J'ai écrit le texte qui suit il y a presque trois ans, et je le retrouve maintenant en m'étonnant de voir à quel point je suis toujours parfaitement d'accord avec ce que j'y disais. C'est la conclusion de mon récent fragment qui m'incite à dénicher ce petit essai ; mais aussi le fait que, quand a débarqué hier soir à la K-fêt de l'ENS un garçon que je considère comme un des plus beaux que je connaisse, j'ai trouvé presque douloureuse la contemplation de ce visage et de ce corps si parfaits.
Je n'ai jamais bien compris ce qu'on appelait un esthète
, et
quelque part il est absurde d'envisager une seule seconde que je
puisse en être un vu à quel point j'ai des goûts de chiotte, tout le
monde le sait bien. Néanmoins, je me suis livré à quelques (embryons
de) réflexions sur mon rapport au Beau et à la Beauté.
Et ma principale constatation (parfaitement banale, au demeurant,
je pense) est que le Beau est pour moi constamment une source à la
fois de désir et d'insatisfaction (souffrances
est trop fort
— mais cela va plus loin que de l'insatisfaction, ou en tout cas
celle-ci n'est pas sans conséquences).
La forme de beauté qui me touche le plus en ce sens, et à partir de laquelle j'ai commencé à me poser la question, c'est la beauté humaine —et dans mon cas plus spécifiquement (mais pas uniquement) masculine. Quand je déambule dans la rue, systématiquement, je mate — euh, pardon, on va prendre un terme plus recherché — je dévisage avec concupiscence, donc, tous les garçons un peu mignons qui croisent mon chemin. (Bon, il est vrai que j'ai tendance à faire ça avec une certaine discrétion, en fait, malgré moi, et que j'évite plutôt les regards, donc ça ne se voit pas forcément trop.) Je peux me dire que c'est de la frustration sexuelle de plus haut niveau, mais en fait, je ne crois pas. C'est plutôt de la tristesse que je ressens, et chaque beau visage croisé me fait mal : tristesse de ne pas posséder cette beauté — dans les deux sens que cela a (de ne pas être aussi beau, et de ne pas avoir aussi beau). Je pourrais coucher tous les jours avec les plus beaux éphèbes de la Terre, et me savoir moi-même aussi beau qu'eux, ça ne comblera pas, je crois, mon insatisfaction par rapport à cette beauté, parce qu'elle est par essence insaisissable. (Hum, je ne dis pas que je cracherais sur cette proposition, non plus ! Ça me satisferait pour d'autres choses, indubitablement.) On aura beau prendre dans ses bras les créatures les plus parfaites, ou regarder inlassablement tel Narcisse son propre reflet parfait dans l'eau d'un fleuve, ce n'est pas la Beauté elle-même qu'on attrapera ainsi — et il y aura toujours plus beau et plus séduisant au coin de la rue pour vous rendre désireux ou jaloux. Même : la beauté qu'on peut avoir dans les bras rappelle celle qu'on n'a pas dans le miroir, et celle qu'on peut voir dans le miroir celle qu'on n'a pas dans les bras, l'une et l'autre se rient de mon incapacité à la fixer.
Et je ne parle même pas de la beauté particulière, si moqueuse dans
son innocence, de la jeunesse, qui crie cruellement : Et toi,
qu'as-tu fait de ton adolescence ? pourquoi n'est-tu pas, toi, à cette
place ?
Celle-là peut causer une véritable souffrance.
Mais, comme je le disais, mon appréciation de la beauté humaine ne se limite pas à ceux que je vois avec une arrière-pensée éventuellement sexuelle. Je peux aussi m'étonner — mais c'est plus rare — de la beauté d'une jeune femme quand je vois un visage lisse et un regard clair. Ou la beauté d'un enfant. Ou même d'un vieillard (c'est encore plus rare, mais c'est parfois d'autant plus frappant). Et toujours il y a quelque chose dans le spectacle de cette beauté qui me rend, sinon triste ou malheureux, du moins pensif, méditatif, déçu.
Il en va de même lorsque je contemple la photo, disons, d'un majestueux tigre du Bengale. Évidemment je n'ai aucune envie d'être un tigre — je ne pense pas que ce soit là une vie heureuse ou agréable, et les tigres n'ont sans doute pas, et en tout cas n'ont évidemment pas dans notre sens, conscience de leur beauté. Je n'ai pas non plus envie d'avoir un tigre comme animal de compagnie (c'est dangereux, c'est encombrant, et on a du mal à le caresser affectueusement). Et pourtant cette beauté féline m'appelle distinctement, de son chant de Sirène, mais m'appelle où ? Je ne sais pas.
Je peux ensuite multiplier les exemples.
La musique… Rien de plus insaisissable que la musique ! Par essence, elle est temporelle : elle ne peut pas se figer ou se laisser attraper en un instant arrêter. Je ne sais ni la composer ni l'interpréter — je ne peux que l'écouter. Si un morceau me plaît, je l'écoute, je le réécoute, je le réécoute encore à l'infini, jusqu'à ce qu'à un moment il cesse de me plaire : à vouloir en attraper la beauté, je l'ai mise en fuite, et je me retrouve avec plus rien. Avec le temps, la beauté reviendra dans le morceau, mais jamais comme au départ. De plus, pendant un moment, quand j'ai trop écouté un même morceau en boucle, je ne peux apprécier plus aucune musique : ni celle que j'ai abusivement répétée car je ne la supporte plus, ni les autres car je ne plus rien entendre d'autre.
La littérature et la poésie ? Au moins je peux en écrire moi-même,
et même si elles valent ce qu'elles valent, c'est-à-dire guère mieux
que ça, c'est un progrès par rapport à la musique pour ce qui est de
la « saisissabilité » de la beauté. Pourtant ! Quand je lis un
roman, soit il ne me plaît pas et alors ce n'est pas la peine d'en
parler ici, soit il me plaît et alors je le dévore le plus vite
possible : mais une fois qu'il est fini, je reste forcément sur ma
faim. C'est insupportable : avant la fin, je suis pressé d'arriver à
celle-ci (surtout si le roman est long) — et dès que j'y suis je
suis triste qu'il ne me reste plus rien à lire. Et c'est à peu près
pareil (en plus lent) quand j'écris moi-même. Pour ce qui est de la
poésie, je peux trouver très beaux des vers (et enrager de ne pas
pouvoir écrire de telles choses moi-même…), mais à force de les
répéter, je finis par les vider de leur substance, et je lève les bras
au ciel en m'exclamant comme le tragique héros qu'on sait : Words, words, words !
Les arts graphiques, alors ? J'avoue pourtant que j'ai du mal à rester plus de quelques minutes devant un tableau ou une image, aussi beau que je le trouve. Et pourtant dès que je m'en écarte, j'éprouve le besoin d'y revenir, car je n'ai aucune mémoire visuelle. Pendant que je contemple l'image, je suis attristé de voir qu'elle reste toujours la même : le monde qui est derrière n'est qu'un regard sur une scène précise, et je ne peux ni changer le point de vue ni voir le passé ou le futur de cette scène. La beauté est derrière le tableau, et me nargue dans mon incapacité à m'en rapprocher. Le problème est assez semblable quant au cinéma : l'image, cette fois, bouge, et j'ai l'impression de ne jamais avoir le temps d'attraper cette beauté au vol — mais si on fait une pause le résultat est ridicule, car la beauté est aussi dans le mouvement.
Quant aux spectacles de la nature… Je me suis réveillé récemment en pleine nuit, j'ai ouvert ma fenêtre et regardé le ciel : juste devant moi, la constellation d'Orion brillait d'une clarté magnifique, d'une netteté incomparable. Mais quelle moquerie ! C'est là me rappeler que je suis coincé sur cette planète et que, de toute façon, cette beauté que je vois dans les cieux, ce sont des boules de plasma incandescent qu'il ne ferait pas bon voir de plus près. Le problème, c'est que ce ne sont pas les étoiles d'Orion elles-mêmes, mais bien la Beauté derrière la constellation, que je veux observer de plus près.
C'est toujours pareil : il y a clairement un motif commun
à tous ces exemples, que je résume à chaque fois en je n'arrive pas
à saisir la Beauté
, même si c'est peut-être un peu simpliste (et
un peu un cliché) de dire ça.
Tiens, je vais citer Méphisto disant autre chose, pour une fois, que
une partie de cette force…
: cette fois, c'est Faust qu'il
définit, et c'est à Dieu qu'il parle :
Vom Himmel fordert er die schönsten Sterne
Und von der Erde jede höchste Lust,
Und alle Näh und alle Ferne
Befriedigt nicht die tiefbewegte Brust.
Je sais déjà quelle est la réponse Zen à ma question comment
peut-on apprendre à être en paix avec la Beauté et à ne plus souffrir
par elle ?
. C'est de se rappeler que la Beauté n'est pas dans ce
qu'on observe : elle est dans l'oeil proverbial du proverbial
spectateur. C'est de se rappeler que le plaisir de la Beauté est
par définition dans son observation et non dans sa capture
qui la détruit. Qu'au lieu de me laisser obséder par la dualité entre
le Beau et le Laid et d'essayer de figer le Beau je dois créer la
Beauté dans tout ce qui m'entoure en comprenant mon propre regard.
Trouver la Beauté c'est comme trouver le
Bonheur : la recherche peut tuer l'objet recherché tant qu'on
s'obstine à ne pas le voir en soi, créé par soi, là où on le veut.
Malheureusement, parfois, il est bien plus facile de prodiguer les bonnes leçons de Maître Zen que de les appliquer à soi-même.
Je pense tristement à Oscar Wilde. Cet homme, toute sa vie, a passionnément vénéré la Beauté. Parfois, il l'a produite ; parfois, il l'a trouvée, autant qu'on peut la trouver, c'est-à-dire éphémère et effarouchée. Il est mort seul, brisé, et abandonné de tous et surtout de cette Beauté qu'il adorait. Laissons-lui le dernier mot :
We are all in the gutter. But some of us are looking at the stars.