Le Système
International d'unités, en abrégé SI, et parfois
appelé (inexactement) système métrique
ou MKS
(mètre-kilogramme-seconde), est le système d'unités utilisé par
essentiellement tous les pays du monde à l'exception des États-Unis
d'Amérique ; et même le système américain traditionnel est défini par
rapport à lui (le pouce, par exemple, mesure exactement 0.0254 m, la
livre exactement 0.45359237 kg, etc.). Quasiment toute mesure
scientifique utilise, directement ou indirectement, ces unités, et il
est évidemment inutile de dire qu'elles ont aussi une grande
importance dans la vie courante. Et je ne
suis pas trop du genre à faire du
chauvinisme, mais s'il y a une chose dont la France peut être fière,
c'est d'avoir donné au monde le mètre et le kilogramme (l'ampère, pour
sa part, est dès le début la création d'une collaboration
internationale). Il est donc intéressant de regarder de plus près la
définition des unités du SI. En fait, il y a un petit
nombre d'unités dites fondamentales — la seconde, le mètre,
le kilogramme, l'ampère, la mole, le kelvin et la candela — à partir
desquelles les autres unités SI sont dérivées
(par exemple, le watt, ou kilogramme · mètre carré par seconde au
cube, est la puissance déployée par une force qui accélère de 1 m/s²
une masse de 1 kg se déplaçant à 1 m/s). Discuter le SI,
c'est donc essentiellement discuter ces sept unités fondamentales.
Je vais laisser de côté la seconde : j'ai déjà raconté son histoire, la seconde a été définie successivement comme (empiriquement) une proportion du jour solaire moyen, puis comme une proportion de l'année tropique pour J1900, et enfin (la définition actuelle) comme 9 192 631 770 périodes de transitions hyperfines de l'état fondamental de l'atome de césium-133 (au repos et au zéro absolu). Cette définition donne actuellement satisfaction, et est réalisée en laboratoire avec une précision assez impressionnante (quelques parties sur 1016, c'est-à-dire une poignée de secondes par milliard d'années). On peut peut-être faire encore mieux, peut-être qu'il vaudrait mieux utiliser le rubidium-87 que le césium-133 ou des horloges optiques, ou je ne sais quoi, mais toujours est-il que la mise en pratique de la seconde est considérablement plus précise que celle des autres unités SI, donc dans la discussion de celles-ci on peut considérer que le temps est connu exactement.
Je vais aussi laisser le mètre de côté. Son histoire est très intéressante (après une première proposition qui en faisait la longueur du pendule qui bat la seconde, raison pour laquelle l'accélération de la pesanteur est de l'ordre de grandeur π²≈9.9 en mètres par seconde carrée, mais qui a été abandonnée parce que trop variable d'un endroit à l'autre, l'Académie des sciences a décidé en 1795 d'en faire la dix millionième partie de la distance de l'arc de méridien entre le pôle et l'équateur, arc de méridien qu'il a fallu mesurer, ce que firent Delambre et Méchain, et ce fut une aventure qui mérite un livre à elle seule). Mais après une définition par un premier étalon (le mètre des Archives, déposé en 1799) et un second en platine iridié réalisé à la fin du 19e siècle (officiel à partir de 1889, et dont l'histoire recoupe beaucoup celle du kilogramme), puis brièvement (de 1960 à 1983) par la longueur d'onde d'un certain rayonnement du krypton-86, le mètre est maintenant défini comme la distance parcourue par la lumière dans le vide en une certaine fraction de seconde (de façon à fixer la vitesse de la lumière à exactement 299 792 458 m/s), et mise en pratique par des interféromètres laser dont on a mesuré la fréquence avec une grande précision. Il est difficile de dire exactement quelle précision est atteignable dans la mesure des distances, parce que cela dépend de si elle est effectuée dans l'air ou dans le vide, et sur quelle échelle : je crois qu'on ne peut guère dépasser quelque chose comme 1 partie sur 108 dans l'air, mais qu'on gagne facilement trois ou quatre ordres de grandeur de précision dans le vide.
Je ne vais pas m'attarder sur la candela (l'unité d'intensité
lumineuse, autrefois appelée bougie nouvelle
), dont j'ai du mal
à considérer qu'elle mesure une vraie grandeur physique, et qui n'a
pas grand-chose à faire dans le SI. Je ne sais même pas
vraiment ce que cela signifierait de mesurer une intensité lumineuse
avec une très grande précision, puisque l'intensité lumineuse dépend
de toute façon de la courbe de réponse choisie pour modéliser l'œil
humain. En tout état de cause, on ne fait pas beaucoup mieux que
quelques parties par 103.
Restent quatre unités fondamentales, le kilogramme, l'ampère, la mole et le kelvin. Actuellement, ces unités sont définies ainsi :
- Le kilogramme
- comme la masse du prototype international du kilogramme, un cylindre d'un alliage de 90% platine et 10% iridium conservé dans un coffre-fort (photo ci-contre) dans le caveau du bâtiment dit « de l'observatoire » du Bureau International des Poids et Mesures au pavillon de Breteuil à Saint-Cloud.
- L'ampère
- en fixant
la perméabilité
du vide (μ₀), une grandeur fondamentale de
l'électromagnétisme, à 4π×10−7 N/A², à travers une
définition assez abstraite (
l'ampère est l'intensité d'un courant constant qui, maintenu dans deux conducteurs parallèles, rectilignes, de longueur infinie, de section circulaire négligeable et placés à une distance de 1 mètre l'un de l'autre dans le vide, produirait entre ces conducteurs une force égale à 2×10−7 newton par mètre de longueur
) et qui n'est pas du tout utilisée dans la mise en pratique de cette unité. - La mole
- comme la quantité de matière correspondant à 12 grammes de carbone-12 (autrement dit, le nombre d'Avogadro est défini comme le nombre d'atomes de carbone-12 dans 12 g de cette substance).
- Le kelvin
- en fixant la température du point triple de l'eau à 237.16 K (c'est-à-dire 0.01°C, puisque la température en degrés Celsius est défini comme la température en kelvins moins 273.15).
Ces quatre définitions posent problème, et vont être amenées à changer. À part le kelvin, qui va être redéfini en fixant la constante de Boltzmann, les changements des trois autres définitions sont plus ou moins liés.
Tout procède d'une volonté de se « débarrasser » du prototype international du kilogramme, qui est le dernier étalon matériel encore en usage pour définir une unité du SI.
Sur la photo ci-dessus à droite (récupérée sur une ancienne version du site Web du BIPM), le prototype international du kilogramme est celui qui est sur l'étagère du milieu, conservé sous trois cloches, portant l'étiquette 𝔎 ; la photo est mauvaise, mais ça semble être essentiellement la seule publiquement disponible qui montre cet artefact : et comme ce coffre-fort (situé dans les sous-sols du pavillon de Breteuil) est ouvert une fois tous les trente ans en moyenne (il faut trois clés pour y accéder, l'une est détenue par le directeur du BIPM, l'une par le président du CIPM, et la troisième est déposée aux Archives Nationales), ce n'est pas évident de faire de nouvelles images. (J'ai écrit à quelqu'un du BIPM pour demander si des photos ont été prises lors du dernier accès au prototype, en 2014 pour des « calibrations extraordinaires » : s'il me répond et qu'il y en a, j'essaierai de les mettre sur Wikipédia et/ou ici. Mise à jour : Non, apparemment, il n'y a pas de meilleure photo que celle-ci.)
Méta : Je voudrais donc raconter un peu l'histoire du kilogramme : ses origines, la réalisation du prototype international, les pesées successives, et les efforts actuels pour mettre ce prototype à la retraite (et comment on passe de la constante de Planck à la réalisation d'un kilogramme), et la concurrence entre la balance de Kibble et le projet Avogadro ; sans oublier la redéfinition de l'ampère, qui me semble aussi très importante et dont on ne parle pas (sans doute parce qu'il s'agit plutôt d'entériner une pratique de fait) et de la mole (avec la question de ce que devient l'unité de masse atomique). Mon intention initiale était de tout raconter en une seule fois, mais si je fais ça, je sais que cette entrée ne sera jamais finie et jamais publiée — surtout que je commence à me noyer dans les recherches Google pour savoir, par exemple, ce qu'on savait faire avec du platine en 1795. On m'a souvent conseillé, dans ces conditions, de publier là où j'en suis, quitte à compléter plus tard. Alors je fais ça, et je déclare que ceci est une première partie d'une entrée qui sera peut-être complétée ultérieurement, peut-être pas : l'histoire du kilogramme des Archives.
Remontons l'histoire. Le kilogramme, comme le mètre, a son origine
à la Révolution française. La première tentative de définir une unité
de masse (qu'on appelait alors poids
) s'appelait
le grave
, et il est d'ailleurs dommage qu'on n'ait pas gardé ce
nom qui aurait éviter l'embarras d'avoir une unité fondamentale
portant un préfixe (l'unité fondamentale du système SI
est bien le kilogramme, pas le gramme, mais son nom porte le préfixe
kilo, ce qui est assez pénible parce que tout est décalé : un
miligramme mètre par seconde carrée est un micronewton, par exemple),
mais je digresse. Le grave était défini en 1793 comme la masse d'un
décimètre cube d'eau pure, à sa température de fusion, le décimètre
étant alors déduit du mètre provisoire puisque la mesure du méridien
n'avait pas encore été effectuée (cf. ci-dessus au sujet du
mètre) : Lavoisier
and Haüy
mesurèrent cette masse, ce qui fut notamment rendu compliqué par
l'extraordinaire confusion autour du système des masses de l'ancien
régime (basé sur
la pile de
Charlemagne, un artefact du 15e siècle, et qui avait le défaut que
la partie censée représenter 1/50 du tout ne représentait pas
exactement 1/50 du tout). L'unité fut renommée kilogramme
à la
suite de l'introduction du système systématique de préfixes (de
nouveau, il est dommage qu'elle n'ait pas gardé le nom
de grave
, mais je suppose qu'on considérait qu'il était plus
utile d'avoir des unités de masses du milligramme au myriagramme que
du milligrave=gramme au myriagrave=10⁴kg). Et comme Lavoisier était
mort (pas tout à fait accidentellement !) en 1794, ce furent deux
autres
savants, Lefèvre-Gineau
et Fabbroni
qui eurent la tâche de réaliser le kilogramme, basé cette fois sur le
mètre définitif de Delambre et Méchain. Entre temps, la définition
avait un peu changé, l'eau étant prise à son maximum de densité (vers
4°C) de manière à ce que les petites différences de température aient
le moins d'impact possible.
La manière dont Lefèvre-Gineau et Fabbroni s'y sont pris pour réaliser cette définition de l'unité fait l'objet d'un rapport détaillé de Trallès dans le traité de Delambre et Méchain consacré essentiellement au mètre. Pour résumer, ils ont fait faire un cylindre en laiton, creux mais soutenu par une armature intérieure afin qu'il se déforme le moins possible, dont ils ont mesuré le volume extérieur aussi précisément que possible (en tenant compte des inexactitudes de cylindricité, de la dilatation du cuivre entre la température de mesure et la température de pesée, etc.), et ils l'ont pesé dans l'eau puis dans l'air, de façon à en déduire la poussée d'Archimède, c'est-à-dire le poids du volume d'eau déplacé. Le citoyen Nicolas Fortin, qui avait fabriqué le cylindre et les instruments avec lesquels le mesurer très exactement, a aussi conçu et fabriqué la balance, dont la précision est d'environ 2 parties par 106 (c'est-à-dire 2mg sur 1kg). Je ne rentre pas dans les détails, mais la lecture du rapport montre bien le soin avec lequel on a réalisé les opérations et tâché de corriger toutes les sources d'erreurs.
Il s'est ensuite agi de transférer cette masse mesurée pour le décimètre cube d'eau pour réaliser un étalon, dans un métal dont on commençait à comprendre l'intérêt, et en l'occurrence choisi pour sa résistance à la corrosion : le platine. Ce n'était pas une mince affaire : la technologie de la fin du 18e siècle n'était pas capable de faire fondre du platine à l'état pur (ou en tout cas pas à l'échelle souhaitée : Lavoisier avait tout juste réussi à atteindre le point de fusion). Mais le joaillier Marc-Étienne Janetti (ou Janety) (ancien joaillier du roi ; on le rappela à Paris, qu'il avait fui sous la Terreur pour s'installer à Marseille) disposait de la technologie dite de l'arsenic, qui consistait à faire fondre le platine, et à le purifier en même temps, en le mélangeant à du trioxyde d'arsenic (qu'il fallait ensuite faire partir, quitte à forger le platine à chaud mais non liquide) : c'était difficile et dangereux. Ce fut lui qui réalisa quatre cylindres de platine qui furent confiés à Fortin (le même que ci-dessus) pour les travailler de façon à y reproduire la masse que Lefèvre-Gineau et Fabbroni avaient mesurée (à l'aide de poids temporaires en laiton). La manière dont il s'y est pris pour finir ce travail n'est pas bien connue, mais l'un de ces cylindres a été déposé aux Archives en juin 1799, et sous le nom de kilogramme des Archives, il a servi d'étalon de masse du système métrique entre 1799 et 1889. Il y est encore, même s'il y a bizarrement peu de photos de cet artefact en ligne (il y en a peut-être une sur cette page, mais ce n'est pas totalement clair que ce soit celui des Archives).
(Quant aux trois autres cylindres livrés par
Janetti, l'un fut déposé à l'agence des Poids et Mesures et il est
maintenant visible
[précision : en fait c'est une copie, voir ici]
au Conservatoire national des Arts et Métiers ; deux autres furent
gardés quelques années par Fortin, l'un étant volontairement plus
léger de 88mg, soit la différence de la poussée d'Archimède de l'air
entre 1kg de platine et 1kg de laiton, ce qui permettait d'étalonner
plus facilement des kilogrammes de laiton.) Ceux qui veulent plus de
détail sur la réalisation de ces étalons en platine peuvent
consulter ce
livre (Bigourdan, Le système métrique des poids et mesures,
son établissement et sa propagation graduelle, avec l'histoire des
opérations qui ont servi à déterminer le mètre et le
kilogramme, notamment le chapitre XI sur la détermination de
l'unité de poids
) et le premier mémoire
de ce
volume (Wolf, Recherches historiques sur les étalons de
l'Observatoire, notamment la troisième partie consacrée
aux étalons de poids
).
Que peut-on dire rétrospectivement du kilogramme des Archives et de la masse d'un décimètre cube d'eau ? La mesure de la masse d'un décimètre cube d'eau pure à son maximum de densité n'était pas parfaite, mais elle était excellente : avec la technologie moderne, on peut mesurer que la masse volumique de l'eau (dans sa composition isotopique standard) est environ 0.999 974 kg/dm³ à son maximum à 3.98°C, avec une incertitude d'environ 1 mg/dm³. Cela signifie (1) que Lefèvre-Gineau et Fabbroni ne se sont trompés que de 25 mg environ, ce qui est vraiment bon, et (2) qu'en tout état de cause, la définition comme la masse d'un volume d'eau, bien qu'agréablement universelle, ne peut pas servir comme définition suffisamment précise du kilogramme, puisque même avec les moyens modernes et une définition isotopique précise de l'eau, on ne parvient pas à faire mieux que 1mg (1 part sur 106), ce qui est certes ~25 fois mieux qu'à la Révolution, mais pas assez bon pour une unité qu'on veut pouvoir réaliser encore vingt ou cinquante fois plus précisément.
Je dois noter qu'il y a eu entre 1901 et 1964 une confusion sur la définition du litre : avant 1901 et depuis 1964, le litre est rigoureusement synonyme du décimètre cube (qu'on peut préférer de toute façon pour éviter tout doute à ce sujet). Entre 1901 et 1964, cependant, le litre était défini comme le volume d'un kilogramme d'eau pure à son maximum de densité (c'est-à-dire qu'on prenait la définition originale du kilogramme et qu'on la mettait à l'envers : au lieu de définir le kilogramme comme la masse d'un litre d'eau, ce qui est faux d'environ 25 parties par million, on faisait le contraire et on définissait le litre comme le volume d'un kilogramme d'eau). Cette définition a causé beaucoup de confusion et a ainsi fait du tort au SI même si on est revenu dessus (l'idée subsiste malheureusement encore parfois que le litre et le décimètre cube ne sont pas identiques). J'ai donc évité d'utiliser le litre dans tout ce qui précède.
Par ailleurs, un autre fait à signaler est que le kilogramme des archives n'a pas une masse rigoureusement constante : si en 1880 on s'est arrangé pour donner au (futur) prototype international du kilogramme une masse égale (avec une précision d'une quinzaine de microgrammes) au kilogramme des archives, on s'est aperçu en 1939 qu'il avait perdu environ 430µg (comparé au prototype international) par rapport à sa masse en 1880 ; l'explication est probablement à chercher dans la technique de réalisation du platine utilisée par Janetti ; le fait est que la masse volumique du kilogramme des Archives (20.54 kg/dm³ à 0°C) est d'environ 4% inférieure à celle du platine pur (21.46 kg/dm³). Toujours est-il que ceci amène à se demander dans quelle mesure on est sûr que la masse d'un objet matériel, et notamment de l'étalon du kilogramme, est vraiment constante — mais j'en parlerai dans la suite, si ou quand elle vient.
Sources principales : à part
celles déjà citées (notamment le livre de Bigourdan et le rapport de
Trallès), je me suis beaucoup appuyé sur deux articles de la
revue Metrologia : Richard
Avis, The SI unit of mass
, 40 (2003),
et
surtout Richard
Davis, Pauline Barat & Michael Stock, A brief
history of the unit of mass: continuity of successive definitions of
the kilogram
, 53 (2016) ; j'ai aussi jeté un coup d'œil
au livre A History of Platinum and its Allied
Metals de McDonald & Hunt dans la mesure
où Google
books me permettait d'y avoir accès.