Ce soir, j'ai perdu le sens de ma vie.
Enfin, non, bien sûr, ce n'est pas vrai : il avait déjà perdu
— il s'était perdu lentement au cours des trois à cinq derniers
mois — mais ce soir il s'est dit clairement que ça ne tenait
plus, que ce sens n'était plus là, ou, plutôt, qu'il ne voulait plus
être le sens de ma vie. Voilà, c'est un peu ça : non pas une
rébellion, mais une répudiation (David,
m'a-t-il dit en
substance, trouve-toi un autre sens pour ta vie, moi je refuse de
servir
).
Évidemment, c'est douloureux. La comparaison qui viendrait naturellement à l'esprit, c'est un grand amour qui se brise : mais elle n'est pas très bonne. Imaginez plutôt quelqu'un qui aurait passé un période de sa vie, et trouvé tout son bonheur, dans la pratique d'une certaine activité, et qu'un handicap obligerait à y renoncer. Un handicap qui, pour n'importe quel autre, serait mineur (c'est-à-dire qu'il n'a pas de raison objective de se désespérer — pas comme s'il perdait la vue, par exemple). Ou imaginez quelqu'un qui a vécu sur une vocation religieuse et qui perd la foi.
D'un autre côté, ce n'est pas que douloureux. Car c'est une forme de libération : la prise de conscience du fait que le sens de la vie s'est perdu vient aussi avec une liberté — celle de trouver un nouveau sens.
Je crois que le sens de la vie est un choix éminemment personnel ; ce n'est pas pour autant qu'il est forcément fait de façon très consciente. Souvent le sens s'impose plus qu'il n'est choisi. Quand on n'a plus de sens, on a la liberté d'en choisir un. Mais ce n'est pas un choix facile à prendre, car il faut accepter la renonciation définitive au sens précédent — car il faut rejeter le non-sens.
Quand on perd un être cher, on refuse la consolation facile de la
compagnie des autres (ceux qui sont encore en vie, ou encore
présents, je veux dire). Car c'est celui qu'on a perdu qu'on veut :
les autres ne sont tout simplement pas les bons ! Quand on perd un
membre de sa famille, on ne se dit pas, ce n'est pas grave, j'ai
une famille nombreuse
. Il en va de même du sens de la vie : on ne
ressent pas l'envie (le courage, ou la force) d'en trouver un
autre, puisque, précisément, la vie est — à ce point-là —
dénuée de sens, insensée :
Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres.
Voilà, donc, le point où j'en suis : une formidable sensation de gâchis (je me serais trompé de sens), une impression de vide intense (où suis-je ? où vais-je ? où cours-je ? et dans quel état j'erre ?), et aussi l'idée d'une potentialité : un peu comme un artiste qui aurait passé du temps sur une œuvre qui tenait de moins en moins debout, et qui finit par jeter l'éponge (et l'œuvre avec) et qui recommence sur une feuille (ou un canevas) blanc — ou qui se demande s'il va vraiment avoir le courage de recommencer.
J'aimerais dire que j'ai au moins appris quelque chose, mais ce n'est pas vrai : je ne sais pas si j'ai fait une erreur, où, ni comment l'éviter à l'avenir. Et je me demande surtout si j'aurai effectivement la force d'accepter cette perte et de ne pas m'agripper au sens précédent en refusant d'admettre qu'il est perdu.
Non, bien sûr que je ne vous en dirai pas plus sur ce qu'était mon sens de la vie ou sur ce que signifie tout ce charabia. Si vous me croyez fou, rapportez-vous à l'entrée précédente.