David Madore's WebLog: Languages & Linguistics

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You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. This page lists entries in category Languages & Linguistics: there is a list of all categories at the end of this page, and an index of all entries. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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(dimanche)

Pourquoi trois personnes dans les conjugaisons et pas plus ?

Je précise d'emblée que ce billet n'est pas à prendre très au sérieux. C'est juste une idée qui me revient en repensant à ce que j'ai écrit récemment sur les conjugaisons.

En français et dans un certain nombre d'autres langues qui conjuguent les verbes, l'un des traits grammaticaux qui déterminent l'inflexion du verbe est la personne du sujet, et elle distingue trois possibilités, à savoir si la personne qui accomplit est :

  1. la personne (ou plus rarement, chose) qui s'exprime, ou un groupe qui la contient,
  2. la personne (ou plus rarement, chose) à qui on s'adresse, ou un groupe qui la contient, ou enfin
  3. n'importe quelle autre personne ou chose ou groupe de telles.

Ces cas de figures s'appellent respectivement la première personne, la deuxième personne et la troisième personne (la numérotation, bien sûr, est une pure convention et il y a des langues où on fait plutôt l'ordre inverse, mais ça ce n'est pas une caractéristique intrinsèque de la langue, juste un choix des grammairiens qui l'étudient ; par contre le fait qu'il y ait ces trois cas est assez nettement une caractéristique de la langue).

La grande majorité des langues indo-européennes qui font varier le verbe selon le sujet utilisent cette typologie en trois personnes (j'écris la grande majorité parce que je ne veux pas me mouiller trop et si j'écrivais toutes il y aurait certainement quelqu'un qui viendrait m'expliquer que dans le dialecte bordurien du vieux syldave il n'y a que deux personnes au singulier et quatre au pluriel, mais disons que je ne connais pas de contre-exemple[#], même s'il y a des exemples de langues indo-européennes qui ne font pas du tout varier le verbe selon la personne, ou seulement selon le genre et nombre du sujet comme le passé en russe qui est visiblement une sorte de participe accordé avec le sujet).

[#] Bon, on peut ergoter que les formes de politesse cassent un peu ce modèle. Par exemple, le pronom Sie de l'allemand se présente inflexionnellement comme un pronom de la troisième personne du pluriel mais fonctionne sémantiquement comme un pronom de la deuxième personne (singulier ou pluriel) en forme de politesse. De même, la multiplicité des pronoms de la deuxième personne en néerlandais (du, gij, jij et u) ne se laisse pas si facilement analyser. Il me semble que ce ne sont pas des objections très sérieuses même si ça doit nous rappeler que les choses en linguistiques sont toujours un peu floues.

Par ailleurs, ces langues indo-européennes font aussi varier le verbe selon le nombre du sujet en même temps que la personne ; et à ce propos, pour autant que je sache, la « clusivité » au pluriel est très majoritairement définie par les règles suivantes : dès que la personne qui s'exprime fait partie du groupe, c'est la première personne du pluriel (indépendamment du fait que telle ou telle autre personne soit dedans : i.e., nous peut vouloir dire moi et toi (= « nous inclusif ») comme moi et lui (= « nous exclusif »)) ; sinon, dès que la personne à qui on s'adresse fait partie du groupe, c'est la deuxième personne du pluriel ; sinon c'est la troisième personne du pluriel.

J'ai l'impression que ces règles sont extrêmement spécifiques.

Ce que je trouve assez fascinant, c'est qu'il y a des langues non indo-européennes qui semblent les suivre aussi au moins partiellement : disons que sur une description superficielle de leur grammaire (je n'ai pas une connaissance assez correcte de ces langues pour vraiment juger), les conjugaisons de l'arabe, du turc, du hongrois et du finnois, qui représentent au moins deux-trois familles de langues indépendantes et indépendantes des langues indo-européennes, ont l'air de se conformer à peu près à cette distinction tripartite sur la personne (à laquelle on peut ajouter la distinction singulier/pluriel sur le nombre). C'est moins clair de ce que je lis des grammaires du swahili et du basque, pour prendre des exemples au pif de langues encore indépendantes de tout ça, mais j'y vois quand même des références à la première et la deuxième personne.

Évidemment, il y a aussi des langues où ça ne veut pas dire grand-chose : par exemple si les verbes sont complètement invariables et qu'on a plein de pronoms pour plein de situations différentes, on peut toujours décider d'en appeler certains pronoms de la première, deuxième et troisième personne, mais ce sera juste plaquer une typologie artificielle sur une langue qui s'en fout. (Bien sûr aussi, toute langue a forcément une façon de dire je mange, tu manges et il mange, mais cette distinction n'a aucune raison d'être obligatoire, et inversement elle peut être plus précise, peut-être que je mange se dit différemment selon qu'on est un homme jeune, une femme âgée, une personne qui a les cheveux longs, l'Empereur, ou je ne sais quoi encore.)

Pour y voir plus clair, il faudrait une grande base de données ouvertes des langues avec une description unifiée de leurs caractéristiques, sur laquelle on puisse rechercher ce genre de choses. Il y a un livre, depuis devenu un site Web, le World Atlas of Language Structures, qui est censé répondre précisément à ce type d'interrogation (et devrait éviter de consulter des grammaires de qualité douteuse du turc et du basque pour essayer de deviner s'il y a un concept de première / deuxième / troisième personne dans ces langues), mais à chaque fois que j'ai essayé de trouver quelque chose dedans, j'ai été épaté par la pauvreté des caractéristiques répertoriées, et ce cas ne fait pas exception : je ne trouve rien dans leur inventaire qui essaie de répertorier si une langue a des notions[#2] de première, deuxième et troisième personne.

[#2] Bien sûr on peut objecter que cette question n'a pas de sens, parce que ce n'est pas clair ce que ça veut dire qu'une langue ait la notion : mais c'est le cas de quasiment toutes les caractéristiques évoquées dans le WALS (je ne vais quand même pas refaire encore un lien vers mon billet sur les frontières floues, si ?). En tout cas je ne trouve rien qui ressemble même à mon interrogation.

Le fait qu'on retrouve quand même une typologie étonnamment semblable (à mes yeux) dans des familles langues qui sont censées être indépendantes m'amène à me demander quelle en est l'explication : je peux imaginer plusieurs hypothèses, ni exclusives ni exhaustives (et certainement pas forcément la même d'un cas à l'autre) :

  • c'est un hasard ;
  • c'est « naturel », ça fait partie du fonctionnement du cerveau humain de penser en trois personnes (moi, toi et lui) ;
  • c'est le signe d'une parenté entre les langues en question (pas forcément un signe de l'existence d'une langue ancestrale universelle, mais au moins la trace d'une super-famille) ;
  • c'est le résultat d'une évolution grammaticale convergente par échanges horizontaux entre familles distinctes (Sprachbund) ;
  • c'est le résultat d'une fausse perspective apportée par la manière dont les grammairiens (majoritairement natifs de langues indo-européennes) analysent les langues en question, en plaquant des concepts venus, disons, de la grammaire latin, sur des langues pour lesquelles ces concepts sont inadaptés.

(J'avais déjà évoqué des possibilités analogues dans mon billet sur les conlangs.)

Je ne sais pas bien quoi croire entre tout ça (et, je répète, rien ne dit que la ou les explications concernant l'arabe soient les mêmes que concernant le turc).

Néanmoins, je voudrais expliquer un peu, en réponse à l'hypothèse que ce serait « naturel » de distinguer la personne qui s'exprime et la personne à qui elle s'adresse de toutes les autres personnes, quel serait l'intérêt possible d'avoir une langue distinguant quatre personnes (au moins une des langues construites que j'avais imaginées quand j'étais ado fonctionnait comme ça).

Quelles seraient ces quatre personnes ? Je pense principalement à la distinction quadruple suivante :

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(lundi)

Méditation la complexité des conjugaisons françaises et inflexions linguistiques en général

Avertissement préliminaire : je vais faire référence dans ce billet à plein de langues (français, latin, grec, mais aussi allemand, russe, sanskrit, arabe). Ces langues ne servent qu'à illustrer mon propos général sur la complexité des inflexions, et il va de soi que je ne suppose pas qu'on les connaît (moi-même, je n'y connais pas grand-chose), et je ne vais généralement même pas m'embêter à donner le sens des mots que j'utilise comme exemples parce que ça n'a aucune pertinence pour ce que je raconte. De même, il faut considérer les noms des traits grammaticaux comme des mots dénués de sens : peu importe ce qu'est que l'aoriste à part que c'est un temps de la conjugaison des verbes grecs. (Prenez ça comme un mot à la fois technique et poétique : cf. d'ailleurs ce vieux fragment littéraire que je ne peux pas ne pas référencer ici.) J'ai aussi fait quantité de digressions marquées par des notes en petits caractères : on peut les sauter, ou au contraire ne lire que ça, de toute façon tout ceci est un rant un peu décousu, ce n'est pas comme s'il y avait un plan ou des dépendances entre les parties.

Comme le terme linguistique de paradigme inflexionnel n'est pas forcément clair pour tout le monde (je ne suis même pas sûr que ce soit le bon), ce dont je parle est l'ensemble des formes que peut prendre un même mot (ou plus exactement un même lexème) à travers l'application de différents traits grammaticaux. Comme cette définition n'est elle-même pas forcément claire pour tout le monde, un exemple familier pour tous les francophones est celui des tableaux de conjugaison, par lesquels un même verbe (lexème verbal), représenté par sa forme de dictionnaire qui, s'agissant du français, est l'infinitif, prend des formes (inflexions) diverses selon des traits grammaticaux appelés mode, temps et personne (ou nombre+personne). Les conjugaisons latines et grecques sont aussi des paradigmes inflexionnels, avec à peu près les mêmes traits que pour le français (la liste des modes et temps change, et le grec classique a un nombre duel, mais l'idée est la même ; une autre différence est que pour ces langues la forme du dictionnaire, c'est-à-dire la manière dont on va ranger le verbe dans un dictionnaire, est la première personne du singulier de l'indicatif présent au lieu d'être l'infinitif, mais c'est un détail). Un autre exemple est celui des tableaux de déclinaisons latines ou grecques[#], qui pour un même nom (lexème nominal, dont la forme de dictionnaire est le nominatif singulier) donnent des formes variées en fonction de deux traits appelés nombre et cas, ou, s'agissant des adjectifs, trois traits appelés genre, nombre et cas.

[#] Ou bien sûr de plein d'autres langues. Mais attention, une langue peut avoir des cas sans pour autant avoir vraiment de déclinaisons. En allemand, par exemple, les déclinaisons portées par les noms sont quasiment vestigiales (à part la marque du pluriel, pour la plupart des mots il ne subsiste qu'un -n au datif pluriel et, s'agissant des féminins et neutres, un -s au génitif singulier ; ou pour les noms dits faibles, la déclinaison est essentiellement juste marquée par un -n partout). La marque des cas en allemand est essentiellement sur les articles ou adjectifs (avec des règles un peu tordues sur ces derniers), et comme je ne crois pas qu'il existe d'adjectif irrégulier, ce n'est pas vraiment le genre d'inflexion dont je parle dans ce billet.

Conjugaison des verbes et déclinaison des noms et adjectifs sont les paradigmes inflexionnels les plus familiers aux personnes qui auront appris des langues comme le français, le latin, le grec classique, le sanskrit ou l'arabe. Mais il peut évidemment y avoir plein d'autres choses : on peut tout à fait imaginer une langue où les adverbes varient (par exemple qu'ils s'« accordent » avec le verbe comme les adjectifs s'accordent avec les noms dans les langues que je viens de lister) ; en japonais, on peut dire que les adjectifs (enfin, certaines sortes de mots qu'on pourrait qualifier d'adjectifs) varient avec le temps ; et la division des mots en verbes, noms, adjectifs, etc., est valable pour les langues indo-européennes et sémitiques mais pas forcément transportable partout. Bref, j'utilise le terme paradigme inflexionnel pour être plus large que tableaux de conjugaison et de déclinaison, mais comme je n'ai pas de bon exemple à proposer au-delà de la conjugaison et de la déclinaison, imaginez les conjugaisons et les déclinaisons si vous êtes familiers avec ça (ou d'ailleurs, juste les conjugaisons parce que je vais surtout parler de ça).

Toutes les langues n'ont pas de mécanisme inflexionnel. Si le grec classique, le russe et l'arabe en ont de fort complexes, le chinois n'en a aucun[#2] (tous les mots chinois sont invariables), et ceux de l'anglais sont considérablement plus simples que ceux du français. Les langues scandinaves font varier le verbe avec le temps/mode mais pas avec la personne, ce qui fait déjà moins de traits que le français ou l'allemand.

[#2] Bon, quand on parle de linguistique, il faut toujours ajouter des on peut considérer que ou des en première approximation partout. Je suis sûr que si je ne mettais pas cette note il y aurait un gros malin pour me dire que well, actually, on peut considérer que <…> est un mécanisme inflexionnel en chinois : donc je mets cette note pour cette fois-ci, mais n'hésitez pas à l'insérer dans la suite à chaque fois que quelqu'un risque de dire well, actually.

Bien sûr, ce n'est pas toujours parfaitement clair ce qui constitue exactement les inflexions d'un même lexème (pourquoi dirait-on que le passage du singulier possible au pluriel possibles est une inflexion alors que le passage de possible à impossible est une dérivation lexicale ? c'est un chouïa arbitraire[#3][#4]), mais comme d'hab' je vais rappeler que ce n'est pas parce que ce n'est pas totalement clair que ça n'a pas de sens.

[#3] Un exemple d'arbitraire est celui des aspects du verbe russe : un verbe russe (comme dans l'essentiel des autres langues slaves, mais le russe est le seul que je connais un petit peu) vient par paires avec une forme, ou aspect, appelée perfectif et une autre appelée imperfectif. Certains temps peuvent être utilisés sur l'un ou l'autre aspect, avec une différence de sens (le perfectif envisage l'action accomplie, ou son résultat, tandis que l'imperfectif envisage l'action en train d'être accomplie, c'est-à-dire son déroulement) ; certains temps sont formellement le même aux deux aspects mais donnent des temps différents (la forme qui donne le présent de l'aspect imperfectif devient un futur pour l'aspect perfectif) ; certains temps n'existent que pour un des deux aspects. Doit-on considérer que le perfectif et l'imperfectif sont deux formes d'un même verbe, comme le singulier et le futur d'un nom ? Ou doit-on au contraire considérer que ce sont deux verbes différents, qui se complètent ? Je suppose que des grammairiens du russe ont passé des pages et des pages à expliquer que l'un ou l'autre de ces points de vue est meilleur que l'autre, et je ne suis pas compétent pour trancher, comme pour le sexe des anges. Pour que je veux raconter ici, il vaut sans doute mieux considérer pragmatiquement que le perfectif et l'imperfectif sont deux verbes distincts, parce qu'essayer de deviner le perfectif à partir de l'imperfectif ou vice versa semble essentiellement impossible (d'ailleurs, pour les verbes « simples » c'est plutôt le perfectif qui dérive de l'imperfectif alors que pour les verbes à préfixe c'est plutôt le contraire). Mais en tout cas, ça montre une difficulté à définir exactement ce qu'on appelle un paradigme inflexionnel.

[#4] Un autre exemple d'incertitude sur ce que c'est qu'un « lexème » et un « paradigme » est celui des formes dérivées des verbes arabes. Un verbe arabe est normalement une racine à trois consonnes, et cette racine, connue sous le nom de forme I, peut directement donner un tableau de conjugaison, qui est d'une taille relativement raisonnable (il y a moins de temps et modes qu'en français ou en latin, pour ne rien dire du grec, mais en contrepartie il y a plus de personnes parce que la distinction masculin/féminin est faite en plus de celle de nombre à la 2e et 3e personnes). La complication, c'est que chaque racine peut donner une douzaine ou une quinzaine de formes dérivées (formes II à XV, parfois on en ajoute encore d'autres, même si en vrai les formes I–X et peut-être XII sont les seules vaguement courantes) : le sens de ces formes dérivés est variable et elles n'existent pas toutes, mais leur fabrication à partir de la racine est assez systématique, et ensuite chacune d'entre elles est un verbe qui a son propre tableau de conjugaison. Faut-il considérer qu'un paradigme flexionnel de verbe arabe est l'ensemble de toutes les conjugaisons de toutes les formes dérivées (auquel cas ils sont très volumineux) ? Ou seulement d'une seule d'entre elles (auquel cas ils sont plus raisonnables, mais il y a une multiplication des types de conjugaisons) ? C'est un peu le problème dual du russe évoqué à la note précédente : le perfectif/imperfectif des verbes russes ont un sens fixe mais une formation qui dépend de chaque verbe, alors que les formes dérivées des verbes arabes ont une formation claire mais un sens qui varie.

Quand je parle de complexité, ce qui compte n'est pas tellement le nombre de traits grammaticaux qu'on peut ajouter. Une langue qui aurait des déclinaisons avec 50 cas bien réguliers serait toujours plus simple à apprendre qu'une langue qui a seulement 3 cas mais avec des centaines de paradigmes différents pour les former, des exceptions de partout, etc. C'est essentiellement de cette complexité que je veux parler ici. (Je proposerai à la fin une piste pour essayer de la définir de façon un peu objective et pas juste par l'impression subjective de la difficulté à apprendre la langue ou à mémoriser ces tableaux, mais je commence par des remarques un peu éparses.)

Je ne m'intéresse pas du tout au sens des traits grammaticaux. Comme je l'ai écrit dans l'avertissement liminaire, pour ce que je raconte ici, peu importe ce que c'est qu'un cas, ou ce que signifient le nominatif, l'accusatif, le génitif ou le trucbidulatif, peu importent que les temps du verbe s'appellent présent, passé et futur ou des choses plus bizarres comme aoriste ou prétérit, peu importe que parfait et inchoatif soient des temps ou des aspects, tout ça est hors de propos ici : ce sont juste des étiquettes arbitraires que la grammaire utilise pour décrire des façons de modifier un lexème. Je parle juste de la complexité de répondre à des questions du genre[#5] :

  • En français, quelle est la 3e personne du singulier de l'indicatif présent des verbes coudre et résoudre ? (Réponses : il coud et il résout.)
  • En latin, quel est l'ablatif singulier du nom animal ? (Réponse : animali.)
  • En grec classique, quelle est la 1re personne du pluriel de l'optatif futur moyen du verbe βάλλω ? (Réponse : βαλοίμεθα.)
  • En russe, quel est l'instrumental du nombre со́рок [sórok] ? (Réponse : сорока́ [soroká].)
  • En irlandais, quel est le génitif singulier du nom féminin an talamh ? (Réponse : na talún.)
  • En sanskrit classique, quelle est la 2e personne du singulier de l'impératif (présent) actif du verbe द्विष् [dviṣ] ? (Réponse : द्विड्ढि [dviḍḍhi].)
  • En arabe classique, quelle est la 3e personne du singulier masculin de l'inaccompli actif du verbe وَفَى [wafá] ? (Réponse : يَفِي [yafī].)

[#5] À part l'arabe, toutes mes langues sont indo-européennes : c'est essentiellement juste un biais de ma part, même s'il semble quand meme plausible que les langues indo-européennes aient tendance à avoir une complexité inflexionnelle plutôt plus importante que la moyenne (si tant est que « la moyenne » ait un sens). Encore une fois, ça ne veut pas forcément dire qu'elles aient beaucoup de formes, plutôt beaucoup d'irrégularités : les inflexions du turc, de ce que je comprends, sont globalement très régulières, donc plutôt plus simples que celles des langues indo-européennes typiques. Bien sûr, quand je dis plutôt plus complexes que la moyenne, ça ne veut pas dire que ce soit le maximum, loin de là : les gens ayant tenté d'apprendre le géorgien doivent certainement rigoler que je décrive les conjugaisons du grec ancien comme compliquées.

Pas sûr que mes réponses ci-dessus soient correctes, mais ça fait justement partie de ce dont je veux parler : quelles sources consulter pour trouver les bonnes réponses ?

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(jeudi)

Le curieux cas du mot intension

Au sujet des notes de cours signalées dans le billet précédent, on me fait remarquer en commentaire, d'ailleurs pas très agréablement, que j'ai écrit intention (dans le contexte d'un contraste avec extension) là où je voulais sans doute écrire intension. Alors, est-ce une erreur, ou quelle écriture est-elle préférable ? À vrai dire je m'y perds assez.

Bon, déjà en général je déteste ces mots en -/sjɔ̃/ dont on je sait jamais si on doit les écrire -tion ou -sion (sans parler des différences gratuites entre l'anglais et le français, comme le fait que contorsion, distorsion et extorsion et parfois distension mais pas torsion s'écrivent, en anglais, avec -tion là où le français met -sion : comment voulez-vous retenir quelque chose de pareil[#0] ?). Donc déjà le fait qu'on ait extension avec -sion mais intention avec -tion, tandis que distension hésite, est vraiment pénible. Mais peut-être justement qu'il y a deux mots distincts, intention et intension ? C'est là que ça devient hautement confus.

[#0] Digression () : Comme on me le signale en commentaire, j'oubliais aussi l'hésitation entre -ction et -xion : annexion mais exaction, complexion mais élection. Bon, encore, ceux-là on peut les retenir au fait qu'il y a des mots annexe et complexe. Mais parfois le français et l'anglais font des choix différents, ou bien l'anglais hésite : connexion, inflexion, réflexion, génuflexion et peut-être parfois même flexion lui-même s'écrivent, en anglais, avec -ction, au moins en anglais américain parce que l'anglais britannique hésite plus, alors que le français met -xion. (Le fait que connexion s'écrive -xion en français et -ction en anglais peut se retenir au fait que connexe en français se dit connected en anglais, mais reflex existe bien en anglais sans que ça empêche d'écrire reflection. Soupir.)

Indubitablement, certains dictionnaires contiennent bien un mot intension (qui n'est pas le même que intention). Ou peut-être même qu'il y a plusieurs mots intension différents ? La 5e édition (1798) du Dictionnaire de l'Académie française donne : INTENSION. sub. fém. Terme de Physique. Force, véhémence, ardeur. L'intension de la fièvre. — ce qui ne m'aide pas et ce qui n'est clairement pas le sens que je veux, et de toute façon ce mot semble avoir mystérieusement disparu des éditions ultérieures. Au moment où j'écris, le TLF en ligne semble en rade, donc je ne peux pas vérifier s'il a le mot intension et avec quel sens[#]. Mais dans Wiktionary en français, on trouve intension \ɛ̃.tɑ̃.sjɔ̃\ féminin 1. (Logique) Désignation d’un ensemble d’éléments par un prédicat qu’ils vérifient. En anglais, le American Heritage Dictionary of the English Language me dit : in·ten·sion (ĭn-tĕnʹshən) n. 1. The state or quality of being intense; intensity. 2. The act of becoming intense or more intense; intensification. 3. Logic. The sum of the attributes contained in a term. [Latin intēnsiō, intēnsiōn-, from intēnsus, stretched. See intense.] — in·tenʹsion·al adj. Et dans Wiktionary en anglais, je lis : intension (plural intensions) […] 2. (logic, semantics) Any property or quality connoted by a word, phrase or other symbol, contrasted with actual instances in the real world to which the term applies.

[#] Voici : INTENSION, subst. fém. A. - Vx. Force, ardeur. L'intension de la fièvre (Ac. 1798). B. - LOG., LING., vieilli. Synon. de compréhension (d'un concept, d'un terme). Anton. extension. Plus l'intension d'un terme (le nombre de traits) est grande, plus l'extension (la classe des objets dénotés) est restreinte. Il faut plus de traits pour définir hêtre que pour définir arbre, mais il y a dans l'univers observé plus d'arbres que de hêtres (MOUNIN 1974).

Voilà qui ne m'aide pas des masses, et honnêtement je ne comprends pas vraiment ces définitions.

L'étymologie n'est pas d'un grand secours non plus. En latin, intēnsiō et intēntiō existent tous les deux, mais ils ont l'air vaguement interchangeables. Le Gaffiot donne : intensĭo, ōnis, f. (intendo), action de tendre, tension — et il donne un plus grand nombre de sens pour intentĭo, mais le premier est le même. (À ce sujet, le Gaffiot a aussi les deux mots extensĭo et extentĭo, mais là l'un renvoie simplement à l'autre ; ça suggère en tout cas qu'il n'y a pas vraiment de raison étymologique forte au fait d'écrire extension avec -sion et intention avec -tion.)

Bon alors qu'est-ce que c'est que cette histoire du mot intension et quel est son sens en logique ?

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens général.

Le sens dans lequel je l'utilisais (avec l'orthographe en -tion, mais peut-être que je vais changer) dans mes notes est le suivant : si on a un programme/algorithme qui calcule une fonction, alors ce programme/algorithme est l'intention (ou peut-être justement plutôt l'intension, donc… bon, écrivons intenſion comme une sorte de compromis) tandis que la fonction calculée est l'extension. C'est important de faire la distinction parce qu'une même fonction peut être calculée par toutes sortes d'algorithmes différents. (Et le théorème de Rice nous dit essentiellement qu'on ne peut rien dire de non-trivial — calculablement et à coup sûr — sur l'extension rien qu'en regardant l'intenſion.)

En théorie des ensembles, l'extension d'un ensemble, c'est justement l'ensemble de ses éléments. Et l'axiome d'extensionalité nous dit que deux ensembles ayant les mêmes éléments sont égaux (dans l'autre sens ça fait partie de la définition même de l'égalité). L'intenſion, si je me base sur la définition donnée par Wiktionary, ce serait une propriété définissant l'ensemble implicitement : par exemple {0,1,2} serait un ensemble défini en extension alors que {n∈ℕ : n≤2} serait le même ensemble définit en intenſion.

Déjà, je ne suis pas franchement convaincu que les deux sens décrits aux deux paragraphes précédents soient exactement le même, ni quel serait le sens général. Mais l'idée approximative est que l'extension est une description explicite (d'une fonction par ses valeurs, d'un ensemble par ses éléments) de l'objet désigné, alors que l'intenſion est une description par une caractérisation du sens, ou quelque chose comme ça.

Du coup, je peux très bien rapprocher ça du mot intention au sens de volonté de faire quelque chose : en décrivant un algorithme pour une fonction, je veux fabriquer cette fonction, donc l'algorithme est l'intention qui produit la fonction. Ceci justifierait d'écrire le mot en -tion et de l'identifier avec le mot usuel intention (but, volonté).

[Ajout  :] Ce qui est bizarre, c'est qu'il y a une distinction que je comprends bien, c'est celle entre extensif et intensif : extensif fait référence à quelque chose qui tend à s'étendre, i.e., tendu vers l'extérieur, alors qu'intensif fait référence à quelque chose qui tend à s'intensifier (← oui, OK, c'est une lapalissade), i.e., tendu vers l'intérieur. Je comprends par exemple bien la différence entre agriculture extensive (qui utilise de l'espace) et agriculture intensive (qui maximise ses rendements à surface donnée) ou, en physique, entre une grandeur extensive (qui double quand on double la quantité de choses considérées, p.ex. la masse ou le volume) et une grandeur intensive (qui reste la même quand on double la quantité de choses considérées, p.ex. la température ou la pression). Mais cette distinction extensif/intensif (pour laquelle je n'ai aucun doute sur l'orthographe en -s-) semble avoir assez peu de rapport avec la distinction extension/intenſion dont je parle ici (en tout cas je ne vois pas pourquoi l'un correspondrait à tendre vers l'extérieur et l'autre vers l'intérieur).

Une explication plus détaillée, mais dont honnêtement je ne comprends las bien les subtilités, sur la distinction entre extensionnel et intenſionnel en logique ou en philosophie est sur cette page de la Stanford Encyclopedia of Philosophy et celle-ci sur Wikipedia (voir aussi cet autre passage sur Wikipédia s'agissant précisément des théories des types intuitionnistes ; je sais que Martin-Löf en a inventé plusieurs qu'on désigne justement en en qualifiant certaines d'extensionnelles et d'autres d'itenſionnelles). Mais je trouve que tout ça est plus confus qu'éclairant (disons que j'ai l'impression confuse qu'on mélange plusieurs distinctions qui ne sont pas la même, notamment le fait de décrire un objet par son identité ou par une caractérisation, et le fait de s'intéresser à des égalités contingentes ou nécessaires, ce qui sont deux questions qui me semblent sans rapport).

Un exemple qu'on donne souvent, mais là aussi je ne suis pas sûr de pouvoir le relier clairement aux usages évoqués ci-dessus, est quelque chose comme le syllogisme fallacieux suivant (attention, divulgâchis concernant le film Star Wars) :

Luke Skywalker veut devenir comme son père.

Darth Vader est le père de Luke Skywalker.

Donc : Luke Skywalker veut devenir comme Darth Vader.

Si on veut expliquer l'erreur en parlant d'extension et d'intenſion, l'idée est que bien que Darth Vader soit le père de Luke Skywalker en extension (ce sont la même personne), l'intenſion, au moins dans la tête de Luke, est différente, puisqu'il n'a pas cette information (ou même quand il l'a, il y pense différemment). Donc on ne peut pas substituer une égalité extensionnelle dans un énoncé qui dépend des intenſions.

(Mais à vrai dire, moi, j'aurais plutôt tendance à analyser ça en termes de logique modale et mondes possibles : le fait que dans un monde donné on ait x=y, n'est pas la même chose que de dire que x et y sont nécessairement égaux, c'est-à-dire égaux dans tous les mondes possibles, et notamment dans le monde que Luke a dans sa tête. Ce n'est pas clair pour moi si cette analyse en termes de logique modale et mondes possibles soit compatible avec l'analyse en terme d'extension/intenſion que je viens de donner.)

Là aussi, je n'ai pas trop de mal à identifier le mot que je persiste à écrire intenſion pour signifier mon doute sur l'orthographe, avec le mot intention tout à fait habituel et qu'on écrit -tion de façon standard : on parle justement des intentions de Luke. Pourquoi une orthographe différente ?

Du coup je ne sais toujours pas si intension est une variante orthographique du mot intention qui s'est spécialisée dans ce sens bizarre en philo / logique / linguistique, ou si c'est un mot distinct (même si, in fine, ils viennent quand même de la même origine latine).

C'est peut-être comme mise en abyme, qui est juste une variante graphique de abîme, mais c'est quand même le même mot. (En l'occurrence, il semble que ce soit André Gide qui ait popularisé cette expression dans son sens figuré, avec cette orthographe particulière : ça vient de l'héraldique mais il n'y a pas spécialement de raison de préférer l'orthographe en ‘y’. Ceci étant, maintenant qu'elle s'est imposée, on peut trouver que ce n'est pas plus mal d'avoir cette spécialisation.)

Maintenant, comme il y a indubitablement des gens qui utilisent scrupuleusement l'orthographe intension pour les différents sens que je n'ai pas réussi à rendre très clairs ci-dessus, peut-être que c'est une bonne idée de se rallier à cette convention comme on peut choisir d'écrire mise en abyme avec ‘y’ même s'il n'y a pas de raison étymologique à le faire.

Ceci étant, on peut se demander comment est apparue cette écriture intension avec ce sens (je veux dire, celui de la philo / logique, pas celui donné par l'édition de 1798 du Dictionnaire de l'Académie), indépendamment du fait que ce soit ou non un mot distinct de intention. L'article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy cité ci-dessus semble dire que c'est Carnap le coupable. (The Port-Royal Logic used terminology that translates as “comprehension” and “denotation” for this. John Stuart Mill used “connotation” and “denotation.” Frege famously used “Sinn” and “Bedeutung,” often left untranslated, but when translated, these usually become “sense” and “reference.” Carnap settled on “intension” and “extension.” However expressed, and with variation from author to author, the essential dichotomy is that between what a term means, and what it denotes.) Mais la Wikipédia en allemand évoque aussi Leibniz, qui aurait alors certainement l'antériorité sur Carnap.

Évidemment, si l'inventeur du terme (qu'il s'agisse de Carnap ou Leibniz) écrivait en allemand, langue dans laquelle intention se dit Absicht (même si Intention se trouve aussi), le fait d'avoir choisi l'écriture Intension comme pendant à Extension n'est pas aussi significatif qu'en français ou en anglais.

Quoi qu'il en soit, je reste assez dubitatif sur la question de si on doit considérer que intension est un mot distinct de intention, comme sur celle de savoir si on doit se tenir à cette orthographe (cette fantaisie de Carnap comme abyme en est une de Gide ?), et, en fait, sur la signification (ou peut-être la significasion ?) générale de cette histoire d'intenſionalité.

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(jeudi)

Les langues construites ont-elles un intérêt ?

J'avais parlé il y a quelques années de ma fascination pour les constitutions, et de l'intérêt à la fois politique, argumentatif ou illustratif, mais aussi artistique, d'imaginer des constitutions (d'états réels ou fictifs) même si on ne pense pas une seule seconde que ces constitutions aient la moindre chance d'être mise en pratique, et j'avais évoqué, sans la développer, la comparaison avec la création de langues artificielles, qui éveille un peu les mêmes cellules mentales chez moi. Je voudrais reprendre ce fil de pensée et expliquer ici l'intérêt que peuvent avoir les langues construites, et défendre la thèse que la linguistique peut légitimement s'y intéresser. (J'écris peut plutôt que doit dans la phrase précédente, mais ce que je veux surtout dire c'est que je me place en opposition de l'attitude que je crois avoir perçue de temps en temps — je ne l'attribue à personne parce qu'il est possible que je simplifie une position plus nuancée et pas forcément si méprisante — que les langues artificielles sont un joujou pour amateurs qui ne peut en aucun cas informer le travail du linguiste qui consiste à étudier les langues naturelles et leur évolution naturelle ; ou encore — de nouveau, je résume quelque chose que je crois avoir retenu, quitte à risquer de brûler des hommes de paille — que les langues construites ont autant à apprendre aux linguistes que les fleurs en plastique aux botanistes.)

☞ Qu'est-ce qu'une conlang

Pour commencer par définir les termes, j'utiliserai langue artificielle et langue construite de façon interchangeable (on peut certainement vouloir faire une nuance, mais je n'aurai pas besoin d'une terminologie trop pointilleuse), et j'utiliserai l'anglicisme/néologisme conlang de façon également interchangeable pour aller plus vite.

Une conlang, donc, et même si je vais dire tout de suite que la distinction n'est pas toujours parfaitement claire, c'est une langue qui a été créée de toutes pièces plutôt que, comme les langues naturelles, évoluer organiquement, progressivement, par la communication mutuelle. Si on veut, on peut comparer l'évolution des langues naturelles à l'évolution des organismes vivants (il y a un processus de mutation et de sélection, même si les raisons de l'une comme de l'autre ne sont pas aussi bien expliquées que dans le cadre de l'évolution darwinienne de la vie au-dessus des principes de l'écologie, de la génétique, et de la biochimie), alors que les langues construites s'apparenteraient, dans cette analogie, plutôt à des robots ou des mannequins.

☞ Quelques exemples

La conlang la plus connue est évidemment l'espéranto (conlang au moins à l'origine, parce qu'on peut certainement contester que l'espéranto soit encore une conlang à ce stade), connue entre autres pour la manière pénible dont ses aficionados voudront vous expliquer que c'est la solution de plein de problèmes de l'humanité (bref, l'espéranto est un peu aux langues humaines ce que le Python est aux langages informatiques), et inversement dont les détracteurs aiment se moquer. Si vous voulez voir des critiques assez intéressantes de l'espéranto, voyez par exemple cette page ou celle-ci (deux pages qui ont d'ailleurs disparu et c'est heureux que l'Internet Archive en ait préservé l'information), mais en l'occurrence ce qui est surtout pénible avec l'espéranto c'est la manière dont les débats autour de lui font oublier toutes les autres conlangs. (J'ai notamment l'impression que l'article de la Wikipédia en français sur les langues construites est en bonne partie résultat d'une guerre d'édition entre les espérantistes qui ont voulu en profiter pour expliquer à quel point leur langue préférée est géniale et les anti-espérantistes qui ont voulu en profiter pour la critiquer.)

Un autre exemple de conlang que je pourrais mentionner (ne serait-ce que pour souligner que ce n'est pas pareil que l'espéranto) est l'interlingua (j'ai d'ailleurs écrit au moins un billet de ce blog dans cette langue), une sorte de point de rencontre des langues latines (mais dont le vocabulaire vise à trouver une forme systématique de chaque mot, là où Zamenhof semble avoir choisi le vocabulaire de l'espéranto en tirant au hasard au dé s'il allait utiliser une racine romane, germanique ou slave), et qui vise — avec quel succès, c'est discutable, mais vous pouvez lire le billet que je viens de lier pour tester — à être immédiatement compréhensible par n'importe quel locuteur d'une langue latine, sans apprentissage préalable. Il y a des tentatives d'analogues de l'interlingua pour les langues slaves (l'interslave) et, de façon moins aboutie, pour les langues germaniques (le folksprak).

Encore d'autres exemples de conlangs sont la famille des langues elfiques inventées par Tolkien pour le monde de la Terre du Milieu (dans lequel se déroulent le Seigneur des Anneaux), ou le klingon du monde de Star Trek. Encore plus d'autres exemples sont fournis par le lojban, une langue dont la grammaire vise à être aussi parfaitement logique et inambiguë que possible, le toki pona, une langue minimaliste qui n'a que 137 mots essentiels et qui s'apprend en un temps record, ou encore l'ithkuil, une langue plutôt maximaliste et sans doute trop compliquée pour être apprise. Bref, les exemples sont très nombreux, et bien sûr il y a une liste sur Wikipédia.

Et cette page Wikipédia ne mentionne bien sûr que les conlangs les plus connues ou attestées. Énormément de geeks intéressés par la linguistique ont imaginé leur propre conlang, voire des dizaines de conlangs, soit pour s'amuser, soit pour faire du world-building (cosmopoésie ?) dans un monde où ils situent des histoires de fiction, ou pour je ne sais quelle autre raison. Quand j'étais ado, j'ai inventé diverses conlangs, par exemple toutes sortes de variations autour de l'indo-européen réimaginé par Ruxor (où je cherchais à coller à peu près avec les sources que je pouvais trouver sur ce qu'on sait du proto-indo-européen — et qui étaient disponibles à l'ado d'une époque où Wikipédia n'existait pas et qui n'avait pas accès à une bibliothèque de recherche en linguistique — mais en assumant pleinement d'inventer les formes qui me manquaient ou qui me semblaient artistiquement ou logiquement nécessaires). J'ai peur que toutes ces créations de moi aient été irrémédiablement perdues, mais comme exemple plutôt intéressant de langue inventée par un geek dans son grenier, je recommande de regarder cette vidéo qui est assez impressionnante par la quantité de world-building (pas uniquement sur le plan linguistique) que la langue en question nous laisse deviner (et le fait que la langue en question soit une conlang non seulement dans notre monde réel mais aussi d'une certaine manière dans le monde fictionnel où elle se place, peut être considéré comme un magnifique exemple de métafiction) : j'avoue que je suis franchement admiratif.

Mais bon, reprenons.

☞ Trois buts possibles d'une conlang

Quels sont les buts possibles d'une langue construite ? J'en vois principalement trois (et je vois que Wikipédia tombe sur la même typologie que moi, donc elle a sans doute une certaine naturalité), pas forcément exclusifs ni exhaustifs mais permettant de délimiter au moins approximativement le terrain : ① la communication, comme c'est le cas de l'espéranto ou de l'interlingua, ② l'art, comme c'est le cas des langues elfiques de Tolkien, et ③ l'exploration ou l'illustration d'une théorie ou hypothèse linguistique, comme c'est le cas du lojban, du toki pona ou de l'ithkuil.

☞ But ① : la communication

But ① (que tout le monde aura immédiatement en tête) : la communication. Pour ça, il faut bien sûr espérer que des gens apprennent la langue en question et décident de s'en servir (on peut éventuellement espérer, comme le fait l'interlingua, que la langue puisse servir de façon passive — c'est-à-dire pour comprendre un texte déjà écrit ou parlé — à des gens qui ne l'auraient jamais apprise, mais pour se servir d'une langue de façon active — c'est-à-dire pour écrire ou parler — il est assez inévitable qu'il faille apprendre quelque chose). Généralement l'idée est alors de créer une langue simple, soit parce qu'elle est régulière et logique (ce qui permet à peu de concepts d'avoir énormément de portée), soit parce qu'elle est minimaliste (ce qui minimise la quantité d'apprentissage nécessaire), soit parce qu'elle se rapproche de langues naturelles qu'on suppose déjà familières à la personne ciblée (cas des langues romanes avec l'interlingua). L'espéranto, notamment, qui vise clairement à servir de langue véhiculaire, met souvent en avant la puissance de son système d'affixes (ce qui permet de dire beaucoup de choses avec peu d'outils) ou la régularité de sa grammaire.

Il faut être honnête : à part peut-être dans un cadre extrêmement spécifique, ça ne marchera pas. Essentiellement personne n'a envie d'apprendre une langue construite pour communiquer avec les autres, parce qu'essentiellement personne ne parle ces langues construites : c'est peut-être dommage, mais c'est un cercle vicieux qu'il est impossible de briser.

Mais le but d'une conlang n'est pas forcément d'être apprise et parlée !

☞ But ② : l'art

But ② : l'art. Dans le cas des langues elfiques de Tolkien, ou du klingon, ou du dothraki (de Game of Thrones), il s'agit de langues que j'ai qualifiées de world-building, c'est-à-dire destinés à étoffer un monde fictionnel, à lui donner de la crédibilité et de la complexité. Mais l'art peut aussi porter sur l'esthétique de la langue elle-même : on peut décider de créer une langue comme une œuvre d'art en soi, sans aucun lien avec un monde fictionnel, pour ses sonorités, pour son élégance, n'importe quoi d'autre. Le mot français poésie vient du grec ποίησις, création, fabrication (de ποιέω, créer, produire, causer, fabriquer) : la glossopoésie c'est l'art de créer des langues, qui peut être un art pour l'art, sans avoir besoin d'être sous-tendu par la nécessité de peupler un monde imaginaire.

Je pense que la plupart des conlangs de geeks rentrent plutôt dans cette catégorie-là : on crée une langue pour le plaisir de créer une langue, pour savoir ce que ça fait de créer une langue. Et comme beaucoup de formes de création artistique, il faut de l'inspiration, mais il faut aussi du travail, au sens où la première conlang qu'on crée ressemblera beaucoup à l'équivalent linguistique de ce que les dessins de maternelle sont aux arts graphiques. (On peut aimer, bien sûr : la qualité de l'art ne se juge pas à la perfection technique, et si on crée pour soi-même la seule chose qui importe est le plaisir qu'on y prend, mais disons que la perfection technique se sent comme le manque de celle-ci se sent aussi, et en créant des conlangs on progresse dans cette capacité. J'étais tombé sur cette vidéo d'un conlanger qui est assez intéressante, malgré son excès d'autoflagellation, pour mettre en lumière les « erreurs du débutant ». Et puis je me suis bien livré à un exercice du même style sur mes romans d'ados.)

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(lundi)

Quelques réflexions sur le genre grammatical et l'écriture inclusive

M'étant suffisamment énervé sur Twitter au sujet du pass sanitaire, je voudrais me calmer les nerfs en écrivant un billet de blog sur un sujet qui ne peut qu'apporter la paix et la concorde dans les foyers — en évoquant l'écriture inclusive.

De façon générale, l'écriture inclusive est une façon d'écrire une langue donnée (et qui pose plus ou moins de difficulté selon la langue en question) qui cherche à accomplir quelque chose comme les buts suivants :

  • ne pas faire de présupposé sur le genre ni du locuteur, ni de la personne adressée, ni d'une tierce personne dont il serait question,
  • éviter de propager des présupposés sur le genre des personnes en question, voire lutter contre des préjugés déjà installés (par exemple en attirant l'attention sur le fait qu'une personne pratiquant tel ou tel métier peut être une femme comme un homme).

Certaines langues ne posent aucun problème, au moins pour ce qui est du premier point, parce qu'elles n'encodent aucune information de genre sauf dans des mots optionnels servant explicitement et expressément à donner cette information. (Et je ne cacherai pas que c'est la situation que je préfère.) À l'extrême inverse, on a des langues dans lesquelles on ne peut essentiellement rien dire, même des énoncés aussi simples que je mange ou tu marches ou cette personne a des yeux noirs sans donner au passage l'information de si la personne dont on parle est catégorisée comme « homme » ou comme « femme ». J'espère ne pas dire des bêtises (on me corrigera le cas échéant, ou on me donnera de meilleurs exemples), mais il me semble que le hongrois ou le japonais sont à peu près idéales dans le sens de non divulgation inutile d'informations de genre ; tandis que l'hébreu doit être assez loin dans l'extrême inverse. L'anglais est dans une situation relativement modérée, le problème venant principalement des pronoms genrés he et she : il y a bien des noms communs genrés (comme policeman) mais au moins cette langue n'éprouve pas le besoin de genrer qui que ce soit dans une phrase comme I was invited by a friend, tandis que le français souffre d'une propension beaucoup plus aiguë à tout genrer (j'ai été invité chez un ami ? j'ai été invitée chez un ami ? j'ai été invité chez une amie ? j'ai été invitée chez une amie ?). Je vais revenir ci-dessous sur la question du fait que le français attribue un genre grammatical à tous les noms communs, même inanimés (le fauteuil, la chaise), et la nécessité de démêler ce phénomène de catégorisation grammaticale arbitraire de la manière dont les individus sont souvent obligatoirement genrés par des énoncés à leur sujet.

L'absurdité de cette révélation forcée d'information de genre est mise en lumière de façon extrêmement frappante, je trouve, dans cet essai satirique par Douglas Hofstadter, que je recommande de lire avec attention parce qu'il est (je trouve) absolument génial et contient énormément de références amusantes (comme le titre Person Paper, qu'il faut comprendre comme White Paper). Il imagine un monde parallèle où le langage obligerait à catégoriser les personnes non pas selon leur genre mais selon la couleur de leur peau : l'auteur imaginaire, avec beaucoup de mauvaise foi, défend l'idée que toutes sortes de ces pratiques linguistiques ne sont pas du tout racistes, mais simplement historiques (comme le fait de dire policewhite pour n'importe quelle personne travaillant dans la police, et plus généralement de dire white là où dans notre univers on dit man), puisque maintenant il est fermement acquis, dixit, que blancs et noirs sont égaux (et dans une jolie mise en abyme, évoque ce que serait la situation d'une langue où les personnes seraient catégorisées par leur genre). Personnellement, ce texte a fait beaucoup plus pour me convaincre de la pertinence de la recherche d'une forme d'écriture d'inclusive que n'importe quelle injonction moralisatrice (et je crois que c'est depuis que je l'ai lu que j'ai adopté le they singulier en anglais, cf. ci-dessous).

Obliger à genrer les individus pour un énoncé qui n'a rien à voir n'est pas juste problématique par le fait qu'on ne veut pas forcément révéler cette information qui dans l'immense majorité des cas est complètement sans intérêt : il existe aussi des situations où ce n'est pas du tout évident ou véritablement indésirable. Les personnes non-binaires sont pour ainsi dire sommées de choisir une catégorie qui ne leur convient pas. Une histoire qui serait racontée par un robot ou un message affiché par un ordinateur pourra dans certains cas (selon l'énoncé ou la langue) avoir à catégoriser ces machines comme masculines ou féminines, ce qui est absurde. Dans un roman policier, le genre de telle ou telle personne au sujet de laquelle est donnée une information est justement quelque chose qu'on peut ne pas vouloir révéler. (J'avais commencé à écrire une histoire dans laquelle je voulais ne pas révéler si le narrateur était un homme ou une femme, et j'ai trouvé ça beaucoup moins difficile en anglais qu'en français, et même en anglais ce n'était pas complètement évident.)

Il est vrai qu'il ne faut pas blâmer le langage pour tout : notre culture fait que nous genrons beaucoup de choses dans nos têtes souvent sans nous en rendre compte. Le film de Pixar de 2006, Wall·e (dont le titre évoque, complètement accidentellement mais fort opportunément, un système d'écriture inclusive en français !) l'a par exemple montré de façon frappante par le fait qu'énormément de gens, moi compris, ont spontanément interprété Wall·e comme un personnage masculin et Eve comme un personnage féminin, alors que d'une part ce sont des robots donc ça ne veut rien dire du tout, et même si on veut leur attribuer un genre binaire, il n'y a rien d'explicite dans la film qui soutienne plus l'une des quatre combinaisons imaginables que les autres (j'ai vaguement le souvenir d'avoir lu quelque part — mais je ne retrouve plus où — que les animateurs de Pixar avaient exprès utilisé pour Wall·e toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages d'animation féminins et pour Eve toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages masculins, mais apparemment ça n'a pas suffi pour retourner nos attentes). D'autres exemples sont fournis par des devinettes du genre :

A boy and his father are involved in a car accident. The father dies on the spot. The boy is rushed to the hospital. The surgeon arrives and, upon seeing the patient's face, exclaims I can't operate: he's my son! How is this possible?

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(Thursday)

My relation to English, bilingualism, and this blog

For a change, this blog entry will be in English, and will be about this very fact; or rather, about the fact that it is unusual, because I very rarely write in English here nowadays. Even though I had started this blog (in 2003) with the intention of making it bilingual (in the sense that some posts would be in English, others in French, and still others translated in both languages), I really can't say I kept this “promise”, and the present entry is a kind of apology, excuse, or at least, explanation, for that fact. Yesterday I rewrote the introductory blurb displayed, before the content itself, at the top of various pages (e.g., the page listing the most recent entries), and the last remnants of this old pretense of bilingualism have been swept away. But why?

Before I get into this, I need to say something about my personal relation to English, how I learned the language, and how well I speak it. I had written something about this in this other entry, also in English and also about English, but I should elaborate a bit. And by elaborate a bit, I mean make an epic rant of it.

Well, it's Complicated®. One tends to classify speakers of a language into “native” and “non-native” categories. The Simple English Wikipedia (there is a kind of irony here) suggests the criteria for being classified as a “native” speaker are some combination (logical conjunction?) of the following:

  1. the speaker learnt the language in childhood,
  2. mastery of idiomatic forms of the language,
  3. comprehension of regional and social variance,
  4. fluent, spontaneous production and comprehension of discourse.

I think I can tick all four boxes, but each time with a slight caveat.

How did I learn English? My father is an English-speaking Canadian (he was born in Saskatoon and grew up mainly in Ontario), who moved to Europe in the early '60's, and learned French there, and also met my mother, who is French and whose native language is French. I have dual Canadian and French citizenship. For some reason (which they themselves are not able to adequately explain, but which is certainly related to the way society has evolved in how it considers bilingualism), my parents only spoke French to me when I was a toddler. However, when I was 8, we moved to Toronto for the 1984–1985 academic year, and I attended third grade in (the English-speaking) Cottingham public school, Summerhill, Toronto. I remember there having been some discussion as to whether I would attend a French-language school, an English-language one, or a bilingual one: I was offered the choice, and I opted for the English one, which was mere minutes' walk away from where we lived, after we had ascertained that the schoolteacher had some knowledge of French and that she was able and willing to help me learn English. (And I owe a lot to Mrs. Marr, who, indeed, made a lot of efforts getting me to speak English very quickly, and also realized that I didn't need any of the math classes she taught and let me use that time to improve my English instead. It also helped that my fellow schoolchildren were very welcoming toward the stranger that I was and readily accepted me as one of their peers. Perhaps the only time I regretted my choice of going to an English-speaking school was the very first day of class, when the teacher had forgotten that she had a French pupil in class, I realized that I understood almost nothing of what was being said or asked of us, did not dare walk up to the desk and ask, and ended up just crying on the spot. But once this slight initial trauma had passed, all went well.)

I did have some slight exposure to English before the age of 8, not only because I must have heard my father speak the language (just not at me), but also because, in preparation to the move to Toronto, my parents enrolled me in a private English class in Orsay. I guess the teacher must have been British, my memories are obviously quite vague on the subject. Anyway, I had very rudimentary knowledge of English before then[#], but I only really learned it in 1984.

[#] There was a point when — I must have been around 6 — someone asked me whether I spoke English, and, ever the logician, I answered my German is better. Which meant that I must have known two words of English and three words of German, so it was technically accurate (the best kind of accurate, they say).

Is 8 young enough to be considered childhood in the sense of the aforementioned first bullet point? Probably, but with a caveat to the effect that English is still only the second language I learned.

When I look back upon that time, it seems that my transition from “not speaking English” to “speaking English fluently” was astonishingly fast[#2]. I don't know exactly when the school year began, but I understood very little English at this point, yet by the time of Halloween, so a mere two months later, it seems I was getting along fine trick-or-treat-ing in the neighborhood.

[#2] I should mention at this point, however, that I am fully unconvinced by the theory that, in identical circumstances, children learn languages much faster and more easily than adults. I may seem to be contradicting my own evidence, but the crucial qualifier is in identical circumstances: not only do children have generally more time to devote to the learning of a new language, but also, when they make what prescriptivists would call mistakes, adults step in and correct them, or their fellow children make fun of them, and they are forced to learn quickly: this is simply not the case when adults learn a foreign language, because it is impolite for other adults to constantly interrupt and correct them (and the other adults generally have other things to do than help them learn the language). See also this video, which makes a number of good points, for various bits of evidence against the idea that kids learn languages faster than adults.

From that point on, and even after we had returned to France, I spoke English with my father, at least when my mother wasn't around. I also read a lot in English, both fiction and non-fiction, and learned a lot of vocabulary by reading.

But there are two issues with learning new vocabulary through books. One is that, since English has essentially no relation between the written and spoken form, I often didn't know how to pronounce the words I learned and generally didn't bother to check in a dictionary (and my guesses were occasionally wildly wrong: for example, for a long time I thought genuine was pronounced /ɡəˈnaɪn/ instead of /ˈdʒɛnjuˌɪn/). Another issue is that I only learned whichever words were likely to come up in the books I read: since there was a lot of heroic fantasy, I learned a lot of quaint or obsolete words, sometimes with a faux medieval flavor (Tolkien's The Lord of the Ring and its second-rate epigones use some deliberately archaic manners of speech, whence I learned nouns like liege, conjunctions like lest, adverbs like hither and so on). But only few of the “normal, everyday” words which most native speakers learn in the course of their daily lives beyond third grade level: to this day I'm still not comfortable with the names of kitchen utensils in English (and as for the names of trees and various categories of animals, in my mind they are lumped in big categories like, well, tree). To give a random example, I learned the very common word bollard only very recently. Similarly, since I didn't attend high school or university in an English-speaking country, I'm unfamiliar with many of the terms specific to this context beyond the basic ones like test, grade and homework (which I guess are common to elementary school anyway).

Films are probably better than books in this regard: for one, they don't just teach you words, they also teach you how to pronounce them (spelling is rarely the issue, and subtitles can be used when it is); and for another, the language used tends to be more idiomatic than that found in print. But before DVD's came long, it wasn't so easy to watch movies in their original language, and even once DVD's existed, original language subtitles were rarely available.

Learning English after French, I've also had a number of difficulties with “false friends”. Not so much in cases where cognate/analogous French and English words have completely different meanings (deception vs. déception, for example, or injury vs. injure), as these are noticeable enough that one inevitably ends up learning them, but rather in the far more numerous cases where the two words do indeed have a similar meaning but with a slightly different nuance or connotation, which can cause subtle and hard-to-detect misunderstandings (to demand vs. demander). Perhaps even more delicate is the wealth of French words which sound like they exist in English, which do exist in English (because English, you know, is a hoarder and has all the words), which do have the same essential meaning as in French, but are exceedingly rare or sound very pedantic: so even if I'm careful and look up the word in a dictionary, the dictionary will tell me that, yes, the word exists, then I go ahead and use it and it sounds weird to English speakers because, who says that? (there are probably much better examples than this, but remuneration has essentially the same meaning as rémunération in French, but the latter is fairly common whereas the former is about ten times rarer if I believe Google Ngrams; the same is true for ludic versus ludique: apparently ludic is so rare in English that someone on Reddit thought it was a typo).

So we move to point number 2, mastery of idiomatic forms. Well, my English is fairly idiosyncratic… but so is my French! There is a lot of English that got its way into my French, and there are imports from mathematical terminology, from computer terms and geeks' jargon, from memes and private jokes, and so on; I also like to deliberately jump from one level of formality to another, sometimes within the same sentence, just to break expectations about formality; generally speaking, my French is a bizarre mix of everything I can get my hands on, and in a state of permanent redesign. And the same holds true for my English. Sometimes I'm being unidiomatic because I'm not sure what the most common way of phrasing something might be: but often I'm deliberately using an unidiomatic turn of phrase because I like it, because it appeals to my sense of logic or creativity, or simply to piss off grammar nazis. Because no matter how well or how little I speak a language, I always like playing with it. For example, if English has the word insofar, you bet I'm going to feel free to use the analogous question inhowfar (= to what extent), not caring if it's an unidiomatic calque of the German inwiefern (in the same way as insofern corresponds to insofar): I love that German word and there's no way I'm not importing it into my English. Similarly, you bet that if hitherto exists in a temporal sense, you can bet I'm also going to use thitherto and whitherto (or from hencefrom: thencefrom and whencefrom). You get the picture. Anyway, reading this entry will give a broad idea of how I express myself in English.

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(Thursday)

Results of my pronunciation poll

A little over a week ago, I launched a not-at-all-scientific online poll on the pronunciation of English vowels, in order to gain some insight into (a) how much we are influenced by the written form of a word into how we think it is pronounced, and (b) how well English pronunciation is taught to foreigners, especially in France, and what vowel distinctions they uphold — or think they do. I closed this poll on Wednesday after receiving 259 responses, of which 77 self-reported as native speakers and 182 as non-native speakers (there was also one entirely blank answer, which is not included in these statistics). This is a tabulation of results, along with some comments.

The poll consisted of 40 pairs of words (like pin / pen), displayed in a (fixed but) randomly chosen order, and for each pair, the respondent was asked whether they pronounce the words identically or not, with the choice given between four possible answers: identical, unclear / varies, distinct or don't know (instructions were given to choose the don't know answer when the respondent was not familiar with one of the words or how to pronounce it).

For each of the 40 pairs, I give below a table showing (in the last two lines), the proportion of the number of native and non-native speakers (excluding the — never more than two — who skipped the question altogether) who chose each of the proposed answers; the most frequent answer in each category has been highlighted in green. The first two lines of the table give, as an asterisk (‘✱’), the “expected” answer for two (somewhat idealized or stereotypical) standardized accents: English Received Pronunciation and General American Pronunciation (sadly, I do not have any reliable dictionary of Australian pronunciation at hand): the phonetic transcription used to conclude this has been shown in the last column of these lines; sometimes, a question mark has been added to indicate that notable variant pronunciations make the answers in question also predictably plausible (or plausibly predictable). I also added some comments as to why the pair was included and what it was meant to test (and why, in some cases, it was stupid of me to include it).

The poll also asked the respondent where they learned English (in hindsight, it would have been better to also ask where they were from, and, in the case of non-native respondents, what their native tongue was; this suggestion was made in the comments, but I did not wish to alter the questions once the poll had started). The distribution of answers is as follows:

  • Native respondents (77): England 15 (including 6 from London, and including 2 who did not specify beyond UK, but presumed to be from England); United States 40 (mostly from California and the Midwestern US; but a few did not disclose beyond the country); Canada 4; Australia 12; New Zealand 2; others 1 (Wales and Nigeria); no answer 3.
  • Non-native respondents (182): in overwhelming majority in France (117 answered France, possibly with a more specific place; another 9 included France as part of their answer); among the most common answers not including France were Russia (10, plus 1 including Russia), Germany (3) and a few other non English speaking EU countries (17), and various English-speaking countries (10).

In the comments below I will use expressions such as native respondents from the US as a shortcut to designate respondents who self-reported as native English speakers and who answered the question of where they learned English with a place in the US (or the US without further information).

The highly skewed number of French respondents is due to the way the poll was announced (on my blog, which is mostly in French, and Twitter feed, which is partially in French).

English vowels are, of course, a mess (see also this old entry), and there isn't even any clear and definitive answer to how many different vowels (phonemes?) English has, let alone how they should be transcribed. The “lexical sets” chosen by John C. Wells (namely, the vowels of: KIT, DRESS, TRAP, LOT, STRUT, FOOT, BATH, CLOTH, NURSE, FLEECE, FACE, PALM, THOUGHT, GOAT, GOOSE, PRICE, CHOICE, MOUTH, NEAR, SQUARE, START, NORTH, FORCE, CURE) are an attempt at forming a repertoire (but no accent has a different vowel for each set, and conversely, some may subdivide some of the sets; a lexical set like CLOTH has the same vowel as LOT in RP and the same vowel as THOUGHT in GA; vowels with a following ‘r’ are generally classified separately; and the NURSE vowel is not even a single vowel in Irish accents), so it is used in giving the phonetic key below, and in discussions. I encourage learners of English to memorize this set of words, try to keep apart those which are indeed pronounced separately in the accent(s) they target (so, probably forget about the distinction between NORTH and FORCE), and try to note, whenever encountering a difficult vowel, which lexical set it relates to.

The following phonetic key has been used in transcription; it is a sort of hybrid between the one used in Wells's own Longman Pronunciation Dictionary (with the notable difference that /ɛ/ rather than /e/ has been used for the DRESS vowel), and the one used in Wiktionary (with the notable difference that some vowels have been marked with ‘ː’ even in American where such distinction of length is dubious):

KITDRESSTRAPLOTSTRUTFOOTBATHCLOTHNURSEFLEECEFACEPALMTHOUGHTGOATGOOSEPRICECHOICEMOUTHNEARSQUARESTARTNORTHFORCECURE
RPɪɛæɒʌʊɑːɒɜːɑːɔːəʊɔɪɪəɛəɑːɔːɔːʊə
GAɪɛæɑːʌʊæɔːɝːɑːɔːɔɪɪɹɛɹɑːɹɔːɹɔːɹʊɹ

It should be noted that, despite the transcription which distinguishes them, most Americans now do not seem to separate the LOT and THOUGHT vowels (this is the cot–caught merger), and, conversely, a small handful still pronounce the NORTH and FORCE vowels differently (in which case the latter might be transcribed /oːɹ/).

Caveat: While the percentages in the tables have been computed automatically, everything else is written by hand, and, as humans are prone to making mistakes and I am exceptionally human, probably littered with mistakes of all sorts. Percentages might not sum to 100% because of rounding, of course; concerning rounding, I have rounded to the nearest integer or, in case of a tie (which occurs fairly frequently because I had 40 native respondents from the US and I often give the details for those), to the nearest even integer.

For those who wish to analyse the results themselves, the raw results are here.

warn / worn
Ident.Uncl.Dist.DKwarn / worn
RPwɔːn
GAwɔːɹn
Native 71%  9% 20%  0%
NonNat 27%  7% 62%  4%

This pair is homophonous in all English accents I know of. It was included to test the effect of spelling differences, and as a possible comparison with the farm / form question.

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(Monday)

A poll on the pronunciation of English vowels

Here is an online poll on the pronunciation of English vowels. It consists of 40 pairs of words (like pin / pen), in no particular order, and for each pair, the question is whether you pronounce them identically or not. For example, if shown make / cake you would hopefully say they are not pronounced identically, whereas if shown know / no you would presumably say that they are (these are examples with consonants, but my poll is essentially concerned with vowels). If you are unfamiliar with one of the words or don't know how to pronounce it, answer don't know; but if you aren't sure whether they are identical, choose unclear / varies.

(The point of this not-at-all-scientific experiment is to gain some insight into (a) how much we are influenced by the written form of a word into how we think it is pronounced, and (b) how well English pronunciation is taught to foreigners, especially in France, and what vowel distinctions they uphold — or think they do.)

I am interested in answers from native and non-native speakers alike. Note that there generally isn't any “correct” answer: many of these pairs are a shibboleth for some particular kind of merger or split, some are for confirmation. There are a few pairs which I expect no (or almost no?) native speakers tell apart, and a few which I expect all (or almost all?) do. So maybe some questions will seem like they're “easy” or “hard”, but this is really meaningless.

Once I declare the poll over (which I will do when the number of responses received stabilizes), I will publish the answers together with “expected” answers for some reference pronunciations, comments on why I included this or that particular pair, and comments on the answers I actually received (hopefully from both natives and non-natives if I get enough of both for some sort of statistical relevancy to kick in).

Anyway, please don't hesitate to share.

Update: results are here.

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(lundi)

Club Contexte : Communications Papier (ou pensées en vrac sur les lettres et leur forme)

Les communications papier dont je veux parler c'est, bien sûr, l'écriture, mais le titre de cette entrée s'abrège en CCCP, ce qui n'a absolument rien à voir avec СССР qui est l'abréviation de Союз Советских Социалистических Республик, autrement dit, de l'URSS. Selon votre navigateur et les polices installées sur votre ordinateur, le ‘C’ de Club Contexte (U+0043 LATIN CAPITAL LETTER C) et le ‘С’ de Советский Союз (U+0421 CYRILLIC CAPITAL LETTER ES) apparaîtront peut-être, ou peut-être pas, comme identiques. Ce sont néanmoins des caractères différents pour Unicode, comme vous pouvez le vérifier en recherchant ‘C’ dans cette page, ou en copiant-collant le caractère et en le recherchant dans Google, ou quelque chose de ce genre. (Hum, à vrai dire, ce serait peut-être le jeu de décider que Club Contexte s'abrège en СС avec un ‘С’ cyrillique — cyrillique, pas сyrillique. Mais comme le ‘С’ cyrillique est plutôt une ‘S’, enfin, se prononce quelque chose ressemblant à /s/, je devrais dire l'‘С’ cyrillique : il va falloir que j'interroge le Club Contexte en Сection Politique pour fixer les détails.)

Bref, vous aurez compris l'idée : ce qu'est une lettre est quelque chose d'assez délicat. Un matheux a envie de dire qu'une lettre est une classe d'équivalence pour la relation d'équivalence être la même lettre, mais qu'est-ce que c'est que cette relation d'équivalence, justement ?

Unicode doit régulièrement prendre des décisions to conflate or to disunify?, autrement dit, décider si on doit considérer que deux machins sont ou non la même lettre. Et cette décision n'a souvent rien d'évident, toutes sortes de problèmes peuvent survenir dans les deux sens, et il n'y a souvent pas de bonne solution. Notamment parce que la relation être la même lettre a furieusement tendance à ne pas être une relation d'équivalence : elle n'est pas transitive (une langue pourrait considérer que foo et bar sont la même lettre, une autre que bar et qux sont la même lettre, et une troisième que foo et qux ne sont pas du tout la même lettre).

Voici quelques unes des choses, en vrac, que j'ai apprises en me documentant à gauche et à droite sur Unicode et sur l'histoire des formes d'écriture. On va voir que le Club Contexte aime beaucoup s'amuser avec l'écriture. (Quasiment chaque paragraphe dans ce qui suit raconte sa propre petite histoire et peut être lu indépendamment des autres ; j'ai essayé de trouver un fil directeur, mais c'est trop difficile, il n'y a juste aucune logique dans cette collection de faits.)

Commençons par une question basique : faut-il considérer que la première lettre des alphabets latin, grec et cyrillique, c'est-à-dire ‘A’, ‘Α’ et ‘А’ sont la même lettre ? Dans Unicode, ce sont U+0041 LATIN CAPITAL LETTER A, U+0391 GREEK CAPITAL LETTER ALPHA et U+0410 CYRILLIC CAPITAL LETTER A, c'est-à-dire qu'Unicode a tranché pour désunifier.

D'un côté, considérer que non (comme le fait Unicode), i.e., que ce sont trois lettres différentes, est très confusant pour les gens qui ne voient aucune différence (notamment sur leur écran), cela peut être la cause de toutes sortes de problèmes informatiques, notamment d'attaques délibérées. (gооgle.com, par exemple, avec deux U+043E CYRILLIC SMALL LETTER O, a été acheté par Google pour ne pas qu'on puisse y rediriger malicieusement les gens qui pensaient aller à google.com — et de toute façon votre navigateur vous montrera probablement le Punycode xn--ggle-55da.com si vous y allez — mais on ne peut pas éliminer tous les risques de ce genre. Remarquez que quasiment tous les langages de programmations acceptent, maintenant, des identificateurs en Unicode, et j'attends le moment où quelqu'un aura malicieusement introduit un trou de sécurité quelque part en nommant une variable locale ‘а’ (U+0430 CYRILLIC SMALL LETTER A) pour cacher le fait qu'elle ne masque pas, du coup, une variable ‘a’ (U+0061 LATIN SMALL LETTER A) de portée plus lointaine.) Ou à défaut de bugs, simplement de petites tracasseries : si je veux vérifier que je ne me suis pas trompé dans l'ordre de mes ‘A’, ‘Α’ et ‘А’, c'est plus fastidieux que si je devais trier ‘A’, ‘B’ et ‘C’.

D'un autre côté, considérer que ‘A’, ‘Α’ et ‘А’ sont la même lettre serait très gênant quand il s'agit de passer en minuscules, par exemple (‘a’ et ‘α’ diffèrent certainement, et ‘а’ diffère peut-être aussi), ou si on veut développer des polices spécifiques à l'un ou l'autre des alphabets. (L'affichage du grec sur mon navigateur est souvent rendu moche par le fait que j'ai des polices qui ont juste le ‘π’, probablement parce qu'il sert plus souvent que d'autres, et comme je ne sais pourquoi mon navigateur tend à préférer cette police, je vois souvent cette seule lettre dans une police visiblement différente. Imaginez à quel point la lecture du cyrillique serait moche si les lettres communes à l'alphabet latin étaient prises dans une police prévue pour l'alphabet latin et les autres dans une autre.) Et je vais revenir plus bas sur la question de l'écriture cursive.

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(jeudi)

La bizarre complexité des pronoms français

On n'a pas, quand on est locuteur natif d'une langue, une bonne apréciation de la complexité de celle-ci : il est nécessaire pour se rendre bien compte de certains phénomènes grammaticaux, de les enseigner à un étranger, ou d'essayer de programmer un ordinateur, ou de codifier très précisément ce que sont les règles. (Désolé pour l'enfonçage de portes ouvertes en matière d'introduction.) J'ai commencé à prendre conscience de la complexité du système de pronoms français quand j'étais petit et que j'avais essayé de programmer (en Turbo Pascal…) un petit générateur de phrases aléatoires — c'était essentiellement un petit jeu oulipien, mais je voulais quand même qu'il soit un minimum sophistiqué et qu'il reprenne correctement par le bon pronom les personnes ou objets déjà évoqués. J'ai vite compris mon malheur. Et plus tard, j'ai eu plusieurs occasions de découvrir de nouvelles bizarreries que je n'avais pas encore remarquées.

Dans un certain nombre d'autres langues que je connais, les pronoms ne sont pas trop compliqués : leur forme est définie par des paramètres tels que la personne (1re, 2de, 3e) et/ou le type (personnel, démonstratif, relatif, interrogatif…), le nombre (singulier, pluriel, éventuellement duel), le genre (masculin, féminin, neutre), et la fonction dans la phrase ou le cas (sujet=nominatif, objet=accusatif, ce genre de choses). Il y a des complications (par exemple des distinctions entre pronoms animés et inanimés même pour un genre donné), mais globalement, ce modèle marche pour plein de langues que je connais (ce qui est certainement un signe que je connais très peu de langues), et certainement pour plein de langues du sprachbund européen ou quelque chose comme ça.

Mais le français fait vraiment des bizarreries. Il suffit pour s'en convaincre de regarder quelque chose d'aussi banal que moi, je [fais quelque chose] : pourquoi diable est-ce que moi et je, qui sont tous les deux des pronoms personnels de la 1re personne au singulier, diffèrent ainsi, alors qu'ils sont tous les deux à ce qu'on appellerait classiquement un nominatif ? On peut expliquer cette différence par le fait que je est un pronom « clitique » ou « conjoint » ou « faible » tandis que moi est un pronom « disjoint » ou « fort » : mais c'est une distinction qu'on n'apprend pas à l'école ; le pronom clitique est forcément associé à un verbe (on ne dit pas je tout court, même en réponse à une question comme qui est là ?), et varie selon la fonction, tandis que le pronom fort a une analyse syntaxique plus proche des noms (par exemple ils peuvent prendre un adjectif : moi seul alors qu'on ne dit jamais *je seul ; ils peuvent se coordonner : toi et moi, pas *tu et je ; et ainsi de suite).

Déjà, cette distinction entre pronoms clitiques et forts est compliquée et bizarre, mais surtout, les règles présidant au choix de l'une ou de l'autre forme (ou à la place des pronoms clitiques, qui est très rigide : contraster tu me le présentes et tu le lui présentes — le pronom indirect a changé de place), sont invraisemblablement complexes et ne semblent exister que sous forme d'un défilé interminable de cas et de sous-cas. On peut par exemple consulter le Bon Usage de Grevisse (§660–674 au moins) pour se rendre compte de la cascade d'exemples qui partent dans tous les sens et qui échappent à tout semblant de logique. Bien sûr, toutes les langues ont leurs exceptions bizarres aux règles, mais là, je ne sais même pas quelles sont les règles qui permettraient vaguement de mettre de l'ordre dans cette myriade de cas qui semblent échapper à toute cohérence d'ensemble.

Je donne juste un exemple de subtilité qui m'avait particulièrement frappé quand j'en ai pris conscience :

    • Je parle à ma mèreJe lui parle
    • J'obéis à mon chefJe lui obéis
    • Je téléphone à mes amisJe leur téléphone
    • J'annonce la nouvelle à mes prochesJe leur annonce la nouvelle
    • Je donne des pièces à un mendiantJe lui donne des pièces
    • Je prends son sac à mon voisinJe lui prends son sac
  • Mais :
    • Je pense à ma mèreJe pense à elle (et pas *Je lui pense)
    • Je songe à mes enfantsJe songe à eux (et pas *Je leur songe)
    • Je renonce à mes amisJe renonce à eux (et pas *Je leur renonce)
    • Je m'adresse à mon compagnonJe m'adresse à lui (et pas *Je me lui adresse)
    • Je m'en remets aux dieuxJe m'en remets à eux (et pas *Je me leur en remets(?))
    • Je prends garde à mon ennemiJe prends garde à lui (et pas *Je lui prends garde(?))

Manifestement il y a des verbes à construction indirecte avec la préposition à qui admettent le pronom clitique indirect (la première série d'exemples) et d'autres qui ne l'admettent pas (Grevisse §662(b)3º). Pourquoi tant de haine ? Et ce n'est même pas aussi simple que le choix du verbe : la comparaison entre je lui prends son sac et je prends garde à lui montre que le verbe prendre accepte le pronom clitique indirect (comme, de façon générale, les verbes construits avec un « complément d'objet second ») mais plus quand il fait partie de la locution verbale prendre garde (qui a été lexicalisée). Aussi, la présence d'un pronom clitique objet direct sauf le, la ou les interdit la présence du pronom clitique objet indirect (Grevisse §662(b)2º) : on dit je te le présente (le est objet direct, te est objet indirect) mais je me présente à toi, pas *je te me présente (il est vrai que, dans l'autre sens, je le présente à toi ne choque en rien). Et ce n'est là qu'un minuscule fragment des nombreuses difficultés liées à ce choix de pronoms.

Autre bizarrerie que je trouve frappante : l'impératif à la forme positive (non-négative) impose une postposition du pronom objet : ne le regarde pas devient regarde-le ; et cette postposition demande un pronom fort pour la 1re et 2de personne du singulier (Grevisse §661(c), voir aussi §683) : donc ne me regarde pas devient regarde-moi. Quelle combinaison bizarre de conditions ! En fait, l'impératif positif a ses règles tellement spécifiques et incompréhensibles que le français ne sait pas vraiment retirer la négation de ne m'en donne pas ou ne m'y mène pas : est-ce donne-m'en ou donne-moi[s???]-en ou donnes-en-moi ? mène-m'y ou mène-moi[s???]-y ou mènes-y-moi ? Je pourrais dire que je ne sais pas, mais en fait, personne ne sait. (Les espèces-de-pronoms en et y sont des horreurs particulièrement absconses de la grammaire française, et je renonce à y comprendre quoi que ce soit. Par ailleurs, il faudrait faire une note sur cette bizarrerie des impératifs qui prennent une ‘s’ inopinée quand ils sont suivis d'un de ces pronoms, comme si c'était le but de faire croire que va prend une ‘s’ vu qu'on dit vas-y parce que ce serait vraiment trop simple sinon, hein.)

Et il n'y a pas que les pronoms personnels avec leur distinction byzantine entre clitiques et forts qui posent problème. Considérons les interrogatifs et les relatifs : la distinction entre qui et que est une distinction sujet/objet s'agissant des relatifs (bon, j'ai déjà écrit un roman sur les relatives, je ne recommence pas) ; mais tout d'un coup, lorsqu'ils sont interrogatifs, c'est une distinction entre personne et non-personne(?). Et donc dans une tournure (fréquente) telle que qui est-ce qui t'a touché ?, le premier qui, qui est interrogatif, fonctionne selon la distinction personne/non-personne (comparer qui est-ce qui t'a touché ? et qu'est-ce qui t'a touché ?) tandis que le second qui, qui est relatif, fonctionne selon la distinction sujet/objet (comparer qui est-ce qui t'a touché ? et qui est-ce que tu as touché ?). Mais le plus amusant dans l'histoire, c'est qu'il manque plus ou moins un pronom interrogatif sujet non-personne :

  • Qui est-ce que tu vois ?Qui vois-tu ? [personne objet]
  • Qu'est-ce que tu vois ?Que vois-tu ? [non-personne objet]
  • Qui est-ce qui t'a touché ?Qui t'a touché ? [personne sujet]
  • Qu'est-ce qui t'a touché ? → ??? [non-personne sujet]

Théoriquement on peut dire quoi t'a touché ? ou même que t'a touché ?, mais les deux sonnent vraiment très bizarre. Qu'est-ce que c'est que cette langue pourrie qui n'a même pas un pronom interrogatif sujet pour les choses ?

Bien sûr, Grevisse (§731(a)) a toutes sortes d'exemples d'écrivains qui peinent à s'en sortir avec quoi et que et de tournures qui sonnent quand même marcher : • Avec quoi : Quoi de neuf ?Quoi donc t'étonne ? [Flaubert, Madame Bovary] — Mais quoi donc, alors, ou qui donc [...] secouera assez cette nation [...] ? [Montherlant] — Quoi, dans la vie, lui donnait le droit de parler ainsi ? [Daniel-Rops] — Qui ou quoi vous a donné cette idée ?Car quoi résiste au regard humain [...] ? [Claudel] — Mais, à la fin, quoi vous autorise à croire... [Crommelynck] • Avec que (très rare hors expressions figées) : Qu'est-ce ? [Rostand, Cyrano II, 3] — Que me vaut tant d'honneur ?Qu'avait bien pu pousser papa à quitter brusquement sa tribu [...] ? [Ragon]

Franchement, je ne voudrais pas enseigner le français. On peut toujours essayer de répéter le mantra contentez-vous d'écouter, ça viendra tout seul, mais j'ai de sérieux doutes. Et l'ironie est que les Français sont souvent persuadés que l'allemand est une langue très compliquée parce qu'il y a des déclinaisons et tout et tout : je crois bien que, si j'étais chinois, je préférerais mille fois apprendre le système de déclinaisons et de pronoms de l'allemand que les zillions de cas du système de pronoms français ! (Trouvez-moi un Chinois qui a appris à la fois l'allemand et le français, si possible simultanément et à un rythme comparable, jusqu'à les parler couramment, pour confirmer ou infirmer ma conjecture.)

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(vendredi)

Sur la construction aller+infinitif en français

Ce que je vais raconter ici n'a rien d'original, n'importe quelle personne ayant un peu réfléchi à la grammaire française l'aura certainement remarqué, mais je me suis récemment rendu compte que le phénomène était encore plus marqué que je le pensais, donc je vais expliciter de quoi il est question :

Il existe en français une construction aller+infinitif : mais en fait, et c'est ça que je veux souligner, il n'y en a pas juste une, il y en a deux bien distinctes. À savoir : (A) la construction du verbe aller avec un infinitif qui marque la finalité du déplacement, et (B) une construction spéciale, qui est syntaxiquement identique, et qui sert à former le futur proche. Tout ça est bien connu, et il est par ailleurs évident que (B) provient d'un glissement de sens de (A), mais ce sur quoi j'attire l'attention et qui n'était pas complètement clair pour moi, c'est que ces constructions sont vraiment séparées, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un continuum de sens entre les deux mais bien deux possibilités distinctes, parfois seule l'analyse (A) est possible, parfois seule la (B) l'est, et parfois les deux le sont mais avec des sens qui ne se recouvrent pas.

La construction (A), c'est quelque chose comme j'ai trop attendu, j'ai faim, maintenant je vais manger : il faut comprendre je vais manger comme je vais à la cantine, l'indication d'un déplacement qui a pour but d'accomplir l'action indiquée par l'infinitif ou comme destination l'endroit où cette action sera accomplie.

La construction (B), c'est quelque chose comme pour l'instant j'attends d'avoir faim, je vais manger vers 14h : il faut comprendre je vais manger comme je mangerai, un simple futur (qui se distingue du futur simple par la proximité temporelle ou simplement par le registre de langue un peu plus informel), éventuellement comme je suis sur le point de manger.

La principale raison pour laquelle je pense que ces constructions sont bien distinctes, c'est que :

  • La construction (B) n'est possible qu'aux présent et imparfait du mode indicatif, tandis que la construction (A) n'a pas de restriction particulière. Ainsi, va manger [impératif] ou tu iras manger à quelle heure demain ? [futur] sont forcément des constructions (A). Le fait de préciser un mode de transport ou un lieu peut aussi forcer l'interprétation comme la construction (A) : je vais chercher les enfants en voiture ou …à l'école (on peut mettre ce complément juste après le verbe aller pour que ce soit parfaitement clair que c'est le verbe en question qui est ainsi complété).
  • La construction (A), elle, est parfois impossible pour des raisons de sens, alors que la construction (B) peut s'appliquer à n'importe quel verbe. Je crois que l'exemple le plus convaincant dans ce sens est quand le verbe à l'infinitif est lui-même le verbe aller : si je dis je vais aller chez le médecin, il s'agit forcément de la construction (B) (ça n'a pas de sens de se déplacer pour se déplacer…). Le fait d'avoir un complément de lieu comme ici peut aussi rendre impossible la construction (A) (on ne peut pas aller ici, seulement venir ici) : je vais manger ici ne peut être qu'un futur proche (et cette fois, on ne peut pas mettre l'adverbe en question juste après le verbe aller, il ne peut se rapporter qu'à manger).

Pour rendre ces impossibilités plus frappantes, on peut essayer de construire une phrase, de syntaxe apparemment raisonnable, où on combine l'impossibilité de (A) et l'impossibilité de (B) : par exemple il ira aller chez le médecin — ça choque, parce que le futur interdit l'analyse comme (B) tandis que le double verbe aller n'a pas de sens comme construction (A) ; idem pour va manger ici.

Le résultat, c'est qu'une phrase comme je vais faire des courses, où les deux constructions sont possibles, a deux sens bien distincts : dans le sens (A), j'indique que je suis en chemin vers un commerce (je sors de chez moi, je vais faire des courses, et je tombe nez à nez avec Madame Michu), tandis que dans le sens (B) j'indique que la transaction aura lieu dans l'avenir (cet après-midi je vais faire des courses puis [je vais] rester ici toute la soirée).

J'avais déjà fait des remarques dans ce sens dans cette entrée passée, mais sans complètement saisir la double construction. Pourtant, quelqu'un m'avait signalé en commentaire un malentendu survenu en italien parce que cette langue n'a pas le calque de la construction (B) du français (et que si on l'utilise, cela se comprendra donc comme une construction (A), dont le sens est proche mais suffisamment différent pour pouvoir causer une confusion).

J'avais toutefois déjà signalé l'argument essentiel selon lequel la construction (B) n'est possible qu'à un nombre limité de temps. Ce fait peut servir à distinguer les constructions (A) et (B) en mettant la phrase au futur (ou à l'impératif ou quelque chose comme ça) ; par exemple, on peut mettre au futur je sors de chez moi, je vais faire des courses, et je tombe nez à nez avec Madame Michu comme je sortirai de chez moi, j'irai faire des courses, et je tomberai nez à nez avec Madame Michu et on peut le mettre à l'impératif comme sors de chez toi, va faire des courses, et tombe nez à nez avec Madame Michu ; en revanche, si on veut mettre au futur ou à l'impératif cet après-midi je vais faire des courses puis [je vais] rester ici toute la soirée, on sent bien que la seconde partie pose problème et que la première change subtilement de sens. (Du coup, c'est amusant, cet après-midi je vais faire des courses est plutôt une construction (B) tandis que cet après-midi j'irai faire des courses est forcément une construction (A)… qui a essentiellement le même sens.)

Maintenant, si on cherche à généraliser la construction (B), il y a d'autres verbes que aller qui régissent des constructions semblables. Classiquement, on signale venir de qui marque le passé proche (je viens de rentrer), mais là il n'y a pas vraiment de construction (A) correspondante (ou s'il y en a une, je ne l'utilise pas vraiment : éventuellement avec le verbe revenir ce serait plus plausible). Mais je suis tenté d'analyser aussi compter+infinitif comme analogue de aller+infinitif : je compte lui parler a pris un sens très particulier, qui ne s'analyse pas vraiment comme la somme de ses parties, et, comme la construction (B) du futur proche introduit par le verbe aller, j'ai du mal à la mettre à un autre temps ou mode que les présent et imparfait de l'indicatif (je comptais lui parler passe, mais je compterai lui parler ou compte lui parler me semblent vraiment bizarres). L'ennui, c'est qu'une fois qu'on commence à trouver des constructions figées dans tous les sens, on va en trouver un peu trop.

Je crois que le terme approprié pour l'évolution historique de la construction (A) vers la construction (B) est grammaticalisation, mais ce qui est intéressant est bien la coexistence distincte (et pas dans un spectre sémantique de nuances entre les deux) entre la version non-grammaticalisée (A) et la version grammaticalisée (B).

(Mais bon, je suis un linguiste du dimanche, peut-être qu'on va trouver que je raconte des bêtises.)

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(vendredi)

De la fascination des Français pour le prescriptivisme linguistique

Méta : L'entrée qui suit a été essentiellement écrite en février 2016, laissée en plan et jamais finie ; j'essaie de me forcer un peu à publier des entrées qui, comme ça, moisissent dans mes cartons. Comme je n'ai pas envie de la reprendre complètement (ce qui serait la garantie que je ne la publierais jamais), je laisse telles quelles certaines choses écrites en 2016 (et qui font donc référence à événements d'alors comme récents) et j'en modifie d'autres ; je n'ai pas non plus envie d'éclaircir systématiquement ce qui a été écrit quand, donc on me pardonnera un certain flou temporel dans ce qui suit. De même que je dois demander pardon pour le caractère un peu désordonné de ce texte (surtout sa fin), puisque je ne savais plus vraiment où je voulais en venir et j'ai complété comme j'ai pu.

Ajout : ce fil Twitter exprime grosso modo les mêmes idées que le très long billet ci-dessous mais de façon probablement plus claire et certainement plus digeste (ou en tout cas, il résume ma propose position vis-à-vis des règles linguistiques).

Dans une entrée récente [récente en février 2016, donc…] j'avais choisi d'entrer en matière en défendant, de façon un peu provocatrice, une phrase écrite dans l'entrée précédente (…dans le cadre d'un cours # j'enseigne à un groupe de ce cours [les cours de notre école sont divisés en groupes d'élèves, parfois spécifiques à un cours, donc il s'agit bien d'un groupe de ce cours] → …dans le cadre d'un cours dont j'enseigne à un groupe). Il s'agissait d'un prétexte pour entrer en matière et réfléchir aux différentes subtilités dont les grammaires ne parlent essentiellement jamais concernant les subordonnées relatives. Mais aussi d'une façon de troller les prescriptivistes linguistiques que je sais très nombreux parmi les Français. Et de fait, la petite provocation a marché encore mieux que ce que j'avais imaginé, puisque les commentaires, très nombreux, ont presque totalement ignoré le corps de ce que j'avais écrit sur les relatives (ou, pire, ont cru ou fait semblant de croire que tout tournait autour de la phrase douteuse ou cherchait à la justifier), et se sont focalisés sur le caractère grammatical ou non de la phrase de l'entrée précédente ou sur les autres reproches qu'on peut lui faire. (Il s'est ainsi agi de savoir si un cours peut être divisé en groupes, si on peut enseigner à des élèves ou si on doit enseigner des élèves, s'il est correct d'écrire une page d'un livre avec deux articles indéfinis, etc.) Je ne peux pas vraiment m'en plaindre : qui sème le troll récolte la chienlit. (Et il me faut avouer que la discussion sur les interactions entre l'article indéfini et les compléments du nom n'était pas dénuée d'intérêt.)

Mais très peu de temps après, la sphère politico-médiatico-blablatique nationale a été prise d'une agitation analogue. À part qu'elle orbite à un niveau nettement inférieur aux commentaires de mon blog 😉, ladite sphère a surtout prouvé la fascination elle-même fascinante qu'ont les Français pour le prescriptivisme. Ne serait-ce que dans le résumé, par ailleurs totalement erroné, que j'ai vu passer du point de départ de cette phrénésie : L'Académie a décidé de supprimer les accents circonflexes. There are so many things wrong with this, I don't know where to start.

En fait, on dirait un titre du Gorafi.

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(mercredi)

Sur l'anglais de Theresa May

J'ai déjà dû raconter que je suis avec la phonétique un peu dans la situation de Donald Knuth qui racontait quelque part qu'une fois qu'il a commencé à s'intéresser à la typographie,

I can't go to a restaurant and order food because I keep looking at the fonts on the menu.

Il y a plein de gens dont je n'arrive pas à écouter ce qu'ils disent tellement je suis occupé à écouter la manière dont ils prononcent. Je m'en plaignais par exemple ici à propos de Nicola Sturgeon, qui est à la tête du gouvernement dévolu d'Écosse. (Soit dit en passant, la phrase précédente contient une périphrase tordue parce que je n'arrive toujours pas à me décider entre la Première ministre, la Premier ministre, ou le Premier ministre.)

Voilà qu'il m'arrive la même chose avec Theresa May : en écoutant cette interview et cette allocution, je remarque qu'elle prononce /nɪˈgəʊsieɪt/ pour negotiate et /ˈkwestjən/ pour question (ce que je souligne est le phonème /s/ plutôt que /ʃ/, autrement dit, le son de sin et pas de shin), mais elle prononce /ˈɪʃuː/ pour issue. Toutes ces prononciations sont possibles (chez les Américains, /ˈɪʃuː/ est presque universel, et même chez les Anglais, il doit être majoritaire), mais compte tenu des deux mots que je viens de mentionner, je pensais qu'elle dirait /ˈɪsjuː/ : la combinaison m'étonne par son manque de cohérence, à tel point que j'en viens à me demander si elle ne force pas exprès son accent dans un sens ou dans l'autre.

De même, quand elle dit it's either going to be me, or Jeremy Corbyn, et pas it's either going to be I, je me demande dans quelle mesure c'est spontané ou si elle ne veut pas paraître trop posh.

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(dimanche)

Sur les adjectifs qui élargissent le nom qu'ils qualifient

Le point de grammaire(?) que je veux évoquer ici concerne surtout la terminologie scientifique, notamment mathématique, même s'il est a priori complètement général.

Normalement, quand on accole une épithète à un nom, ou en fait n'importe quelle sorte de complément, le sens devrait être de préciser, c'est-à-dire de restreindre, l'ensemble des entités possiblement désignées. Par exemple, même si vous ne savez pas ce que c'est qu'un foobar (c'est normal !), ni ce que signifie l'adjectif cromulent (idem), si je parle d'un foobar cromulent, vous pouvez conclure qu'il s'agit d'une sorte particulière de foobar, qui a une propriété additionnelle (être cromulent) par rapport à celle d'être un foobar. De même, un bazqux roncible frobnicable devrait être un type spécial de bazqux roncible, qui est lui-même une sorte de bazqux ; et le groupe des ptérodoncles mouffetés de Linné devrait être un ensemble (d'animaux ?) plus restreint que celui des ptérodoncles.

Je suis sûr que les grammairiens ou les linguistes ont un terme précis pour ce phénomène, mais je ne le connais pas ; ou peut-être, au contraire, un terme pour les exceptions. Car il y a bien sûr des exceptions. Dans le langage courant, elles abondent. Un secrétaire général n'est pas vraiment un secrétaire (et pas du tout un général, mais ça c'est plutôt une blague). Un procureur adjoint n'est pas un procureur, puisqu'il n'est qu'adjoint (et il en va de même d'adjectifs comme délégué). Un faux bourdon n'est évidemment pas un bourdon, comme un faux acacia n'est pas un acacia : on peut s'attendre à ce qu'un faux foobar ne soit pas un foobar, d'un autre côté, une fausse bonne idée est quand même une idée, même si elle n'est pas une bonne idée. Il y a aussi tout ce qui est nommé par métonymie ou par métaphore : un blouson noir n'est pas une sorte de blouson et un visage pâle n'est pas une sorte de visage ; une peau de chagrin était bien ce que ça dit jusqu'à ce qu'un roman de Balzac donne un sens très particulier à cette expression. Et ainsi de suite. Évidemment, les frontières des mots dans le langage non-technique ne sont pas rigoureusement définies, donc il n'est pas toujours possible de décider avec certitude si un adjectif est ou n'est pas restrictif au sens du paragraphe précédent : un tableau noir est-il un type particulier de tableau, par exemple ? certainement si on prend tableau au sens le plus large, mais ce n'est pas ce qu'on entend normalement par ce mot. Un hôtel de ville est un hôtel pour une certaine définition d'hôtel, mais ce n'est plus vraiment le sens courant de ce mot. Et je ne saurais pas vraiment dire si un coup de soleil est une sorte de coup, ou si le clair de lune est une sorte de clair (whatever that may be).

Dans le vocabulaire technique, on pourrait espérer que les mots aient un sens suffisamment précis pour pouvoir éviter ces gags, mais ce n'est pas le cas. En mathématiques, un faisceau pervers n'est pas un faisceau et en physique, un champ quantique n'est pas un type particulier de champ [classique] mais un concept parallèle dans un cadre adjacent (la théorie quantique des champs), et il est discutable qu'une étoile à neutrons soit une étoile. Sans compter, bien sûr, les cas où le terme technique est une locution indivisible : un trou noir (terme technique) n'est pas une sorte particulière de trou (terme non technique). La situation reste beaucoup plus rare que dans le langage courant.

Il y a cependant une situation importante où un foobar cromulent n'est pas une sorte particulière de foobar, et dont les matheux ont assez souvent besoin, et peut-être aussi d'autres sciences (les exemples ne me viennent pas trop à l'esprit, mais je suppose qu'ils doivent exister), ce sont les cas où on veut au contraire élargir le sens d'un mot. Autant la situation normale est que l'adjectif restreint le sens d'un mot, et les diverses situations évoquées jusqu'ici sont des cas où il déplace (comme faux, adjoint, etc.) ou bien le transforme de façon complètement imprévisible et figée par l'usage (blouson noir), la situation d'élargissement est encore un peu autre chose.

Le cas d'usage typique pour les maths est qu'un foobar est défini par différentes propriétés, et on veut désigner un objet qui vérifie toutes les propriétés du foobar sauf une. On peut bien sûr appeler ça un quasi-foobar ou un pseudo-foobar ou un presque foobar (near foobar en anglais ; certains grammairiens grincheux pourraient râler de voir un adverbe — presque — qualifier un nom), ou ce genre de choses, mais on aura peut-être envie de parler de foobar généralisé, et là, l'adjectif généralisé élargit le sens du mot.

Mais je pense que la situation la plus fréquente est celle, très proche, où on fait tout un traité sur les foobars bleutés, alors par flemme d'écrire bleuté à chaque fois, on convient dans l'en-tête du traité : le terme foobar désignera ci-après, sauf précision du contraire, un foobar bleuté. Une fois cette convention faite, pour parler d'un foobar en général, on doit écrire foobar non nécessairement bleuté, et non nécessairement bleuté est une locution adjectivale qui a cette propriété d'élargir le sens du mot foobar (en retirant la restriction bleuté). Et comme le mot nécessairement est lui-même long à dire, on écrit le plus souvent foobar non bleuté, ce qui est un abus de langage ou de logique parce qu'on veut, en fait, dire non nécessairement bleuté (i.e., foobar dans le sens où on retire la convention faite initialement qu'il est sous-entendu bleuté, mais il se pourrait qu'il soit quand même bleuté quand même). Il faut admettre que cela cause une certaine confusion, mais je ne connais aucune façon agréable de se sortir de ce problème de rédaction.

Le cas d'école est celui de la commutativité (et éventuellement de l'unitarité ou de l'associativité) des anneaux : en algèbre, un anneau est défini comme un ensemble muni d'opérations (l'addition et la multiplication) vérifiant un certain nombre de propriétés (l'associativité de l'addition, la commutativité de celle-ci, l'existence d'un neutre et de symétriques pour l'addition, la distributivité de la multiplication sur l'addition, l'associativité de la multiplication et l'existence d'un neutre pour la multiplication ; la dernière, voire les deux dernières n'étant pas systématiquement incluses dans la définition) ; et les gens qui font de l'algèbre commutative vont avoir envie d'ajouter une propriété supplémentaire, la commutativité de la multiplication, ce qui donne la notion d'anneau commutatif (commutatif étant ici un adjectif régulier, c'est-à-dire restrictif). C'est pénible d'écrire anneau commutatif trente-six fois par page, alors on fait souvent la convention que anneau signifiera désormais anneau commutatif (typiquement sous la forme : tous les anneaux considérés ici seront, sauf précision du contraire, supposés commutatifs, et peut-être, pour qu'il n'y ait aucun doute sur la définition utilisée, unitaires [i.e., possédant un élément neutre pour la multiplication] et associatifs). Mais on a quand même envie de temps en temps de dire quelque chose sur les anneaux plus généraux, alors on devrait écrire anneau non nécessairement commutatif en utilisant un adjectif qui élargit le sens du mot. Sauf qu'en fait, il n'est quasiment jamais intéressant de parler spécifiquement d'anneaux non nécessairement commutatifs qui ne sont effectivement pas commutatifs (au sens où il existe vraiment x et y tels que x·yy·x), donc on dit simplement non commutatif pour non nécessairement commutatif ; ce qui conduit à la situation absurde qu'un anneau commutatif est un cas particulier d'un anneau non commutatif (puisque ce dernier terme signifie en fait non nécessairement commutatif). C'est agaçant, j'en conviens, mais je ne connais pas de façon agréable de s'en sortir.

En fait, c'est très souvent le cas avec les adjectifs en non en mathématiques : de la même manière, un automate fini déterministe est un cas particulier d'un automate fini non déterministe (puisque ce dernier terme signifie en fait non nécessairement déterministe).

Le terme d'algèbre est particulièrement merdique parce qu'il signifie plein de choses selon le contexte : la multiplication peut être commutative et associative, ou seulement associative, ou même pas ; si on la suppose associative par défaut (ce qui est quand même le plus courant), ça n'empêchera pas d'écrire algèbre de Lie alors que le crochet de Lie n'est pas associatif (on a une autre hypothèse à la place, l'identité de Jacobi) ; de même, si on écrit algèbre alternative, il faut comprendre que l'hypothèse d'associativité a été remplacée par quelque chose de plus faible (l'hypothèse d'alternativité / de Moufang) ; et c'est pareil pour les algèbres de Jordan. Donc une algèbre de Lie, une algèbre alternative et une algèbre de Jordan ne sont (en général) pas des algèbres [associatives], ce sont des algèbres non [nécessairement] associatives, en revanche toute algèbre [associative] est une algèbre alternative. Et c'est sans compter la notion très générale d'algèbre sur une monade ! Pour le mathématicien habitué, tout ça ne pose pas trop de problème, à part un énervement certain quand on tient à la logique, mais quand il s'agit d'enseigner, c'est vraiment embêtant.

Certains proposent parfois des adjectifs différents pour rendre la terminologie moins incohérente : par exemple, si on convient qu'un corps est nécessairement commutatif (ce qui, n'en déplaise à Bourbaki, est quasiment universellement admis), lorsqu'on veut parler de corps non nécessairement commutatif, plutôt que d'écrire la longue expression corps non nécessairement commutatif ou l'abus de langage corps non commutatif, certains aiment écrire algèbre à division (avantage : c'est bien une algèbre ; inconvénient : personne ne sait au juste ce que c'est qu'une algèbre), ou corps gauche (avantage : c'est relativement court et agréable à écrire ; mais il reste que ce n'est pas un corps, et le terme n'est pas ultra standard), voire corps-gauche (le trait d'union permet de faire comme si ce n'était pas un adjectif et de prétendre qu'il est complètement normal qu'un corps-gauche ne soit pas un corps). Ça peut marcher pour des cas précis, mais ce n'est pas une solution universelle.

On pourrait aussi se demander ce qu'un adverbe est censé avoir comme effet général sur un adjectif (qui lui-même qualifie un nom) : si les foobars orgnesquement cromulents sont censés être des foobars, comment se situent-ils par rapport aux foobars cromulents ? Je ne crois pas vraiment qu'il y ait de convention absolue en mathématiques : parfois localement cromulent implique cromulent, parfois c'est la réciproque qui vaut, parfois ni l'un ni l'autre.

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(mercredi)

Comment faut-il transcrire et prononcer la lettre ج en arabe ?

Je recopie/complète/paraphrase ici ce que j'ai écrit sur un forum de discussion ailleurs.

Pour une raison bien mystérieuse, beaucoup de gens se mettent à parler, en français et en anglais, de mots dérivés de l'arabe جِهَاد (ǧihād), signifiant quelque chose comme effort. La première lettre de ce mot est ‘ج’ (ǧīm, en Unicode U+062C ARABIC LETTER JEEM), et le mot est généralement rendu en anglais comme jihad, et en français comme jihad ou djihad. Pourquoi ce ‘d’ initial, et comment faut-il transcrire cette lettre ou ce mot ?

Pour ce qui est de la translitération, différents standard existent. Si on regarde ce tableau récapitulatif (globalement, ce site est très précieux pour comparer les translitérations de toutes sortes de langues), on voit que le ‘ج’ est rendu comme : ‘ǧ’ en DIN-31635 et ISO-233, ‘j’ dans la transcription des Nations-Unies et celle de la Bibliothèque du Congrès, et ‘dj’ dans celle de l'Encyclopædia of Islam (deuxième édition).

Différentes prononciations existent aussi. (Pour ceux qui ne connaissent pas l'alphabet phonétique, ce que je note [ʒ] dans ce qui suit est le son de la consonnne du mot français jeu, tandis que [dʒ] est ce qu'on entend avant et après la voyelle dans l'anglais judge, et [g] est la consonne du mot français ou anglais gay.) Globalement, de ce que je comprends, et peut-être de manière simplifiée, le ‘ج’ arabe est prononcé [dʒ] en Arabie, [ʒ] en Syrie et Jordanie, et aussi au Maroc, [g] en Égypte (cf. le nom du cryptosystème ElGamal, pour الجمل (al-ǧamal), le nom du monsieur qui l'a inventé, litéralement le chameau). Plusieurs prononciations existent en Algérie (peut-être bien les trois), et en plus, ça dépendra du type d'arabe (classique ou dialectal, mais la prononciation de l'un peut déteindre sur l'autre) et peut-être du registre de langue. L'Assimil arabe (qui prétend enseigner l'arabe standard moderne) prononce [ʒ].

Historiquement (à l'époque coranique et classique), il semble que c'était un [ɟ], c'est-à-dire une occlusive palatale voisée, un son pas super facile à expliquer (il y a un enregistrement sur l'article Wikipédia que je viens de lier), qui est susceptible de pas mal de variabilité, et que des gens peuvent entendre de différentes manières, mais en gros c'est le ‘gy’ du hongrois. Il n'est pas très surprenant que ce son ait pu glisser soit vers [dʒ], soit vers [ʒ], soit vers [g], ou les trois à la fois. De façon encore plus ancienne (en proto-sémitique), c'était probablement, et logiquement, un [g].

Je ne sais pas comment le calife autoproclamé prononce quand il lit le Coran. Je n'ai pas essayé de lui écrire pour lui demander, mais je soupçonne que ce serait une Mauvaise Idée®.

Mais alors, que vaut-il mieux faire quand on importe un mot arabe en français ?

Pour ce qui est d'une translitération fidèle (j'ai déjà écrit ce que je pensais en général ici), je trouve qu'ISO-233-2 (utilisée par la BNF et documentée ici) est la meilleure, et la lettre est alors notée ‘ǧ’, donc par exemple, ǧihād. Cette transcription ‘ǧ’ a l'avantage de rendre assez bien compte à la fois de la multiplicité des prononciations et de l'historique de la lettre. (Elle a, en revanche, l'inconvénient de se confondre facilement avec le ‘ğ’ du turc, qui n'a rien à voir et se prononce en allongeant la voyelle qui précède, comme dans le nom du président-bientôt-à-vie de la Turquie, Erdoğan. Si vous avez du mal à voir la différence, sur le ‘ǧ’ de la transcription arabe il y a une sorte de petit ‘v’ tandis que sur le ‘ğ’ turc il y a une sorte de petit ‘u’)

Quand on ne peut pas transcrire ‘ǧ’, et il faut admettre que ce n'est pas forcément évident à taper ou à typographier (notamment dans les provinces reculées où la lumière bienfaisante d'Unicode n'Éclaire pas encore le monde), je trouve que ‘j’ est un succédané acceptable. Il est utilisé par des standards respectables, il ne prête pas à confusion, et il permet assez bien d'imaginer que les deux prononciations [dʒ] et [ʒ] existent. Il y a bien des langues où on transcrit ‘j’, y compris en français, le son [dʒ] : le japonais[#], par exemple. De même, si on ne peut pas noter ‘ā’, taper ‘â’ est un remplacement raisonnable, et on peut donc écrire jihâd. • À la limite, on pourrait aussi transcrire ‘g’ sans diacritique, comme c'est déjà fait dans différents cas, comme Alger pour الجزائر‎‎. • En revanche, ‘dj’ est complètement merdique comme transcription, notamment parce qu'il s'agit d'une unique consonne en arabe alors que la combinaison dāl+ǧīm est possible (au moins en théorie ; je ne sais pas si elle se produit effectivement sans voyelle[#2]), et aussi parce que ça interdit qu'on puisse imaginer plusieurs prononciations.

[#] Et je ne vois pas des gens proposer d'écrire djudo (ou djoudo) pour éviter que les français prononcent [ʒydo] l'art martial (じゅ​う)(どう) que, pour une fois, ce sont les anglophones qui prononcent de façon plus proche de l'original.

[#2] C'est très difficile à trouver, faute de dictionnaire arabe en ligne qui ne soit pas merdique. Je crois que le verbe de radical د-ج-ل (d-ǧ-l), soit دَجَلَ (daǧala), mentir (enfin, il a menti), donne à l'inaccompli يَدْجُلُ (yadǧulu), il ment. Mais il semble que ce verbe sert surtout sous sa forme dérivée II دَجَّلَ (daǧǧala, de même sens), qui elle doit donner يُدَجَّلُ (yudaǧǧalu), donc sans la combinaison que je cherche. Sinon, mon Bescherelle des verbes arabe liste un radical د-ج-و (d-ǧ-w), soit دَجَا (daǧā), qui donnerait à l'inaccompli يَدْجُو (yadǧū), mais ils n'en donnent pas le sens et je ne l'ai trouvé dans aucun dictionnaire, donc je ne sais pas si c'est une invention. (On devinera au passage que la grammaire arabe m'a inspiré ici.)

Je suppose que la transcription ‘j’ a été surtout introduite par des anglophones, qui préfèrent logiquement la lire [dʒ] d'autant que le [ʒ] seul est rare en anglais (et n'a pas vraiment d'orthographe standard : on le trouve orthographié ‘s’ dans pleasure et dans vision, mais ‘z’ dans azure). Je me demande si les français ne sont pas tentés demettre un ‘d’ devant juste pour reproduire la prononciation anglaise (qui, comme je l'ai expliqué, est valable, mais en aucun cas la seule possible).

J'ai remarqué en tout cas que c'est ce qui s'est passé s'agissant de la lettre persane ژ (U+0698 ARABIC LETTER JEH), transcrite ‘ž’ dans les bonnes transcriptions, qu'on trouve par exemple dans le nom du président Aḥmadīnežād [je ne suis pas sûr de la transcription DIN-31635, qui serait sans doute la meilleure parce que ISO-233-3 a l'air cassé]. Cette lettre persane se prononce [ʒ], et les anglais arrivent quand même à la transformer en [dʒ] parce qu'ils n'ont pas l'habitude du [ʒ], du coup on trouve ce nom transcrit Ahmadinejad et prononcé avec [dʒ], y compris par des francophones qui reprennent ainsi la bizarrerie des anglophones (alors qu'en français, même si on transcrit « Ahmadinejad », il n'y a pas de raison de lire [dʒ]). Même si en arabe ce n'est pas aussi critiquable puisque le ǧīm peut effectivement se dire [dʒ], je soupçonne quand même que le même mécanisme a pu jouer.

Pour la prononciation en français comme pour l'orthographe, le français est de toute façon incohérent dans sa façon de rendre les mots arabes. Mais on dit algèbre pas aldjèbre, Alger pas Aldjer, une orange pas une orandje, un tajine pas un tadjine, et l'hégire pas l'hédjire, donc à chaque fois [ʒ] et pas [dʒ]. À cause de tous ces exemples, je trouve plus raisonnable de s'en tenir à [ʒ], même s'il est vrai que pour un ǧinn (jinn ? djinn ?) cela va à l'encontre de l'habitude. (Apparemment, c'est Victor Hugo qui a popularisé ce mot, au moins en France, à travers son célèbre poème : a-t-il été peut-être influencé par une traduction anglaise des Mille et Une Nuits ? que je sache, Galland écrit toujours génie pour rendre l'arabe al-ǧinn. D'un autre côté, Hugo écrit avant la célèbre traduction anglaise par Edward Lane.) En tout état de cause, je propose de transcrire jihâd ou même gihâd si on ne peut pas écrire ǧihād, et de prononcer [ʒ] en français (mais quand même [dʒ] en anglais).

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(vendredi)

À propos de la méthode Assimil

Je suis un grand fan de la méthode Assimil pour l'apprentissage des langues (je l'ai déjà dit, à plusieurs reprises). Je pense que c'est la méthode la plus efficace pour apprendre des langues en ce qui me concerne : je ne pense pas qu'elle soit forcément la plus efficace pour tout le monde, mais pour ceux qui, comme moi, ont surtout une mémoire auditive, la méthode Assimil avec ses enregistrements est sans doute parmi ce qu'il y a de mieux. Comme je suis un dilettante professionnel, je ne vais jamais jusqu'au bout de la méthode (seule exception, l'Assimil d'allemand « avancé »). Du coup, je mesure ma connaissance d'une langue en nombre de leçons d'Assimil suivies (ça va généralement jusqu'à 100, sauf qu'en fait ce serait 149 puisqu'à partir de 50 on doit reprendre la leçon n−49 de façon plus active dans ce qu'ils appellent la « deuxième vague »). C'est ainsi que j'en suis actuellement à 25½ pour le chinois (je pensais que j'aurais abandonné avant, mais ça ne saurait tarder), je suis arrivé à 78 pour le suédois, 5 pour le russe « avancé » (je me suis surtout rendu compte que j'aurais voulu plus de révisions grammaticales et moins de vocabulaire qu'il n'en proposait), 70 (la fin) pour l'allemand « avancé », 54 pour le néerlandais, 42 pour l'arabe, 13 pour le japonais, et 12 pour le hongrois (bon, là c'était juste pour avoir une toute petite idée de la langue avant de passer une semaine à un congrès à Budapest). Je peux aussi mettre 0 pour le portugais parce que je l'ai acheté mais même pas sorti de sa boîte. (Il y a d'autres langues dont j'ai appris des notions autrement que par la méthode Assimil, mais pas grand-chose.) Je n'exclus pas d'augmenter ces chiffres, même s'il est toujours un peu délicat de redémarrer un apprentissage qu'on a commencé et interrompu, et toujours plus amusant d'essayer de commencer une autre langue lorsque comme c'est mon cas on veut juste voir du paysage et pas vraiment communiquer avec qui que ce soit.

(Surtout qu'Assimil s'est mis à faire des méthodes pour les langues anciennes. Il y avait depuis longtemps un Assimil de latin, en fait constitué de traductions de leurs méthodes d'autres langues, et qui n'hésitaient pas à raconter les histoires de gens partant en vacances en voiture ; mais ils l'ont complètement réécrit avec des textes un peu plus « authentiques », et ils ont aussi fait des méthodes de grec ancien, sanskrit et égyptien hiéroglyphique. Bon, je ne suis pas super convaincu de leur sérieux : le sanskrit, passe encore, il y a des vrais gens qui parlent couramment le sanskrit, c'est une langue zombie parce qu'elle continue à remuer alors qu'elle est censée être morte ; mais l'égyptien ancien, vu qu'on ne connaît même pas les voyelles de la plupart des mots, ça me paraît un peu farfelu d'apprendre à le parler. Qu'importe !, c'est rigolo, et c'est ça qui compte. Donc je salue l'initiative.)

Évidemment, il ne faut pas s'attendre à parler couramment la langue au bout de 100 ou 149 leçons !, ils annoncent cibler le niveau B2 du cadre européen commun à la fin de l'Assimil « normal » (qui s'appelait autrefois sans peine, mais les nouvelles éditions n'ont plus ce titre) et C1 à la fin de l'Assimil « avancé » (c'est-à-dire perfectionnement) quand il existe ; je trouve ce système de niveaux assez foireux et mal défini, ne serait-ce que parce qu'on peut avoir un niveau totalement différent en compréhension et en expression, à l'oral et à l'écrit, ce qui fait quatre mesures différentes, mais au moins l'ordre de grandeur est plausible pour ce que je peux en juger. Et ce n'est vraiment pas mal, en six mois d'apprentissage en solitaire, d'atteindre un tel niveau. (Il y a bien sûr des gens particulièrement doués pour les langues qui pourraient aller beaucoup plus vite, mais le point important est que cette méthode convient pour tout le monde, ou au moins tous ceux qui ont une mémoire principalement auditive.)

En revanche, ce qui est à mon avis faux c'est quand ils prétendent que la méthode demande 20 à 30 minutes d'attention par jour (c'est écrit par exemple ici). Je ne crois pas être particulièrement lent, peut-être un tout petit peu perfectionniste, mais en ce qui me concerne c'est plutôt 60 à 90 minutes par jour, peut-être même plus. Et encore, il m'arrive souvent d'étaler une leçon sur deux jours quand je trouve que je ne l'ai pas bien assimilée.

Le truc est que (même dans la « première vague ») il ne faut pas se contenter d'écouter deux ou trois fois le texte : il faut l'écouter jusqu'à ce qu'on le comprenne dans sa langue d'origine en l'entendant, quitte à commencer par l'écouter par petits bouts de phrases puis par phrases complètes, puis en entier. Je ne saurais pas dire combien de fois je dois réécouter un dialogue Assimil avant d'être satisfait du fait que je le comprends vraiment, parce que ça varie beaucoup d'une fois sur l'autre (notamment s'il y a plus de vocabulaire que d'habitude, ou des tournures syntaxiques délicates), et évidemment d'une langue à l'autre. Mais ce qui est certain est qu'il ne faut pas « traduire » : il faut vraiment que ce soit le texte prononcé dans la langue qu'on apprend qui ait un sens. Je ne lis d'ailleurs la traduction qu'une seule fois, et encore, en essayant de ne regarder que le mot-à-mot (je ne regarde la traduction en « bon français » que quand j'ai un doute sur le sens global). Pour assimiler le sens d'une phrase, j'essaie de m'imaginer l'action, parfois de faire un bout de mime avec mes doigts en même temps que je prononce le mot, tout pour éviter de faire une association avec un mot français (si j'ai vraiment besoin de dire un mot, je vais parfois essayer de le dire en anglais ou en allemand, histoire de ne pas faire des connexions trop tentantes).

Tout ça demande beaucoup de temps. Certes moins quand il s'agit d'une langue de structure proche d'une langue que je connais déjà (pour le néerlandais, par exemple, je n'ai essentiellement que du vocabulaire à apprendre) que pour une langue où je dois en plus obliger mon cerveau à comprendre des nouveaux arrangements syntaxiques : pour le chinois, par exemple, les classificateurs me posent problème à intégrer dans mes circuits mentaux (je ne parle même pas de les retenir ou de les associer aux bons mots, je n'en suis pas là, mais de m'habituer à la structure).

Et puis il y a la prononciation. C'est surtout là que les enregistrements d'Assimil sont précieux, et je passe de nouveau beaucoup de temps à les écouter et à tenter de reproduire aussi précisément que je peux la phonétique. Les manuels indiquent certes la prononciation par une transcription à eux (différente pour chaque langue, et qui essaie de s'inspirer de l'orthographe française), mais il faut dire que ce genre de transcription non-API est (forcément) merdique, et la description des sons s'adresse aux gens qui ne connaissent rien à la phonétique[#] et ne vaut pas l'article L phonology (où L est la langue en question) sur Wikipédia. Bon, la transcription pourrait servir pour les cas où l'orthographe de la langue n'est pas en relation claire avec la prononciation et que les enregistrements ne sont pas parfaitement audibles ; sauf que ça ne marche pas toujours : en suédois, par exemple, il est essentiellement impossible de prédire (ou en tout cas, je n'ai pas trouvé de règle) si la lettre ‘o’ sera prononcée /uː/ ou /ʊ/ d'une part, ou bien /oː/ ou /ɔ/ d'autre part (il y a deux questions : le timbre et la longueur ; la longueur se devine assez bien, mais le timbre, nettement moins), et ces andouilles arrêtent les transcriptions systématiques au bout de je ne sais plus quelle leçon et ne prennent pas la peine de la donner au moins systématiquement pour tout nouveau mot contenant un ‘o’ — et les enregistrements ne sont pas toujours totalement clairs (et je n'ai pas non plus trouvé de dictionnaire suédois en ligne avec les prononciations de tous les mots transcrites de façon inambiguë).

[#] Je pense que quiconque veut apprendre n'importe quelle langue étrangère devrait passer d'abord un petit peu de temps à apprendre des notions générales de phonétique (en gros, la terminologie basique sur les points d'articulation, les modes d'articulation et ce genre de choses, les voyelles cardinales, et les symboles courants de l'alphabet phonétique). La plupart des gens ne veulent pas faire cet effort, parce qu'ils ont l'impression de perdre un temps qui pourrait être consacré à apprendre la langue qu'ils veulent apprendre, mais je pense que c'est une grosse erreur : si on veut à terme prononcer les choses correctement, il est beaucoup plus efficace d'apprendre un peu de phonétique.

Chaque leçon d'Assimil est encore suivie de deux exercices, un exercice de version et un exercice de thème où il faut compléter les trous, dans les deux cas en reprenant surtout le vocabulaire de la leçon qui vient d'être vue. L'exercice de version me semble particulièrement important, j'essaie de le faire uniquement à partir des enregistrements (pour m'exercer à la compréhension orale) et je ne regarde le texte écrit que lorsque cinq ou six écoutes m'ont persuadé que je ne comprendrai décidément pas la phrase, et que je n'arrive même pas à trouver dans le lexique de quel(s) mot(s) il peut s'agir. L'exercice de thème me semble moins utile, parce que bien souvent, même avec juste des pointillés à compléter, on ne peut pas vraiment deviner quelle tournure ils veulent vous faire retrouver. Je complète le plus souvent en réécoutant des phrases tirées au hasard par mon ordinateur parmi les 10–20 dernières leçons (et leurs exercices de version) ; pour le chinois, j'ajoute encore l'exercice de reconnaître les tons (et autres phonèmes délicats) des phrases que j'entends, en revanche j'ai déjà à peu près abandonné l'idée d'apprendre un nombre non-complètement-ridicule d'idéogrammes (même si je me suis fait un petit jeu en JavaScript pour ça).

Si j'en profite pour donner un état d'avancement de mon expérience mnémurgique consistant à voir comment j'arrive à mémoriser le chinois, elle est peu concluante : je suis un peu moins mauvais que je pensais pour retenir des idéogrammes, mais ça demande quand même énormément d'efforts et ça ne m'intéresse pas assez pour que je déploie la motivation correspondante (il faut bien le dire franchement, ce système d'écriture est vraiment d'une connerie hallucinante) ; j'arrive à peu près à mémoriser les tons des mots chinois que je retiens, mais je ne sais pas bien si je les mémorise comme faisant partie intégrante de la phonétique du mot ou si ça reste dans mon cerveau comme une donnée annexe.

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(vendredi)

Le chinois comme expérience mnémurgique, et autres divagations sur les langues

Je ne trouve pas de mot français signifiant relatif à la mémoire (comme capacité psychique), à la capacité et au travail de mémorisation : tous ceux auxquels je pense (mnémonique, mémoriel, anamnestique, etc.) ont un sens extrêmement spécialisé ; alors j'en invente un — en cherchant à créer un hapax chez Google pour éviter tout ce qui aurait déjà été pollué par des crackpots en tous genres. Je vous invite cordialement à réutiliser ce mot dans la conversation de tous les jours et à regarder votre interlocuteur comme un inculte s'il ne sait pas ce que signifie mnémurgique.

J'ai récemment fait l'acquisition et commencé l'étude de l'Assimil de chinois. Pour autant, j'hésite à ranger cette entrée dans la catégorie langues et linguistique de ce blog, parce que mon but n'est vraiment pas d'apprendre le (ni même, un peu de) chinois, et il est quasi certain que mon expérience ne durera que très peu de temps : en fait, le chinois en tant que tel ne m'intéresse que très peu, ce qui m'intéresse, c'est de m'en servir pour comprendre comment fonctionne ma mémoire. Généralement, quand j'entreprends l'étude d'une langue, et même si je ne vais jamais loin faute de patience, ce qui me motive est une combinaison entre la curiosité de connaître les principes généraux de cette langue, l'intérêt pour sa phonétique ou sa grammaire, un certain attrait pour la culture de ceux qui la parlent, ou une volonté de m'ouvrir l'esprit au sens sapirwhorfien. Mais la langue chinoise, pour ce qui me concerne à présent, est essentiellement juste un gigantesque corpus de correspondances syllabe ↔ idée ↔ dessin, complètement dénué de logique, et surtout, dont je ne connaissais rien a priori. J'aurais pu demander à un ordinateur de tirer au hasard de telles correspondances, mais tant qu'à faire, autant m'exercer sur celles que des centaines de millions de personnes ont apprises : d'autant qu'elles ont l'avantage d'être dûment documentées et répertoriées, les dessins d'être largement disponibles sur ordinateur, et les sons d'être disponibles sous forme pré-enregistrée dans ce qui fait l'intérêt de la méthode Assimil.

L'expérience mnémurgique est double. (1) D'abord savoir si j'arrive à retenir les tons, sachant que j'ai une bonne oreille phonétique mais que je n'ai jamais vraiment entrepris d'apprendre une langue tonale. (J'ai fait un petit peu de suédois et de grec ancien, mais je pense qu'il faut distinguer une langue ayant des accents tonaux, comme les deux que je viens de citer, et une langue véritablement tonale, même si comme d'habitude en linguistique les distinctions sont un peu floues ; toujours est-il que l'effort de mémoire ne me semble pas du tout comparable.) (2) Ensuite, savoir si j'arrive à apprendre à reconnaître quelques idéogrammes[#]. Là aussi, je n'ai jamais vraiment entrepris d'apprendre un système d'écriture idéographique : j'ai fait un tout petit peu de japonais, mais je m'en suis tenu aux syllabaires, et j'ai déjà eu assez de mal avec ; et j'ai appris une quantité encore plus infinitésimale d'égyptien hiéroglyphique, dans lequel à peu près tout ce que je sais dire/écrire, c'est 𓏇𓇋𓅱𓃠𓅓𓉐𓏤le chat est dans la maison — et à part le dessin du chat, ce n'est pas terriblement idéographique, c'est même vaguement alphabétique.

Le (2) m'intéresse moins parce que je suis presque sûr que la réponse est non, ou alors au prix d'efforts bien au-delà de ce que je suis prêt à consentir. Le problème est que j'ai une mémoire visuelle incroyablement nulle. En fait, j'ai une capacité d'observation incroyablement nulle. (Quite so, [Holmes] answered, lighting a cigarette, and throwing himself down into an armchair. You see, but you do not observe. The distinction is clear.) Par exemple, il m'est arrivé plus d'une fois qu'on me demande si quelqu'un que je connais très bien et que je vois presque tous les jours porte des lunettes, et je me rends compte avec horreur que je n'en ai aucune idée. Il est probable que ce ne soit pas exactement la même capacité qui soit en jeu, mais c'est certainement mauvais signe. D'ailleurs, l'autre jour, j'ai passé très longtemps à regarder les deux glyphes

et

(ils font partie des 200 caractères chinois les plus fréquents ; je vais supposer que tout le monde a des polices installées permettant de les voir), en cherchant quelle pouvait bien être la différence. J'ai même recopié les dessins à la main, et je n'arrivais toujours pas à voir la différence dans ce que j'avais moi-même dessiné ! Pourtant, l'ordinateur me disait qu'il y en avait une, ne serait-ce que dans les numéros Unicode U+548C et U+77E5. Ce n'est même pas un problème de ne pas comprendre : il m'est arrivé aussi de regarder pendant longtemps deux phrases en français, deux énoncés mathématiques, ou deux lignes de code légèrement différents et de chercher en vain la différence. (Combien souvent il m'est arrivé de lire un livre de maths qui explique on a le théorème <…> ; en revanche, on se gardera bien de croire que <…>, qui est faux comme on s'en convainc facilement et de passer un temps fou à chercher la différence entre les deux affirmations.) Je pourrais dire, encore un effet de la lecture en diagonale, mais j'étais complètement nul au jeu des sept erreurs déjà quand j'étais petit. En revanche, je ne suis pas dyslexique, et je ne sais pas comment cela se fait quand je mets ça en regard de cette difficulté que je décris à observer les choses. Bien sûr, une fois que je remarque la différence, par exemple entre les deux idéogrammes ci-dessus, elle me semble tellement énorme que je ne comprends pas comment j'ai pu la rater (et comment j'ai réussi à reproduire les deux sans remarquer que je ne dessinais pas la même chose).

Outre ma capacité d'observation nullissime, ma patience est aussi assez limitée pour apprendre des arrangements essentiellement aléatoires de lignes : je n'ai aucune envie d'apprendre à les tracer moi-même, ce qui est peut-être indispensable à leur mémorisation, et j'ai consulté des sites d'étymologie graphique du chinois (genre celui-ci) en espérant que ça aide à retenir les zigouigouis, mais c'est complètement décevant, j'ai beau avoir toutes les informations que je veux sur le nombre de traits, la « clé », la décomposition graphique, l'origine, etc., ça reste des zigouigouis informes pour mon cerveau. J'aurais peut-être plus de facilité à retenir les numéros Unicode, en fait. Mais bon, je vais essayer de persévérer un petit peu plus longtemps avant d'abandonner complètement le (2).

[#] Je profite du passage qui précède pour rappeler que je refuse d'utiliser le mot ridicule de sinogramme pour désigner les caractères chinois — que certains préfèrent à idéogramme parce que ces gens ont une idée extrêmement limitée de ce qu'est, justement, une idée. ☺️ J'accepterai de parler de sinogrammes quand le terme d'égyptogrammes sera devenu le terme le plus courant pour parler des hiéroglyphes égyptiens (et qu'on dira aux enfants en CP qu'on va leur apprendre les romaikogrammes roméogrammes).

Bon, mais le (1), c'est-à-dire la question de la mémorisation des tons, m'intéresse plus. J'ai remarqué que quand on est confronté à un phénomène phonétique, il y a trois étapes de difficultés croissante : (a) arriver à (re)produire le phénomène, (b) arriver à l'entendre, et (c) arriver à lui créer une case mnémurgique dans le cerveau.

(a) Prononcer des sons précis n'est, à mon avis, pas très difficile : il y a bien longtemps, j'ai pris le manuel de l'alphabet phonétique international, j'ai regardé tous les signes qui y figurent, et je me suis convaincu qu'il n'y avait pas de difficulté fondamentale à prononcer la grande majorité d'entre eux (je ne dis pas que je sache tout faire : je n'ai jamais compris comment opposer une pharyngale et une épiglottale, par exemple, et j'avoue que quand je regarde la phonologie de la langue xhosa[#2], j'ai très peur ; mais globalement, si on me dit de prononcer une affriquée alvéolo-palatale sourde aspirée et labialisée, par exemple, je sais faire). Il peut y avoir difficulté à articuler successivement plusieurs sons qu'on sait réaliser isolément, mais dans l'ensemble, ce n'est pas la prononciation qui est problématique.

[#2] Le xhosa n'est peut-être pas le pire. Ici il est question d'un clic palatal selon une nasale pulmoniquement ingressive sourde à aspiration retardée ou d'un clic dental selon une plosive uvulaire prénasalisée suivie de frottement vélaire, ce qui ressemble plus à un phonétigasme de linguiste qu'à quelque chose de véritablement prononçable par l'anatomie humaine, donc je pense que ces gens doivent être surhumains. J'aime aussi beaucoup la phrase : Taa may have as few as 83 click sounds, if the more complex clicks are analyzed as clusters. (Remarquez qu'à côté de ça, ils n'ont pas le son [b]. Trop compliqué, sans doute.) La langue oubykh n'est pas mal non plus, même si pour le coup c'est plutôt le fait qu'on arrive à distinguer tant de consonnes, donc le (b) ci-dessous, que leur réalisation elle-même, qui m'impressionne.

(b) Entendre, i.e., distinguer, des phénomènes phonétiques dont on n'a pas l'habitude, est déjà plus délicat. Par exemple, il y a quelques années, j'ai décidé de commencer à distinguer les sons /ɛ̃/ (la voyelle de brin) et /œ̃/ (la voyelle de brun) en français, alors que mon accent « maternel » les confond. Prononcer la différence ne me posait aucune difficulté (prononcer les mots père et peur, mémoriser la différence de position des lèvres, et reproduire celle-ci après nasalisation) : mais je n'entendais aucune différence dans ce que je prononçais. Mais à force de m'obliger à faire systématiquement la distinction, j'ai fini par l'entendre, ce qui était le but de l'exercice. Depuis, je me suis efforcé d'entendre toutes sortes d'autres différences phonétiques (et non nécessairement phonémiques), par exemple la position précise des voyelles des gens qui parlent anglais : l'exercice présente des risques, à la manière dont Knuth racontait que depuis qu'il s'était mis à composer des polices de caractères il ne pouvait plus commander dans un restaurant parce qu'il était trop occupé à regarder les polices du menu : je me retrouve parfois à ne pas écouter ce que les gens disent parce que je fais trop attention à comment ils le disent ; mais tout ça pour dire que ce n'est pas très difficile avec de l'entraînement.

Et notamment, il est faux qu'on ne peut entendre correctement que des différences qui existent dans sa langue maternelle : je n'ai jamais eu de mal à distinguer une sourde d'une sourde aspirée, par exemple, alors qu'avant le chinois je n'avais jamais appris un seul mot d'une langue qui les contraste (l'anglais n'a pas la même consonne ‘p’ dans pin et dans spin, la première est légèrement aspirée et la seconde ne l'est pas, mais cette distinction n'est pas contrastive, elle est mécaniquement due à la présence du ‘s’). Mais dans l'autre sens, j'ai la plus grande difficulté à entendre la différence entre une occlusive vélaire et une occlusive uvulaire (le ‘k’ et le ‘q’ de l'arabe standard), même si je sais les prononcer : si je m'amuse à parler en français en remplaçant toutes les occlusives vélaires par des uvulaires, j'entends bien que ça donne un accent bizarre, mais sur un son isolé, j'entends à peine la différence.

Il est certain aussi qu'on peut apprendre à reproduire des phénomènes phonétiques sans en avoir conscience. J'ai appris l'allemand à l'école, par exemple, et je n'ai pas eu tant que ça l'occasion d'écouter des locuteurs natifs parler. Pourtant, quand on m'a fait remarquer que la terminaison -er (par exemple dans un mot comme Berliner) est une voyelle en allemand (un schwa ouvert [ɐ] ; en fait, le ‘r’ allemand standard se vocalise dans plus ou moins les mêmes conditions que le ‘r’ des accents anglais non rhotiques, mais sur un schwa plus ouvert), j'ai été surpris de découvrir que c'était effectivement comme ça que je le prononçais alors que personne ne m'avait jamais dit qu'il fallait faire comme ça. Pour autant, je suppose qu'il est plus efficace, quand on s'adresse à quelqu'un qui connaît la terminologie générale de la phonétique, de lui donner les règles, au moins les plus importantes, au lieu de le laisser patauger à les découvrir lui-même : mais c'est une question non évidente dans l'apprentissage des langues (entre donner des règles potentiellement complexes ou laisser le cerveau les découvrir « naturellement », il faut trouver un équilibre).

Bon, mais même si on arrive à réaliser et à entendre une différence, il reste un troisième point non évident : (c) la mémoriser. Le fait est que la mémoire filtre tout ce qui semble sans importance dans un énoncé : si quelqu'un me dit quelque chose aujourd'hui, je retiendrai le sens général plus facilement et plus longtemps que les mots précis, et je retiendrai les mots précis plus facilement et plus longtemps que les détails phonétiques même si je suis capable de les entendre. (De même, si je lis un texte écrit, je vais retenir les idées plus facilement que les mots précis, et les mots précis plus facilement que les détails de la police de caractères ou de la position de chaque mot sur la ligne de texte, même si je suis capable d'observer ces détails au moment de la lecture.) Or pour apprendre une langue, il faut convaincre les circuits mnémurgiques du cerveau de conserver les informations pertinentes pour cette langue, et ça, ce n'est pas du tout facile, et je cherche encore les techniques pour y arriver efficacement.

Par exemple, j'ai parlé du ʿayn dans une entrée passée : quand j'ai appris un peu d'arabe, je n'avais aucune difficulté à prononcer ce son, ou à l'entendre dans un mot donné, mais si j'essayais de mémoriser un mot contenant un ʿayn, une fois sur deux, ma mémoire me le ressortait plus tard avec un ʿayn remplacé par un ‘r’. Pourtant, ces sons ne se ressemblent pas, pas même vaguement : mais ce qui se passe est que le ʿayn arabe ressemble vaguement au ‘r’ français, le ‘r’ arabe est transcrit par la même lettre que le ‘r’ français, et donc mon cerveau avait tendance à classifier le ʿayn comme une variante du ‘r’ et à confondre les deux.

Je reviens au chinois. Si on met les tons de côté, la phonologie du chinois standard est plutôt simple, au moins du point de vue de celui qui cherche à apprendre la langue, parce que le nombre de phonèmes est plutôt réduit, ils sont assez faciles à articuler et assez différents à l'oreille (à part des cas comme ri contre re — dans la transcription pīnyīn —, c'est-à-dire quelque chose comme /ɻ̩/ ou /ɻɨ/ contre /ɻɤ/ en alphabet phonétique, ou peut-être ji /t͡ɕi/ contre qi /t͡ɕʰi/ parce que la palatalisation rend l'aspiration moins audible). Même l'ensemble des combinaisons possibles pour former une syllabe est réduit, quelque part entre 404 et 412 selon ce qu'on compte exactement. (Du point de vue du linguiste, il y a des questions potentiellement délicates — peut-être intéressantes, mais peut-être aussi simplement oiseuses — sur la façon la plus économique ou pertinente d'analyser la combinatoire des syllabes chinoises : par exemple, se demander si les syllabes transcrites si et xi en pīnyīn finissent par le même phonème, ou de même combien parmi celles transcrites le, lie, luo et lüe. Mais celui qui apprend la langue se moque bien de savoir si deux sons qui lui paraissent de toute façon différents sont différents parce que ce sont des allophones d'un même phonème ou parce que ce sont des phonèmes différents ; et je ne suis pas persuadé que la question ait un sens plus profond qu'une simple convention sur la description la plus agréable.)

Les tons sont, il me semble, faciles à produire, et pas trop difficiles à entendre. (Au moins si on nous donne cette information cruciale que le 3e ton est prononcé comme le 2e ton lorsqu'il est suivi d'un autre 3e ton, et grave lorsqu'il est suivi d'un ton différent : ce que l'Assimil ne disait pas, et franchement, s'attendre que les gens l'infèrent par eux-mêmes en écoutant les enregistrements, je trouve ça un peu coton[#3]. Après, je vois que des thèses entières ont été consacrées à la question de comment expliquer le 3e ton aux étrangers qui apprennent le chinois.)

[#3] D'ailleurs, je me demande bien comment le cerveau des petits enfants qui apprennent une langue fait pour découvrir les motifs de ce genre, ou plus compliqués, parfois complètement cinglés, que les langues vivantes semblent avoir le don pour s'inventer : je disais plus haut que j'avais appris sans m'en rendre compte la manière dont le ‘r’ allemand se vocalise, mais ça a l'air plutôt simple même par rapport aux règles, sur, disons, la fermeture de la première composante des diphtongues /aɪ/ et /aʊ/, que je n'ai pas acquise (ou alors, si je l'avais acquise, que j'ai perdue avant d'apprendre à la remarquer).

Un signe qu'on peut être tout à fait sensible à l'intonation même dans une langue non tonale m'a frappé dans le RER B à la station Orsay-Ville : la voix automatique qui lit les noms des stations prononce Orsay. Ville. : le son est parfait (je suppose que c'est un enregistrement, pas une voix de synthèse), mais l'intonation, descendante sur chaque partie, est complètement bizarre, comme si elle prononçait deux phrases d'un seul mot, au lieu de lire le nom composé Orsay-Ville. (Bon, il y a peut-être aussi une pause excessive entre les deux mots qui renforce cette impression, mais ce n'est certainement pas tout.)

Mais même si j'arrive à entendre correctement les tons du chinois (ce qui semble être à peu près le cas), la difficulté, et l'intérêt de l'expérience, est la partie (c) : savoir si je vais convaincre mon cerveau de les mémoriser, et de les mémoriser avec la syllabe, comme partie intégrante de l'unité lexicale, et pas comme une donnée auxiliaire à la manière de l'intonation.

Cela n'aide pas que le système de transcription choisi (le pīnyīn) utilise des diacritiques pour représenter les tons : du coup, ceux-ci sont considérés comme plus ou moins optionnels par ceux qui recopient ces transcriptions. Quand on n'utilise pas le nom francisé Pékin (qui est irréprochable parce que c'est un mot français, du coup, à la manière de Londres, Munich, Florence ou Moscou), la capitale chinoise est appelée Beijing parce que les gens ont la flemme d'écrire Běijīng — c'est catastrophique pour les gens qui veulent apprendre le chinois, parce que soit cela les encourage à ne pas mémoriser les tons comme quelque chose d'absolument indispensable, soit cela les oblige à faire semblant de ne pas avoir la moindre idée de comment s'appelle en chinois la capitale chinoise. Mais bon, j'ai déjà râlé sur le fait qu'une bonne translitération doit avec des propriétés d'inversibilité, et je pourrais pester des heures sur les gens qui transcrivent l'arabe en enlevant les ʿayn et ʾalif et les diacritiques qui indiquent les consonnes « emphatiques » (pharyngalisées), ou encore les gens qui transcrivent le russe n'importe comment (il faut dire que le seul mécanisme correct de transcription du russe, ISO 9, n'est quasiment pas utilisé). Il aurait été tellement préférable qu'on eût choisi de transcrire les tons du chinois par des vraies lettres, si bien que personne n'aurait eu l'idée saugrenue de les ignorer : par exemple, si je devais reconcevoir le système, je noterais zy, cy et sy ce qui est noté j, q et x respectivement en pīnyīn, ce qui serait plus logique et libérerait du même coup les trois lettres en question pour coder les tons sans avoir à faire appel à des diacritiques (et peut-être que la capitalie chinoise aurait un nom plus difficilement lisible, comme Beixzyingj, mais ce ne serait pas pire que l'irlandais en matière de lettres bizarres).

En tout cas, pour l'instant, ma conclusion sur (1) les tons est à peu près aussi négative que sur (2) les idéogrammes : je retiens à peu près les tons des mots que j'apprends mais je ne les retiens pas dans la même unité mnémurgique que les sons eux-mêmes (i.e., si je cherche à retrouver un mot, j'ai d'abord une prononciation-sans-tons qui me vient à l'esprit, puis, en faisant plus d'efforts, donc en cherchant apparemment dans une région différente de mon cerveau, des tons qui viennent s'y ajouter), c'est donc un échec pour l'instant, mais je suis curieux de savoir si cela va évoluer avant que ma patience à passer une heure par jour à faire du chinois ne s'épuise (i.e., vite). Car bien sûr, tout ça est une question d'efforts consentis : je suppose qu'on finit par y arriver, la vraie question est de savoir ce que ça coûte (le mythe selon lequel les adultes apprennent moins bien les langues que les petits enfants parce que leur cerveau est moins flexible a été pas mal démonté : le problème est surtout que les adultes ont moins de temps à consacrer et n'ont personne pour les corriger quand ils parlent mal).

Ajout () : Sur le fait que les adultes apprennent moins facilement les langues que les enfants, et des raisons possibles pour ça, cette vidéo, bien qu'il s'agisse essentiellement d'une pub pour un site Web pour l'apprentissage des langues, est intéressante à regarder. (Voir aussi ce que j'écris dans mon billet sur la méthode Assimil.)

Mais je suis étonné que peu de gens abordent la question. Il y a toutes sortes de pages en ligne qui discutent de moyens mnémotechniques pour le chinois, et notamment pour les tons (voir par exemple cette discussion), mais d'une part beaucoup s'adressent à des gens qui ont plutôt une mémoire visuelle (par exemple, colorier les idéogrammes selon leur ton), et d'autre part, comme je l'explique ci-dessus, je trouve que c'est une question différente de (i) simplement mémoriser les tons que de (ii) forcer le cerveau à les mémoriser exactement au même emplacement que la syllabe elle-même : si mon but était d'apprendre le chinois, ce qui n'est pas le cas, les moyens mnémotechniques pour mémoriser les tons séparément de la syllabe pourraient m'intéresser, mais je ne cherche pas à apprendre le chinois, je cherche à savoir si (ii) est atteignable et comment (et à la limite, si je me rends compte qu'il est atteignable, ou si je me rends compte qu'il ne l'est pas, je peux arrêter le chinois, parce que c'était simplement ça le but recherché). Maintenant, il est aussi possible que (ii) vienne naturellement si on réalise (i) ; toujours est-il que la réponse ne semble pas se trouver en ligne. (Bizarrement, plus de gens sont intéressés à apprendre le chinois pour apprendre le chinois que pour comprendre le fonctionnement du cerveau humain. Comme c'est étrange.)

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(mercredi)

Jouons un peu avec les subordonnées relatives

L'entrée précédente contenait le bout de phrase

…dans le cadre d'un cours dont j'enseigne à un groupe…

que j'affirme être correcte (j'enseigne à un groupe [d'élèves] de ce cours) mais qui a fait réagir le genre de grincheux dont j'imagine qu'ils doivent lire des blogs sans aucun intérêt pour le fond, par simple plaisir de pinailler sur la grammaire. Penchons-nous donc un instant sur les subordonnées relatives en français. [En vérité, l'avant-dernière phrase est surtout là pour fournir quelques exemples intéressants in situ de subordonnées compliquées : la phrase que j'affirme être correcte et les grincheux dont j'imagine qu'ils doivent lire des blogs blablabla.]

La subordonnée relative, dans les langues que je connais assez bien pour m'exprimer à leur sujet, a pour fonction de prendre deux phrases faisant intervenir le même concept, plus exactement un groupe nominal (ou un pronom), et d'imbriquer une dans l'autre (l'imbriquée devient donc la proposition subordonnée tandis que l'imbriquante devient la proposition principale) en explicitant le fait que c'est bien le même concept qui intervient dans les deux phrases. Exemple extrêmement simple :

{J'aime la maison} # {Je vois la maison} → {J'aime la maison {que je vois}}

(L'opération n'est pas commutative : dans l'autre sens on obtiendrait Je vois la maison {que j'aime}, ce qui a un sens subtilement différent, mais je vais y revenir.)

Le mot que indiqué en rouge est le pronom relatif ; il a un double rôle : (A) introduire la subordonnée (marquer son début, c'est-à-dire, débuter l'imbrication) et (B) préciser la fonction occupée par le groupe commun (l'antécédent de la relative) dans cette subordonnée. On va voir ci-dessous que ces rôles sont un peu en conflit et qu'il serait beaucoup plus clair d'avoir deux mots séparés pour les remplir. Le point à souligner dans (B) est que normalement en français la fonction d'un groupe nominal est indiquée par l'ordre des mots, mais comme on a réordonnée les mots pour mettre le pronom relatif en premier (à cause de son rôle (A)), cette fonction n'est plus apparente, et on la manifeste, à la place, par la forme du pronom. Pour reprendre un exemple très simple, comparer :

{Le garçon fait de la muscu} # {Le garçon drague Kévin} → {Le garçon {qui drague Kévin} fait de la muscu}

{Le garçon fait de la muscu} # {Kévin drague le garçon} → {Le garçon {que drague Kévin} fait de la muscu}

— la fonction (sujet ou objet) du groupe nominal commun dans la seconde phrase est indiquée par son emplacement quand la phrase est autonome, mais par la forme du pronom relatif (reste de déclinaison latine) quand elle est transformée en subordonnée.

Ajout () : J'aurais sans doute dû signaler que dans la seconde version, le garçon {que drague Kévin} fait de la muscu, on peut aussi utiliser l'ordre des mots le garçon {que Kévin drague} fait de la muscu, alors que dans la première il n'y a pas de choix : on peut donc préciser la fonction dans la subordonnée par le choix du pronom ou par l'ordre des mots. Il faudrait chercher un exemple où on ne peut pas jouer avec l'ordre des mots.

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(jeudi)

Les adjectifs dans les langues germaniques

Puisque j'en ai parlé dans l'entrée précédente, je vais raconter des choses sur l'inflexion des adjectifs dans les langues germaniques. (Si vous lisez cet article jusqu'au bout, félicitations, vous aurez vous aussi gagné le super pouvoir de passer pour la personne la plus ennuyeuse dans n'importe quelle soirée.)

Les langues germaniques sont une sous-branche des langues indo-européennes. Je commence donc par rappeler certains éléments grammaticaux importants généralement communs à ces langues. Pour commencer, ce sont des langues à cas (au moins à l'origine — beaucoup d'entre elles ont perdu les cas ultérieurement), c'est-à-dire que les noms ou groupes nominaux portent des inflexions qui indiquent la fonction de ces groupes par rapport au verbe de la phrase. (Les cas à l'origine sont : nominatif, vocatif, accusatif, instrumental, datif, ablatif, génitif et locatif ; peu importe la liste exacte, mais je veux surtout souligner qu'ils sont en nombre relativement petit et bien défini, à la différence des langues comme le finnois ou le hongrois où cette liste n'a pas vraiment de fin.) Ces cas sont marqués presque uniquement à la fin du mot (on parle de désinences). De plus, du point de vue de ces cas, les langues indo-européennes font une distinction principale nominatif-accusatif plutôt qu'absolutif-ergatif : disons pour simplifier que cela signifie que dans une phrase comme Pierre frappe Paul, le nom qui effectue l'action désignée par le verbe frapper (Pierre, qui sera au cas appelé nominatif ou cas « sujet ») aura un rôle grammatical plus central que le nom qui la subit (Paul, qui sera au cas appelé accusatif) — cette centralité se voit dans le fait que s'il y a une seule personne connectée à l'action (Jacques tombe), le cas de cette personne sera le même que le cas de la personne qui effectue l'action (donc, le nominatif), que si le verbe s'accorde dans cette situation (Jacques tombeJacques et Jules tombent) alors il s'accorde de la même façon avec le « sujet » de l'action (Pierre et Luc frappent Paul contre Pierre frappe Paul et Marc sans variation), et que si la même personne effectue deux actions on peut faire une ellipse (la phrase Pierre frappe Paul et Pierre tombe peut se redire en Pierre frappe Paul et tombe, alors que Pierre frappe Paul et Paul tombe ne peut pas se redire avec ellipse) ; à l'inverse, dans une langue à opposition absolutif-ergatif, c'est le cas de Paul dans Pierre frappe Paul, appelé absolutif, qui est utilisé pour Jacques tombe et non celui de Pierre (l'ergatif), mais je digresse.

Une autre caractéristique grammaticale des langues indo-européennes est que les adjectifs sont plus ou moins rapprochés des noms : comme les noms, les adjectifs peuvent varier selon le cas, ils s'accordent aussi en nombre et en genre avec le nom (cf. ci-dessous), en revanche ils n'ont pas les dimensions d'inflexion qui caractérisent les verbes (mode, temps, aspect) ; par comparaison, en japonais, les adjectifs (au moins les adjectifs en -い) ressemblent plus à des verbes, et peuvent se mettre, par exemple, au passé. Ceci peut s'analyser en disant que dans les langues indo-européennes, la fonction « normale » de l'adjectif est épithète (la mer bleue) alors que dans d'autres langues la fonction « normale » serait d'être attribut (la mer est-bleue, l'adjectif signifiant être-bleu).

Enfin, les langues indo-européennes distinguent trois nombres, le singulier, le duel et le pluriel, même si le duel est réduit à l'état de trace ou d'archaïsme dans quasiment toutes les langues indo-européennes vivantes (désolé, le slovène !). Et elles distinguent trois genres, le masculin, le féminin, et le neutre, même si plusieurs ou tous ces genres ont pu fusionner dans beaucoup de langues encore vivantes, et même si à l'origine le statut du féminin n'est pas clair (il est probablement dérivé d'une forme de collectif, ce qui explique pourquoi le neutre pluriel et le féminin singulier ont une grande parenté).

J'en profite pour noter que quasiment tout ce que je viens de dire — l'existence de cas, l'opposition nominatif/accusatif, avec variation du verbe selon le sujet, plutôt qu'absolutif/ergatif, l'opposition nom/verbe avec rapprochement des adjectifs aux noms, l'existence d'une distinction de nombre et peut-être même singulier/duel/pluriel, et l'existence d'une distinction de genre avec une similitude entre le féminin singulier et l'inanimé pluriel (jusqu'à l'accord des verbes au singulier dans cette situation) — est aussi vrai pour les langues sémitiques comme l'arabe. Je trouve qu'il s'agit d'indices assez forts pour penser qu'il y a, sinon parenté, du moins influence grammaticale, entre ces deux familles de langues, et je trouve ça beaucoup plus remarquable que d'éventuels rapprochements entre racines lexicales douteuses. Mais de nouveau, je digresse complètement.

Le schéma général de l'adjectif dans les langues indo-européennes est, donc, est qu'il s'accorde en genre, nombre et cas avec le nom auquel il se rapporte. L'accord en nombre n'appelle pas spécialement à commentaire (je me retiens très fort de vous parler des numéraux dans les langues slaves). L'accord en cas n'en mérite pas non plus si l'adjectif est épithète (pour la mer bleue, le bleu sera au même cas que mer, que ce groupe soit sujet, objet, objet indirect, ou tout autre cas) : dans le cas de l'attribut (la mer est bleue), le cas est a priori nominatif, même s'il faut évoquer la possibilité d'un attribut du complément d'objet (la mer, je l'imagine bleue) auquel cas l'adjectif devrait logiquement être à l'accusatif, mais je n'ai pas assez de recul sur un ensemble raisonnable de langues indo-européennes à cas pour pouvoir dire si cette logique est largement suivie. (Par ailleurs, la règle de l'attribut du sujet au nominatif ne s'applique pas que pour un adjectif mais si l'attribut est lui-même un nom ou un groupe nominal : Socrate est un homme mettra normalement un homme au nominatif dans les langues indo-européennes. Cependant, cette logique ne vaut que pour la forme la plus basique, et parfois omise, du verbe être : en russe, par exemple, Socrate est un homme se dit Сократ — человек, mais Socrate était un homme donne Сократ был человеком, l'attribut passant du cas nominatif человек au cas instrumental человеком ; de nouveau, je trouve amusant qu'on voie un phénomène analogue en arabe classique où l'attribut marqué sans verbe commande le cas nominatif tandis que l'attribut marqué avec le verbe كان, par exemple pour exprimer le passé, commande le cas accusatif/direct. Zut, j'ai encore digressé.)

L'accord en genre mérite l'explication suivante que le genre dans les langues indo-européennes a plusieurs visages ou recouvre plusieurs phénomènes. (1) Il est une caractéristique lexicale intrinsèque des noms communs, c'est-à-dire que chaque nom commun (si la langue a gardé des genres) appartient à tel ou tel genre, et ce, de façon essentiellement arbitraire : en français, le soleil est lexicalement masculin, la lune est lexicalement féminin, tandis qu'en allemand, die Sonne (le soleil) est féminin et der Mond (la lune) est masculin. (2) Il est aussi un élément sémantique lorsqu'il se rapporte à une personne, indiquant à quel sexe il est considéré par le locuteur comme appartenir : c'est-à-dire que certains énoncés, nonobstant le (1) ci-dessus, apportent une information sur le sexe du locuteur ou de la personne à laquelle il s'adresse, ou de tiers désignés par des prénoms ou des noms épicènes. (Ainsi, en français, écrire tu es fou plutôt que tu es folle reflète l'information qu'on s'adresse à une personne considérée comme de sexe masculin. Il ne s'agit pas ici du genre lexical d'un nom commun.) (3) Dans le cas des adjectifs (ou apparentés : formes verbales à participes), le genre est un élément d'accord, reflétant le genre (au sens (1) ou (2)) du nom auquel l'adjectif se rapporte. (4) Le genre commande aussi à un choix de pronoms (en français, il contre elle, en anglais he contre she). • En clair, (1) un nom commun est masculin, féminin ou neutre (selon ce que la langue admet comme genres), mais toujours du même genre pour le même nom (à de rares exceptions près), tandis que (3) un adjectif est accordé au masculin, féminin ou neutre selon le nom auquel il se rapporte. Un nom a un genre intrinsèque, un adjectif n'en a pas. Et dans des cas comme celui où l'adjectif se rapport non pas à un nom mais à un pronom ou un nom propre (p.ex., prénom), l'accord est sémantique (c'est le point (2)). (Quant au choix (4) des pronoms pour reprendre un nom, il dépend (1) du genre lexical du nom et/ou (2) de la sémantique, typiquement quand il s'agit d'une personne.)

Au niveau inflexionnel, les langues indo-européennes ont donné aux adjectifs des désinences masculines, féminines et neutres calquées sur les paradigmes des noms les plus souvent du genre correspondant. Ainsi, en latin, le masculin bonus se décline comme dominus (classe de noms majoritairement masculins), le féminin bona comme rosa (classe de noms majoritairement féminins), et le neutre bonum comme templum (classe de noms exclusivement neutres) : les désinences de trois classes de noms différents se retrouvent dans une seule classe d'adjectifs pour former les trois genres. (Mais l'accord est véritablement selon le genre et pas selon la classe flexionnelle du mot : ainsi dans les rares situations de noms féminins du paradigme dominus ou de masculins du paradigme bona, on accorde bien l'adjectif avec le genre, par exemple Sequana longus est, la Seine est longue, le nom du fleuve Sequana étant masculin en latin malgré sa terminaison en -a et bien qu'il ait donné un féminin en français.)

⁂ Tout ceci concernait les langues indo-européennes en général. Les langues germaniques apportent l'innovation qu'en plus de faire varier les adjectifs en genre, nombre et cas, elles introduisent une dimension de plus à leur inflexion, la distinction indéterminé/déterminé. Cette distinction concerne uniquement les adjectifs (les langues scandinaves ont innové en introduisant une distinction similaire pour les noms, j'y reviendrai) ; et elle à l'origine a un caractère sémantique : elle distingue le beau garçon et un beau garçon (si j'arrive à pipoter correctement le vieil allemand, ça devrait être scōno knabo et scōni knabo respectivement), autrement dit, à l'origine, le choix d'accorder l'adjectif en indéterminé ou en déterminé va apporter une vraie différence de sens. Mais les langues germaniques ont ensuite repris des démonstratifs comme articles, rendant cette distinction redondante avec la présence de l'article défini : ceci transforme alors une distinction sémantique en un accord grammatical selon la présence ou non de tel ou tel article. (Exemple toujours en vieil allemand mais avec l'article explicitement écrit, dër scōno knabo, soit en allemand moderne der schöne Knabe, le beau garçon, contre scōni knabo, ein schöner Knabe, un beau garçon ; ou pour reprendre exactement les mêmes mots en vieil anglais, se scēna cnafa contre scēne cnafa, ce qui en anglais moderne-mais-précieux serait [the] sheen knave, mais les désinences ont alors totalement disparu.)

Zut, je voulais reprendre le vers du Roi des aulnes pour mon exemple, mais je me suis mal rappelé celui-ci : dans le poème de Goethe, c'est feiner Knabe (pour ma défense, schöner Knabe scanderait tout aussi bien). Comme fein ne semble pas venir d'une racine germanique, je ne change pas.

Cette distinction déterminé/indéterminé à l'adjectif est une spécificité des langues germaniques qui ne se retrouve pas dans les autres langues indo-européennes, même s'il y a quelque chose de vaguement semblable dans la famille balto-slavique (une sorte de déterminant postposé qui explique notamment pourquoi les adjectifs épithètes en russe ont une déclinaison manifestement double), mais je ne développe pas plus.

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(dimanche)

Encore quelques réflexions décousues sur l'écriture, la ponctuation et la typographie

J'évoquais l'an dernier, au milieu d'autres problématiques du même acabit, la question un peu byzantine suivante : si on admet que le français utilise, dans ses conventions typographiques, des guillemets différents de l'anglais, que doit-on faire quand un texte français cite un texte anglais (ou vice versa) ? Mais il y a une question préliminaire que j'aurais dû me poser, c'est : comment se fait-il que l'anglais et le français se soient retrouvés avec des conventions typographiques différentes, et est-il justifiable ou souhaitable de maintenir cette distinction ?

Considérons une règle typographique comme la suivante : les ponctuations doubles (point d'exclamation, point d'interrogation, deux points, point-virgule) sont précédées d'une espace insécable, et, pour être encore plus précis, cette espace insécable est fine (généralement qualifiée de quart de cadratin) s'agissant de toutes sauf les deux points[#] pour lesquels elle est normale (i.e., justifiante). Cette règle figure à l'entrée ponctuation du Lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie Nationale[#2], et pour une raison assez obscure, on tire généralement la conclusion que la règle doit s'appliquer en fonction de la langue dans laquelle on écrit plutôt que — ce qui serait tout aussi légitime — l'imprimeur (et notamment sa nationalité). Prenons un autre exemple : il est sous-entendu dans le paragraphe précédent que le choix entre les guillemets français (« comme ça ») et les guillemets anglais (“comme ça”) est fait en fonction de la langue dans laquelle on s'exprimer (laissant de côté toute subtilité liée au mélange de deux langues). Mais historiquement, c'est juste que les éditeurs et imprimeurs français, qui se trouvaient imprimer des ouvrages en français, utilisaient les guillemets en forme de chevrons, et les éditeurs et imprimeurs anglais, qui se trouvaient imprimer des ouvrages en anglais, utilisaient des guillemets en forme de virgules surélevées. (D'ailleurs, historiquement, les guillemets français viennent des guillemets anglais, déplacés plus bas et stylisés par certaines polices de caractères.) Maintenant que l'informatique nous permet de tous être imprimeurs virtuels, il n'est pas du tout évident que nous devions suivre les conventions des imprimeurs français pour écrire du français et des imprimeurs anglais pour écrire l'anglais.

Voici quelques raisons de penser autrement. Je pourrais d'abord évoquer le cas du latin[#3] : il est couramment admis qu'il est légitime, quand on cite du latin, de ne pas le faire entièrement en majuscules, sans espace ni ponctuation, et en utilisant la même lettre pour U et V, sous prétexte que les romains faisaient comme ça. La question de savoir si le latin doit utiliser des guillemets en forme de chevron ou en forme de virgule, ou comment on doit espacer un point d'interrogation dans un texte latin, est visiblement une question complètement stupide : pourquoi en serait-il autrement sous prétexte que le texte est dans une langue vivante ? • Personne ne soutiendra non plus que les polices didones doivent servir spécifiquement pour typographier du français. Pendant des décennies, on a entretenu l'illusion, ou au moins le débat, sur le fait que l'allemand, comme quelques autres langues germaniques, devait être écrit en une forme de « gothique » (typiquement, la Fraktur), et on voyait des livres changer consciencieusement d'alphabet (ou de police, selon la manière dont on voudra considérer la chose) quand ils passaient de l'allemand à une autre langue… jusqu'au moment où on s'est enfin rendu compte de l'absurdité de cet usage ; et certains des arguments pour défendre l'idée que l'allemand doit être écrit en Fraktur nous semblent maintenant à mourir de rire. [Ajout : à ce sujet, voir cette entrée ultérieure.] S'il est stupide de changer de police de caractères, pour quelle raison devrait-on changer de forme de guillemets ou d'espacement de certaines ponctuations sous prétexte qu'on change de langue ?

Il y a toutes sortes d'autres usages considérés comme liés à la langue qu'on peut chercher à reconsidérer. L'espagnol, par exemple, utilise des ponctuations inversées pour marquer le début des phrases ou propositions interrogatives et exclamatives : mais ¿ est-ce l'espagnol qui le fait ou sont-ce les éditeurs et imprimeurs espagnols qui le font ? — et surtout, si cette convention aide à la compréhension de la structure du texte, ¿ pourquoi donc la réserver à une seule langue ? (Je ne prétends pas qu'il n'y a pas de raison valable : si l'espagnol marque les phrases interrogatives par la seule intonation, il est légitime de faire figurer cette intonation, à l'écrit, de façon plus visible que dans une langue où une structure grammaticale, comme une inversion du sujet, rend visible le caractère interrogatif de la phrase. D'un autre côté, le français, au moins le français parlé, marque volontiers les interrogations par la seule intonation, et ¡ aucune langue que je connais n'a de structure grammaticale spéciale pour les phrases exclamatives !) On peut aussi s'interroger sur l'Opportunité, en Allemand, de marquer chaque Nom par une Majuscule (j'aimerais bien savoir comment cette Habitude est née), alors que des Langues tout à fait proches, comme le Néerlandais, ne le font pas : si cette Convention aide à la Compréhension écrite, pourquoi ne pas l'adopter dans d'autres Langues, et si elle n'a aucun Intérêt, pourquoi la perpétuer ? La frontière entre typographie, ponctuation, orthographe et grammaire est toujours un peu incertaine : quand on m'affirme péremptoirement que c'est la grammaire allemande qui exige des majuscules aux noms communs, je demande selon quelle règle on décide que cette question précise relève de la grammaire.

Questions d'habitude ? Certes, mais l'habitude d'écrire l'allemand en Fraktur était aussi bien ancrée : les habitudes se changent, et peut-être les premières polices sans empattement ont-elles choqué, ça n'empêche pas qu'elles existent maintenant. Je pense qu'il serait intéressant de faire des expériences en la matière : pour chacune de ces conventions typographiques (forme des guillemets, espacement autour des ponctuations, utilisation de ponctuations inversées, utilisation de majuscules à chaque nom, utilisation de majuscules tout court), faire lire des textes en variant la convention, et ce, dans différentes langues, et mesurer si la convention apporte effectivement une différence mesurable dans l'efficacité de la lecture (temps de lecture, niveau de compréhension), ou dans l'appréciation subjective de la qualité du texte (on ne précisera pas, bien sûr, quel est le paramètre testé). Autant je veux bien croire que l'allemand écrit sans majuscules à chaque nom soit véritablement déstabilisant pour un germanophone et ralentisse la compréhension, autant j'ai beaucoup plus de mal à le croire s'agissant de la forme des guillemets dans une langue quelconque (même, s'agissant de l'allemand, s'il s'agit carrément d'une inversion du sens dans lequel ils pointent).

[#] Pourquoi diable les deux points auraient-ils droit à un espacement différent du point-virgule, d'ailleurs, voilà quelque chose dont je ne comprends ni la cohérence ni l'élégance. Si j'avais un peu de courage, j'essayerais de retrouver quelle est l'origine historique précise de cette subtilité-là.

[#2] (Radotage.) J'ai déjà dû exprimer à plusieurs reprises sur ce blog mon étonnement que cet ouvrage confus, mal écrit, mal organisé, et parfois carrément incohérent, soit si souvent érigé en bible de la typographie française. C'est d'autant plus étonnant que le Lexique lui-même ne prétend pas être chose qu'une convention interne à l'Imprimerie nationale (et même pas toute l'Imprimerie nationale puisque j'ai déjà souligné que le Journal Officiel, lui, n'utilise pas d'accents sur les majuscules).

[#3] Encore plus bizarre que le cas du latin est celui du grec : le grec ancien, bien sûr, n'avait pas de ponctuation, mais dès le 8e siècle, un point d'interrogation est apparu en grec qui, par malchance, est graphiquement identique au point-virgule des langues s'écrivant avec l'alphabet latin. Ce point d'interrogation est resté en grec moderne (ce qui ne l'a pas empêché d'importer le point d'exclamation « standard »). Unicode identifie canoniquement les deux caractères (U+003F QUESTION MARK et U+037E GREEK QUESTION MARK). Pour l'équivalent du point-virgule (et, en transcription moderne du grec ancien, des deux points), on utilise parfois un point intermédiaire, c'est-à-dire à l'emplacement du point supérieur des deux points (en Unicode, U+0387 GREEK ANO TELEIA, unifié canoniquement avec U+00B7 MIDDLE DOT). Bref, c'est un peu le bordel. Mais au moins le grec a-t-il une excuse pour avoir une ponctuation différente, c'est qu'il a un système d'écriture différent : et si on voit mal pourquoi la ponctuation devrait changer selon la langue, il est déjà plus compréhensible qu'elle varie selon le système d'écriture : si on transcrit du grec en alphabet latin, on va sans doute utiliser le point d'interrogation « standard ». (Ceci étant, je pense que si j'écrivais en grec, j'aurais tendance à l'importer dans cet alphabet aussi, par cohérence avec le point d'exclamation.)

Il y a d'autres choses qui sont parfois considérées comme dépendant de la langue et dont on peut s'interroger sur la pertinence. Le choix du séparateur décimal, par exemple (entre un point et une virgule) : en fait, il y a aussi le séparateur des milliers, mais l'ISO a mis son poing sur la table et décidé — fort à raison — qu'on ne doit pas utiliser autre chose qu'une éventuelle espace fine comme séparateur des milliers. (Je ne vais pas non plus m'étendre sur les choses comme le format des dates, ce serait digresser un peu loin de mon sujet.) Pour ce qui est du séparateur décimal, en revanche, l'ISO a tergiversé et fini par admettre que le point et la virgule sont tous les deux admissibles : personnellement, j'utilise systématiquement le point quand je tape des nombres dans un ordinateur (parce que ça simplifie le copier-coller dans plein de langages de programmation), et systématiquement la virgule quand j'écris à la main (parce que le point a tendance à disparaître), et je pense que c'est de loin la convention la plus raisonnable, alors que je ne vois vraiment pas le sens qu'il y aurait à écrire 1,25 sous prétexte que j'écris en français, ou 1.25 sous prétexte que j'écris en anglais — un nombre, c'est un nombre, c'est justement censé être universel.

Au rayon des nombres, on peut noter la convention sur l'écriture des unités monétaires : la convention aux États-Unis est fermement d'écrire $20 pour vingt dollars, et pas 20$, et il en va de même au Royaume-Uni où on écrit £20 pour vingt livres et pas 20£ ; maintenant, la question à 42¤, ou peut-être ¤42, c'est de savoir si cette convention est une convention américaine et britannique, une convention de la langue anglaise ou une convention concernant le dollar et la livre. Après tout, on écrit 20¢ pour vingt cents aux États-Unis, et 20p pour vingt pence au Royaume-Uni (et avant la décimalisation, on écrivait 1/8d ou 1s8d pour un shilling et huit pence), ce qui suggère que la convention n'est pas liée uniquement à la langue mais à l'unité considérée ; mais les Québecois écrivent 20$ (et ce n'est pas parce qu'il s'agit du dollar canadien !). J'utilise généralement les codes ISO 4217 pour les unités monétaires (ça évite de se demander si ‘$’ fait référence au USD ou au CAD ou au AUD ou au NZD ou je ne sais quoi encore ; mais j'ai quand même souvent la faiblesse d'écrire ‘€’ au lieu de EUR) : mais même pour ces codes ISO 4217, personne n'a l'air de savoir si on doit les mettre devant ou derrière le nombre et dans quelles circonstances (l'Union européenne semble mettre devant le nombre en anglais et derrière dans les autres langues, mais je n'ai pas vérifié de façon très systématique).

Je pourrais aussi parler de la façon d'écrire les chiffres comme ‘1’ (avec ou sans barre ?), ‘7’ (avec ou sans barre médiane ?), ‘4’ (fermé ou pas ?), en écriture manuscrite, mais là, je pense qu'à peu près tout le monde sera d'accord sur le fait qu'il s'agit d'une différence géographique entre écritures et pas une convention liée à telle ou telle langue. Je vais donc m'arrêter là. Faites-moi penser une autre fois à parler aux majuscules cursives qui diffèrent d'un endroit à un autre, parce que j'ai toutes sortes de choses à raconter sur la forme des alphabets majuscule/minuscule, droit/italique/cursif latin/grec/cyrillique (donc dix-huit combinaisons à comparer).

Et puis je comptais aussi en profiter pour digresser sur l'importations d'anglicismes (de vocabulaire et de syntaxe) en français, au nom du principe général de l'interlinguisme, mais je pense que je vais garder ça aussi pour une autre fois.

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(jeudi)

Une petite histoire du ʔalif et du ʕayn

Pour changer un peu des maths (et de la physique), j'ai envie — sans avoir la prétention de faire de la linguistique sérieuse — de parler de deux lettres/sons qui n'ont pas d'équivalent en français ou en anglais (on peut arguër que le premier en a en allemand), mais qui font partie du répertoire normal de langues sémitiques comme l'arabe ; deux sons que les francophones ont souvent du mal à identifier ou à distinguer, et même quand ils en ont entendu parler ils ont tendance à les confondre. Je vais les appeler le ʔalif et le ʕayn, même si je ne veux pas seulement parler des lettres arabes portant ces noms (d'ailleurs, le ʔalif dont je parle correspond plutôt à la hamzaẗ arabe, comme je vais le dire) : les noms phonétiques précis sont occlusive laryngale sourde (ʔ) et constrictive/spirante pharyngale sonore (ʕ), mais c'est un peu long à dire, pas forcément tellement plus parlant pour le profane, et peut-être trop distinctif (je ne veux pas vraiment distinguer la variante du ʕayn qui est une vraie constrictive de celle qui est une spirante). Pour ceux qui auraient des polices de caractères peu complètes, le caractère ‘ʔ’ est une sorte de point d'interrogation sans le point, tandis que le ‘ʕ’ est son symétrique gauche-droite (i.e., symétrique par rapport à un axe vertical). Je vais expliquer plus bas d'où viennent ces caractères.

Ces sons sont à la fois très différents et étrangement semblables. Techniquement, bien qu'il s'agisse de deux consonnes, ils sont différents sur toutes les dimensions phonétiques (occlusive contre constrictive, laryngale contre pharyngale, sourde contre sonore), donc il ne devrait y avoir aucun risque de confusion. Pourtant, il faut reconnaître qu'il y a une certaine similarité, ou du moins un certain parallélisme entre eux : les deux peuvent être perçus par ceux qui ignorent leur existence comme une sorte de hiatus entre deux voyelles, ils ont été comparés (à mon avis à tort) aux esprits doux et rude du grec, et les Arabes ont eux-mêmes vu une certaine similitude puisqu'ils écrivent le son ʔ (ayant réemployé pour autre chose la lettre ʔalif qui le marquait historiquement) avec une lettre, la hamzaẗ, qui est graphiquement dérivée du ʕayn.

Le son ʔ, souvent appelé coup de glotte, peut être décrit tout simplement comme une interruption de la voix. Il est donc très facile à articuler, puisqu'il s'agit juste de séparer deux voyelles par du silence, la principale difficulté étant de se rendre compte qu'il s'agit bien d'une « consonne comme une autre ». Pour le prononcer, le mieux est sans doute de dire une voyelle de façon prolongée (le ‘a’ étant probablement le mieux), et d'interrompre cette voyelle — en interrompant le flux d'air — un peu soudainement, avant de la reprendre, le tout sans jamais fermer la bouche. L'interruption se fait en fermant les cordes vocales, situées au niveau de la partie du larynx appelée glotte (à ne pas confondre avec la luette, le truc qui pendouille au fond de la gorge, et qui n'a rien à voir, mais qui est parfois par erreur appelée glotte) : c'est pour cette raison qu'on parle de consonne laryngale, ou glottale. Pour ceux qui veulent un enregistrement (mais ce n'est sans doute pas très éclairant), Wikipédia a ça. Certains trouveront peut-être bizarre de qualifier cette interruption de « consonne », mais le principe même d'une consonne occlusive (ou au moins les occlusives sourdes : ‘p’, ‘t’, ‘k’, etc.) est justement d'arrêter brièvement le son et le flux d'air de la voix : ce qui distingue ces consonnes les unes des autres est la manière dont l'interruption se fait (l'« attaque » de la consonne) et la manière dont elle cesse (la « libération » de la consonne), seule la dernière partie étant audible en début de mot/phrase et seule la première étant audible en fin de mot/phrase ; le coup de glotte se caractérise par le fait que l'attaque est faite par une fermeture, et la libération par une réouverture, soudaines des cordes vocales.

Ceux qui connaissent l'allemand (et qui le prononcent soigneusement) savent que dans cette langue, un mot ou même une partie de mot composée commençant par une voyelle est prononcé articulé bien séparément de ce qui précède : cette séparation est justement un coup de glotte. Quand on prononce über alles, il ne faut donc surtout pas lier le ‘r’ de la préposition avec le pronom qui suit, mais bien dire ʔüber ʔalles. Certes, le cas des mots isolés commençant par une voyelle n'est pas forcément le plus convaincant (il y a un continuum entre une attaque « non glottale », comme en français, où le souffle d'air commence très légèrement avant que les cordes vocales entrent en vibration, et une attaque « glottale », comme en allemand, où les deux sont concomitants), mais si le coup de glotte est au milieu d'un mot, on peut plus facilement se convaincre qu'il s'agit bien d'un son autonome : penser au mot beachten, prononcé beʔachten, bien détaché, sans qu'il y ait transition graduelle d'une voyelle à l'autre.

Les exemples en anglais ou français sont plus difficiles à donner. En anglais, cependant, quand on prononce l'interjection uh-oh!, elle est généralement rendue comme ʔuh-ʔoh!, ou en alphabet phonétique correct, [ˈʔʌˈʔəʊ] — je ne sais pas vraiment ce qui explique la spécificité de cette interjection. Certains Anglais, notamment les Londoniens, et dans certains contextes les Américains aussi, ont tendance, surtout quand ils parlent vite, à remplacer certaines consonnes par des coups de glotte (par exemple, button est prononcé par certains avec un ‘ʔ’ à la place du ‘t’, et le ‘on’ étant par ailleurs transformé en un ‘n’ syllabique : [ˈbʌʔn̩]), mais c'est le genre de phénomène qui a tendance à passer complètement inaperçu, y compris de ceux qui le pratiquent. En français, je ne vois vraiment rien : les francophones ont tendance à tout articuler d'un seul souffle, sans aimer s'interrompre plus que nécessaire (on le voit aussi peut-être à l'inexistence des consonnes géminées, c'est-à-dire des consonnes « allongées » où l'intervalle de silence entre l'attaque et la libération est prolongé, comme les consonnes redoublées de l'italien). Même la ‘h’ dite « aspirée » en français, comme dans le hiatus non seulement n'est pas aspirée, mais n'est même pas prononcée du tout. Peut-être quand il y a hiatus entre deux voyelles identiques (à Alger) a-t-on tendance à les séparer par un léger coup de glotte, mais même dans ce cas il me semble qu'il est optionnel et/ou peu marqué. En revanche, dans d'autres langues, le ʔ peut être une consonne tout à fait normale : je vais reparler des langues sémitiques, mais pour l'anecdote on peut signaler que Hawaï devrait être prononcé Hawaiʔi (dans ce contexte de transcription des langues polynésiennes, le ‘ʔ’ est généralement noté par une apostrophe inversée, donc quelque chose comme Hawai`i — je trouve ça assez mauvais parce que ça encourage à la confusion avec le ‘ʕ’ dont je dois encore parler et qui est souvent aussi noté comme ça). On peut tout à fait géminer (i.e., redoubler) un ‘ʔ’, ce qui revient à faire une interruption plus longue.

Le son ʕ est peut-être plus subtil à décrire, et il y a aussi plus de variabilité possible (si on est soigneux, on peut distinguer une constrictive [=fricative] pharyngale sonore d'une spirante [=constrictive ouverte] pharyngale sonore, selon le niveau de resserrement du pharynx ; par ailleurs, j'ai lu des gens expliquant que, au moins dans certaines prononciations de l'arabe, la lettre ʕayn dont la prononciation « canonique » devrait sans doute être le son dont je parle ici, serait plutôt rendue comme un coup de glotte pharyngalisé, noté [ʔˤ], donc une sorte de mélange des deux sons dont je parle, ce qui commence à devenir franchement subtil ; de même, on confond souvent les pharyngales avec les épiglottales ou épiglotto-pharyngales, et j'avoue ne jamais avoir réussi à me convaincre de la différence). À nouveau, vous avez un enregistrement sur Wikipédia, mais je ne sais pas s'il permettra vraiment de comprendre comment le son fonctionne.

Cette fois-ci, il s'agit d'un son prononcé avec le pharynx, c'est-à-dire l'arrière de la gorge, en reculant l'arrière de la langue vers l'arrière de la gorge de façon à y restreindre le passage de l'air (on peut aussi le faire avec l'épiglotte, mais comme je le disais, la distinction ne me semble pas claire). Ce son n'est pas difficile à prononcer, mais il n'est pas vraiment facile à expliquer si je m'adresse à des francophones vu qu'il n'y a aucune sorte de consonne pharyngale en français : quand on dit un son prononcé avec l'arrière de la gorge, les gens ont tendance à émettre un râle inarticulé qui ressemble à une caricature de ce qu'ils imaginent être l'arabe, or le ʕayn est un son au contraire assez doux.

Il faut dire que ça n'aide pas que la phonétique parle de consonnes « sourdes » et « sonores » pour désigner celles qui sont articulées sans vibration des cordes vocales (comme ‘t’, ‘p’, ‘f’, ‘k’) et celles qui sont articulées avec (comme ‘d’, ‘b’, ‘v’, ‘g’), alors que les sourdes ont tendance à être prononcées plus fortes que les sonores, vu que le fait de faire vibrer les cordes vocales (pour prononcer une sonore) empêche que le flux d'air soit trop important (ce qui donne un son plus fort). C'est ainsi que le son ‘h’ le plus courant (celui de l'anglais et de l'allemand, entre autres langues ; il s'agit d'une laryngale) est sourd, mais que sa variante sonore (qui est plus courante en néerlandais, par exemple), ‘ɦ’, est relativement inaudible. La contrepartie sourde du ʕayn, c'est-à-dire le ‘ħ’ (ou « ‘h’ pharyngal »), est donc prononcée beaucoup plus forte, et c'est sans doute à ce son-là que les gens pensent quand on évoque une consonne pharyngale : c'est un son qui apparaît dans un certain nombre de mots arabes connus (comme halal ou le Hamas ; il est typiquement transcrit ‘ḥ’, mais je préfère ici le ‘ħ’ de l'alphabet phonétique). Ce ‘ħ’ (enregistrement ici) est approximativement quelque chose d'intermédiaire entre le ‘ch’ dur de l'allemand (dans Bach, par exemple, phonétiquement [x] ou plutôt [χ]) et le ‘h’ de l'anglais ou de l'allemand : en gros, il s'agit d'arriver à produire une turbulence comme pour le premier, mais sans l'aide du palais (ce qui se confirmera au fait qu'on arrive à le prononcer avec la bouche complètement ouverte, la luette étant bien visible dans un miroir). Je répète que si le ‘ħ’ et le ‘ʕ’ (ʕayn) ont le même lieu d'articulation (pharyngal), comme le ʕayn est « sonore », il est en fait beaucoup plus doux.

Pour prononcer le ʕayn, je propose plutôt aux francophones de penser à l'‘r’ française dans sa forme atténuée, peut-être dans le mot parti, et d'essayer de prononcer quelque chose d'intermédiaire entre elle et un simple allongement de la voyelle ‘a’. L'‘r’ française est uvulaire, c'est-à-dire que ce son est prononcé en approchant la langue de la luette (« le truc qui pend à l'arrière de la gorge »), soit pour produire un battement (mais cette ‘r’ « roulée » est une prononciation assez marginale et ce n'est pas celle qu'on recherche ici), soit pour produire un frottement, plus ou moins atténué. Il s'agit maintenant de prononcer le même genre de frottement atténué mais avec l'arrière de la langue, à peu près à l'emplacement où elle est déjà pour prononcer la voyelle ‘a’. Ce qui explique que certains analysent le [ʕ] comme un « [ɑ] consonne » à la manière dont le [w] est un « [u] (c'est-à-dire ‘ou’ français) consonne », le [j] (c'est-à-dire le ‘-ille’ français comme dans feuille) est un « [i] consonne », et le [ɥ] (comme le ‘u’ du mot français nuit prononcé par un non-Belge) est un « [y] (c'est-à-dire le ‘u’ français) consonne ». D'ailleurs, le mot arabe ʕīd (عيد), qui signifie fête, a été tranformé par les Français en Aïd, ce ‘a’ initial étant juste une façon de noter le ʕayn initial (et c'est vrai que c'est un peu difficile de prononcer ‘ʕi’ sans faire une sorte de ‘a’ quelque part, quand la langue passe de la position arrière nécessaire au ‘ʕ’ à la position avant nécessaire au ‘i’). Mais dans ma tête, le ʕayn fait surtout penser à une sorte de ‘r’-du-français un peu avalé (et je crois que ma mémoire les classe ensemble, si bien que j'ai tendance à mélanger le ‘ʕ’ et le ‘r’ même si dans une langue comme l'arabe il n'y a vraiment pas de ressemblance entre eux).

Ci-dessus j'ai seulement parlé des sons, il faut maintenant dire aussi quelque chose des lettres et de leur transcription. Dans les langues sémitiques, ou plus généralement chamito-sémitiques (=afro-asiatiques), a priori, à la fois le ‘ʔ’ et le ‘ʕ’ sont des lettres (consonnes) à part entière, ce qui explique que je les aie appelées ʔalif et ʕayn, d'après les noms arabes des lettres en principe correspondantes ; mais il y a des subtilités. En égyptien hiéroglyphique, le ʔalif est le hiéroglyphe 𓄿 (G1, vautour égyptien, plus exactement un percnoptère) ; pour éviter d'avoir à dessiner un vautour, les égyptologue utilisent une transcription spéciale, ‘ꜣ’ (en Unicode, U+A723 LATIN SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL ALEF), une sorte de ‘3’ évoquant vaguement le dessin du vautour. Le ʕayn, lui, est 𓂝 (D36, bras — tiens, il n'a pas d'entrée sur Wikipédia, celui-là ?), qui a aussi sa transcription spéciale, ‘ꜥ’ (U+A725 LATIN SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL AIN), une sorte d'angle pas très net vaguement comme un ‘r’ minuscule (je ne sais pas d'où vient ce symbole). Comme on ne connaît pas les voyelles de l'égyptien (seules les consonnes étaient notées), il est parfois tentant d'inférer un ‘a’ pour l'une ou l'autre de ces lettres : par exemple, le hiéroglyphe sans doute le plus célèbre, la croix ansée (en fait peut-être un nœud de sandale) ou symbole de la vie, très apprécié des occultistes, a la valeur phonétique ꜥnḫ, et on rend souvent ça par ankh. Maintenant, comme je n'aime pas trop les symboles ‘ꜣ’ et ‘ꜥ’, je vais préférer ‘ʔ’ et ‘ʕ’ (on n'est pas certain, bien sûr, que ces hiéroglyphes correspondent exactement aux sons que j'ai décrits ci-dessus, mais c'est au moins une hypothèse plausible ou une approximation).

En arabe, la lettre qui servait à l'origine (probablement !) à désigner le son ‘ʔ’, et par laquelle j'ai choisi de le désigner, ʔalif, a dévié vers un autre usage, celui d'allonger la voyelle ‘a’ (il faut préciser que l'arabe utiliser des consonnes pour marquer l'allongement des voyelles : la voyelle longue ‘ī’ est notée ‘{i}y’, la voyelle longue ‘ū’ est notée ‘{u}w’, et la voyelle longue ‘ā’ est notée par un ‘{a}’ suivi d'un ʔalif, justement ; dans tous les cas, j'écris la voyelle entre accolades parce que les voyelles ne sont normalement pas écrites en arabe, donc seule reste visible la consonne d'allongement). Il n'y a qu'en début de mot que le ʔalif a gardé son rôle de noter le son ‘ʔ’, i.e., le coup de glotte. Mais comme le coup de glotte reste en tant que consonne du langage, une autre lettre a été introduite pour le noter, la hamzaẗ, qui obéit à des règles orthographiques un peu compliquées (la hamzaẗ est généralement « portée » par une autre consonne, ‘y’, ‘w’ ou justement le ʔalif, et ce n'est que dans des cas spéciaux qu'elle peut apparaître en tant que lettre autonome) : du coup, ce n'est pas très clair si le caractère ‘ʔ’ (ou variante) doit servir à transcrire le ʔalif, la hamzaẗ, ou la combinaison des deux (la combinaison des deux est fréquente en début de mot, où le ʔalif historique a été orné d'une hamzaẗ — au-dessus ou en-dessous selon la voyelle — pour faire bon poids lorsqu'il s'agit de marquer les mots qui commencent par le son ‘ʔ’, c'est-à-dire « par une voyelle »). Pour compliquer les choses, le symbole de la hamzaẗ (ء) est dérivé de celui du ʕayn (ع).

Il n'y a jamais en arabe deux voyelles qui se suivent immédiatement. Lorsque la transcription le laisse croire, il peut s'agir d'une diphtongue (‘{a}y’ ou ‘{a}w’ donc en fait voyelle+consonne), ou bien qu'il y ait entre ces deux voyelles une consonne qui « ne se transcrit pas », donc justement la hamzaẗ pour le son ‘ʔ’ ou le ʕayn pour le son ‘ʕ’. Par exemple, le prénom Saïd est, en fait, Saʕīd (سعيد‎) ; et l'expression si Dieu le veut (إن شاء الله) est in šāʔa (ʔa)llāh. Il en va de même des voyelles qui semblent débuter un mot : si on n'a rien transcrit, c'est en fait que le mot commence par ʔalif+hamzaẗ ou bien par ʕayn. D'ailleurs, le mot arabe lui-même vient de ʕarabīy, le mot émir (commandant, prince) est ʔamīr, l'Iraq est ʕirāq et un imam est un ʔimām. Allez savoir, d'ailleurs, pourquoi ʕīd est devenu Aïd en français, mais ʕirāq est devenu Ira(q|k) et pas Aïrak selon la même logique. (Quant au mot Allah ou à l'article défini al-, il commence par ʔalif+hamzaẗ, avec la subtilité cependant que la hamzaẗ est ici « instable », c'est-à-dire que la voyelle tombera après un mot terminé par une voyelle — un peu comme l'élision de le en l' en français, mais à l'envers.)

À cause de ce fait qu'une « voyelle initiale » dans un mot arabe doit être précédée d'un ‘ʔ’ ou d'un ‘ʕ’ (analyse douteuse : ce sont juste des consonnes comme les autres), certains grammairiens ont voulu comparer ces situations aux « esprits » du grec ancien, qui marquent si un mot commençant par une voyelle commence vraiment par la voyelle (esprit doux, marqué par un ‘ʾ’ sur la voyelle) ou commence en fait par une aspiration, c'est-à-dire un [h] (esprit rude, marqué par un ‘ʿ’ sur la voyelle). La comparaison est très douteuse pour plusieurs raisons : les esprits du grec n'ont de sens que en début de mot, alors que la hamzaẗ et le ʕayn de l'arabe sont des consonnes tout à fait normales, et les sons ne sont pas les mêmes (on ne sait pas si l'esprit doux était prononcé comme un ‘ʔ’ ou pas prononcé du tout, mais l'esprit rude n'était très certainement pas un [ʕ], on est à peu près sûr que c'était un [h]). Néanmoins, à cause de cette analogie, on note parfois ‘ʾ’ (U+02BE MODIFIER LETTER RIGHT HALF RING) et ‘ʿ’ (U+02BF MODIFIER LETTER LEFT HALF RING) ce que j'ai noté respectivement ‘ʔ’ (U+0294 LATIN LETTER GLOTTAL STOP) et ‘ʕ’ (U+0295 LATIN LETTER PHARYNGEAL VOICED FRICATIVE). Là aussi, la confusion existe pour savoir si, en arabe, ‘ʾ’ doit servir à transcrire le ʔalif (ce qui est historiquement justifié), la hamzaẗ (ce qui est phonétiquement justifié), ou la combinaison des deux (et différents systèmes de transcription ont choisi différentes solutions). Je suppose, même si je n'en ai pas de confirmation claire, que les caractères ‘ʔ’ et ‘ʕ’ ont été inventés par les phonéticiens qui ont créé l'alphabet phonétique international sur la base des ‘ʾ’ et ‘ʿ’ eux-mêmes dérivés des dessins des esprits grecs.

Par ailleurs, il faut signaler que l'arabe a des consonnes dites « emphatiques », c'est-à-dire pharyngalisées : ṣ (ص), ḍ (ض), ṭ (ط), et le relativement rare ẓ (ظ), qui sont prononcés un peu mais pas exactement comme si la lettre non-emphatique correspondante était suivie d'un petit ʕayn. (Un peu à la manière dont le ‘gn’ français, ou ‘n’ « mouillé », est un peu comme un ‘n’ suivi d'un [j] et le ‘gli’ italien ou ‘l’ « mouillé » — dans famiglia par exemple — est un peu comme un ‘l’ suivi d'un [j] : en fait, cette « mouillure » est une palatalisation, ou articulation secondaire d'un [j] par rapprochement de la langue du palais, et la pharyngalisation est, de même, un rapprochement de l'arrière de la langue vers l'arrière de la gorge comme quand on prononce [ʕ].) En phonétique, on note ça [sˤ], [dˤ], etc. (avec un ‘ʕ’ en exposant). Je ne sais pas, d'ailleurs, si ces consonnes emphatiques viennent ou non d'une combinaison consonne + ʕayn.

Toujours est-il que je déteste les transcriptions qui font purement et simplement disparaître ces consonnes essentielles : je sais que j'ai déjà ranté à ce sujet, mais il me semble essentiel de ne pas massacrer les mots étrangers (surtout quand ils sont relativement peu acclimatés au français, c'est-à-dire pas encore totalement importés/naturalisés). Surtout que si on utilise la transcription par ‘ʾ’ et ‘ʿ’, les gens qui ignorent la langue vont de toute façon sauter ces signes et ne pas être gênés par eux (les ‘ʔ’ et ‘ʕ’ peuvent être plus gênants, je ne les utilise ici que parce que je ne parle pas que de l'arabe mais aussi de leur phonétique).

Quant à l'hébreu, il a bien les deux lettres ʔalif (enfin, en hébreu, ʔalef), א, et ʕayn (ʕayin), ע : apparemment, à l'époque biblique, elles pouvaient bien être prononcées [ʔ] et [ʕ], mais il y a une subtilité, c'est qu'elles représentent chacune la fusion de deux lettres proto-sémitiques (restées distinctes en arabe), à savoir les pharygo-laryngales que j'ai décrites, et des analogues uvulaires, [χ] (le ‘ch’ dur de l'allemand, dans Bach, par exemple, ou le ‘ẖ’/خ arabe) et [ʁ] (en gros le ‘r’ standard du français, ou le ‘ġ’/غ arabe), et donc les deux prononciations étaient possibles pour chacune des deux lettres ([ʔ] ou [χ] pour ʔalef, et [ʕ] ou [ʁ] pour ʕayin). La prononciation moderne de l'hébreu est relativement artificielle puisqu'elle résulte d'une synthèse de différentes traditions sur la façon de prononcer l'hébreu biblique, et comme les héritiers de certaines de ces traditions parlaient des langues très éloignées (par exemple le yiddish, qui est germanique), il n'est pas surprenant que la prononciation s'en soit ressentie : je crois comprendre que la plupart des locuteurs, au moins d'accent « non-oriental », de l'hébreu moderne prononcent ʔalef et ʕayin de la même façon — comme un coup de glotte, voire, pas du tout.

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(samedi)

Séparation mentale des langues : un exemple

Je mentionnais récemment la difficulté à apprendre au cerveau à séparer les langues étrangères, et spécifiquement l'exemple, dans mon cas, du néerlandais et du suédois. Complètement par hasard, je suis tombé sur un exemple intéressant sous la forme de ce court-métrage (fiche ici sur IMDB), que j'avais bookmarké et que j'ai regardé pour passer le temps pendant qu'il fait trop chaud pour sortir.

Le court-métrage en lui-même n'est pas franchement intéressant, la seule chose qui fait que je le mentionne[#], c'est qu'il est en néerlandais, en suédois et en anglais (mais bon, comme il doit y avoir 15 répliques en tout, ça fait environ 5 répliques dans chaque langue, ce n'est pas énorme). Le truc, c'est qu'en regardant juste le titre donné par YouTube (vattnet, c'est du suédois, et water, j'ai compris ça — à raison — comme la traduction anglaise du titre, mais je n'ai pas spécialement pensé que c'était aussi du néerlandais), je m'attendais à ce que ce soit en suédois, avec pour raison de plus que le premier personnage qu'on voit (et qui est en fait néerlandais) a un drapeau suédois dans sa chambre. Du coup j'ai cherché à comprendre les premières répliques comme du suédois, et j'étais surpris de ne comprendre absolument rien, même avec les sous-titres. Puis un personnage suédois apparaît, et demande vem är du? (qui es-tu ?) à l'autre, et là j'ai évidemment compris, mais le néerlandais répond I don't understand, et là j'ai saisi que c'était de l'anglais, mais j'étais totalement embrouillé quant à la raison pour laquelle il prétendait ne pas comprendre. Ce n'est que quand j'ai vu un panneau avec l'indication verboden toegang que mon cerveau a enfin tilté. Et ce qui est intéressant, c'est qu'à ce moment-là les répliques suivantes en néerlandais sont devenues parfaitement compréhensibles pour moi (je n'ai pas réécouté le début, mais je n'ai aucune raison de penser que les premières répliques auraient été moins bien articulées que les suivantes).

Bref, mon cerveau écoutant du néerlandais en s'attendant à entendre du suédois ne comprend rien, alors qu'avec la bonne information de la langue à comprendre, y arrive. Ça n'a rien de spécialement surprenant, mais c'était vraiment frappant. Et en quelque sorte, c'est une bonne nouvelle, parce que ça veut dire que j'ai effectivement créé deux catégories mentales bien distinctes, pour le néerlandais et le suédois (après, peut-être que ce court-métrage m'a totalement embrouillé et que c'était une grave erreur que de le regarder…).

J'avais eu un exemple vaguement semblable, mais moins frappant, en tombant par hasard à la télé sur une série historique diffusée sur Arte sur la guerre prusso-danoise de 1864, série qui était à moitié en allemand et à moitié en danois : n'ayant pas regardé le résumé, je n'en avais aucune idée, et ayant d'abord entendu et compris de l'allemand, j'ai été très surpris ensuite d'entendre du danois et de n'y comprendre absolument rien, alors que je pensais que c'était encore de l'allemand, prononcé avec un accent à couper au couteau. Certes, il est assez normal que je ne comprenne pas le danois, mais une fois que j'ai lu le résumé, appris qu'il s'agissait de danois, et mis les sous-titres, j'ai au moins pu comprendre un certain nombre de phrases simples. • Encore un autre exemple est fourni par cette musique (que j'aime d'ailleurs énormément sur le plan musical, mais c'est parce que j'ai notoirement des goûts de chiottes) : je pensais que les paroles étaient dans une langue inventée[#2]. Et après l'avoir écouté je ne sais combien de fois[#3], mon cerveau a capté du kan om du vil, ce qui est du bon suédois (tu peux si tu veux) ; après, en fait, il s'avère que ce n'est pas du suédois, c'est du norvégien (bokmål), mais on voit l'idée. Ceci étant, les paroles des chansons, en général, même quand c'est dans une langue que je comprends parfaitement, je n'y capte rien du tout, et je ne suis pas le seul apparemment. Bref.

[Note pour moi-même : il y a deux choses qui me viennent à l'esprit au sujet de l'apprentissage des langues et qu'il faut que je raconte dans des entrées ultérieures : la difficulté à se créer une catégorie mentale pour un phonème (même si on arrive parfaitement bien à le prononcer et à le reconnaître prononcé, ce qui sont des choses différentes), et la difficulté à se former une mémoire automatique pour appliquer les sortes de fonctions booléennes qui sont utilisées par les règles grammaticales.]

[#] Et que je ne le recommanderais qu'à quelqu'un qui est dans la même situation que moi, i.e., qui comprend juste un petit peu le néerlandais et le suédois, chose qui n'est probablement pas très fréquente parmi les lecteurs de blogs en français, donc je serais, en vérité, un peu surpris d'apprendre que j'ai ne serait-ce qu'un lecteur dans ce cas.

[#2] Ce n'est pas rare !, s'agissant de ce genre de musique. Je l'ai appris après avoir vainement cherché à comprendre le « latin » de Conquest of Paradise de Vangelis.

[#3] Dans une autre version que celle vers laquelle je pointe sur YouTube, bien sûr : si j'avais vu les paroles écrites, bien sûr, je n'aurais pas eu de mal à comprendre.

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(samedi)

Comment le cerveau sépare-t-il les langues ?

En tant qu'aspirant polyglotte amateur, je trouve fascinante la question de savoir comment le cerveau crée des contextes mentaux pour des langues différentes. La séparation entre ces contextes varie d'ailleurs fortement d'une personne à une autre : je connais des gens polyglottes qui arrivent à passer sans aucune transition d'une langue à une autre ou à les mélanger, et d'autres — c'est un peu mon cas — pour qui ceci demande un certain effort de changement de contexte, et qui ont, du coup, une certaine difficulté à traduire, même entre des langues dont ils ont par ailleurs une excellente maîtrise. Je connais des gens qui préfèrent utiliser une certaine langue pour certaines sortes de conversations ou de pensées, ou qui prétendent ne pas avoir tout à fait la même personnalité dans telle langue que dans telle autre (je pense que c'est exagéré ; en revanche, il est vrai que les gens peuvent avoir une voix étonnamment différente dans des langues différentes). Apparemment, il n'y a pas une région différente du cerveau par langue : ceci rend d'autant plus fascinante la façon dont fonctionne cette séparation.

Un exemple que je trouve assez frappant de l'existence de ces « contextes » linguistiques est le suivant : il m'est arrivé d'entendre quelqu'un parler une langue qui n'est pas celle que j'attendais, et de ne rien comprendre avant de me rendre compte de la langue qui était parlée. Notamment, il m'est arrivé de ne pas comprendre des gens qui étaient en train de parler français, simplement parce j'étais persuadé qu'ils parlaient une autre langue et mon cerveau n'analysait pas les sons comme du français — je n'étais pas dans le bon contexte.

Et si ces contextes mentaux existent, il faut commencer par les créer. C'est-à-dire, en démarrant l'apprentissage d'une nouvelle langue, convaincre le cerveau qu'il va falloir créer un nouveau contexte, à séparer de ceux qui existent déjà. Si la langue est très différente, ça ne devrait pas être trop difficile (l'apprentissage lui-même sera d'autant plus ardu, bien sûr, mais au moins on risque moins de s'embrouiller). Mais si on commence à apprendre une langue proche d'une autre qu'on connaît déjà, ou, pire, de deux langues proches simultanément, il faut trouver des moyens de se créer des barrières mentales entre ces langues. Sans pour autant s'interdire d'utiliser la proximité des deux langues pour extrapoler du vocabulaire qu'on ne connaît pas (au moins en compréhension).

Je suis notamment confronté à cette situation entre le néerlandais et le suédois, deux langues dont j'ai une connaissance tout à fait rudimentaire, et dans une moindre mesure, entre l'allemand (que je parle mal mais que je comprends passablement bien) et le néerlandais. Ce qui pousse à la confusion n'est cependant pas toujours ce qu'on imagine : par exemple, le mot néerlandais wie, signifiant qui (le pronom interrogatif) ait exactement la même écriture et une prononciation très proche, du mot allemand wie, lequel signifie comment (l'adverbe interrogatif), ne m'a pas semblé source de confusion. Mais comparons les deux phrases suivantes, que j'écris d'abord en néerlandais, puis en allemand, puis en anglais, pour mieux rendre apparentes les similarités :

Is het de vrouw die ik heb gezien? Nee, het is de man die je hebt gezien.

Ist es die Frau, die ich gesehen habe? Nein, es ist der Mann, den du gesehen hast.

Is it the woman that I have seen? No, it is the man that you have seen.

(Soit en français : Est-ce la femme que j'ai vue ? Non, c'est l'homme que tu as vu. L'emploi du parfait plutôt que du prétérit est sans doute moins naturel en anglais que dans les deux langues précédentes, et on aurait tendance à omettre le that, mais je garde les choses pour maintenir le parallélisme.) Une première observation est que l'ordre des deux derniers mots de chaque phrase est inversé en allemand par rapport à ce qu'il est en néerlandais et en anglais : la raison est qu'à la fois l'allemand et le néerlandais mettent le verbe en position finale dans les subordonnées, mais quand il y a plusieurs morceaux du verbe, l'allemand gère la priorité pour la fin de la subordonnée comme une pile alors que le néerlandais la gère comme une file, ce qui conduit à une inversion de l'auxiliaire et du participe passé en allemand qui n'a pas lieu en néerlandais. Bizarrement, ceci ne m'a demandé aucun effort particulier, je trouve parfaitement naturel de passer de l'ordre de l'allemand à celui du néerlandais ou vice versa. (À cette seule exception près, les mots se correspondent exactement, et doivent montrer de façon assez nette la similarité de ces trois langues. J'aime bien dire que le néerlandais est à peu près ce qu'aurait été l'anglais si les Normands n'avaient pas conquis l'Angleterre en 1066.)

En revanche, ce qui me pose beaucoup de problème avec les phrases, c'est le pronom relatif die dans la deuxième phrase en néerlandais. En allemand, il y a trois genres : le masculin, le féminin et le neutre ; die Frau est féminin alors que der Mann est masculin, et le pronom relatif est (en gros) le même que l'article défini (ici, on a den dans la seconde phrase parce que c'est un accusatif, mais peu importe). En néerlandais (comme, d'ailleurs, en suédois), il n'y a que le neutre et le non-neutre (c'est-à-dire, logiquement, l'utre, ou genre commun), et de vrouw comme de man sont non-neutres ; le pronom relatif (qui est d'ailleurs le même que le démonstratif) est die au non-neutre. C'est donc la même forme que le pronom relatif féminin en allemand : et quand j'entends la deuxième phrase (ou simplement die man, =cet homme-là), mon cerveau me crie qu'il y a un problème de genre.

Voici maintenant un problème entre le néerlandais et le suédois : comme je viens de le dire, ces deux langues ont en commun d'avoir deux genres, le neutre et le non-neutre. L'article indéfini non-neutre est à peu près le même entre les deux langues : een man en néerlandais signifie la même chose que en man en suédois (d'ailleurs, la prononciation n'est pas très éloignée non plus), c'est-à-dire un homme ; l'article défini n'est pas du tout pareil (en suédois il est postposé, au moins tant qu'il n'y a pas d'article), mais ce n'est pas très grave, ça ne cause pas de confusion, en tout cas pas sur ce mot-là (de man en néerlandais, mannen en suédois) — d'ailleurs, s'il y a un adjectif, ça redevient très proche et toujours peu confusant (l'homme fort se dit de sterk man en néerlandais, den starke mannen en suédois). Mais pour le neutre, il y a une chose qui est particulièrement gênante pour mon cerveau, c'est que l'article neutre indéfini en suédois, ett est presque le même (au moins au niveau de la prononciation), que l'article neutre défini en néerlandais, het (le ‘h’ se prononce très peu vu qu'il est sonore — oui, la terminologie des phonéticiens est confusante elle aussi). Ainsi, het huis signifie la maison en néerlandais, mais ett hus signifie une maison en suédois. (Si on veut dire une maison en néerlandais, c'est een huis, l'article indéfini étant le même pour les deux genres ; et si on veut dire la maison en suédois, c'est huset.) J'ai mis un certain temps à me rendre compte de pourquoi j'avais du mal à me forcer à penser que ett hus signifie une maison alors que je n'avais pas de mal pour en man, et ce n'est qu'après une certaine réflexion que j'ai compris que c'était ma (faible) connaissance du néerlandais qui bloquait mon cerveau.

Sur d'autres mots, je vais être gêné par le fait que l'article défini postposé suédois -(e)n évoque très fort un pluriel allemand (le pluriel suédois ayant plutôt tendance à être en -r pour ces mots). Ceci ne se produit pas pour l'exemple mannen, en revanche je peux prendre l'exemple de tidningen, qui veut dire le journal en suédois et qui ressemblent beaucoup — et le radical est cognat — à Zeitungen, qui signifie des journaux en allemand. Comme les verbes en suédois ne varient ni selon la personne ni selon le nombre du sujet, ça n'aide pas à identifier l'erreur (et elle est d'autant plus tentante si le verbe est är, le présent du verbe être à toutes les personnes, qui a plus ou moins donné l'anglais are, et qui fait donc aussi vibrer mes neurones à pluriel, si j'ose dire).

D'autres confusions viennent de la prononciation, c'est-à-dire du passage de l'écrit à l'oral : l'allemand et le néerlandais ont des prononciations très régulières (il y a des langues encore plus régulières en la matière, comme le hongrois, le finlandais ou le turc, mais l'allemand et le néerlandais sont tout de même assez hauts, surtout quand on les compare au français ou — shudder — à l'anglais) ; une des spécificités du néerlandais est que dans les terminaisons -en (typiquement d'un infinitif ou d'un pluriel), le ‘n’ ne se prononce pas (je simplifie). Le suédois, lui, est beaucoup plus irrégulier, avec des lettres finales qui ne se prononcent pas (mais pas le ‘n’), un ‘r’ qui subit un phénomène un peu comme en anglais anglais (je veux dire, en anglais d'Angleterre, où il tombe devant les consonnes avec une modifications du contexte), un ‘o’ qui peut se prononcer aléatoirement /oː/–/ɔ/ ou /uː/–/ʊ/ sans logique apparente, etc. Qui plus est, le suédois a un système d'accent tonique sérieusement différent de l'allemand et du néerlandais (ceux-ci accentuent une syllabe par mot, en gros la première à l'exception de quelques préfixes inaccentués, et en tout cas dans la première partie des mots composés ; le suédois, lui, a très fréquemment un accent secondaire, même dans des mots de deux syllabes, et cet accent a une composante tonale/mélodique). Par ailleurs, l'allemand, le néerlandais et le suédois n'ont pas les mêmes phénomènes d'assimilation (en allemand, les sonores à la fin des mots s'assourdissent, et il y a une assimilation régressive causée par les affixes sourds : le verbe geben, =donner, devient à la 3e presonne du singulier [er] gibt, =il donne, où le ‘b’ est prononcé /p/ parce que le ‘t’ qui suit est sourd ; en néerlandais, il y a également une assimilation dans les mots composés, ou même entre deux mots d'une même phrase, qui peut etre progressive ou régressive selon des règles que je ne comprends pas bien, mais en gros les fricatives sont assimilées par les occlusives : dans huisbezoek, =visite à domicile, le ‘s’ est prononcé /z/, sonore à cause du ‘b’ sonore qui suit, exemple d'assimilation régressive, alors que dans diepzee, =mer profonde, le ‘z’ est prononcé /s/, sourd à cause du ‘p’ sourd qui précède, et si les deux sont des occlusives, l'assimilation est régressive, enfin je crois ; le suédois semble avoir une assimilation régressive ou progressive de la surdité dans les affixes, mais pas d'assourdissement en fin de mot : bröd, [du] pain, est prononcé /brøːd/ avec un /d/ sonore final, à la différence du néerlandais brood, prononcé /broːt/ avec un /t/ sourd, au moins en fin de phrase — en allemand, ça s'écrit carrément avec un ‘t’, Brot). Toutes ces différences font qu'il faut avoir le cerveau correctement câblé pour prononcer correctement et dans la bonne langue un mot écrit (il n'est pas question de réfléchir consciemment aux règles d'assimilation, par exemple, elles sont trop complexes, et d'ailleurs je serais incapable de les énoncer complètement).

Bien sûr, il est certain que ces difficultés que j'éprouve maintenant se résoudront toutes seules (et seront remplacées par d'autres !) si je persiste dans l'apprentissage de ces langues, au fur et à mesure que mon cerveau arrivera à se construire des catégories mentales bien délimitées pour des langues dont ma connaissance pour l'instant trop primitive les rend assez informes. Je peux néanmoins me demander quelle approche il vaut mieux adopter pour éviter de me mélanger les pinceaux : laisser la langue X de côté pendant une assez longue période lorsque j'apprends la langue Y avec laquelle je pourrais confondre ? Ou au contraire m'efforcer à confronter la difficulté, à traduire entre X et Y et vice versa pour bien m'obliger à constater que c'est différent ? Les deux stratégies font sens : éviter tout rapprochement pour éviter tout mélange, ou au contraire faire les rapprochements pour comprendre et ainsi écarter ce qui peut m'embrouiller. D'ailleurs, forcément, en écrivant cette entrée, j'ai dû me forcer à jongler entre différentes langues.

Il faut aussi se demander quel est le but (je ne m'imagine pas sérieusement pouvoir un jour parler le néerlandais ou le suédois, juste les comprendre un petit peu, ou simplement me faire une idée de comment ces langues fonctionnent). Si on se fixe simplement comme objectif de comprendre des langues, les confusions sont beaucoup moins nombreuses et moins risquées que si on cherche à s'y exprimer (mais il y en a : j'ai donné ci-dessus l'exemple de het huis contre ett hus, où le sens est bien différent, et qui peut bien poser problème à la compréhension). Et j'ai tendance à penser qu'il faut apprendre les langues comme si on se donnait comme objectif d'arriver un jour à les parler, même si on ne croit pas réalistement arriver à ce stade.

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(Friday)

Why English sucks as the language for international and scientific communication

For a change, I'll be writing this entry in English—ironically because my point is to argue how English is a terrible choice as a language for international communication, and particularly in scientific and technical fields. (I initially intended to also publish a translation into French, and/or perhaps Interlingua, but on second thought my laziness has persuaded me to pass.) I should start with a few clarifications.

One is that I honestly don't think I am prejudiced against English. While English is technically not my first language, since I only learned it at age 8, or my mother tongue, it is literally my father tongue, the language in which I communicated with my father through most of my childhood and adolescence (now that my father is rather deaf and has difficulty articulating, we tend to speak French instead, for the phonetic reasons that I am about to point out below). English is not just a language which I read and write with pleasure, speak and understand in spoken form, it is also one in which I often phrase my own internal thoughts, especially when doing math, and in which I dream: so it is definitely not alien to me.

Verily, I am in love with it. English is a beautifully poetic language, capable of summoning vibrant images, crafting rousing speeches, conveying powerful emotions. And the wonder of it is that it empowers even the less talented. When English is wielded by the greatest of the great, by the hallowed likes of Shakespeare or Nabokov, when reinvented by Whitman and Joyce, it comes as no surprise that it can inspire awe: it doesn't take a diamond to shine in the hands of a star. But English is so manifold in its modes of expression, so opulent in possibilities, so richly laden with quaint words and nearly frivolous idioms, so mirthfully malleable, that even a lesser pen can reveal itself in its gleam. If some languages seem arid, English is their polar opposite: English is bountiful and ornate, English is a cornucopia of synonyms, a mine for metaphors, a fountain for apothegms, a luscious garden for the poet; each idea can be expressed through a whole gamut of terms, and from each word sprouts a rainbow of meaning. Quite bewildering—and quite the reason why English is a poor choice when it comes to precise communication on mundane matters, when poetry is not of the essence.

I am not trying to argue that we should now give up English for international or scientific communication, or try to replace it with this or that other language (except possibly in a limited way, e.g., see below on Basic English). I am not proposing to use Interlingua, Esperanto, Latin, Italian, Chinese, Russian, or anything else: I am maybe saying that we should have used Interlingua, Esperanto, Latin, Italian, Chinese, Russian, or something of the sort (probably any of the above would have been better than English) in the first place. That we (as a “global” civilization) have been stupid, bewitched or misguided. That we should realize this, even if it is now too late to correct our mistake, and perhaps reflect on the reason why we made it. (But I will not do this—at least not here and now.) Even if we can't fix things, even if we can't prevent similar bad choices from being made in the future, we should at least be aware of them, to contemplate our idiocy and keep in mind that collective decisions are not necessarily the wisest ones. (Memento, homo, quia stultus es, et in stultitia remanebis.) So, again, I am not suggesting a switch away from English; I will, on the other hand, make a few modest proposals (one for each major flaw that I find with English) that could alleviate the problem—I am well aware that even these less radical proposals have infinitesimal chances of begetting anything concrete, but their chances are perhaps less infinitesimal than if I were to suggest using Interlingua instead of English.

There is also, of course, the issue of how unfair the dominance of English is to all the peoples of the Earth of whom it is not the first language. How not being raised from the start in the global lingua franca makes them second-class citizens, or even third-class ones if they cannot communicate in it at all. How, contrariwise, native English speakers can find an opportunity of employment pretty much anywhere in the world by teaching English. How, even among non native speakers, a good knowledge of the global language constitutes a cultural capital that impedes social mobility for those who lack it. This is something that would be equally true had any language other than English been chosen as “Globish” (perhaps choosing a constructed language would avoid some of the aforementioned problems, but at the cost of others), so it is orthogonal to the specific problems with English that I wish to discuss here; this unfairness is also something that probably cannot be remedied, but that we should still keep in mind. (And, more importantly, it is a fact which we should not deny or ascribe to an irrational rejection of English.) I plan to discuss this aspect of things some other time (viz., probably never).

So, on to English specifically (and linguistically). What, exactly, is wrong with it? I see essentially three things: its vocabulary is too abundant, its syntax is highly ambiguous, and its pronunciation is unclear.

Its vocabulary is too abundant. This comes, in great part, from English being a Frankenstein-monster kind of hybrid between a(n Anglo-Saxon) Germanic substratum and good measure of (Norman) French. As a matter of fact, English is almost a superset of French, because we can look up practically any French word in the OED and find some recorded use of it in English. Now maybe the OED is an unfair (as in: absurdly large) metric of English's lexicon, since it includes inscrutable (to modern English speakers) Anglo-Saxon words or other historical oddities, hapaxes (or words for which they failed to find a single recorded instance and which somehow still ended up in the book, like palumbine—an adjective which means to a pigeon what canine is to a dog), highly specialized terms and other things nobody ever says or writes. Nonetheless, it is true that English often has a redundancy in its vocabulary due to its double Saxon and Norman origins: Wikipedia has a page about this, of course—actually, quite appropriately, it has two—and the fact is also famously noted by Sir Walter Scott in the beginning of Ivanhoe:

The swine turned Normans to my comfort! quoth Gurth; expound that to me, Wamba, for my brain is too dull, and my mind too vexed, to read riddles.

Why, how call you those grunting brutes running about on their four legs? demanded Wamba.

Swine, fool, swine, said the herd, every fool knows that.

And swine is good Saxon, said the Jester; but how call you the sow when she is flayed, and drawn, and quartered, and hung up by the heels, like a traitor?

Pork, answered the swine-herd.

I am very glad every fool knows that too, said Wamba, and pork, I think, is good Norman-French; and so when the brute lives, and is in the charge of a Saxon slave, she goes by her Saxon name; but becomes a Norman, and is called pork, when she is carried to the Castle-hall to feast among the nobles; what dost thou think of this, friend Gurth, ha?

It is but too true doctrine, friend Wamba, however it got into thy fool's pate.

Nay, I can tell you more, said Wamba, in the same tone; there is old Alderman Ox continues to hold his Saxon epithet, while he is under the charge of serfs and bondsmen such as thou, but becomes Beef, a fiery French gallant, when he arrives before the worshipful jaws that are destined to consume him. Mynheer Calf, too, becomes Monsieur de Veau in the like manner; he is Saxon when he requires tendance, and takes a Norman name when he becomes matter of enjoyment.

Even beyond the specific explanation of Saxon versus Norman sources, English seems to have a plethora (profusion, abundance, affluence, bounty, myriad, opulence, wealth, surplus…) of synonyms for anything. I don't have a precise measurement for this: but my very unscientific experience that, in writing literature in French, when I look for a synonym, the quest is generally much less fruitful than in English. In French I often have a hard time finding a word that I like: in English I have a hard time choosing a word that I like. And French itself probably has an uselessly large lexicon anyway.

Unlike the—uh—sensible, i.e., lexically agglutinative languages like German, Hungarian, Turkish, Finnish, Japanese or the like, English doesn't allow you to construct your own words (only your own syntagms by juxtaposing words in its quirky ambiguous syntax, see below). You just have to know (i.e., learn) which ones exist. Few suffixes are productive; even those that are suffer from odd exceptions (for example, -ly normally makes an adverb out of an adjective, e.g., happyhappily, but costly is inexplicably an adjective, and there is no way to make it into an adverb: there is no such English word as costlily; why? because fuck you). English vocabulary is a hodgepodge of words randomly imported from various other languages or constructed by arbitrary means and which cannot be analyzed systematically. For example: hodgepodge (neither hodge nor podge exist in English—well, the second exists because English has everything, but doesn't seem related—so you can't explain it, you just have to memorize the freak). Or why does English need to have the absurdly specific and un-analyzable word serendipity (which German might render with the perfectly analyzable Zufallsfund)? or adamant? cantankerous? rigmarole? niggardly? (I chose these examples because these words look like they can be broken down into pieces, but in fact they can't. And they're fairly common: I'm not going to go into cachinnation or—Athena forbid!—the utterly absurd eleemosynary. The only possible answer to the word eleemosynary is go home, English, you're drunk!.) I realize that every language has this sort of things, but English makes it into a perverse art. English is a wanton word hoarder with a fetish for the heirlooms of Papa German and Mama French (or is it the other way around?).

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(lundi)

Caractères arabes désordonnés

[Affiche d'instructions]Pendant le week-end, des panonceaux sont apparus un peu partout dans l'école où je travaille (cf. photo ci-contre, cliquez pour agrandir) avec des instructions de sécurité, en français, anglais, espagnol, chinois, russe et arabe (c'est-à-dire l'ensemble des langues officielles de l'ONU, qui sont un ensemble assez raisonnable de langues à choisir si on veut être largement compris dans le monde : j'approuve donc ce choix, même si je ne suis pas totalement convaincu de son utilité réelle à cet endroit précis, mézenfin).

Je ne vais pas chercher à pointer du doigt les fautes de traduction. Mais regardons un peu les caractères arabes utilisés sur cette affiche. Si j'essaie de reproduire l'effet en HTML, ce sera quelque chose comme ceci :

‭‌ت‌ع‌ل‌ي‌م‌ا‌ت ‌ا‌ل‌س‌ل‌ا‌م‌ة‌‬

(sur un navigateur avec les bonnes polices et bien respectueux des standards, ce qui précède devrait reproduire les caractères arabes en blanc sur bleu juste après Правила Безопансости, qui devrait d'ailleurs être Правила Безопасности). En fait, ce qu'on voulait écrire est plutôt ça :

تعليمات السلامة

Vous ne voyez pas la ressemblance ? Le problème est qu'on a écrit les bonnes lettres arabes, mais (1) de gauche à droite, alors que l'arabe s'écrit de droite à gauche, et (2) sans les lier entre elles, alors que l'arabe a une écriture cursive où les caractères se connectent les uns aux autres (et changent de forme en fonction de cette connexion). Même sans connaître l'alphabet, en comparant les deux versions ci-dessus (du moins, si votre navigateur les a affichées correctement), sachant que les points marquant certaines lettres ne changent pas quand on connecte la lettre à d'autres, vous devriez voir la correspondance.

C'est un bug que j'ai vu assez souvent, quoique jamais encore sur un panneau officiel. J'avais déjà donné un exemple dans une entrée passée (mais là je ne suis même pas sûr que c'était des mots arabes et pas juste des lettres tapées au hasard). J'avais aussi vu passer cette photo prise à l'US Open autour de 2013 (les caractères arabes sont en bas à droite : c'est censé être quelque chose comme القادمين بنر حب, dont je ne suis d'ailleurs pas convaincu que ça veuille dire grand-chose, mais en tout cas c'est mal écrit et ça ressemble à ‌ا‌ل‌ق‌ا‌د‌م‌ي‌ن ‌ب‌ن‌ر ‌ح‌ب‌ — pour le coup, au moins, c'est dans le bon sens). Et je me souviens aussi avoir vu un acteur porno gay avec un tatouage tout aussi mal écrit aux alentours de son nombril, un de mes lecteurs va certainement pouvoir me dire qui c'était exactement [ajout : il s'agit de Topher DiMaggio — images pas complètement SFW].

Mise à jour : L'information a été remontée, et les panneaux dans mon école vont être corrigés ou refaits.

Je suppose que c'est ce qui se produit quand quelqu'un fait du copier-coller de caractères Unicode arabes dans un logiciel qui ne gère pas du tout les écritures de droite à gauche et/ou les complexités typographiques des écritures présentant des ligatures. (Par exemple, dans un terminal texte sous Unix, l'arabe a effectivement tendance à ressembler à ce genre de monstruosités.) Je suppose que la personne qui copie-colle n'a aucune connaissance de l'écriture arabe et reçoit les caractères à copier-coller de quelqu'un qui les a écrits correctement, et il fait confiance, à tort, au logiciel pour ne pas massacrer les choses lors du copier-coller. Maintenant, c'est quand même triste, à la fois que ce genre d'erreurs se produisent (i.e., qu'il existe des logiciels de mise en page incapables de gérer la bidirectionalité, et qui n'affichent pas, au minimum, un énorme avertissement si on essaie de taper de l'arabe), et qu'elles ne soient pas détectées, i.e., qu'il y a des gens à ce point ignorants de ce qui est quand même une langue relativement fréquemment parlée en France, pour ne même pas savoir à quoi son écriture ressemble (et spécifiquement, que les caractères sont liés les uns aux autres). Surtout que là, des gens parlant arabe et qui vont passer devant le panneau, il y en a (et ce n'aurait pas été difficile d'en trouver pour relire l'affiche avant de l'envoyer à l'impression !). Ou pour remarquer que c'est suspect que les caractères s'insèrent de la gauche vers la droite et ne présentent aucun signe de directionalité droite-vers-gauche. (OK, on peut s'imaginer que l'informatique a décidé de gérer l'arabe en stockant les textes à l'envers pour faire semblant qu'il va de gauche à droite, mais on doit quand même vite se rendre compte qu'il y a plein de problèmes avec ça.)

C'est le genre de choses qui me fait trouver qu'il devrait y avoir des cours de culture générale à l'école, où on apprendrait entre autres des généralités sur les langues du monde, et au minimum à savoir reconnaître les grands systèmes d'écriture et un peu à quoi ils ressemblent. Je ne parle pas forcément de savoir distinguer du tamoul et du malayalam, mais au moins d'avoir des grandes idées sur les principes de différents systèmes d'écritures. Pour un fou d'Unicode comme moi, ce sont des connaissances aussi basiques que de savoir que la première guerre mondiale a duré de 1914 à 1918.

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(mardi)

Quelques questions de langue et de cohérence

Je dis souvent que s'agissant de conventions linguistiques et typographiques, le plus important est d'essayer d'être un peu cohérent et systématique. Et pour ça, il est important de se fixer des règles dont on trouve la logique satisfaisante, de manière à ne pas toujours changer d'avis. Mais ce n'est pas facile quand on se met à couper les cheveux en quatre.

Voici un exemple du genre de questions dont je veux parler : si je dois faire référence (alors que je parle français ou anglais) au premier président de la Chine communiste, dois-je l'appeler Mao Zedong ou Zedong Mao ? (Ou Máo Zédōng en écrivant les tons, mais pour une fois ce n'est pas ça qui me préoccupe.) Le fait est que le nom de famille est Mao (), et la question est de savoir comment l'ordonner par rapport au prénom (enfin, au nom personnel, qu'il vaut mieux ne pas appeler prénom quand on discute justement de l'ordre de placement). Les sinophiles me disent généralement que la question ne fait pas l'ombre d'un doute, en chinois le nom de famille précède le nom personnel : c'est incontestablement le cas quand on utilise un nom chinois en chinois, mais ici je parle d'utiliser un nom chinois en français, et il s'agit donc de se demander qui l'emporte, la convention chinoise ou la convention française — ou plus exactement, de savoir si l'ordre des parties d'un nom propre est relié au nom lui-même ou à la langue dans laquelle on s'exprime, et ce n'est pas évident du tout.

Il est sûr que la question ne peut pas admettre de réponse pleinement satisfaisante. Il y a trop de cas dictés par l'habitude pour qu'on puisse espérer être complètement cohérent : s'agissant de Mao Zedong, l'usage français s'est figé dans cet ordre, mais inversement, il y a un nombre non négligeable, par exemple, de Hongrois, pour lesquels on a pris l'habitude de retranscrire leur nom dans l'ordre prénom+nom (par exemple Erdős Pál → Paul Erdős), et de toute façon les célébrités ont souvent des bizarreries de nommage (pourquoi parle-t-on de Jules César mais de César Auguste ? — noter qu'aucune des deux parties, ici, n'est un prénom, le prénom de naissance serait Gaius pour les deux, mais Auguste a changé son prénom en Imperator en ~38 ; pourquoi Dante Alighieri, Michelangelo Buonarroti et Rembrandt Harmenszoon van Rijn sont-ils connus par leur prénom ? à la fin, il faut cesser de chercher une logique et reconnaître que l'usage fait loi). On peut néanmoins chercher à systématiser l'usage pour les personnes qui ne sont pas spécialement célèbres. Une solution est de choisir un ordre quelconque et de mettre le nom de famille en petites capitales ou de le souligner d'une manière ou d'une autre (quand il y en a un identifiable, ce qui n'est pas toujours le cas, notamment pour certains noms indiens ou les noms islandais), et d'écrire Máo Zédōng ; je ne suis pas fan de cette solution, que je trouve assez laide (quand on a un texte plein de noms propres, ça donne une impression vraiment trop didactique-pontifiante), mais il faut admettre que c'est ce qu'il y a de plus clair.

Voici un problème apparenté : supposons que je veuille parler de la personne élue à la tête d'une municipalité belge, disons, Namur : dois-je parler du maire de Namur ou du bourgmestre de Namur ? Là aussi, on me sort généralement une réponse un peu toute faite : en Belgique, on parle de bourgmestres — certes, c'est-à-dire que les Belges utilisent le terme bourgmestre pour désigner l'édile de leurs villes, mais moi je ne suis pas Belge, et je parle, si j'ose dire, dans une variante du fr-FR et non du fr-BE. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'est pas du tout clair si le choix d'un titre comme maire ou bourgmestre doit être déterminé par la variante régionale du français qu'on parle ou par le pays qui attribue la fonction officielle. (Dans le genre, si je veux désigner l'adresse rue Rogier 70 à Namur, il semble raisonnable de penser que je doive mettre le numéro après le nom de la rue parce que c'est ainsi qu'on fait en Belgique, mais nettement moins raisonnable de penser que je doive obligatoirement prononcer septante parce que les Belges disent ça et que c'est une adresse en Belgique.)

En l'occurrence, je suis plutôt tenté de considérer l'usage du mot bourgmestre comme un régionalisme belge (qui, du coup, apparaît dans les textes légaux définissant la fonction) que comme une fonction spécifique dont le nom doit être préservé. Après tout, pour les villes néerlandaises, allemandes et autrichiennes, on a bien tendance à préférer en français (de France) le terme de maire même si ces gens devraient logiquement être tout autant bourgmestres que leurs homologues belges. Et je n'ai presque jamais entendu utiliser en français le mot alcade pour une ville espagnole ou syndic pour une ville italienne alors que ces mots existent. Mais surtout, je vois mal quelle différence fonctionnelle on peut trouver à l'usage d'un mot ou de l'autre : les anglais disent presque toujours mayor pour la personne à la tête d'une ville, ou qu'elle soit, même si la transcription burgomaster ou burghermaster existe en principe, et ça ne semble pas causer de problème. De toute manière, j'ai déjà souligné (sur l'exemple du président du Conseil et ses variantes) à quel point les titres officiels sont la province du Club Contexte. Bref, il me semble plus simple et finalement plus cohérent de parler de maire partout, y compris pour les villes belges, ou alors de parler de bourgmestre partout si on préfère ce mot, mais en tout cas de ne pas faire la distinction selon le pays ou le titre officiel.

Encore une question du même acabit : il est fréquent d'utiliser en français des guillemets « comme ceci », en anglais “comme ça” (ou ‘ça’) et en allemand „ainsi“ (ou »ainsi«), à tel point que certains considèrent que c'est une obligation de conformer le choix des guillemets au choix de la langue (à mon avis, c'est parfaitement stupide, cf. ci-dessous). Maintenant, en admettant qu'on fasse ces choix pour un texte entièrement écrit dans une langue, la question se pose encore de savoir ce qu'on doit faire quand on en mélange plusieurs : le choix des guillemets (et autres conventions typographiques apparentées) doit-il être dicté par la langue majoritaire du texte (pour avoir une même convention sur tout le texte), par la langue immédiatement autour, ou, dans le cas des guillemets, par la langue intérieure aux guillemets ? — et de nouveau, ce n'est pas du tout évident. Je fais personnellement le choix de régler les conventions selon la langue immédiatement autour (et donc, dans le cas des guillemets, extérieure aux guillemets), mais pour revenir à ce que je disais tout au début, le plus important me semble d'essayer d'être cohérent (et par exemple, quoi qu'en disent les maniaques du Lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie Nationale — ouvrage d'ailleurs fort mal écrit et fort peu cohérent[#] — je trouve parfaitement raisonnable qu'on décide d'utiliser les mêmes conventions typographiques dans tout ce qu'on écrit, indépendamment de la langue, pour plus d'uniformité).

[#] Le plus ironique étant que ce Lexique préconise très clairement d'utiliser des accents sur les capitales alors que l'Imprimerie Nationale édite elle-même le Journal Officiel de la République française sans mettre ces accents ! Et je remarque aussi que selon les règles qu'ils donnent sur l'emploi des majuscules (ou du moins l'espèce de cafouillis qui tient lieu de règles dans ce Lexique) il serait plus logique d'écrire Imprimerie nationale et Journal officiel que Imprimerie Nationale et Journal Officiel. Bref, une chose est sûre, c'est qu'ils ne savent pas ce qu'ils veulent. Je ne comprends pas que ce livre ait malgré tout du succès auprès des maniaques ! Mais au sujet des majuscules à Imprimerie Nationale, voici une autre question du même genre : faut-il suivre l'usage défini par l'organisme qui porte le sigle ou bien uniformiser dans le texte ? (autrement dit, si moi je trouve plus cohérent d'écrire Imprimerie nationale parce que l'adjectif suit le nom, dois-je quand même mettre une majuscule à celui-ci parce que ce choix fait partie du nom ou dois-je considérer que ma convention l'emporte ?).

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(dimanche)

Une histoire sans mots de Xú Bīng

Je suis tombé complètement par hasard sur un livre de l'ariste chinois (ou sino-américain) Xú Bīng (徐冰) intitulé Une histoire sans mots. Enfin, ça c'est le titre sous lequel le livre est paru en France, mais c'est plutôt une description qu'un titre : aux États-Unis il est paru (ou va paraître) sous le nom From Point to Point, et en chinois sous le nom 从点到点 (dont le titre anglais est la traduction), mais en fait le vrai titre de ce livre est plutôt quelque chose comme : • → 👨︎ → • (un point, une flèche vers la droite, le dessin d'un homme, une flèche vers la droite, un point ; malheureusement, Unicode n'a pas le simple dessin d'un homme stylisé comme on utilise par exemple pour représenter les toilettes pour homme, ce qui est d'ailleurs vraiment bizarre, alors j'ai mis un U+1F468 MAN à la place, mais le glyphe de référence est une tête — passons [mise à jour () : maintenant il y a U+1F9CD STANDING PERSON donc je pense que j'écrirais le titre comme • → 🧍︎ → •]).

L'édition française n'est pas une traduction de l'édition chinoise ou américaine, puisqu'il n'y a rien à traduire : comme le dit le titre français, il s'agit d'une histoire sans mots. Racontée uniquement avec des pictogrammes ou idéogrammes : je ne rentrerai pas dans la question byzantine de la différence entre les deux, qui est souvent très floue, mais en tout cas il ne s'agit pas d'idéogrammes chinois, mais de symboles très internationaux comme celui dont je me plains de l'absence dans Unicode au paragraphe précédent, des flèches, des signes de ponctuation, des smileys, des symboles mathématiques, des icônes largement connues, des panneaux routiers, des logos de marques, des dessins stylisés d'objects courants, etc.

Le thème de l'histoire, c'est 24h dans la vie du héros, dont on ne sait pas le nom mais qui est représenté par le dessin d'un homme stylisé noir (les autres personnages sont représentés de différentes autres couleurs). Pour donner une idée, voici à quoi ressemble un passage qui raconte que le héros reçoit un mail d'un couple d'amis annonçant qu'ils ont eu un enfant et invitant à regarder la photo en attachement, que le héros regarde la photo, trouve le bébé plutôt monstrueux, mais se dit qu'il vaut mieux ne rien dire, donc répond en disant qu'il a vu la photo, qu'il trouve le bébé très mignon, félicitations :

[Court extrait de l'histoire sans mots de Xú Bīng]

Cet extrait est (je trouve) relativement représentatif. Globalement, l'histoire se comprend assez bien, même s'il faut parfois réfléchir un peu (quelques passages sont des petits casse-tête) et j'avoue que quelques fois je n'ai compris que l'idée générale et pas toutes les nuances. C'est surtout très amusant à lire, à la fois par le contenu de l'histoire et par l'astuce avec laquelle certaines idées sont véhiculées, et je pense que c'est ça qui intéresse l'artiste. On peut regretter que les symboles utilisés manquent parfois un petit peu de cohérence (par exemple, les symboles de mains approbatrices ou de certains objets comme le téléphone varient de façon assez inexplicable), ou qu'ils ne soient pas toujours très soignés (certains smileys sont grossièrement pixellisés), mais le concept, en tout cas, me plaît énormément, et je suis assez impressionné du résultat.

Je pense que l'expérience est intéressante non seulement artistiquement mais aussi du point de vue des sciences cognitives. Il faudrait voir à quel point le livre est compréhensible dans tous les pays (même si rien n'est dit explicitement du lieu où se passe l'action, il y a quand même des éléments culturels qu'on peut relever, par exemple le fait que les toilettes du héros sont la même pièce que la salle de bains, ou le fait que les gens sur les réseaux sociaux de rencontres indiquent quel est leur groupe sanguin). Il faudrait mesurer la vitesse à laquelle on déchiffre (certainement beaucoup plus lente qu'un texte écrit avec des mots). Il faudrait voir à quel point c'est compréhensible par un enfant, par des personnes ayant subi des dommages aux zones du langage dans le cerveau, que sais-je encore.

Le « langage » dans lequel le livre de Xú Bīng est écrit est destiné à être spontanément compréhensible sans apprentissage préalable, même si l'auteur utilise, et je pense qu'il fait bien, un certain nombre de conventions avec lesquelles on se familiarise assez vite : par exemple, les heures du jour et de la nuit sont indiquées par des pendules blanches et noires respectivement, certaines précisions sur une idée sont développées entre une paire de parenthèses reliée à l'idée principale par un tiret, et quelques autres choses du même genre. En s'autorisant un apprentissage minimal, on peut probablement mettre en place un langage idéographique encore beaucoup plus expressif que le code de ce livre, et néanmoins beaucoup plus facile à apprendre qu'une langue naturelle, qui pourrait avoir un intérêt non nul comme système de communication internationale primitif. Je sais qu'il y a quelques tentatives dans ce sens, notamment les symboles Bliss (sur lesquels j'aimerais bien en savoir plus, et dont je m'impatiente qu'ils entrent dans Unicode), ou encore une application pour téléphones mobiles appelée iConji, dont l'utilité potentielle est malheureusement réduite à néant par le fait qu'elle est propriétaire : le principe général me semble très bon, je trouve dommage qu'il ait été si peu exploré (et que les seuls inventaires vaguement utilisables d'idéogrammes soient les caractères égyptiens et chinois, tellement liés aux spécificités de ces civilisations).

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(dimanche)

Pourquoi Shakespeare fait-il rimer love et prove ?

[Ceci est un résumé d'un débat que j'ai eu tout récemment avec deux ou trois amis férus de linguistique.]

Dans cette vidéo qui discute de la réconstitution de la prononciation de l'époque de Shakespeare, il est question (à partir de 6′) du sonnet 116, qui se termine par les vers :

If this be error and upon me proved,
I never writ, nor no man ever loved.

De nos jours, évidemment, loved (/lʌvd/) et proved (/pɹuːvd/) ne riment absolument pas. Il est possible qu'ils n'aient pas non plus rimé à l'époque de Shakespeare (i.e., que la rime soit purement graphique) ; mais David Crystal (le vieux barbu dans la vidéo), dans cet article expose des arguments assez convaincants pour expliquer que si, en citant notamment la grammaire anglaise de Ben Jonson (qu'on peut trouver en ligne ici, je recommande la version DjVu parce que la version PDF met dix secondes à changer de page sur mon ordinateur), où ce contemporain de Shakespeare écrit (page 17 de l'édition mentionnée, 37 du fichier DjVu) :

O

Is pronounced with a round mouth, the tongue drawn back to the root; and is a letter of much change and uncertainty with us.

In the long time it naturally soundeth sharp, and high; as in

chósen, hósen, hóly, fólly; ópen, óver, nóte, thróte.

In the short time more flat, and akin to u; as

cosen, dosen, mòther, bròther, lòve, pròve.

[…] It holds up, and is sharp, when it ends the word, or syllabe; as in

gó, fró, só, nó.

Except intò, the preposition; twò, the numeral; , the verb, and the compounds of it; as undò, and the derivatives, as dòing.

It varieth the sound in syllabes of the same character, and proportion; as in

shòve, glòve, gróve.

Which double sound it hath from the Latin; as

voltus, vultus; vultis, voltis.

— il confirme donc explicitement que love et prove avaient la même voyelle et de plus que cette voyelle était brève. (Dans la vidéo, les deux mots sont prononcés avec la voyelle /ʌ/ de STRUT, qui est celle de love en anglais moderne, mais comme je vais le dire je pense que c'est incorrect.)

L'explication évidente à première vue serait la suivante : à l'époque de Shakespeare, love et prove avaient la même voyelle, et pour une raison ou une autre, ces voyelles ont divergé. Mais la réalité est forcément plus compliquée, et comme je vais l'expliquer il y a un certain mystère là-dessous.

La première chose qu'il faut savoir c'est qu'en moyen anglais, love s'écrivait luve (de l'ancien anglais lufu) : la raison pour laquelle la voyelle a changé de ‘u’ à ‘o’ est purement graphique et ne reflète aucun changement de prononciation — c'est probablement simplement que dans l'écriture minime il était difficile de se repérer dans une succession de jambages, donc on a préféré écrire un ‘o’ plutôt qu'un ‘u’ avant un autre ‘u’ (qui est maintennat un ‘v’). Mais le mot love a toujours eu en anglais un ‘u’ bref. Cette voyelle a subi plus tard (après Shakespeare), dans la plupart des accents anglais (excepté celui du nord de l'Angleterre) ce qu'on appelle le FOOT-STRUT split, c'est-à-dire qu'elle a donné deux voyelles différentes en anglais moderne, le /ʊ/ de FOOT (comme dans put) et le /ʌ/ de STRUT (comme dans cut) : le mot love a pris la branche STRUT et c'est sa prononciation actuelle ; mais a priori cette division ne nous concerne pas, puisqu'à l'époque de Shakespeare elle n'avait pas eu lieu, et love devait donc avoir le ‘u’ bref commun, probablement prononcé assez près de [u] (donc avec le même timbre que la voyelle actuelle de GOOSE, mais en plus bref).

Ce point étant éclairci, passons au mystère de prove. En moyen anglais, il s'écrit avec un ‘o’ (il vient de du français normand prover), et comme l'orthographe du moyen anglais est a priori assez phonétique, il y a lieu de penser qu'il ne rimait pas avec love, disons, au XIIIe siècle (même s'il n'est pas complètement interdit de penser que les choses ne soient pas claires : déjà, en français, prover s'est bien transformé en prouver d'une manière ou d'une autre). Si ce ‘o’ était long, il se serait altéré régulièrement, au cours du XVe siècle, sous l'action du Great Vowel Shift, vers le timbre /uː/ qu'il a actuellement. Ce serait l'explication la plus plausible, mais ceci voudrait dire qu'à l'époque de Shakespeare prove aurait eu un /uː/ (long !) alors que love aurait eu un /u/ (bref !), donc la rime serait imparfaite et surtout, ceci contredit l'affirmation explicite de Ben Jonson (cité ci-dessus) selon laquelle la voyelle de prove est brève. D'où le mystère.

Comment expliquer ce mystère ? Je vois deux pistes, dont aucune ne me satisfait franchement (mais qui sont toutes les deux d'accord sur le fait que la voyelle des deux mots à l'époque de Shakespeare devait être /u/). La première est la suivante :

  • en moyen anglais, luve/love a un ‘u’ bref et prove a un ‘o’ long,
  • prove subit le GVS au XVe siècle et sa voyelle devient donc un /uː/, dont le timbre est alors identique à celui de love,
  • pour je ne sais quelle raison, prove est parfois prononcé au XVIe–XVIIe avec la voyelle brève (peut-être surtout chez des gens savants et qui savent écrire, qui sont inspirés par l'analogie avec les mots comme love),
  • c'est cette prononciation que Ben Johnson enregistre dans sa grammaire (en attribuant à prove un son bref) et que Shakespeare utilise pour ses rimes (peut-être aussi juste parce que ça l'arrange),
  • mais la prononciation longue finit par l'emporter, et de son côté la voyelle brève de love diverge vers /ʌ/, donc on a la différence actuelle.

C'est assez déplaisant de devoir supposer que la prononciation aurait changé (fût-ce seulement chez certaines personnes) à l'époque de Shakespeare pour revenir ensuite à ce qu'elle était.

Autre explication, qui me plaît encore moins :

  • en moyen anglais, luve/love a un ‘u’ bref et prove aussi, l'écriture de ce dernier venant de l'analogie avec love (transformée en convention bien établie : ‘u’ bref devant ‘v’ s'écrit ‘o’),
  • c'est encore le cas à l'époque de Shakespeare, donc les mots riment,
  • pour je ne sais quelle raison, la voyelle de prove s'allonge alors que celle de love reste brève,
  • puis, de son côté, la voyelle brève de love diverge vers /ʌ/, donc on a la différence actuelle.

Cette explication pose deux problèmes : d'abord, l'écriture prove est attestée au début du XIIIe siècle d'après l'OED, donc sans doute trop tôt pour pouvoir être par imitation de love ; ensuite, on ne voit pas de raison évidente pour laquelle la prononciation de prove aurait divergé de celle de love et de above si elles ont coïncidé jusqu'au début du XVIIe.

Bref, je ne sais pas bien quoi penser. Autre sujet de mystère : pourquoi Ben Jonson, dans le passage cité ci-dessus, ne mentionne-t-il pas la prononciation de LOT (les mots comme not, hot, etc., qui ont maintenant un /ɒ/) ? Il est très étonnant que la seule prononciation qu'il mentionne pour le ‘o’ bref soit celle qui est homophone avec un ‘u’ bref (peut-être est-ce qu'il ne considère que les mots où ‘o’ finit une syllabe ouverte). Bizarrement, David Crystal (toujours le vieux barbu de la vidéo), qui a écrit tout un livre sur la prononciation de Shakespeare, ne mentionne pas non plus cette voyelle dans l'appendice du livre en question où il tente d'expliquer comment prononcer les voyelles de l'époque.

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(mercredi)

J'apprends un peu plus d'allemand

Comme je l'avais déjà mentionné, j'essaie de perfectionner un peu mon allemand (ou devrais-je dire, de combler les années où je l'ai à peu près complètement laissé tomber, entre la fin de ma prépa et le moment où je suis allé à Berlin), avec l'idée que mon poussinet et moi comptons aller à Munich début septembre. Disons que mon but est de parler allemand mieux que l'Allemand typique ne parle anglais, histoire que ce ne soit pas complètement inutile d'utiliser cette langue — et ce n'est pas forcément acquis. Je combine différentes méthodes : l'Assimil avancé (qui a l'avantage de me fournir un nombre assez limité de phrases avec un nombre assez limité de mots nouveaux que je peux donc réécouter ad lib. jusqu'à ce que ça rentre parfaitement dans ma mémoire essentiellement auditive), le Tagesschau du Norddeutscher Rundfunk, et la lecture du Spiegel. (Ce serait bien si je trouvais un forum intéressant de geeks germanophones, aussi, histoire d'être exposé à un allemand plus informel.)

Une des difficultés de l'allemand est que les noms ont un genre (un parmi trois : masculin, neutre ou féminin). C'est amusant comme le cerveau est fait : si une langue avait trois genres mais que le genre d'un nom fût infailliblement (ou avec très très peu d'exceptions) indiqué par une voyelle à la fin du mot, ce ne serait pas d'une grande difficulté de les apprendre, puisqu'on apprend le mot comme un tout ; mais sous prétexte que le genre, au lieu d'être indiqué par la fin du mot est indiqué par un article qui vient avant (et surtout, qui n'est pas absolument toujours présent), le cerveau le considère comme une information auxiliaire et on a beaucoup plus de mal à l'apprendre ! (Du coup, je me demande comment le cerveau s'en tire pour les langues scandinaves qui indiquent le genre des noms utilisés avec l'article défini, en postposant celui-ci sous forme d'un suffixe, mais pas celui des noms utilisés avec l'article indéfini.) C'est à tel point, d'ailleurs, que l'apprentissage des pluriels est (à mon avis) beaucoup plus facile que celui des genres, et que j'en viens parfois à retrouver le genre d'après le pluriel (si le mot sonne bien avec un pluriel de féminin, il a des chances d'être féminin).

Bref, je me constitue une longue liste de mos courants, ou plutôt de racines courantes (parce que le genre d'un mot allemand est normalement déterminé par son dernier élément, même s'il y a quelques exceptions, soit parce qu'un mot peut avoir deux genres — der Vorteil mais das Gegenteil — soit probablement parce que l'analyse est trompeuse — der Bericht mais die Nachricht : je retiens justement ce dernier parce que je sais bien que les pluriels sont die Berichte mais die Nachrichten). Majoritairement masculins et neutres parce que les féminins sont souvent très reconnaissables (sans compter qu'il est quasiment impossible d'utiliser un féminin sans que ça s'entende, alors qu'on peut facilement faire une phrase où on ne saura pas si un mot est masculin ou neutre). Et tous les jours je les fais afficher par mon ordinateur dans un ordre aléatoire et je contrôle que je les connais tous parfaitement, et quand je fais une faute sur l'un d'entre eux, je me répète quelques phrases l'utilisant et qui mettent bien en évidence le genre. De surcroît, à chaque fois que je pense à un mot allemand, je m'assure d'être certain de son genre (et j'ai une petite application dictionnaire sur mon téléphone qui me permet de faire ça à tout moment). Voilà ce que j'aurais dû faire il y a bien longtemps, parce que maintenant je dois surtout réapprendre une quantité faramineuse de vocabulaire allemand que j'ai mal apprise puisque j'ai fait l'impasse sur les genres. Mais le plus énervant, il faut le dire, ce sont encore les mots importés par l'allemand d'autres langues et qu'on a affublés de genres assez aléatoires : das Internet, der Automat, der Computer, das Hotel, der Bus, die Jeans, etc.

Il n'y a pas, bien sûr, que le genre des mots que je dois apprendre : je ne veux pas donner l'impression que je parlerais parfaitement la langue si ce n'était cette petite difficulté. À vrai dire, mon vocabulaire est cruellement limité (parce que j'ai toujours été passionné par la grammaire alors que je trouvais pénible d'apprendre des séries de mots) et je me fais donc aussi des listes de termes ou d'expressions que je trouve potentiellement utiles. Il y a du vrai dans le fait qu'on apprend plus vite du vocabulaire en allemand que, disons, en anglais, à cause de la possibilité de former des mots composés qui fait qu'il est, au minimum, plus facile de comprendre ou de retenir un mot quand on en connaît les parties (Zufalls+fund : découverte due au hasard) que si c'est, au hasard, un mot importé d'une obscure légende persane (je pense à l'équivalent anglais du précédent : serendipity). J'aime bien dire qu'il n'y a rien de plus mauvais que les « moyens mnémotechniques » qui ne touchent pas à un vrai phénomène, et que pour retenir, par exemple, le un mot dans une langue, si on a du mal, il faut chercher à en garder en mémoire l'étymologie, ou un cognat, ou une expression l'employant, ou quelque chose comme ça qui fasse appel à un vrai fait linguistique : l'allemand est plutôt plus agréable pour ça que d'autres langues. (Je le sais parce que je me fais aussi des listes de mots que j'apprends en français et en anglais.)

Parlant de mots composés, il y a une chose qui m'amuse beaucoup, c'est quand on trouve des étymologies complètement parallèles dans différentes langues. Je me rappelle notamment avoir eu une sorte d'épiphanie en remarquant sur un emballage alimentaire dont les ingrédients étaient indiqués en français, en néerlandais et en grec, que le mot com+position se disait en grec σύν+θεση (synthèse, quoi) et en néerlandais samen+stelling — autrement dit, dans les trois langues, posé ensemble. (En allemand, Zusammen+stellung semble plutôt désigner une com+pilation, tandis qu'une com+position chimique se désignera par Zusammen+setzung, autrement dit, on asseoit les com+posants ensemble plutôt qu'on ne les pose debout : tout est dans la nuance.) Mais je digresse.

Il faut reconnaître que les mots composés allemands ne sont pas toujours très transparents. Je pense par exemple au préverbe ver- que certains analysent comme indiquant la perte de quelque chose, mais qui semble plutôt avoir pour signification de « transformer le sens du verbe de manière complètement imprévisible » (ce n'est pas le seul qui fasse ça, mais ça doit être le plus courant) :

bringenapporter verbringenpasser le temps
führenconduire, guider verführenséduire, tenter
kaufenacheter verkaufenvendre
laufenmarcher, courir sich verlaufense perdre (en marchant)
lagernstocker verlagerndéplacer
lassenlaisser verlassenabandonner
meidenéviter vermeidenéviter, empêcher
passenconvenir, s'appliquer verpassenrater
pflegensoigner, garder, maintenir verpflegennourir, alimenter
ratendeviner, conseiller verratentrahir
schiebenpousser verschiebenrepousser, retarder
sprechenparler versprechenpromettre
sich versprechenfaire un lapsus (en parlant)
stehenêtre debout verstehencomprendre
suchenchercher versuchententer, essayer
tragenporter vertragensupporter
wendentourner verwendenutiliser, employer
zeihenaccuser verzeihenpardonner

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(dimanche)

J'apprends un petit peu de néerlandais

Je voyage très peu. Que ce soit une cause ou une conséquence de ce fait, je ne sais pas bien, mais c'est en tout cas certainement lié au principe (que je considère comme le minimum de respect à avoir pour tout endroit qui m'accueille, fût-ce brièvement) que je ne mets pas les pieds à un endroit sans avoir fait un effort raisonnable d'apprendre la langue locale. Un effort raisonnable, évidemment, ça ne veut pas dire que je me fixe comme but de la parler couramment, mais il est aussi hors de question de me contenter d'apprendre à baragouiner les mots pour dire bonjour, merci, au revoir et je ne parle pas klingon. Par exemple, en japonais[#], je sais dire ce kimono n'est pas bleu : on ne sait jamais, ça pourrait servir, des fois que le kimono serait rouge. Plus sérieusement, ce qui m'intéresse avec les langues, ce n'est pas tellement d'apprendre des longues listes de vocabulaire, mais d'avoir une idée basique sur la façon dont elle fonctionne, une idée de la logique et de la structure, bref, plutôt de la grammaire[#2] voire de la philologie ; mais aussi arriver à créer un petit compartiment de mon cerveau pour cette langue et pour sa « mélodie » propre. Disons qu'en général le niveau que je vise dans une langue — sans forcément l'atteindre — est à peu près celui qui me permettrait, si j'ai à ma disposition un texte bilingue, de retrouver quel mot de l'original va avec quel mot de la traduction, et de comprendre la structure du texte et de l'apprécier, même si je ne pourrais pas le comprendre sans aide. Je procède en utilisant en parallèle la méthode Assimil (j'en ai déjà parlé) pour assouplir mes neurones à la musique de la langue et tirer le meilleur parti de ma mémoire principalement auditive, et d'autre part des grammaires ou textes linguistiques pour satisfaire ma curiosité.

Bref. On m'invite pour deux jours aux Pays-Bas (à Leiden), pour évoquer un travail mathématique. Je n'aurai sans doute pas l'occasion d'articuler un mot de néerlandais (sauf peut-être au début de mon exposé pour remercier les organisateurs), mais peu importe : j'ai acheté l'Assimil néerlandais, et j'en suis actuellement à la 13e leçon[#3].

Forcément, si je connais déjà l'anglais et l'allemand, le néerlandais (que certains ont décrit comme la langue que des marins allemands et anglais saouls se sont mis à parler ensemble après un trop long temps passé en mer) devrait être plus facile que, oh, disons, l'arabe. D'autant plus qu'à peu près tous les produits alimentaires vendus en France ont un double étiquetage en français et en flamand pour pouvoir être vendus en Belgique, et que je suis du genre qui lit ce genre de choses. Toujours est-il que, pour ce qui est du néerlandais écrit, je comprends spontanément des choses très faciles, comme l'extrait suivant de la page d'accueil de nl.wikipedia.org aujourd'hui :

18 mei – Emmelie de Forest wint namens Denemarken het 58e Eurovisiesongfestival met het nummer Only Teardrops. Nederland eindigt negende met Anouk, België is twaalfde met Roberto Bellarosa.

18 mei – De Franse president François Hollande ondertekent de wet op het homohuwelijk. Mensen van hetzelfde geslacht kunnen in Frankrijk vanaf eind mei met elkaar trouwen.

[Traduction littérale : 18 mai — Emmelie de Forest gagne au nom du Danemark le 58e festival de chanson de l'Eurovision avec le numéro Only Teardrops. Les Pays-Bas finissent neuvièmes avec Anouk, la Belgique est douzième avec Roberto Bellarosa. | 18 mai — Le président français François Hollande signe la loi sur le mariage homo. Les personnes de même sexe peuvent se marier ensemble en France à partir de fin mai.]

Le deuxième paragraphe serait un peu difficile si je ne savais pas de quoi il parlait, parce que le mot wet (qui s'avère signifier loi) n'est pas transparent pour le germanophone ou pour l'anglophone (si quelqu'un peut m'en donner l'étymologie, d'ailleurs, je suis preneur), pas plus que la parenté entre huwelijk (le mariage) et l'allemand Ehe ; mais le reste est assez évident quand on connaît l'allemand. (À ce propos, pour ceux qui lisent l'allemand, je renvoie à ce document qui est très intéressant. Et en moins sérieux, pour ceux qui comprennent l'allemand parlé, ce comique raconte de façon amusante l'effet que fait aux allemands l'accent néerlandais.)

Il n'y a pas que le vocabulaire néerlandais qui est parallèle à l'allemand : les structures grammaticales sont aussi très proches (l'emploi de nombreuses prépositions, les verbes à particules séparables ou inséparables, la formation des passés et participes, la place des verbes dans les principales et subordonnées, la négation par nicht/kein en allemand et niet/geen en néerlandais, etc.). Cela aide énormément, et il est assez clair que le statut du néerlandais comme une langue à part plutôt que comme une variante du bas-allemand est surtout une question de convention. Globalement, le néerlandais a l'air un peu plus facile (il a fusionné deux des genres de l'allemand en un genre commun[#4] et il a à peu près supprimé les cas), sauf peut-être pour ce qui est de sa prononciation ou de son orthographe, qui ont l'air moins systématiques[#5].

Mais qui dit proximité dit aussi risque de confusion, soit qu'il y ait de faux amis (ou des différences subtiles de sens), soit qu'on ait tendance à transposer spontanément un mot sans qu'il existe de l'autre côté, soit, encore qu'on recopie bêtement le mot en oubliant que la phonétique/grammaire n'est pas la même. Pour ce qui est des faux amis, sans même parler de wie qui veut dire qui en néerlandais alors que le mot allemand identique signifie comment, j'ai déjà remarqué par exemple qu'en néerlandais jawel veut dire si (c'est-à-dire oui-en-réponse-à-une-question-négative) alors qu'en allemand jawohl est simplement emphatique ; klaar en néerlandais signifie prêt, fini, alors qu'en allemand klar signifie clair ; even en néerlandais signifie brièvement alors que eben en allemand signifie il y a un instant ; et la limite entre les verbes néerlandais mogen (avoir la permission / aimer) et durven (oser) est différente de celle entre les verbes allemands mögen (se pouvoir / aimer) et dürfen (avoir la permission / oser). J'aimerais trouver une liste de faux amis courants, ça m'aiderait beaucoup.

Ceci dit, en fait, au niveau complètement débutant où j'en suis, ce qui me perturbe plus, c'est que mon cerveau avait déjà créé une petite case pour une langue germanique que je connais un tout petit peu, qui n'est pas l'allemand, qui a deux genres grammaticaux (un neutre plus ou moins associé à la lettre ‘t’ et un non-neutre), et dont la prononciation est plus irrégulière que l'allemand, mais où notamment la lettre ‘u’ se prononce souvent à peu près [ʉ], et c'est le suédois. Entre autres, j'ai régulièrement envie d'utiliser le pronom suédois de la seconde presonne du singulier du (qui s'écrit pareil qu'en allemand, mais qui se prononce plutôt /dʉː/, à peu près comme le même mot se lirait en néerlandais), alors qu'en néerlandais c'est je[#6].

[#] Je ne suis jamais allé au Japon, mais je n'ai pas dit que je ne cherchais à apprendre un minimum que des langues des pays où je mets les pieds.

[#2] Quand j'apprenais l'allemand au lycée, je faisais des efforts très réduits pour le vocabulaire, si bien que j'ai toujours une capacité d'expression assez pourrie, par contre je prenais un plaisir infini à enchaîner les propositions et les constructions alambiquées (quoi, vous avez remarqué que j'aime faire des phrases longues et lourdes ?) et à demander à mes professeurs dans quel ordre il faut mettre les mots à la fin de Leute, denen hätte geholfen werden sollen (=Leute, denen man hätte helfen sollen). Et ce n'est rien à côté de ce que mes profs de latin ont dû souffrir avec mes questions. (Par contre, mes profs de russe, moins, parce que le russe se prête moins aux enculages de mouches grammaticales : la réponse est presque toujours c'est comme ça, ce n'est pas logique, et c'est tout.)

[#3] Sur 100 (je crois que c'est une constante de la méthode Assimil que d'avoir 100 leçons) : on peut donc mesurer son progrès comme un pourcentage vers un hypothétique niveau j'ai-tout-fini (où ils vous encouragent à recommencer à zéro en cherchant à retenir plus activement), qui doit correspondre déjà à un niveau de maîtrise non ridicule pour la plupart des langues. Mais je ne compte pas aller jusque là pour le néerlandais. Je me suis arrêté à 13% pour le suédois, 13% aussi pour le japonais, quelque chose du même genre pour le hongrois, et 42% pour l'arabe (ce qui, soit dit en passant, veut dire que je parle considérablement mieux suédois qu'arabe, évidemment…).

[#4] Le genre commun voulant donc dire masculin-ou-féminin, par opposition au neutre. Mais comme un de mes amis me l'a fait remarquer, le terme évidemment correct pour désigner masculin-ou-féminin, le non-neutre, dans les langues qui ont cette distinction, ce devrait être le utre, puisque neutre, étymologiquement, c'est ne+utre, c'est-à-dire ni l'un ni l'autre (du latin uter, l'un ou l'autre).

[#5] Et moins standardisée, pour ce qui est de la prononciation : autant il existe un standard à peu près clair de la prononciation de l'allemand (sans exclure de nombreuses variations géographiques, bien sûr, mais une sorte d'équivalent de la Received Pronunciation anglaise), autant le néerlandais a l'air de ne pas admettre de prééminence d'un accent sur les autres. Le ‘r’, par exemple, peut se prononcer « à l'espagnole » (comme une battue alvéolaire), « à la française » (comme une uvulaire) ou « à l'anglaise » (comme une spirante alvéolaire), et ce n'est pas la seule lettre qui varie ainsi (le ‘g’/‘ch’, le ‘w’, le ‘v’ et le ‘z’ admettent aussi des variations géographiques) ; les règles d'assimilation ont aussi l'air de varier d'un endroit à l'autre (j'entends dire que certains néerlandophones ne font même pas de distinction phonémique entre sourdes et sonores). D'ailleurs, même la grammaire semble moins « standardisée » que celle de l'allemand.

[#6] Ccomme l'anglais you, dont le nominatif correct est d'ailleurs ye, le néerlandais a repris un pronom pluriel comme pronom singulier pour la seconde personne du pluriel ; sauf que le néerlandais a aussi un pronom de politesse u, et il a aussi un pronom pluriel, jullie, construit sur le modèle de y'all ou you guys utilisé dans cette fonction dans certains coins des États-Unis ; comme en plus le pronom singulier d'origine, gij, l'analogue du thou anglais, a l'air de continuer à exister dans certaines régions néerlandophones, tout ça fait beaucoup de pronoms de la seconde personne pour une seule langue !

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(lundi)

Les 18 voyelles cardinales

Je me passionne pour la phonétique un peu de la même manière que pour la typographie : apprendre à reconnaître précisément les sons que l'on entend ou que l'on prononce soi-même, c'est un peu comme apprendre à remarquer les caractéristiques des caractères écrits que l'on croise, c'est apprendre à développer son sens de l'observation sur quelque chose qu'on a facilement tendance à ignorer. (Cela peut devenir obsédant, d'ailleurs : comme Donald Knuth le faisait remarquer, I can't go to a restaurant and order food because I keep looking at the fonts on the menu — et je ne peux plus m'empêcher de faire toutes sortes d'observations sur la manière dont les gens parlent.) Et aussi bien pour apprendre à reconnaître les polices de caractères que pour identifier ou reproduire les propriétés phonétiques des sons du langage, il faut « faire ses gammes », c'est-à-dire, s'efforcer de se familiariser avec des points de référence standards : en typographie, les polices les plus courantes (Times, Helvetica, Palatino, Futura, Univers, Optima, etc.), et en phonétique, les sons de l'alphabet phonétique. Ici je vais parler un peu de 18 sons de référence appelés les voyelles cardinales.

La phonétique étant une discipline tout en nuances, ce n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire de définir sans ambiguïté ce qu'est une voyelle et une consonne[#]. Il y a tout de même une distinction concrète entre les unes et les autres, c'est que les consonnes sont assez bien séparées les unes des autres (il y a un ensemble assez discret de possibilités) tandis que les voyelles forment un espace continu. Toujours est-il que je voudrais parler ici un peu des voyelles.

Dimensions de l'espace des voyelles

La première question évidente est de déterminer la dimension de cet espace des voyelles, c'est-à-dire le nombre de caractéristiques indépendantes qu'elles peuvent avoir, un peu comme on détermine que l'espace des couleurs est de dimension 3. La réponse pour les voyelles est en plus de la longueur et de la hauteur, encore 2 ou 3 dimensions, voire un petit peu plus — l'incertitude vient du fait que certaines dimensions sont plus « étroites » en ce sens qu'elles permettent moins de variation, ou encore ne seront pas vraiment comptées dans la caractéristique de la voyelle.

Les deux dimensions complètement évidentes, et que j'écarte immédiatement, ce sont la longueur de la voyelle (ou quantité de celle-ci, c'est-à-dire le temps qu'elle dure) et sa hauteur (c'est-à-dire la note sur laquelle elle est prononcée) : ces paramètres sont importantes dans certaines langues qui peuvent contraster voyelles brèves et longues, et/ou donner un sens aux tons (hauteurs ou variations de hauteur). Ce qui reste quand on abstrait ses deux dimensions, donc ce qui m'intéresse principalement, s'appelle la qualité de la voyelle.

i y e ø ɛ œ a ɶ ɑ ɒ ʌ ɔ ɤ o ɯ u ɨ ʉ

Les deux dimensions essentielles de la qualité des voyelles sont l'ouverture et l'avancement de celles-ci. Pour se faire une première idée de ces dimensions, disons que l'ouverture de la voyelle est ce qui distingue les mots français fi, fée et fait (à supposer que ces deux derniers soient distincts) ou encore fou et faux, voire folle si on omet la consonne finale de ce dernier : dans chacune de ces deux séries (fi/fée/fait d'une part et fou/faux/fo[lle] de l'autre), l'ouverture est croissante, c'est-à-dire qu'on a successivement une voyelle fermée, mi-fermée et mi-ouverte ; pour ce qui est de l'avancement, on contrastera fut et fou ou feu et faux ou encore [coi]ffeu[r] et fo[lle] : dans chacune de ces séries, on passe d'une voyelle antérieure/centralisée à une voyelle postérieure.

Sur le diagramme standard servant à positionner les voyelles, et que votre navigateur doit afficher à droite s'il supporte le SVG, et qu'on trouve sur Wikipédia sinon, l'ouverture est figurée verticalement (la ligne horizontale du haut correspondant aux voyelles fermées, la deuxième aux mi-fermées, la troisième aux mi-ouvertes, la quatrième aux ouvertes), et l'avancement est figuré horizontalement, avec à gauche les voyelles antérieures et à droite les postérieures.

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(mercredi)

Sur les noms et la perception des couleurs

On sait bien que je suis fasciné par la perception des couleurs, au moins au niveau physique. Mais il y a un autre aspect de la perception des couleurs, c'est l'aspect linguistique, et ses liens avec les différentes formes de l'hypothèse de Sapir-Whorf (i.e., à quel point notre façon de désigner les choses influence notre façon de les penser ou de les percevoir — ce qui varie entre complètement évident et complètement faux selon ce qu'on comprend exactement par là).

Une observation classique, qui a été explicitement formulée par William Gladstone (le premier ministre de la reine Victoria, qui était aussi un passionné d'Homère) est qu'Homère décrit les couleurs d'une manière qui nous semble extrêmement bizarre : il décrit la mer, par exemple, comme ayant la couleur du vin (οἶνοψ : par exemple Iliade 23:143, Achille regarde ἐπὶ οἴνοπα πόντον, sur la mer sombre comme le vin), et en gros il n'utilise pas de mot pour bleu (il y a deux occurrences à quelques vers d'intervalle dont la première est Iliade 11:24, μέλανος κυάνοιο, de bleu sombre, parlant de la tenue de bataille d'Agamemnon, et ce n'est même pas sûr s'il parle vraiment d'une couleur ou bien d'une matière ; de même, Odyssée 7:87, θριγκὸς κυάνοιο, une corniche de pierre bleue). Gladstone en avait conclu qu'Homère, et peut-être les anciens Grecs en général, étaient daltoniens, ou en tout cas ne percevaient pas les couleurs comme nous, et que cette capacité avait évolué avec le temps. (C'est amusant, d'ailleurs, quand on songe que la légende veut qu'Homère ait été aveugle.) Mais du point de vue biologique, on peut dire avec certitude que c'est faux : si je ne m'abuse, on sait que l'évolution de la perception des couleurs, et notamment les dernières mutations pertinentes de la photopsine à l'échelle de l'espèce humaine, sont beaucoup plus anciennes que ça. [Correction () : en fait, Gladstone ne pensait d'ailleurs pas ça ; ce qu'il a écrit en 1858, c'est I conclude, then, that the organ of colour and its impressions were but partially developed among the Greeks of the heroic age, mais il ne connaissait pas le concept de daltonisme, et organ doit se comprendre comme une faculté mentale. Cf. la vidéo de Raffaello Urbani liéee tout en bas de ce billet à partir de 12′28″ environ pour plus de précisions.]

Là-dessus est né un certain débat sur la manière dont les langues nomment les couleurs, avec notamment cette thèse selon laquelle l'ordre est essentiellement toujours le même : toutes les langues ont des mots pour le noir et le blanc, puis, s'il n'y a qu'une couleur désignée c'est le rouge, puis viennent le vert et le jaune (dans un ordre ou un autre), et le bleu ne vient qu'ensuite. Je suis tombé sur un podcast qui évoque ces questions (même si leur façon de raconter est, je trouve, assez insupportable) : ils font remarquer, ce qui n'est pas idiot, qu'il n'y a pas grand-chose dans la nature qui soit vraiment bleu — à part le ciel, mais, finalement, le ciel c'est surtout du vide, ce n'est pas un objet, ce n'est pas forcément quelque chose qu'on a idée de décrire ou de nommer par une couleur ; et que le bleu est aussi une couleur difficile à synthétiser.

Pour défendre la version sapir-whorfienne des choses, on a invoqué les Himbas de Namibie, dont les mots pour désigner les couleurs recoupent assez mal les nôtres. Il y a eu un petit documentaire de la BBC sur la perception des couleurs (que je n'arrive pas à voir sur leur site, et dont la version sur YouTube a été supprimée à leur demande, donc je ne peux pas vérifier que mon souvenir est correct) où je crois qu'on voit des Himbas à qui on demande quel carré de couleur parmi cet ensemble de douze est différent des onze autres, où un carré est bleu et les onze autres sont verts (de la même teinte exactement) et ils ont des difficultés à répondre ; puis on leur repose la même question avec douze carrés verts dont un est légèrement différent d'une manière qui nous semble presque imperceptible et cette fois-ci ils répondent sans aucune difficulté alors que nous aurions bien du mal. Ou du moins, c'est ce que le film veut nous laisser croire : les choses sont un peu embrouillées par le fait qu'il s'agit d'un film, donc d'une caméra qui a filmé un écran d'ordinateur (sur lequel les carrés étaient projetés) et dont la sortie a ensuite été comprimée, et il n'est pas acquis du tout que ces techniques de reproduction+compression ne préjugent pas du résultat en déformant les couleurs. Or je ne sais pas quelles couleurs exactement ont été montrées aux Himbas. Si je crois cet article, d'où il ressort que les choses sont plus compliquées que ça et dépendent aussi de la région du champ visuel utilisée, les couleurs étaient peut-être les suivantes (modulo les variations de rendu des moniteurs) :

[Douze carrés de couleur dont un différent]

D'un autre côté, j'ai un peu du mal à croire que le fait qu'un carré soit ce que nous appellerions bleu et les autres verts joue un rôle très important, parce que si je fais la même expérience avec des carrés que nous qualifierions tous de verts (mais avec une séparation chromatique qui est tout à fait comparable, quelle que soit la définition exacte qu'on prend),

[Douze carrés de couleur dont un différent]

je ne sais pas ce que les Himbas en penseraient, mais moi je ne trouve ça ni plus facile ni plus dur que celui d'au-dessus. (Si votre navigateur supporte l'API JavaScript canvas, vous pouvez changer aléatoirement le carré de couleur différente en cliquant sur l'image.) Du coup je suis un peu sceptique quant à toute cette histoire.

D'ailleurs, il y a un type de sensations pour lesquels je crois avoir une bonne faculté de distinction, ce sont les odeurs, et pourtant je n'ai généralement aucun mot pour les désigner : du coup je suis peu convaincu par les arguments du style on ne sait percevoir que ce qu'on ne sait désigner.

Beaucoup de langues ont des mots bien différents pour désigner le bleu clair et le bleu foncé : comparez d'une part ce que renvoie Google images pour le russe синий ou l'idéogramme , et d'autre part ce qu'il renvoie pour le russe голубой ou les idéogrammes 水色 [couleur de l'eau]. Je pense que même quelqu'un qui ne connaît aucune de ces langues n'aura pas la moindre difficulté à reconnaître que les teintes sont globalement différentes entre ces deux paires : il est donc évidemment fumeux de prétendre que n'avoir qu'un seul mot pour bleu nous empêche de voir la différence.

Bien sûr, le français a quantité de mots pour bleu : on peut appeller turquoise ou cyan ou aigue-marine ou céruléen telle ou telle variante plus précise de la couleur, et évidemment beaucoup de langues ont une possibilité de raffiner ainsi à l'infini. (Quand j'étais en lycée, j'utilisais des stylos plumes de deux couleurs différentes : bleu effaçable et bleu des mers du sud.) Mais la question qui se pose sans doute plutôt est de savoir si une langue accepte ou non de désigner deux couleurs sous le même nom : par exemple, en français, si je montre un objet bleu et que j'insiste pour l'appeler vert on va me dire que je me trompe, sauf peut-être si cet objet est d'un turquoise vraiment à la limite entre les deux. (Est-ce que si je montre à un russe un objet синий et que je le qualifie de голубой il va tiquer autant que si je montre à un français un objet bleu en disant qu'il est vert ?)

Il y a bien longtemps j'avais lancé une expérience où je demandais aux internautes francophones qui passaient par là de nommer par le premier nom, simple, qui vous semble naturel (par exemple rose, beige, gris…) une couleur tirée au hasard dans l'espace sRGB linéaire. Voici les nuages de points — projetés dans un triangle sRGB — pour certaines des couleurs les plus fréquentes (le nombre entre parenthèses est le nombre d'indentifications de cette couleur) :

Vert (1155) Bleu (1011) Rose (729) Violet (475) Jaune (300) Gris (222) Mauve (207) Orange (176) Beige (132) Rouge (85)
[Couleurs nommées "vert"] [Couleurs nommées "bleu"] [Couleurs nommées "rose"] [Couleurs nommées "violet"] [Couleurs nommées "jaune"] [Couleurs nommées "gris"] [Couleurs nommées "mauve"] [Couleurs nommées "orange"] [Couleurs nommées "beige"] [Couleurs nommées "rouge"]

Les couleurs figurées sur ces dessins eux-mêmes sont là pour aider à visualiser, mais elles sont uniquement schématiques, c'est juste un rendu approximatif que j'ai choisi pour le nom en question : ces dessins pourraient aussi bien être en noir et blanc, l'information pertinente c'est la région du triangle où les points s'accumulent.

(Des douze couleurs les plus souvent nommées j'ai seulement omis le blanc, qui avait fait 113 réponses, et le marron qui en avait fait 104, parce que ces couleurs me semblent dépendre trop fortement de la luminosité pour être intéressantes dans le type de dessin que je fais. Les termes suivants étaient : turquoise, cyan, kaki, brun, saumon et magenta, avec respectivement 53, 36, 30, 24, 21 et 15 identifications.)

Une des choses qui m'avaient frappé est à quel point on nomme rarement une couleur comme rouge : dès qu'elle vire un tout petit peu vers le vert on la qualifie d'orange, et dès qu'elle vire un tout petit peu vers le bleu on la qualifie de rose. Le rouge est tellement précis qu'il en devient évanescent. A contrario, il n'est pas surprenant que beaucoup de langues divisent en plusieurs régions ce que le français appelle vert ou bleu, et qui sont de vrais fourre-tout. Mais du coup, c'est peut-être encore plus surprenant que le rouge soit la première couleur à émerger dans les langues anciennes.

Bref, tout cela reste assez mystérieux, et il ne me semble pas qu'on ait de réponse complètement satisfaisante à la question générale de comment la langue influence notre perception des couleurs, ni à la question particulière de pourquoi Homère évoque si peu la couleur bleue.

Ajout () : cette vidéo de Vox décrit assez bien toute cette histoire, notamment l'hypothèse de Berlin&Kay sur l'universalité de l'apparition des noms de couleurs (et certaines critiques qui ont été formulées contre cette hypothèse).

Ajout () : cette vidéo par Raffaello Urbani, démontant très soigneusement et très méticuleusement le mythe selon lequel les Grecs anciens ne voyaient pas le bleu (en passant par toutes ses facettes), contient toutes sortes d'autres d'éléments pertinents sur le sujet de ce billet, notamment une attaque du documentaire de la BBC qui prétendait montrer que les Himba ne distinguaient pas le vert et le bleu, et une réfutation de l'idée que Gladstone aurait écrit que les Grecs étaient daltoniens.

Ajout () : Ce long post de blog (suite ici) par Aatish Bhatia (qui date de juin 2012 mais que je ne découvre que maintenant) fait le tour la problématique évoquée dans cette entrée-ci avec beaucoup plus de sérieux et de détails. Il évoque lui aussi l'expérience avec les himba, et ajoute notamment la précision que le résultat dépend du côté du champ visuel où se trouve le carré de couleur différent (en simplifié, nos catégories de langage affectent notre capacité à distinguer une couleur dans la moitié droite de notre champ visuel, alors que ce n'est pas le cas dans la moitié gauche).

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(dimanche)

Petit jeu chinois

[Théière avec caractères chinois]Hier j'ai mangé avec mes parents (mais sans mon poussinet) au restaurant chinois La Merveille des Ulis, autrement dit 旺德酒楼 (c'est ici). Ce n'est pas trop mauvais, d'ailleurs, dans le genre buffet à volonté assez varié.

Le petit jeu auquel je me suis livré, donc, c'est d'arriver à reconnaître les caractères du nom chinois du restaurant, à partir de la photographie que j'ai prise de la théière, sachant que je ne parle pas un mot de chinois. La difficulté est, notamment, d'arriver à trouver la clé des caractères et de compter correctement les traits, alors que c'est complètement chinois pour moi, mais c'est rigolo de se livrer à ce petit jeu de piste. Où il y a des pièges : le caractère (jiǔ, la liqueur), qui apparaît ici, est considéré avoir pour clé son élément de droite (le vin), alors que le caractère (sǎ, arroser), qui lui ressemble à un trait près a pour clé l'élément de gauche (l'eau) ; remarquez que la confusion entre les deux doit frapper un certain nombre de Chinois parce que la recherche dans Google de 酒楼 (les deux derniers caractères de la théière), qui est manifestement une des façons de désigner un restaurant, donne encore un nombre assez élevé de réponses si on remplace le premier caractère par celui qui lui ressemble beaucoup.

Enfin bref, ceci me permet de savoir que le nom de mon restaurant est quelque chose comme wonder restaurant : les deux premiers caractères (wàng, qui désigne la prospérité, et dé, qui désigne la vertu mais sert apparemment surtout dans des transcriptions phonétiques) forment une transcription phonétique du mot anglais wonder, la merveille. C'est un peu ironique qu'un mot (merveille) utilisé parce que dans la tête des Français il fait chinois (et c'est vrai qu'il doit y avoir pas mal de restaurants chinois qui ont ce mot dans le nom, au moins dans sa version française), soit rendu en chinois comme la transcription d'un mot anglais ! (Il y a pourtant un bon mot chinois pour dire ça, si j'en crois les dictionnaires : 奇迹, et la magie de Google images permet de savoir que ce dernier évoque des choses un peu différentes de le wonder transcrit, et j'aime l'apparition du durion pour celui-ci.)

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(mardi)

Le français que je parle

Sans aller jusqu'à dire que j'ai un dialecte vraiment original du français, la langue que je parle accumule un certain nombre d'idiomatismes, de néologismes (l'emploi du mot idiomatisme en étant lui-même un), de glissements de sens, d'orthographes singulières, de marques d'activisme typographique, bref, de petits traits personnels dont j'ai parfois — mais pas toujours — conscience. Je ne parle pas du « français++ » qui est une blague récurrente avec des amis que j'utilise pour désigner toutes sortes de modifications que je serais tenté de faire à la langue française pour la rendre plus logique ou plus agréable à mes yeux, ou simplement pour m'amuser, comme le fait que j'y ajouteraie [sic !] un subjonctif futur. Je parle de la langue que j'emploie vraiment, ou du moins, de certaines des formes de langue que j'emploie, parce que je ne m'exprime pas de la même manière dans un mail à un ami, dans une entrée de ce blog, à l'oral, etc. Je ne prétends pas être singulier (je veux dire, je ne prétends pas que mon français soit singulièrement plus original que celui d'un autre), mais j'aime me livrer à une petite introspection linguistique.

Certains de ces traits sont à peu près involontaires : je fais évidemment des fautes d'orthographe (sur l'emploi de ce mot, voir ici : une faute est précisément une bizarrerie dont je n'ai pas conscience et que je corrigerais si je m'en rendais compte). Ou j'abuse de certains mots et certaines expressions (parfois on me les signale, et parfois je décide de faire un effort pour moins les employer) : mon poussinet s'énerve, par exemple, de la fréquence avec laquelle je lui dis éventuellement à des questions qui voudraient qu'on répondît oui ou non (le éventuellement ayant pour sens quelque chose comme pourquoi pas, je n'y suis pas foncièrement opposé si tu veux faire ça, mais je ne suis pas enthousiaste non plus, généralement accompagné de j'aimerais bien ne pas prendre cette décision immédiatement). Je pense que j'utilise le mot certes plus fréquemment que la moyenne, et je signale cet exemple parce que je sais précisément d'où ça me vient, c'était mon professeur d'histoire-géographique en classe de 3e qui l'affectionnait.

Il y a des mots que j'emploie à dessein et qui sont jugés douteux, incertains, ou d'orthographe incorrecte (ou juste vieillotte) par les dictionnaires : soit parce que je trouve le terme plus précis, plus heureux, plus correct étymologiquement, plus compréhensible, plus juste, ou pour n'importe quelle raison plus agréable. Ou parfois sans raison, mais en étant conscient qu'il s'agit d'une petite bizarrerie personnelle. J'écris québecois et pas québécois, referendum et non référendum, événement et jamais évènement, chausse-trape plutôt que chausse-trappe, parfois mais pas toujours réglement pour règlement ; je régularise le verbe arguer en arguër et je n'aurais aucun scrupule à écrire que nous arguöns ou même que nous avons arguë́ (j'avoue que là ça s'approche un peu du français++). J'écris autant pour moi juste pour énerver les gens qui insistent obstinément sur le au temps pour moi. Parmi les néologismes ou quasi-néologismes, j'ai déjà cité idiomatisme, décevamment (et toutes sortes d'autres adverbes du même modèle dont je refuse d'admettre qu'ils n'existent pas), confuser (j'assume complètement les anglicismes qui corrigent une lacune du français). Dans les bizarreries grammaticales, j'écris par exemple vus les résultats déjà obtenus en accordant ce participe passé que la plupart des grammairiens recommandent de garder invariable. Syntaxiquement, je n'ai aucun problème à faire une phrase comme il est plus vraisemblable qu'il ait été surpris que qu'il soit véritablement choqué en préservant le double que que la logique demande mais que des grammairiens, me semble-t-il, recommandent de simplifier en un seul. Ah, et tant que j'y suis, je prononce [bɔnsaj] et pas [bɔ̃zaj] pour les arbres miniatures de tradition chinoise et japonaise : ce n'est pas la prononciation du ‘n’ que je souligne mais la surdité du ‘s’, parce que, que je sache, le mot bonsoir ne se prononce pas comme s'il s'écrivait bonzoir et il n'y a aucune raison de faire une entorse à la fois à la langue française et à la langue japonaise en inventant un ‘z’ dans bonsaï ; idem dans Israël, d'ailleurs, qui n'est pas Izraël.

Ajouts : j'écris en-dessous (comme adverbe) avec un trait d'union, pour la logique avec au-dessus, alors que les dictionnaires prescrivent de l'écrire en deux mots ; j'écris compte-rendu avec un trait d'union (et il fut un temps où j'écrivais aussi court-métrage, mais j'en suis revenu ; je me demande si je ne devrais pas pousser la logique jusqu'à écrire trait-d'union).

Mais le plus grand ensemble de bizarreries de ma façon de parler vient incontestablement du fait que j'importe beaucoup de vocabulaire soit matheux soit geek (i.e., hacker Unix) dans le langage courant. Souvent sans y penser : j'ai tellement l'habitude de m'adresser à des gens dont je suis sûr qu'ils comprendront que je ne prête plus attention au fait qu'il ne s'agit pas de français « standard ». Je peux dire de deux idées qu'elles sont isomorphes pour signifier qu'elles sont équivalentes dans leur structure ; je peux parler de pinguer (pinger ?) quelqu'un au sens de demander un signe de vie.

Parfois je ne sais vraiment pas si c'est compréhensible. Par exemple, il est tout à fait courant, pour moi, d'utiliser le mot modulo comme une préposition : son sens est quelque chose comme en ignorant, à ceci près (par exemple : modulo les incertitudes sur la météo) ou parfois, plus abusivement, sauf (comme dans modulo erreur de ma part). Je n'ai aucune idée, en vérité, de l'effet que produit l'audition de ce mot sur un Français n'ayant pas eu de contact particulier avec des matheux.

Et je passe sur des mots comme pipoter, crackpot, ou, en fait, geek (celui-là semble devenu mainstream en français, mais plutôt avec le sens de gamer, ce qui, du coup, est problématique).

Bref, si vous ne comprenez rien à ce que je dis, c'est certainement ma faute ! ☺️

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(dimanche)

Idiomatismes, régressivité, et autres mots peut-être pas français

When I use a word, Humpty Dumpty said in rather a scornful tone, it means just what I choose it to mean—neither more nor less.

The question is, said Alice, whether you can make words mean so many different things.

The question is, said Humpty Dumpty, which is to be master—that's all.

(Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, chap. VI.)

C'est une discussion dans laquelle je me retrouve souvent engagé, et qui recoupe des sujets sur lesquels j'ai déjà ranté : en l'occurrence elle est partie de la question de savoir s'il vaut mieux utiliser idiotisme ou idiomatisme pour désigner une forme, construction ou locution propre à une langue ou à un idiome. Je défendais idiomatisme pour plusieurs raisons : c'est le mot le plus logiquement construit pour correspondre à l'adjectif idiomatique (et faire apparaître la racine d'idiome), et, de fait, c'est ce qu'emploient spontanément la plupart des gens qui ignorent que les grammairiens recommandent idiotisme ; de plus, idiomatisme fait parallèle à l'anglais idiomatism[#0], et loin d'être quelque chose à éviter, les anglicismes sont quelque chose de souhaitable lorsqu'ils ne se font pas à l'encontre du génie de la langue[#] mais contribuent à internationaliser le vocabulaire technique[#2] ; et a contrario, idiotisme a un deuxième sens, qui est celui du mot anglais correspondant, et qu'on lui comprend spontanément quand on ne connaît pas le mot, ce qui peut causer des confusions indésirables (j'ai dit cela par idiotisme est tout de même assez confusant). Mon interlocuteur défendait idiotisme pour deux raisons : il est plus fréquent, et surtout, idiomatisme ne serait pas un mot français, ou serait une faute, preuve étant qu'il ne figure dans aucun dictionnaire (sauf Wiktionary, qui ne compte pas). L'argument de la fréquence est un argument pertinent, je ne le nie pas, je ne vais pas m'étendre à ce sujet, disons juste que le rapport de fréquence ne semble pas suffisamment écrasant pour qu'il suffise à écarter complètement idiomatisme. C'est surtout l'argument des dictionnaires que je veux rejeter avec beaucoup de force.

Je pourrais formuler ma réplique de façon succincte : idiomatisme n'est pas dans les dictionnaires… et alors ?

Je ne sais pas ce que ça veut dire qu'un mot ne soit pas un mot français. Il y a des choses pour lesquelles j'en suis sûr, évidemment, par exemple le mot zycofrène, parce que non seulement il ne figure dans aucun dictionnaire, mais il n'apparaît pas du tout sur le Web au moment où j'écris, on ne voit pas du tout quel sens il aurait, il n'est pas formé de façon logique ou régulière, bref, c'est juste une suite de lettres qui n'a rien d'un mot français à part d'être correctement prononçable. Mais à partir du moment où un mot est effectivement utilisé par des gens qui croient parler français, que sa construction est logique et qu'on en comprend aisément le sens, je ne sais pas quel sens ça a de dire qu'il n'est pas français. Je peux prendre ça pour une définition (n'est pas français un mot qui ne figure pas dans tel ensemble de dictionnaires), mais dans ce cas la question serait : en quoi cette définition est-elle utile ou pertinente ? ou en quoi cela me servirait-il de me restreindre au français tel que défini par cette définition extrêmement étroite (et qui m'interdirait à peu près tout vocabulaire technique). La seule raison pour laquelle j'utilise, moi, essentiellement des mots qui figurent dans le petit Robert, c'est pour pouvoir être compris de mon lecteur ou interlocuteur sans lui demander des efforts importants ou sans lui causer de fatigue mentale — or je ne suis pas sûr qu'utiliser idiotisme au lieu d'idiomatisme aille dans ce sens. Pour moi, un dictionnaire n'est pas quelque chose de normatif ou prescriptif, il n'a pas plus le pouvoir de faire la langue qu'un manuel de biologie n'a le pouvoir de décider la façon dont les cellules se reproduisent.

Et surtout, s'en référer à l'autorité d'un dictionnaire revient à faire la même chose qu'un appel à une divinité pour évacuer un problème de morale : on passe complètement à côté de la question qui est, quel critère cette autorité doit-elle elle-même adopter pour faire ses choix ? Car la langue, indiscutablement, évolue dans le temps, et il faut bien admettre que des nouveaux mots apparaissent. Je ne sais pas comment fonctionnent les éditions Robert et Larousse pour choisir les mots qu'ils ajoutent chaque année à leur ouvrage. Plus exactement, je ne sais pas comment ils font pour (1) repérer les candidats à rentrer, et (2) choisir, parmi eux, lesquels entrent effectivement et lesquels sont laissés à la porte (au moins jusqu'à l'an prochain). Ces deux aspects me posent problème : le (1) parce que je me demande si c'est fait de façon bien scientifique, en dépouillant systématiquement des sources diverses (tels que : journaux, pages Web, Wikipédia, autres dictionnaires) pour repérer tout ce qui n'a pas été considéré, et le (2) parce que leurs critères ne semblent pas documentés de façon claire, on a l'impression qu'il y a beaucoup d'arbitraire (et de fait, Robert et Larousse ne semblent pas vraiment faire les mêmes choix). L'exclusion du mot idiomatisme s'est-elle faite au niveau (1) (parce que personne n'a remarqué que des gens utilisaient vraiment ce mot) ou au niveau (2) (le mot aurait été rejeté, et alors, pour quelle raison) ?

Mon contradicteur me dit qu'il n'y a pas de raison d'admettre le mot idiomatisme parce que le mot idiotisme existe déjà avec ce sens-là (surtout s'il est plus fréquent). C'est un argument qui est sensé, mais qui ne suffit pas. Pour le montrer, prenons l'exemple d'un autre mot : géologiste. Est-ce là un mot français ? Il semble être exactement dans la même situation qu'idiomatisme : c'est un synonyme construit de façon vaguement plus logique mais beaucoup moins usité qu'un autre mot de la même famille, en l'occurrence géologue, et il fait parallèle à un mot anglais (geologist) ; de plus, il ne figure ni dans le petit Robert ni dans le petit Larousse (du moins les éditions que j'ai sous la main, mais je doute que ça ait changé), et pas non plus dans le Trésor de la langue française (TLF) (apparemment si, il était caché sous géologue). Pas français, donc, géologiste ? Et pourtant, celui qui croit à l'autorité des dictionnaires est obligé de reconnaître que si, car le mot figure dans le Dictionnaire de la langue française d'Émile Littré. Et même à l'époque de son édition, il était moins fréquent que géologue puisque Littré écrit synonyme peu usité de géologue : il faut donc croire que cet éminent lexicographe a admis, malgré l'existence d'un mot tout aussi valable de la même famille avec le même sens et plus souvent utilisé, que géologiste pouvait être du bon français. Alors pourquoi pas idiomatisme ?

Bref, il est de ces mots dont le fait qu'ils manquent à un dictionnaire m'incite simplement à hausser les épaules et à dire et alors ? ça montre juste que le dictionnaire n'est pas exhaustif. Car lorsqu'un mot est construit de façon claire, que son sens ne fait aucun doute à la lecture, qu'il ne paraît pas ridicule ou choquant (je ne compte pas défendre la bravitude, par exemple), je ne vois aucune raison de me priver d'en faire tout l'usage que je voudrai. Par exemple, le mot régressivité ne figure, semble-t-il, dans aucun dictionnaire : et alors ? c'est un mot français parfaitement valable, c'est juste un oubli ou un manque de place, ou une décision infondée, s'il n'est pas listé dans les dictionnaires. Il paraît que furtivité était dans une situation semblable jusqu'à pas si longtemps : une décision officielle le propose comme traduction de l'anglais stealth, je ne sais pas si cette décision pensait créer le mot ou en réutiliser un, mais je suis fermement d'avis que ce n'est pas une invention. Le mot perturbant ne figure pas non plus dans le TLF (je veux dire, en tant qu'adjectif : c'est bien sûr le participe présent du verbe perturber, mais la question est de savoir si une idée perturbante doit être approuvé), et n'a apparemment été admis par le petit Larousse qu'en 2009, et probablement assez récemment aussi pour le petit Robert : je refuse de considérer qu'il s'agit d'un néologisme (comme blog, par exemple, qui est indiscutablement un mot nouveau), il s'agit plutôt d'une construction qui n'a été utilisée que très timidement et qui s'est répandue, mais le mot a, à mon sens, toujours été français, même si personne ne l'utilisait, parce que sa construction est évidente et naturelle. Il en va ainsi d'idiomatisme, de régressivité ou de l'adverbe décevamment (qui n'a aucune raison de ne pas exister, et qui existe donc, même s'il s'avère que personne ne l'utilise).

Les choses ne sont jamais parfaitement claires en matière de langue. Évidemment j'ai conscience, quand j'utilise le verbe confuser ou l'adjectif confusant, que je contribue ainsi à faire évoluer la langue : c'est voulu, et je ne compte pas me modérer, mais je reconnais que c'est un tout petit peu exagérer que de dire qu'il s'agit de mots français tout à fait ordinaires — il y a encore une aura, non de néologitude, mais d'inhabitualité, autour de ces mots, et je ne les utiliserais pas dans un contexte de grande solennité. Ce n'est pas tout à fait pareil que quand je propose hétéroïne (pour désigner une femme hétérosexuelle, c'est-à-dire le féminin de l'abréviation un hétéro), qui, lui, est expressément construit et voulu comme un néologisme (plus ou moins humoristique). Est-ce que hétéroïne est français ? Est-ce que confuser est français ? Et qu'en est-il de néologitude ou inhabitualité ? Je ne crois pas que répondre à ces questions ait plus d'intérêt que de discuter du vocatif d'ego ou du sexe des anges. La chose qui importe est doit-on utiliser ces mots ?, et je vois assez peu de contextes où on aurait la moindre raison d'éviter les mots confuser, idiomatisme, régressivité, décevamment, etc. (J'en vois un peu plus pour néologitude ou inhabitualité et hétéroïne.)

En fait, la principale raison de les éviter est qu'on risque de tomber sur des pédants qui vont se faire un plaisir de vous regarder de haut en vous signalant qu'on ne dit pas idiomatisme, on dit idiotisme (sous-entendu : je maîtrise mieux le français que vous, pauvre idiot(e) capable de parler de bravitude). Si vous expliquez après cela que, non, non, c'est voulu, vous pensez vraiment qu'idiomatisme est meilleur, vous passez pour de mauvaise foi (sous-entendu : je suis pris à faire une faute de français, et je défends que ce n'est pas une faute en me raccrochant aux branches). La solution, dans ce cas-là, c'est d'écrire à l'avance une entrée dans votre blog expliquant votre choix, attendre que archive.org la garde en mémoire, et pouvoir dire ah non, déjà en novembre 2011, preuve à l'appui, j'ai montré que je connaissais bien le mot idiotisme mais que je lui préférais quand même idiomatisme. Dont acte. Bref, retenez l'adresse de cette entrée pour pouvoir la ressortir à tous les imbéciles qui vous reprocheront les différents mots zycofrènes que j'ai cités.

[#0] (Ajout ) En fait, il semble que j'aie tort de penser que c'est par anglicisme qu'on fabrique idiomatisme : le mot anglais idiomatism est dans une situation tout à fait analogue au mot français ; sauf que comme les lexicographes d'Oxford sont plus facilement prêts à admettre des choses rares, il figure dans le OED — mais il figure avec des indications comme quoi il est obsolete et rare, et en fait c'est même un hapax (la seule occurrence trouvée est un texte de l'académie de je-ne-sais-pas-quoi de 1771).

[#] Une loi jusqu'à présent infaillible que j'ai constatée est que les gens qui prétendent déceler des anglicismes pour les critiquer montrent, en fait, leur ignorance du français, et on peut généralement trouver des exemples de bons auteurs français ayant commis ce qu'ils croient signaler comme une faute. (Parfois les gens ont des idées vraiment bizarre : quelqu'un m'avait prétendu, par exemple, que l'usage du mot français futur pour désigner l'avenir est un anglicisme, le mot français correct étant, justement, avenir, le mot futur étant réservé, selon lui, au temps grammatical, et à l'adjectif éventuellement substantivé pour désigner le futur époux… je ne sais pas où il était allé chercher cette idée aussi sotte que grenue.) Même les anglicismes commis à dessein sont louables, tant qu'on a bien conscience de ce qu'on fait : le mot implémenter, par exemple, est calqué sur l'anglais to implement, et ceux qui proposent de le remplacer par implanter n'ont visiblement pas compris ce qu'il signifie. Je ne prétends cependant pas qu'il soit souhaitable d'adopter en français toutes les bizarries de l'anglais : il vaut mieux, par exemple, éviter d'utiliser réaliser pour dire se rendre compte, car c'est une bizarrerie de l'anglais que to realize ait ce sens assez illogique vue l'étymologie, donc je préfère ne pas le transposer en français. (Éclaircissement  : Mon but n'est pas de dire que les gens qui utilisent réaliser dans le sens de se rendre compte ont tort, ce serait vraiment le contraire de toute ma thèse que d'affirmer ça ; mon but est d'expliquer que ceci est un exemple de cas où moi, personnellement, je m'abstiens.)

[#2] Je pense par exemple à la terminologie mathématique : je trouve invraisemblablement stupide d'accepter l'idée que positif en français signifie positif ou zéro mais que positive en anglais signifie strictement positif. Pour moi, il ne fait aucun doute qu'il s'agit du même mot, et je trouve aberrant de donner à ce mot un sens qui dépend du hasard de la langue dans laquelle on s'exprime : dans ce cas précis, la solution est d'écrire systématiquement positif ou zéro (positive or zero) quand on veut parler de l'inégalité large, et strictement positif (strictly positive) quand on veut parler de l'inégalité stricte, et réserver le mot positif (positive) aux cas où la distinction n'a aucune importance. [Ajout : sur ce point précis, voir cette entrée ultérieure.]

Ajout : comme on me le fait remarquer en commentaire, je devrais lier vers cette entrée ultérieure, qui est une sorte de suite de celle-ci.

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(vendredi)

De l'usage des temps grammaticaux

L'écriture de l'entrée précédente, en interlingua, et la lecture de quelques textes en interlingua avant et après, m'a conduit à m'interroger sur l'usage et le sens des temps grammaticaux entre les différentes langues, ou du moins entre les seules langues que je maîtrise assez parfaitement pour avoir un avis vraiment fondé sur un usage idiomatique, c'est-à-dire le français et l'anglais (qui sont d'ailleurs toutes les deux classées par l'interlingua comme des langues sources).

L'anglais a une riche moisson de temps grammaticaux (tellement riche que la nomenclature pose quelque problème), fondée sur un usage assez systématique des temps composés et surcomposés (il n'y a que deux temps simples, le présent et le prétérit), et qui d'ailleurs mélange des notions temporelles et des notions aspectuelles (pas que je sois vraiment persuadé que la distinction ait toujours un sens ou soit toujours pertinente) : he speaks (présent), he is speaking (présent progressif), he spoke (prétérit), he was speaking (prétérit progressif), he has spoken (parfait), he has been speaking (parfait progressif), he had spoken (plus-que-parfait), he had been speaking (plus-que-parfait progressif), he will speak (futur), he will be speaking (futur progressif), he will have spoken (futur antérieur), he will have been speaking (futur antérieur progressif). Je ne considère que le mode indicatif (quoique là aussi, la dinstinction temps/mode n'est ni claire ni forcément très pertinente), sinon il faudrait au moins ajouter : he would speak (conditionnel), he would be speaking (conditionnel progressif), he would have spoken (conditionnel antérieur), he would have been speaking (conditionnel antérieur progressif).

La liste semble cependant close : autant ces constructions satisfont le logicien par leur côté systématique, autant on doit avouer qu'elles ne sont pas si systématiques que ça : pour tout temps grammatical T on ne peut pas former trois nouveaux temps en mettant au temps T l'auxiliaire dans les constructions be speaking, have spoken et encore moins will speak, sinon on arriverait à des temps comme *he is being speaking (présent progressif progressif ?), *he is having spoken (présent progressif antérieur ?), he has had spoken (parfait antérieur ?), †he is willing speak (présent progressif postérieur ?), etc. : certaines de ces constructions sont plus ou moins défendables (notamment le surcomposé he has had spoken me semble assez correct, en fait), d'autres ne le sont absolument pas (l'auxiliaire will, en fait, n'est même pas vraiment un verbe, donc il est totalement impossible de changer son temps en le remplaçant par be willing ou quelque chose comme ça). Ceci étant, même dans les temps qui existent sans aucune ambiguïté, en ajoutant une couche de voix passive, on peut arriver à des choses aussi agréablement récursives que words that will have been being spoken (le futur antérieur progressif passif).

Le français, en comparaison, a quatre temps simples : il parle (présent), il parlait (imparfait), il parla (passé simple) et il parlera (futur) ; si on considère le conditionnel comme un temps plutôt qu'un mode, il faut y ajouter : il parlerait. Le Bescherelle, comme beaucoup d'autres grammaires, n'admettent comme seule construction de temps composé que la construction avoir parlé (c'est-à-dire l'auxiliaire avoir, ou être selon les verbes, et le participe passé). Ceci donne les temps supplémentaires : il a parlé (passé composé), il avait parlé (plus-que-parfait), il eut parlé (passé antérieur) et il aura parlé (futur antérieur) ; et c'est tout (et il aurait parlé pour le conditionnel passé, agrémenté de la « seconde forme » inexplicable il eût parlé, qui est le seul temps composé qui ne corresponde pas clairement à un temps simple).

Cette analyse me semble un peu simpliste, d'une part parce que d'une part on trouve occasionnellement, peut-être même plus souvent qu'en anglais, des temps surcomposés (il a eu parlé, il avait eu parlé, il aura eu parlé et peut-être il eut eu parlé même si ce dernier fait un peu hu-hu), et d'autre part parce que ça omet deux autres schémas de composition que sont le passé récent et le futur proche : en effet, avec le verbe aller ou venir de suivi de l'infinitif on forme des constructions qui méritent, tout autant qu'avec aller (ou être) suivi du participe passé, d'être qualifiées de temps composés : il va parler (futur proche), il vient de parler (passé récent), mais aussi il allait parler (qu'on pourrait qualifier de futur proche antérieur, mais quand on n'y réfléchit, ce n'est pas très logique par rapport à la différence entre futur simple et futur antérieur, il vaudrait mieux le qualifier de passé prochement postérieur) et il venait de parler (passé récemment antérieur ?). Bizarrement, cela s'arrête là : on ne peut pas mettre aller ou venir de à d'autres temps ; enfin, on peut le faire, mais ça n'a pas le sens idiomatique d'une formation de temps composé (il ira parler signifie qu'il fera un bout de chemin pour parler, pas qu'il sera sur le point de parler ; on s'en rend compte en essayant de mettre au passé puis au futur la phrase tu arrives devant la porte, tu vas frapper : au passé cela donne tu arrivas devant la porte, tu allais frapper et pas tu allas frapper, et au futur on est obligé de dire quelque chose comme tu arriveras devant la porte, tu seras sur le point de frapper).

L'interlingua a trois temps simples : ille parla (présent), ille parlava (passé, dont je vais reparler dans un instant), ille parlara (futur) ; on peut y ajouter un conditionnel, ille parlarea. Mais à ce système de temps simples de richesse intermédiaire entre l'anglais (2 temps simples) et le français (4 temps simples), il ajoute plus de schémas de composition que le français ou que l'anglais : on peut former un temps composé comme en français en conjuguant haber parlate (avoir parlé, donc avoir plus le participe passé, et comme en anglais ce sera toujours l'auxiliaire avoir qui servira), mais aussi comme pour les temps progressifs de l'anglais en conjuguant esser parlante (être parlant), ou encore comme pour les temps proches du français en conjuguant vader parlar (aller parler) ou venir de parlar (venir de parler), même si ce dernier n'est pas explicitement mentionné par les grammaires. Et il n'y a pas de raison de limiter ces deux dernières compositions comme le français le fait, donc on a 4×4=16 temps simplement composés : ille ha[be] parlate (passé composé), ille habeva parlate (passé antérieur), ille habera parlate (futur antérieur), ille es[se] parlante (présent progressif), ille era [=esseva] parlante (passé progressif), ille [es]sera parlante (futur progressif), ille va[de] parlar (futur proche), ille vadeva parlar (passé prochement postérieur(?)), ille vadera parlar (futur prochement postérieur(?)), ille veni de parlar (passé proche), ille veniva de parlar (passé prochement antérieur), ille venira de parlar (futur prochement antérieur). Et il n'y a pas de raison de ne pas surcomposer comme fait l'anglais, donc le he has been speaking de l'anglais peut très bien se traduire ille ha essite parlante, mais rien ne dit non plus que la composition dans l'autre sens, ille es habiente parlate (*he is having spoken), n'a pas autant le droit d'exister. Cela fait une belle floraison de temps !, qui n'a rien à envier à celle de l'esperanto, mais qu'il faut probablement utiliser avec modération si le but est d'être compréhensible et pas de s'amuser (encore que s'amuser est encore la raison la plus valable d'utiliser des langues inventées).

Mais ce n'est pas tout de fabriquer des temps selon des règles logiques, il faut aussi qu'ils aient vaguement un sens, ces temps.

Il est intéressant de comparer le français et l'anglais, parce que l'usage des temps est relativement orthogonal. Il serait rigolo de faire un tableau avec en ligne les 14 temps de l'anglais (ou plus si on compte le conditionnel) et en colonne les 12 ou plus temps du français, et essayer de remplir toutes les cases où on peut donner un exemple assez naturel de contexte où on emploierait tel temps en anglais et tel temps en français. Comme je n'ai pas le courage d'essayer de remplir tout le tableau, je vais juste tâcher de discerner un petit nombre d'usages communs, et pour les temps du passé :

  1. un événement ponctuel dans le passé, présenté dans le cadre d'une narration : on utilisera alors typiquement le passé simple en français (et alors l'oracle parla ainsi) et le prétérit en anglais (and then the oracle spoke thus) ;
  2. un événement durable ou répétitif dans le passé, ou dont la terminaison n'est pas envisagée ou soulignée : on utilisera alors typiquement l'imparfait en français (il aimait couper les cheveux en quatre) et le prétérit en anglais (he liked to split hairs) ;
  3. un événement ponctuel dans le passé, rapporté au présent ou comparé au présent : on utilisera alors typiquement le passé composé en français (hier, j'ai parlé avec un grammairien fou) et le prétérit en anglais (yesterday, I spoke with a mad grammarian) ;
  4. un événement dans le passé situé comme englobant un événement plus ponctuel : on utilisera alors typiquement l'imparfait en français (nous parlions ensemble quand tout d'un coup…) et le prétérit progressif en anglais (we were speaking together, when suddenly…) ;
  5. un événement indéfini dans le passé, produisant des conséquences présentes ou évoqué relativement au présent : on utilisera alors typiquement le passé composé en français (j'ai parlé de grammaire de nombreuses fois sur ce blog) et le parfait en anglais (I have spoken many times about grammar on this blog).

Ce ne sont que des catégories très grossières, je ne prétends ni qu'elles soient très bonnes ou très bien définies, ni que dans chacune de ces catégories on ne puisse pas trouver des cas où le temps choisi sera différent, et je prétends encore moins avoir couvert tous les cas. Mais en première approximation, c'est déjà quelque chose, et en tout cas on voit bien que les temps français et anglais se recoupent très mal. Et cela pose du coup la question, pour une langue inventée comme l'interlingua, de savoir quel temps on utilise dans chaque cas. Pour le cas 5, je n'ai aucun doute qu'on doive utiliser le passé composé (io ha multe vice parlate de grammatica sur iste blog), puisque le français comme l'anglais concourent dans ce sens. Pour le cas 4, puisque l'interlingua a les temps progressifs de l'anglais, on peut sans hésitation les utiliser (nos era parlante insimul, quando subito…). Pour les cas 1 et 2, j'utiliserais le passé simple (e alora le oraculo parlava assi ; ille amava secar le capillos in quatro), même si je suis inexplicablement gêné par le fait que ces deux cas fusionnent (inexplicablement, vu que c'est le cas en anglais et que ça ne me gêne pas). Reste le cas 3, où le français et l'anglais ont une solution nettement différente : faut-il écrire heri, io ha parlate con un grammaticario folle, en imitant le français, ou bien, en imitant l'anglais, heri, io parlava con un grammaticario folle ? J'ai tendance à pencher pour le premier, parce que le second signifie plutôt pour moi hier, je parlais avec un grammairien fou (cas 4 ci-dessus), mais en fait, pour dire ça sans ambiguïté, on peut très bien mettre : heri, io esseva parlante con un grammaticario folle (de nouveau, comme en anglais).

Bref, c'est le problème avec les langues inventées, il n'y a pas d'idiome pour dire ce qu'on doit faire. Ce n'est pas vraiment un problème : les ambiguïtés dont on parle ne sont pas bien graves (ce ne sont pas vraiment des ambiguïtés, juste des hésitations sur l'usage ; mais cf. ce que je racontais ailleurs sur l'« atisme » et l'« itisme » en esperanto, il semble que ça ait été une belle flamewar, pardon, une flammilito). Mais j'ai quand même tiqué en lisant ce post de blog (écrit par un hongrois) en interlingua, auquel je faisais référence dans la précédente entrée, parce qu'il écrit, par exemple, io era presente a iste occasion e faceva photos tamben (j'étais présent à cette occasion et j'ai aussi fait des photos ; il s'agit en gros des cases 2 et 3 de ma catégorisation ci-dessus) là où sous l'influence du français j'aurais mis io era presente […] e io ha facite.

Il serait intéressant de reprendre mes catégories 1 à 5 ci-dessus (éventuellement enrichies ou corrigées s'il s'avère qu'elles sont trop mauvaises) pour donner les exemples dans un maximum de langues pour lesquelles la comparaison a un intérêt (probablement en gros les langues indo-européennes). Pour ce qui est de l'allemand, j'ai tendance à traduire par : (1) und dann sprach das Orakel so (prétérit, donc), (2) ihm gefiehl Haarspalterei (prétérit de nouveau), (3) gestern habe ich mit einem verrückten Grammatiker gesprochen (passé composé parfait), (4) wir sprachen zusammen, als plötzlich… (prétérit) et (5) ich habe oftmals von Grammatik auf diesem Blog gesprochen (parfait) — ce qui colle plutôt mieux avec le français et mon interprétation-française-de-l'interlingua qu'avec l'anglais — mais je ne sais pas si mon intuition linguistique est fiable en la matière.

Une autre question, évidemment, est de savoir si ça a un intérêt quelconque d'avoir des temps verbaux plutôt que tout exprimer par des adverbes. Mais ça c'est une polémique dans laquelle je ne rentrerai pas (pour ne pas démolir les langues indo-européennes : je les aime bien, moi, les langues indo-européennes).

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(martedi)

Pote le interlingua realmente servir a communicar ?

Mi pullinetto es presentemente in Italia (a Roma). Ille non parla le italiano, ergo si ille debe communicar con italianos, lo facera in anglese. Que es tristissime : ille poterea comprehender le italiano si illo serea parlate multo lentemente ; sed in senso inverse, le italianos generalemente non comprehende le francese — de facto, illos anque non ben parla le anglese. Il es alique absurde de utilisar le anglese pro communicar inter gentes de linguas latin. Mi oncle, qui parla perfectemente le italiano e qui va satis frequemente in Espania, parla in italiano con le espanioles e illes le comprehende globalemente ; etiam le espanioles pote parlar con le portugeses si istes imita un accento espaniol. Sed si on cognosce solo le francese, que facer ? On poterea parlar un sorta de pseudo-italiano o pseudo-espaniol, sin se fatigar a apprender le conjugationes (io parlo, tu parli, egli parla, noi parliamo, voi parlate, essi parlano : proque non simplemente semper parla ?). E illo, es exactemente que es le interlingua.

Io non crede al possibilitate de successo del linguas inventate (sin motivation politic forte). Sia nos realistic : nemo parla le esperanto e nemo lo parlara unquam, le esperanto non es de alcun utilitate pro communicar. (Io pensa anque que le esperanto es un lingua nimis artificial e disagradabile : vide iste e ille paginas Web pro saper proque. In omne caso, illo es difficile a comprehender si on non lo ha apprendite antea : vos, lectores francese, haberea probabilemente trovate mia kokidetĉjo estas ĉi-hore en Italujo, li ne parlas itale, do se devas komuniki kun italoj, ĝin faros angle minus comprehendibile que le prime phrase de iste texto, mi pullinetto es presentemente in Italia, ille non parla le italiano, ergo si ille debe communicar con italianos, lo facera in anglese ; e pro un chinese, le duos es equalmente 乱语.) Io anque non crede al successo del interlingua como lingua mundial ; e de facto etiam minus gentes lo parla (o simplemente cognosce su nomine) que le esperanto. Il es desperate.

Sed como lingua commun inter populos latin, non es completemente aberrante : le interlingua non pretende al universalitate — e assi illo ha un avantage certe supra le esperanto, es que multe gentes lo comprehende spontaneemente[#]. Io non pote parlar le italiano sin ser ridiculissime, sed io pote parlar[#2] passabilemente le interlingua (sin lo haber unquam vermente apprendite), como vos vide : non es absurde de pensar que, parlante interlingua (o interlingua con qualque parolas de italiano miscite), io serea melio comprehendite del italianos que si io parlarea in francese o in porco-italiano o etiam in anglese. Le ridiculo es certe, sed non plus que quando mi oncle parla in italiano con le espanioles. (Le italianos pensarea probabilemente que io parla in catalan o alique como isto.)

Io ha nunquam experite, sed si io haberea un amico italiano (o espaniol, portugese, romanian…), serea satis natural de nos scriber in iste lingua, post haber convenite de isto. Parlar assi a alcuno que io non cognosce, forsan non (io es nimis timide).

OK, iste post era un experientia (e io jam ha facite un tal : istac e illac[#3]) pro saper : qui lo ha legite usque al fin ? E qui lo ha comprehendite sin haber apprendite le lingua ? Scriber in interlingua es amusante pro me, illo me dona un sentimento de libertate (proque le grammatica non es nimis rigide : illo admitte frequentemente diverse possibilitates equalmente correcte, on non va me dicer que io ha facite multe « faltas », per exemplo que istac non es un existente parola interlingual). Io deberea essayar de scriber aliquando un fragmento litterari gratuite in iste lingua.

[#] Etiam gentes qui parla solo le anglese, apparentemente, e non un lingua latin (io non lo credeva, sed io ha un testimonio in iste senso). Es probabilemente multo plus difficile pro illes, sed non excludite.

[#2] Parlar, scribeva io ? Scriber, certemente, sed parlar, de facto, io non ha realmente experite.

[#3] Non es impressive : il es gentes qui tene un blog integre in interligua (como isto).

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(mercredi)

Quelques réflexions sur les translittérations

Je suis étonné de n'avoir apparemment jamais encore évoqué sur ce blog un de mes sujets de râlerie de prédilection : la façon dont on transcrit et translittère les langues étrangères. C'est-à-dire, la façon dont on écrit en alphabet latin les mots ou les noms propres d'une autre langue qui s'écrit naturellement dans un système d'écriture non-latin.

La distinction entre les mots transcription et translittération est normalement la suivante : le premier signale que le processus a pour but de reproduire la forme orale du mot transcrit (notamment pour donner des indices à un locuteur non natif sur la façon de le prononcer), tandis que le second a pour but de reproduire la forme écrite du mot. Personnellement, je ne trouve pas cette distinction de vocabulaire très utile, j'utilise transcription et translittération de façon à peu près interchangeable, et je vais tenter d'argumenter que dans tous les cas il faut se concentrer sur la version écrite du mot (quoique, dans le cas de langues comme le chinois ou le japonais, ce serait une version écrite elle-même transcrite, en bopomofo ou en kana — mais c'est un cas plutôt inhabituel) et privilégier un système qui permet de retrouver exactement et algorithmiquement la version dans l'écriture d'origine à partir de la version en alphabet latin. Autrement dit, si on veut faire la distinction entre transcription et translittération, je vais tenter d'argumenter qu'on ne doit jamais transcrire et toujours translittérer (sauf les langues idéographiques, mais je considère quand même qu'il s'agit de translittération), et qu'on doit chercher autant que possible à rendre la langue fidèlement.

Pour prendre quelques exemples, considérons le premier ministre russe Владимир Владимирович Путин : son nom se translittère de façon standardisée (ISO 9) comme Vladimir Vladimirovič Putin (qui reflète fidèlement l'orthographe en alphabet cyrillique), tandis que la transcription utilisée typiquement en français, par exemple dans la presse, sera : Vladimir Vladimirovitch Poutine (si ce n'est qu'en général on n'écrit pas le patronyme), en écrivant tch pour donner une vague idée que cela se prononce [tɕ] ou [tʃʲ], ou pour marquer le son [u] comme en français, et en ajoutant un e à la fin (qui n'existe absolument pas dans l'original) pour que les Français ne soient pas tentés de transformer son nom en quelque chose ressemblant à putain. Tout ceci est très peu systématique. Et encore ai-je choisi un nom posant très peu de problèmes ; l'ancien premier secrétaire du parti communiste soviétique Никита Сергеевич Хрущёв est habituellement appelé Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev en français, et officiellement translittéré Nikita Sergeevič Hruŝëv en ISO 9 : ce qui est amusant, c'est que ni l'écriture Khrouchtchev (qu'un français lit comme [krutʃɛf]) ni celle Hruŝëv (que je n'ose pas vraiment imaginer comment il lirait) ne donnent une idée de la prononciation de Хрущёв, [xrʊˈʃʲːof]. C'est bizarre, notamment, cette façon d'écrire ev alors qu'on prétend transcrire la prononciation, qui est clairement of.

Un exemple en arabe, maintenant : tout le monde a entendu parler, et très souvent ces dix dernières années, d'un mot qui en arabe signifie la base, la fondation : ألقاعدة ou, avec les voyelles, أَلْقَاعِدَةُ, et qu'on transcrit comme al-Qaeda (ou peut-être plutôt al-Qaïda en français). La translittération officielle ISO 233-1 est : ʾˈalqaʾʿidaẗu avec les voyelles, ou bien ʾˈlqʾʿdẗ sans elles. Je conviens que c'est un peu excessivement psychorigide que de suivre à ce point-là l'écriture arabe. Une translittération moins maniaque et qui me semble néanmoins raisonnablement fidèle serait quelque chose comme al-Qāʿidaẗ [ajout () : en fait, c'est précisément la translittération ISO 233-2, largement utilisée par les bibliothèques en France, et elle me semble parfaite : voir cette fiche de la BNF par exemple, ainsi que cette page Wikipédia en français]. L'enjeu est ici un peu différent du russe : pour le russe, la question est de savoir dans quelle mesure on doit essayer (de façon bordélique et incohérente) de mettre le lecteur francophone sur la bonne piste de la prononciation ou au contraire refléter fidèlement l'orthographe en cyrillique ; pour l'arabe, de toute façon la prononciation par le non-initié sera sensiblement la même, il s'agit plutôt de se demander si on doit écrire des signes en plus qui indiquent l'existence de certaines lettres (notamment le ʿ pour transcrire la lettre ع ou ʿayn, et l'astucieux , qui est un ‘t’ tréma si vous ne le voyez pas, pour transcrire le ة ou tāʾ marbūṭaẗ) ou la distinction entre des lettres qui apparaîtraient identiques pour le francophone (comme entre س et ص, sīn et ṣād). Le fait est que le ʿ en arabe est une consonne à part entière, et que le s et le ṣ n'ont rien à voir : retirer ce genre d'information non seulement fait violence à la langue (ce qui est quelque chose d'un peu abstrait), mais, concrètement, embête très gravement les gens qui essaient d'apprendre cette langue et qui ont besoin de cette information pour apprendre les mots en question (évidemment ceux qui parlent déjà arabe arriveront à retrouver ce qui est ainsi dénaturé) ; et ce, sans gain aucun, parce que de toute façon quelqu'un qui voit un ʿ et ne sait pas comment le prononcer va simplement l'ignorer comme si ce signe n'était pas du tout là. Voilà pour quoi je fais attention à bien écrire les prénoms ʿAlī ou Saʿīd s'il ne s'agit pas de quelqu'un qui l'aurait francisé. Évidemment, la question de la francisation se pose souvent, par exemple je ne suis pas certain qu'il soit indispensable de parler de l'ʿIrāq (ou, en fait, du coup, du ʿIrāq), ceci dit on n'est pas obligé de dénaturer ça non plus en Irak alors que le ‘q’ ne choque en rien la langue française.

L'argument maître que j'utilise pour justifier qu'on doit privilégier le reflet fidèle de l'écriture (et donc, si on tient à cette distinction, translittérer plutôt que transcrire) est ce que j'appelle l'argument de Budapest et de Berlin. Car le hongrois et l'allemand sont des langues qui s'écrivent en alphabet latin : personne n'aurait l'idée d'écrire les capitales de la Hongrie et de l'Allemagne autrement que Budapest et Berlin. Pourtant, il n'aura échappé à personne que si on voulait donner l'importance à la prononciation, on devrait écrire Boudapecht et Berline. L'argument est donc : si on admet que, pour les langues naturellement écrites en alphabet latin, on garde l'écriture d'origine (y compris avec ses diacritiques, d'ailleurs) même si cela conduit les Français à en faire une prononciation totalement fausse, il n'y a pas de raison de ne pas faire la même chose pour les langues écrites dans d'autres alphabets, c'est-à-dire, reproduire l'écriture et ne pas se soucier de la façon dont les gens massacreront la prononciation.

Bien entendu, les noms très célèbres se font naturaliser. Ce n'est alors ni une transcription ni une translittération, c'est une acquisition dans la langue : la capitale de la Pologne, en français, s'appelle Varsovie, alors qu'il n'y avait pas de raison de ne pas garder Warszawa (ou tenter de refléter la prononciation avec un truc comme Varchava) ; de même, on a des noms spéciaux pour Londres (London), Munich (München), Anvers (Antwerpen), Florence (Firenze), Lisbonne (Lisboa), Copenhague (København), etc. Dans certains cas il est d'ailleurs possible qu'une forme internationale du nom reflète mieux l'histoire ou l'étymologie de celui-ci que la forme locale (qui n'est d'ailleurs pas unique, certaines villes étant bilingues), ce qui est logique vu que les mots s'abîment quand on s'en sert trop : on peut ainsi défendre l'idée que Florence est un nom plus correct pour la ville que la façon dont les Italiens l'ont massacré, ou que Cologne est mieux que Köln (et pour ne pas que je laisse l'idée que ce sont les Français qui ont toujours raison, il se peut très bien que Marseilles, comme les Anglais l'appellent, soit mieux que Marseille). Donc quand je parle de l'argument de Budapest et de Berlin, ce ne sont pas tellement Budapest et Berlin eux-mêmes (ces noms sont certainement naturalisés, même si ça ne se voit pas) mais le fait que tous les noms hongrois, allemands, etc., célèbres ou obscurs, sont reproduits à l'identique, ou au pire sans leurs diacritiques, quand on les utilise en français : on n'écrit pas Charkeuzy pour essayer de rendre le patronyme de l'actuel président de la république française, même quand on parle de son père (nagybócsai) Sárközy Pál (dont on peut reconnaître que son nom n'est pas francisé au fait que son prénom ne devient pas Paul).

La position qui consiste à dire si c'est de l'alphabet latin, on recopie, si non on transcrit la prononciation n'est pas seulement incohérente et bizarre : elle donne des résultats loufoques si la langue peut naturellement s'écrire en plusieurs alphabets. Va-t-on s'amuser à donner du turc une transcription phonétique avant Atatürk pour recopier l'alphabet latin après lui ? Va-t-on s'amuser à transcrire phonétiquement le serbe depuis le cyrillique et à reproduire le croate dans son alphabet latin d'origine, ce qui pourrait donner au même mot ou nom deux écritures totalement différentes ? Et une fois qu'on admet que le serbe doit se translittérer en alphabet latin comme si c'était du croate, il semble plus qu'étonnant de faire quelque chose de complètement différent avec le bulgare ou le russe.

Quelle que soit la langue, le but le plus important doit être de ne pas perdre d'information, ou d'en perdre le moins possible en respectant la logique de la langue (et notamment, ne pas mélanger deux lettres sous prétexte que les Français n'entendraient pas la différence, si ces lettres sont bien séparées dans la langue d'origine). En général, il existe des systèmes de translittération standard qui accomplissent très bien ces buts, tout en restant raisonnablement lisibles : ce site donne un aperçu très complet de ce qui existe ; en général, les standards de l'ISO sont bons en la matière (ISO 9 pour le russe me semble satisfaisant, ISO 15919 pour les langues indiennes est très bon et d'ailleurs très largement utilisé ; et ISO 233-1 pour l'arabe est un peu trop illisible, mais on le rend beaucoup plus clair en utilisant abusivement des notations comme ā, ī et ū pour les voyelles longues au lieu des aʾ, iy et uw prévus par le standard et qui reflètent rigoureusement l'écriture [ajout () : en fait, en utilisant justement ISO 233-2, cf. l'ajout ci-dessus]).

Reste le problème des langues utilisant partiellement ou totalement des idéogrammes : dans ce cas il faut consentir à réduire l'information de façon intelligente, puisqu'on ne peut pas décemment garder chaque nuance des idéogrammes.

Pour l'ancien égyptien, il existe une réduction standard qui préserve les signes unilitères, convertit les bilitères et trilitères (et leur(s) éventuel(s) complément(s) phonétique(s)) en suite d'unilitères, et omet purement et simplement les signes utilisés de façon idéographique ou comme marqueurs de catégories : on peut alors transcrire 𓇋 comme j (et son doublement 𓇌 comme y), 𓂝 comme ꜥ ou ʿ, 𓅱 comme w, 𓃀 comme b, et ainsi de suite ; et notamment, 𓄿 comme ꜣ, un caractère assez spécial en lui-même (U+A723 LATIN SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL ALEF), que j'écris moi-même comme un chiffre 3, et qui n'existe dans l'alphabet latin que pour translittérer le percnoptère égyptien. Je crois que tous les égyptologues utilisent cette translittération standard (dont je ne crois même pas qu'elle ait de nom particulier), probablement pour minimiser le nombre de fois où ils doivent effectivement dessiner des scarabées et des cobras.

Pour le japonais, il existe aussi une réduction standard, ce sont les kanas, qui sont un syllabaire et qui reflètent la prononciation. La difficulté n'est pas complètement close pour autant, car il existe plusieurs façons de translittérer les kanas. La façon la plus courante, qui s'appuie sur la prononciation réelle de ces kanas, s'appelle la transcription Hepburn, tandis que la plus systématique, celle qui suit la régularité du syllabaire, s'appelle Nihon-siki et est standardisée sous le nom d'ISO 3602 strict. Cette dernière garantit qu'il n'y aura pas de perte d'information[#] dans le passage des kanas à leur translittération, et semble donc préférable ; elle est aussi nettement plus logique, et si on imagine que le japonais ait un alphabet, ce serait certainement dans selon les idées de ce système de translittération : le fait qu'un ‘t’ suivi d'un ‘u’ se prononce de façon affriquée, un peu comme si c'était ‘tsu’, serait certainement une règle de prononciation non reflétée dans l'orthographe, et il semble donc logique de translittérer tu (comme en Nihon-siki) et non tsu (comme en Hepburn) pour つ, même si ce dernier reflète mieux la prononciation. D'un autre côté, il est vrai que les occidentaux se sont énormément habitués à voir le japonais transcrit en Hepburn, et les défauts de ce système sont moins criants que le non-système utilisé pour transcrire le russe.

[#] Hum, à lire la description, j'ai quand même un doute : wikipédia semble dire que la voyelle longue transcrite ‘ô’ en Nihon-siki peut correspondre à l'allongement soit par un お soit par un う, ce qui du coup casserait tout. Mais c'est bizarre d'inventer un système suivant scrupuleusement les kanas et de le casser juste sur ce point précis.

Pour le chinois mandarin, il n'existe pas de système d'écriture naturel autre qu'idéographique, mais il existe un alphabet à des fins d'éducation ou de documentation, le bopomofo (zhùyīn fúhào) qui reflète la prononciation (au moins dans une large mesure), et un système de translittération en alphabet latin, le pīnyīn, qui reproduit sans perte d'information l'écriture en bopomofo. Comme il se trouve que c'est effectivement ce système qui est utilisé dans la plupart des cas pour translittérer le chinois (hors des cas spécifiques des mots qui ont été naturalisés, comme Pékin ou Canton), je ne peux qu'exprimer ma satisfaction que, dans une langue au moins, les choses aient tourné correctement. Du moins si on fait l'effort d'écrire correctement les marques tonales sur la translittération en pīnyīn, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas (je fais la même remarque que plus haut pour l'arabe : sans doute les gens connaissant bien la langue peuvent-ils deviner les choses qui manquent, comme un francophone serait capable de lire un texte en français où une lettre sur quatre aurait été effacée, mais il faut au moins penser à ceux qui apprennent la langue translittérée). On reproche parfois au pīnyīn de noter ‘b’ et ‘p’ des sons qui sont en fait tous les deux sourds (la différence se faisant au niveau de l'aspiration), et donc de donner l'idée fausse que le nom de la capitale chinoise 北京 (transcrite Běijīng) commencerait par le son [b] alors que c'est un [p] ; je trouve que c'est un reproche idiot : de toute façon les gens émettront des sons ayant un rapport assez ténu avec ceux de la langue d'origine, il semble plus important de reproduire les contrastes par des contrastes ayant un sens pour eux (notamment entre ‘b’ et ‘p’) que les sons dans l'absolu.

Pour résumer (TL;DR), voici mes recommandations concrètes pour choisir un système de transcription/translittération :

  • chercher à privilégier autant que possible la forme écrite ou du moins, si ce n'est pas possible, la forme écrite dans une écriture secondaire plus ou moins phonétique (comme un syllabaire),
  • chercher à translittérer sans perte d'information, de façon systématique et algorithmique,
  • chercher à refléter la logique (par exemple les parallélismes) de la langue source dans la translittération,
  • abandonner l'idée de donner une indication utile sur la prononciation, idée qu'on abandonne déjà pour les langues écrites en alphabet latin (on essaiera cependant de ne pas être inutilement absurde), mais chercher si possible à reproduire les contrastes phonétiques par des contrastes phonétiques vaguement analogues,
  • regarder du côté des translittérations ISO, elles sont généralement bien faites.

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(mercredi)

Un point de grammaire : le participe passé

Quand j'étudiais la grammaire à l'école quand j'étais petit, j'étais toujours déçu de l'insistance mise sur la structure plutôt que sur la sémantique. Pour prendre un exemple qui n'a pas de rapport avec le schmilblick dont je vais parler après, si je dis dans la rue, je viens de voir quelqu'un qui ressemble à un acteur américain, cela peut vouloir dire deux choses : soit que ce quelqu'un avait une tête générique d'acteur américain (à supposer qu'il y ait des traits de visage caractéristiques des acteurs américains en général), soit que je pense à un acteur précis, que je ne nomme pas (peut-être n'en suis-je même pas capable) et qu'il ressemble à cet acteur-là ; j'interprète cette différence, même si c'est discutable, comme une ambiguïté sur l'article un, dont il ne suffit pas de savoir qu'il s'agit d'un article indéfini, il y a plusieurs façons d'être indéfini. Si on n'apprend pas aux enfants à voir ce genre de subtilités, ils vont être tout perturbés de découvrir que dans une autre langue, ces deux phrases se disent sans doute de façon différente (en l'occurrence, je n'ai pas d'exemple en tête de langue qui distingue bien les deux, même si en anglais on peut jouer sur la distinction entre an American actor et some American actor ; mais dans ma tête j'ai vraiment deux sens très différents, et je pense que c'est important pour l'apprentissage des langues).

Quand j'étais à l'école primaire et qu'on nous a fait un cours sur la voix passive, avec un exemple qui ressemblait peut-être à le veau est nourri par la vache, j'ai demandé à l'institutrice : comment se fait-il qu'on n'analyse pas cette phrase comme un attribut du sujet (sujet le veau, verbe est, attribut nourri, complément du participe passé utilisé comme adjectif par la vache) ? Elle a dû me faire la réponse que font les adultes quand les enfants posent une question qui les emmerdent, la pire réponse possible pédagogiquement : parce que c'est comme ça. Pourtant, le problème que je soulevais sans le savoir était un problème très intéressant, et elle aurait pu en profiter pour me faire remarquer que la phrase française la porte est fermée a deux sens bien différents, l'un dans lequel il s'agit d'une phrase passive indiquant une action en cours (la porte est fermée en ce moment par deux gardes armés, elle est en train d'être fermée), l'autre dans lequel il s'agit d'un attribut indiquant un état (la porte est fermée, elle n'est pas ouverte, elle est peut-être même fermée à double tour et verrouillée). En grammaire française, on analyse cette différence comme une différence de structure (verbe passif versus attribut), mais en fait il serait peut-être plus pertinent de s'interroger sur le sens du participe passé.

La vérité est que le participe passé, en français, peut être trois choses : passé actif, passé passif ou même, ce qui est un peu ironique pour un participe qui se prétend passé, présent passif. De plus, quand il a un sens passé, il peut avoir le sens d'un passé d'action ou d'un parfait c'est-à-dire du résultat présent d'une action passée (ce que j'appellerai l'ambiguïté d'aspect, plus loin).

Une langue de grammaire de type indo-européen qui fait des distinctions un peu fines distingue au moins quarte sortes de participes : le présent actif, qui indique que le nom complété accomplit l'action représentée par le participe, le présent passif, qui indique qu'il la subit, le passé actif, qui indique qu'il l'a accomplie, et le passé passif, qui indique qu'il l'a subie. Ceci est très approximatif, bien sûr, pour plein de raisons : les temps peuvent être relatifs ou absolus, par exemple (i.e., présent signifie-t-il en même temps que l'action principale de la phrase ou au moment où le locuteur parle ? je pense que pour un participe c'est toujours relatif, mais je n'y mettrais pas ma main à couper) ; ce que signifie accomplir ou subir une action n'est pas très clair pour des actions sans complément et plus ou moins involontaires (je prendrai l'exemple de tomber plus bas) ; et il peut y avoir des complications dues à la confusion entre temps et aspect. Mais au moins en première approximation, cette distinction est utile.

Un exemple de langue ayant la distinction quadruple est le russe : si mes souvenirs de russe sont corrects, лю́бящая де́вочка (présent actif) signifie une petite fille qui aime, люби́мая де́вочка (présent passif) signifie une petite fille qui est aimée, [по]люби́вшая де́вочка (passé actif) signifie une petite fille qui a aimé et полю́бленная де́вочка (passé passif) signifie une petite fille qui a été aimée. Sauf qu'en fait ces sens sont assez approximatifs : pour commencer, comme le suggère le [по] entre crochets, je glisse un peu de poussière sous la table, à savoir le fait que les verbes russes existent sous deux aspects, appelés l'imperfectif (qui envisage l'action pour elle-même) et le perfectif (qui envisage le résultat de l'action) ; c'est une question un peu byzantine de savoir si ce sont deux verbes qui vont ensemble, l'un perfectif et l'autre imperfectif ou bien un verbe qui a deux formes : toujours est-il qu'ici люби́ть est le verbe imperfectif et полюби́ть le verbe perfectif, que les participes présents actif et passif ne peuvent se former que sur l'imperfectif, le participes passé passif que sur le perfectif, et que le participe passé actif peut se former sur l'imperfectif ou le perfectif (avec une distinction du genre la petite fille qui aimait vs. la petite fille qui a aimé) ; ce n'est ni très logique ni très satisfaisant pour l'esprit ou l'orthogonalité voix/temps/aspect, mais c'est comme ça. En plus, le participe présent passif a aussi un sens du genre la petite fille aimable, et en l'occurrence surtout la petite fille préférée. Bref, avec les langues, les choses sont toujours Plus Compliquées®.

Une autre langue qui a la distinction quadruple est l'esperanto : knabino amanta (présent actif) signifie une petite fille qui aime, knabino amata (présent passif) signifie une petite fille qui est aimée, knabino aminta (passé actif) signifie une petite fille qui a aimé et knabino amita (passé passif) signifie une petite fille qui a été aimée. Il y a aussi des participes futurs. Sauf que, de façon plus surprenante pour une langue artificielle, l'esperanto s'est lui aussi enferré dans des confusions temps/aspect, ou peut-être temps relatif / temps absolu, sous la forme d'une controverse entre l'atismo et l'itismo ; pour faire bref, les atistes ou temporistes ont la logique derrière eux et traduisent il est né par li estis naskata, litéralement il a-été étant-en-train-d'être-né, alors que les itistes ou aspectistes ont Zamenhof derrière eux (l'inventeur de la langue, qui ne s'est apparemment pas rendu compte qu'il était illogique) et traduisent il est né par li estis naskita, litéralement il a-été ayant-été-né. L'académie de l'esperanto (oui, ça existe…) a tranché en faveur des derniers, et de toute façon je ne suis pas certain que l'esperanto puisse vraiment se targuer d'avoir un usage vivant (s'il en a un, il utilise en fait d'autres constructions).

Le grec ancien a une pléthore de participes, parce qu'il y a non pas deux voix (active et passive) mais trois (active, moyenne et passive, la voix moyenne ayant en fait un sens actif mais soit réfléchi soit accompli avec un sens d'intérêt pour soi-même, le sens exact dépendant du verbe), et une multitude de temps (notamment présent, aoriste et parfait, l'aoriste insistant sur l'aspect ponctuel d'une action alors que le parfait insiste sur le résultat présent d'une action passée). On a donc des choses comme φιλοῦσα κόρη (présent actif) pour une jeune fille qui aime, φιλουμένη κόρη (présent passif) pour une jeune fille qui est aimée, φιλήσασα κόρη (aoriste actif) pour une jeune fille qui aima, φιλησθεῖσα κόρη (aoriste passif) pour une jeune fille qui fut aimée, πεφιληκυῖα κόρη (parfait actif) pour une jeune fille qui a aimé, πεφιλημένη κόρη (parfait passif) pour une jeune fille qui a été aimée. Mais je ne saurais pas préciser les nuances très exactes dans le sens de tout ça.

En latin l'éventail des participes est nettement plus réduit. On a le participe présent, qui est un participe présent actif, et le participe passé, qui est passé passif : amans puella signifie la jeune fille qui aime tandis que amata puella signifie la jeune fille qui a été aimée. Je souligne bien ce sens passé et passif du participe passé latin : amatus sum ne signifie pas je suis aimé mais j'ai été aimé (pour je suis aimé, c'est : amor). Il y a cependant des verbes, dits déponents, qui se conjuguent avec des formes passives mais un sens actif : dans ce cas, le participe passé a un sens actif, locutus signifie ayant parlé, à côté du participe présent loquens signifie parlant (et pour ajouter à la confusion, il y a des verbes semi-déponents, qui ont une forme active au présent et passive au parfait, mais pour les participes dont je parle de toute façon ça ne change rien par rapport aux verbes complètement déponents).

Le français dérive du latin, mais le sens du participe passé y est beaucoup moins clair. Si j'écris abandonné par ses amis, il se retrouve seul, le participe passé a un sens passé passif : le personnage a été abandonné par ses amis, et je pourrais rendre le sens passé passif plus clair en remplaçant par ayant été abandonné par ses amis ; idem pour : ici repose Pat Icipe, terrassé par la folie de la grammaire, où visiblement Pat a été terrassé avant de reposer ici. En revanche, si j'écris c'est un garçon au naturel charmant et aimé de tous ceux qui le rencontrent, le participe a clairement un sens présent passif (il est aimé de tous en même temps qu'il est au naturel charmant ; soulignons d'ailleurs que rien ne changerait si je mettais le verbe à l'imparfait, c'était un garçon…) ; idem pour ébloui par la lumière, il ne voit pas ce qui l'entoure. Ce n'est pas une question de verbe, mais de contexte : les pierres traînées jusque là ont été disposées en pyramide est passé passif, tandis que les pierres traînées jour et nuit sur de longues distance finissent par s'abîmer est présent passif. Enfin, dans beaucoup de phrases, on ne sait pas très bien si le sens est présent ou passé : trahi par tous ses proches, il ne sait plus vers qui se tourner (est-il ayant-été-trahi ou en-train-d'être-trahi ?), criblé de balles, il s'effondre (les balles le criblent-elles encore quand il s'effondre ? ça n'a pas vraiment d'importance, en fait), enhardi par nos encouragements, notre champion a triomphé de ses adversaires (l'enhardissement est-il simultané ou antérieur au triomphe ?). À cette confusion sur le temps s'ajoute une confusion sur l'aspect : la porte fermée la veille ne peut pas être de nouveau ouverte marque une action tandis que la porte aujourd'hui fermée à double tour ne peut pas être ouverte sans la clé marque un état, qui est à peu près, mais pas exactement, le résultat de l'action vue comme passée (la différence est surtout frappante quand on observe la façon dont le complément de temps la veille ou aujourd'hui s'applique).

Ceci concerne essentiellement les verbes conjugués avec l'auxiliaire avoir. Pour ceux qui utilisent être, le sens du participe passé est encore différent, puisque cette fois il est actif (ou plus exactement, il est dans la seule voix que le verbe autorise, mais cette voix s'appelle normalement la voix active, même si l'action est plus subie qu'agie) : dans la phrase tombée par terre, la grand-mère ne peut se relever, la grand-mère tombe par terre puis ne peut pas se relever, le participe a donc un sens passé actif. Ces verbes sont en quelque sorte analogues, sémantiquement, des verbes déponents du latin : le participe passé n'a pas de sens passif. Il n'y a pas pour eux d'ambiguïtés sur le temps : je ne crois pas que le participe passé français puisse jamais avoir un sens présent actif (pour ça, il y a un participe présent). Pour illustrer ce fait de façon frappante, je peux donner l'exemple du verbe descendre, qui peut se conjuguer soit avec être soit avec avoir selon le sens qu'on lui donne, ce qui permet au participe descendu d'avoir : un sens présent passif dans la phrase la poubelle descendue par Madame Martin lui échappe des mains et tombe dans l'escalier ; un sens passé passif dans la phrase la poubelle descendue le matin par Madame Martin n'a toujours pas été vidée par les éboueurs ; ou un sens passé actif dans la phrase descendue dans son jardin, Madame Martin profite d'un moment de détente ; en revanche, pour un sens présent actif, on utilise le participe présent : descendant dans le jardin, Madame Martin tombe dans l'escalier et se blesse. En revanche, même dans les verbes conjugués avec être, l'ambiguïté d'aspect subsiste : comparer les phrases mon grand-père, mort aujourd'hui en fin d'après-midi, était un homme bon et mon grand-père, mort aujourd'hui depuis dix ans, est enterré au cimetière de Montparnasse.

L'allemand améliore la logique et la clarté des choses, par rapport au français, en donnant au participe passé un sens toujours passé (et, comme en français, actif ou passif selon que l'auxiliaire régissant sa conjugaison : ein gefallener Engel a le même sens passé actif qu'en français un ange tombé) ; du coup, pour construire le présent passif, on utilise l'auxiliaire werden, dont le sens normal est devenir : die Tür wird geschlossen, littéralement la porte devient [ayant-été-]fermée, donc la porte est en train d'être fermée (alors qu'en français on doit utiliser cette périphrase en train d'être pour insister sur le côté présent passif et non passé passif). Cela permet du même coup de résoudre l'ambiguïté aspectuelle dans une phrase verbale (comme en français) : die Tür ist [heute] geschlossen indique que la porte est [aujourd'hui] dans l'état fermé alors que die Tür ist [gestern] geschlossen worden (où le verbe werden est lui-même utilisé au passé) indique que la porte a été fermée [hier]. (En revanche, dans le contexte d'une apposition, je crois qu'on ne peut pas faire cette distinction : dans les deux cas, il s'agit de die geschlossene Tür ; et théoriquement, die heute geschlossene Tür peut signifier la porte qui a été fermée aujourd'hui, die Tür, die heute geschlossen worden ist, ou bien la porte qui est aujourd'hui dans l'état fermé, die Tür, die heute geschlossen ist. De même, lorsque le participe passé a un sens actif, on ne peut pas faire la différence aspectuelle : er ist gestorben signifie, comme en français, qu'il est mort ou bien qu'il est mort.)

Ceci dit, même en allemand, je pense que par exemple geliebt (le participe passé du verbe lieben, aimer) peut s'employer dans un sens présent passif, comme aimé en français : il est certainement préférable d'écrire er wird geliebt à er ist geliebt pour il est aimé, mais meine geliebte Frau signifie, que je sache, ma femme que j'aime (maintenant) et pas ma femme que j'ai aimé par le passé. Donc même en allemand, la logique peut parfois être sacrifiée au prix de l'expressivité de la langue.

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(jeudi)

L'abîme regarde l'abîme

Je prends comme exemple d'utilisation de Google images en sémiotique une des citations sans doute les plus célèbres de Nietzsche (fort appréciée des signatures sur Internet et, disent certains, appropriée dans la guerre contre le terrorisme) :

Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß er nicht dabei zum Ungeheuer wird. Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein.

(Jenseits von Gut und Böse, Aph. 146)

La traduction qu'on donne d'habitude en anglais (je ne sais pas pour le français, je la vois surtout passer en anglais) traduit Ungeheuer par monster et Abgrund par abyss : He who fights with monsters should look to it that he himself does not become a monster. And when you gaze long into an abyss the abyss also gazes into you.

Le sens, tel que je le comprends, est quelque chose comme : il faut faire attention à ne pas devenir tel que ce que l'on combat ; à force de s'obséder sur quelque chose, on finit par y ressembler. Mais surtout, cette image de regarder profondément dans l'abîme, qui regarde en retour, est incroyablement forte (on imagine presque la porte de l'enfer sous forme d'une tête monstrueuse, avec laquelle on croise fixement le regard), et je pense que c'est la raison pour laquelle cette citation a du succès. Mais si je traduis Abgrund par abyss en anglais et par abîme en français, ou si je traduis Ungeheuer par monster et monstre, est-ce que je suis fidèle ? On peut évidemment discuter du sens fin du mot selon les dictionnaires, et de savoir quelle est la distinction entre un abîme, un précipice et un gouffre, en fait ce genre d'aphorisme fonctionne surtout parce que les mots évoquent quelque chose en nous plus que par leur sens exact. Or à ce moment-là, je ne suis pas convaincu : si j'en crois le verdict de Google images, Ungeheuer évoque bien à peu près la même chose que monster, mais Abgrund n'a pas la connotation aquatique ou sombre de abyss (même abstraction faite des affiches de films) ou même de abîme en français (pour la partie sombre, pas la partie aquatique qui serait celle de abysse). Apparemment, Abgrund évoque le vertige plus que les ténèbres de l'enfer. Était-ce le cas pour Nietzsche ? Je ne sais pas. Je sais cependant qu'ailleurs (dans Zarathustra), il compare l'homme à ein Seil über einem Abgrunde, geknüpft zwischen Tier und Übermensch (une corde au-dessus d'un abîme, tendue entre l'animal et le surhomme), ce qui fait effectivement plus appel à l'idée de vertige qu'à celle de ténèbre.

Autre question : Nietzsche pensait-il au psaume 42 (ou 41 selon la numérotation) ? Je fais référence à cette phrase : תְּהוֹם אֶל תְּהוֹם, que les Septante traduisent ἄβυσσος ἄβυσσον ἐπικαλεῖται, et la Vulgate abyssus abyssum invocat ? Le sens d'origine n'est pas extrêmement clair (la traduction œcuménique de la Bible donne, pour le verset entier : Les flots de l'abîme s'appellent l'un l'autre, au fracas de tes cataractes. En se brisant et en roulant, toutes tes vagues ont passé sur moi.), mais l'interprétation qu'on en fait généralement quand on cite la phrase, par déformation ou contresens, est quelque chose comme : un mal appelle un autre mal ; et à la fois ce sens et l'utilisation du mot ἄβυσσος par les Septante et la Vulgate font qu'il est tentant de relier ce psaume à l'aphorisme de Nietzsche dans sa traduction anglaise. Je pense que c'est une coïncidence ou une connexion faite plus tard, parce que Luther utilise le mot Tiefe (pas Abgrund), qui évoque plus les profondeurs marines (comme les termes d'origine), et il reformule la phrase (daß hie eine Tiefe und da eine Tiefe brausen) en perdant l'idée qu'une profondeur/abîme/abysse en appelle une autre et certainement d'une manière qui exclut le contresens que je viens d'évoquer.

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(mercredi)

Ce que Google images nous apprend sur l'imagination collective

Un petit jeu auquel j'aime bien jouer avec Google images : prendre un nom abstrait (mais n'ayant pas d'allégorie traditionnelle évidente) ou un adjectif peu visuel, et essayer de deviner ce qu'il va en sortir avant de faire la recherche. Éventuellement on peut ensuite jouer à changer la langue — cf. aussi ici. Par ailleurs, il faut éviter les termes utilisés dans des titres de films, qui ont tendance à un peu polluer les réponses (enfin, on peut dire que c'est justement le jeu, mais je trouve que ces réponses-là ont tendance à sortir un peu de la moyenne). Peut-être que c'est plus intéressant avec des combinaisons de termes.

Quelques exemples (sans doute pas les meilleurs), à essayer d'imaginer avant de cliquer : chaos, simplicity, reality, ubiquitous, friend, ancestral, harmony

Parfois on voit très bien le genre de choses que ça va sortir, et ça nous renseigne sur les clichés de notre culture collective : voyez ce que donnent evil, calm, holy, love pour quelques clichés parmi les clichés. Il serait parfois bon de se demander pourquoi, au juste, on imagine l'avenir comme ceci (trop de science-fiction ?) ou la liberté comme ça (la chose qu'on a envie de faire, quand on est libre, c'est d'aller sur un bort de falaise au soleil couchant et d'étendre les bras ?) ou encore l'espoir ainsi (une fois retirées les affiches de campagne d'Obama). Et il serait bon de se rappeler que ces représentations sont vraiment le fait d'une culture donnée à un moment donné. (D'ailleurs peut-être qu'il serait intéressant de sauvegarder une compilation des résultats des recherches d'images sur les cinq cents mots les plus courants de la langue, pour les historiens du Zeitgeist.)

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(mercredi)

Exercice pratique d'élocution

Pour illustrer mon billet récent sur les accents anglais et américain, j'ai tenté de me livrer à un petit exercice pratique : j'ai choisi un texte assez approprié pour l'occasion et j'ai essayé de le lire avec un accent Anglais (RP) et avec un accent américain (General American) (ce dernier étant d'ailleurs plus naturel pour moi, même si j'ai forcé sur les caractéristiques qui font la différence). Je ne suis pas très doué pour ce petit jeu (et j'ai commis quelques erreurs), donc je pense que je ne tromperais personne, mais ça doit pouvoir illustrer plusieurs des phénomènes phonétiques que je décrivais (sauf, malheureusement, celui que je qualifiais de plus évident, à savoir la qualité du ‘a’ des mots comme bath, parce qu'il se trouve qu'il n'y en a pas un seul exemple dans ce fragment).

Je ne vais pas tenter de faire d'autres accents, parce que, outre que le texte ne s'y prête pas, je suis vraiment encore moins compétent pour imiter un accent écossais ou australien qu'un accent anglais (même si j'aimerais beaucoup pouvoir, parce que j'adore les accents écossais et australien ; à défaut, je vous renvoie sur cette dame, qui est quand même très douée). En revanche, il faudra que j'essaie de faire lire un texte français avec un accent québecois, un jour.

𐑢𐑧𐑯 𐑦𐑯 𐑞 𐑒𐑹𐑕 𐑝 𐑣𐑿𐑥𐑩𐑯 𐑦𐑝𐑧𐑯𐑑𐑕, 𐑦𐑑 𐑚𐑦𐑒𐑳𐑥𐑟 𐑯𐑧𐑕𐑩𐑕𐑼𐑦 𐑓𐑹 𐑢𐑳𐑯 𐑐𐑰𐑐𐑩𐑤 𐑑 𐑛𐑦𐑟𐑪𐑤𐑝 𐑞 𐑐𐑩𐑤𐑦𐑑𐑦𐑒𐑩𐑤 𐑚𐑨𐑯𐑛𐑟 𐑢𐑦𐑗 𐑣𐑨𐑝 𐑒𐑩𐑯𐑧𐑒𐑑𐑩𐑛 𐑞𐑧𐑥 𐑢𐑦𐑞 𐑩𐑯𐑳𐑞𐑼, 𐑯 𐑑 𐑩𐑕𐑿𐑥 𐑩𐑥𐑳𐑙 𐑞 𐑐𐑬𐑼𐑟 𐑝 𐑞 𐑻𐑔, 𐑞 𐑕𐑧𐑐𐑼𐑩𐑑 𐑯 𐑰𐑒𐑢𐑩𐑤 𐑕𐑑𐑱𐑖𐑩𐑯 𐑑 𐑢𐑦𐑗 𐑞 𐑤𐑷𐑟 𐑝 𐑯𐑱𐑗𐑼 𐑯 𐑝 𐑯𐑱𐑗𐑼'𐑟 𐑜𐑪𐑛 𐑦𐑯𐑑𐑲𐑑𐑩𐑤 𐑞𐑧𐑥, 𐑩 𐑛𐑰𐑕𐑩𐑯𐑑 𐑮𐑦𐑕𐑐𐑧𐑒𐑑 𐑑 𐑞 𐑩𐑐𐑦𐑯𐑘𐑩𐑯𐑟 𐑝 𐑥𐑨𐑯𐑒𐑲𐑯𐑛 𐑮𐑦𐑒𐑢𐑲𐑼𐑟 𐑞𐑨𐑑 𐑞𐑱 𐑖𐑫𐑛 𐑛𐑦𐑒𐑤𐑺 𐑞 𐑒𐑷𐑟𐑩𐑟 𐑢𐑦𐑗 𐑦𐑥𐑐𐑧𐑤 𐑞𐑧𐑥 𐑑 𐑞 𐑕𐑧𐑐𐑼𐑱𐑖𐑩𐑯.

𐑢𐑰 𐑣𐑴𐑤𐑛 𐑞𐑰𐑟 𐑑𐑮𐑵𐑔𐑕 𐑑 𐑚𐑰 𐑕𐑧𐑤𐑓-𐑧𐑝𐑦𐑛𐑩𐑯𐑑, 𐑞𐑨𐑑 𐑷𐑤 𐑥𐑧𐑯 𐑸 𐑒𐑮𐑦𐑱𐑑𐑩𐑛 𐑰𐑒𐑢𐑩𐑤, 𐑞𐑨𐑑 𐑞𐑱 𐑸 𐑧𐑯𐑛𐑬𐑛 𐑚𐑲 𐑞𐑺 𐑒𐑮𐑦𐑱𐑑𐑼 𐑢𐑦𐑞 𐑕𐑻𐑑𐑩𐑯 𐑩𐑯𐑱𐑤𐑰𐑧𐑯𐑩𐑚𐑩𐑤 𐑮𐑲𐑑𐑕, 𐑞𐑨𐑑 𐑩𐑥𐑳𐑙 𐑞𐑰𐑟 𐑸 𐑤𐑲𐑓, 𐑤𐑦𐑚𐑼𐑑𐑦, 𐑯 𐑞 𐑐𐑼𐑕𐑿𐑑 𐑝 𐑣𐑨𐑐𐑦𐑯𐑩𐑕—𐑞𐑨𐑑 𐑑 𐑕𐑦𐑒𐑘𐑫𐑼 𐑞𐑰𐑟 𐑮𐑲𐑑𐑕, 𐑜𐑳𐑝𐑼𐑯𐑥𐑩𐑯𐑑𐑕 𐑸 𐑦𐑯𐑕𐑑𐑩𐑑𐑵𐑑𐑩𐑛 𐑩𐑥𐑳𐑙 𐑥𐑧𐑯, 𐑛𐑦𐑮𐑲𐑝𐑦𐑙 𐑞𐑺 𐑡𐑳𐑕𐑑 𐑐𐑬𐑼𐑟 𐑓𐑮𐑪𐑥 𐑞 𐑒𐑩𐑯𐑕𐑧𐑯𐑑 𐑝 𐑞 𐑜𐑳𐑝𐑼𐑯𐑛, 𐑞𐑨𐑑 𐑢𐑧𐑯𐑧𐑝𐑼 𐑧𐑯𐑦 𐑓𐑹𐑥 𐑝 𐑜𐑳𐑝𐑼𐑯𐑥𐑩𐑯𐑑 𐑚𐑦𐑒𐑳𐑥𐑟 𐑛𐑦𐑕𐑑𐑮𐑳𐑒𐑑𐑦𐑝 𐑝 𐑞𐑰𐑟 𐑧𐑯𐑛𐑟, 𐑦𐑑 𐑦𐑟 𐑞 𐑮𐑲𐑑 𐑝 𐑞 𐑐𐑰𐑐𐑩𐑤 𐑑 𐑷𐑤𐑑𐑼 𐑹 𐑑 𐑩𐑚𐑪𐑤𐑦𐑖 𐑦𐑑, 𐑯 𐑑 𐑦𐑯𐑕𐑑𐑩𐑑𐑵𐑑 𐑩 𐑯𐑿 𐑜𐑳𐑝𐑼𐑯𐑥𐑩𐑯𐑑, 𐑤𐑱𐑦𐑙 𐑦𐑑𐑕 𐑓𐑬𐑯𐑛𐑱𐑖𐑩𐑯 𐑪𐑯 𐑕𐑳𐑗 𐑐𐑮𐑦𐑯𐑕𐑦𐑐𐑩𐑤𐑟, 𐑯 𐑹𐑜𐑩𐑯𐑲𐑟𐑦𐑙 𐑦𐑑𐑕 𐑐𐑬𐑼𐑟 𐑦𐑯 𐑕𐑳𐑗 𐑓𐑹𐑥, 𐑨𐑟 𐑑 𐑞𐑧𐑥 𐑖𐑨𐑤 𐑕𐑰𐑥 𐑥𐑴𐑕𐑑 𐑤𐑲𐑒𐑤𐑦 𐑑 𐑦𐑓𐑧𐑒𐑑 𐑞𐑺 𐑕𐑱𐑓𐑑𐑦 𐑯 𐑣𐑨𐑐𐑦𐑯𐑩𐑕.

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(samedi)

Que demanderiez-vous au génie des langues ?

En fouillant dans votre genier, vous trouvez une vieille lampe à huile poussiéreuse. Lorsque vous la frottez pour la nettoyer, un génie en sort. Ce n'est pas un génie très puissant : le seul vœu qu'il peut exaucer est celui de parler parfaitement une langue étrangère. Par ailleurs, le génie ne sait pas très bien combien de fois il pourra le réaliser, mais ce sera quelque part entre 1 et 15.

Autrement dit, vous devez lister 15 langues qui existent ou ont existé (y compris des langues inventées, des dialectes, états historiques, voire des accents précis si vous voulez griller une cartouche avec ça), et le génie vous rendra capable de parler (et comprendre, mais aussi lire et écrire) les n premières d'entre elles, sans que vous sachiez à l'avance combien (l'intérêt de cette hypothèse est d'obliger à faire un ordre de préférence ; si cela a une importance pour votre réponse, vous pouvez considérer que n est uniformément réparti entre 1 et 15 inclus). Vous maîtriserez ces langues aussi parfaitement que si vous les aviez apprises dès la naissance.

Évidemment, vous pouvez demander une langue que vous connaissez déjà partiellement, mais en ce faisant vous gâchez peut-être un peu le vœu en question (une meilleure stratégie est peut-être de citer une langue proche mais différente, en se disant que parler parfaitement cette langue proche vous aidera à la fois pour améliorer la langue que vous connaissez parfaitement et pour en avoir une de plus dans la liste) ; de même, il est peut-être du gâchis d'utiliser un vœu pour maîtriser une langue facile à apprendre à partir de celles déjà connues de vous (et de celles plus haut dans la liste).

Personnellement, je considère que je parle français et anglais, et je pense que mon choix serait quelque chose comme :

  1. L'arabe classique. Parce que j'ai essayé d'en apprendre un peu, mais que j'ai abandonné et que je le regrette. L'arabe classique parce que la grammaire semble en être la plus intéressante (lire : compliquée), parce que ça permet d'écouter ʾal-Ǧazīraẗ ou de lire les Mille et Une Nuits en VO, et j'imagine que si on le connaît il est ensuite plus facile d'apprendre tel ou tel arabe vernaculaire que dans le sens contraire. Bref, s'il y avait une langue que je devrais apprendre d'un coup de baguette magique (et d'autant plus que je ne trouve pas le temps ou pas la motivation suffisante pour l'apprendre par des moyens moins magiques), ce serait celle-là.
  2. Le chinois mandarin. Je n'éprouve pas la fascination pour la culture chinoise qui semble être devenue courante, mais une langue parlée par plus d'un milliard de personnes est indubitablement une langue très importante, et quand elle a en plus une littérature immense et un système d'écriture aussi vaste, elle ne pouvait pas ne pas figurer en bonne place.
  3. Le russe. Une langue que j'ai un peu apprise au lycée et que j'ai ensuite soigneusement oubliée : que je connais suffisamment bien pour savoir à quel point cela demanderait un effort démesuré de ma part pour atteindre le niveau nécessaire pour lire ce que j'aimerais pouvoir lire dans cette langue (ah, Pouchkine… ah, Lermontov…). Bon, eh puis quelqu'un qui saurait parler l'anglais, le français, le chinois, le russe et l'arabe (fût-il classique) est quand même bien équipé pour parler avec une bonne partie de la planète : j'écarte l'espagnol parce que ce serait griller un vœu magique avec une langue décidément trop facile, et je passe à des choses qui me sembleraient plus rigolotes.
  4. Le suédois. Que je mets plus haut que l'allemand, par exemple, parce que je parle déjà un peu l'allemand. Tant qu'à apprendre une langue nordique, autant que ce soit la plus parlée. Au fait, je vous ai déjà dit que j'adorais ce webcomic ?
  5. Le grec classique (dialecte attique). La langue (aussi apprise autrefois et soigneusement oubliée depuis) avec laquelle j'aimerais pouvoir frimer entre toutes. En plus, le génie me donnerait exactement la bonne prononciation utilisée à Athènes en 405 avant l'ère commune.
  6. Le japonais. Je ne sais pas bien où le placer sur la liste, mais il devrait certainement y être, avec les autres langues que j'ai fait une tentative pitoyable pour apprendre et que j'ai abandonnées parce que je n'ai aucune volonté.
  7. Le sanskrit classique. Pour l'intérêt philologique (encore qu'à ce compte-là la forme védique est certainement préférable à la forme classique), mais aussi parce que parler couramment sanskrit, c'est quand même ultimement barbot. Alors tant qu'à choisir une langue indienne, autant que ce soit celle-là.
  8. Le gaélique irlandais. Je n'en connais rigoureusement rien, mais les langues celtiques ont l'air d'avoir de très jolies sonorités, et tant qu'à en connaître une, autant que ce soit celle qui est une langue officielle de l'Union européenne.
  9. L'italien. C'est délicat de décider où mettre une langue que j'arrive à peu près à lire et à comprendre quand elle est parlée lentement alors que je ne l'ai jamais apprise. C'est encore plus délicat de décider si je mettrais l'italien ou l'espagnol (les deux, je trouverais ça vraiment bête) : l'espagnol est indiscutablement plus utile, mais je trouve quand même l'italien plus joli. Bon, les génies dans les bouteilles, ils sont là pour faire plaisir, pas pour être utiles, donc disons l'italien.
  10. L'allemand. Une langue que je fais semblant de ne pas devoir mettre beaucoup plus haut sur la liste sous prétexte que je la connais déjà un peu, mais après mon voyage à Berlin l'été dernier je devrais être plus modeste à ce sujet.
  11. L'anglo-saxon. D'intérêt essentiellement philologique (même si, là aussi, c'est certainement assez barbot de parler couramment l'anglo-saxon) : il n'y a pas grand-chose que je voudrais lire dans cette langue (la seule chose que tout le monde connaît, c'est Beowulf, et, franchement, c'est plutôt chiant, même s'il faut avouer que ça sonne bien). Mais je ne vais pas mettre l'anglais dans la liste, alors s'il y a quelque chose qui m'aide à mieux le parler et qui soit quand même intéressant en soi, j'imagine que c'est l'ancien anglais.
  12. Le latin classique (tel que parlé dans la haute société romaine en l'an 27 avant l'ère commune). Que je mets si bas parce que c'est désespérément banal, de parler latin. À ce stade-là, je me dis que si je suis arrivé aussi loin dans la liste, j'ai eu bien de la chance avec mon génie, et je peux arrêter les langues qui servent essentiellement à frimer (certes, je pouvais citer l'ancien égyptien, mais ce que j'en ai appris m'a surtout semblé ennuyeux, en fait). Donc je finis en mettant trois langues choisies simplement pour le fait d'être aussi différentes que possibles entre elles et de toutes les précédentes (afin de m'ouvrir l'esprit au sens sapirwhorfien), en étant parlées par un nombre raisonnable de gens dans le monde (et aussi, en France) :
  13. Le turc.
  14. Le tamoul.
  15. Le wolof.

Maintenant, je n'ai plus qu'à trouver le génie. En attendant, j'attends les réponses de mes lecteurs (en commentaire ou sur votre propre blog si vous en avez un).

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(jeudi)

Comment reconnaître une prononciation anglaise d'une prononciation américaine

Suite à ma lecture du livre de Wells sur les accents de l'anglais, j'ai vaguement promis d'écrire des choses sur la phonétique qui soient plus compréhensibles (ou en tout cas moins spécialisées) que la dernière fois. Alors voici quelque chose de concret et même éventuellement utile : comment reconnaître un accent anglais d'un accent américain ? Souvent c'est évident même quand on ne parle pas bien la langue (et si ce n'est pas l'accent proprement dit qui fait la différence, ça peut être le vocabulaire utilisé : si un mot sur trois est like, c'est probablement un Américain qui parle). Mais quand la prononciation n'est pas caricaturale et si le texte lui-même ne laisse pas de signe particulier, ça ne l'est pas forcément ; ou bien, on ne sait pas exactement sur quels critères on se fait une intuition. Alors voici un petit récapitulatif des principales différences à remarquer :

  • La chute du ‘r’ non prévocalique. Je mets ça en premier, parce que c'est le plus souvent signalé (pourtant, bizarrement, beaucoup de gens ne sont pas au courant) : les Anglais ne prononcent pas le ‘r’ quand il est devant une consonne ou en fin d'énoncé (ou en fin de mot devant un mot commençant par une consonne) — on dit qu'ils ont un accent non-rhotique ; les Américains, eux, le prononcent bien comme il est écrit. Normalement, cela devrait fournir un critère simple : la personne prononce-t-elle un ‘r’ dans les mots part et sort ? Prononce-t-elle farther différemment de father, et tuner de tuna ? Si oui, elle est probablement Américaine ; si non, elle est probablement Anglaise. (Je suppose qu'il n'y a que ces deux possibilités ; sinon, les Écossais et Irlandais ont un accent rhotique, les Australiens un accent non-rhotique.) En fait, ce n'est pas toujours si facile. Ce n'est pas tant qu'il y a des exceptions dans les deux sens (en Angleterre, les gens de Cornouailles ont traditionnellement un accent rhotique, et aux États-Unis les accents de New York, Boston et du Sud historique sont normalement non-rhotique ; en fait, ces deux phénomènes sont en déclin, les accents tendant à s'uniformiser sur chacun des deux pays). C'est surtout que le ‘r’ est un phénomène phonétique complexe en anglais, qui « colore » les voyelles précédentes, de sorte qu'il n'est pas toujours évident, pour qui n'a pas une bonne oreille pour la phonétique, de savoir si un ‘r’ a effectivement été prononcé ou simplement imaginé par l'auditeur. D'un côté, les Anglais ne prononcent certainement pas neared et need de la même façon (le ‘r’ est certes tombé, mais il a transformé la voyelle en une diphtongue : ceci ne se produit pas pour les voyelles de part et sort, c'est la raison pour laquelle j'ai pris cet exemple plus haut) ; de l'autre, les Américains « diluent » le ‘r’ sur la voyelle qui précède : si bien que dans les deux cas, le ‘r’ est reflété comme un phénomène essentiellement vocalique. Et les homonymies que j'ai signalées (farther et father, tuner et tuna) sont finalement rares : il n'est pas surprenant que la (non-)rhoticitié ne « saute pas aux oreilles », si j'ose dire. Petite anecdote : un jour où j'étais à Londres avec mon père, chez des amis anglais, nous voulions aller voir une pièce de théâtre, et on nous a recommandé d'aller voir ce qui passait au Shore Theatre ; du moins c'est ce que nous avons entendu : un nom parfaitement raisonnable (et de fait, il existe des théâtres de ce nom dans le monde, mais apparemment pas à Londres), sauf qu'en fait nous n'avons pas trouvé parce qu'il s'agissait du Shaw Theatre. Nos oreilles de Canadiens n'avaient pas imaginé qu'il puisse y avoir confusion entre ces deux mots : mais ce qui est étrange, c'est que la confusion s'est faite dans ce sens-là et pas dans l'autre, c'est-à-dire que nous avions inconsciemment interpolé le ‘r’ inexistant.
  • Le ‘a’ de bath. Pour moi, c'est le signe distinctif le plus évident, le plus fiable, et le plus simple à reconnaître. Il s'applique à des mots tels que ask, fast, laugh, half, example, answer, can't (ceux-ci sont probablement les plus courants : il y a des exceptions dans tous les sens, mais il s'agit généralement de mots où le ‘a’ est suivi d'une constrictive sourde ou bien d'une des séquences nt/ns/nʃ/nd/mpl). Les Américains les prononcent avec le même ‘a’ que cat, tandis que les Anglais utilisent une voyelle différente (avec la langue plus reculée), qui est celle de father. Si vous ne savez pas prononcer ces deux mots, et si vous faites parti des Français qui continuent à distinguer patte et pâte, c'est en gros la même distinction (mais plus prononcée) ; si vous avez besoin d'un enregistrement pour comprendre, allez sur cette page et écoutez successivement les voyelles cardinales 4 (le [a] cardinal, pas très loin de la voyelle notée [æ] de cat) et 5 (le [ɑ] cardinal, pas très loin de celui de father). Je pourrais aussi évoquer les mots ant et aunt, qui sont différents pour les Anglais et identiques pour les Américains, mais dans ce cas précis il y a bien des exceptions dans les deux sens (des Anglais prononçant aunt avec la voyelle de cat et surtout des Américains le prononçant avec celle de father pour éviter l'homonymie). En revanche, sur un mot comme ask, une fois qu'on sait bien distinguer les deux ‘a’, ce qui n'est franchement pas difficile, la distinction fonctionne quasiment à tous les coups.
  • Le ‘o’ de lot. J'ai déjà écrit en détail à ce sujet, mais pour dire les choses plus simplement : la voyelle que les Américains (sauf ceux de Nouvelle-Angleterre) utilisent comme ‘o’ « bref » (dans énormément de mots : lot, hot, pot, God, top, Tom, solve, et aussi watt, swan et d'autres) est normalement un ‘a’ long, justement celui de father dont je parlais ci-dessus. Certains arrondissent un peu la voyelle, c'est vrai, mais cela reste bien différent de la voyelle brève et peu surprenante (pas très éloignée du ‘o’ de sotte en français, même si elle est plus ouverte) utilisée par les Anglais : on peut être assez sûr que celui qui dit Gahd pour dire God est Américain. Ou pour illustrer différemment ce phénomène en même temps que le premier que j'ai signalé : le mot part prononcé par un Anglais peut coïncider presque parfaitement avec le mot pot prononcé par un Américain (et les deux, d'ailleurs, se rapprochent du mot pâte prononcé par un Français qui fait la différence avec patte ; enfin, à la fois le ‘p’ et le ‘t’ sont différents, mais il y a quand même une certaine ressemblance). Notons cependant que quelques mots utilisent un peu inexplicablement une autre voyelle pour les Américains : dog, notamment, n'utilise généralement pas la même voyelle que God (il y a aussi toute la série de cloth, avec un phénomène semblable à bath mais inversé, mais je ne veux pas rentrer dans trop de détails).
  • Le ‘oo’ de poor. Il ne s'agit que d'une tendance, et elle varie selon les locuteurs et selon les mots, mais les Anglais perdent de plus en plus le son ‘oo’ (de book) en faveur d'un simple ‘o’ (celui de shore et Shaw) devant le ‘r’. Ceci est particulièrement prononcé dans des mots comme poor (qui devient homophone de pore) et your ; le mot sure peut devenir homophone de shore et Shaw. C'est moins frappant quand il y a un yod ([j]) implicite avant : dans cure ou fury, on a moins tendance à remarquer que les Anglais mettent un ‘o’, mais c'est souvent vrai. C'est moins le cas quand il y a des voyelles après (insurance a plus tendance à garder son son ‘oo’), mais cela arrive néanmoins, notamment dans certains mots : quand Ricky Gervais s'est moqué du film The Tourist à son discours d'ouverture des Golden Globes 2011 (qui a été jugé parfois un peu trop provocateur par des Américains coincés), en l'entendant j'ai cru que le titre du film était quelque chose comme The Torist.
  • La chute des ‘h’. Même si ce n'est pas considéré comme correct, les Anglais ont plus souvent que les Américains tendance à omettre les ‘h’ initiaux (il me semble en avoir remarqué dans le discours de Ricky Gervais signalé ci-dessus, mais je ne retrouve plus) ; par exemple prononcer happen comme 'appen. Attention, je ne parle pas de la perte du ‘h’ dans certains pronoms : prononcer tell him comme tell 'im est standard et n'est pas un exemple de ce phénomène ; par ailleurs, certains mots sont flottants même dans un usage standard : ce sont les Américains qui ont tendance à perdre le ‘h’ de herb (en fait, historiquement, il n'était pas prononcé : ce sont les Anglais qui l'ont ré-introduit ; de même, historiquement, il n'y avait pas de ‘h’ prononcé à habit, et il continue à ne pas y en avoir à honour). Bref, ce n'est pas si simple. Pour parler d'un autre phénomène concernant le ‘h’, on pourrait aussi signaler que pas mal d'Américains font la différence entre whine (prononcé avec [hw]) et wine (prononcé avec [w]), mais certains Britanniques s'efforcent de la faire aussi, donc ce n'est pas si discriminant que ça.
  • Le ‘t’ tapé américain. La prononciation américaine du ‘t’ intervocalique, par exemple dans un mot comme butter, est assez particulière : ce n'est ni vraiment un ‘t’ ni vraiment un ‘d’ (il n'est pas certain qu'il y ait une différence prononcée entre writer et rider), c'est une consonne tellement brève qu'elle ressemble à un ‘r’ comme on en trouve en japonais ou en espagnol (noté avec un seul ‘r’). C'est un phénomène assez discret, mais hautement caractéristique.
  • Les diphtongues avant schwa. Je mets dans ce point un certain nombre de phénomènes un peu différents liés, dans la prononciation anglaise, à la présence d'un schwa (la voyelle neutre qui débute le mot alone, notée [ə] en alphabet phonétique) après une voyelle et qui crée ou non des diphtongues, ou modifie ou non des diphtongues. Pour un Américain, le mot idea se prononce avec trois syllabes : i-dee-uh (soit, en alphabet phonétique, [aɪˈdiː.ə]) ; pour un Anglais, en revanche, la succession du schwa représenté par la lettre ‘a’ finale après la voyelle représentée par la lettre ‘e’ a donné une diphtongue qui est la même que celle qui correspond normalement à l'écriture eer : donc idea a deux syllabes ([aɪˈdɪə]) et rime avec deer ([dɪə]). De même, les Anglais ont plus tendance que les Américains à mettre une seule syllabe à real et à n'en mettre que deux à theorem (qui rime alors parfaitement avec serum). Pour un autre phénomène, prenons le mot fire : la diphtongue [aɪ] représentée par le ‘i’ devrait être suivie directement d'un ‘r’ : ceci est difficile, et aussi bien les Anglais que les Américains ont tendance à interpoler un schwa (mais ils le feraient moins souvent dans le mot fiery). Ceci peut faire de fire un mot disyllabique, et de hire et higher des homophones parfaits. Ceci concerne les Anglais et les Américains, disais-je, mais les Anglais plus que les Américains vont avoir tendance à raccourcir les deux syllabes en une triphtongue qui peut ensuite avoir tendance à devenir une simple diphtongue en perdant la voyelle du milieu : donc de [ˈfaɪ.ə] disyllabique on passe à [faɪə] avec triphtongue, et de là à [faə], voire à [faː] ; le même phénomène se produit avec tower que les anglais peuvent transformer en [taə].
  • Les ‘r’ de liaison. Je finis par un point qui est en quelque sorte le contraire et la conséquence du premier : j'ai signalé que les Anglais perdaient le ‘r’ sauf devant voyelle. Quand deux mots se suivent, le ‘r’ final du premier réapparaît si le second commence par une voyelle. Mais ce phénomène peut se produire par analogie même si le premier mot ne comportait pas de ‘r’ muet mais aurait pu en contenir un : il arrive donc assez souvent que les Anglais prononcent I saw it avec un ‘r’ entre les deux derniers mots, c'est-à-dire en faisant la même liaison que dans for it. Ceci n'arrivera pas à un Américain, pour qui le ‘r’ est mentalement vraiment un phonème.
  • [Ajout] Je devrais sans doute mentionner aussi un certain nombre de shibboleth (shibbolot ?) célèbres, tels que : schedule (prononcé [ˈskɛʤuːl] aux États-Unis et [ˈʃɛdjuːl] en Angleterre même si la prononciation américaine y gagne du terrain), issue (prononcé [ˈɪʃuː] partout, mais parfois aussi [ˈɪsjuː] ou [ˈɪʃjuː] par les Anglais), kilometer (prononcé le plus souvent avec l'accent sur la seconde syllabe aux États-Unis, et à peu près aussi souvent sur les deux premières en Grande-Bretagne), omega (prononcé avec l'accent sur la première syllabe en Grande-Bretagne, et sur la seconde aux États-Unis), ou encore la dernière lettre de l'alphabet (prononcée zee par les Américains et zed par le reste du monde, y compris les Canadiens). Ceci étant, ces différences ne sont pas très significatives, en fait : la raison est que les différences systématiques tendent à se perpétuer, alors que les différences anecdotiques de ce genre, surtout sur un mot un peu rare (comme lieutenant) ne sont pas très significatives puisque les gens entendent le mot peu de fois et infèrent une prononciation à partir d'un petit nombre d'écoutes, pas forcément naturelles : il suffit presque qu'une célébrité Américaine ou Britannique passe à la télé et le prononce de telle ou telle façon pour que ça puisse changer ; et de fait, pour toutes ces différences, on peut considérer que les deux variantes existent des deux côtés de l'Atlantique (et personnellement je mets l'accent un peu aléatoirement sur omega, parce que j'ai parlé avec des mathématiciens tant britanniques qu'américains, et au final je me représente ça comme deux variantes également acceptables du même mot).

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(mardi)

Deux livres

J'ai tout récemment commencé la lecture de deux livres que je crois déjà pouvoir recommander (il s'agit de nonfiction — comment diable est-on censé traduire ça en français ? — et du genre qu'on n'a pas spécialement de raison de lire dans l'ordre, donc je ne les « finirai » peut-être pas vraiment, ou pas clairement, ce qui m'incite d'autant plus à ne pas attendre ce moment hypothétique pour donner mon avis).

Le premier (que j'ai trouvé en flânant chez W. H. Smith dimanche soir) s'appelle The Evolution of God (ISBN 978-0-349-12246-5[#]), de Robert Wright. Il s'agit d'un essai sur l'évolution[#2] des trois grandes religions monothéistes, du concept de Dieu dans celles-ci, et de leurs croyances de façon plus générale. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un livre d'histoire, mais plutôt d'un livre à thèse, à mi-chemin entre l'histoire (de la pensée) et la philosophie (de la religion), écrit par un auteur qui est probablement athée, ou agnostique entre l'athéisme et le déisme sans confession ; les idées qu'il expose paraîtront probablement choquantes à un Juif, Chrétien ou Musulman très traditionnel, mais ne sont pas une attaque aussi frontale que celles de Dawkins dans The God Delusion : pourtant, je pense qu'elles sont bien plus « dangereuses » pour ces religions, parce qu'elles explorent la façon dont celles-ci sont nées et dont leurs préceptes n'ont pas toujours été les mêmes.

Wright consacre un chapitre aux religions naissantes, un au monothéisme juif, un à l'invention du christianisme, un à l'islam, et un qui semble plus général et plus philosophique sur l'avenir des religions. Je n'ai pour l'instant lu que le passage sur le christianisme (j'ai commencé par là) et le début de celui sur le judaïsme, mais ce que j'ai lu m'a beaucoup intéressé, et j'ai trouvé le point de vue de l'auteur assez séduisant.

Concernant le christianisme, Wright cherche à reconstituer quelles ont pu être les croyances du Jésus historique (sur le compte duquel il expose quelque chose de pas incohérent avec ce que je proposais ici et , d'ailleurs, même s'il ne s'intéresse pas tant au personnage qu'à ses idées) et comment elles ont ensuite été revues par les évangélistes et par Paul de Tarse (aka Saint Paul). Il est assez convainquant, par exemple, lorsqu'il explique que Jésus, dans le courant millénariste/messianique juif, ne promettait certainement pas un paradis céleste et après la mort mais la venue du Royaume de Dieu de son vivant (ou en tout cas du vivant de ses disciples : cf. Marc 9:1) et sur Terre ; et que cette promesse a été revue et corrigée (en faveur d'un paradis plus céleste, après la mort, et d'un Royaume de Dieu plus symbolique) après évidemment le décès du prédicateur et après que le Royaume de Dieu tardait décidément à se réaliser. Il est aussi convainquant quand il défend l'idée que Jésus ne prêchait certainement pas l'amour universel et l'égalité entre les hommes, mais mettait clairement les Juifs en premier dans le Royaume de Dieu, les Gentils n'ayant leur place que comme serviteurs qui ramassent les miettes (cf. Marc 7:25–29), et que l'idée n'est venue aux Chrétiens que quand ils (notamment Paul de Tarse) ont voulu cimenter cette religion et l'exporter aux non-Juifs. Je ne rends cependant pas justice à Wright en résumant ces thèses de façon aussi succincte. Je souligne que l'évolution qu'il trace est celle des idées des premiers Chrétiens : il ne s'aventure pas dans, par exemple, dans la théologie au Moyen-Âge, et évoque à peine le Concile de Nicée — ce n'est pas le sujet qui le préoccupe.

Concernant le judaïsme, son intérêt est d'étudier la façon dont le royaume d'Israël est passé du polythéisme à la monolâtrie puis au monothéisme, en inventant un dieu unique qui réalise la synthèse entre des divinités telles que El et Baʿal (l'un ayant défini le dieu de la bible tel qu'il est quand il est nommé sous ce même nom, l'autre ayant influencé sa version sous le nom de Yhwh). Là aussi, je trouve qu'il défend bien ses idées, par exemple quand il signale le parallèle entre l'assemblée des dieux évoquée au Psaume 82 (81 en grec) et le conseil des dieux que préside le dieu El. J'attends de finir ce chapitre et de lire celui sur l'islam pour me prononcer plus complètement.

[#] Une question qui me tracasse depuis un moment : quel lien « canonique » utiliser quand je parle d'un livre ? Je n'aime pas trop en fournir un vers Amazon ou un autre vendeur de ce genre, parce que je n'ai pas de raison de leur faire de la pub ; il n'y a pas toujours de site Web officiel du livre, et même s'il y en a un j'ai peur que ce genre de site soit moins pérenne que mon blog ou que l'ISBN ; je fournis généralement un lien vers le gadget-à-ISBN de Wikipédia, mais je ne trouve pas celu-ci très pratique. Que faire, alors ? Je me pose aussi un peu la même question pour les films, d'ailleurs : jusqu'à présent j'ai adopté la politique de faire toujours des liens vers leur entrée dans IMDB, mais je commence à me dire que ce n'est pas forcément le plus neutre.

[#2] J'imagine que le mot est choisi à dessein comme clin d'œil aux cinglés qui rejettent les théories fondamentales de la biologie pour des raisons religieuses.

L'autre livre (que j'ai reçu ce matin) n'a aucun rapport : il s'agit d'un traité en trois volumes sur la prononciation de l'anglais et de ses accents, Accents of English de J. C. Wells (ISBN 978-0-521-29719-6 pour le volume 1, 978-0-521-28540-7 pour le volume 2, et 978-0-521-28541-4 pour le volume 3). Ceux qui pensent que le sujet est aride se trompent !

Je connaissais déjà J. C. Wells parce qu'il est aussi l'auteur de l'excellent Longman Pronunciation Dictionary (ISBN 978-1-4058-8118-0 pour la 3e édition), que je recommande également très vivement (c'est le seul dictionnaire que je connaisse à donner fiablement la prononciation britannique et américaine, en l'occurrence en alphabet phonétique, ainsi que de nombreuses variantes, et des statistiques de préférences dans les cas où il y a des doutes). Néanmoins, ce Pronunciation Dictionary reste limité à la Received Pronunciation anglaise et à la prononciation américaine synthétique connue sous le nom de General American. Son livre Accents of English ne se limite pas à ça : il décrit soigneusement les différents accents britanniques (dans le volume 2), mais aussi (dans le volume 3), les différents accents américains, canadiens, australien, néo-zélandais, sud-africain, indiens[#3] et plus.

Il serait facile de rendre la chose complètement illisible : devant la masse de voyelles de l'anglais, et la masse d'accents qui existent, on a vite fait de se perdre. Ce qui est remarquable avec le livre de Wells, tel qu'il m'apparaît après un examen encore peu approfondi, c'est qu'il arrive à faire la synthèse d'une masse de faits disparates de façon qu'on s'y retrouve. Chose que je n'ai probablement pas réussi à faire dans une entrée récente de ce blog, qui ne parlait pourtant que d'un tout petit groupe de voyelles !

Le volume 1 est introductif et peut se suffire à lui-même : il présente la problématique générale, évoque la définition de ce qu'est un accent et la manière dont ils diffèrent, puis il décrit les accents standards Received Pronunciation et General American et la façon dont ils diffèrent, la phonémique (notamment des voyelles) et l'évolution historique. Je pense que ce livre est très précieux pour quiconque s'intéresse à la phonétique et veut apprendre à « parler l'anglais correctement » (quoi que correctement veuille dire). Les volumes 2 et 3 décrivent ensuite en détail les accents anglais de différentes parties du monde, comme je l'ai expliqué, avec toujours beaucoup de soin (par exemple j'y trouve une explication très claire et soigneuse du fameux Canadian rising qui fait que les Américains croient souvent, complètement à tort, que les Canadiens prononcent about comme ils disent a boot).

[#3] Je mets des pluriels un peu au hasard, puisqu'il n'est pas clair ce que signifie le fait d'avoir un ou plusieurs accents dans un pays. Mais dans sa section consacrée au Canada, Wells consacre une sous-section particulière à Terre-Neuve, alors que pour ce qui est de l'Australie, s'il mentionne évidemment des différences, il ne distingue pas une région particulière.

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(Thursday)

Father, bother, cot, caught, stark and stork

I already wrote something about English vowels versus spelling, now let's concentrate on one small group of vowels versus accents.

Let's start with an exercise for those who (think they) can speak English: here is a list of words with a vowel underlined, you should (without reading this entry any further or consulting a dictionary) try to group the identical-sounding ones, i.e., decide how many different vowels you can hear in this list and which words contain which:

bother, brother, caught, coral, cot, court, dawn, don, farther, father, for, force, forest, four, hoarse, horrid, horse, law, morning, mourning, north, palm, psalm, Shaw, shore, stalk, stark, stock, stork, thaught, thought, war, warp, wash, watt

(Write down your answers and your doubts before reading any more of this, so you won't be tempted to change them. Remember that only the pronunciation matters: e.g., son and sun would be grouped together if they appeared in the list.)

Now, what should be the answer? First, let's cross out the odd word out: the vowel in brother does not sound like any other in the list, it is the same vowel as in son and sun and also mother and other. I included this word as a kind of control: if you think brother rhymes with bother, then either English is not your native language, or you are unaccustomed to noticing the differences between vowels, or your variety of English is unusual and I'd like to know more about it.

Other than that, everyone should agree with at least the following identifications:

  • (‘ä’) father and psalm have the same sound, and generally palm also;
  • (‘är’) farther and stark have the same sound;
  • (‘ŏ’) bother, cot, don, stock and watt have the same sound, and generally wash also;
  • (‘ŏr’) coral, forest and horrid have the same sound;
  • (‘ô’) caught, dawn, law, Shaw, stalk, thaught and thought have the same sound;
  • (‘ôr’) for, horse, morning, north, stork, war, warp have the same sound;
  • (‘ōr’) court force, four, hoarse and shore have the same sound, and sometimes mourning also.

(I've used diacritics rather than IPA symbols for these sets, because the actual phonetic realization can vary considerably, as I will describe.)

If you make distinctions among these groups (say, between cot and don), it's probably because your ear is overfussy and cannot ignore the context. On the other hand, I'm definitely not saying that there aren't any more vowel identifications to be made than those described above: for example, if you think father rhymes with bother, that's fine (as I'll be explaining in a minute, most North American speakers should say that). In fact, a sizable number of native English speakers might even consider that all the vowels above (all except brother, that is) have the same sound. And, as we shall see, almost nobody distinguishes ‘ôr’ and ‘ōr’.

Now that we have distinguished seven groups of words, how do people actually pronounce these vowels?

British English Received Pronunciation makes a distinction between ‘ä’, ‘ŏ’ and ‘ô’: the vowel ‘ä’ is pronounced as the long open back unrounded vowel [ɑː], the vowel ‘ŏ’ is short, rounded, and slightly less open, [ɒ], and the vowel ‘ô’ is long, also rounded, and yet less open, [ɔː]. The essential distinction is that of roundness: ‘ä’ is pronounced with unrounded lips whereas ‘ŏ’ and ‘ô’ are rounded. Also, ‘ŏ’ is breve whereas the other two are long. The degree of openness varies (RP ‘ô’ is transcribed [ɔː], but it tends toward [oː]), but this is probably less important. The variants with ‘r’ are pronounced exactly as those without and, since RP is non-rhotic, there is generally no consonant to distinguish. So ‘ä’ and ‘är’ are identical (father and farther are pronounced the same), and ‘ô’ and ‘ôr’ are identical, and so is what we have written ‘ōr’ (caught and court or Shaw and shore are pronounced the same); as for ‘ŏr’, it only occurs with intervocalic ‘r’, so that it is pronounced, but the vowel is otherwise the same as ‘ŏ’. Since I know very little of other British pronunciations, let alone Southern Hemisphere variants of English, I will now concentrate on North America.

North American pronunciations typically merge ‘ŏ’ with ‘ä’ (except in a certain sense before ‘r’, see the end of this paragraph). So American father rhymes with bother, both being pronounced with a long open back unrounded vowel [ɑː] very similar to the ‘ä’ of English RP. The main exception to this is Eastern New England (and most famously, Bawstawn, i.e., Boston) and Pittsburgh: in those areas, ‘ŏ’ merges with ‘ô’ instead, both being rendered as a long open back rounded vowel [ɒː] (furthermore, since Eastern New England speech is partially non-rhotic, con and corn are identical). Elsewhere, the pronunciation of ‘ô’ varies quite a bit, but it is typically more open than in British English: while it is transcribed [ɔː], it could tend to [ɒː] (hence the perception of Bostonian ‘ŏ’ as “aw”). Before ‘r’, it tends to be closer (except where ‘ōr’ has survived, see below), so ‘ô’ and ‘ôr’ may not have identical vowels. Also before (intervocalic) ‘r’, the vowel ‘ŏ’ (hence, ‘ŏr’) has become as in ‘ôr’, except in the North-East where it is unrounded and identical to ‘är’.

In the Western part of the United States and the Northern Midwest (and also Alaska, but excluding the San Francisco Bay area), and pretty much all of Canada, the vowels ‘ô’ and ‘ŏ’ have also merged (this is the caught–cot merger) when not followed by ‘r’: the resulting vowel is transcribed as [ɑː], but it can be slightly rounded; this merger does not take place before ‘r’, so while caught and cot become identical, stark and stork do not (they remain as [ɑːɹ] or even [aːɹ] for ‘är’ versus [ɔːɹ] or even [oːɹ] for ‘ŏr’, ‘ôr’ and ‘ōr’, again with variations).

The distinction between ‘ôr’ and ‘ōr’ is lost in almost all varieties of English. Some isolated areas still have it to some extent (e.g., Louisiana and Mississippi), in which case ‘ōr’ is distinguished by the fact that it is closer and/or partially diphtongized, as is the vowel in toe or goat.

My personal story with regards to all of this is that I learned English in Toronto, Canada, which has the caught–cot merger: so I learned English with ‘ä’=‘ō’=‘ô’ all pronounced as a slightly rounded version of [ɑː], whereas ‘är’≠‘ōr’≅‘ôr’=‘ŏr’ pronounced as [ɑːɹ] and [ɔːɹ]/[oːɹ]. Because of this, I was extremely confused: I could distinguish about three vowels in the whole set, but the distinction I saw did not at all match the one found in dictionaries! I occasionally entertain the idea of revisiting my pronunciation of English and forcing myself to make a maximal distinction in the set (pronounce ‘ä’, ‘ō’ and ‘ô’ all differently, though it is difficult to do so in a way that is compatible with a generally North American accent; and also pronounce ‘är’, ‘ōr’, ‘ôr’ and ‘ŏr’ differently). It is quite possible to change one's pronunciation and to learn to make distinctions: I've done something of the sort in French, and I now distinguish the ‘in’ and ‘un’ nasals ([ɛ̃] and [œ̃]) while initially I did not. It's a good ear training exercise.

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(jeudi)

Qu'est-ce qu'une « faute » d'orthographe ?

C'est un de mes sujets de logorrhée préférés, et je suis surpris de n'avoir apparemment pas encore râlé à ce sujet sur ce blog : c'est-à-dire pour dire du mal des chieurs de l'orthographe et — la pire race de cette déjà bien triste engeance — de la typographie. Qu'est-ce qu'un chieur de l'orthographe ? C'est quelqu'un qui est armé du Dictionnaire de l'Académie dans une main et du Bon Usage de Maurice Grevisse dans l'autre (et s'il fait partie des chieurs de la typographie, du lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie nationale, vraisemblablement entre les dents) — je vous laisse transposer à d'autres langues que le français — et qui tient à faire partager sa passion pour ces textes et pour la sodomie sur les diptères avec le même enthousiasme qu'un missionnaire baptiste à répandre la bonne nouvelle et la frustration sexuelle. On les reconnaît au fait qu'ils savent tout du pluriel des mots composés et qu'ils meurent d'apoplexie à chaque fois qu'on suggère que les majuscules ne portent pas d'accent en français (ou qu'on confond le mot majuscule avec capitale, comme je viens de le faire à dessein). On les reconnaît aussi qu'ils savent lire dans le Grevisse exactement comme le baptiste dans la Bible : précisément ce qu'ils ont envie d'y voir.

Trêve de sarcasme facile, mon but n'est certainement pas de dire, pouah, l'orthographe, ça n'a aucune importance, chacun écrit comme il veut, vive le langage SMS et d'ailleurs tout se vaut. Je pense que le nombre de « fautes » d'orthographe sur ce blog est relativement limité (et, en toute honnêteté, ça me chagrine toujours quand on m'en signale, même si je me console en me disant qu'en tapant au kilomètre comme je le fais et sans jamais me relire, c'est assez inévitable). Je n'ai pas non plus la moindre intention de dire du mal du Bon Usage, qui est un livre formidable et que je recommande vivement.

Si certains ont du mal à cerner quelle est ma position, je pense qu'on ne peut pas mieux la résumer que par ce slogan cher au cœur du bon vieux gourou d'Internet, et qui devrait s'appliquer à toute forme de communication ou d'échange : Be conservative in what you send, and liberal in what you accept. C'est-à-dire qu'il faut creuser un gouffre entre ce qu'on considérera comme une faute chez soi-même et ce qu'on signalera comme faute chez un autre ; qu'on doit garder les préceptes religieux par lesquels on veut vivre pour soi, et ne chercher à imposer aux autres que ce qui est strictement et évidemment nécessaire (tu ne tueras point a l'air d'un bon début, reste à savoir à quoi cela correspond dans le monde de l'orthographe). Il n'est pas interdit de signaler des « fautes » aux autres, mais le ton est important : on doit le faire avec la même diplomatie que si on signale à quelqu'un que l'on soupçonne d'être peut-être un Juif pratiquant que ce qu'il s'apprête à manger est un morceau de bacon.

Pour ce qui est de la typographie, il est le plus simple d'expliquer ce qu'est une typographie correcte : la chose la plus importante est d'être cohérent avec soi-même, de chercher à suivre autant que possible les mêmes règles (et si possible, des règles logiques) à l'intérieur d'un texte donné, voire d'un corpus donné. Il faut évidemment que ces règles ne soient pas totalement étrangères à ce que les gens ont l'habitude de voir, mais ceci n'interdit pas d'innover (par exemple en matière de ponctuation). La pratique la plus courante en français, par exemple, veut que les ponctuations doubles (point-virgule, point d'interrogation, point d'exclamation) soient précédées d'une espace insécable fine que les maniaques appellent quart de quadratin insécable, tandis que les deux points sont précédés d'une espace insécable normale, et quant à la virgule et au point ils sont collés au mot qui précède, toutes ces ponctuations étant par ailleurs suivies d'une espace normale (et sécable) ; personnellement, je suis à peu près ces règles, si ce n'est que j'utilise la même espace insécable avant toutes les ponctuations qui en prennent une (je ne vois pas pourquoi les deux points appelleraient plus de symétrie ou d'espacement entre les deux propositions qu'ils séparent que le point-virgule), et quand je tape dans une police à chasse fixe (par exemple dans un terminal) j'utilise deux espaces après la fin d'une phrase, comme il est relativement courant en anglais mais peu pratiqué en français. Je dis tout ça pour signaler que je suis au courant de beaucoup de règles de typographie et que quand et si je ne les suis pas, c'est par une décision bien consciente, et les textes que je tape ont en principe une certaine cohérence. Je m'impose à moi-même des règles bien précises, et assez compliquées, dans l'usage des guillemets par exemple (ou, quand je tape du HTML, pour décider si je mets une balise <q> ou des guillemets dans le texte ; ou d'ailleurs dans l'usage du HTML plus généralement), et je ne cherche surtout pas à en faire la promotion : je dois à mon lecteur que mon texte soit bien formaté, pas à l'emmerder avec les règles quasi-oulipiennes qui président à ce formatage. J'aimerais que cet état d'esprit fût un peu plus répandu ! Quant à l'Imprimerie nationale, elle a le pouvoir de faire des règles pour elle-même, et de s'y tenir (ce qui n'est pas vraiment le cas, d'ailleurs : j'ai remarqué que les (certaines ?) éditions du Journal Officiel omettent systématiquement les accents sur les capitales) : cela ne donne pas à ces recommandations internes, et d'ailleurs elle ne le prétend pas, la moindre portée en-dehors de l'Imprimerie nationale. Personnellement je suis en désaccord avec un certain nombre de leurs choix, mais je ne vais certainement pas en discuter ici.

S'agissant de l'orthographe, la chose qu'ont le plus de mal à admettre les puristes de l'orthographe, c'est que, quand il y a un doute, c'est qu'il y a plusieurs orthographes correctes pour la même chose. Rien ne dit qu'un mot donné, ou une forme grammaticale donnée, ne doit avoir qu'une seule écriture possible, et, à la limite, tant qu'on ne cause pas d'ambiguïté, plus il y en a mieux c'est. Il est ironique de voir combien souvent on cite le Bon Usage pour justifier une règle : or le Bon Usage, justement, adopte une attitude tout à fait louable face à n'importe quelle difficulté, c'est de recommander mollement un choix possible, de l'illustrer par quelques citations de bons auteurs, mais de montrer ensuite par d'autres citations de non moins bons auteurs que d'autres possibilités ont été préférées par ces derniers. Grevisse n'est pas normatif, il est descriptif : il donne des conseils et non des lois, et il excelle à montrer que la langue n'est pas rigide, que toutes les règles sont souples et que les meilleurs écrivains ont pu décider de les ignorer. Quand un emmerdeur vous renvoie au Bon Usage (§1137(a), 1º) pour vous signaler qu'en bon français après que est suivi de l'indicatif, vous pouvez ouvrir ce livre et constater qu'il vous donne les moyen de lui rétorquer qu'avec Sartre, Montherlant, Camus, Aragon, Butor, Robbe-Grillet et d'autres, il est en bonne compagnie ; personnellement, je préfère utiliser l'indicatif après après que, mais je ne relève pas le subjonctif comme une « faute » — c'est une hésitation de la langue, comme il y en a beaucoup, et chacun est libre de se former son propre style.

Proposé-je que la notion de faute d'orthographe n'existe tout simplement pas ? J'ai, en fait, une philosophie très simple : dès lors que celui qui parle ou écrit est conscient de ce que recommandent généralement les grammairiens (c'est-à-dire qu'il connaît la règle, ou les hésitations au sujet de la règle, et qu'il y pense au moment où il s'exprime), et qu'il choisit en toute connaissance de cause la forme qu'il utilise, alors il ne peut pas y avoir de faute : on a éventuellement affaire à une licence de langage, à une innovation, à un néologisme voulu, à une tentative pour réformer la langue, mais pas à une faute. Dès lors, personne n'a d'autorité pour décider de l'orthographe d'un mot que celui qui l'écrit, s'il est bien informé. L'erreur a lieu quand on est distrait ou oublieux, ou ignorant d'une règle qu'on eût choisi de suivre si on l'eût connue. Quand faut-il signaler une erreur ? Quand on pense que cela rendra service : c'est-à-dire quand la personne à qui on s'adresse voulait probablement suivre une certaine règle et l'a oubliée par maqnue d'attention (par exemple, si j'ai écrit maqnue au lieu de manque, je n'étais probablement pas en train de chercher à réformer l'orthographe, mais je me suis simplement emmêlé les doigts en tapant… autant pour moi) ; c'est déjà plus délicat quand on soupçonne que la personne voudrait suivre une règle si elle la connaissait mais ne l'a jamais apprise (mais en général, si un mot s'écrit de telle façon dans absolument tous les dictionnaires français et que quelqu'un l'orthographie autrement, il y a fort à parier que ce n'était pas volontaire et qu'il ignorait simplement l'orthographe préconisée pour ce mot).

Globalement, en fait, on reconnaît le maniaque à ce que ce sont certaines « fautes » très spécifiques, et extrêmement mineures, qui le font réagir : ils peuvent reprendre quelqu'un dont l'orthographe est presque parfaite sur un de leurs dadas, et ignorer complètement des fautes courantes, grossières et assez peu discutables. Personnellement, je m'estimerais déjà très satisfait de l'orthographe de mes compatriotes s'ils arrivaient au point de distinguer clairement je ferais et je ferai, s'ils écrivaient regarde ! sans y mettre une ‘s’ et il faut qu'on se voie avec un ‘e’ et pas un ‘t’. Lorsque ce niveau sera franchi, on pourra réfléchir à la question de savoir si Clemenceau s'écrit avec un accent aigu, merci pour lui mais il n'est pas vraiment prioritaire.

Je parle d'orthographe, mais je devrais sans doute parler plus généralement d'usage de la langue (comme le propose ce fameux livre de Maurice Grevisse auquel j'ai assez fait référence). Les maniaques sont généralement maniaques bien au-delà de l'orthographe : il y a quantité de choses qui les font sursauter. Parfois ce sont des choses très isolées : comme ceux qui insistent pour vous faire savoir que autant pour moi doit selon eux s'écrire au temps pour moi. Parfois c'est une croisade contre un phénomène général, le plus courant étant celui des anglicismes (ce que ne comprennent pas la plupart des gens qui partent dans cette croisade-là, c'est que la majorité des « anglicismes » qu'ils relèvent en français sont, en fait, des usages qui existent depuis très longtemps et dont la fréquence a soudainement crû à la fin du XXe siècle sous l'influence de l'anglais). Ceci étant, je ne suis pas hostile au fait qu'on me signale des subtilités de l'usage, j'aime beaucoup les subtilités (par exemple, mon poussinet me reprochait de parler de wagon pour un des constituants d'une rame de métro : selon lui, quand on transporte des passagers, on doit parler de voiture ; consultation faite du TLF, celui-ci donne des exemples chez Proust, Romains, Cendrars et d'autres d'usage du mot wagon pour des éléments transportant des passagers ou même spécifiquement pour le métro : mais je ne suis pas mécontent d'apprendre que certains usages officiels font la distinction, et dans certains cas je pourrais chercher à la faire). C'est juste qu'il faut se rappeler qu'on n'est probablement pas en train de signaler une faute, mais de profiter de l'occasion pour suggérer une nuance : il convient donc d'avoir le tact qu'on aurait pour soutenir à un rabbin que tel aliment n'est pas kasher — pas d'être un nazi de la grammaire.

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(jeudi)

Inversion du sujet à la première personne du singulier

Je suis toujours excessivement agacé quand les grammaires donnent des informations incomplètes, et particulièrement quand il s'agit de morphologie. Quand il s'agit de syntaxe, évidemment, on ne peut pas imaginer couvrir tous les cas possibles imaginables, mais dans la morphologie, a priori, on peut, ils sont explicitement énumérables, et je suis d'avis qu'une grammaire devrait donner des règles complètement algorithmiques, ou des tableaux complets, permettant avec certitude de déterminer n'importe quelle forme de la conjugaison ou de la déclinaison. Je me souviens, quand j'essayais d'apprendre le grec par moi-même quand j'étais au collège (et que apprendre le grec voulait dire, pour moi, me farcir la totalité de tous les tableaux de conjugaison possibles imaginables sans jamais me soucier de, disons, traduire un vrai texte d'un vrai auteur grec), j'avais été excédé de constater que mes grammaires ne donnaient pas de règle précise pour la formation du plus-que-parfait de certains verbes (pour un verbe régulier typique, le parfait se forme avec un redoublement de la première consonne, par exemple λύωλέλυκα, et le plus-que-parfait prend un augment ἐ, donc ἐλελύκειν ; mais il y a plein de phénomènes modifiant ce redoublement, même quand le parfait reste plus ou moins régulier, et en particulier le parfait peut commencer par une voyelle, genre ἀγείρωἀγήγερκα ou γνωρίζωἐγνώρικα… mais alors que faut-il faire pour le plus-que-parfait ? faut-il omettre l'augment, le contracter avec la voyelle ou rallonger celle-ci ? mes grammaires ne l'expliquaient pas, mon dictionnaire ne donnait pas la forme du plus-que-parfait, et j'étais furieux de ce manque de complétude). Bon, j'ai vite compris que la conjugaison grecque, en fait, consistait surtout à ne pas chercher de règles (il y a une apparence de règles dans la morphologie grecque, mais quand on regarde dans le détail, parfois ε+ε se contractent en ει et parfois en η, parfois un α long devient un η et parfois non, et les grammaires glosent vaguement sur les raisons de ces choses-là mais ne donnent pas des règles suffisamment précises pour être prédictives) et à apprendre des milliers de formes verbales par cœur…, et j'ai abandonné : le latin est plus une langue de mathématiciens que le grec classique, et il est surprenant que les Grecs anciens aient produit plus de mathématiciens que les Romains.

Maintenant prenons le français : c'est aussi une langue à la conjugaison assez redoutable, même s'il y a assurément moins de formes au total qu'en grec ancien ou qu'en arabe. Il y a un petit livre formidable qui les donne censément toutes, le Bescherelle (et qui a un succès tel qu'il est devenu quasiment synonyme de conjugaison ; il a tenté de capitaliser sur ce succès en éditant également un Bescherelle de l'orthographe et un Bescherelle de la grammaire, j'en ai des exemplaires qui doivent être assez collector, mais ça n'a eu guère de succès, et il faut dire qu'ils sont peu utiles ; le Bescherelle s'est recentré sur la conjugaison — en revanche, ils ont fait d'autres langues que le français, et j'ai par exemple ceux de l'italien et de l'arabe — et la grammaire a été mise sous forme d'un petit appendice sur l'emploi du verbe). A priori, si on a le Bescherelle, on peut produire toutes les formes de tous les verbes français sans avoir à réfléchir.

Mais je me suis rendu compte qu'il y avait une forme (au moins !) que le Bescherelle avait oubliée dans ses tableaux : la première personne du singulier à sujet inversé. En général, l'inversion du sujet ne crée pas de forme de conjugaison nouvelle (tu viensviens-tu), tout au plus insère-t-elle un ‘t’ de liaison (il vava-t-il), ce qui est moins déplaisant que les petits gags d'orthographe que d'autres liaisons du même genre fournissent (va dehors mais vas-y). Mais la première personne du singulier pose, au présent de l'indicatif et du subjonctif et dans une certaine mesure à l'imparfait du subjonctif, des difficultés particulières.

On n'écrit pas aime-je mais aimé-je, ou aimè-je depuis une réforme de l'orthographe de 1990. Ce ‘é” ou ‘è’ (prononcé [ɛ] dans tous les cas) a pour but de rendre prononçable la succession consonne+“je” — du moins c'est ce qu'on prétend parfois, mais c'est de la pure mauvaise foi puisque aime-je n'a aucune raison d'être moins prononçable que aimes-tu ou aime-t-il (visiblement aime-t-on la succession m+consonne puisqu'on en rajoute une exprès !) et comme je vais le dire on invente parfois ce [ɛ] à des endroits où il y n'y avait de toute façon aucune consonne gênante. Très bien, mais quelle est la règle, exactement ? Faut-il remplacer sans réfléchir tout ‘e’ final par un ‘é’ ou ‘è’ ? Non, par exemple on inversera je pèse en pesé-je (ou pesè-je) et certainement pas pèsé-je ; de même, je jette devient jeté-je et pas jetté-je ; et il semble que j'envoie devient envoyé-je (et là on se rend bien compte de l'hypocrisie de cette histoire de rendre la forme prononçable, puisque envoie-je aurait été aussi prononçable que le mot voyage). Le principe du Bescherelle étant qu'on puisse trouver toute forme sans avoir à réfléchir, cette forme inversée aurait dû être donnée.

La règle, apparemment, est que pour les verbes du premier groupe, on prend la deuxième personne du pluriel et qu'on remplace le “-ez” final par “-é[-je]” ou “-è[-je]”. Il doit être équivalent de prendre le participe passé (du moins ne vois-je aucun exemple où ces règles se contrediraient). Pour tous les autres verbes, on garde la forme normale de la première personne du singulier, si ce n'est que pour beaucoup de verbes l'inversion provoque une aversion telle qu'on trouve une autre formulation : on dira bien ai-je, suis-je, dois-je, fais-je, dis-je, vois-je et éventuellement veux-je, entends-je, sens-je, connais-je et quelques autres ; pour pouvoir, il y a une forme spéciale (que je puis également utiliser sans inversion), puis-je, et on évitera peux-je ; il est vrai que des phrases comme vis-je encore ?, ne dors-je pas ?, peut-être cours-je plus vite que toi, ne résous-je ton problème ?, ainsi sors-je dignement, etc., ne sont pas très heureuses. (D'un autre côté, je suis d'avis de ne pas tolérer que la langue ait des verbes défectifs, et que toute forme manquante doit être fabriquée et imposée de force. Et à ce titre, je préfère encore faire violence à l'euphonie en suggérant mets-je, veux-je, cous-je, écris-je, plutôt qu'à la logique en adoptant metté-je, voulé-je, cousé-je et écrivé-je, comme Grevisse en relève quelques exemples quand il discute du sujet dont je parle, cf. Le Bon Usage, §794.)

Mais ceci n'est que pour l'indicatif. L'inversion se fait aussi au subjonctif, avec une valeur optative, jussive ou conditionnelle : pour le subjonctif imparfait, eussé-je, fussé-je, dussé-je sont d'un emploi assez courant (tous ces accents aigus pouvant être graves depuis 1990), et par l'intermédiaire des deux premiers tout verbe au subjonctif plus-que-parfait ; comme le subjonctif imparfait est toujours régulier (à partir de la forme du passé simple), on peut en déduire que l'inversion se fera toujours sur ce modèle. Pour le subjonctif présent, puissé-je est aussi courant, mais c'est un peu court pour en déduire une règle. Une chanson de Mylène Farmer (admirez la référence) propose ainsi sois-je (mais elle prononce [ɛ̃.si.swa.ʒə] et pas [ɛ̃.si.swaʒ]. Mais pour les autres verbes ? Faut-il comme au présent de l'indicatif et à l'imparfait du subjonctif changer un “-e” muet en “-é[-je]” ou “-è[-je]” ? Faut-il par exemple imaginer écrire vienné-je assez vite à ton secours quand tu m'appelleras ! ? Et pour le verbe voir (dont la forme non inversée est que je voie), cela deviendra-t-il voyé-je ?

Ah, naquissé-je seulement plus doué, que ne résolvé-je de mystères de la langue française !

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(jeudi)

Apprendre à lire la Déclaration universelle des Droits de l'Homme

Les six langues officielles des Nations Unies sont l'arabe, le chinois, l'anglais, le français, le russe et l'espagnol. Même si on peut discuter dans le détail (par exemple pour arguër que le hindi+ourdou devrait y figurer si on ne compte qu'en nombre de locuteurs ; ou que le chinois ne devrait pas y figurer si on mesure l'usage limité qu'il en est fait comme lingua franca en-dehors d'un pays ; etc.), il n'en demeure pas moins que, globalement, c'est une bonne approximation des langues importantes au niveau planétaire. Disons que si on devait choisir six langues à connaître pour se débrouiller sur Terre, pour être citoyen du monde, il s'agit d'un choix plus que raisonnable. Malheureusement, ce sont aussi six langues globalement plutôt merdiques au niveau de la difficulté à les apprendre (je n'ai pas énormément de points de comparaison, mais l'allemand, par exemple, est probablement nettement plus facile à apprendre qu'aucune des six[#] — je parle pour quelqu'un dont la langue maternelle serait extrêmement éloignée des sept langues en question).

Voilà ce qui me donne l'idée suivante : j'aimerais apprendre un texte unique dans ces six langues. Apprendre, c'est-à-dire apprendre à lire et à prononcer (fût-ce avec un accent pourri), tout en comprenant ce que je lis ou prononce ; voire apprendre par cœur, selon la patience que j'ai à réaliser ce défi. Le texte, choisi pour son universalité et pour le fait d'être naturellement disponible dans les six langues des Nations Unies (mais éventuellement dans beaucoup d'autres si je veux continuer le défi), s'impose de lui-même : la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Comme il est assez long et qu'il faut un début à tout, il s'agit au moins de commencer par savoir lire :

يولد جميع الناس أحراراً متساوين في الكرامة والحقوق، وقد وهبوا عقلاً وضميراً وعليهم أن يعامل بعضهم بعضاً بروح الإخاء.

人人生而自由,在尊严和权利上一律平等。他们赋有理性和良心,并应以兄弟关系的精神相对待。

All human beings are born free and equal in dignity and rights. They are endowed with reason and conscience and should act towards one another in a spirit of brotherhood.

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Все люди рождаются свободными и равными в своем достоинстве и правах. Они наделены разумом и совестью и должны поступать в отношении друг друга в духе братства.

Todos los seres humanos nacen libres e iguales en dignidad y derechos y, dotados como están de razón y conciencia, deben comportarse fraternalmente los unos con los otros.

Bon, ce n'est pas tout de savoir comment ça s'écrit, il faut aussi savoir comment ça se prononce. Je n'ai pas de problème pour le français ou l'anglais, et je peux certainement trouver assez facilement comment l'espagnol se prononce. Pour les trois autres langues, il me manque (au moins) un complétement très important pour que la tâche devienne vaguement algorithmique : pour l'arabe la vocalisation complète, pour le chinois mandarin la transcription en pinyin (tons compris) ou en bopomofo, et pour le russe la place de l'accent tonique. Voire, directement, une transcription précise en alphabet phonétique. Cela est beaucoup plus difficile à trouver.

S'agissant de l'article 1 (ci-dessus), on trouve assez facilement ce qui me manque :

يُولَدُ جَمِيعُ النَّاسِ أَحْرَاراً مُتَسَاوِينَ فِي الكَرَامَةِ وَالحُقُوق، وقَد وُهِبُوا عَقْلاً وَضَمِيراً وَعَلَيهِم أَن يُعَامِلَ بَعَضُهُم بَعْضاً بِرُوحِ الإِخَاء.

Rénrén shēng ér zìyóu, zài zūnyán hé quánlì shàng yīlù píngděng. Tāmen fùyǒu lǐxìng hé liángxīn, bìng yīng yǐ xiōngdì guānxì de jīngshén xiāng duìdài.

Все́ лю́ди рожда́ются свобо́дными и ра́вными в своём досто́инстве и права́х. Они́ наде́лены ра́зумом и со́вестью и должны́ поступа́ть в отноше́нии дру́г дру́га в ду́хе бра́тства.

On trouve même des enregistrements de gens lisant ça dans chacune des langues en question, ce qui permet de savoir exactement comment il faut prononcer. Pour les articles suivants, ce sera plus dur !

Par ailleurs, conformément à ce que j'avais déjà souligné, il est amusant et intéressant de faire des rercherches dans Google images des différents mots. Par exemple, s'agissant du mot qui signifie dignité (dans égaux en dignité et en droits), voici ce qu'on obtient quand on le recherche : en arabe, en chinois, en anglais, en français, en russe et en espagnol : les êtres humains sont peut-être égaux en dignité, mais manifestement ils ne se la représentent vraiment pas de la même façon ! (Et sur ces images, je préfère clairement la version espagnole.)

[#] Esquisse d'argument : l'allemand a une prononciation passablement régulière par rapport à son écriture (en tout cas par rapport à l'anglais ou au français) et l'écriture donne toute l'information pour lire le mot (contrairement à l'arabe, au chinois et dans une certaine mesure au russe), sa grammaire est d'une difficulté modérée dans l'absolu (nettement plus que l'arabe ou le russe), sa morphologie est limitée (contrairement au français, au russe et à l'espagnol), et son vocabulaire est productif à partir d'un nombre de formes de base nettement plus limitées que la plupart des autres langues. Je pense donc que quelqu'un qui ne parlerait, disons, que le tamoul (pour qu'il soit un peu neutre dans le jugement), et qui disposerait de méthodes ou de professeurs d'un niveau égal, aurait plus de facilité à apprendre l'allemand que l'arabe, le chinois, l'anglais, le français, le russe ou l'espagnol.

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(dimanche)

Quelle est l'histoire de la ponctuation ?

Des livres entiers ont été dédiés à l'histoire de l'alphabet. Beaucoup moins sont consacrés à celle, qui me semble pourtant tout aussi fascinante, des signes de ponctuation et de tous les autres signes d'écriture qui ne sont pas alphabétiques. Je trouve bien celui-ci, par exemple, mais d'une part il coûte quand même très cher et d'autre part je crois deviner qu'il se limite à un usage strictement typographique (excluant, par exemple, les communications purement électroniques et l'histoire de la ponctuation en informatique), ce qui est dommage.

L'histoire devrait commencer avec l'apparition de l'espace (je ne cesse de m'étonner du temps qu'il a fallu pour que les gens comprissent que c'était une bonne idée de ne pas collertouslesmotsensemble si on veut aider à la relecture), et devrait couvrir jusqu'à la standardisation d'Unicode, en passant par la façon dont les claviers des machines à écrire ont été choisis et la manière dont ASCII a fait la synthèse des jeux de caractères préexistants.

Et c'est une histoire compliquée, parce que les langues s'influencent les uns les autres, et les signes se confondent ou se séparent de façon pas forcément évidente. Pour comprendre l'histoire du point-virgule, il ne s'agit pas simplement de trouver le premier exemple d'un point-virgule dans un texte imprimé (ça doit être vers la fin du XVe siècle en Italie), il faut comprendre aussi comment le point-virgule et le deux-points se sont différenciés et spécialisés (quel a été le premier texte à utiliser l'un et l'autre ? et le premier à les utiliser avec essentiellement les sens modernes ? je remarque par exemple que le manuel de typographie d'Étienne Dolet (1540) ne connaît pas le point-virgule). Il ne faut pas oublier les signes un peu rares : comment sont apparus les signes § (section ou paragraphe), (paragraphe ou pied-de-mouche), @ (arrobase) ou encore (obèle ou glaive) dans les documents imprimés, et avec quel(s) sens ? On trouve des bouts d'information sur Wikipédia (cf. les liens que j'ai donnés) ou ailleurs sur le web, mais c'est souvent très partiel, approximatif ou confus (on mélange allègrement l'histoire de l'apparition du caractère, ses différents usages, sa version informatique…).

J'ai évoqué la naissance d'ASCII en 1963[#] et 1967 : c'est une date fondamentale pour la typographie informatique car les caractères qui ont reçu cet adoubement caractères ASCII sont devenus omniprésents, et les autres ont été relégués à un rôle de second plan (même s'ils ont pu apparaître dans des jeux de caractères ultérieurs : Latin-1 ou Unicode). C'était sans doute inspiré des jeux de caractères informatiques antérieurs, eux-mêmes inspirés des machines à écrire, mais la cohérence n'est pas toujours très évidente. Et ça a changé la face du monde : je ne sais pas au juste pourquoi le signe @ (arrobase) s'est retrouvé dans ASCII et pas le signe § (ce dernier ayant quand même l'air plus commun dans des textes typographiés traditionnels, que ce soit en anglais ou en français, alors que le @ servait traditionnellement uniquement dans quelques notations commerciales), mais je pense qu'il n'est pas besoin d'expliquer comment le @ a vu sa popularité boostée par cette inclusion dans ASCII qui a permis de l'utiliser ensuite dans les adresses de courrier électronique. Alors pourquoi @ et & sont-ils dans ASCII et pas § et  ? Je n'en sais rien. Cette page fournit des explications sur certains caractères, mais pas sur ceux-là. C'est d'autant plus bizarre, d'ailleurs, que des caractères complètement anecdotiques se sont retrouvés dans ASCII, le plus bizarre étant sans doute la barre verticale |[#2]. Mais c'est aussi ASCII qui a rendu universel le backslash \[#3], un caractère presque inexistant auparavant (son histoire est racontée ici par le Monsieur qui l'a inventé).

Les accolades mériteraient certainement qu'on parle d'elles : si leur apparition dans ASCII est due au même Monsieur que le backslash (voici ce qu'il en dit), on peut se demander comment elles étaient apparues sur les claviers de certaines machines à écrire pour commencer — après tout, à part quelques mathématiciens, qui diable aurait eu besoin ou envie de taper des accolades ? En maths on les utilise pour désigner des ensembles, mais j'imagine que ce ne sont pas les mathématiciens qui ont inventé ces signes. Je subodore que leur premier usage était comme des signes très larges placés, par exemple, dans une marge, pour regrouper des lignes entre elles (ou n'importe quelle sorte d'items alignés verticalement), et j'imagine que l'accolade gauche est née avant l'accolade droite (peut-être que ce sont effectivement les mathématiciens qui ont inventé l'accolade droite, et/ou les accolades utilisées comme parenthèses et de taille seulement d'une ligne). Mais alors comment se sont-elles retrouvées sur le clavier d'une machine à écrire (si on veut faire des grandes accolades pour regrouper plusieurs lignes, avoir une touche qui fait une accolade d'une seule ligne de haut ne sert pas à grand-chose…).

Parmi les caractères dont l'histoire est intéressante, il y a aussi Celui Qu'On Ne Sait Pas Nommer — je veux dire celui qui est à l'emplacement 35=0x23 dans ASCII et qui ressemble à un dièse : #. Les gens le prononcent généralement dièse mais ce n'est pas un dièse (le dièse, c'est ça : ♯ — et ce n'est pas un signe utilisé dans la notation d'autre chose que la musique). Il est souvent utilisé en anglais pour précéder un numéro (un peu comme on écrirait en français), et il semble qu'historiquement il vienne d'une notation désignant (aux États-Unis) une livre de poids. Pour cette raison, il est d'ailleurs parfois appelé pound sign, ce qui est une réussite géniale du Club Contexte parce que du coup on le confond complètement avec le symbole £ de la livre (l'unité monétaire britannique), d'autant plus que le # est sur les claviers qwerty US exactement à l'endroit où est le £ sur les claviers qwerty GB (ça c'est vraiment génial, comme façon d'alimenter la confusion). Bref, le # ressemble à un dièse mais n'en est pas un, et s'appelle symbole de la livre même s'il n'en est pas un ! (D'où la suggestion faite dans le Jargon File d'appeler ce caractère shibboleth — comme שבלת dans Juges 12:5–6.)

On pourrait dévier vers l'histoire de toutes les notations mathématiques, d'ailleurs, mais je remarque quand même que ça se recouvre assez peu : les mathématiciens, qui sont très friands de notations exotiques, utilisent assez peu certains des symboles fournis par la typographie (je crois que je n'ai à peu près jamais vu les caractères $, @, § ou ¶ utilisés dans des articles mathématiques, alors qu'ils fournissent un système commode de variations sur le prime).

((J'en profite pour conclure par une exhortation (et je m'adresse à tous ceux qui écrivent des textes, qu'ils soient littéraires ou techniques) : celle de ne pas hésiter à faire un usage libéral, éventuellement même créatif, de la ponctuation. Créer de nouveaux signes de ponctuation est difficile, surtout dans le cadre d'échanges de fichiers informatiques (où on est contraint par ce que les standards permettent), donc il est par exemple difficile d'utiliser la virgule d'interrogation et la virgule d'exclamation (des signes que dont je prétends qu'ils auraient une certaine utilité), ou même le point d'ironie. Mais on peut au moins composer « horizontalement », si j'ose dire, la ponctuation : c'est-à-dire, par exemple, si on en ressent l'utilité !, de faire suivre un point d'interrogation ou d'exclamation par une virgule, un deux-points ou un point-virgule, pour indiquer la nuance avec plus de précision : ce n'est pas autorisé par les règles traditionnelles de la typographie française, n'est-ce pas ?, et ce sont justement ces règles que j'invite à aller voir dans les toilettes si je m'y trouve. Dans des textes que j'écris pour moi-même, il m'arrive d'utiliser deux points-virgules de suite ou d'autres combinaisons un peu exotiques :: mais ce n'est pas aussi intuitivement compréhensible : donc je ne recommande pas forcément ;; par contre, les doubles parenthèses ont une certaine utilité, et se comprennent assez bien, pour marquer un aparté un peu long, typiquement un paragraphe entier. ⁂ Et finalement il n'y a aucune raison de ‹ne pas se servir de signes un peu rares ou un peu détournés›, tant que le lecteur peut facilement deviner que usage l'auteur en fait, ou {au moins !,} tant que ça ne gêne pas la compréhension.))

[#] La version de 1963 comportait les caractères 32=0x20 à 93=0x5d comme maintenant, donc avec uniquement des majuscules (les cases 96=0x60 à 123=0x7b étaient inutilisées, les dernières contenaient des caractères de contrôle supplémentaires), et à la place de l'accent circonflexe (^) et du souligné (_), en 94=0x5e et 95=0x5f, étaient une flèche vers le haut () et une vers la gauche ().

[#2] Barre verticale qui, dans ASCII, est indifféremment trouée au milieu ou pas. Alors que dans Latin-1 et donc dans Unicode il existe deux caractères différents de barre verticale : celle (|) qui n'est pas trouée (à l'emplacement ASCII, donc on est maintenant censé considérer que la barre en question n'est pas trouée), et celle (¦) qui l'est et qui très franchement ne sert absolument et rigoureusement à rien (on se demande vraiment comment elle s'est retrouvée là). C'est assez perturbant, parce que les claviers montrent souvent la barre verticale trouée pour le caractère ASCII : on se retrouve donc avec une touche représentant une barre verticale trouée et qui affiche une barre verticale non trouée.

[#3] Le backslash était prévu pour suivre ou précéder le slash pour former les signes logiques et (utilisés en ALGOL) comme /\ et \/ ; mais en fait, c'est le langage C qui a donné au backslash sont sens le plus commun en informatique actuellement, comme un échappement (il faut aussi signaler son usage dans MS-DOS pour remplacer le slash d'Unix parce que le slash était déjà pris comme séparateur d'options à l'imitation de VMS et CP/M). L'usage d'ASCII par le C est d'ailleurs un peu surprenant parce qu'il ne fait aucun usage des caractères $, @ ou ` et il fait un usage minimaliste du ~ (et très particulier du #) : c'est sans doute pour ça que le sens de ces derniers est beaucoup moins clairement établi que ceux qui servent en C.

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(jeudi)

Fragment littéraire gratuit #118 (grammaire)

Je crois que vous ne voulez vraiment pas rencontrer cette langue en vrai :

§339. La forme d'un verbe est déterminée par son mode, son temps, son aspect et sa voix.

Les modes verbaux à flexion interne (ou finitifs) sont : l'indicatif, le subjonctif, le métajonctif, l'orthojonctif, l'optatif et l'impératif (sur leur emploi, cf. §828–852). Les modes verbaux à flexion quasi-nominale sont : l'indéfinitif, le définitif et le participe (sur leur emploi, cf. §853–867) : les deux premiers sont souvent, et parfois aussi par abus de langage le troisième, regroupés sous le nom de modes infinitifs. Les temps simples sont (à l'indicatif) : l'éternel, le présent, le prétérit et le futur. Les aspects verbaux sont (à l'indicatif prétérit) : l'aoriste, l'inchoatif, l'imparfait et le parfait. (Sur l'emploi des temps et aspects, cf. §898–914.) Les voix verbales sont : l'actif, l'objectif et le subjectif (sur le sens des voix verbales, cf. §784–789).

Toutes les combinaisons ne sont cependant pas possibles : le mode optatif n'a pas de prétérit, et le mode impératif n'a pas de futur ; le mode indéfinitif entraîne nécessairement l'aspect aoriste ; l'aspect inchoatif n'existe qu'aux temps présent et prétérit, et le temps éternel qu'aux aspects aoriste et imparfait.

§340. Chacun des mode, temps et aspect du verbe est marqué par un flexème particulier, qui sont normalement adjoints dans cet ordre sauf pour le flexème *u0[3] du métajonctif qui est adjoint en dernier (cf. §347–351). Les voix verbales sont ensuite marquées dans les modes finitifs par un jeu de flexèmes (§390–398) dépendant du sujet principal aux voix active et subjective, et de l'objet principal à la voix objective.

Il existe en outre, à l'indicatif, des temps dits composés (cf. §378–382), qui sont le plus-que-prétérit (aux aspects imparfait et parfait), le futur antérieur, et le conditionnel (ou futur postérieur), formés respectivement par l'adjonction de deux flexèmes *ne[2] du prétérit, d'un flexème du prétérit puis d'un flexème *s[3] du futur, ou inversement d'un flexème du futur puis d'un flexème du prétérit.

§341. Les paradigmes grammaticaux sont généralement donnés sur le verbe *tis[2]gar[3] (faire, accomplir).

Ainsi on a à l'indicatif : éternel aoriste tiset gar (il fait), présent aoriste tisgar i (il fait), prétérit aoriste tisne gar (il fit), futur aoriste tisgars (il fera), présent inchoatif tisgarəŋ (il commence à faire), prétérit inchoatif tisneŋ gar (il commençait à faire), éternel imparfait tisja gar (il fait pour toujours), présent imparfait tisjasu gar (il est en train de faire), prétérit imparfait tisneja gar (il faisait), futur imparfait tisjas gar (il sera en train de faire), présent parfait ekkar tis (il a fait), prétérit parfait ekne tis-gar (il avait fait), futur parfait ekkars tis (il fera).

Au subjonctif (flexème *j/*jə[4], cf. §342–344) : éternel aoriste tiseč gar, présent aoriste tisgarji, prétérit aoriste tisnej gar, futur aoriste tisgars jə, présent inchoatif tisgarəŋ jə, prétérit inchoatif tisneŋ garjə, éternel imparfait tisjaj gar, présent imparfait tisjasu gar-jə, prétérit imparfait tisneja garjə, futur imparfait tisjas gar-jə, présent parfait ekkarjə tis, prétérit parfait eknej tis-gar, futur parfait ekkars tis-jə.

Au métajonctif (flexème *t/*ti[3], cf. §345–346) : éternel aoriste tisetti gar, présent aoriste tisgart i, prétérit aoriste tisnet gar, futur aoriste tisgarts, présent inchoatif tisgartəŋ, prétérit inchoatif tisnetəŋ gar, éternel imparfait tisjat gar, présent imparfait tisjatsu gar, prétérit imparfait tisneja gart, futur imparfait tisjats gar, présent parfait ekkart tis, prétérit parfait eknet tis-gar, futur parfait ekkarts tis.

À l'orthojonctif (flexème *u0[3] post-adjoint, cf. §347–351) : éternel aoriste tisetu gar, présent aoriste tisgaru i, prétérit aoriste tisneu gar, futur aoriste tisgarsu, présent inchoatif tisgarəŋu, prétérit inchoatif tisneŋu gar, éternel imparfait tisjau gar, présent imparfait tisjasuu gar, prétérit imparfait tisnejau gar, futur imparfait tisjasu gar, présent parfait ekkaru tis, prétérit parfait ekneu tis-gar, futur parfait ekkarsu tis.

À l'optatif (flexème *e[3], cf. §352–354) : éternel aoriste tisete gar, présent aoriste tisgare i, futur aoriste tisgares, présent inchoatif tisgareŋ, éternel imparfait tisjaa gar, présent imparfait tisjaasu gar, futur imparfait tisjaas gar, présent parfait ekkare tis, futur parfait ekkares tis.

À l'impératif (flexème *an[1], cf. §355–359) : éternel aoriste anet tisgar, présent aoriste aŋgar tis, prétérit aoriste anne tisgar, présent inchoatif aŋgarəŋ tis, prétérit inchoatif anneŋ tisgar, éternel imparfait añja tisgar, présent imparfait añjasu tisgar, prétérit imparfait anneja tisgar, présent parfait anek tisgar, prétérit parfait anek tisne-gar.

(Pour les modes infinitifs et participe, cf. §403–410.

§342. L'indicatif n'est pas marqué par un flexème particulier : *tis[2]gar[3] (faire, accomplir) → tisgar i (il fait, présent aoriste). Les verbes dits éthiques (dont le mode naturel est l'optatif) et prennent cependant flexème *pa2[4] : ainsi, *deʒ[3] (avoir pour but) → deʒpa i (il a pour but, présent aoriste), nepa deʒ (il eut pour but, prétérit aoriste).

Le défi, ensuite, ce serait de reconstituer, à partir de ça, les règles d'ordonnement des flexèmes (celles qui constituent les §35ss).

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(vendredi)

Comment apprendre des langues en dilettante

J'ai déjà dû à plusieurs reprises sur ce blog dire du bien de la méthode Assimil : pas spécialement que je pense qu'elle soit meilleure qu'une autre dans l'absolu mais je trouve que, avec ses enregistrements de textes parlés et avec le principe d'apprendre instinctivement en s'efforçant de comprendre ce qu'on entend/lit, elle convient très bien à quelqu'un qui, comme moi, a une mémoire essentiellement auditive, un goût pour retenir des fragments de phrases, une satisfaction à comprendre « naturellement » ce que j'entends, et aucune envie de parcourir des listes de vocabulaire hors contexte ; par contre, il faut souvent que j'y ajoute une grammaire pour satisfaire ma curiosité de geek pour les règles complètes avec des myriades de cas et de sous-cas.

L'ennui, c'est que je suis aussi immensément paresseux. La méthode Assimil est probablement la moins mauvaise pour les gens paresseux, aussi, parce qu'elle demande assez peu d'efforts actifs, juste du temps à trouver, mais même comme ça la patience d'arriver au bout de quoi que ce soit que je commence me manque systématiquement. Surtout que l'apprentissage d'une langue n'a pas de fin. Au contraire, c'est une tâche dans laquelle les retours sur investissement tombent rapidement. Ce n'est pas surprenant, d'ailleurs : quelle que soit la langue, la fréquence des mots suit quelque chose comme une loi de Zipf, donc avec cent cinquante mots de vocabulaires on déchiffre peut-être la moitié d'un corpus, mais il en faudra peut-être deux mille pour comprendre les trois quarts du corpus et huit mille pour les neuf dixièmes — bref, plus on progresse, moins on progresse vite. Enfin, ça n'explique pas que je n'arrive pas au bout des méthodes Assimil qui, elles, contiennent un nombre fini (et connu à l'avance) de leçons et, même si la difficulté en va croissant, c'est normalement surmontable ; et quand on finit, si jamais on finit, on doit arriver pour la plupart des langues à baragouiner quelque chose d'assez potable tout de même.

Le dilettante comme moi fait contre mauvaise fortune bon cœur : apprendre une langue est difficile ? Qu'à cela ne tienne : dès que ça deviendra trop difficile, on changera de langue. Je présente ça comme un choix de paresseux, mais ce n'est pas forcément idiot. Ou du moins, il faut savoir dans quel but on apprend une langue. Quand je vois les difficultés que j'ai à lire le moindre texte allemand, je renonce à peu près, pour ma part, à l'idée de maîtriser complètement autre chose que le français et l'anglais ; et même mon anglais je me décourage de la façon dont il fout le camp quand il s'agit de le parler ou de l'écrire (mais au moins je le lis aussi bien que le français). Bref, si j'entreprends d'apprendre une autre langue, ce n'est pas pour la parler, ni même vraiment pour la lire, c'est pour m'en faire une idée, c'est pour regarder un petit peu sa beauté propre, ou peut-être simplement pour assouplir mes neurones sur sa grammaire et exercer mon oreille et ma langue à ses sons. Ou, si c'est pour comprendre des textes dans cette langue, ce seraient des textes accompagnés de leur traduction : il n'y a rien d'absurde à lire une œuvre en traduction mais, quand on rencontre une phrase mémorable, une phrase particulièrement forte ou qui nous touche spécialement, d'aller faire l'effort d'en retrouver la version originale pour la décortiquer, mot par mot, et savoir ce que l'auteur a vraiment écrit dans ses propres termes — or, pour cela, une connaissance assez faible de la langue suffit, puisqu'on a déjà la traduction, il s'agit juste de reconstituer les structures grammaticales. (À titre d'exemple, j'avais apprécié que la RATP, à une époque, mettait dans les couloirs du métro des poèmes dans toutes sortes de langues, avec leur traduction française ; ça m'avait permis d'apprécier un poème en russe, chose que normalement je ne pourrais pas faire.)

Depuis que j'ai commencé ce blog, j'ai essayé avec la méthode Assimil d'apprendre un peu de japonais, puis d'arabe. Dans les deux cas j'ai arrêté, mais je garde l'espoir ou l'intention de reprendre (surtout l'arabe, dont la grammaire m'intéresse plus, et qui ne pose pas le problème des kanji que je ne pourrai jamais retenir puisque je n'ai essentiellement aucune mémoire visuelle) : ce n'est d'ailleurs pas forcément une mauvaise chose d'apprendre quelque chose, de se donner le temps de l'oublier, et de le réapprendre ensuite — je sais que quand il s'agit de maths, ça me permet de bien mieux comprendre la deuxième fois (ou souvent, la trente-douzième fois).


Là, je viens de commencer l'étude du suédois. En fait, c'est plus une blague qu'autre chose, je n'ai pas vraiment l'intention de m'y mettre sérieusement. Le truc, c'est qu'il m'est arrivé plusieurs fois que des gens (dans la rue, dans le métro, ou pendant que je faisais les courses) s'étonnassent de la blondeur de mes cheveux et de la couleur de mes yeux, refusassent de croire que je pusse être français (pourtant, les blonds aux yeux bleus, en France, ce n'est quand même pas si rare ! je veux bien que mes cheveux soient très clairs, mais de là à m'apostropher à ce sujet…) et insistassent pour que je dusse avoir des origines scandinaves. (Si j'en crois cette carte-ci ainsi que celle-là, ils n'ont statistiquement pas complètement tort, même si ce serait plutôt la Finlande qu'il faudrait soupçonner.) Alors si les gens veulent absolument croire que je suis Suédois je devrais peut-être entretenir leurs illusions. Peut-être devrais-je me faire faire un tee-shirt sur lequel serait écrit (en jaune sur bleu évidemment) :

Innan en idiot frågar:
Ja, jag är egentligen blond och blåögd.
Men nej, jag är inte från Sverige.

(Avant qu'un idiot ne demande : Oui, je suis vraiment blond aux yeux bleus. Mais non, je ne viens pas de Suède. Ou faudrait-il ajouter une interjection ?)

Pourquoi le suédois plutôt que le danois ou le norvégien, voire l'islandais ? Simplement parce qu'il fallait bien faire un choix, et que le suédois est le plus parlé (et peut-être le plus plausible pour un blond aux yeux bleus ?), et peut-être que sa prononciation est plus intéressante que celle du danois. Mais bon, mon but serait plutôt juste d'arriver à comprendre la phonologie du suédois, qui a l'air assez intéressante, et surtout d'arriver à l'articuler avec autre chose qu'un accent allemand à couper au couteau (ce que j'ai spontanément tendance à faire). Si ma paresse ne me dépasse pas, après quelques semaines, je reprendrai l'arabe en alternance (en gageant que le suédois et l'arabe sont assez différents pour ne pas risquer de les mélanger).


Sinon, j'ai découvert qu'Assimil avait lancé la méthode de grec ancien. Je savais déjà qu'ils avaient fait le latin, avec des textes aussi mémorables que nous partons en vacances en voiture (non, je n'ai pas le manuel sous la main pour vous vérifier comment ils ont traduit voiture) : mais c'est vrai qu'il y a, en latin, une tradition assez respectable de créer des mots pour tous les concepts modernes (ne serait-ce que parce que le pape doit bien avoir un moyen d'écrire une encyclique condamnant la dépravation sur Internet, n'est-ce pas ? 😉), et même Harry Potter est traduit en latin. Mais le grec classique, c'est encore bien mieux. Hélas, ils n'ont pas poussé la blague au même niveau, et on ne parle pas, dans l'Assimil grec ancien, de partir en vacances en voiture. Mais il y a quand même une geek-valeur ajoutée certaine, c'est que la prononciation utilisée dans les enregistrements est la prononciation restituée où même les accents (mélodiques) sont respectés : le φ est prononcé [pʰ] et pas [f], le ζ est prononcé [zd] et pas [dz], etc.

Parlant de prononciation des langues anciennes, en errant sur YouTube, je suis tombé sur cette lecture des 19 premiers vers de Beowulf en anglo-saxon (Hwæt, wē Gār-Dena in geārdagum, / þēodcyninga þrym gefrūnon, / hū ðā æþelingas ellen fremedon, etc.) : c'est assez amusant à écouter. Et typique de ce que je veux dire quand j'explique que ça peut être intéressant d'apprendre une langue juste assez pour pouvoir la comprendre quand on met le texte en regard de sa traduction.

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(jeudi)

Comment se repérer dans Babel ?

𐤄𐤁𐤄𐤍𐤓𐤃𐤄𐤅𐤍𐤁𐤋𐤄𐤔𐤌𐤔𐤐𐤕𐤌𐤀𐤔𐤓𐤋𐤀𐤉𐤔𐤌𐤏𐤅𐤀𐤉𐤔𐤔𐤐𐤕𐤓𐤏𐤄𐤅

Ce que j'aime bien dans le fait de vivre dans une ville assez cosmopolite, c'est qu'on entend des gens parler toutes sortes de langues. Un jeu que j'aime, c'est alors d'essayer de deviner laquelle exactement. Il y en a que je sais reconnaître immédiatement (le français ou l'anglais, évidemment[#], ou l'allemand, l'italien, le russe) parce que je les baragouine plus ou moins, ou parce qu'en j'en ai au moins quelques notions (le japonais, l'arabe, peut-être le hongrois), ou parce que je connais des langues assez proches pour en avoir une idée (le néerlandais, l'espagnol), ou encore parce que sans rien connaître de la langue j'ai assez l'habitude de l'entendre parler pour savoir l'identifier (le chinois mandarin). Parfois je ne saurai pas être parfaitement précis mais je saurai au moins donner un petit nombre de suspects : entre le danois, le suédois et le norvégien, j'y arriverais peut-être en entendant des gens parler de façon parfaitement distincte ou si j'ai repéré à l'avance ce qu'il faut écouter — mais en général je ne saurai que dire que c'est sans doute une de ces trois langues (comme mon blog est fréquenté par des gens infiniment raffinés et cultivés, j'imagine que je vais provoquer la consternation par cet aveu : mais oui, comme ça, au pied levé, je suis incapable d'identifier du danois, du suédois et du norvégien parlés — surtout pas les deux derniers). Généralement je suis assez nul pour ce qui est des langues non-européennes, cependant : il est fort possible que j'aie pris pour du chinois des langues qui n'en étaient pas, je ne suis pas certain d'arriver à reconnaître du hindi et du tamoul, et je ne sais absolument rien des langues d'Afrique subsaharienne. Même pour les langues européennes, d'ailleurs, il m'est arrivé de faire l'erreur embarrassante de prendre du portugais pour du polonais.

Je suis étonné de ne trouver nulle part sur Internet de cours ou de concours de reconnaissance de langues parlées : je trouverais ça très intéressant, moi, qu'une vidéo m'explique — échantillons de conversation à l'appui — par quels indices identifier quelque chose comme 200 langues différentes ; et ce serait rigolo de faire des jeux ensuite.

Heureusement, s'agissant des gens qu'on voit dans la vraie vie, on a souvent des indications annexes. Par exemple, ils peuvent avoir un tee-shirt écrit dans leur langue, ce qui donne énormément d'indices (mais il faut se méfier : souvent, ce sont des touristes, et ils peuvent visiter plein de pays, surtout s'ils viennent de loin). Le type ethnique aide parfois : le jour où j'entendrai deux personnes apparemment asiatiques parler en swahili, je serai bien bluffé et je ne m'en rendrai même pas compte (et c'est dommage, parce que ça a de la classe, pour deux Thaïlandais à Paris, de parler en swahili).

Et parfois il y a des mystères complets. Lundi, mon poussinet et moi avons entendu trois personnes qui parlaient une langue qui était peut-être du persan, mais je n'ai pas complètement écarté la possibilité que ça pût être du turc ou de l'hébreu (ou de l'arménien, ou de l'albanais… enfin, je dis des choses à peu près complètement au pif, là). Ce n'est même pas forcément facile de trouver des exemples de textes enregistrés dans certaines langues, encore moins facile de trouver des exemples de textes comparables dans toutes sortes de langues différentes.

C'est dommage : beaucoup de gens n'ont pas l'air d'apprécier ce fait qu'on peut trouver une langue belle même sans la connaître — par la forme de ses caractères, par la sonorité de sa prononciation, par quelques notions de grammaire qu'on en sait, ou par quelques mots qu'on aura appris par cœur et qu'on aura passé beaucoup de temps à bien analyser, et qui font que même si on ne peut vivre assez vieux pour savoir toutes ces langues, on peut au moins leur témoigner un peu de respect et saisir le parfum de leur poésie.

[#] Enfin, non, pas évidemment : on peut très bien ne pas identifier des langues qu'on connaît, et d'ailleurs il m'est arrivé de me demander quelle langue quelqu'un parlait et de me rendre compte après un moment que c'était du français (et même pas parlé avec un accent bizarre, juste qu'avec le bruit ambiant je m'étais persuadé que ça devait être une langue étrangère). Je me rappelle aussi que quand j'étais à Munich avec mes parents en 1990 nous attendions désespérément de rencontrer des vrais Bavarois, les vrais Bavarois étant définis comme des gens dont l'accent serait si fort que nous ne comprendrions rien de ce qu'ils disent : un jour, à côté de nous dans un restaurant nous avons entendu deux Messieurs dont nous nous sommes dit enfin, voici nos vrais Bavarois — mais à écouter plus attentivement, on a remarqué que le mot focking était souvent répété : en fait, c'étaient des Écossais qui parlaient anglais.

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(dimanche)

Je reprends l'arabe

Je me remets à ma tentative d'apprendre un peu d'arabe, interrompue par deux semaines de concours (ce qui n'est pas peu vu que ça ne fait que deux mois que j'ai commencé à étudier cette langue…). J'en suis à la leçon 36 sur les 77 que compte la méthode : cela ressemble à presque la moitié, mais en fait cette impression est trompeuse parce que j'ai l'impression que la difficulté des leçons croît très vite, du coup j'ai vaguement le sentiment de me faire arnaquer. Plein de points de grammaire sont renvoyés à une hypothétique explication ultérieure avec des encouragements conciliants (ne vous en préoccupez pas pour l'instant — soit, mais du coup c'est plus lourd à apprendre si on ne connaît pas la règle). Et surtout, j'ai l'impression qu'une difficulté majeure de la langue — celle des pluriels, qui ne suivent aucune logique — est complètement glissée sous le tapis avec la recommandation apprenez bien chaque mot avec son pluriel : moui, moi je veux bien, mais encore faut-il que je puisse le savoir, le pluriel en question, or le lexique en fin de volume a l'air de ne pas les donner systématiquement, ni de renvoyer chaque pluriel à son singulier, pas plus que le petit dictionnaire (pas terriblement bien fait) que je me suis acheté. Par exemple, je ne sais toujours pas quel est le (masculin) pluriel d'un adjectif aussi commun que جَمِيلٌ (qui signifie beau et qui est un des rares adjectifs que je connaisse), donc c'est mal parti pour apprendre chaque mot avec son pluriel.

Peut-être que je m'y prends mal, mais cette langue est quand même terriblement décourageante.

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(lundi)

Devrait-on créer un wikiassimil ?

Normalement, toutes les bonnes idées vaguement évidentes ont déjà été trouvées et implémentées (c'est l'inconvénient de naître trop tard dans un monde déjà vieux), mais pour une fois que j'aimerais bien trouver le truc tout fait, ben je ne trouve pas.

Je voudrais un site qui soit organisé probablement sous forme de Wiki et consacré à l'apprentissage des langues : les natifs d'une langue donnée pourraient y enregistrer des petits textes dans leur langue (soit de leur composition, soit tirés d'œuvres du domaine public ou de licence compatible avec le wiki), y adjoindre des notes explicatives sur la langue (subtilités grammaticales, points de vocabulaire peu évidents, etc.), ajouter des traductions dans une ou plusieurs langues cibles (typiquement l'anglais, peut-être parfois l'interlingua par exemple si le texte lui-même est en anglais), peut-être aussi des traductions mot-à-mot, proposer des lectures à haute voix du texte (d'une voix claire et distincte sur les textes pour débutants ou bien avec un parler courant pour les plus expérimentés, éventuellement avec plusieurs accents), etc. Dans certaines langues, on ajouterait des informations auxiliaires au texte, disponibles sur demande (en japonais, par exemple, un bouton permettrait de faire apparaître sur chaque kanji sa lecture en kana, en russe on pourrait avoir l'accent tonique sur chaque mot, en arabe la vocalisation complète, en anglais la transcription phonétique, etc.). Optionnellement, chaque mot pourrait renvoyer vers le wiktionnaire, etc. Et bien sûr, tout serait organisé avec des niveaux de difficulté clairement indiqués.

La plus grande difficulté « politique » serait de savoir si, ou comment, on peut éviter que tout passe par l'anglais (notes grammaticales et traductions en anglais, etc.). Mais même pour faire quelque chose de complètement neutre, avoir des textes organisés par difficulté avec informations auxiliaires complètes (accentuation, phonétique, vocalisation : cf. ci-dessus) et des lectures enregistrées, ce serait fabuleusement utile.

Pourquoi, pourquoi, ce truc n'existe-t-il pas déjà ? Je ne suis pas le premier à y penser, tout de même ‽

J'avoue qu'il y a peut-être une difficulté technique dans l'utilisation du wiki, notamment pour ce que j'ai appelé l'affichange sur demande des informations auxiliaires (accentuation, phonétique, vocalisation) : il faudrait utiliser de la magie JavaScript apparemment pas évidente à unifier avec le principal moteur wiki sur le marché (mediawiki). Pour l'hébergement, Wikia est sans doute un bon endroit à envisager.

Des idées ?

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(dimanche)

Un chouïa de linguistique

J'en suis à la leçon quatorze de ma ma tentative pour apprendre un peu d'arabe, et les paris sont encore ouverts pour savoir jusqu'où je tiendrai. Pour l'instant, la langue (ou peut-être devrais-je dire, la présentation qui m'en est faite) est juste assez tordue pour attirer mon intérêt de geek sans être assez difficile pour me faire abandonner. Disons que, par rapport au même nombre de leçons en japonais, les questions de grammaire et d'écriture[#] sont beaucoup plus envahissantes : j'ai donc dû voir, pour l'instant, un vocabulaire de trente mots environ, et les phrases (qui parlent toutes d'écrivains qui écrivent un livre avec un stylo ou de filles qui sont sorties de la maison et allées au nouveau marché) ne sont vraiment pas passionnantes ; en plus, tous les verbes sont à l'accompli (= au passé) et tous les mots sont au singulier. C'est amusant, mon père avait lui aussi, dans le temps, essayé d'apprendre l'arabe[#2] avec la méthode Assimil : mais c'était l'ancienne édition (en deux volumes, dont tout le texte arabe était écrit à la main), et l'approche pédagogique était visiblement très différente, on vous plongeait tout de suite dans un texte un peu compliqué (une annonce faite dans un avion) déployant à peu près tout l'alphabet, alors que la nouvelle édition commence par une leçon d'une seule phrase, longue de deux mots et utilisant cinq lettres différentes : كَتَبَ الْكَاتِبُ (l'écrivain a écrit).

Phonétique

La prononciation de l'arabe semble un tantinet plus dure, pour un Français, que celle du japonais. L'argument naïf serait de dire que c'est parce qu'il y a plus de phonèmes, mais c'est un peu trompeur : je me suis livré à l'exercice stupide de compter le nombre de phonèmes dans quelques langues (compte tout à fait incertain vu que la notion de phonème est mal définie) : j'ai trouvé très approximativement :

LangueConsonnesVoyellesTotal phonèmes
Japonais165 + 5 longues26
Français2111 + 4 nasales36
Arabe293 + 5 lg./dipht.37
Anglais US2412 + 3 dipht.39
Allemand2215 + 3 dipht.40
Anglais GB2411 + 8 dipht.43
Hindi3014 + 10 nasales54

Bref, si le japonais est bas, l'arabe n'est pas spécialement haut non plus. L'anglais US est plus bas que l'anglais GB notamment parce que la prononciation du ‘r’ fait que beaucoup de choses qui s'analysent en diphtongues en en-GB deviennent voyelle+[ɹ] en en-US : je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une différence profonde ; sinon je suis surpris de voir l'allemand aussi haut, mais c'est vrai que quand on pense à la différence de prononciation entre bieten, bitten, beten, Betten, [wenn sie] bäten, boten, Botten, etc., il y a quand même des choses. Le hindi est très haut notamment à cause de la double distinction sonore/sourde et aspirée/non-aspirée sur les consonnes. Bref, ce dénombrement est dénué de sens (je ne sais même pas comment on compterait pour une langue à tons). Mais ce serait quand même intéressant pour un esprit pervers d'inventer une langue qui ait les consonnes de l'arabe multipliées par les grades du hindi, plus les voyelles de l'anglais, et les tons du chinois cantonais : comme ça, tout se dirait en une seule syllabe et personne ne se comprendrait au téléphone.

Pour revenir à l'arabe, ce qui est difficile pour un francophone/anglophone/germanophone/…, c'est l'utilisation du pharynx, qui sert à prononcer les quatre ou cinq consonnes dites emphatiques (et qui sont, en fait, pharyngalisées), la fricative pharyngale sourde [ħ] (notée par la lettre ḥaʾˌ : ح), et le fameux ʿayn (ع) qui est parfois décrit comme la variante sonore de cette dernière, [ʕ], mais qui, si j'en crois le Manuel de l'Association phonétique internationale (lequel a le bon goût d'avoir un chapitre consacré à l'arabe), n'est en fait jamais prononcé de la sorte mais plutôt comme un coup de glotte pharyngalisé [ʔˤ] (et apparemment certaines prononciations de l'arabe en font une épilaryngale [ʢ]) [#3]. Alors, pour ma part, j'ai fait suffisamment de phonétique pour savoir comment réaliser, disons, une fricative épilaryngale sonore, mais malheureusement, prononcer une langue ce n'est pas juste prononcer une par une des articulations pures, encore faut-il les enchaîner[#4], et je ne sais pas si ce que je fais pour l'arabe est très crédible.

Je suis aussi intrigué par l'habitude de noter l'arabe sans les voyelles (ça ressemble à une décision qu'aurait pris quelqu'un qui voulait s'assurer que personne n'aurait le droit de lire quoi que ce soit sans avoir d'abord passé un temps fou à étudier la langue). Si je comprends bien, ça a pour conséquence que, exactement au contraire du français qui fait à l'écrit la distinction dans la phrase tu est sorti[e] selon que la personne à qui on parle est un homme (auquel cas on écrit tu es sorti) ou une femme (tu es sortie), l'arabe fait cette distinction à l'oral uniquement, écrivant خرجت pour prononcer [xaraʒta] ou [xaraʒti] selon qu'on s'adresse à un homme ou une femme. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cas, en français, où on fait des distinctions à l'oral et pas à l'écrit.

Grammaire

En revanche, pour la syntaxe et la structure grammaticale, on retrouve beaucoup de choses étonnamment communes avec les langues indo-européennes (ce qui donne une certaine crédibilité à la thèse d'une origine commune des familles indo-européenne et sémitique). Par exemple, la notion de verbe, de nom et d'adjectif, avec un apparentement des adjectifs aux noms : tout ceci n'a rien de naturel[#5], d'ailleurs en japonais les adjectifs sont (au moins pour ceux en -い) nettement plus apparentés aux verbes qu'aux noms[#6], et d'autres langues ne marquent pas nettement (ou pas du tout ?) ces catégories grammaticales. Ou encore le fait de faire varier le verbe avec son sujet (ce qui n'est pas plus logique qu'avec son objet), et de différentier les cas nominatif et direct (= accusatif) plutôt que, par exemple, absolutif et ergatif. Encore plus frappante comme ressemblance entre les langues indo-européennes et les langues sémitiques est l'existence des trois nombres : singulier, duel et pluriel ; le duel a apparemment mieux survécu en arabe que dans la famille indo-européenne où il a essentiellement disparu des langues modernes (à part pour les pédants comme moi qui seraient capables de dire au cours d'un exposé de maths and now, combine this lemma with the previous two lemmate: the three lemmata, together, allow us to finish the proof), mais déjà la distinction singulier/pluriel n'a rien de vraiment naturel et, de nouveau, elle n'existe pas en japonais. On pourrait dire quelque chose de semblable du genre des mots.

Du coup, pour ce qui est du dépaysement sapirwhorfien, l'arabe n'est pas aussi bon que je l'espérais.

Informatique

Par contre, pour ce qui est de faire le kéké avec Unicode, l'arabe est parfait. C'est un excellent test des polices vectorielles parce que les lettres changent de forme selon les lettres voisines (et font même quelques ligatures, quoique nettement moins que dans les langues brahmiques) et qu'en plus si on écrit les voyelles ça fait plein de caractères combinants qui doivent être correctement placés. Il y a plusieurs polices vectorielles libres qui s'en sortent plus ou moins bien, mais la seule qui a l'air de tout faire parfaitement est la police Scheherazade — elle ne fera pas de calligraphie sophistiquée mais elle ressemble comme deux gouttes d'eau — peut-être pas par hasard — à la police qui a servi à écrire l'Assimil dans lequel j'apprends (en plus ça m'a permis d'entendre parler des excellentes polices qu'offre le SIL — sur une Debianoïde faire apt-cache search ttf-sil et faire son choix).

L'écriture de la droite vers la gauche est perturbante sur un ordinateur : tout le monde est d'accord que la touche backspace doit effacer le caractère précédant le curseur (donc à droite si on écrit de droite à gauche) et delete le caractère suivant, mais que doivent faire les touches flèche gauche et flèche droite ? Parmi les logiciels que j'ai essayés, yudit (un éditeur pour texte Unicode pur, dont j'apprécie les méthodes d'entrée) a choisi, comme tout ce qui est basé sur GTK+, de faire que la flèche gauche aille effectivement vers la gauche et la flèche droite vers la droite — c'est plus simple à comprendre, mais ça veut dire que si on mélange des langues de directionalité contraire on va faire des sauts bizarres dans l'ordre logique du texte si on garde la flèche droite appuyée — alors qu'OpenOffice.org a choisi que la flèche vers la droite aille toujours en avant dans le texte, quitte à ce que le curseur fasse des bonds bizarres si on mélange des langues de directionalité contraire. Je suis curieux de savoir quels logiciels connus ont fait quels choix en la matière (et, d'ailleurs, lequel est le moins pénible à programmer). Il est aussi perturbant de voir le sens des parenthèses s'inverser (l'idée étant que les caractères ‘(’ et ‘)’ sont toujours des parenthèses ouvrante et fermante, mais dont l'apparence visuelle sera inversée dans un contexte droite-vers-gauche).


Notes

[#] La comparaison est faussée, cependant, du fait que l'Assimil japonais relègue l'apprentissage des kanji (= idéogrammes chinois) à un volume séparé dont l'étude est largement indépendante — l'idée étant de permettre à ceux qui le souhaitent d'apprendre le japonais uniquement parlé. Ça n'a sans doute pas beaucoup de sens de dire que, pour le débutant, le-japonais-avec-des-kana-au-dessus-de-chaque-kanji est apparemment plus facile que l'arabe-avec-toutes-les-voyelles-écrites, mézenfin, c'est l'impression que j'ai. ☺️

[#2] Ma mère n'a cesse de se moquer de lui à ce sujet parce qu'un jour, il y a fort longtemps en Algérie, mon père a essayé de commander en arabe deux thés à la menthe sans sucre, le serveur a eu l'air estomaqué, a fait répéter, et a finalement apporté… deux cafés sucrés.

[#3] Si ces termes vous semblent chinois (ou arabes…), voyez notamment la page sur l'alphabet phonétique que j'avais commencée — et jamais finie — il y a assez longtemps. Les pharyngales s'articulent en rapprochant l'arrière de la langue de la cavité du pharynx, soit comme point d'articulation primaire (pour une pharyngale proprement dite) soit comme point d'articulation secondaire (pour une pharyngalisée) ; ce n'est pas très difficile à réaliser si on s'efforce d'utiliser la base de la langue pour obstruer partiellement le passage de l'air sans s'approcher du palais (on doit pouvoir voir la luette dans un miroir) : la position de la langue est à peu près celle de la voyelle [ɑ] (du français pâte, correctement prononcé, ou de l'anglais britannique laugh). Les épilaryngales, elles, s'articulent en rapprochant le pli aryépiglottique de l'épiglotte : ça c'est plus difficile à expliquer (déjà, voyez cette image et ce manuel pour l'emplacement des différentes parties du pharynx) ; il faut essayer d'obstruer partiellement le passage de l'air sans utiliser la langue et sans non plus donner un coup de glotte. (Moi je trouve que ça ressemble un peu à un râle d'agonisant, alors que les pharyngales font plutôt vomissement — désolé pour la poésie.) Il paraît que la langue aghul, parlée au sud du Daghestan, a l'idée complètement saugrenue de faire une distinction phonémique entre pharyngales et épilaryngales : donc, rappelez-moi de ne jamais essayer d'apprendre l'aghul. Enfin, les laryngales, c'est beaucoup plus facile ; d'ailleurs, si vous savez prononcer l'allemand, il y a un coup de glotte (c'est-à-dire une occlusive laryngale, [ʔ]) au début de chaque mot commençant par une voyelle (prononcez Deutschland ʔüber ʔalles et vous vous en rendrez bien compte), et en anglais comme dans beaucoup de langues il y a une fricative laryngale [h].

[#4] Pour dire le chat (أَلْقِطُّ), [alqitˤtˤu] il faut enchaîner une occlusive uvulaire sourde [q] et une occlusive dentale pharyngalisée et géminée [tˤtˤ] : ce n'est pas parce que je sais ce qu'il faut faire que j'y arrive (pour un francophone, c'est très casse-gueule).

[#5] Du point de vue sémantique, il est évident qu'il y aura des mots d'une langue qui désigneront une action (qui prendront éventuellement des compléments indiquant l'agent et le subissant de l'action) et d'autres une chose concrète (qui prennent typiquement moins de compléments), mais il n'y a pas de raison que cette distinction se traduise par une différentiation de catégories grammaticales (pas plus qu'on n'a besoin de catégories grammaticales distinctes pour distinguer les mots désignant des choses concrètes et ceux désignant des concepts abstraits). D'ailleurs, la distinction verbe/nom ne recouvre même pas cette distinction sémantique : si je dis brillante victoire des Romains sur les Carthaginois, le contenu sémantique du mot victoire est le même que ont vaincu dans les Romains ont brillamment vaincu les Carthaginois (pareil, forte pluie sur la campagne par rapport à il pleut fort sur la campagne), et le mode nominal ou verbal a plutôt pour fonction de déterminer l'aspect de l'énoncé (positif/déclaratif ou absolu/infinitif) que pour faire varier le sens du noyau de l'énoncé en question. Tout ça pour dire que la distinction verbe/nom n'a rien d'obligatoire (parmi mes nombreux projets inachevés, il y a celui de créer une langue qui éviterait complètement cette distinction tout en ayant une grammaire extrêmement régulière).

[#6] En japonais, pour mettre au passé une phrase comme l'arbre est grand (quelque chose comme 木は高いです), on met au passé l'adjectif grand (高い高かった). Pour un cours très geek-friendly (i.e., qui en souligne la logique) de la grammaire japonaise, je recommande le résumé de Tae Kim.

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(mardi)

Essayons d'apprendre un peu d'arabe

Je suis un grand fan de la méthode Assimil, pas forcément que je la trouve excellente dans l'absolu, mais il me semble qu'elle convient très bien à quelqu'un qui, comme moi, a une mémoire essentiellement auditive[#] : la meilleure façon d'apprendre une langue serait donc bien d'écouter des phrases prononcées dans cette langue, en en comprenant le sens, en cherchant juste à activer les connexions neuronales entre les deux, jusqu'à ce que « ça rentre ». Et je pense qu'en allant au bout d'une méthode Assimil avec beaucoup de régularité, on doit arriver à un niveau pas complètement ridicule dans une langue donnée : c'est là que ça pèche, bien sûr, parce que je n'arrive pas à garder une motivation suffisante pour maintenir la régularité. Il faut y passer une bonne demi-heure par jour (et encore, je pense que c'est une minoration, parce que le temps de bien réécouter la leçon de la veille, écouter trois ou quatre fois la leçon du jour, s'exercer un peu à l'écriture, faire les exercices, préécouter la leçon du lendemain, trente minutes sont déjà justes), et, mine de rien, ce n'est pas facile à trouver.

En 2001, je n'étais arrivé qu'à la douzième[#2] leçon de l'Assimil hongrois — il est vrai que c'était un crash-course puisque je partais une semaine à Budapest et que je voulais au moins pouvoir prononcer correctement Nem beszélek magyarul![#3][#4] avant de partir, ce qui est tout de même un niveau qu'on dépasse à la 12e leçon. Il y a deux ans j'avais poussé un peu plus loin pour le japonais, en allant jusqu'à la 29e leçon (j'avais fait un an d'étude du japonais en grand débutant à l'ENS mais je n'avais strictement rien retenu). À la limite, qu'il ne m'en reste consciemment rien n'a aucune importance : mon but n'était pas vraiment d'apprendre du hongrois, respectivement du japonais, mais de me faire une représentation mentale de ces langues, d'assimiler un peu de leur structure (voire d'assouplir mes propres mécanismes de pensée). Bref, de transformer quelque chose de complètement opaque en quelque chose de certes toujours opaque mais où je peux imaginer de progresser.

Là je me suis acheté l'Assimil arabe[#5]. Pourquoi l'arabe ? Peut-être parce que je m'efforce à trouver des langues aussi éloignées que possible les unes des autres (auquel cas il faudrait sans doute que je programme ensuite le tamoul, le chinois et le swahili), de façon à avoir une petite image de la forteresse de Babel. Peut-être parce que c'est une langue importante parlée en France (mais l'argument est un peu pipo : l'arabe parlé en France est dialectal, et a priori ce n'est pas spécialement celui-là que je vais/veux apprendre). Ou peut-être parce que l'écriture en est absolument fascinante. Toujours est-il que je ne pense pas sérieusement arriver à un stade où je pourrais lire quoi que ce soit d'intéressant[#6], encore moins comprendre la langue parlée, mais l'idée est juste de picorer quelques notions sur comment l'arabe fonctionne, et de voir si ma patience va cette fois au-delà de la 29e leçon (en ce moment j'en suis à la 3e, où on voit des phrases aussi passionnantes que دَخَلَ الْوَلَدُ وَ دَرَسَl'enfant est entré et il a étudié).

[#] Et dont l'apprentissage des langues reste quelque chose de complètement théorique vu que je n'ai aucune intention de voyager pour essayer de m'en servir. C'est vrai que je suis un cas un peu spécial.

[#2] Pour comparaison, le nombre total de leçons d'une méthode Assimil a l'air de tourner entre 75 et 100 en général (mais en fait on est censé faire deux vagues d'apprentissage, ce qui veut dire qu'ils estiment qu'il faudra environ cinq ou six mois pour atteindre le niveau qu'ils proposent).

[#3] Je ne parle pas hongrois !

[#4] Mon directeur de thèse (qui partait au même congrès à Budapest) s'est mis au hongrois au même moment, et avec la même méthode, mais il a eu plus de persévérance que moi et il semble que maintenant il ne baragouine pas trop mal la langue.

[#5] Chose amusante, ils ont retiré du titre leur célèbre marque de fabrique : sans peine (même si la collection s'appelle encore ainsi). Est-ce qu'ils n'osent plus dire que c'est le cas ? Ou est-ce qu'ils sont tombés victimes de la fameuse blague :
— Il paraît que vous avez appris à jouer du violon en cinq leçons faciles.
— Oui, c'était les neuf mille neuf cent quatre-vingt-quinze suivantes qui étaient difficiles.

[#6] Surtout que l'arabe a (comme l'hébreu ou d'autres langues de la même famille) ce défaut pour les débutants que — à part pour écrire le Coran ou des textes poétiques — on n'y note normalement pas les voyelles brèves. Donc à moins de connaître la langue, celui qui aurait juste appris l'alphabet ne peut même pas prononcer un texte écrit. D'ailleurs, l'égyptien ancien — j'en ai fait un peu — est dans le même cas, sauf que, là, personne ne sait quelles sont les bonnes voyelles sauf dans un petit nombre de mots, donc on prononce tout ‘e’.

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(Saturday)

I hate English syntax

I hate English syntax because it's so persistently ambiguous.

Just minutes ago I was playing with the newly unveiled (and quite wonderful) Google Trends and I searched for Google itself. One of the news headlines that appeared in the list was:

Google shares sink

So I wondered, hmmm, what might be this kitchen sink that Google is sharing? Of course, a minute later, I realized that shares is not the verb but the subject and sink is not the object but the verb. Ah. This f*cking habit the English language has of simply juxtaposing words without indicating grammatical relationship (e.g., writing Google shares instead of Google's shares)—and it's particularly bad in newsspeak. I remember sometime back in 2000 I had come across a headline that read

U.S. appeals court asked to rule on Florida recount

—and I figured there were dozens of ways it could be parsed:

A U.S. court of appeal has been asked to rule concerning the recount in Florida.
The U.S. government appeals the court which had been asked to rule concerning the recount in Florida.
The American appeals, which the court has asked to rule over Florida, are recounting.
The American appeals, which the court has asked, are about to rule concerning the recount in Florida.

—and so on: any of the words appeals, asked, to rule and recount (and possibly even court) could be the main verb, and most of these possibilities give rise to at least two different parsings. I agree that most of them are meaningless, but still: it takes some effort to produce such an ambiguous sentence in French[#], whereas in English it sometimes seems that every zeusdamn sentence has a tendency to be parseable in many ways (even two-word ones like abuse pains!).

I can see why it would be most unwise for an international treaty to have English as only authoritative language! (There is the famous case of the 1967 UN resolution 242 which calls for withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict, meaning, of course, from the territories, a reading clearly supported by the French version, retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés lors du récent conflit, but which some have wished to read as from some territories. Not really the same sort of ambiguity as mentioned above, but I'm sure better examples could be found.)

On the other hand, garden-path sentences make for terrific jokes. I found this one quite hilarious when I first heard it:

Time flies like an arrow.
Fruit flies like a banana.

The best I have, in French, is la petite brise la glace, which can mean the small girl is breaking the window or the slight breeze is chilling her (similarly there is la bonne sauce la coupe, la grande alarme le modèle or le pilote ferme la porte, but none is very convincing). There is also the strange case of c'est après que c'est arrivé, which can mean two completely opposite things: it happened later or it was after it happened—but it's not really the same kind of ambiguity.

Addendum: later entry on a similar topic.

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(mercredi)

Mémoire auditive, japonais, récitation

J'ai une mémoire essentiellement auditive, au moins par opposition à visuelle (je ne parle pas de mémoire conceptuelle ou procédurale). Sans avoir fait des statistiques sérieuses, j'ai l'impression que c'est relativement rare : la plupart des gens me disent, quand ils retiennent un texte par cœur, qu'ils « voient » mentalement le texte écrit, alors que moi, indiscutablement, je l'« entends ». D'autres signes sont également clairs : si on me montre brièvement un arrangement de sept signes géométriques simples (dans le genre carré / rond / triangle / croix), je ne suis pas capable de les reproduire, alors que si on prononce sept syllabes dénuées de sens, je peux sans difficulté les répéter. (Je me tiens à sept, parce que c'est généralement admis comme le nombre le plus commun de cases de stockage pour ce genre de mémoire à court terme, et d'ailleurs peut-être lié à des raisons dans la structure du cortex.) Autre exemple : je connais une cinquantaine de décimales du nombre π (normalement je n'ai pas trop « la mémoire des chiffres », là je les ai apprises quand j'étais petit et jamais oubliées depuis), mais je les retiens comme une contine : trois virgule un quatre un cinq neuf deux six cinq trois cinq, etc., et je serais incapable de prononcer les chiffres groupés diffémment (comme : trois virgule quatorze quinze quatre-vingt-douze soixante-cinq trente-cinq, etc.) ou dans une autre langue (comme : three point one four one five nine two six five three five), alors que quelqu'un qui « verrait » les chiffres défiler pourrait plus facilement les lire dans une autre langue. Accessoirement, il m'est deux fois plus difficile de retenir un zéro qu'un autre chiffre, pour la raison totalement idiote qu'en français le mot « zéro » a deux syllabes !

La chose est assez frappante comme en ce moment (depuis trois-quatre semaines) j'essaie d'apprendre le japonais avec la méthode Assimil (dont le principe, qui me semble globalement très bon, est : commencez par écouter, répéter, lire et comprendre, ne cherchez pas spécialement à apprendre le vocabulaire, essayez juste de vous familiariser avec le texte jusqu'à ce qu'il vous semble naturel, puis passez à la leçon suivante) : la compréhension à l'écoute me vient vite, je retiens énormément de bouts de phrase ou de phrases entières[#], alors que l'écriture me reste décidément opaque (je me suis forcé à apprendre à lire au moins tous les kanas — ce qui ne veut pas dire que je ne mets pas un temps considérable à en reconnaître certains — mais je ne sais même pas les retracer, et pas non plus les kanjis sauf un ou deux). Il faut dire que, là, la méthode incite à la paresse parce qu'elle transcrit systématiquement tout en rōmaji (Hepburn) : du coup, je retape les textes sur mon ordinateur pour pouvoir le relire ensuite en écriture japonaise (mais avec ruby[#2]).

Une conséquence de ma mémoire auditive, c'est que je connais pas mal de textes par cœur. Je veux dire : je ne suis pas du tout du genre à retenir des tables de capitales des pays du monde (quelle est la capitale du Bhoutan ? Timphou — etc.). En revanche, des pages célèbres, des discours, des poèmes, des chansons, oui, tout à fait. Enfin, au total, pas énormément (sans doute moins qu'un acteur qui apprendrait par cœur les répliques d'une seule pièce), mais des textes extrêmement éclectiques. Souvent je n'ai même pas fait d'effort particulier pour apprendre (un jour par exemple je me suis rendu compte que je connaissais les quatre premiers paragraphes de la déclaration d'indépendance des États-Unis alors que je n'avais pas spécialement voulu, je m'étais contenté de la lire attentivement et d'en apprécier la construction). Et j'ai aussi tendance à ne pas oublier ce que j'ai appris : c'est ainsi que je connais encore par cœur un long passage de Pouchkine en russe que javais dû apprendre en terminale, alors qu'il y a beaucoup de mots dont j'ai oublié le sens (parce que le russe, lui, je l'ai beaucoup oublié). Globalement, les choses que j'apprends sont tout de même surtout des répliques théâtrales qui me semblent particulièrement fortes ou célèbres (comme le fameux monologue de la scène 1 de l'acte III de Hamlet ou les scènes 4 et 5 de l'acte I du Cid), des poèmes que j'aime lire et réciter, et, parmi les chansons, des hymnes (on a déjà eu un exemple ici, et, de peur qu'on me prenne pour un dangereux gauchiste parce que je connais les six strophes de l'Internationale (mais en français, pas en russe), je sais aussi les hymnes nationaux anglais, allemand, américain ou canadien) et des paroles de génériques idiots et quelques tubes en tous genres — parce que c'est conçu pour rester facilement en mémoire. D'ailleurs, c'est pareil pour les vers : je crois que j'ai une affinité particulière pour la structure de l'alexandrin, et décidément les sonnets de Heredia passent mieux que de la prose ; je suppose que quelqu'un qui a une mémoire surtout visuelle n'y trouverait pas trop de différence.

Tout ceci est tragiquement inutile, évidemment. Certes, une fois j'ai pu faire impression en maudissant quelqu'un à la manière d'Agrippine (dans Britannicus) : Tes remords te suivront comme autant de furies, etc. Mais généralement on s'aperçoit assez vite que mon répertoire est, finalement, assez pauvre, et que quand je cite Faust, ce sont essentiellement toujours les mêmes vers.

(Et, non, avant que quelqu'un me pose la question, je ne fais pas de théâtre, et je n'ai pas l'intention d'en faire. Même si plein de gens me disent que je devrais.)

[#] En fait, j'avais fait un an de japonais quand j'étais élève à l'ENS : c'est-à-dire que j'avais juste assisté aux cours sans rien chercher à retenir, et évidemment, du coup, il ne m'en est rien resté, à part quelques hiraganas et une unique phrase, この 着物 は 青く ありません — mais je précise que je sais seulement la prononcer, pas l'écrire, justement. Cela signifie : ce kimono n'est pas bleu. Un peu difficile à placer dans la conversation, surtout quand c'est la seule phrase qu'on connaisse.

[#2] Et j'en profite pour déplorer le fait que Mozilla/Firefox ne gère pas du tout le ruby ; et le pire, c'est que s'il y a moyen de contourner cette limitation en faisant du CSS un peu sioux (à base de display: inline-table et autres horreurs), une obscurité dans un point de la norme CSS (sur l'existence d'une ligne de base de certaines boîtes) et un changement d'interprétation dans certaines versions du Lézard font que je n'ai absolument pas réussi à produire un document qui s'affiche correctement partout (l'alignement vertical est aléatoire).

Suite : cette entrée ultérieure est une sorte de suite, de complément ou de redite de à celle-ci (je l'ai écrite alors que j'avais plus ou moins oublié celle-ci).

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(jeudi)

J'apprends à écrire

Aujourd'hui, j'ai débuté un cours d'égyptien hiéroglyphique. (Il est vrai que c'est désespérément banal d'apprendre l'égyptien hiéroglyphique : le sumérien, ou le maya, au moins, ce serait un peu original, pour rester dans la catégorie des langues mortes à l'écriture pénible, et dont la grammaire est au moins aussi intéressante et riche, mais bon, je m'efforce d'apprendre des choses simples et utiles.) Le prof est intéressant (même s'il a un peu tendance à digresser). Aujourd'hui il nous a surtout résumé l'histoire de l'Égypte ancienne et de son langage et donné quelques rudiments sur l'écriture (surtout les signes phonétiques unilitères), et nous avons appris à écrire, par exemple, Anubis (enfin, Jnpw ou quelque chose de ce goût-là) en hiéroglyphes. L'ennui, c'est que comme c'est bien de l'écriture hiéroglyphique et pas hiératique qu'il s'agit, prendre des notes est un peu difficile ; il nous dit qu'il faut que nous nous formions une véritable écriture et que nous ne fassions pas des dessins, mais j'ai du mal à écrire, par exemple, un percnoptère (le hiéroglyphe représentant un son dont la valeur n'est d'ailleurs pas claire). Faire des tables grammaticales risque d'être un petit peu pénible.

Vivement que les hiéroglyphes (au moins les plus simples) soient dans Unicode ! Ce qui, malheureusement, n'est pas trop près d'arriver, malgré la proposition (à mes yeux ignares tout à fait bien convaincante) faite par le phénoménal Michael Everson. Comme une des choses qui font que la question n'avance pas est le manque d'égyptologues pour évaluer les problèmes (et notamment juger la proposition en question), je vais sans doute aborder le prof qui nous fait le cours pour lui demander s'il connaît des gens qui seraient prêts à se mettre en contact avec le consortium Unicode.

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(lundi)

Vieux slavon, alphabet cyrillique, et Unicode

Un de mes amis (que je ne dénoncerai pas — appelons-le mystérieusement R… — mais que tous ceux qui le connaissent auront reconnu), qui est au moins autant que moi passionné par Unicode et par les langages bizarres ou confidentiels, s'est pointé avant-hier soir (lors de la petite soirée où nous célébrions le nouvel an) avec une grammaire du slavon liturgique. Le slavon est la langue d'où le russe moderne dérive ; il a été fixé par écrit (ainsi que les alphabets cyrillique et glagolitique à cet effet — on ne sait pas quel est le rapport précis entre eux) dans la traduction de la bible des fameux moines (frères) Cyrille et Méthode qui ont évangélisé la Russie à la fin du IXe siècle. Du « vieux » slavon est dérivé à la fois le slavon liturgique de l'église orthodoxe et le russe moderne ainsi que, essentiellement, les autres langues slaves.

Le russe moderne est déjà une langue fort difficile (pour les non-Russes) à cause de la complexité de son système morphologique (par exemple, des huit cas de l'indo-européen primitif, six sont en usage vivant : nominatif, accusatif, génitif, datif, instrumental et locatif — seuls l'ablatif et le vocatif ont été perdus). Le slavon, il est à craindre, est encore plus compliqué (mais pas démesurément non plus : à titre d'exemple, il n'y a qu'un cas de plus qu'en russe moderne, le vocatif, qui n'est pas terriblement dur à former ; la conjugaison des verbes, cependant, est plus délicate car il existe de vrais temps du passé alors que le russe moderne n'a gardé qu'une sorte de participe utilisé comme passé ; et l'existence en slavon d'un duel à côté du singulier et du pluriel complique aussi la morphologie). Cependant, il n'est pas complètement incompréhensible par quelqu'un qui connaît le russe (à titre d'exemple, de même qu'avec mes vagues rudiments d'italien et ce que je sais de latin j'arrive à déchiffrer quelques mots de Dante, de même, en ayant fait un peu de russe et en ayant des notions de grec ancien — notamment de quoi lire l'original du nouveau testament — je repère bien des formes claires dans le texte slavon de la bible). Et on peut espérer qu'en retrouvant l'origine étymologique de certaines bizarreries du russe le langage apparaîtra comme plus clair et pas moins. Quoi qu'il en soit, si j'ai le temps, je regarderai d'un peu plus près à quoi tout cela ressemble. Il existe un cours de vieux slavon en ligne.

Une chose qui frappe en premier abord, en tout cas, est la multiplicité des signes. L'alphabet cyrillique moderne a trente-trois lettres (si on distingue le ‘Ё’ du ‘Е’, comme je tiens à le faire, même si quasiment tous les textes russes imprimés ou manuscrits de nos jours omettent les deux points sur la lettre quand elle est prononcée ‘o’[#]) ; avant la réforme d'orthographe de 1917, il en avait quelques-unes de plus, notamment ‘І’ (remplacé partout par ‘И’ — causant notamment la fusion[#2] des mots міръ, le monde, et миръ, la paix, ceci dit ces mots sont de toute façon de même origine) et ‘Ѣ’ (remplacé partout par ‘Е’ — causant notamment la fusion des mots ѣсть, manger, et есть, il y a), et il y avait nettement plus de ‘Ъ’ (signes durs) que maintenant. Cet alphabet russe provenait lui-même d'une réforme (ou, en fait, plusieurs réformes successives) effectuée(s) par Pierre le Grand pour transformer l'alphabet du slavon liturgique en un véritable alphabet à usage civil. Car le slavon a un nombre assez considérable de lettres : R et moi n'avons pas réussi à en savoir le nombre précis car les grammaires se contredisent assez quant à la question de savoir ce qui est ou n'est pas la même lettre, et d'ailleurs la langue elle-même est parfois un peu floue (même si l'orthographe en slavon liturgique est rigoureusement fixée, il n'est pas toujours clair ce qui est une lettre différente et ce qui est une simple variante de position, et il n'est pas non plus clair ce qui est une ligature entre deux lettres et ce qui est une lettre à part entière), et il y a eu des changements au passage entre le vieux slavon (écrit en glagolitique ou dans la forme la plus ancienne de l'alphabet cyrillique) et le slavon liturgique figé (disons, vers le XVIIe siècle). Toute cette histoire est racontée de façon très claire (au moins autant que possible vue la complexité de l'affaire) et très intéressante dans ce texte sur l'encodage de l'ancien alphabet cyrillique en TeX et en Unicode. Les relations entre les lettres (surtout les voyelles) sont très compliquées. Par exemple, le ‘Я’ du russe moderne dérive, à l'époque de Pierre, à la fois du petit yus (‘Ѧ’, qui lui a à peu près donné sa forme) et du a yodifié (environ ‘ІА’) ligaturé (malheureusement non codé séparément dans Unicode) — et même du petit yus yodifié (‘Ѩ’) ligaturé — ces signes étant distincts mais très fortement liés dans l'écriture du slavon. De même, le nombre de lettres du slavon prononcées approximativement ‘(i)é’, entre le ‘Є’ (à ne pas confondre avec le ‘Э’ récent, qui est une invention de l'époque de Pierre), le ‘Е’ (en slavon liturgique — peut-être une simple variante d'écriture de la lettre précédente, mais peut-être pas), le ‘Ѥ’ (version yodifiée-ligaturée de ‘Є’), le ‘Ѣ’ (qui a survécu jusqu'en 1917) et même le ‘Ь’ (qui est maintenant un signe mou, mais qui à l'époque du vieux slavon était une véritable voyelle), cela fait beaucoup. J'aimerais bien arriver à me faire une idée un peu plus précise de toutes ces évolutions (notamment concernant les yus petit et grand, les yer dur et doux, et le yat, qui sont vraiment les signes distinctifs du cyrillique).

Je me demande si, dans le catalogue des objets inutiles et bizarres que je possède, je ne vais pas rajouter une édition de la bible en slavon. En attendant, pour ceux qui veulent voir à quoi ça ressemble, voici un échantillon (la première ligne, par exemple, accents omis, donne : И вѣ всѧ зємлѧ ѹстнѣ єдинѣ, и гласъ єдинъ всѣмъ.).

[#] Cela donne des choses assez cocasses. Par exemple, le dirigeant de l'URSS de 1953 à 1964, (Никита Сергеевич) Хрущёв, est appelé Khrouchtchev en français (Khrushchev en anglais) et la manière dont on lit ce nom n'a à peu près aucun rapport avec la prononciation russe d'origine, à commencer par le fait que la voyelle finale, transcrite en ‘e’, est un ‘o’ (et il porte l'accent tonique alors que les Anglais le mettent sur la première syllabe).

[#2] Autre chose cocasse : il paraît que le titre d'un célèbre roman de Tolstoï s'écrit Война и Міръ, c'est-à-dire La Guerre et le Monde et pas Guerre et Paix comme ce serait si ça s'écrivait avec un ‘И’, même si, évidemment, le jeu de mot est volontaire. Rectification (2005-05-20) : c'est probablement faux.

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(Wednesday)

How many vowels are there in English?

How anyone can master such a crazy language as English is beyond my understanding:

aaiau eeaeeeiiie ooaoeoiooou uui
[iː] theseleaftreereceivepolicepiece phoenix
[ɪ] prettysitsieve women busybuild
[ɪə] heredeardeerweirdfierce
[ɛ]manysaid beddeadGreenwichheifer bury
[ɛə]careair beartheir
[ɛɪ]aperain greatveil
[æ]bad
[ʌ] sondoesbloodcouple sun
[aɪ] heighttimedie guide
[aʊ] house
[ɑː]fatherlaugh sergeantheart
[ɒ]wassausage dogcough
[ɔː]talkfault morebroaddoorthought
[ɔɪ] point
[ʊ] womanbookcould sugar
[ʊə] poortour sure
[uː] doshoefoodsoup rudefruit
[ɜː] herearthsir wordjourney turn
[əʊ] sosoaptoesoul

(This is for British so-called “received” pronunciation. Not every combination has been shown, and only stressed vowels have been tabulated.)

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(mardi) · Pleine Lune

Num quis recte latine loquitur?

Je vais encore passer pour un pédant, un maniaque et un grincheux, mais j'aimerais comprendre pourquoi je vois si souvent « in nomine Satanis » ou encore « in nomine Satanas » (2000 et 1200 réponses sur Google, respectivement) alors que la forme latine correcte est « in nomine Satanæ » (12 réponses sur Google, que le ‘æ’ soit ligaturé ou non) : le génitif de « Satanas » (décliné comme un mot grec importé) est « Satanæ », comme attesté par la Vulgate (Apocalypse 2:13, Scio ubi habitas, ubi sedes est Satanae: et tenes nomen meum, et non negasti fidem meam et in diebus Antipas testis meus fidelis, qui occisus est apud vos ubi Satanas habitat). Ou alors « Satan » en faisant de ce mot un indéclinable.

D'accord, ça n'a absolument aucune espèce d'importance (je soupçonne que Satan réagit exactement autant quand on salue « in nomine Satanæ » que « in nomine Satanis » ou « in nomine Satanas »), mais c'est quand même lamentable de ne pas arriver à sortir trois mots de latin sans se planter quelque part.

Oui, je suppose que je suis un vieux grincheux. Ça doit être la chaleur.

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(saturdi)

Qual es iste lingua ?

Forsan vos demanda vos, in qual lingua iste texto es scribite ? Illo resimila como le italiano o le espaniol, mesmo le latino o le francese, ma non es alicuno de iste linguas : es un lingua inventate, etiam non le esperanto (plus confidential que isto !) ma l'interlingua, un specie de pot-pourri de omne linguas latin (o europee ?).

Pro alicunos, illo (io vole dicer, ille lingua) es un vaste burla, un riducule construction intellectual sin alicun interesse — e con un agenda moral dubitose (forsan promover le superioritate europee o qualcosa de iste gusto ?) ; e de omne modo, toto le mundo parla anglese (o lo parlara tosto…), no ? Pro le zelotes del interlingua, es un fabulose medio de assemblar le patrimonio commun del populos habente un lingua latin e de poter parlar insimul qualcosa altere que le anglese.

Io non ha un aviso sur le subjecto ; io crede que le interlingua es simplemente un lingua divertente, satis elegante (multo plus que le esperanto, in mi opinion) e sin pretension. Naturalmente, si nemo lo parla, su interesse practic es… debile ; ma io nunquam ha apprendite un lingua pro su interesse practic 😁, solmente pro the fun of it.

On debe admitter que le interlingua es facilissime a intender — etiam sin lo haber studiate — si on cognosce jam un lingua latin, o forsan mesmo le anglese : certemente plus facile (a intender) que le italiano, le espaniol o le francese. Le prova : vos ha intendite iste texto ben que vos probabilemente non lo cognosceva. 😉 Io me demanda (ma non seriosemente, reassecura vos) an io deberea scriber entratas de iste 'blog in interlinga plus tosto que in anglese pro los traducer postea in francese.

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