When I use a word,
Humpty Dumpty said in rather a
scornful tone, it means just what I choose it to mean—neither more
nor less.
The question is,
said Alice, whether
you can make words mean so many different things.
The question is,
said Humpty Dumpty, which is to be
master—that's all.
(Lewis Carroll, Through the Looking-Glass,
chap. VI.)
C'est une discussion dans laquelle je me retrouve souvent engagé,
et qui recoupe des sujets sur lesquels
j'ai déjà ranté : en l'occurrence elle est partie de la question
de savoir s'il vaut mieux utiliser idiotisme
ou idiomatisme
pour désigner une forme, construction ou
locution propre à une langue ou à un idiome
. Je
défendais idiomatisme
pour plusieurs raisons : c'est le mot le
plus logiquement construit pour correspondre à
l'adjectif idiomatique
(et faire apparaître la racine
d'idiome
), et, de fait, c'est ce qu'emploient spontanément la
plupart des gens qui ignorent que les grammairiens
recommandent idiotisme
; de plus, idiomatisme
fait
parallèle à
l'anglais idiomatism
[#0],
et loin d'être quelque chose à éviter, les anglicismes sont quelque
chose de souhaitable lorsqu'ils ne se font pas à l'encontre du génie
de la langue[#] mais contribuent
à internationaliser le vocabulaire
technique[#2] ; et a
contrario, idiotisme
a un deuxième sens, qui est celui du mot
anglais correspondant, et qu'on lui comprend spontanément quand on ne
connaît pas le mot, ce qui peut causer des confusions indésirables
(j'ai dit cela par idiotisme
est tout de même assez confusant).
Mon interlocuteur défendait idiotisme
pour deux raisons : il
est plus fréquent, et surtout, idiomatisme
ne serait pas un mot
français, ou serait une faute, preuve étant qu'il ne figure dans aucun
dictionnaire (sauf Wiktionary, qui ne compte pas). L'argument de la
fréquence est un argument pertinent, je ne le nie pas, je ne vais pas
m'étendre à ce sujet, disons juste que le rapport de fréquence ne
semble pas suffisamment écrasant pour qu'il suffise à écarter
complètement idiomatisme
. C'est surtout l'argument des
dictionnaires que je veux rejeter avec beaucoup de force.
Je pourrais formuler ma réplique de façon
succincte : idiomatisme
n'est pas dans les dictionnaires… et
alors ?
Je ne sais pas ce que ça veut dire qu'un mot ne soit pas un mot
français. Il y a des choses pour lesquelles j'en suis sûr,
évidemment, par exemple le mot zycofrène
, parce que non
seulement il ne figure dans aucun dictionnaire, mais il n'apparaît pas
du tout sur le Web au moment où j'écris, on ne voit pas du tout quel
sens il aurait, il n'est pas formé de façon logique ou régulière,
bref, c'est juste une suite de lettres qui n'a rien d'un mot français
à part d'être correctement prononçable. Mais à partir du moment où un
mot est effectivement utilisé par des gens qui croient parler
français, que sa construction est logique et qu'on en comprend aisément
le sens, je ne sais pas quel sens ça a de dire qu'il n'est pas
français
. Je peux prendre ça pour une définition (n'est pas
français un mot qui ne figure pas dans tel ensemble de dictionnaires),
mais dans ce cas la question serait : en quoi cette définition
est-elle utile ou pertinente ? ou en quoi cela me servirait-il de me
restreindre au français
tel que défini par cette définition
extrêmement étroite (et qui m'interdirait à peu près tout vocabulaire
technique). La seule raison pour laquelle j'utilise, moi,
essentiellement des mots qui figurent dans le
petit Robert, c'est pour pouvoir être compris de mon
lecteur ou interlocuteur sans lui demander des efforts importants ou
sans lui causer de fatigue mentale — or je ne suis pas sûr
qu'utiliser idiotisme
au lieu d'idiomatisme
aille dans
ce sens. Pour moi, un dictionnaire n'est pas quelque chose de
normatif ou prescriptif, il n'a pas plus le pouvoir de faire la langue
qu'un manuel de biologie n'a le pouvoir de décider la façon dont les
cellules se reproduisent.
Et surtout, s'en référer à l'autorité d'un dictionnaire revient à
faire la même chose qu'un appel à une divinité pour évacuer un
problème de morale : on passe complètement à côté de la question qui
est, quel critère cette autorité doit-elle elle-même adopter
pour faire ses choix ? Car la langue, indiscutablement, évolue dans
le temps, et il faut bien admettre que des nouveaux mots apparaissent.
Je ne sais pas comment fonctionnent les éditions Robert
et Larousse pour choisir les mots
qu'ils ajoutent
chaque année à leur ouvrage. Plus exactement, je ne sais pas
comment ils font pour (1) repérer les candidats à rentrer, et
(2) choisir, parmi eux, lesquels entrent effectivement et lesquels
sont laissés à la porte (au moins jusqu'à l'an prochain). Ces deux
aspects me posent problème : le (1) parce que je me demande si c'est
fait de façon bien scientifique, en dépouillant systématiquement des
sources diverses (tels que : journaux, pages Web, Wikipédia, autres
dictionnaires) pour repérer tout ce qui n'a pas été considéré, et le
(2) parce que leurs critères ne semblent pas documentés de façon
claire, on a l'impression qu'il y a beaucoup d'arbitraire (et de
fait, Robert et Larousse ne semblent pas
vraiment faire les mêmes choix). L'exclusion du
mot idiomatisme
s'est-elle faite au niveau (1) (parce que
personne n'a remarqué que des gens utilisaient vraiment ce mot) ou au
niveau (2) (le mot aurait été rejeté, et alors, pour quelle
raison) ?
Mon contradicteur me dit qu'il n'y a pas de raison d'admettre le
mot idiomatisme
parce que le mot idiotisme
existe déjà
avec ce sens-là (surtout s'il est plus fréquent). C'est un argument
qui est sensé, mais qui ne suffit pas. Pour le montrer, prenons
l'exemple d'un autre mot : géologiste
. Est-ce là un mot
français ? Il semble être exactement dans la même situation
qu'idiomatisme
: c'est un synonyme construit de façon vaguement
plus logique mais beaucoup moins usité qu'un autre mot de la même
famille, en l'occurrence géologue
, et il fait parallèle à un
mot anglais (geologist
) ; de plus, il ne figure
ni dans le petit Robert ni dans le
petit Larousse (du moins les éditions que j'ai sous la
main, mais je doute que ça ait changé), et pas non plus dans
le Trésor de la langue française
(TLF) (apparemment si, il était caché
sous géologue
). Pas français, donc, géologiste
? Et
pourtant, celui qui croit à l'autorité des dictionnaires est obligé de
reconnaître que si, car le mot figure dans le Dictionnaire de la
langue française d'Émile Littré. Et même à l'époque de son
édition, il était moins fréquent que géologue
puisque Littré
écrit synonyme peu usité de
: il faut donc
croire que cet éminent lexicographe a admis, malgré l'existence d'un
mot tout aussi valable de la même famille avec le même sens et plus
souvent utilisé, que géologue
géologiste
pouvait être du bon français.
Alors pourquoi pas idiomatisme
?
Bref, il est de ces mots dont le fait qu'ils manquent à un
dictionnaire m'incite simplement à hausser les épaules et à dire et
alors ? ça montre juste que le dictionnaire n'est pas exhaustif
.
Car lorsqu'un mot est construit de façon claire, que son sens ne fait
aucun doute à la lecture, qu'il ne paraît pas ridicule ou choquant (je
ne compte pas défendre la bravitude
, par exemple), je ne vois
aucune raison de me priver d'en faire tout l'usage que je voudrai.
Par exemple, le mot régressivité
ne figure, semble-t-il, dans
aucun dictionnaire : et alors ? c'est un mot français parfaitement
valable, c'est juste un oubli ou un manque de place, ou une décision
infondée, s'il n'est pas listé dans les dictionnaires. Il paraît
que furtivité
était dans une situation semblable jusqu'à pas si
longtemps :
une décision
officielle le propose comme traduction de
l'anglais stealth
, je ne sais pas si cette
décision pensait créer le mot ou en réutiliser un, mais je suis
fermement d'avis que ce n'est pas une invention. Le
mot perturbant
ne figure pas non plus dans
le TLF (je veux dire, en tant qu'adjectif :
c'est bien sûr le participe présent du verbe perturber
, mais la
question est de savoir si une idée perturbante
doit être
approuvé), et n'a apparemment été admis par le
petit Larousse qu'en 2009, et probablement assez
récemment aussi pour le petit Robert : je refuse de
considérer qu'il s'agit d'un néologisme (comme blog
, par
exemple, qui est indiscutablement un mot nouveau), il s'agit plutôt
d'une construction qui n'a été utilisée que très timidement et qui
s'est répandue, mais le mot a, à mon sens, toujours été français, même
si personne ne l'utilisait, parce que sa construction est évidente et
naturelle. Il en va ainsi d'idiomatisme
,
de régressivité
ou de l'adverbe décevamment
(qui n'a
aucune raison de ne pas exister, et qui existe donc, même s'il s'avère
que personne ne l'utilise).
Les choses ne sont jamais parfaitement claires en matière de
langue. Évidemment j'ai conscience, quand j'utilise le
verbe confuser
ou l'adjectif confusant
, que je contribue
ainsi à faire évoluer la langue : c'est voulu, et je ne compte pas me
modérer, mais je reconnais que c'est un tout petit peu exagérer que de
dire qu'il s'agit de mots français tout à fait ordinaires — il y a
encore une aura, non de néologitude, mais d'inhabitualité, autour de
ces mots, et je ne les utiliserais pas dans un contexte de grande
solennité. Ce n'est pas tout à fait pareil que quand je
propose hétéroïne
(pour désigner une femme hétérosexuelle,
c'est-à-dire le féminin de l'abréviation un hétéro
), qui, lui,
est expressément construit et voulu comme un néologisme (plus ou moins
humoristique). Est-ce que hétéroïne
est français ? Est-ce
que confuser
est français ? Et qu'en est-il
de néologitude
ou inhabitualité
? Je ne crois pas que
répondre à ces questions ait plus d'intérêt que de discuter du vocatif
d'ego
ou du sexe des anges. La chose qui importe
est doit-on utiliser ces mots ?
, et je vois assez peu de
contextes où on aurait la moindre raison d'éviter les
mots confuser
, idiomatisme
, régressivité
, décevamment
,
etc. (J'en vois un peu plus pour néologitude
ou inhabitualité
et hétéroïne
.)
En fait, la principale raison de les éviter est qu'on risque de
tomber sur des pédants qui vont se faire un plaisir de vous regarder
de haut en vous signalant qu'on ne dit pas idiomatisme
, on
dit idiotisme
(sous-entendu : je maîtrise mieux le français que
vous, pauvre idiot(e) capable de parler de bravitude
). Si vous
expliquez après cela que, non, non, c'est voulu, vous pensez vraiment
qu'idiomatisme
est meilleur, vous passez pour de mauvaise foi
(sous-entendu : je suis pris à faire une faute de français, et je
défends que ce n'est pas une faute en me raccrochant aux branches).
La solution, dans ce cas-là, c'est d'écrire à l'avance une
entrée dans votre blog expliquant votre choix, attendre
que archive.org
la garde en mémoire, et pouvoir
dire ah non, déjà en novembre 2011, preuve à l'appui, j'ai montré
que je connaissais bien le mot
. Dont acte. Bref,
retenez l'adresse de cette entrée pour pouvoir la ressortir à tous les
imbéciles qui vous reprocheront les différents mots zycofrènes que
j'ai cités.idiotisme
mais que je lui
préférais quand même idiomatisme
[#0] (Ajout )
En fait, il semble que j'aie tort de penser que c'est par anglicisme
qu'on fabrique idiomatisme
: le mot
anglais idiomatism
est dans une situation tout à
fait analogue au mot français ; sauf que comme les lexicographes
d'Oxford sont plus facilement prêts à admettre des choses rares, il
figure dans le OED — mais il
figure avec des indications comme quoi il
est obsolete
et rare
, et en
fait c'est même un hapax (la seule occurrence trouvée est un texte de
l'académie de je-ne-sais-pas-quoi de 1771).
[#] Une loi jusqu'à
présent infaillible que j'ai constatée est que les gens qui prétendent
déceler des anglicismes pour les critiquer montrent, en fait, leur
ignorance du français, et on peut généralement trouver des exemples de
bons auteurs français ayant commis ce qu'ils croient signaler comme
une faute
. (Parfois les gens ont des idées vraiment bizarre :
quelqu'un m'avait prétendu, par exemple, que l'usage du mot
français futur
pour désigner l'avenir est un anglicisme, le mot
français correct étant, justement, avenir
, le mot futur
étant réservé, selon lui, au temps grammatical, et à l'adjectif
éventuellement substantivé pour désigner le futur époux… je ne sais
pas où il était allé chercher cette idée aussi sotte que grenue.)
Même les anglicismes commis à dessein sont louables, tant qu'on a bien
conscience de ce qu'on fait : le mot implémenter
, par exemple,
est calqué sur l'anglais to implement
, et ceux
qui proposent de le remplacer par implanter
n'ont visiblement
pas compris ce qu'il signifie. Je ne prétends cependant pas qu'il
soit souhaitable d'adopter en français toutes les bizarries de
l'anglais : il vaut mieux, par exemple, éviter
d'utiliser réaliser
pour dire se rendre compte
, car
c'est une bizarrerie de l'anglais que to realize
ait ce sens
assez illogique vue l'étymologie, donc je préfère ne pas le transposer
en français.
(Éclaircissement :
Mon but n'est pas de dire que les gens qui utilisent réaliser
dans le sens de se rendre compte
ont tort, ce serait vraiment
le contraire de toute ma thèse que d'affirmer ça ; mon but est
d'expliquer que ceci est un exemple de cas où moi, personnellement, je
m'abstiens.)
[#2] Je pense par
exemple à la terminologie mathématique : je trouve invraisemblablement
stupide d'accepter l'idée que positif
en français
signifie positif ou zéro
mais que positive
en anglais signifie strictement positif
. Pour moi, il ne fait
aucun doute qu'il s'agit du même mot, et je trouve aberrant
de donner à ce mot un sens qui dépend du hasard de la langue dans
laquelle on s'exprime : dans ce cas précis, la solution est d'écrire
systématiquement positif ou zéro
(positive or
zero
) quand on veut parler de l'inégalité large, et strictement
positif
(strictly positive
) quand on veut
parler de l'inégalité stricte, et réserver le mot positif
(positive
) aux cas où la distinction n'a aucune
importance. [Ajout : sur ce point précis,
voir cette entrée ultérieure.]
Ajout : comme on me le fait remarquer en commentaire, je devrais lier vers cette entrée ultérieure, qui est une sorte de suite de celle-ci.