Méta : L'entrée qui suit a été essentiellement
écrite en février 2016, laissée en plan et jamais finie ; j'essaie de
me forcer un peu à publier des entrées qui, comme ça, moisissent dans
mes cartons. Comme je n'ai pas envie de la reprendre complètement (ce
qui serait la garantie que je ne la publierais jamais), je laisse
telles quelles certaines choses écrites en 2016 (et qui font donc
référence à événements d'alors comme récents
) et j'en modifie
d'autres ; je n'ai pas non plus envie d'éclaircir systématiquement ce
qui a été écrit quand, donc on me pardonnera un certain flou temporel
dans ce qui suit. De même que je dois demander pardon pour le
caractère un peu désordonné de ce texte (surtout sa fin), puisque je
ne savais plus vraiment où je voulais en venir et j'ai complété comme
j'ai pu.
Ajout : ce fil Twitter exprime grosso modo les mêmes idées que le très long billet ci-dessous mais de façon probablement plus claire et certainement plus digeste (ou en tout cas, il résume ma propose position vis-à-vis des règles linguistiques).
⁂
Dans une entrée récente [récente
en février 2016, donc…] j'avais choisi d'entrer en matière en
défendant, de façon un peu provocatrice, une phrase écrite dans
l'entrée précédente (…dans le
cadre d'un cours
# j'enseigne à un groupe de ce cours
[les
cours de notre école sont divisés en groupes d'élèves, parfois
spécifiques à un cours, donc il s'agit bien d'un groupe de ce cours]
→ …dans le cadre d'un cours dont j'enseigne à un groupe
). Il
s'agissait d'un prétexte pour entrer en matière et réfléchir aux
différentes subtilités dont les grammaires ne parlent essentiellement
jamais concernant les subordonnées relatives. Mais aussi d'une façon
de troller les prescriptivistes linguistiques que je sais très
nombreux parmi les Français. Et de fait, la petite provocation a
marché encore mieux que ce que j'avais imaginé, puisque les
commentaires, très nombreux, ont presque totalement ignoré le corps de
ce que j'avais écrit sur les relatives (ou, pire, ont cru ou fait
semblant de croire que tout tournait autour de la phrase douteuse ou
cherchait à la justifier), et se sont focalisés sur le caractère
grammatical ou non de la phrase de l'entrée précédente ou sur les
autres reproches qu'on peut lui faire. (Il s'est ainsi agi de savoir
si un cours peut être divisé en groupes, si on peut enseigner à des
élèves
ou si on doit enseigner des élèves
, s'il est correct
d'écrire une page d'un livre
avec deux articles indéfinis,
etc.) Je ne peux pas vraiment m'en plaindre : qui sème le troll
récolte la chienlit. (Et il me faut avouer que la discussion sur les
interactions entre l'article indéfini et les compléments du nom
n'était pas dénuée d'intérêt.)
Mais très peu de temps après, la sphère
politico-médiatico-blablatique nationale a été prise d'une agitation
analogue. À part qu'elle orbite à un niveau nettement inférieur aux
commentaires de mon blog , ladite sphère a surtout
prouvé la fascination elle-même fascinante qu'ont les Français pour le
prescriptivisme. Ne serait-ce que dans le résumé, par ailleurs
totalement erroné, que j'ai vu passer du point de départ de
cette phrénésie : L'Académie a décidé de supprimer les
accents circonflexes.
There are so many things
wrong with this, I don't know where to start.
En fait, on dirait un titre du Gorafi.
Rappelons, donc, qu'il s'agit d'une proposition de rectification de
l'orthographe qui remonte à 1990, élaborée à l'initiative du Premier
ministre français Michel Rocard, et dans laquelle l'implication de
l'Académie française est, disons, oblique, si ce n'est que son
secrétaire perpétuel d'alors, Maurice Druon, a présidé le groupe de
travail et que l'Académie a ratifié les conclusions.
(Le texte
officiel est ici, tiré du Journal Officiel éditions
des documents administratifs du 6 décembre 1990, et hébergé sur un
site qui est indiscutablement celui de l'Académie française.)
Rappelons aussi que c'est en 2008 que l'Éducation nationale française
a recommandé à ses personnels d'enseigner l'orthographe rectifiée, et
je crois dès 1990 de ne plus compter comme fautes les graphies
nouvelles. De même, les anciennes orthographes ne comptent pas non
plus comme fautes dans les dictées (je souligne, parce que c'est un
tropisme commun des prescriptivistes de penser que non seulement
l'écriture correcte existe mais aussi qu'elle est unique). Cela fait
belle lurette que tous les bons correcteurs orthographiques sur
ordinateur proposent le choix entre orthographe classique
(i.e., d'avant la réforme de 1990, classique
est un peu
abusé), orthographe réformée
(rectifiée
est sans doute
plus précis) ou, seul choix sensé en vérité, la réunion des deux. En
fait, la seule chose qui a changé récemment [en 2016], c'est
apparemment que quelques manuels scolaires ont été mis à jour, et ce
ne sont même pas les premiers. Je soupçonne surtout qu'un journaliste
imbécile cherchait un sujet à mettre dans son journal de 13h. Ou
peut-être qu'il cherchait lui aussi à troller les prescriptivistes,
auquel cas il a réussi : je suis impressionné par le nombre de gens
que j'ai entendus se lamenter de la disparition des accents
circonflexes ou du ‘i’ de oignon
(le fait que les exemples
soient à peu près toujours les mêmes me laisse penser qu'il y a sans
doute eu une source unique, et probablement journalistique), sur l'air
de ah, c'était mieux âââvant, les élèves ne sauront plus écrire
et un petit parfum de nostalgie de la IIIe République : comme s'il n'y
avait pas de problème plus pressant en France, ou même dans
l'enseignement primaire et secondaire en France. Et face à cette
levée de boucliers, on a vu la (nouvelle) secrétaire perpétuelle de
l'Académie française mentir effrontément en prétendant que son
institution n'était pour rien dans l'histoire. • Maintenant, je ne
parlerai pas du fond de la réforme : à ce sujet, je renvoie
à cette
entrée du blog Charivari à l'école et au rapport
officiel lui-même
(revoici
le lien), qui justifie ses choix mieux que je ne saurais le
faire.
Mais il y a des choses terriblement françaises dans ce débat. Pour commencer, le fait d'oublier totalement que la francophonie ne se limite pas à la France. L'idée que l'Académie française, ou l'Éducation nationale française, mais en fait n'importe quel groupement d'organismes officiels ou non, aurait le pouvoir de décider des choses sur une langue vivante : pas seulement parce qu'elle est parlée par 200 millions de personnes et officielle dans 29 pays, mais parce qu'elle est, justement, naturelle. La France peut, évidemment, décider ce qu'elle enseigne dans ses écoles ; mais elle peut aussi décider d'enseigner que π vaut exactement 3.14 ou que les araignées sont des insectes : ça ne rendra pas la chose vraie ; il est indéniable que ce que l'Éducation nationale française enseigne aura beaucoup d'influence sur la manière dont le français s'écrira, mais influencer et réglementer ne sont pas la même chose.
⁂
Rappelons donc brièvement en quoi consiste, au moins tel que je le comprends, le débat entre prescriptivisme et descriptivisme en matière linguistique. Mais peut-être qu'il vaut mieux commencer par expliquer ce que le débat n'est pas.
Premier malentendu : la
question du prescriptivisme n'est pas celle de savoir si tout
le monde est libre d'écrire comme il le veut. Ça c'est une
question qui n'a pas de sens parce que ça dépend ce qu'on entend
par libre
. Indubitablement, il n'y a pas de police de
l'Académie française qui va débarquer chez vous parce que vous auriez
écrit il faut qu'on voit
: peut-être que c'est dommage, mais je
vous assure, vous avez le droit d'écrire ça comme ça si ça
vous plaît, et personne ne le nie. Je ne pense même pas qu'il y ait
des cas autres qu'anecdotiques où un acte juridique aurait été entaché
de nullité à cause d'une « faute » d'orthographe, à moins qu'elle
cause une réelle confusion sur le sens
(comme : laquelle
somme je lui rendrai dans ce château où/ou je l'épouserai
), ni
qu'il y en ait eu beaucoup où on doutait véritablement si un texte
était ou non écrit en français : donc l'orthographe et la grammaire ne
sont pas des questions juridiques. Bien sûr, si votre travail
consiste à écrire des textes pour le compte d'un autre (par exemple,
des articles dans un journal, des livres qu'un autre signera, des
rapports pour un organisme quelconque), on vous imposera peut-être
d'orthographier de telle ou telle manière : de même si vous enseignez
le français en primaire ou collège en France, vous n'êtes peut-être
pas libre d'écrire comme vous le voulez dans l'exercice de vos
fonctions. Et bien sûr aussi, la liberté d'écrire comme vous le
voulez ne fait pas obstacle à la
liberté des autres de trouver que vous écrivez mal, ou que c'est
pénible à lire.
Deuxième malentendu : la
question du prescriptivisme n'est pas non plus celle de
savoir si une langue obéit à des règles. Indubitablement, la
phrase le chat est noir
est du français tandis que zfsbune
hjges aeulha
n'en est pas, ou de façon plus subtile, du aucune
besace être dans
ou le chatte suis noirs
ne sont pas du
français parce que personne ne pense qu'elles en sont. Le
débat va déjà porter un peu plus sur la question de savoir si il
faut qu'on voit
est ou n'est pas du français ; mais en tout cas,
les prescriptivistes comme les descriptivistes reconnaissent que tout
n'est pas noir ou blanc (pas plus les chats que les règles de
grammaire).
Troisième malentendu : le
fait de rejeter le prescriptivisme ne signifie pas qu'on ne
puisse pas juger telle ou telle façon d'écrire préférable à une
autre. Le fait d'être choqué, par exemple, qu'un journal
imprimé contienne une tournure comme pour qu'on voit
ou malgré que
ou quelque chose de ce genre, ne signifie pas
forcément qu'on soit prescriptiviste : de même qu'on pourrait être
choqué de lire dans le même journal les mots enculé de ta mère
(sans guillemets autour), qui sont pourtant indiscutablement français
et grammaticalement impeccables, ou être exaspéré par les journalistes
qui désignent Marseille comme la cité phocéenne
et Lyon
comme la capitale des Gaules
(oh que je déteste ces
tournures !).
Le point de vue descriptiviste sur la grammaire sera sans doute plus compréhensible si je le rapproche du point de vue qu'a à peu près tout le monde sur le style : bien sûr qu'on peut avoir une affinité personnelle, une prédilection particulière et totalement subjective, pour le style de tel ou tel écrivain ou orateur ; bien sûr aussi qu'on peut trouver telle ou telle façon de s'exprimer complètement incompréhensible. Mais il n'y a pas de règles objectives permettant de définir ce qu'est une phrase bien tournée. Le prescriptiviste n'est pas prescriptiviste seulement en ce qu'il a un avis sur la langue, il l'est surtout en ce qu'il prétend que son avis est objectif, découlant d'une norme.
Quatrième malentendu : le
prescriptivisme n'est pas un jugement moral. Ce
malentendu vient sans doute de l'usage du terme faute
d'orthographe
: la différence entre une faute
et
une erreur
devrait être, j'imagine, que le mot faute
tend à avoir une connotation morale que l'erreur
n'a pas ;
néanmoins, ce n'est pas systématique (la fameuse phrase de
Talleyrand, c'est pire qu'un crime — c'est une faute
joue sur
l'ambiguïté du dernier mot), d'ailleurs le mot faux
lui-même
n'a pas cette connotation, et on peut donc parfaitement parler de
faute de calcul ou de faute d'orthographe pour parler d'une erreur (si
on admet, dans le second cas, que le concept a bien un sens !) sans
connotation morale. Les prescriptivistes, donc, sont de l'avis
que pour qu'on voit
est incorrect, cela ne signifie
pas que ce soit mal de l'écrire, pas plus qu'il
n'est mal d'écrire 2+2=5
(c'est
seulement faux : c'est peut-être mal d'essayer de le
faire croire à votre petit neveu qui apprend à compter, mais
se tromper n'est pas condamnable).
Ceci étant, si je défends le prescriptivisme sur ce point, je reste néanmoins persuadé que nombre de prescriptivistes ont bien une attitude mentale proche du jugement (moral) quand ils dénoncent une faute d'orthographe ou de grammaire : peut-être pas dans un cas particulier, mais quand ils en dénoncent la fréquence dans la langue contemporaine (souvent perçue comme décadente, ça va avec le genre de personnages et parfois avec la nostalgie de la IIIe République).
Cinquième malentendu : personne ne nie que la langue évolue, et que des tournures qui eurent semblé parfaitement naturelles il y a cent, deux cents ou a fortiori cinq cents ans semblent maintenant bizarres ou incompréhensibles, la réciproque étant encore plus évidente. Mais cette évolution de la langue va se comprendre différemment selon le point de vue qu'on adopte, et pour le descriptiviste sera plutôt analogue à l'évolution d'une espèce biologiste tandis que pour le prescriptiviste elle se comparera plutôt à l'évolution du droit (qu'il soit codifié ou jurisprudentiel).
Sixième malentendu : personne ne nie que certains manient la langue avec plus d'aisance que d'autres, ni qu'il y a plusieurs registres et niveaux d'une langue qui reste, malgré tout, une même langue. Néanmoins, l'accord s'arrête assez vite : si un descriptiviste considère que les discours de Mme Carrère d'Encausse, quel que soit le goût personnel qu'on peut avoir pour son style, est exactement autant du « français » et digne d'être étudié comme tel, que celui qui est parlé entre les candidats de la Nouvelle Star, le prescriptiviste va avoir tendance à considérer que celui-là est plus correct que celui-ci, ou du moins plus fiable comme indicateur de ce qui est correct.
Les biologistes sérieux rigolent quand on suggère que l'être humain
serait plus évolué
que la Drosophila melanogaster (s'il
y en a qui ont besoin d'une réfutation : les deux ont la même durée
d'évolution, et la mouche a même plus de générations la séparant du
premier organisme vivant sur Terre donc logiquement ce serait plutôt
elle la plus évoluée). Je pense qu'il y a un mécanisme psychologique
analogue — une tentative de justification scientifique d'une
« supériorité » ressentie — dans la manière dont certains considèrent
des formes de langue ressenties comme moins correctes. Mais tout ceci
fait partie des explications psychologiques et sociologiques derrière
le débat, pas du débat lui-même.
Septième malentendu : ce
n'est pas qu'une question d'institutions. L'Académie française
est certainement un point de mire du prescriptivisme, notamment parce
que ces statuts lui donnent la principale fonction de travailler
avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles
certaines à notre langue et à la rendre pure
, et parce que son
caractère officiel la font paraître encore plus naturelle dans une
fonction normatrice (même si j'ai souligné ci-dessus que la
correction de la langue n'est pas une question juridique) ; mais le
prescriptivisme français n'est pas apparu en 1635 et il y a des
prescriptivistes dans des langues qui ne peuvent pas se prévaloir
d'une institution analogue. À défaut d'Académie ou de dictionnaire
d'icelle, le prescriptiviste se tournera vers des lexicographes et
grammairiens de référence, les « bons auteurs » qui font le « bon
usage » (les premiers étant bons en ce qu'ils suivent le second et le
second étant bon en ce qu'il est défini par les premiers).
Je commence à en avoir assez de compter les malentendus, mais je
veux encore souligner que je ne
veux pas parler d'éducation car c'est un débat supplémentaire de
savoir comment on doit enseigner la langue française, parlée et
écrite, aux enfants ou aux étrangers et quelles conséquences tirer
dans ce domaine du débat général entre prescriptivisme et
descriptivisme qui est déjà assez compliqué comme ça. Le fait que
quelque chose échappe à une norme ne signifie pas qu'on ne va
pas enseigner à l'école quelque chose qui y ressemble : je pourrais
donner dans ce sens l'exemple des notations mathématiques (il y a des
articles publiés par des mathématiciens renommés qui
écrivent X+Y pour la réunion de deux ensembles
et XY pour leur intersection : néanmoins, on ne
va pas enseigner ces notations au lycée, et on va même sans doute
compter leur usage comme une faute, à moins que l'élève ait
explicitement attiré l'attention sur le fait qu'il utiliserait ces
notations, et même dans ce cas le correcteur sera, au minimum, agacé ;
de même, il n'y a rien d'intrinsèquement contradictoire avec le fait
de refuser l'affirmation selon laquelle pour qu'on voit
serait
incorrect et de quand même souhaiter son usage dans l'enseignement
primaire et secondaire). • Bien sûr, le descriptiviste est face à un
nouveau débat (qui est peut-être même le débat intéressant) :
s'il n'y a pas de norme naturelle du langage, et notamment du langage
écrit, que doit-on enseigner à l'école ? — là où, pour le
prescriptiviste, une réponse s'impose, celle d'enseigner le
français correct, ou au moins un sous-ensemble du français
correct (comme on enseigne des mathématiques correctes, du moins on
l'espère). De nouveau, je choisis de rester à l'écart de ces
questions. Mais même si je ne veux pas parler d'éducation pour
en débattre, je dois souligner que je suis persuadé que
l'attitude prescriptiviste que tant de gens adoptent vis-à-vis de la
langue tire ses origines de la manière dont on leur a enseigné
l'orthographe et la grammaire à l'école.
Et de même que le débat de savoir si le français a des normes est
différent de celui de savoir quelles règles on veut voir enseignées à
l'école, il est encore
différent de celui de savoir quelles règles chacun veut suivre, à
titre individuel : je veux dire par là qu'on peut parfaitement
être descriptiviste et être horrifié de se rendre compte qu'on a
soi-même écrit pour qu'on voit
, parce que même si on ne pense
pas que la notion de faute
ait un sens dans l'absolu, et de
fait beaucoup de gens l'écrivent, on a peut-être décidé pour
soi-même qu'on ne veut pas l'écrire comme ça, peut-être même en
suivant les avis des grammairiens prescriptivistes (qu'on traite comme
des recommandations et non comme une norme).
Peut-être que les descriptivistes vont certainement avoir moins
tendance à signaler aux autres telles ou telles bizarreries
(« erreurs ») de leur façon de s'exprimer, mais là aussi ce n'est pas
le cœur du débat que de savoir dans quelle mesure il est malpoli
d'apporter ce genre d'information ou s'il faut être certain qu'elle
sera bienvenue.
Enfin, il va de soi que quand je présente des archétypes du prescriptivisme/-iste et du descriptivisme/-iste, ce sont plus des caricatures qu'autre chose. Quasiment personne n'a de position totalement tranchée sur une question éminemment subtile, ni même parfaitement rangeable sur un axe simpliste comme celui présenté ici. Moi-même, j'ai exprimé une position (en résumé : si X écrit ou dit quelque chose, c'est une faute si, et seulement si, on peut persuader X que c'en est une, i.e., si quand on signale à X la raison pour laquelle on trouve qu'il aurait dû écrire/dire les choses différemment, il va convenir qu'il aurait dû faire autrement ; ceci permet de dire, par exemple, que les fautes de frappe et d'inattention existent, même quand elles sont répandues), qui, si elle n'est clairement pas prescriptiviste, n'est pas non plus la position descriptiviste la plus standard — et comme les gens ne savent pas lire, j'ai été souvent accusé, en défendant cette position, de tomber dans le prescriptivisme par les tenants du descriptivisme et vice versa. Bref, la nuance est évidemment possible. Mais ce n'est pas parce que la frontière n'est pas totalement nette avec le blanc d'un côté et le noir de l'autre que les différences ne sont pas très importantes (c'est le paradoxe standard du « tas de sable »). [Ajout : cf. aussi cette entrée ultérieure.]
•
Ayant dit tout ce que le débat n'est pas, je n'ai presque plus rien à dire sur ce qu'il est.
Le prescriptivisme, donc, au moins tel que je le comprends, est l'idée qu'il existe une norme de telle ou telle langue naturelle — le français, pour fixer les idées —, qui définit un français correct, et, par opposition, qu'il existe un français incorrect. Comme je l'ai écrit ci-dessus, cette norme peut se concevoir comme explicite, peut-être publiée par une institution dont c'est le but avoué comme l'Académie française à travers son Dictionnaire ou peut-être par référence à des grammairiens éminents (le Bon Usage de Maurice Grevisse est souvent une bible des prescriptivistes, ce qui est d'ailleurs étrange parce que, à part pour ce qui est de son titre, ce livre lui-même n'est pas spécialement prescriptiviste dans sa formulation) ; ou bien elle peut être définie de façon implicite par référence à un « bon usage » un peu flou. Les prescriptivistes ne pensent généralement pas que les grammairiens créent les règles de la langue : ils les dégagent comme les juges révèlent dans leurs arrêts les principes généraux du droit et de la jurisprudence. Parfois cette idée est poussée jusqu'à imaginer un « génie » de la langue (qui descend sans doute sur la coupole où les Académiciens sont réunis comme l'Esprit Saint doit descendre sur le Sacré Collège réuni en conclave).
Le descriptivisme, par opposition, rejette l'idée qu'il existe une norme de la langue : plutôt que la comparaison au droit, il préfère celle à la biologie — il existe indiscutablement des lois du vivant, mais si on observe quelque chose qui contredit ces lois c'est que les lois étaient fausses ou incomplètes, ce n'est pas la drosophile qui a tort. Pour le descriptiviste, il n'y a donc pas de français incorrect (pas plus qu'il n'y a de forme de vie incorrecte) : si c'est du français, c'est du français, un point c'est tout. Et l'idée de chercher à dire aux Français comment « il faut » parler français est aussi bizarre que si un biologiste essayait de dire aux drosophiles comment elles doivent se reproduire.
Il y a néanmoins un point sur lequel le descriptivisme rencontre,
sinon ses limites, du moins un certain débat interne : c'est la
question de la prééminence donnée au locuteur natif. Si un
touriste demande où se trouve le rue de Rivoli ?
, est-ce du
français correct ?, ou, si la question précédente n'a pas de sens,
est-ce simplement du français ? Les locuteurs natifs disent
toujours la rue
: du coup, beaucoup de prescriptivistes vont
attacher plus d'importance, ou même uniquement de l'importance, au
français tel que parlé par ces fameux locuteurs natifs
, ne
serait-ce que pour ne pas avoir à décrire tous les mots français comme
pouvant occasionnellement prendre l'un ou l'autre genre. L'ennui,
c'est qu'un locuteur natif, ce n'est pas quelque chose de parfaitement
bien défini, et il y aurait quelque chose d'ironique pour un
descriptiviste à rejeter l'intuition de Samuel Beckett ou Milan
Kundera sur la langue française alors que les prescriptivistes les
considèrent certainement comme faisant partie des « bons auteurs » qui
définissent le « bon usage ». L'autre difficulté, c'est que l'écrit
n'est natif pour personne (bon, la parole ne l'est pas non plus, mais
la manière dont on apprend l'un et l'autre est assurément
différente).
La question se pose aussi de savoir si on doit considérer les
lapsus et les fautes de frappe comme faisant partie des variations de
la langue dignes d'être étudiées (il pourrait arriver à un Français
d'écrire le rue de Rivoli
parce qu'il aurait d'abord
écrit le boulevard de Rivoli
puis aurait remarqué que c'était
une rue et pas un boulevard, et oublié de changer l'article — beaucoup
des fautes(?) de français sur ce blog sont dues à ce phénomène).
Comme je le rappelais plus haut, tout n'est pas blanc et noir. • C'est
pour contourner ces difficultés que je penche, pour ma part, pour le
critère que j'ai mentionné plus haut (et dont je ne prétends pas qu'il
soit parfait !) : une faute dans un texte parlé ou écrit est quelque
chose que l'auteur souhaiterait corriger si on attirait son
attention dessus, ou, a contrario, un
texte correct est un texte prononcé ou écrit en « toute
connaissance de cause » (étant entendu que toute connaissance
peut impliquer la consultation de grammaires censément normatives, si
et seulement si l'auteur du texte le souhaite). Ce critère me permet,
au moins en principe, de ne pas compter les fautes de frappe ou les
lapsus comme du français (ne serait-ce que celles qui constellent ce
blog), et aussi d'écarter le où se trouve le rue de Rivoli ?
car le touriste avait probablement l'intention d'utiliser le
genre du mot rue
donné par les dictionnaires. A
contrario, quand un écrivain ou un poète — mais nul besoin
d'être écrivain ou poète pour ça — choisit consciemment
d'innover, que ce soit pour la sonorité, l'élégance, la logique, ou
toute autre raison, ce n'est pas une faute : comme l'écrit Gide — à
moins que ce ne soit Flaubert — dans son journal, il est certaines
hardiesses, certains tours que je maintiens, en dépit des puristes ou
des cuistres ; certaines “fautes” qui ne sont pas fautes à mes yeux,
ou qui sont fautes conscientes et volontaires
. On parle parfois
de licence poétique
, mais cela suggère l'idée répugnante que
les écrivains ou les poètes auraient droit à ces licences
qui
seraient interdites au commun des mortels. Ceci étant, une difficulté
avec la définition de faute
que je propose est qu'elle n'est
pas très opérationnelle : il est difficile de savoir ce qui passait
dans la tête des gens quand ils ont dit ou écrit quelque chose.
Mais je reviens au prescriptivisme et au descriptivisme. Il est
parfaitement permis de penser que la question n'a pas vraiment de
sens, que c'est uniquement une querelle de langage (je veux dire, de
méta-langage) pour savoir ce qu'est une norme
ou ce que
signifie correct
. On peut être à la fois descriptiviste et
descriptiviste du prescriptivisme, c'est-à-dire considérer à la fois
la langue comme un phénomène scientifique à observer sans chercher à
le contrôler, mais aussi la ou les norme(s) préconisée(s) par les
grammairiens prescriptivistes comme faisant partie du phénomène
général de la langue française. • Si la recherche académique sur la
linguistique est naturellement descriptiviste, parce qu'un
scientifique est là pour observer un phénomène naturel, pas pour
chercher à le normaliser, il n'est évidemment pas interdit à un
linguiste qui dans la journée serait descriptiviste en tant que
chercheur de publier le soir une grammaire prescriptiviste : il n'y a
pas plus de contradiction que pour un biologiste spécialiste de
l'alimentation des félins dans la nature de nourrir son propre chat
domestique. (Zut, je suis à nouveau en train d'expliquer ce que le
débat n'est pas.)
J'ai donné plusieurs fois ci-dessus l'exemple du bout de
phrase pour qu'on voit
: d'après les prescriptivistes, elle est
toujours incorrecte (oui, d'accord, ça pourrait être correct
dans il pèse le pour qu'on voit et le contre qu'on ne voit pas
,
mais vous avouerez que c'est un peu tarabiscoté notamment par
l'absence de ponctuation). Il faut écrire pour qu'on voie
. Si
on
considère ce
graphe produit par Google Ngrams [cliquez
sur search lots of books
si le lien ne marche pas
directement], l'interprétation qu'en feront un prescriptiviste et un
descriptivistes sera différente : pour le premier, il y a une faute
qui a commencé à se répandre vers 1940, pour le second, la langue est
en train d'évoluer. (Une simple recherche Google m'annonce 87800
réponses
à pour
qu'on voie
et plus de vingt fois plus
à pour
qu'on voit
: je pense que c'est un artefact de la manière dont
Google compte, mais la seconde réponse fournit indiscutablement
beaucoup d'exemples de gens dont le français est probablement la
langue maternelle et qui écrivent avec un -t. Accessoirement, il n'y
a quasiment personne qui écrive voye
, donc le Gorafi que je
citais ci-dessus a tort. )
Pour les descriptivistes, le concept même de faute d'orthographe
/ de grammaire fréquente
est en gros un oxymore : si quelque chose
est fréquent, c'est que c'est la forme normale ; et le
concept de faute que tout le monde fait
est encore plus
contradictoire.
Une grammaire prescriptiviste va tenter de vous convaincre
d'écrire il faut qu'on voie
et de ne jamais remplacer ce -e par
un -t. Une grammaire descriptiviste, mais c'est difficile à trouver,
devrait vous signaler que les deux formes se trouvent (reste ensuite à
faire entrer cette description dans un cadre plus général : est-ce
parce que pour que
peut être suivi de l'indicatif ?
probablement pas, car on ne trouve pas de pour qu'il vient
dans
Google Ngrams : il faut donc conclure que voit
est une forme
alternative du subjonctif de voir
à la troisième personne du
singulier — voilà le genre d'affirmations qui font frémir d'horreur
les prescriptivistes, et je suppose qu'il faut conclure que le
Bescherelle est prescriptiviste). Néanmoins, on peut aussi adopter
une position intermédiaire et, entre différentes formes entre
lesquelles on pourrait hésiter, en conseiller une sans pour
autant prétendre que les autres soient incorrectes.
(Diverses raisons de recommander pour qu'on voie
plutôt
que pour qu'on voit
peuvent être : que c'est la forme la plus
fréquente, que c'est la forme qui provoquera le moins de confusion ou
de surprise à la lecture, que c'est conforme à la règle générale que
sauf pour avoir
et être
le subjonctif présent des verbes
français est toujours en -e à la 3e personne du singulier, que l'autre
forme résulte d'une confusion avec l'indicatif, ou que sais-je encore.
Ces arguments sont plus ou moins prescriptivistes.)
Le Bon Usage de Maurice Grevisse (dont je signalais
ci-dessus que c'est une bible de beaucoup de prescriptivistes) procède
souvent ainsi, mentionnant différentes formes et en indiquant, plus ou
moins explicitement, sa préférence pour une d'elles. À titre
d'exemple (op. cit., §1137(a)1º), il signale que le mode régi
par la conjonction après que
est traditionnellement
l'indicatif, mais qu'on observe une tendance, surtout forte depuis
le deuxième tiers du XXe s., à faire suivre après que du
subjonctif
, et précise encore que cette tendance a fait l'objet
de vives critiques
, c'est donc bien un point de vue descriptiviste
et même descriptiviste du prescriptivisme (néanmoins, Grevisse est
parfois un peu plus prescriptiviste, ne serait-ce que dans le titre de
son ouvrage, et dans son utilisation du symbole ° pour un mot,
tour, etc. n'appartenant pas au français commun ou régulier
— les
termes sont soigneusement choisis pour ne pas prendre position, mais
on soupçonne légèrement qu'il faut comprendre incorrect
). Il y
a donc toutes sortes de nuances possibles entre ne répertorier qu'une
seule forme « correcte » (les plus purs des prescriptivistes ont
tendance à considérer qu'il y a non seulement existence, mais aussi
unicité, de la forme correcte), et répertorier tout ce qui se dit ; et
si on veut conseiller une forme particulière, il y a plusieurs types
d'arguments qui peuvent être avancés entre c'est la forme (la plus)
correcte
et c'est la forme la plus fréquente
.
•
J'ai expliqué que mon point de vue (et je ne suis certainement pas
le seul en cela) ne rentre pas parfaitement dans les cases simplistes
que j'ai appelées descriptivisme
et prescriptivisme
.
(Globalement, j'essaie d'appliquer
le principe
de Postel aux langages naturelles, au moins en ceci : je m'efforce
de garder à l'esprit le caractère subjectif de mes préférences
linguistiques, et ce n'est pas parce que j'applique une loi à ma
propre façon de parler que j'essaie de l'imposer aux autres.)
Néanmoins, il y a un type particulier de prescriptivistes que je
trouve excessivement pénibles, ce sont ceux que j'ai envie d'appeler
les prescriptivistes pourfendeurs
, ce qui colle assez bien avec
ce que d'autres appellent
les nazis de
la grammaire
(et qui
peuvent vite
devenir violents).
Je pense qu'énormément de gens ont une liste d'expressions, de
tournures, de façons de parler, etc., qu'ils trouvent pénibles,
parfois au point de ressentir l'envie de gifler ceux qui les
utilisent. Je viens de dire que j'essaie de réprimer mes propres tics
avant de dénoncer ceux des autres, mais il y en a indiscutablement qui
m'agacent très fortement. Je me suis par exemple forcé à
prendre il faut qu'on voit
comme cas d'espèce dans mes
discussions ci-dessus précisément parce que c'est quelque
chose qui me fait pour ainsi dire « mal aux yeux », mais il y a plein
d'autres tournures auxquelles mes yeux ou mes oreilles sont douillets,
à toutes sortes de niveaux de langues et pour toutes sortes de raisons
plus ou moins arbitraires. (Je pourrais citer les je viendrais te
voir demain
au lieu de je viendrai te voir demain
, la
prononciation de excusez
comme /ɛskyze/ plutôt que /ɛkskuze/,
les malgré que
, ou encore les questions comme tu vas bien ou
quoi ?
mis à la place de tu vas bien ?
lui-même mis à la
place de est-ce que tu vas bien ?
lui-même mis à la place
de vas-tu bien ?
où on peut commencer à trouver que ça fait
beaucoup de changements d'avis du français sur la manière de tourner
une interrogation totale. Je pourrais aussi citer un million de tics
de journalistes, qui vont des périphrases complètement inutiles à la
manière de placer leur voix.)
Mais comme je le mentionnais au troisième malentendu
ci-dessus, ce n'est pas juste
le fait d'être agacé par certaines tournures ou certains tics qui fait
qu'on est un prescriptiviste pourfendeur, c'est le fait de les
dénoncer en prétendant qu'ils sont incorrects,
c'est-à-dire en prétendant qu'on émet non un avis purement subjectif
(j'en ai marre d'entendre le pape désigné comme le souverain
pontife
!) mais un fait objectif (il faut qu'on se voit
est
une faute de grammaire, on écrit correctement il faut qu'on se
voie
). Et le fait de penser être objectif, de penser
avoir objectivement raison, fait qu'on oublie rapidement le
tact avec lequel on devrait demander aux autres de changer leur façon
de s'exprimer.
Mais les nazis de la grammaire ne sont pas qu'agaçants. Il est amusant de constater à quel point ils ont souvent tort même selon leurs propres critères de prétendue objectivité : ceux qui font référence aux « bons auteurs », par exemple, vont souvent dénoncer des expressions ou tournures pour lesquelles on peut produire énormément d'exemples de « bons auteurs » les ayant employées (le Grevisse est souvent précieux à ce niveau-là). Il vaudrait sans doute mieux refuser de rentrer dans leur jeu et de discuter de ce qui est « correct » et « incorrect », mais l'« incorrect » est souvent tellement sorti d'un chapeau qu'il est difficile de résister à la tentation de le pointer du doigt.
Je pourrais donner l'exemple assez éclairant de malgré que
:
c'est une idée très répandue parmi les prescriptivistes que malgré
que
est incorrect (sauf dans le cas extrêmement spécial
de malgré qu'il en ait
ou mal gré qu'il en ait
au sens
de quelque mauvais gré qu'il ait
) : on devrait utiliser bien
que
, quoique
ou malgré le fait
que
. Personnellement, je m'interdis l'usage de malgré
que
, mais l'idée que ce serait une faute dans l'absolu
est ridicule, quel que soit le critère utilisé pour en juger. Pour un
descriptiviste, il suffit de constater
un usage
régulier. Pour ceux qui préfèrent une référence aux bons auteurs,
la lecture de
l'article
Wiktionary montre l'usage de cette conjonction sous la plume de
Proust et d'Apollinaire, et le Bon Usage (§1148(a))
révèle encore des exemples chez Vigny, Maupassant, Daudet, Barrès,
Anatole France, Gide, Mauriac, Cocteau, Jules Romains et Julien Gracq
(je parle bien de l'usage « condamné » dans le sens bien que
,
pas du cas spécial de malgré qu'il en ait
) ;
l'article
du TLF révèle encore quelques exemples
supplémentaires comme Céleste de Chateaubriand ou Gaston Leroux. Gide
s'est de plus exprimé explicitement pour défendre le malgré
que
, notamment chez Proust et Barrès, lui trouvant un sens
subtilement différent de bien que
(qui n'exprimerait
qu'une résistance passive
tandis que malgré que
indique
une opposition
). Et il n'y a véritablement aucune raison
logique d'exclure cette conjonction de la langue dont elle est
conforme au légendaire « génie » : on peut l'analyser à la fois comme
une extension naturelle de l'usage désuet malgré qu'il en ait
et/ou comme une ellipse de malgré le fait que
. En fait, il
s'agit d'une décision ex cathedra de Littré et de
l'Académie française ; mais même l'Académie française a révisé sa
position puisque si la 8e édition du Dictionnaire affirme
péremptoirement On ne doit l'employer qu'avec le verbe
, la
9e édition est plus nuancée : Avoir
et dans les expressions : Malgré que j'en aie
, malgré qu'il
en ait
, etc., En dépit de moi, en dépit de lui, etc.Même si de nombreux écrivains ont
employé
(Malgré que
dans le sens de Bien que, quoique
, il
est recommandé d'éviter cet emploi.Recommandé
: l'exact
contraire du prescriptivisme.) On trouve
dans cet
article de 2010 de Douglas Kibbee sur l'histoire du
prescriptivisme quelques remarques sur le malgré que
et
notamment cette remarque d'Étienne Le Gal (dans son livre publié en
1924, Ne dites pas… mais dites…), qui se moque des
académiciens qui utilisent malgré que
alors qu'ils ont voté
pour le condamner : Et des gens simples répondront tout bêtement :
À quoi qu'ça sert de prendre en groupe des décisions savantes, si
chaque membre du groupe a le droit de s'en moquer ?… Les députés
peuvent-ils, comme citoyens, se gausser des lois qu'ils votèrent comme
parlementaires ? Et le Préfet de police, qui se balade en auto,
n'est-il pas soumis au code de la route ?
Je me suis aussi fait une spécialité de pourfendre les pourfendeurs
d'anglicismes, en leur montrant qu'énormément d'usages qu'ils
dénoncent sont attestés de très longue date en français (voyez par
exemple les gens qui prétendent que le futur
ne devrait pas
avoir en français le sens de l'avenir
ou que réaliser
signifie rendre réel
et jamais se rendre compte
). Ceci
étant, là aussi, je devrais sans doute plutôt refuser de rentrer dans
leur jeu, et plutôt demander en quoi c'est problématique, au
juste, d'utiliser des mots français dans le sens de mots anglais
cognats (à part dans les cas où cela cause véritablement confusion),
si cela peut aider à rendre les langues plus intercompréhensibles et à
les enrichir mutuellement ? La compatibilité mutuelle est une vertu
en informatique, il n'y a aucune raison que ce ne soit pas le cas dans
les langues naturelles, et la réaction à c'est un anglicisme
devrait plutôt être tant mieux !
que ah, zut
. Par
exemple, si l'anglais digital
s'accommode
parfaitement du double sens sens de relatif aux doigts
et
de numérique
, pourquoi le mot français qui lui correspond
n'aurait-il pas droit, lui, à ces deux sens ? — si le sens du mot a eu
le droit de dévier en anglais, il n'y a aucune raison de le lui
interdire en français au nom d'une recherche de la pureté de la langue
dont on ne comprend pas bien la finalité : ce qui compte est ce que
les gens disent et comprennent.
Car c'est un problème fréquent avec les nazis de la grammaire qui
n'est pas forcément vrai des prescriptivistes en général
(cf. le cinquième malentendu
ci-dessus) : le refus de voir ou
d'admettre que la langue évolue, ou plutôt, le refus de d'accepter que
cette évolution peut aller vers plus de richesse, de finesse ou de
logique (quitte à pousser un peu
parfois).
Mais il faut que je dise enfin un mot sur l'éléphant au milieu de la pièce : la « correction » grammaticale comme capital culturel au sens de Bourdieu. Comme cette entrée est déjà trop longue, je ne vais pas m'appesantir là-dessus, mais qu'on me permette de mettre un peu ma casquette de gauchiste sur la tête : l'insistance sur la correction du français est très largement un prétexte pour faire de la discrimination sociale contre des gens dont le milieu familial ne leur a pas permis d'acquérir tôt les codes byzantins de la grammaire française ; ces codes sont donc avant tout des marqueurs sociaux, comme pourrait être, en Angleterre, le fait d'avoir un accent « RP » ou non ; et ils servent à exclure ceux qui ne maîtrisent pas ces codes.
En principe, cela devrait être le boulot de l'école d'apporter ce capital culturel à tout le monde, pour éviter que la discrimination à ce sujet soit possible. En pratique, l'école manque de temps, d'enseignants, de moyens et de toutes sortes d'autres choses, pour rattraper ce qui n'a pas pu être préparé par le milieu familial. (Le bourgeois intello — je garde ma casquette de gauchiste —, il apprend à ses enfants à lire et à écrire avant leur entrée au CP, ça lui permet ensuite de se moquer de ceux qui n'ont pas parfaitement acquis ces compétences plus tard en disant qu'ils n'ont pas travaillé à l'école, et surtout de les repérer comme n'appartenant pas à sa caste.)
Le français est singulièrement bien placé pour servir de marqueur
social : ce n'est pas que sa grammaire soit plus compliquée que celle
de beaucoup d'autres langues, mais il est particulièrement riche en
règles (ou inflexions) « muettes », c'est-à-dire qu'elles ne se
manifestent qu'à l'écrit, et ne seront donc acquises que pendant une
phase d'apprentissage plus tardive. Il y a beaucoup de langues dont
la grammaire ou la morphologie inflexionnelle sont au moins aussi
complexes que celles du français (l'italien, par exemple, a une
grammaire et une conjugaison très proches de celles du français), mais
en général ces complexités se reflètent dans la langue parlée et sont
donc acquises très tôt, ce qui tend à être socialement moins
discriminant. Il y a beaucoup de langues dont l'écriture est au moins
aussi complexe que celle du français, mais en général il s'agit d'une
complexité orthographique et non grammaticale (l'anglais, par exemple,
a une orthographe pourrie, mais l'orthographe d'un mot ne varie
généralement pas trop selon le contexte grammatical et ne demande donc
pas d'analyse plus poussée), ce qui a aussi tendance à être
socialement moins discriminant, ne serait-ce que parce que les
correcteurs orthographiques automatisés s'en tirent alors très bien.
Le français n'est certainement pas unique à avoir une
complexité grammaticale reflétée à l'écrit et inaudible à l'oral, mais
je pense que c'est relativement rare que le phénomène ait une telle
ampleur. Il y a bien des hésitations de ce genre en anglais
(its
contre it's
,
ou they're
contre their
et there
), mais elles sont beaucoup moins
nombreuses que le nombre de cas où, en français, on doit se poser une
question telle que celle de savoir si on écrit, par exemple, je
serai
ou je serais
(les deux étant formellement possibles,
et le choix, non reflété à l'oral, nécessitant une analyse
grammaticale plus poussée, consistant par exemple à se demander si on
dirait nous serons
ou nous serions
) ou bien de choisir
entre convainquant
et convaincant
. D'où l'art
typiquement français et hautement
prescriptiviste de
la dictée, qui cherche à cibler des difficultés
grammaticales (mises en contexte).
Je peux comprendre que celui qui a fait l'effort de maîtriser
toutes ces subtilités ait envie de les défendre, de les présenter
comme inscrites dans le marbre, et de se lamenter de la décadence
d'une époque où on les ignore comme un helléniste se lamentera de tous
ces jeunes qui ne savent pas si le futur du
verbe βάλλω
a double λ (dix points à ceux qui
savent la réponse sans faire appel à Internet ou à un livre, cent à
ceux qui retrouvent la référence idem). Il y aurait tout un tas de
choses à écrire sur le mythe que le niveau baisse
à l'école
(spoiler divulgâchis : ce n'est pas vrai, ou en tout cas,
ce n'est pas du tout clair que ce soit vrai), et je ne vais pas
rentrer là-dedans, mais malgré les efforts des vieux râleurs pour
faire croire qu'autrefois « on » écrivait mieux et « on » faisait
moins de « fautes d'orthographe », c'est surtout qu'autrefois moins de
gens écrivaient parce que moins de gens avaient la possibilité
d'écrire : on devrait s'en réjouir.
Je suis par ailleurs assez mal placé pour critiquer la masturbation
intellectuelle et le plaisir qu'on peut trouver à apprendre des tas de
trucs inutiles, donc ce n'est certainement pas mon propos de critiquer
le souhait d'écrire le français « correctement » et d'apprendre le
Bescherelle par cœur ; mais je vois ça un peu comme l'apprentissage
des usages de la société mondaine (comme savoir si on doit s'adresser
à un comte en disant Monsieur le comte
ou
simplement Monsieur
). Ce qui me pose problème, c'est si on
commence à traiter les gens comme des imbéciles ou des incompétents
sous prétexte que leur orthographe est, disons, peu orthodoxe.
Je plaide d'ailleurs coupable. À titre d'exemple, le chef de la
cantine de l'école où je travaille a une telle orthographe « peu
orthodoxe » : il écrit que le restaurant à changer de nom
(sic)
ou qu'on a constaté que le tri manquez de rigueur
(re-sic).
J'ai plus d'une fois plaisanté avec des collègues de sa… disons…
créativité en la matière. C'est franchement con de ma part : ce n'est
pas plus important que s'il ignorait la « bonne » façon d'adresser la
parole à un comte.
Enfin, du point de vue scientifique, il me paraît évident que l'honnêteté intellectuelle impose d'être descriptiviste : le linguiste qui adopterait une approche prescriptiviste serait réduit à n'étudier d'une langue qu'un échantillon restreint arbitraire, les « bons auteurs » et passerait donc à côté de tout un tas de phénomènes linguistiquement intéressants qui sont la manière dont les usages varient et s'écartent de ce que les grammairiens prescriptivistes voudraient codifier ; cela n'empêche, évidemment, qu'on puisse s'intéresser au prescriptivisme en lui-même comme un phénomène linguistique et social (savoir ce qui fait que telle ou telle tournure en vient à être considérée comme « correcte » et telle autre comme « incorrecte » par les prescriptivistes, ou pourquoi certaines innovations ont plus de mal à être acceptées que d'autres), c'est un peu l'équivalent pour la linguistique de ce que l'historiographie est à l'histoire (l'article de Kibbee que j'ai lié ci-dessus est un bon exemple). Mais, quitte à répéter la comparaison que j'ai déjà faite plus haut, un linguiste qui essaierait de dire aux gens comment ils doivent parler serait dans la même position qu'un biologiste qui essaierait de dire aux drosophiles comment elles doivent se reproduire ; et si le grammairien se prend pour un juriste plutôt qu'un biologiste, la question devient celle de savoir d'où il tire son autorité.