Puisque j'en ai parlé dans l'entrée précédente, je vais raconter des choses sur l'inflexion des adjectifs dans les langues germaniques. (Si vous lisez cet article jusqu'au bout, félicitations, vous aurez vous aussi gagné le super pouvoir de passer pour la personne la plus ennuyeuse dans n'importe quelle soirée.)
Les langues germaniques sont une sous-branche des langues
indo-européennes. Je commence donc par rappeler certains éléments
grammaticaux importants généralement communs à ces langues. Pour
commencer, ce sont des langues à cas (au moins à l'origine — beaucoup
d'entre elles ont perdu les cas ultérieurement), c'est-à-dire que les
noms ou groupes nominaux portent des inflexions qui indiquent la
fonction de ces groupes par rapport au verbe de la phrase. (Les cas à
l'origine sont : nominatif, vocatif, accusatif, instrumental, datif,
ablatif, génitif et locatif ; peu importe la liste exacte, mais je
veux surtout souligner qu'ils sont en nombre relativement petit et
bien défini, à la différence des langues comme le finnois ou le
hongrois où cette liste n'a pas vraiment de fin.) Ces cas sont
marqués presque uniquement à la fin du mot (on parle de désinences).
De plus, du point de vue de ces cas, les langues indo-européennes font
une distinction principale nominatif-accusatif plutôt
qu'absolutif-ergatif : disons pour simplifier que cela signifie que
dans une phrase comme Pierre frappe Paul
, le nom qui effectue
l'action désignée par le verbe frapper (Pierre, qui sera au cas
appelé nominatif
ou cas « sujet ») aura un rôle grammatical
plus central que le nom qui la subit (Paul, qui sera au cas
appelé accusatif
) — cette centralité se voit dans le fait que
s'il y a une seule personne connectée à l'action (Jacques
tombe
), le cas de cette personne sera le même que le cas de la
personne qui effectue l'action (donc, le nominatif), que si le verbe
s'accorde dans cette situation (Jacques tombe
→ Jacques et
Jules tombent
) alors il
s'accorde de la même façon avec le « sujet » de l'action (Pierre et
Luc frappent Paul
contre Pierre frappe Paul et Marc
sans variation), et que si la
même personne effectue deux actions on peut faire une ellipse (la
phrase Pierre frappe Paul et Pierre tombe
peut se redire
en Pierre frappe Paul et tombe
, alors que Pierre frappe Paul
et Paul tombe
ne peut pas se redire avec ellipse) ; à l'inverse,
dans une langue à opposition absolutif-ergatif, c'est le cas de Paul
dans Pierre frappe Paul
, appelé absolutif, qui est utilisé
pour Jacques tombe
et non celui de Pierre (l'ergatif), mais je
digresse.
Une autre caractéristique grammaticale des langues indo-européennes
est que les adjectifs sont plus ou moins rapprochés des noms : comme
les noms, les adjectifs peuvent varier selon le cas, ils s'accordent
aussi en nombre et en genre avec le nom (cf. ci-dessous), en revanche
ils n'ont pas les dimensions d'inflexion qui caractérisent les verbes
(mode, temps, aspect) ; par comparaison, en japonais, les adjectifs
(au moins les adjectifs en -い) ressemblent plus à des verbes, et
peuvent se mettre, par exemple, au passé. Ceci peut s'analyser en
disant que dans les langues indo-européennes, la fonction « normale »
de l'adjectif est épithète (la mer bleue
) alors que dans
d'autres langues la fonction « normale » serait d'être attribut (la
mer est-bleue
, l'adjectif signifiant être-bleu
).
Enfin, les langues indo-européennes distinguent trois nombres, le singulier, le duel et le pluriel, même si le duel est réduit à l'état de trace ou d'archaïsme dans quasiment toutes les langues indo-européennes vivantes (désolé, le slovène !). Et elles distinguent trois genres, le masculin, le féminin, et le neutre, même si plusieurs ou tous ces genres ont pu fusionner dans beaucoup de langues encore vivantes, et même si à l'origine le statut du féminin n'est pas clair (il est probablement dérivé d'une forme de collectif, ce qui explique pourquoi le neutre pluriel et le féminin singulier ont une grande parenté).
J'en profite pour noter que quasiment tout ce que je viens de dire — l'existence de cas, l'opposition nominatif/accusatif, avec variation du verbe selon le sujet, plutôt qu'absolutif/ergatif, l'opposition nom/verbe avec rapprochement des adjectifs aux noms, l'existence d'une distinction de nombre et peut-être même singulier/duel/pluriel, et l'existence d'une distinction de genre avec une similitude entre le féminin singulier et l'inanimé pluriel (jusqu'à l'accord des verbes au singulier dans cette situation) — est aussi vrai pour les langues sémitiques comme l'arabe. Je trouve qu'il s'agit d'indices assez forts pour penser qu'il y a, sinon parenté, du moins influence grammaticale, entre ces deux familles de langues, et je trouve ça beaucoup plus remarquable que d'éventuels rapprochements entre racines lexicales douteuses. Mais de nouveau, je digresse complètement.
Le schéma général de l'adjectif dans les langues indo-européennes
est, donc, est qu'il s'accorde en genre, nombre et cas avec le nom
auquel il se rapporte. L'accord en nombre n'appelle pas spécialement
à commentaire (je me retiens très fort de vous parler des numéraux
dans les langues slaves). L'accord en cas n'en mérite pas non plus si
l'adjectif est épithète (pour la mer bleue
, le bleu
sera
au même cas que mer
, que ce groupe soit sujet, objet, objet
indirect, ou tout autre cas) : dans le cas de l'attribut (la mer
est bleue
), le cas est a priori nominatif, même s'il faut
évoquer la possibilité d'un attribut du complément d'objet (la mer,
je l'imagine bleue
) auquel cas l'adjectif devrait logiquement être
à l'accusatif, mais je n'ai pas assez de recul sur un ensemble
raisonnable de langues indo-européennes à cas pour pouvoir dire si
cette logique est largement suivie. (Par ailleurs, la règle de
l'attribut du sujet au nominatif ne s'applique pas que pour un
adjectif mais si l'attribut est lui-même un nom ou un groupe
nominal : Socrate est un homme
mettra normalement un
homme
au nominatif dans les langues indo-européennes. Cependant,
cette logique ne vaut que pour la forme la plus basique, et parfois
omise, du verbe être
: en russe, par exemple, Socrate est un
homme
se dit Сократ — человек
,
mais Socrate était un homme
donne Сократ был
человеком
, l'attribut passant du
cas nominatif человек
au cas
instrumental человеком
;
de nouveau, je trouve amusant qu'on voie un phénomène analogue en
arabe classique où l'attribut marqué sans verbe commande le cas
nominatif tandis que l'attribut marqué avec le
verbe كان
, par exemple pour exprimer le passé,
commande le cas accusatif/direct. Zut, j'ai encore digressé.)
L'accord en genre mérite l'explication suivante que le genre dans
les langues indo-européennes a plusieurs visages ou recouvre plusieurs
phénomènes. (1) Il est une caractéristique lexicale
intrinsèque des noms communs, c'est-à-dire que chaque nom commun (si
la langue a gardé des genres) appartient à tel ou tel genre, et ce, de
façon essentiellement arbitraire : en français, le soleil
est
lexicalement masculin, la lune
est lexicalement féminin, tandis
qu'en allemand, die Sonne
(le soleil) est féminin
et der Mond
(la lune) est masculin. (2) Il est
aussi un élément sémantique lorsqu'il se rapporte à une
personne, indiquant à quel sexe il est considéré par le locuteur comme
appartenir : c'est-à-dire que certains énoncés, nonobstant le (1)
ci-dessus, apportent une information sur le sexe du locuteur ou de la
personne à laquelle il s'adresse, ou de tiers désignés par des prénoms
ou des noms épicènes. (Ainsi, en français, écrire tu es fou
plutôt que tu es folle
reflète l'information qu'on s'adresse à
une personne considérée comme de sexe masculin. Il ne s'agit pas ici
du genre lexical d'un nom commun.) (3) Dans le cas des adjectifs (ou
apparentés : formes verbales à participes), le genre est un élément
d'accord, reflétant le genre (au sens (1) ou (2)) du nom auquel
l'adjectif se rapporte. (4) Le genre commande aussi à un choix de
pronoms (en français, il
contre elle
, en
anglais he
contre she
). • En
clair, (1) un nom commun est masculin, féminin ou neutre
(selon ce que la langue admet comme genres), mais toujours du même
genre pour le même nom (à de rares exceptions près), tandis que
(3) un adjectif est accordé au masculin, féminin ou
neutre selon le nom auquel il se rapporte. Un nom a un genre
intrinsèque, un adjectif n'en a pas. Et dans des cas comme celui où
l'adjectif se rapport non pas à un nom mais à un pronom ou un nom
propre (p.ex., prénom), l'accord est sémantique (c'est le point (2)).
(Quant au choix (4) des pronoms pour reprendre un nom, il dépend
(1) du genre lexical du nom et/ou (2) de la sémantique, typiquement
quand il s'agit d'une personne.)
Au niveau inflexionnel, les langues indo-européennes ont donné aux
adjectifs des désinences masculines, féminines et neutres calquées sur
les paradigmes des noms les plus souvent du genre correspondant.
Ainsi, en latin, le masculin bonus
se décline
comme dominus
(classe de noms majoritairement
masculins), le féminin bona
comme rosa
(classe de noms majoritairement
féminins), et le neutre bonum
comme templum
(classe de noms exclusivement
neutres) : les désinences de trois classes de noms différents se
retrouvent dans une seule classe d'adjectifs pour former les trois
genres. (Mais l'accord est véritablement selon le genre et pas selon
la classe flexionnelle du mot : ainsi dans les rares situations de
noms féminins du paradigme dominus
ou de
masculins du paradigme bona
, on accorde bien
l'adjectif avec le genre, par exemple Sequana longus
est
, la Seine est longue
, le nom du fleuve Sequana
étant masculin en latin malgré sa terminaison en -a et bien qu'il ait
donné un féminin en français.)
⁂ Tout ceci concernait les langues indo-européennes en général.
Les langues germaniques apportent l'innovation qu'en plus de faire
varier les adjectifs en genre, nombre et cas, elles introduisent une
dimension de plus à leur inflexion, la distinction
indéterminé/déterminé. Cette distinction concerne uniquement les
adjectifs (les langues scandinaves ont innové en introduisant une
distinction similaire pour les noms, j'y reviendrai) ; et elle à
l'origine a un caractère sémantique : elle distingue le
beau garçon
et un beau garçon
(si j'arrive à
pipoter correctement le vieil allemand, ça devrait
être scōno
knabo
et scōni
knabo
respectivement), autrement dit, à l'origine, le choix
d'accorder l'adjectif en indéterminé ou en déterminé va apporter une
vraie différence de sens. Mais les langues germaniques ont ensuite
repris des démonstratifs comme articles, rendant cette distinction
redondante avec la présence de l'article défini : ceci transforme
alors une distinction sémantique en un accord grammatical selon la
présence ou non de tel ou tel article. (Exemple toujours en vieil
allemand mais avec l'article explicitement
écrit, dër scōno
knabo
, soit en allemand moderne der
schöne Knabe
, le beau
garçon
,
contre scōni
knabo
, ein
schöner Knabe
, un beau
garçon
; ou pour reprendre exactement les mêmes mots en vieil
anglais, se scēna
cnafa
contre scēne
cnafa
, ce qui en anglais moderne-mais-précieux
serait [the] sheen knave
, mais les désinences ont
alors totalement disparu.)
Zut, je voulais reprendre le vers
du Roi
des aulnes pour mon exemple, mais je me suis mal rappelé
celui-ci : dans le poème de Goethe, c'est feiner
Knabe
(pour ma défense, schöner Knabe
scanderait tout aussi bien). Comme fein
ne
semble pas venir d'une racine germanique, je ne change pas.
Cette distinction déterminé/indéterminé à l'adjectif est une spécificité des langues germaniques qui ne se retrouve pas dans les autres langues indo-européennes, même s'il y a quelque chose de vaguement semblable dans la famille balto-slavique (une sorte de déterminant postposé qui explique notamment pourquoi les adjectifs épithètes en russe ont une déclinaison manifestement double), mais je ne développe pas plus.
J'ai écrit ci-dessus que les langues indo-européennes avaient
utilisé les désinences de diverses classes de noms (généralement
masculins, généralement féminins, neutres) pour calquer les désinences
des adjectifs au masculin, féminin et neutre : un phénomène analogue
s'est produit pour fabriquer les désinences des adjectifs à la forme
indéterminée et déterminée dans les langues germaniques. Plus
exactement, il existe deux grandes déclinaisons de noms dans les
langues germaniques, celle appelée forte
et celle
appelée faible
(il en reste des traces en allemand moderne sous
la forme des « masculins faibles » qui prennent une désinence -en à
toutes les formes infléchies) : la déclinaison faible prend un -n- à
quasiment toutes ses formes infléchies alors que la déclinaison forte
a un modèle plus varié, avec notamment un -s au génitif singulier et
un -(u)m au datif pluriel (je ne donne que des tendances : les détails
dépendent évidemment de la langue, du genre et du mot précis). Par
exemple, en vieil anglais, je vois l'homme, l'homme est grand
se dit īc sēo þone mann, se mann biþ micel
(mann
est un masculin fort, qui reste identique
à l'accusatif) tandis que je vois le garçon, le garçon est
grand
est īc sēo þone
cnafan, se
cnafa biþ micel
(cnafa
est un masculin
faible, qui prend un -n à l'accusatif ; c'est encore le cas en
allemand moderne — pour autant que Knabe
soit
considéré comme de l'allemand moderne : ich sehe den
Knaben, der
Knabe ist groß
). Ce sont les noms forts qui ont donné les
désinences indéterminées des adjectifs et les noms faibles (ceux avec
-n) qui ont donné les désinences déterminées des adjectifs. Du coup,
on parle souvent de désinences fortes et faibles des adjectifs pour
ces deux cas (mais il n'y a pas d'accord de l'adjectif avec le nom en
la matière : si je parle d'un beau garçon
, le fait que le
garçon est un masculin faible n'a aucune incidence sur le fait que
l'adjectif prend la déclinaison forte parce qu'indéterminée).
Tout ceci donne un système assez complexe : même si le nombre de cas des langues germaniques s'est réduit de huit à quatre (nominatif, accusatif, datif et génitif — et parfois de vagues restes d'instrumental), et que le duel a de toute façon été perdu très tôt, il reste que quatre cas fois deux nombres fois trois genres fois deux niveaux de détermination fait encore 48 combinaisons à apprendre pour les adjectifs. Heureusement, toutes les langues modernes ont beaucoup simplifié ce système, l'islandais gardant encore le plus haut niveau de complexité avec une trentaine de combinaisons.
D'abord, certaines langues ont fusionné des genres : en anglais on
sait bien que les genres ont totalement disparu, mais il est plus
courant d'avoir fusionné le masculin et le féminin en un genre commun
qui s'oppose au neutre. (On ne sait pas trop comment l'appeler, ce
genre : commun
serait bien sauf qu'un nom commun
désigne
déjà quelque chose, et peut donc prêter à confusion si je dis que la
plupart des noms communs sont communs ; non-neutre
est lourd
parce que c'est une double négation, et qu'à l'oral non-neutre
se confond avec nom neutre
ce qui est gênant ; et utre
est logique et cohérent puisque
étymologiquement, neuter
veut dire ni l'un ni
l'autre
en latin, de uter
qui veut
dire l'un ou l'autre
, mais malheureusement ce terme est
inhabituel et provoque souvent l'incompréhension.) Cette fusion du
masculin et du féminin s'est produite en néerlandais et dans les
langues scandinaves,
en convenant
que l'islandais n'est pas une langue scandinave ; mais comme
d'habitude en linguistique, il y a des nuances. (Le féminin a
disparu, en tant que caractéristique lexicale, du néerlandais parlé
aux Pays-Bas, c'est un peu moins vrai pour le flamand de Belgique, où
certains noms utres vont être repris par le
pronom ze
au lieu de hij
,
même si ceci n'a pas d'impact sur les adjectifs qui me concernent
principalement ici. Et si le masculin et le féminin ont bien fusionné
en tant que caractéristiques lexicales en danois et en suédois, en
norvégien ils sont encore plus ou moins séparés selon les dialectes :
disons grosso modo qu'il y a trois genres lexicaux en nynorsk tandis
que pour ce qui est du bokmål les formes « masculines » et
« féminines » sont en variation libre, mais de toute façon les formes
du masculin et du féminin de l'adjectif y coïncident sauf pour
l'adjectif irrégulier liten
,
signifiant petit
, qui devient lita
au
féminin.) L'allemand et l'islandais modernes, pour leur part, gardent
complètement les trois genres.
Notons que quand je parle de fusion des genres grammaticaux, je
veux parler uniquement du genre en tant que caractéristique lexicale
des noms (ce que j'appelais (1) ci-dessus) et en tant que reflet sur
l'accord des adjectifs ((3) ci-dessus). Il subsiste en anglais,
néerlandais, suédois, etc., un genre sémantique ((2) ci-dessus) qui se
marque par le choix des pronoms ((4) ci-dessus) pour désigner les
personnes, i.e., il
ou elle
. • En anglais, il y a donc
trois genres sémantiques : le masculin (pronom de 3e personne du
singulier he
), le féminin
(pronom she
) et l'inanimé
(pronom it
), avec une hésitation sur ce qu'on
doit faire des êtres animés qui ne sont pas des personnes. En
allemand (comme dans beaucoup de langues indo-européennes à la base),
il y a mélange entre le genre lexical et le genre sémantique,
puisqu'on a un pronom de 3e personne du
singulier er
qui sert à reprendre une personne de
sexe masculin ou un nom commun de genre lexical masculin, un
pronom sie
qui sert à reprendre une personne de
sexe féminin ou un nom commun de genre lexical féminin, et
enfin un pronom es
qui sert à reprendre un nom
commun de genre lexical neutre. (Notons qu'une personne peut tout à
fait être désignée par un nom neutre en allemand, puisque tous les
diminutifs sont neutres : mais on n'utilise es
pour désigner une personne que quand un tel nom est explicitement
présent — sauf évidemment par volonté stylistique particulière.) En
néerlandais, le même mélange se produit, sauf que comme l'alternance
lexicale masculin/féminin a disparu, c'est hij
,
le pronom « masculin » qui va servir à reprendre un nom lexicalement
utre, tandis que ze
se retrouve limité au genre
sémantique (grosso modo aux Pays-Bas : je l'ai dit ci-dessus, en
Belgique, ze
peut servir à reprendre des noms de
genre utre). • Les langues scandinaves, pour leur part, évitent le
mélange entre genres lexicaux et genres sémantiques et ont donc un
répertoire complet de pronoms : en suédois, le pronom de la troisième
personne du singulier est han
pour reprendre une
personne de sexe masculin, hon
pour reprendre une
personne de sexe féminin, den
pour reprendre un
nom lexicalement utre désignant un être inanimé (ou en tout cas pas
une personne), et det
pour reprendre un nom
lexicalement neutre ; auxquels quatre pronoms on peut en ajouter un
cinquième de facture récente, hen
, utilisé pour
reprendre une personne sans référence à son sexe — ce qui est assez
logique : on se retrouve donc avec cinq pronoms correspondant aux
genres masculin, féminin, utre, neutre et épicène. (Soit dit en
passant, le système scandinave fonctionne beaucoup mieux dans mon
cerveau que le système de l'allemand, parce que quand je parle
allemand mon cerveau a toujours envie de reprendre les objets inanimés
par es
, même quand je connais bien leur genre
lexical, parce que ça me choque de dire er
ou sie
pour autre chose qu'une personne, sans
doute à cause de l'influence de l'anglais.) • Mais tout ceci est une
longue digression puisque, en ce qui concerne les adjectifs, il n'y a
tout simplement pas de différence entre masculin et féminin en
néerlandais ou dans les langues scandinaves (si on veut bien oublier
l'adjectif liten
en norvégien nynorsk). Que je
sache, à part un point optionnel en suédois sur lequel je vais
revenir, il n'y a qu'en islandais parmi les langues modernes que le
genre sémantique (2) se reflète sur l'accord des adjectifs (3) (tu
es fou
, i.e., si on s'adresse à un homme, se dit en
islandais þu ert brjálaður
, tandis que tu es
folle
, i.e., si on s'adresse à une femme,
donne þu ert brjálað
), or de toute façon
l'islandais a gardé les trois genres.
Voici quelques unes des autres évolutions, principalement
simplificatrices, qui ont eu lieu. Toutes les langues vivantes que je
viens de citer à l'exception de l'islandais fusionnent tous les genres
au pluriel (je parle toujours des adjectifs !, je veux dire que dès
lors qu'un nom est pluriel, son genre n'a plus d'importance pour
l'accord de l'adjectif, je ne prétends pas que le genre n'a pas un
impact sur la formation du pluriel du nom lui-même) ; ceci permet donc
de traiter le pluriel comme si c'était un genre additionnel plutôt
qu'une dimension supplémentaire. • Le néerlandais comme les langues
scandinaves ont à peu près perdu les cas (il reste toujours des traces
de génitif çà et là, d'ailleurs il en reste dans le possessif en 's de
l'anglais, et certains dialectes norvégiens ont encore un datif, mais
grosso modo ça a disparu). • Par ailleurs, les langues dérivées du
vieux norrois (les langues scandinaves et l'islandais) ont perdu le
-n- qui caractérisait les désinences faibles : celles-ci deviennent
essentiellement vocaliques. • Mais à l'inverse, ces langues nordiques
ont une innovation par rapport aux autres langues germaniques, qui est
l'article défini postposé, à l'origine un simple placement de
l'article défini après le nom plutôt qu'avant, mais qui se transforme
en désinence grammaticale, et qui fait qu'à côté de la distinction
définie/indéfinie sur l'adjectif, il y a maintenant une distinction de
même type sur le nom, — distinction que je vais appeler
articulée/inarticulée plutôt que définie/indéfinie pour éviter la
confusion. (Chose amusante, cet article défini postposé ressemble
superficiellement à une réapparition du -n qui avait disparu de la
désinence faible des adjectifs.) • Enfin, les langues qui dérivent du
vieil allemand (c'est-à-dire essentiellement : l'allemand et le
néerlandais) ont perdu l'accord des adjectifs attributs,
considérés comme quasi-adverbiaux (en allemand moderne, cet homme
est grand, cette maison est grande, ces enfants sont grands
se
dit dieser Mann ist groß, dieses Haus ist groß, diese
Kinder sind groß
avec partout la même
forme groß
, alors qu'en suédois on
a den här mannen är stor, det här huset är stort, de
här barnen är stora
montrant qu'il y a bien un accord
de stor
selon que le sujet est utre singulier,
neutre singulier ou pluriel).
L'allemand (à partir du moyen allemand) a réinterprété la règle
permettant de décider si on utilise les désinences fortes ou faibles
de l'adjectif, et en ce faisant, elle l'a transformée. À l'origine,
comme je l'ai expliqué, on utilise les désinences faibles quand le nom
est déterminé (précédé d'un article défini ou d'un démonstratif, ou
éventuellement d'un possessif), et les désinences fortes dans les
autres cas. En allemand moderne, la situation est différente.
D'abord, il faut noter que les noms ont quasiment perdu leur
déclinaison (à l'exception de certains noms dits faibles
ou mixtes
, il ne reste que les désinences -s au génitif
singulier des masculins et neutres, et -en au datif pluriel de tous
les genres, plus des traces d'un -e optionnel au datif singulier de
certains mots) : la marque du genre et du cas est essentiellement
portée par l'article (ou autre déterminant : démonstratif, possessif…)
et éventuellement par l'adjectif qui est ce dont je veux parler. La
règle de base de l'allemand moderne pour l'inflexion des adjectifs
est : on place sur l'adjectif épithète la désinence qu'on mettrait
sur l'article défini si celle-ci n'y est pas et sinon l'adjectif prend
la désinence « faible » (qui est -en à tous les cas infléchis et
-e aux cas non-infléchis, où par « non-infléchi » je veux dire un cas
identique à un nominatif singulier). Ainsi, la distinction ne se fait
plus sur le fait qu'on ait ou non l'article défini, mais sur le fait
qu'on ait ou non une désinence marquant le genre et le cas : même si
cette désinence est sur l'article indéfini, elle entraîne quand même
les désinences faibles à l'adjectif. Pour donner un exemple,
précisons que la préposition mit
(avec
)
régit le datif et que la désinence normale (« forte ») du datif
masculin/neutre singulier est un -m : on écrit
ainsi mit starkem
Willen
, avec [une] puissante volonté
, la désinence
« forte » -m étant présente parce qu'elle n'est pas portée ailleurs,
mais mit dem
starken Mann
, avec l'homme
puissant
, la désinence faible -en étant présente parce que le -m
est marqué ailleurs : sur ces exemples, il n'y a aucune différence
avec la distinction déterminé/indéterminé, mais elle apparaît si je
donne le troisième exemple, mit
einem
starken Mann
, avec un homme
puissant
, où on a la désinence faible -en à l'adjectif parce que
la forte -em est présente à l'article indéfini, bien que celui-ci
soit indéfini (et bien qu'en vieil allemand
on aureût eu mit
einemu starkemu manne
, forme
indéterminée, contre mit dëmu
starken manne
, forme déterminée
essentiellement identique à l'allemand moderne). • Par ailleurs, la
règle fonctionne normalement quand l'adjectif est substantivé (par
exemple, der Deutsche
, l'Allemand, i.e., la
personne allemande, donne mit einem
Deutschen
, prenant la désinence
faible puisque la forte est déjà sur le déterminant).
Ce qui complique les choses en allemand, par
rapport à la règle que j'ai énoncée ci-dessus, c'est que certains
déterminants « ne comptent pas » au sens où même s'ils portent la
désinence forte, l'adjectif ne passe pas pour autant à la désinence
faible : c'est ici que ressort la distinction sémantique
déterminé/indéterminé à travers la règle réinterprétée par l'allemand.
Ainsi, on écrit alle
guten Menschen
, tous les
hommes bons
(avec la désinence faible parce
que porte la désinence forte du pluriel
)
mais viele gute
Menschen
, beaucoup d'hommes bons
, parce, que Wotan sait
pourquoi, viel
est un de ces mots qui ne comptent
pas, i.e., préserve la déclinaison forte de l'adjectif : les
grammaires allemandes doivent donc
proposer des
tables
et des
commentaires sur ces différents mots.
Le néerlandais moderne est de quasiment tout point de vue une
version simplifiée de l'allemand moderne : pas de cas, fusion des
genres masculin et féminin en un genre utre, et bien sûr, comme
l'allemand moderne, les adjectifs attributs sont invariables. Il
devient un peu difficile de parler de désinences faible ou forte sur
l'adjectif, vu qu'il n'y a qu'une seule désinence possible, -e, qui
est utilisé sur l'adjectif épithète sauf quand il se rapporte
à un neutre singulier indéfini (indéfini
voulant dire ici :
précédé de l'article indéfini een
ou de pas
d'article du tout — ou de quelques autres choses
comme geen
signifiant pas de
ou veel
signifiant beaucoup
). En
appliquant cette règle (et en sachant que het
huis
, la maison
, est neutre comme attesté par l'article
défini het
, tandis que de
vrouw
, la femme
, est utre comme attesté par l'article
défini de
), on peut donc
prévoir : het huis is groot
(la maison est
grande
), de vrouw is groot
(la femme est
grande
), de huizen zijn groot
(les maisons
sont grandes
), de vrouwen zijn groot
(les
femmes sont grandes
), het grote huis
(la
grande maison
), de grote vrouw
(la grande
femme
), de grote huizen
(les grandes
maisons
), de grote vrouwen
(les grandes
femmes
), een groot huis
(une grande
maison
), een grote vrouw
(une grande
femme
), grote huizen
(de grandes
maisons
), grote vrouwen
(de grandes
femmes
). En fait, le problème avec le néerlandais est peut-être
que cette règle est trop simple, du coup on ne sait pas trop
à quoi la rattacher. J'ai tendance à la retenir sous la forme
suivante : comme l'article indéfini een
ne change
pas selon le genre, on marque le genre sur l'adjectif en retirant la
désinence -e au neutre — sous cette forme, c'est à peu près la même
logique que l'allemand. Mais je souligne quand même une différence
avec l'allemand moderne (et qui heurte la logique que je viens de
proposer) : c'est qu'en néerlandais (comme en vieil allemand) les noms
précédés de possessifs sont considérés comme déterminés, donc on
dira m'n grote huis is een groot huis
(ma
grande maison est une grande maison
— oui, c'est idiot, mais c'est
juste pour souligner que l'adjectif prend deux formes différentes, une
fois déterminée et une fois indéterminée) alors qu'en allemand cette
même phrase est mein großes Haus ist ein großes
Haus
(avec deux fois les désinences fortes parce qu'elles ne sont
pas sur le déterminant).
Les langues scandinaves reflètent bien le mécanisme général des
langues germaniques (historique, c'est-à-dire sans la réinterprétation
qu'en a faite l'allemand) : dans le cas défini, quelle que soit le
genre ou le nombre, l'adjectif prend la désinence faible/définie, qui
est un -e sauf en suédois où c'est le plus souvent un -a ; et dans le
cas indéfini, il prend la désinence forte/indéfinie, qui est
respectivement - [rien] au genre utre, -t au neutre, et normalement
identique à la désinence faible (-e ou -a) au pluriel. Contrairement
à l'allemand et au néerlandais où les adjectifs attributs sont
invariables, ils prennent dans les langues scandinaves les désinences
fortes/indéfinies. Concernant le choix de la désinence -a/-e en
suédois, c'est normalement un -a, sauf pour les participes passés en
-ad (→-ade), pour les superlatifs en -ast (→-aste), et quand le nom
qualifié est singulier et se réfère à un individu masculin
(il s'agit ici d'un genre sémantique et non grammatical), mais encore
ce dernier point est-il optionnel dans la plupart des cas (sauf pour
un adjectif substantivé). Dans les autres langues scandinaves, la
désinence faible et pluriel est simplement -e. En norvégien, dans la
mesure où il existe une distinction entre masculin et féminin (plus ou
moins marquée selon les dialectes, et absente du danois et du
suédois), elle ne se traduit de toute façon pas sur l'adjectif (sauf,
je l'ai dit, pour liten
, petit
, qui
devient lita
au féminin).
Là où il y a une subtilité, c'est que, comme je l'ai mentionné,
dans les langues scandinaves, les noms eux-mêmes ont une alternance
définie/indéfinie que je vais plutôt appeler articulée/inarticulée
(par exemple, dans toutes ces
langues, hus
, maison
, forme inarticulée,
mais huset
, la maison
, forme articulée).
La forme articulée du nom vient d'un article défini postposé en vieux
norrois, qui lui-même se déclinait (en plus de la déclinaison du nom
lui-même), et on peut débattre de la question de savoir si dans les
langues scandinaves modernes cette marque de définition est un
mot clitique ou une
désinence : à mon avis ce débat n'a aucun intérêt. (En revanche, on
peut prendre le soin de remarquer que la dichotomie défini/indéfini
pour l'adjectif et la dichotomie articulé/inarticulé pour le nom n'ont
pas la même origine et pas tout à fait le même rôle : pour l'adjectif,
c'est une caractéristique des langues germaniques qui vient d'une
déclinaison faible comme je l'ai expliqué en détail, tandis que pour
le nom c'est une spécificité des langues nordiques qui vient d'un
article défini postposé, et pour ce qui est du rôle, je vais expliquer
la différence dans un instant.) Toujours est-il qu'on a bien quatre
formes du nom : le singulier inarticulé, le singulier articulé, le
pluriel inarticulé et le pluriel articulé. Et il y a différentes
classes d'inflexion de noms selon les terminaisons exactes, même si le
modèle général, dans l'ordre que je viens de dire, ressemble
grossièrement à -;-en;-ar;-arna au genre utre et -;-et;-;-en au neutre
(à quoi il faut encore ajouter -;-a;-ar;-ane pour le féminin en
norvégien). • Comme l'adjectif s'accorde en genre et en nombre avec le
nom, on peut être tenté de croire qu'il s'accorde aussi en
définition : or ce n'est pas tout à fait le cas, on peut avoir un
adjectif défini qualifiant un nom inarticulé. Plus exactement,
lorsqu'un nom qualifié par un adjectif veut être utilisé de façon
définie, toutes les langues scandinaves utilisent un article
défini préposé (den
au genre
utre, det
au neutre, de
au
pluriel) : en danois, cet article défini préposé fait disparaître
l'article défini postposé, c'est-à-dire que le nom sera à la
forme inarticulée, tandis que l'adjectif sera à la forme
définie (huset
, la maison
,
mais det store hus
, la grande maison
) ; en
suédois, au contraire, on utilise à la fois l'article préposé et
l'article postposé, on parle de double détermination, qui est
même plutôt triple puisque l'adjectif est aussi à la forme déterminée
(det stora huset
, la grande maison
) — il y
a donc bien ici coïncidence entre forme articulée du nom et forme
définie de l'adjectif, mais dans d'autres situations, comme après un
possessif, on utilise quand même la forme définie de l'adjectif avec
la forme inarticulée du nom (min stora hus
, ma
grande maison
) ; quant au norvégien, comme souvent, il hésite,
selon les dialectes, entre ce que fait le danois et ce que fait le
suédois (en penchant quand même plus côté suédois). Il faudrait aussi
mentionner la situation où on a un adjectif substantivé : on utilise
alors l'article défini préposé (den
/ det
/ de
) pour marquer la
détermination, on ne se contente pas de la forme déterminée de
l'adjectif : ceci exhibe une différence de plus avec les noms (où la
forme articulée s'emploie seule pour marquer la détermination).
Pour faire une discussion complète, il y aurait 18 possibilités à envisager selon la présence de l'article défini préposé, d'un autre déterminant ou rien, selon que la forme de l'adjectif est définie ou indéfinie ou qu'il n'y a pas d'adjectif, et selon que la forme du nom est articulée ou inarticulée. Il faudrait considérer chacune de ces 18 combinaisons dans les différentes langues scandinaves modernes, aussi bien dans ses formes « standard » que dans des formes « dialectales », et chercher si elle se trouve régulièrement, seulement dans des expressions figées ou isolées, ou essentiellement jamais. Je n'ai évidemment pas la compétence de mener une telle étude : ce que je trouve de plus proche est l'article d'Östen Dahl, Definite articles in Scandinavian: Competing grammaticalization processes in standard and non-standard varieties.
Si je reprends les mêmes exemples que j'ai donnés pour le
néerlandais, et si par miracle je ne me suis pas trompé dans le
copier-coller, ils donnent en suédois : huset är
stort
(la maison est grande
), kvinnan är
stor
(la femme est grande
), husen är
stora
(les maisons sont
grandes
), kvinnorna är stora
(les femmes
sont grandes
), det stora huset
(la grande
maison
), den stora kvinnan
(la grande
femme
), de stora husen
(les grandes
maisons
), de stora kvinnorna
(les grandes
femmes
), ett stort hus
(une grande
maison
), en stor kvinna
(une grande
femme
), stora hus
(de grandes
maisons
), stora kvinnor
(de grandes
femmes
). Et en danois : huset er stort
(la maison est grande
), kvinden er stor
(la femme est grande
), husene er store
(les maisons sont grandes
), kvinderne er
store
(les femmes sont grandes
), det store
hus
(la grande maison
), den store
kvinde
(la grande femme
), de store
huse
(les grandes maisons
), de store
kvinder
(les grandes femmes
), ett stort
hus
(une grande maison
), en stor
kvinde
(une grande femme
), store huse
(de grandes maisons
), store kvinder
(de
grandes femmes
).
Bon, je pense que je suis entré dans suffisamment de détails, je ne
vais pas vous raconter les histoires de comparatifs et de superlatifs
(ben oui, j'ai triché en disant qu'il y avait 4 cas fois 2 nombres
fois 3 genres fois 2 niveaux de détermination = 48 combinaisons : il
faut encore multiplier par 3 degrés de comparaison), et des langues
qui ont décidé de façon purement vexatoire de ne pas être d'accord sur
la question de savoir si les comparatifs s'infléchissent (et hop, une
variable booléenne à mettre de plus dans la fonction que le cerveau
doit évaluer à toute vitesse : est-ce ce machin est un comparatif
et est-ce que dans la langue que je suis en train de parler en ce
moment les comparatifs s'accordent ?
). Je ne m'étends pas non
plus sur la grammaire de l'islandais, qui colle de toute façon avec le
système historique que j'ai présenté plus haut.
Si vous vouliez juste un conseil quant à savoir quelle langue apprendre, apprenez l'anglais : il n'est peut-être pas idéal au niveau vocabulaire et prononciation, mais au moins il ne vous demande pas de réfléchir dix secondes à chaque fois que vous voulez utiliser un adjectif. Moi je vais réviser mon norvégien en regardant Okkupert ce soir à la télé.