David Madore's WebLog: Les adjectifs dans les langues germaniques

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(jeudi)

Les adjectifs dans les langues germaniques

Puisque j'en ai parlé dans l'entrée précédente, je vais raconter des choses sur l'inflexion des adjectifs dans les langues germaniques. (Si vous lisez cet article jusqu'au bout, félicitations, vous aurez vous aussi gagné le super pouvoir de passer pour la personne la plus ennuyeuse dans n'importe quelle soirée.)

Les langues germaniques sont une sous-branche des langues indo-européennes. Je commence donc par rappeler certains éléments grammaticaux importants généralement communs à ces langues. Pour commencer, ce sont des langues à cas (au moins à l'origine — beaucoup d'entre elles ont perdu les cas ultérieurement), c'est-à-dire que les noms ou groupes nominaux portent des inflexions qui indiquent la fonction de ces groupes par rapport au verbe de la phrase. (Les cas à l'origine sont : nominatif, vocatif, accusatif, instrumental, datif, ablatif, génitif et locatif ; peu importe la liste exacte, mais je veux surtout souligner qu'ils sont en nombre relativement petit et bien défini, à la différence des langues comme le finnois ou le hongrois où cette liste n'a pas vraiment de fin.) Ces cas sont marqués presque uniquement à la fin du mot (on parle de désinences). De plus, du point de vue de ces cas, les langues indo-européennes font une distinction principale nominatif-accusatif plutôt qu'absolutif-ergatif : disons pour simplifier que cela signifie que dans une phrase comme Pierre frappe Paul, le nom qui effectue l'action désignée par le verbe frapper (Pierre, qui sera au cas appelé nominatif ou cas « sujet ») aura un rôle grammatical plus central que le nom qui la subit (Paul, qui sera au cas appelé accusatif) — cette centralité se voit dans le fait que s'il y a une seule personne connectée à l'action (Jacques tombe), le cas de cette personne sera le même que le cas de la personne qui effectue l'action (donc, le nominatif), que si le verbe s'accorde dans cette situation (Jacques tombeJacques et Jules tombent) alors il s'accorde de la même façon avec le « sujet » de l'action (Pierre et Luc frappent Paul contre Pierre frappe Paul et Marc sans variation), et que si la même personne effectue deux actions on peut faire une ellipse (la phrase Pierre frappe Paul et Pierre tombe peut se redire en Pierre frappe Paul et tombe, alors que Pierre frappe Paul et Paul tombe ne peut pas se redire avec ellipse) ; à l'inverse, dans une langue à opposition absolutif-ergatif, c'est le cas de Paul dans Pierre frappe Paul, appelé absolutif, qui est utilisé pour Jacques tombe et non celui de Pierre (l'ergatif), mais je digresse.

Une autre caractéristique grammaticale des langues indo-européennes est que les adjectifs sont plus ou moins rapprochés des noms : comme les noms, les adjectifs peuvent varier selon le cas, ils s'accordent aussi en nombre et en genre avec le nom (cf. ci-dessous), en revanche ils n'ont pas les dimensions d'inflexion qui caractérisent les verbes (mode, temps, aspect) ; par comparaison, en japonais, les adjectifs (au moins les adjectifs en -い) ressemblent plus à des verbes, et peuvent se mettre, par exemple, au passé. Ceci peut s'analyser en disant que dans les langues indo-européennes, la fonction « normale » de l'adjectif est épithète (la mer bleue) alors que dans d'autres langues la fonction « normale » serait d'être attribut (la mer est-bleue, l'adjectif signifiant être-bleu).

Enfin, les langues indo-européennes distinguent trois nombres, le singulier, le duel et le pluriel, même si le duel est réduit à l'état de trace ou d'archaïsme dans quasiment toutes les langues indo-européennes vivantes (désolé, le slovène !). Et elles distinguent trois genres, le masculin, le féminin, et le neutre, même si plusieurs ou tous ces genres ont pu fusionner dans beaucoup de langues encore vivantes, et même si à l'origine le statut du féminin n'est pas clair (il est probablement dérivé d'une forme de collectif, ce qui explique pourquoi le neutre pluriel et le féminin singulier ont une grande parenté).

J'en profite pour noter que quasiment tout ce que je viens de dire — l'existence de cas, l'opposition nominatif/accusatif, avec variation du verbe selon le sujet, plutôt qu'absolutif/ergatif, l'opposition nom/verbe avec rapprochement des adjectifs aux noms, l'existence d'une distinction de nombre et peut-être même singulier/duel/pluriel, et l'existence d'une distinction de genre avec une similitude entre le féminin singulier et l'inanimé pluriel (jusqu'à l'accord des verbes au singulier dans cette situation) — est aussi vrai pour les langues sémitiques comme l'arabe. Je trouve qu'il s'agit d'indices assez forts pour penser qu'il y a, sinon parenté, du moins influence grammaticale, entre ces deux familles de langues, et je trouve ça beaucoup plus remarquable que d'éventuels rapprochements entre racines lexicales douteuses. Mais de nouveau, je digresse complètement.

Le schéma général de l'adjectif dans les langues indo-européennes est, donc, est qu'il s'accorde en genre, nombre et cas avec le nom auquel il se rapporte. L'accord en nombre n'appelle pas spécialement à commentaire (je me retiens très fort de vous parler des numéraux dans les langues slaves). L'accord en cas n'en mérite pas non plus si l'adjectif est épithète (pour la mer bleue, le bleu sera au même cas que mer, que ce groupe soit sujet, objet, objet indirect, ou tout autre cas) : dans le cas de l'attribut (la mer est bleue), le cas est a priori nominatif, même s'il faut évoquer la possibilité d'un attribut du complément d'objet (la mer, je l'imagine bleue) auquel cas l'adjectif devrait logiquement être à l'accusatif, mais je n'ai pas assez de recul sur un ensemble raisonnable de langues indo-européennes à cas pour pouvoir dire si cette logique est largement suivie. (Par ailleurs, la règle de l'attribut du sujet au nominatif ne s'applique pas que pour un adjectif mais si l'attribut est lui-même un nom ou un groupe nominal : Socrate est un homme mettra normalement un homme au nominatif dans les langues indo-européennes. Cependant, cette logique ne vaut que pour la forme la plus basique, et parfois omise, du verbe être : en russe, par exemple, Socrate est un homme se dit Сократ — человек, mais Socrate était un homme donne Сократ был человеком, l'attribut passant du cas nominatif человек au cas instrumental человеком ; de nouveau, je trouve amusant qu'on voie un phénomène analogue en arabe classique où l'attribut marqué sans verbe commande le cas nominatif tandis que l'attribut marqué avec le verbe كان, par exemple pour exprimer le passé, commande le cas accusatif/direct. Zut, j'ai encore digressé.)

L'accord en genre mérite l'explication suivante que le genre dans les langues indo-européennes a plusieurs visages ou recouvre plusieurs phénomènes. (1) Il est une caractéristique lexicale intrinsèque des noms communs, c'est-à-dire que chaque nom commun (si la langue a gardé des genres) appartient à tel ou tel genre, et ce, de façon essentiellement arbitraire : en français, le soleil est lexicalement masculin, la lune est lexicalement féminin, tandis qu'en allemand, die Sonne (le soleil) est féminin et der Mond (la lune) est masculin. (2) Il est aussi un élément sémantique lorsqu'il se rapporte à une personne, indiquant à quel sexe il est considéré par le locuteur comme appartenir : c'est-à-dire que certains énoncés, nonobstant le (1) ci-dessus, apportent une information sur le sexe du locuteur ou de la personne à laquelle il s'adresse, ou de tiers désignés par des prénoms ou des noms épicènes. (Ainsi, en français, écrire tu es fou plutôt que tu es folle reflète l'information qu'on s'adresse à une personne considérée comme de sexe masculin. Il ne s'agit pas ici du genre lexical d'un nom commun.) (3) Dans le cas des adjectifs (ou apparentés : formes verbales à participes), le genre est un élément d'accord, reflétant le genre (au sens (1) ou (2)) du nom auquel l'adjectif se rapporte. (4) Le genre commande aussi à un choix de pronoms (en français, il contre elle, en anglais he contre she). • En clair, (1) un nom commun est masculin, féminin ou neutre (selon ce que la langue admet comme genres), mais toujours du même genre pour le même nom (à de rares exceptions près), tandis que (3) un adjectif est accordé au masculin, féminin ou neutre selon le nom auquel il se rapporte. Un nom a un genre intrinsèque, un adjectif n'en a pas. Et dans des cas comme celui où l'adjectif se rapport non pas à un nom mais à un pronom ou un nom propre (p.ex., prénom), l'accord est sémantique (c'est le point (2)). (Quant au choix (4) des pronoms pour reprendre un nom, il dépend (1) du genre lexical du nom et/ou (2) de la sémantique, typiquement quand il s'agit d'une personne.)

Au niveau inflexionnel, les langues indo-européennes ont donné aux adjectifs des désinences masculines, féminines et neutres calquées sur les paradigmes des noms les plus souvent du genre correspondant. Ainsi, en latin, le masculin bonus se décline comme dominus (classe de noms majoritairement masculins), le féminin bona comme rosa (classe de noms majoritairement féminins), et le neutre bonum comme templum (classe de noms exclusivement neutres) : les désinences de trois classes de noms différents se retrouvent dans une seule classe d'adjectifs pour former les trois genres. (Mais l'accord est véritablement selon le genre et pas selon la classe flexionnelle du mot : ainsi dans les rares situations de noms féminins du paradigme dominus ou de masculins du paradigme bona, on accorde bien l'adjectif avec le genre, par exemple Sequana longus est, la Seine est longue, le nom du fleuve Sequana étant masculin en latin malgré sa terminaison en -a et bien qu'il ait donné un féminin en français.)

⁂ Tout ceci concernait les langues indo-européennes en général. Les langues germaniques apportent l'innovation qu'en plus de faire varier les adjectifs en genre, nombre et cas, elles introduisent une dimension de plus à leur inflexion, la distinction indéterminé/déterminé. Cette distinction concerne uniquement les adjectifs (les langues scandinaves ont innové en introduisant une distinction similaire pour les noms, j'y reviendrai) ; et elle à l'origine a un caractère sémantique : elle distingue le beau garçon et un beau garçon (si j'arrive à pipoter correctement le vieil allemand, ça devrait être scōno knabo et scōni knabo respectivement), autrement dit, à l'origine, le choix d'accorder l'adjectif en indéterminé ou en déterminé va apporter une vraie différence de sens. Mais les langues germaniques ont ensuite repris des démonstratifs comme articles, rendant cette distinction redondante avec la présence de l'article défini : ceci transforme alors une distinction sémantique en un accord grammatical selon la présence ou non de tel ou tel article. (Exemple toujours en vieil allemand mais avec l'article explicitement écrit, dër scōno knabo, soit en allemand moderne der schöne Knabe, le beau garçon, contre scōni knabo, ein schöner Knabe, un beau garçon ; ou pour reprendre exactement les mêmes mots en vieil anglais, se scēna cnafa contre scēne cnafa, ce qui en anglais moderne-mais-précieux serait [the] sheen knave, mais les désinences ont alors totalement disparu.)

Zut, je voulais reprendre le vers du Roi des aulnes pour mon exemple, mais je me suis mal rappelé celui-ci : dans le poème de Goethe, c'est feiner Knabe (pour ma défense, schöner Knabe scanderait tout aussi bien). Comme fein ne semble pas venir d'une racine germanique, je ne change pas.

Cette distinction déterminé/indéterminé à l'adjectif est une spécificité des langues germaniques qui ne se retrouve pas dans les autres langues indo-européennes, même s'il y a quelque chose de vaguement semblable dans la famille balto-slavique (une sorte de déterminant postposé qui explique notamment pourquoi les adjectifs épithètes en russe ont une déclinaison manifestement double), mais je ne développe pas plus.

J'ai écrit ci-dessus que les langues indo-européennes avaient utilisé les désinences de diverses classes de noms (généralement masculins, généralement féminins, neutres) pour calquer les désinences des adjectifs au masculin, féminin et neutre : un phénomène analogue s'est produit pour fabriquer les désinences des adjectifs à la forme indéterminée et déterminée dans les langues germaniques. Plus exactement, il existe deux grandes déclinaisons de noms dans les langues germaniques, celle appelée forte et celle appelée faible (il en reste des traces en allemand moderne sous la forme des « masculins faibles » qui prennent une désinence -en à toutes les formes infléchies) : la déclinaison faible prend un -n- à quasiment toutes ses formes infléchies alors que la déclinaison forte a un modèle plus varié, avec notamment un -s au génitif singulier et un -(u)m au datif pluriel (je ne donne que des tendances : les détails dépendent évidemment de la langue, du genre et du mot précis). Par exemple, en vieil anglais, je vois l'homme, l'homme est grand se dit īc sēo þone mann, se mann biþ micel (mann est un masculin fort, qui reste identique à l'accusatif) tandis que je vois le garçon, le garçon est grand est īc sēo þone cnafan, se cnafa biþ micel (cnafa est un masculin faible, qui prend un -n à l'accusatif ; c'est encore le cas en allemand moderne — pour autant que Knabe soit considéré comme de l'allemand moderne : ich sehe den Knaben, der Knabe ist groß). Ce sont les noms forts qui ont donné les désinences indéterminées des adjectifs et les noms faibles (ceux avec -n) qui ont donné les désinences déterminées des adjectifs. Du coup, on parle souvent de désinences fortes et faibles des adjectifs pour ces deux cas (mais il n'y a pas d'accord de l'adjectif avec le nom en la matière : si je parle d'un beau garçon, le fait que le garçon est un masculin faible n'a aucune incidence sur le fait que l'adjectif prend la déclinaison forte parce qu'indéterminée).

Tout ceci donne un système assez complexe : même si le nombre de cas des langues germaniques s'est réduit de huit à quatre (nominatif, accusatif, datif et génitif — et parfois de vagues restes d'instrumental), et que le duel a de toute façon été perdu très tôt, il reste que quatre cas fois deux nombres fois trois genres fois deux niveaux de détermination fait encore 48 combinaisons à apprendre pour les adjectifs. Heureusement, toutes les langues modernes ont beaucoup simplifié ce système, l'islandais gardant encore le plus haut niveau de complexité avec une trentaine de combinaisons.

D'abord, certaines langues ont fusionné des genres : en anglais on sait bien que les genres ont totalement disparu, mais il est plus courant d'avoir fusionné le masculin et le féminin en un genre commun qui s'oppose au neutre. (On ne sait pas trop comment l'appeler, ce genre : commun serait bien sauf qu'un nom commun désigne déjà quelque chose, et peut donc prêter à confusion si je dis que la plupart des noms communs sont communs ; non-neutre est lourd parce que c'est une double négation, et qu'à l'oral non-neutre se confond avec nom neutre ce qui est gênant ; et utre est logique et cohérent puisque étymologiquement, neuter veut dire ni l'un ni l'autre en latin, de uter qui veut dire l'un ou l'autre, mais malheureusement ce terme est inhabituel et provoque souvent l'incompréhension.) Cette fusion du masculin et du féminin s'est produite en néerlandais et dans les langues scandinaves, en convenant que l'islandais n'est pas une langue scandinave ; mais comme d'habitude en linguistique, il y a des nuances. (Le féminin a disparu, en tant que caractéristique lexicale, du néerlandais parlé aux Pays-Bas, c'est un peu moins vrai pour le flamand de Belgique, où certains noms utres vont être repris par le pronom ze au lieu de hij, même si ceci n'a pas d'impact sur les adjectifs qui me concernent principalement ici. Et si le masculin et le féminin ont bien fusionné en tant que caractéristiques lexicales en danois et en suédois, en norvégien ils sont encore plus ou moins séparés selon les dialectes : disons grosso modo qu'il y a trois genres lexicaux en nynorsk tandis que pour ce qui est du bokmål les formes « masculines » et « féminines » sont en variation libre, mais de toute façon les formes du masculin et du féminin de l'adjectif y coïncident sauf pour l'adjectif irrégulier liten, signifiant petit, qui devient lita au féminin.) L'allemand et l'islandais modernes, pour leur part, gardent complètement les trois genres.

Notons que quand je parle de fusion des genres grammaticaux, je veux parler uniquement du genre en tant que caractéristique lexicale des noms (ce que j'appelais (1) ci-dessus) et en tant que reflet sur l'accord des adjectifs ((3) ci-dessus). Il subsiste en anglais, néerlandais, suédois, etc., un genre sémantique ((2) ci-dessus) qui se marque par le choix des pronoms ((4) ci-dessus) pour désigner les personnes, i.e., il ou elle. • En anglais, il y a donc trois genres sémantiques : le masculin (pronom de 3e personne du singulier he), le féminin (pronom she) et l'inanimé (pronom it), avec une hésitation sur ce qu'on doit faire des êtres animés qui ne sont pas des personnes. En allemand (comme dans beaucoup de langues indo-européennes à la base), il y a mélange entre le genre lexical et le genre sémantique, puisqu'on a un pronom de 3e personne du singulier er qui sert à reprendre une personne de sexe masculin ou un nom commun de genre lexical masculin, un pronom sie qui sert à reprendre une personne de sexe féminin ou un nom commun de genre lexical féminin, et enfin un pronom es qui sert à reprendre un nom commun de genre lexical neutre. (Notons qu'une personne peut tout à fait être désignée par un nom neutre en allemand, puisque tous les diminutifs sont neutres : mais on n'utilise es pour désigner une personne que quand un tel nom est explicitement présent — sauf évidemment par volonté stylistique particulière.) En néerlandais, le même mélange se produit, sauf que comme l'alternance lexicale masculin/féminin a disparu, c'est hij, le pronom « masculin » qui va servir à reprendre un nom lexicalement utre, tandis que ze se retrouve limité au genre sémantique (grosso modo aux Pays-Bas : je l'ai dit ci-dessus, en Belgique, ze peut servir à reprendre des noms de genre utre). • Les langues scandinaves, pour leur part, évitent le mélange entre genres lexicaux et genres sémantiques et ont donc un répertoire complet de pronoms : en suédois, le pronom de la troisième personne du singulier est han pour reprendre une personne de sexe masculin, hon pour reprendre une personne de sexe féminin, den pour reprendre un nom lexicalement utre désignant un être inanimé (ou en tout cas pas une personne), et det pour reprendre un nom lexicalement neutre ; auxquels quatre pronoms on peut en ajouter un cinquième de facture récente, hen, utilisé pour reprendre une personne sans référence à son sexe — ce qui est assez logique : on se retrouve donc avec cinq pronoms correspondant aux genres masculin, féminin, utre, neutre et épicène. (Soit dit en passant, le système scandinave fonctionne beaucoup mieux dans mon cerveau que le système de l'allemand, parce que quand je parle allemand mon cerveau a toujours envie de reprendre les objets inanimés par es, même quand je connais bien leur genre lexical, parce que ça me choque de dire er ou sie pour autre chose qu'une personne, sans doute à cause de l'influence de l'anglais.) • Mais tout ceci est une longue digression puisque, en ce qui concerne les adjectifs, il n'y a tout simplement pas de différence entre masculin et féminin en néerlandais ou dans les langues scandinaves (si on veut bien oublier l'adjectif liten en norvégien nynorsk). Que je sache, à part un point optionnel en suédois sur lequel je vais revenir, il n'y a qu'en islandais parmi les langues modernes que le genre sémantique (2) se reflète sur l'accord des adjectifs (3) (tu es fou, i.e., si on s'adresse à un homme, se dit en islandais þu ert brjálaður, tandis que tu es folle, i.e., si on s'adresse à une femme, donne þu ert brjálað), or de toute façon l'islandais a gardé les trois genres.

Voici quelques unes des autres évolutions, principalement simplificatrices, qui ont eu lieu. Toutes les langues vivantes que je viens de citer à l'exception de l'islandais fusionnent tous les genres au pluriel (je parle toujours des adjectifs !, je veux dire que dès lors qu'un nom est pluriel, son genre n'a plus d'importance pour l'accord de l'adjectif, je ne prétends pas que le genre n'a pas un impact sur la formation du pluriel du nom lui-même) ; ceci permet donc de traiter le pluriel comme si c'était un genre additionnel plutôt qu'une dimension supplémentaire. • Le néerlandais comme les langues scandinaves ont à peu près perdu les cas (il reste toujours des traces de génitif çà et là, d'ailleurs il en reste dans le possessif en 's de l'anglais, et certains dialectes norvégiens ont encore un datif, mais grosso modo ça a disparu). • Par ailleurs, les langues dérivées du vieux norrois (les langues scandinaves et l'islandais) ont perdu le -n- qui caractérisait les désinences faibles : celles-ci deviennent essentiellement vocaliques. • Mais à l'inverse, ces langues nordiques ont une innovation par rapport aux autres langues germaniques, qui est l'article défini postposé, à l'origine un simple placement de l'article défini après le nom plutôt qu'avant, mais qui se transforme en désinence grammaticale, et qui fait qu'à côté de la distinction définie/indéfinie sur l'adjectif, il y a maintenant une distinction de même type sur le nom, — distinction que je vais appeler articulée/inarticulée plutôt que définie/indéfinie pour éviter la confusion. (Chose amusante, cet article défini postposé ressemble superficiellement à une réapparition du -n qui avait disparu de la désinence faible des adjectifs.) • Enfin, les langues qui dérivent du vieil allemand (c'est-à-dire essentiellement : l'allemand et le néerlandais) ont perdu l'accord des adjectifs attributs, considérés comme quasi-adverbiaux (en allemand moderne, cet homme est grand, cette maison est grande, ces enfants sont grands se dit dieser Mann ist groß, dieses Haus ist groß, diese Kinder sind groß avec partout la même forme groß, alors qu'en suédois on a den här mannen är stor, det här huset är stort, de här barnen är stora montrant qu'il y a bien un accord de stor selon que le sujet est utre singulier, neutre singulier ou pluriel).

L'allemand (à partir du moyen allemand) a réinterprété la règle permettant de décider si on utilise les désinences fortes ou faibles de l'adjectif, et en ce faisant, elle l'a transformée. À l'origine, comme je l'ai expliqué, on utilise les désinences faibles quand le nom est déterminé (précédé d'un article défini ou d'un démonstratif, ou éventuellement d'un possessif), et les désinences fortes dans les autres cas. En allemand moderne, la situation est différente. D'abord, il faut noter que les noms ont quasiment perdu leur déclinaison (à l'exception de certains noms dits faibles ou mixtes, il ne reste que les désinences -s au génitif singulier des masculins et neutres, et -en au datif pluriel de tous les genres, plus des traces d'un -e optionnel au datif singulier de certains mots) : la marque du genre et du cas est essentiellement portée par l'article (ou autre déterminant : démonstratif, possessif…) et éventuellement par l'adjectif qui est ce dont je veux parler. La règle de base de l'allemand moderne pour l'inflexion des adjectifs est : on place sur l'adjectif épithète la désinence qu'on mettrait sur l'article défini si celle-ci n'y est pas et sinon l'adjectif prend la désinence « faible » (qui est -en à tous les cas infléchis et -e aux cas non-infléchis, où par « non-infléchi » je veux dire un cas identique à un nominatif singulier). Ainsi, la distinction ne se fait plus sur le fait qu'on ait ou non l'article défini, mais sur le fait qu'on ait ou non une désinence marquant le genre et le cas : même si cette désinence est sur l'article indéfini, elle entraîne quand même les désinences faibles à l'adjectif. Pour donner un exemple, précisons que la préposition mit (avec) régit le datif et que la désinence normale (« forte ») du datif masculin/neutre singulier est un -m : on écrit ainsi mit starkem Willen, avec [une] puissante volonté, la désinence « forte » -m étant présente parce qu'elle n'est pas portée ailleurs, mais mit dem starken Mann, avec l'homme puissant, la désinence faible -en étant présente parce que le -m est marqué ailleurs : sur ces exemples, il n'y a aucune différence avec la distinction déterminé/indéterminé, mais elle apparaît si je donne le troisième exemple, mit einem starken Mann, avec un homme puissant, où on a la désinence faible -en à l'adjectif parce que la forte -em est présente à l'article indéfini, bien que celui-ci soit indéfini (et bien qu'en vieil allemand on aureût eu mit einemu starkemu manne, forme indéterminée, contre mit dëmu starken manne, forme déterminée essentiellement identique à l'allemand moderne). • Par ailleurs, la règle fonctionne normalement quand l'adjectif est substantivé (par exemple, der Deutsche, l'Allemand, i.e., la personne allemande, donne mit einem Deutschen, prenant la désinence faible puisque la forte est déjà sur le déterminant).

Ce qui complique les choses en allemand, par rapport à la règle que j'ai énoncée ci-dessus, c'est que certains déterminants « ne comptent pas » au sens où même s'ils portent la désinence forte, l'adjectif ne passe pas pour autant à la désinence faible : c'est ici que ressort la distinction sémantique déterminé/indéterminé à travers la règle réinterprétée par l'allemand. Ainsi, on écrit alle guten Menschen, tous les hommes bons (avec la désinence faible parce que porte la désinence forte du pluriel) mais viele gute Menschen, beaucoup d'hommes bons, parce, que Wotan sait pourquoi, viel est un de ces mots qui ne comptent pas, i.e., préserve la déclinaison forte de l'adjectif : les grammaires allemandes doivent donc proposer des tables et des commentaires sur ces différents mots.

Le néerlandais moderne est de quasiment tout point de vue une version simplifiée de l'allemand moderne : pas de cas, fusion des genres masculin et féminin en un genre utre, et bien sûr, comme l'allemand moderne, les adjectifs attributs sont invariables. Il devient un peu difficile de parler de désinences faible ou forte sur l'adjectif, vu qu'il n'y a qu'une seule désinence possible, -e, qui est utilisé sur l'adjectif épithète sauf quand il se rapporte à un neutre singulier indéfini (indéfini voulant dire ici : précédé de l'article indéfini een ou de pas d'article du tout — ou de quelques autres choses comme geen signifiant pas de ou veel signifiant beaucoup). En appliquant cette règle (et en sachant que het huis, la maison, est neutre comme attesté par l'article défini het, tandis que de vrouw, la femme, est utre comme attesté par l'article défini de), on peut donc prévoir : het huis is groot (la maison est grande), de vrouw is groot (la femme est grande), de huizen zijn groot (les maisons sont grandes), de vrouwen zijn groot (les femmes sont grandes), het grote huis (la grande maison), de grote vrouw (la grande femme), de grote huizen (les grandes maisons), de grote vrouwen (les grandes femmes), een groot huis (une grande maison), een grote vrouw (une grande femme), grote huizen (de grandes maisons), grote vrouwen (de grandes femmes). En fait, le problème avec le néerlandais est peut-être que cette règle est trop simple, du coup on ne sait pas trop à quoi la rattacher. J'ai tendance à la retenir sous la forme suivante : comme l'article indéfini een ne change pas selon le genre, on marque le genre sur l'adjectif en retirant la désinence -e au neutre — sous cette forme, c'est à peu près la même logique que l'allemand. Mais je souligne quand même une différence avec l'allemand moderne (et qui heurte la logique que je viens de proposer) : c'est qu'en néerlandais (comme en vieil allemand) les noms précédés de possessifs sont considérés comme déterminés, donc on dira m'n grote huis is een groot huis (ma grande maison est une grande maison — oui, c'est idiot, mais c'est juste pour souligner que l'adjectif prend deux formes différentes, une fois déterminée et une fois indéterminée) alors qu'en allemand cette même phrase est mein großes Haus ist ein großes Haus (avec deux fois les désinences fortes parce qu'elles ne sont pas sur le déterminant).

Les langues scandinaves reflètent bien le mécanisme général des langues germaniques (historique, c'est-à-dire sans la réinterprétation qu'en a faite l'allemand) : dans le cas défini, quelle que soit le genre ou le nombre, l'adjectif prend la désinence faible/définie, qui est un -e sauf en suédois où c'est le plus souvent un -a ; et dans le cas indéfini, il prend la désinence forte/indéfinie, qui est respectivement - [rien] au genre utre, -t au neutre, et normalement identique à la désinence faible (-e ou -a) au pluriel. Contrairement à l'allemand et au néerlandais où les adjectifs attributs sont invariables, ils prennent dans les langues scandinaves les désinences fortes/indéfinies. Concernant le choix de la désinence -a/-e en suédois, c'est normalement un -a, sauf pour les participes passés en -ad (→-ade), pour les superlatifs en -ast (→-aste), et quand le nom qualifié est singulier et se réfère à un individu masculin (il s'agit ici d'un genre sémantique et non grammatical), mais encore ce dernier point est-il optionnel dans la plupart des cas (sauf pour un adjectif substantivé). Dans les autres langues scandinaves, la désinence faible et pluriel est simplement -e. En norvégien, dans la mesure où il existe une distinction entre masculin et féminin (plus ou moins marquée selon les dialectes, et absente du danois et du suédois), elle ne se traduit de toute façon pas sur l'adjectif (sauf, je l'ai dit, pour liten, petit, qui devient lita au féminin).

Là où il y a une subtilité, c'est que, comme je l'ai mentionné, dans les langues scandinaves, les noms eux-mêmes ont une alternance définie/indéfinie que je vais plutôt appeler articulée/inarticulée (par exemple, dans toutes ces langues, hus, maison, forme inarticulée, mais huset, la maison, forme articulée). La forme articulée du nom vient d'un article défini postposé en vieux norrois, qui lui-même se déclinait (en plus de la déclinaison du nom lui-même), et on peut débattre de la question de savoir si dans les langues scandinaves modernes cette marque de définition est un mot clitique ou une désinence : à mon avis ce débat n'a aucun intérêt. (En revanche, on peut prendre le soin de remarquer que la dichotomie défini/indéfini pour l'adjectif et la dichotomie articulé/inarticulé pour le nom n'ont pas la même origine et pas tout à fait le même rôle : pour l'adjectif, c'est une caractéristique des langues germaniques qui vient d'une déclinaison faible comme je l'ai expliqué en détail, tandis que pour le nom c'est une spécificité des langues nordiques qui vient d'un article défini postposé, et pour ce qui est du rôle, je vais expliquer la différence dans un instant.) Toujours est-il qu'on a bien quatre formes du nom : le singulier inarticulé, le singulier articulé, le pluriel inarticulé et le pluriel articulé. Et il y a différentes classes d'inflexion de noms selon les terminaisons exactes, même si le modèle général, dans l'ordre que je viens de dire, ressemble grossièrement à -;-en;-ar;-arna au genre utre et -;-et;-;-en au neutre (à quoi il faut encore ajouter -;-a;-ar;-ane pour le féminin en norvégien). • Comme l'adjectif s'accorde en genre et en nombre avec le nom, on peut être tenté de croire qu'il s'accorde aussi en définition : or ce n'est pas tout à fait le cas, on peut avoir un adjectif défini qualifiant un nom inarticulé. Plus exactement, lorsqu'un nom qualifié par un adjectif veut être utilisé de façon définie, toutes les langues scandinaves utilisent un article défini préposé (den au genre utre, det au neutre, de au pluriel) : en danois, cet article défini préposé fait disparaître l'article défini postposé, c'est-à-dire que le nom sera à la forme inarticulée, tandis que l'adjectif sera à la forme définie (huset, la maison, mais det store hus, la grande maison) ; en suédois, au contraire, on utilise à la fois l'article préposé et l'article postposé, on parle de double détermination, qui est même plutôt triple puisque l'adjectif est aussi à la forme déterminée (det stora huset, la grande maison) — il y a donc bien ici coïncidence entre forme articulée du nom et forme définie de l'adjectif, mais dans d'autres situations, comme après un possessif, on utilise quand même la forme définie de l'adjectif avec la forme inarticulée du nom (min stora hus, ma grande maison) ; quant au norvégien, comme souvent, il hésite, selon les dialectes, entre ce que fait le danois et ce que fait le suédois (en penchant quand même plus côté suédois). Il faudrait aussi mentionner la situation où on a un adjectif substantivé : on utilise alors l'article défini préposé (den / det / de) pour marquer la détermination, on ne se contente pas de la forme déterminée de l'adjectif : ceci exhibe une différence de plus avec les noms (où la forme articulée s'emploie seule pour marquer la détermination).

Pour faire une discussion complète, il y aurait 18 possibilités à envisager selon la présence de l'article défini préposé, d'un autre déterminant ou rien, selon que la forme de l'adjectif est définie ou indéfinie ou qu'il n'y a pas d'adjectif, et selon que la forme du nom est articulée ou inarticulée. Il faudrait considérer chacune de ces 18 combinaisons dans les différentes langues scandinaves modernes, aussi bien dans ses formes « standard » que dans des formes « dialectales », et chercher si elle se trouve régulièrement, seulement dans des expressions figées ou isolées, ou essentiellement jamais. Je n'ai évidemment pas la compétence de mener une telle étude : ce que je trouve de plus proche est l'article d'Östen Dahl, Definite articles in Scandinavian: Competing grammaticalization processes in standard and non-standard varieties.

Si je reprends les mêmes exemples que j'ai donnés pour le néerlandais, et si par miracle je ne me suis pas trompé dans le copier-coller, ils donnent en suédois : huset är stort (la maison est grande), kvinnan är stor (la femme est grande), husen är stora (les maisons sont grandes), kvinnorna är stora (les femmes sont grandes), det stora huset (la grande maison), den stora kvinnan (la grande femme), de stora husen (les grandes maisons), de stora kvinnorna (les grandes femmes), ett stort hus (une grande maison), en stor kvinna (une grande femme), stora hus (de grandes maisons), stora kvinnor (de grandes femmes). Et en danois : huset er stort (la maison est grande), kvinden er stor (la femme est grande), husene er store (les maisons sont grandes), kvinderne er store (les femmes sont grandes), det store hus (la grande maison), den store kvinde (la grande femme), de store huse (les grandes maisons), de store kvinder (les grandes femmes), ett stort hus (une grande maison), en stor kvinde (une grande femme), store huse (de grandes maisons), store kvinder (de grandes femmes).

Bon, je pense que je suis entré dans suffisamment de détails, je ne vais pas vous raconter les histoires de comparatifs et de superlatifs (ben oui, j'ai triché en disant qu'il y avait 4 cas fois 2 nombres fois 3 genres fois 2 niveaux de détermination = 48 combinaisons : il faut encore multiplier par 3 degrés de comparaison), et des langues qui ont décidé de façon purement vexatoire de ne pas être d'accord sur la question de savoir si les comparatifs s'infléchissent (et hop, une variable booléenne à mettre de plus dans la fonction que le cerveau doit évaluer à toute vitesse : est-ce ce machin est un comparatif et est-ce que dans la langue que je suis en train de parler en ce moment les comparatifs s'accordent ?). Je ne m'étends pas non plus sur la grammaire de l'islandais, qui colle de toute façon avec le système historique que j'ai présenté plus haut.

Si vous vouliez juste un conseil quant à savoir quelle langue apprendre, apprenez l'anglais : il n'est peut-être pas idéal au niveau vocabulaire et prononciation, mais au moins il ne vous demande pas de réfléchir dix secondes à chaque fois que vous voulez utiliser un adjectif. Moi je vais réviser mon norvégien en regardant Okkupert ce soir à la télé.

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