dessus, sinon il y aura des bulles spéculatives).

Je me demande dans quelle mesure le résultat serait différent si on demandait aux électeurs de choisir d'abord entre démocrates et républicains puis à l'intérieur du camp en question ; voire les deux simultanément. C'est là un problème qui rend très difficiles les analyses mathématiques de méthodes de scrutin : non seulement il est notoirement impossible en général de tirer des ordres de préférence individuels un ordre de préférence collectif cohérent mais, pour commencer, les gens n'ont même pas un ordre de préférence cohérent à l'échelle individuelle puisqu'il répondent de façon différente selon l'ordre dans lequel on leur demande de faire les choix (ou, en fait, selon un nombre considérable de paramètres impossibles à analyser correctement).

Dans le même genre, quel aurait été le résultat des élections françaises de 2007 (et, avant, de 2002) si les législatives avaient été placées avant la présidentielle ? Ou si les deux avaient eu lieu simultanément ? On ne saura jamais, vraiment, mais je soupçonne que beaucoup de choses auraient été différentes, jusqu'au rôle conçu des les institutions. (Et c'est ce qui est constamment agaçant avec la démocratie : de voir à quel point les électeurs sont irrationnels et inconstants ; mais bon, je dis sans arrêt que la démocratie doit être imaginée comme un moyen — dont le but est de garantir du mieux qu'on puisse les droits individuels — et pas une fin.)

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(mercredi)

Vous avez tout compris à la recherche, M. Attali

Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française sous la présidence de Jacques Attali :

Objectif : Rendre notre recherche plus compétitive

Décision 29 : Financer d'avantage la recherche publique sur projet et à la performance.

Je ne me prononcerai pas sur le reste du rapport — parce que je n'aime pas parler de politique sur ce blog — mais il y a des choses qui me font bondir et sur lesquelles je suis assez compétent pour savoir à quel point elles sont ineptes. Je ne sais pas si le but avoué de celui qui a écrit ce qui précède était d'assassiner la recherche fondamentale (sans doute pensée comme pas assez productive, pas assez compétitive, pas assez performante : toutes ces qualités ne pouvant certainement être que celles de la recherche appliquée) ou s'il n'y a simplement pas pensé (autrement dit, je ne sais pas si c'est par malveillance ou ignorance que cette recommandation est faite), mais, disons-le clairement, il n'y a pas de pire fléau pour la recherche fondamentale que le fonctionnement « sur projet » et « à la performance ».

De quoi s'agit-il ? La recherche « sur projet » signifie qu'avant de travailler sur un problème donné, le chercheur doit rédiger un programme de recherche détaillant le problème sur lequel il se propose de travailler, défendant son importance, et quantifiant les moyens dont il a besoin pour ce travail ; ce programme passe devant une commission d'experts (d'autres chercheurs) qui évaluent sa pertinence et, si tout va bien, les crédits sont débloqués. Dit comme ça, ça ressemble à une bonne idée, et il y a certainement des domaines de l'entreprise humaine dans lesquels ç'en est une : croire que c'est le cas pour la recherche fondamentale revient à faire preuve d'une fantastique ignorance de ce que recherche fondamentale signifie. Ce n'est pas juste que les programmes en question (j'en ai vu, aussi bien du côté « demandeur » que du côté « expert ») sont un condensé de langue de bois et de pipo parce qu'il n'y a pas de moyen de faire autrement ; ce n'est pas juste que les formulaires prennent un temps délirant à remplir (temps qu'on ne passe pas à faire de la recherche, donc !) et un nouveau temps délirant à évaluer : tout ça n'est que la pointe de l'iceberg. Le vrai problème avec les « projets », c'est que ce n'est juste pas comme ça que fonctionne la recherche fondamentale : on ne cherche pas sous forme de « projets ».

Je me demande si les bureaucrates qui ont inventé ce mode de fonctionnement s'imaginent vraiment que Newton, Darwin, Turing, auraient découvert les lois de la mécanique, les mécanismes de la sélection naturelle, et les machines programmables universelles, en travaillant sur un projet qui aurait eu ce but (avec quoi pour financements ? une pomme ? un voyage aux Galápagos ?), mais ça me semble assez peu crédible (et j'aimerais bien voir les programmes qu'ils auraient écrits et les avis d'experts qu'ils auraient reçus ! aurait-on accepté ces idées ?). Alors évidemment on va m'accuser du syndrome de Galilée : tous les chercheurs ne sont évidemment pas des Newton, Darwin ou Turing — mais si on présuppose qu'on n'en aura pas, il est certain qu'on n'en aura plus.

Quant à l'évaluation de la performance, qui va avec la proposition, j'aimerais déjà qu'on m'explique ce que c'est que la performance d'un chercheur. La grande mode est de la mesurer avec des indicateurs bibliographiques numériques (un des derniers dans la série étant le h-number) qui partent tous de l'idée stupide que la qualité d'un chercheur peut se mesurer sous une forme ou une autre dans le graphe des citations des articles — c'est oublier que les articles ne sont qu'un moyen de communication scientifique, pas un système d'évaluation. Le problème est que quand on tente de mesurer quelque chose de fondamentalement impossible à mesurer, comme la performance d'un chercheur, on utilise des indicateurs qui sont par essence faux, donc falsifiables (par exemple, s'il s'agit de compter des citations d'articles, on incite les gens à se citer les uns les autres sans aucune raison scientifique), et qu'on donne des motivations extrêmement fortes à les falsifier, ce qui a un effet désastreux sur la science (multiplication inutile du nombre d'articles ou du nombre de pages de ceux-ci ou des citations ou de tout autre facteur qu'on aura décidé d'utiliser pour noter).

De même, proposer des bonus aux chercheurs « performants » peut sembler une bonne idée mais elle est catastrophique : (1) car elle introduit un esprit de compétition qui va à l'encontre des principes sains de la science (les chercheurs du monde entier doivent collaborer pas rivaliser), (2) car elle incite à la frilosité scientifique (pourquoi, en effet, chercher à faire des choses nouvelles et risquées plutôt qu'abattre les papiers faciles ?) et (3) car elle invite au mensonge (si le directeur de laboratoire a un pouvoir de décision sur l'argent que gagne le chercheur de l'équipe, il n'est plus un mentor bienveillant mais un chef face auquel on va chercher à se faire mousser) ; et avant tout, (0) elle passe à côté de l'idée que la grande majorité des chercheurs sont intellectuellement intéressés par ce qu'ils font, au point qu'un bon nombre continuent à travailler après leur retraite, et n'ont pas besoin de « carotte » supplémentaire pour avancer (au contraire, l'absence d'une telle carotte aide à faire que ceux qui s'engagent dans la recherche sont réellement motivés ! je ne dis pas qu'il faut mal payer les chercheurs, mais il me semble surtout important de leur éviter les tracas administratifs, les formulaires à remplir, les évaluations incessantes et autres nuisances de ce genre).

Je vois quotidiennement les méfaits de la recherche par projets alors je ne peux que me lamenter de voir ce mode de fonctionnement recommandé au président de la République. Mais la suggestion suivante me laisse aussi sans voix :

Décision 30 : Réformer le statut d'enseignant-chercheur.

[…] Recruter et financer (salaires, frais de fonctionnement et équipements) tous les nouveaux chercheurs sur des contrats de 4 ans. […] Aucun chercheur ne devra bénéficier de plus de deux (ou, exceptionnellement, trois) contrats de quatre ans successifs. Au bout de cette période, le chercheur pourrait évoluer vers un contrat à durée indéterminée de « directeur de recherche », vers une activité d'enseignement, ou vers l'entreprise privée.

Quand je vois la galère que bon nombre de mes amis ont vécue, en voulant s'engager dans la recherche, de devoir passer par un nombre incroyable de situations précaires (post-docs, ATER, etc.), pas forcément trop mal payées, mais qui font qu'on doit changer de résidence tous les deux-trois ans, au détriment de toute vie familiale, personnelle et affective, et parfois pour se retrouver le bec dans l'eau sans aucune possibilité de poste fixe (parce que les postes dans le public sont trop rares et ne tolèrent aucune originalité de parcours et parce que les entreprises privées n'ont aucun intérêt pour la recherche fondamentale), je suis sûr qu'ils aimeront beaucoup la suggestion de développer cette sorte de choses. Et tout le monde appréciera l'idée qu'on ne puisse faire que huit (ou exceptionnellement douze) ans de recherche : je ne sais pas si le principe sous-jacent est qu'après ça on a le cerveau trop ramolli ou quoi, mais je trouve bizarre de former des gens pendant vingt ou trente ans pour les employer pendant huit ans à ce à quoi on les a formés.

Ah, sinon, la suggestion de quadrupler les promotions de l'ENS (décision 24) me fait aussi bien rire : j'aimerais bien savoir où ils imaginent les accueillir. Et, de façon plus pertinente, vers où les orienter si on supprime les métiers de chercheur et qu'on sabre les postes d'enseignants.

Ajout () : J'ai écrit une entrée plus récente sur un sujet proche, qui est peut-être plus clairement argumentée.

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(jeudi)

Petit épisode judiciaire : Guantánamo

Les séries télévisées américaines, qui ont un goût très marqué pour les scènes dans les cours de justice, ont un succès dans le monde entier et notamment en France, donc peut-être que cet épisode-ci, intitulé Boumediene vs. Bush et Al Odah vs. États-Unis d'Amérique, et malheureusement tiré de la vie réelle, suscitera un certain intérêt : le scénario est ici. Peut-être mérite-t-il quelques explications (fournies par la BBC, par exemple). Pour résumer brièvement les épisodes précédents, il s'agit de la bataille livrée pour faire reconnaître à la justice américaine que les prisonniers de Guantánamo ont des droits ; l'affaire est devant la Cour suprême de l'Union qui, dans une décision précédente (Rasul vs. Bush), la Cour avait estimé que le droit d'habeas corpus s'appliquait bien aux prisonniers détenus par les américains à Guantánamo, fussent-ils situés à Cuba : pour tenter de renverser ce jugement, l'administration avait fait voter par le Congrès des modifications au statut d'habeas corpus. Cette fois, les plaignants avancent (je simplifie, et sans doute mal) que comme ce statut est constitutionnel, il ne peut pas être retiré si facilement.

Les arguments détaillés des plaignants (et de la défense, c'est-à-dire de l'administration Bush) sont rassemblés sur cette page : même si on ne s'intéresse pas énormément au droit, ça vaut la peine d'y jeter un coup d'œil. La liste des amici curiæ pour les plaignants est, d'ailleurs, assez impressionnante : le Haut Commissaire des Nations-Unies aux Droits de l'Homme, près de 400 parlementaires européens, Amnesty International, le barreau américain, d'anciens juges fédéraux américains, d'anciens diplomates américains, des historiens du droit, la liste est longue de ceux qui ont déposé une note pour rappeler poliment aux juges où est le droit. J'espère qu'ils sauront l'écouter, même si je me désole de voir de nouveau que le fait d'être une démocratie (et se prétendre la plus vieille du monde) est loin de vouloir dire qu'on renonce à l'usage de la torture[#] (on pourrait faire une observation sur la France et l'Algérie, là, mais concentrons-nous sur le présent).

En attendant le verdict (qui prendra sans doute plusieurs mois, je ne sais pas pourquoi les juges ont besoin de tellement de temps), on peut lire la transcription des arguments oraux (le lien que j'ai donné plus haut) : je n'ai pas encore fini, mais j'en ai lu seulement la moitié, mais c'est assez fascinant, ça se lit vraiment comme un feuilleton. On voit tout de suite qui sont les gentils (le juge Stevens par exemple) et les méchants (le juge Scalia par exemple), et on se doute de l'homme sur lequel la décision va le plus dépendre (le juge Kennedy). Le suspens est terrible (surtout quand on attend dans cette position, bien sûr).

[#] Ou au sadomasochisme, peut-être ? Qui est quelque chose de très bien, mais seulement à condition que les deux parties soient consentantes.

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(lundi)

Méthodes de vote du Conseil européen

[Petit résumé-rappel pour ceux qui ne suivent pas forcément très bien l'actualité : l'Union européenne fonctionne actuellement (et notamment pour ce qui est des votes au Conseil européen, qui m'intéressent ici) selon des règles institutionnelles décidées par le traité de Nice de 2001. Ces règles présentent un certain nombre d'inconvénients. Le traité constitutionnel, qui ne sera sans doute jamais ratifié, prévoyait un certain nombre de changements (notamment pour les votes au Conseil) : un certain nombre de dirigeants européens, dont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, essaient de sauver certains de ces changements institutionnels, mais il y a des objections diveres.]

Je suis tombé récemment sur un article de la BBC qui, parlant de la méthode de vote utilisée au Conseil européen, évoquait le point de vue du président polonais Lech Kaczyński de la façon suivante :

Mr Kaczyński says he wants European leaders to discuss what he believes is a fairer alternative—calculating voting rights according to the square root of each country's population, rather than simply according to population.

J'ai été très surpris en lisant ça : je pensais que le concept de racine carrée (qui est tout à fait pertinent mathématiquement ici, comme je vais tâcher de l'expliquer) échappait totalement à la portée des hommes politiques (lesquels sont notoirement peu enclins à demander aux scientifiques de les éclairer même quand il s'agit précisément du domaine de compétence de ces scientifiques). Mais si les intérêts de la Pologne sont en jeu…

De quoi s'agit-il ? On doit décider des règles de vote au Conseil européen, c'est-à-dire des règles qui en fonction des votes des (dirigeants des) 27 pays membres pour ou contre une proposition (je crois qu'il n'y a pas d'abstention possible : l'abstention doit compter comme une absence de soutien à la proposition) détermine si celle-ci est adoptée. Comme les pays n'ont évidemment pas la même taille (comparer Malte et l'Allemagne…), on ne peut pas utiliser un vote simple donnant à tous les membres le même poids ; mais il ne s'agit pas non plus de voter simplement selon la population, cela donnerait trop de poids aux grands pays (et comme les règles doivent être adoptées à l'unanimité, les petits pays n'accepteront jamais cela).

Les règles actuelles découlent du traité de Nice (modifié par les traités d'accession élargissant l'Union à 25 puis 27 membres). Elles sont d'une complexité assez affolante. Chaque pays reçoit un certain nombre de voix : nombre qui croît avec la population, mais de façon assez irrégulière (et des susceptibilités ont été ménagées, par exemple la France, le Royaume-Uni ou l'Italie ont le même poids que l'Allemagne, 29 voix, alors que cette dernière a significativement plus d'habitants) ; au total il y a 345 voix. Pour qu'une proposition soit acceptée, il faut (et il suffit) qu'elle soit approuvée par des pays membres représentant :

  • une majorité (c'est-à-dire 14) des 27 pays membres (cette majorité étant portée aux deux tiers, c'est-à-dire 18, si la proposition ne provient pas de la Commission),
  • 255 voix (soit 73.91%) des 345 voix,
  • 62% de la population de l'Union (cette clause ne jouant que si un membre demande explicitement à ce qu'on la vérifie : dans la pratique elle est presque toujours conséquence de la clause précédente, il n'y a que dans de très rares cas que l'absence de l'Allemagne parmi les membres soutenant une décision peut faire que celle-ci totalise 255 voix sans représenter 62% de la population de l'Union).

Les règles proposées par le traité constitutionnel européen (vous savez, celui qui est parti à la poubelle) étaient plus simples : pour qu'une proposition soit acceptée, il faut qu'elle recueille l'adhésion de pays membres représentant :

  • au moins 55% (c'est-à-dire 15) des 27 pays membres (cette majorité étant portée à 72%, c'est-à-dire 20, si la proposition ne provient pas de la Commission),
  • 65% de la population de l'Union, ou bien
  • tous les pays membres sauf au plus trois (c'est-à-dire concrètement que trois pays, quelle que soit leur taille, ne peuvent pas à eux seuls bloquer une décision, une « minorité de bloquage » doit comporter au moins quatre pays).

Ces nouvelles règles auraient eu l'avantage de l'universalité (pas besoin de négocier un nombre ad hoc de voix quand un nouveau pays accède à l'Union), d'un peu plus de simplicité, et surtout d'une plus grande facilité à adopter une mesure. (Pour donner une idée, si les pays votent chacun en tirant à pile ou face indépendamment, une mesure est adoptée avec une probabilité de 2% avec les règles du traité de Nice, alors qu'elle l'est à presque 13% avec les règles du TCE : donc on peut en quelque sorte dire que c'est six fois plus facile avec ces nouvelles règles.) C'est ces règles-là (ou une variante à négocier, bien entendu) que Mme Merkel, M. Sarkozy et d'autres voudraient faire accepter. La raison pour laquelle la Pologne ou l'Espagne trainent des pieds est facile à comprendre : elles avaient dans les règles de Nice un nombre de voix important eu égard à leur population, les règles du TCE prévoient une règle pour les petits pays (exigence de 55% des pays membres), une autre pour les grands (exigence de 65% de la population), mais rien pour les pays « moyens ».

Je n'ai pas vérifié que la Pologne perdait effectivement du pouvoir (et combien) dans ce nouvel ensemble de règles… Il faut savoir qu'il y a des moyens mathématiques standard de mesurer le pouvoir, comme l'indice de pouvoir de Banzhaf, qu'on présente souvent comme la proportion, parmi les coalitions gagnantes (i.e., permettant l'adoption d'une proposition), de celles dont le membre considéré est un membre-pivot (s'il quitte la coalition, celle-ci cesse d'être gagnante) : cela revient aussi en gros à faire voter au hasard tous les membres (de façon équiprobable pour oui et non) et à regarder la probabilité que le vote du membre considéré soit déterminant sachant qu'avec lui la proposition est adoptée (on peut aussi faire un calcul en supposant que la proposition est rejetée, ou en ne supposant rien).

J'avais fait il y a longtemps des calculs pour les élections présidentielles américaines, concluant que, selon les règles qui sont en vigueur, les électeurs californiens avaient trop de pouvoir (contrairement à une opinion répandue qui veut que ce soient ceux des petits états qui en aient trop). Mais l'idée simple qui en résulte est que si on veut une représentation équitable, il faut effectivement que les poids soient répartis de façon proportionnelle à la racine carrée de la population (c'est-à-dire que je donne raison, sur le principe, à M. Kaczyński) : le raisonnement est en gros le suivant :

  • on suppose que les votes des états sont déterminés par un vote majoritaire dans leur population (c'est effectivement ce qui se passe pour l'élection présidentielle américaine, et c'est un modèle vaguement raisonnable pour le Conseil européen) ;
  • or le pouvoir d'un individu dans un vote simple parmi N personnes, avec N très grand, est asymptotiquement proportionnel à l'inverse racine carrée de N (c'est l'estimation classique de l'ordre des fluctuations : si on veut, c'est l'équivalent de la proportion du coefficient binomial médian) ;
  • en revanche, sur un système de vote pondéré avec des poids pas trop délirants (techniquement, si la somme des carrés des poids est nettement plus grande que le carré du plus grand poids), les pouvoirs sont environ proportionnels aux poids ;
  • donc si on veut donner le même pouvoir, au final, aux citoyens des différents états, il faut distribuer les poids du vote pondéré proportionnellement à la racine carrée des populations.

Ceci vaut aussi bien pour l'élection présidentielle américaine que pour le vote au Conseil européen.

Ceci étant, il n'y a pas de raison de ne pas demander des pondérations avec plusieurs systèmes de poids (comme c'est le cas actuellement, ainsi que je l'ai expliqué, et comme le prévoit aussi le TCE) : on peut demander une majorité sur les membres, une majorité sur la population et une majorité sur la racine carrée de la population (ou puissance ½ de la population). Du coup je me permets de soumettre à la sagacité des Grands de ce monde la règle madorienne de vote pour le Conseil européen, qui sont les suivantes :

Une proposition est adoptée selon la règle madorienne lorsque pour tout réel p compris entre 0 et 1 (au sens large), la proposition est soutenue par une certaine proportion (indépendante de p) des pays pondérés par la population à la puissance p : la proportion étant fixée à 55% pour les votes normaux, et à 2/3 pour ceux qui ne sont pas des propositions de la Commission.

Noter que la population à la puissance 0, c'est toujours 1, donc pondérer par la population à la puissance 0 revient à ne pas pondérer. La règle madorienne demande donc une majorité de 55% des pays, de 55% de la population, de 55% de la racine carrée de la population, mais aussi de 55% de n'importe quelle puissance p∈[0;1] de la population. Cela assure de ne léser ni les petits pays, ni les gros, ni les « moyens ». En pratique, vérifier pour p=0 et p=1 suffit dans beaucoup de cas à assurer tous les p intermédiaires, mais il faut parfois mettre quelques p supplémentaires, et ce sont des cas pas forcément absurdes (du genre : Allemagne France Italie Roumanie Pays-Bas Slovaquie Danemark Finlande Irlande Lithuanie Lettonie Slovénie Estonie Chypre Luxembourg).

Mettez-moi Angela Merkel au téléphone et je lui explique pourquoi ma proposition est géniale et va sauver l'Union européenne. ☺️

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(lundi)

J'aime l'avis des Français

Dépêche AFP (2007-06-11T19:22+0200) :

Seulement 25% des Français souhaitaient dimanche voir se constituer une majorité absolue de droite à l'Assemblée nationale. […] Sur l'ensemble des votants, 36% ont souhaité donner une majorité forte à Nicolas Sarkozy. […]

Pour autant, les perceptions de la future politique Sarkozy-Fillon sont contrastées. 69% pensent qu'elle sera "efficace", 66% "en rupture avec ce qui a été fait jusqu'ici", 61% "rassembleuse", 61% "juste" et 59% "capable de répondre aux vrais problèmes des Français". Mais 71% estiment qu'elle sera "autoritaire", 68% "trop portée sur la communication", 62% "trop médiatique", 61% "trop sûre d'elle-même" et 56% "concentrant trop les pouvoirs".

Manifestement il y a une chose qui n'étouffe pas les Français, c'est la cohérence. J'attends avec impatience le sondage qui nous montrera que 70% des Français trouvent qu'on paie trop d'impôts et 45% pas assez, que 60% pensent qu'il y a trop de fonctionnaires et 65% pas assez, que 85% voudraient travailler plus et 90% travailler moins, et que 80% pensent que les sondages contiennent trop de questions stupides et 75% pas assez. Et surtout j'attends les exégèses de ce sondage, après.

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(vendredi)

Dernières réflexions sur la présidentielle

Les élections, c'est un peu comme le Noël des petits : on les attend avec impatience, on pense au cadeau qu'on va peut-être avoir, et quand c'est fini, qu'on ait eu ce qu'on espérait ou non, on est vaguement hébété de se rendre compte que c'est déjà fini et qu'on est revenu à la routine quotidienne.

Je pense à tous les Français qui seront déçus, après-demain : ceux qui auront vu leur candidat(e) préféré(e) perdre alors qu'il/elle leur semblait certain(e) d'être élu(e), ceux qui auront voté pour le/la « moins pire » et qui verront le/la « pire » accéder au pouvoir, ceux au contraire qui se rendront compte que le/la « pire » n'était pas forcément celui/celle qu'ils pensaient, ceux qui passé leur bonheur immédiat de voir leur candidat(e) victorieux/-se s'apercevront qu'ils ne l'aiment pas tant que ça, ceux qui auront voté blanc ou se seront abstenus et qui le regrettont, ceux qui n'auront pas voté blanc et qui le regretteront aussi. Sans doute n'y aura-t-il pas que des déçus, mais il y en aura une bonne vingtaine de millions au bas mot (bien plus si on compte tous ceux qui auront voté au premier tour pour un autre candidat que celui/celle qui sera finalement élu(e)) : et la pensée des millions d'heureux ne me fait pas oublier la tristesse des autres. Malgré les promesses des deux candidats (voire du troisième larron) d'être des candidats qui rassemblent, je vois surtout dans les élections le triste spectacle de la division et du déchirement. Un passage obligé pour la démocratie, mais qui promet des lendemains douloureux — pour cinq ans. Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni : au-delà de mes opinions politiques propres, je me sens un peu Caton.

(Je pense surtout à l'élection présidentielle, là, parce que les vaincus n'ont rien. Lorsqu'on élit une assemblée, il reste toujours quelques miettes à l'opposition : mais un poste pour un seul homme, væ victis !, on l'a ou on ne l'a pas, et avoir eu 49% des suffrages est tout pareil qu'avoir eu 5%. C'est une de mes raisons de trouver fort irritant qu'on élise le président avant le parlement — ça incite à l'écrasement des perdants.)

Ce que les élections ont de bien, en revanche, c'est qu'avec le nombre faramineux de sondages qui sortent on en apprend plus sur la sociologie du pays que jamais autrement. Les moins de 30 ans, les cadres, les fonctionnaires, les diplômés du supérieur et les lecteurs de Télérama vote(ro)nt nettement pour Royal, tandis que les plus de 75 ans, les femmes au foyer, les retraités, les non bacheliers et les lecteurs du Point vote(ro)nt nettement pour Sarkozy. Apprend-on de diverses enquêtes d'opinion. M'enfin, ça fait encore de la division, et c'est aussi le triste signe du déterminisme social.

Parlant de déterminisme, il y en a un dont j'aimerais comprendre la raison et l'ampleur, c'est le fameux effet d'entraînement dont on nous parle entre la présidentielle et les législatives. Il me laisse profondément perplexe parce que j'ai entendu des gens déclarer qu'ils voteraient aux législatives contre le parti du président élu quel qu'il soit (de façon à équilibrer les pouvoirs), et évidemment d'autres avoir un avis fixe de toute façon, mais je n'ai entendu personne déclarer qu'il voterait pour le parti du président — qui sont donc les électeurs qui ont ce comportement ?

Il faudrait faire l'expérience suivante : récupérer les données, commune par commune, du premier tour de la présidentielle, les regrouper par circonscriptions, faire semblant qu'il y a autant de candidats députés que de candidats à la présidentielle et qu'ils obtiennent les mêmes voix au premier tour, maintenir au second tour les candidats qui peuvent y rester (c'est-à-dire ceux ayant obtenu les voix d'au moins le huitième des inscrits : c'est la différence essentielle avec la présidentielle où seuls deux candidats peuvent se présenter au second tour) et faire les reports de voix qui semblent plausibles en version des sondages actuels (le second tour de la présidentielle permettra de les affiner) ; cela permettrait de constituer une assemblée de référence qu'il faudra comparer avec celle qui sera effectivement élue en juin — on saurait ainsi quelle est au juste l'ampleur de l'effet d'entraînement et de l'inversion de calendrier électoral.

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(lundi)

Éco-participation : la fin des prix TTC ?

Depuis le 15 novembre dernier, la France s'est dotée [décret nº2005-829 du 20 juillet 2005 (NOR: DEVX0400269D)] d'une nouvelle taxe sur les équipements électriques et électroniques, histoire de payer leurs frais de recyclage. Je suppose que c'est une bonne chose, en tout cas, je n'ai pas à m'en plaindre. (En revanche, je me plains beaucoup du fait qu'on manque totalement d'informations sur ce qu'on est supposé faire, en pratique, des vieilles cartes d'ordinateurs, des vieux disques durs, etc., dont on veut se débarrasser ; pour l'instant, je les accumule sans les jeter, ce qui me semble encore le plus simple. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici.)

Ce qui m'horripile surtout, c'est que depuis que cette taxe a été créée, les vendeurs, sans doute pour ne pas donner l'impression d'avoir augmenté leurs tarifs, ne l'incluent pas dans les prix marqués. On voit donc fleurir des petites étiquettes prix hors éco-participation, des lignes supplémentaires sur nos tickets de caisse, etc. Je trouve ça absolument inadmissible : lorsque je vois un prix affiché chez un commerçant, je m'attends à ce que ce soit le prix net que je doive payer, toutes taxes comprises. (Et c'est quelque chose qui m'insupporte, par exemple, aux États-Unis, de ne jamais savoir exactement combien quelque chose coûte, parce qu'il faut toujours ajouter une taxe de vente dont on ignore le montant ; enfin, le pire c'est encore les restaurants puisqu'il faut aussi ajouter un service qui n'est pas marqué.) D'ailleurs, lorsque je fais les courses, je sors parfois la monnaie exacte avant la caisse, pour gagner du temps : il importe pour cela que les prix soient corrects, et connus de moi, au centime près, d'après les étiquettes en rayon.

De toute façon, ce n'est pas seulement moi qui condamne ça, puisque l'arrêté du 3 décembre 1987 relatif à l'information du consommateur sur les prix (NOR: ECOC8700137A) stipule : Toute information sur les prix de produits ou de services doit faire apparaître, quel que soit le support utilisé, la somme totale toutes taxes comprises qui devra être effectivement payée par le consommateur, exprimée en monnaie française. Comment se fait-il que cette nouvelle taxe fasse exception ? (Peut-être justement que ce n'est pas une taxe mais un autre gadget législatif ou réglementaire inventé pour l'occasion. Toute personne sensée appellera quand même ça une taxe.)

Peut-être les commerçants n'ont-ils pas été prévenus à temps que la taxe entrait en vigueur : dans ce cas, il faut critiquer la manière dont le gouvernement prend des dispositions sans prévenir suffisamment à l'avance pour qu'elles soient correctement appliquées. J'imagine aussi (même si je ne vois pas d'instruction claire dans le décret) qu'il est imposé que le montant de la taxe soit indiqué quelque part explicitement (ce n'est pas toujours le cas, hélas) : personnellement, je m'en fous, mais je tiens à ce que le prix total soit clairement indiqué. Et force est de constater que ce n'est pas le cas.

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(dimanche)

Notreprésident

[Un visage]

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(lundi)

Ratiocinations intempestives politiques

Je parle rarement de politique ici, alors je vais en faire un peu pour une fois (tout en tâchant de garder la neutralité de rigueur du devoir de réserve® du fonctionnaire).

On commence par une prévision, c'est sur ce qui va se passer en 2007, parce qu'on m'a dit de l'écrire dans mon blog pour qu'on puisse se moquer de moi après coup. Je la fais pas tellement parce que j'y crois que parce que personne d'autre ne semble accorder ne serait-ce qu'une seconde d'attention à ce scénario : il s'agit d'imaginer que M. Sarkozy soit élu président de la République mais qu'aux législatives qui suivent son parti, l'UMP, perde nettement face au PS, donnant une nouvelle cohabitation (où le Premier ministre aurait des chances assez importantes d'être, par exemple, M. Strauss-Kahn). Je ne dis pas que je considère ce scénario comme très probable : mon pipotron lui donne environ 35% de chances de se réaliser, contre, disons, 30% pour une victoire du PS aux deux élections, 20% pour une victoire de l'UMP après l'élection de M. Sarkozy, et 15% pour n'importe quelle sorte de scénario un peu exotique (par exemple, une absence de majorité absolue à l'assemblée). Bref, je ne me mouille pas trop : mais je m'étonne de voir qu'on me traite parfois d'illuminé de la simple évocation de ce cas de figure. Rapidement, je dirais que les raisons de penser qu'il n'est pas invraisemblable sont que (1) M. Sarkozy est assez populaire, mais il l'est à titre individuel, son parti, lui, ne l'est pas énormément (et a subi un revers considérable lors des dernières élections), (2) l'adversaire principal qu'on lui désigne généralement, Mme Royal, pourrait échouer à obtenir l'investiture de son parti à cause d'une division interne du PS (ou pour d'autres raisons : on a évoqué, par exemple, la possibilité de bourrage d'urnes depuis que le parti a autorisé des inscriptions « internet » à bas prix permettant néanmoins de voter dans les primaires), (3) une dispersion des voix, plus probable à gauche qu'à droite, pourrait conduire à l'élimination des candidats de gauche au premier tour de la présidentielle, typiquement au profit de l'extrême-droite comme en 2002, alors que cette élimination a peu de chances de se produire de façon significativement répétée sur les législatives, (4) les Français n'ont tout simplement jamais reconduit une majorité à l'Assemblée nationale depuis 1981, (5) les Français ne semblent pas fondamentalement hostiles à la cohabitation, lorsqu'on leur pose la question directement (dans un sondage) ou indirectement (lors d'une élection législative, en '86, en '93 et en '97), (6) s'il est vrai qu'ils pourraient être réticents à voter coup sur coup pour une assemblée de couleur politique opposée à celle du président, ils seraient aussi probablement réticents à reproduire le scénario de 2002 qui donne actuellement un exécutif dont l'impopularité est exceptionnelle. Bref, toutes ces raisons ne font peut-être pas un cas hautement probable, mais au moins digne d'être pris en considération, or je n'ai entendu personne, ni homme politique ni analyste de quelque sorte que ce soit, ne serait-ce qu'évoquer cette possibilité. Je trouve ça étrange, qu'on ferme autant les yeux dessus.


Passons. Parler de cette élection m'amène à évoquer un point de programme qui est partagé par les deux principaux candidats et qui me semble, pour le dire tout de suite, absolument révoltant, c'est l'idée d'établir un service civique obligatoire pour les jeunes (ici le projet socialiste, là une présentation de celui de M. Sarkozy). Des blogueurs ont déjà argumenté de façon convaincante contre cette idée : ici par exemple, ou , ou encore , rien pour ce qui est des aspects économique du projet, donc pas la peine que je reproduise ces arguments ; de toute façon, je pense qu'il est irréalisable, c'est une promesse électorale vaseuse qui n'engage que ceux qui y croient et qui est destinée à séduire à la fois toutes sortes de gens qui s'imaginent qu'il faut inculquer quelques saines valeurs à cette jeunesse désorientée, un thème qui fait recette depuis Mathusalem — mais dans les faits, ça restera une promesse vide parce qu'il y aurait une terrible levée de boucliers et parce que l'individualisme est quand même bien ancré dans les mentalités : personne ne se risquerait à perdre l'électorat potentiel de cette jeunesse censément désorientée ; et aussi, plus simplement, parce que ce serait impossible de trouver l'encadrement nécessaire ; il sera, de toute façon, bien commode après les élections de prétexter que l'argent manque (ce qui est vrai) ou que c'est juridiquement impossible (c'est contraire à la Constitution et à tous les protocoles sur les droits de l'homme). En gros, on aménagera les possibilités de service civique volontaire (ce qui me semble une très bonne chose, là, surtout si on trouve un moyen d'améliorer la compatibilité avec les cursus universitaires) et on oubliera discrètement le côté obligatoire (là aussi, je m'en réjouirai, car c'est uniquement cet aspect-là qui me pose problème).

Ce qui m'inquiète, c'est, plus que le projet lui-même (dont je viens d'expliquer qu'il ne sera sans doute jamais réalisé), le fait qu'il puisse être avancé sans que ça fasse broncher qui que ce soit. Car, je suis désolé, si ce projet viole toutes les conventions sur les droits de l'homme, ce n'est pas pour une question de forme ou pour un problème technique : c'est qu'il s'agit vraiment d'une violation des droits de l'homme, de forcer quelqu'un à travailler (je pourrais sortir le mot esclavage, là, mais ça ne convaincra que ceux qui ont déjà compris, donc évitons-le), et si le service militaire obligatoire est vu comme une exception historique pour nécessité d'État (que je conteste, d'ailleurs, et je suis bien content qu'il ait été supprimé en France) et si l'éducation obligatoire est agrémentée de sauvegardes importantes (plus obligatoire au-delà de 16 ans, et en-deçà les parents ont le choix du mode d'éducation qu'ils veulent donner à leurs enfants), ce n'est pas un hasard. Une fois qu'on considère qu'un individu est adulte est responsable, on doit admettre qu'il est seul maître à décider de ce qu'il fait de sa vie. C'est très dur pour les gens qui aiment tant mettre leur nez dans les oignons des autres.

Ce qui me fait peur, donc, c'est qu'on puisse proposer une mesure qui va directement à l'encontre d'une liberté individuelle fondamentale, et que ça fasse, finalement, aussi peu de remous. (Et une fois de plus, je me lamente que des gens confondent systématiquement machintruc est une bonne chose et ‹rendre machintruc obligatoire› est une bonne chose… mais je vais y revenir.)


Le problème, avec les libertés individuelles, ou, dans un autre angle, avec le droit des minorités, c'est qu'il faut les protéger y compris contre la majorité. C'est pour ça que la démocratie, qui est, empiriquement, la forme de régime politique la plus respectueuse des droits individuels (‹remous sur les bancs des libertaires du fond de la classe›), est aussi potentiellement dangereuse : car il est difficile, dans un système de gouvernement qui prétend donner le pouvoir à la majorité, de protéger les libertés des individus ou des minorités même contre les décisions de la majorité. C'est pour ça que nous avons des juges, et c'est pour ça que la justice est censée être indépendante du suffrage universel, et c'est pour ça que j'enfonce des portes ouvertes, aussi. Toujours est-il qu'il y a une chose qui m'effraie, c'est qu'on piétine ces libertés individuelles à grandes acclamations de la vox populi, vox dei, à grands coups de sondages et de mesures populaires (et, puisque les gens confondent systématiquement être souhaitable et être souhaitable qu'il soit obligatoire ou être indésirable et être souhaitable qu'il soit interdit, on peut leur faire avaler toutes sortes de salades). Je ne suis pas sûr que les moyens de communication que nous avons en ce début de XXIe siècle soient toujours complètement un progrès pour la liberté : j'avais d'ailleurs déjà ranté à ce sujet.

L'autre problème, apparenté, c'est qu'on s'imagine qu'on a fait des progrès dans la liberté de X en voyant qu'on a fait des progrès dans la technique de X. Ceci vaut particulièrement si X = la communication. La situation de l'Internet en Chine semble bien montrer que cet outil de communication, qui peut certes devenir un outil de liberté, ne l'est que si on veut qu'il le soit, pas automatiquement (et vlan ! une autre porte ouverte copieusement enfoncée à la hache bénie +2). L'ennui, c'est qu'on confond les deux.

J'ai peur, en fait, qu'on se dirige vers une société toujours plus despotique, mais d'un despotisme non pas d'une oligarchie mais de la majorité bien-pensante, dont les outils de communication, toujours plus développés, deviendraient des outils d'ostracisme des déviants de toutes sortes, en même temps qu'on se féliciterait bien haut que la liberté ne cesse de progresser, comme si la liberté d'expression se mesurait en mégabits par seconde.


Zut, j'ai encore ranté, et je n'ai pas été clair. Tenez, ce n'est pas vraiment le sujet (en même temps, je n'ai pas arrêté de faire des coqs-à-l'âne, alors le sujet…), mais dans un pays toujours plus en avance que nous pour ce qui est des reculées sociales, voilà ce que ça peut donner, le despotisme du bien-pensant.

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(vendredi)

Scrutin par arbre

J'ai un intérêt particulier pour les modes de scrutin et d'élection (intérêt qui a été renouvelé en 2002 pour les raisons qu'on sait). Normalement, pour une élection d'une seule personne (par exemple s'il faut envisager une bonne façon d'élire le président de la République, en France), je recommande le scrutin par assentiment (qui consiste simplement à laisser chaque électeur voter pour le nombre de candidats qu'il souhaite — mais au plus une seule fois pour chacun — et à nommer celui qui a le plus de voix) ; en principe je trouve que le scrutin idéal est celui que j'appelle Condorcet-Nash[#], mais il est inapplicable en pratique car trop complexe (et difficile à expliquer) et politiquement inacceptable car elle fait intervenir une part de hasard, donc le scrutin par assentiment me semble être the next best thing. Ce mode de scrutin a néanmoins une caractéristique qui le rend peu souhaitable dans certains contextes : il favorise fortement les centristes.

Voici une autre proposition, à laquelle je n'ai pas sérieusement réfléchi, et qui a probablement des inconvénients majeurs, mais qui n'a pas cette propriété de favoriser le centre, et qui a aussi la vertu de ne pas pénaliser la multiplication des candidats. J'appelle cela le scrutin par arbre (ou éventuellement par post-primaires car il revient à intégrer tout un système de primaires dans l'élection).

L'élection se déroule en trois étapes. Dans la première, les candidats se désignent ; probablement il y a des conditions administratives (du genre, des signatures d'élus à obtenir, si on parle de l'élection du président de la République française), mais cela ne nous concerne pas ici.

La seconde étape est celle des tractations d'alliances. La liste des candidats est maintenant fixée, mais ils ont le droit de former des nœuds, qui sont des sortes d'alliances. Si un certain nombre de candidats sont tous d'accord entre eux, ils peuvent faire enregistrer un nœud entre eux : une fois que c'est fait, ce nœud ne pourra pas être défait. Une fois le nœud constitué, il peut lui-même entrer en alliance (sous condition d'accord de tous les candidats du nœud) avec d'autres nœuds ou d'autres candidats individuels pour former de nouveaux nœuds « au-dessus » du nœud déjà formé ; ou encore des candidats à l'intérieur du nœud peuvent former des nœuds « au-dessous » du nœud déjà formé ; en revanche, il n'est pas permis de former des nœuds entre une partie d'un nœud déjà formé et (tout ou partie d')un autre : autrement dit, il doit toujours y avoir emboîtement entre les nœuds, ou, si l'on veut, mathématiquement, ces nœuds doivent former un arbre dont la racine est fictive et dont les feuilles sont les candidats.

Par exemple, on pourrait imaginer que l'ensemble des candidats de gauche forment un nœud ensemble, et l'ensemble des candidats de droite en forment un autre (évidemment il y aurait des polémiques sur le fait d'inclure ou non l'extrême-droite dans ce nœud !) ; si ces deux nœuds se constituent, il devient possible de former des sous-nœuds entre candidats de gauche ou entre candidats de droite, mais jamais entre certains de l'un et certains de l'autre. On peut aussi certainement imaginer que les candidats d'un même parti (je rappelle qu'un des intérêts du mode de scrutin est qu'il ne pénalise pas un parti qui présenterait plusieurs candidats !) décident de former un nœud, qui pourrait ensuite former des sur-nœuds avec des partis proches. Bref, on a compris le principe.

Cette étape de tractations ne fait pas du tout intervenir les électeurs, uniquement les candidats, qui déposent des actes de formation des nœuds auprès de l'autorité contrôlant l'élection (il faudrait voir si on publie ça immédiatement ou à la fin de l'étape, mais de toute façon cela sera connu). On constitue, donc, un arbre des candidats, partant d'une racine fictive (l'ensemble de tous les candidats), qui a à partir d'elle une branche vers chaque nœud de plus haut niveau, lesquels ont à nouveau des branches vers les nœuds intérieurs, et ainsi de suite jusqu'aux candidats individuels. L'arbre est représenté de façon graphique sur les bulletins de vote qu'on distribue (ou au moins dans le matériel électoral).

L'élection proprement dite, qui est la troisième étape, se fait alors de façon très simple, et en un seul tour : chaque électeur choisit un candidat, et c'est tout. Pour déterminer qui remporte l'élection, on reporte chaque voix à la fois sur le candidat pour lequel elle s'est exprimée mais aussi pour chaque nœud dont elle fait partie, à tous les niveaux jusqu'à la racine de l'arbre (qui reçoit, fictivement, la totalité des suffrages exprimés) ; puis, en partant de la racine, on descend dans l'arbre en choisissant à chaque nœud la branche qui part vers le sous-nœud ayant obtenu le plus de voix. Par exemple, si les candidats X, Y et Z ont obtenu respectivement 25%, 35% et 40% des suffrages exprimés mais que X et Y avaient préalablement formé un nœud, alors ce nœud est crédité de 25%+35%=60% des voix, dont on choisit l'élu parmi ses candidats, et c'est Y qui est élu. On peut aussi dire que cela revient à proposer à l'électeur le choix entre les grandes branches (par exemple, gauche/droite, ou gauche/droite/extrême-droite, ou que sais-je encore), puis, à l'intérieur de la branche qu'il a choisie, entre les sous-branches, et ainsi de suite jusqu'au candidat individuel, et on fait l'élection de la même manière.

Il est certainement vrai (et sans doute critiquable) qu'une part énorme de l'élection tient en fait dans l'étape de tractations d'alliances. D'un autre côté, cela est certainement aussi vrai d'autres systèmes électoraux couramment utilisé. En fait, je pense que ce scrutin par arbre, s'il n'est peut-être pas approprié pour élire une personne, l'est peut-être pour faire un choix entre des décisions à prendre, au nombre de plus que deux (par exemple, si une assemblée doit prendre une décision un peu complexe, on peut imaginer qu'elle voterait avec ce mode de scrutin entre des propositions-candidats, c'est-à-dire des propositions appuyées par un membre de l'assemblée en question qui prendrait les responsabilités de former les alliances dans la deuxième étape du processus que j'ai décrit).

[#] Je décris très sommairement cette méthode de façon à être compréhensible par les mathématiciens : il s'agit pour chaque électeur de définir son ordre de préférence entre les candidats, puis on forme une matrice de gains qui donne au candidat X contre le candidat Y le nombre de voix ayant préféré X à Y moins le contraire ; d'après un théorème de von Neumann, cette matrice a une stratégie gagnante, qui dans le cas typique est unique : on choisit alors le gagnant de l'élection selon la stratégie en question (quitte à tirer au hasard, avec les probabilités qu'elle dicte, si elle n'est pas pure, c'est-à-dire, s'il n'y a pas de gagnant de Condorcet). Cette méthode est optimale exactement en ce sens que la stratégie utilisée est optimale : tout autre mode de scrutin provoque statistiquement plus de mécontents. [Ajout () : ce système est considéré ici.]

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(dimanche)

L'argent du contribuable, l'argent du consommateur

Il m'arrive assez rarement de regarder la télé. Ce soir, dans un moment de désœuvrement (je ne suis pas allé travailler, parce que j'ai cru qu'on ne me laisserait pas entrer dans mon bureau), je l'ai allumé, et je suis tombé sur l'émission Capital consacrée au patrimoine de l'État (le mobilier national). I.e., on parle beaucoup de l'argent du contribuable, de la manière dont il est employé, du train de vie des ministres (est-il excessif, etc.).

Je suis tout à fait favorable à ce genre d'enquêtes et à la transparence dans ce domaine (l'exemple de la Suède, proposé dans un des reportages, était d'ailleurs fort instructif pour ce qu'on peut atteindre en matière d'économie et de transparence). Mais il y a une chose que je n'ai jamais bien comprise, c'est l'obsession pour l'argent du contribuable par rapport à l'argent du consommateur.

Je m'explique. Une partie de l'argent que je dépense va dans les caisses de l'État, que ce soit par les impôts directs ou par des taxes ; en « échange » (plus ou moins) de cet argent, je reçois des services de l'État. Une autre partie, nettement plus importante, de l'argent que je dépense, va dans les caisses de groupes privés (typiquement, des entreprises), et en échange je reçois différents services ou différents biens de consommation. Dans le premier cas, on parle de mon argent en tant que contribuable, dans le second, en tant que consommateur. Une partie de l'argent du contribuable sert à payer ce que les reportages appellent les ors de la République, les voitures et appartements de fonction des ministres, ce genre de choses ; mais une partie de l'argent du consommateur sert aussi à payer des choses de ce genre : les voitures et appartements des dirigeants des entreprises. Personnellement, je ne vois pas fondamentalement la différence. Or il me semble que pour ce qui est de l'argent public, le niveau de transparence est loin d'être aussi mauvais que pour l'argent privé : il n'est certes pas facile de savoir où vivent les ministres et combien ça coûte au contribuable, mais il est encore plus difficile de savoir où vivent les PDG et combien ça coûte au consommateur, et quand un ministre a un appartement jugé trop luxueux, payé par l'État, et que la presse le révèle, au moins, il est forcé à démissionner, alors que pour un PDG je n'ai le souvenir d'aucune histoire de ce genre (même s'il y a ponctuellement des petits scandales, mais uniquement sur des épiphénomènes locaux). Pourtant, moi, je ne me sens pas vraiment plus gêné par un cas que par l'autre. (Et je précise que je cite les grosses voitures comme un exemple anecdotique : je parle de transparence financière en général.)

La réponse classique serait de dire que je n'ai pas le choix de payer des impôts alors que j'ai le choix d'acheter mes yaourts dans la marque X ou Y. Je trouve ça assez pipo : premièrement, je fais mes achats dans la grande surface la plus proche de chez moi et je n'ai pas de choix à ce sujet (les autres sont trop loin), donc ce que je paie à Champion est exactement pareil qu'un impôt, de mon point de vue, et deuxièmement, de toute façon, je n'ai pas assez d'information pour savoir si l'argent est mieux dépensé quand il rentre dans les caisses de la marque X que de la marque Y, car aucune ne fait preuve de la moindre transparence quant à sa gestion de ses recettes.

Et bizarrement, ça semble normal à la plupart des gens : autant l'État est perçu comme quelque chose qui doit être sous le contrôle de tout le monde (la République est, étymologiquement, la chose publique), sinon les citoyens-contribuables protestent, autant un organisme privé a, moralement, le droit d'être opaque, et ses clients-consommateurs ne s'en offusquent pas, ils regardent juste l'argent qui entre et le service qui sort et considèrent le reste comme une boîte (pun unintended) noire. Attention, je ne dis pas forcément que les entreprises devraient avoir une obligation légale de transparence financière vis-à-vis de leurs clients ! Rendons à César ce qui est