David Madore's WebLog: Robert Badinter, sur le traité constitutionnel européen

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(lundi)

Robert Badinter, sur le traité constitutionnel européen

Robert Badinter (qui, rappelons-le pour ceux qui ont la mémoire un peu courte, était le ministre de la Justice de Mitterrand qui a fait abolir la peine de mort en France ; et il a à de nombreuses autres reprises œuvré pour les droits fondamentaux) était invité, ce soir, à donner une conférence à l'ENS sur le traité constitutionnel européen : conférence à laquelle j'ai assisté, et je ne le regrette pas, parce que j'ai pu me faire ainsi une idée sur une question sur laquelle j'avais des doutes (et je suis tout à fait convaincu par la position qu'il a exprimée).

Ce qui m'a frappé, c'est d'observer la clarté et la force avec laquelle il s'exprime (j'avais été frappé par la même chose chez sa femme) : il a été avocat, et on sent qu'il devait mettre de son âme dans ses plaidoiries. Et pourtant, le point de vue qu'il défendait était tout à fait modéré et circonstancié (un « oui de raison » pour le traité) — mais remarquablement argumenté.

J'ai peur de déformer en tentant de reproduire de mémoire ce qu'il a expliqué, mais essayons de résumer quelques-un des points de son argumentation tels que je les ai compris. C'est selon lui une mascarade de parler de constitution européenne et que le nom de convention a été donné à l'organe chargé de rédiger la proposition de traité délibérément pour entretenir cette idée (en renvoyant à la l'assemblée qui a porté ce nom sous la révolution française ou bien à la convention de Philadelphie) ; convention qui s'est trouvée emportée par son lyrisme et qui a cru bon de chanter l'Hymne à la joie la larme à l'œil à la fin de ses travaux (et dont le président a voulu insérer en tête du traité une citation de Thucydide). Mais une constitution, c'est l'expression d'un peuple souverain, et c'est un texte voté à la majorité par une assemblée constituante[#] : rien de cela ici, le texte est le résultat d'un compromis diplomatique entre États (et surtout, à ce qu'il a dit, la victoire de la diplomatie anglaise et la vision de Tony Blair de l'Europe). Et d'après lui, si on regarde ce traité (et il n'est pas plus final ou définitif, ou difficile à amender, que les traités qui ont précédé : il a toujours fallu l'unanimité) comme ce qu'il est, c'est-à-dire comme le n-ième d'une série déjà assez longue, il représente plutôt un progrès par rapport aux précédents, même s'il ne va pas aussi loin qu'on aurait pu le vouloir et même s'il est perfectible. C'est un progrès car il réforme les institutions de façon à les améliorer (en donnant notamment plus de pouvoir au parlement européen et à la cour de justice, en permettant à la commission de mieux travailler, en créant une vraie présidence de l'Union et un vrai ministère des affaires étrangères qui aura les moyens de faire entendre sa voix, et en rendant plus facile l'adoption de certaines mesures au conseil même si cela ne va pas assez loin). C'est un progrès aussi car il donne force de loi à la Charte européenne des Droits fondamentaux (charte d'ailleurs aussi rédigée autrefois par une convention, et qui est, selon Robert Badinter, bien supérieure à la Convention européenne des Droits de l'Homme, même flanquée de ses protocoles additionnels) : rien que pour cette raison, selon lui, cela vaut la peine que le traité constitutionnel soit adopté. La troisième partie du traité est certes insuffisante notamment dans les domaines sociaux, mais elle représente tout simplement l'état actuel des traités européens, sans changement notable, et ne les rend pas plus difficiles à amender. En somme, selon Robert Badinter, il faut préférer un oui de raison à un non de désamour (ce sont ses termes) et ne pas se dire que si ce traité est imparfait il faut le rejeter en masse.

Je regrette simplement qu'il n'ait pas plus parlé du préambule, qui me tracasse assez : il a simplement raconté une petite anecdote au sujet de la citation de Thucydide (χρώμεθα γὰρ πολιτείᾳ… καὶ ὄνομα μὲν διὰ τὸ μὴ ἐς ὀλίγους ἀλλ' ἐς πλείονας οἰκεῖν δημοκρατία κέκληται, Thuc. II.37) qui figurait au frontispice du texte de la convention (et qui a finalement été retirée par la conférence intergouvernementale) : il semble que les conventionnels eux-mêmes (dont il faisait partie, en tant que suppléant du représentant du sénat français) n'aient pas su d'où elle était apparue, mais entre les lignes Badinter accuse Giscard de l'avoir fait insérer en douce, et d'en être très fier ; le ministre grec des affaires étrangères a fait observer que la phrase était mal traduite, et un représentant du gouvernement italien s'est souvenu qu'il s'agissait de propos de Périclès seulement cités par Thucydide. Et puis, mettre une phrase qui explique que dans une démocratie l'avis de la majorité prévaut sur celui de la minorité en tête d'une constitution qui entérine les décisions à l'unanimité dans beaucoup de domaines, c'est un peu étrange. Bah, moi je l'aimais bien, cette idée de citer Thucydide dans la constitution ; mais, d'après Badinter, ça ne se fait pas (au sens où aucune constitution n'a jamais fait ça — et sans doute aucun traité non plus), ça participe juste au lyrisme autour de ce texte.

Parlant de Thucydide, je digresse, mais on voit qu'on est à l'ENS quand deux candidats (littéraires) à des postes au conseil scientifique de l'École croient bon de citer eux aussi la Guerre du Péloponnèse (ὑμεῖς δὲ εἴ τι ἄλλο ἐν νῷ ἔχετε ἢ εἰ ἐναντιώσεσθε τῇ τε ὑμετέρᾳ αὐτῶν ἐλευθερίᾳ καὶ τῶν ἄλλων Ἑλλήνων, δεινὸν ἂν εἴη, Thuc. IV.85) dans leurs affiches de campagne (est-ce une référence ? je ne sais pas). Il y a aussi une citation de Thucydide, d'ailleurs, gravée sur le monument aux morts dans l'École. Thucydide, donc, me poursuit.

[#] À moins qu'au contraire le mot constitution soit à prendre dans un sens très faible. Après tout, lui ont fait remarquer les Anglais, il y a des constitutions de tout en Grande-Bretagne : n'importe quel club de cricket a la sienne. Alors pourquoi pas une constitution européenne ?

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