David Madore's WebLog: Réflexions sur les sophismes des sorites, et les frontières floues

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(vendredi)

Réflexions sur les sophismes des sorites, et les frontières floues

Je suis assez étonné de n'avoir semble-t-il pas déjà écrit dans ce blog sur ce sujet qui est pourtant une de mes marottes (ce qui ne veut pas dire que j'aie grand-chose à en dire ni que ce soit très intéressant !). Je vais expliquer tout de suite de quoi il s'agit, mais commençons par prévenir qu'il va y avoir beaucoup d'enfonçage de portes ouvertes dans ce qui suit, ce qui est approprié vu que le sujet de ce billet est, en un certain sens, celui des barrières pas bien définies et des portes mal fermées.

Le paradoxe des sorites (ou paradoxe sorite, ou paradoxe du tas (de sable)) est quelque chose comme ceci :

  • Un grain de sable tout seul n'est pas un tas de sable. [Ou, si on a le bon goût de commencer à zéro : Une absence de grain de sable n'est pas un tas de sable.]
  • Ajouter un seul grain de sable à quelque chose qui n'est pas un tas de sable ne va pas le transformer en tas de sable.
  • Donc : un nombre fini quelconque de grains de sable ne constitue pas un tas de sable. (Or tout tas de sable a un nombre fini de grains, donc un tas de sable n'existe pas.)

Peut-être que la version avec de l'argent est plus parlante :

  • Quelqu'un qui n'a pas d'argent du tout n'est pas riche.
  • Donner 0.01€ à quelqu'un qui n'est pas riche ne va pas le rendre riche.
  • Donc : personne n'est riche.

Vous voyez l'idée. (Pour plus de détails, voyez Wikipédia.) La résolution la plus simple du paradoxe est simplement de dire que la la seconde affirmation est fausse ; et s'il s'agit d'expliquer en quoi elle est fausse, la façon la plus simple est de dire qu'il existe une limite, certes arbitraire et/ou impossible à fixer précisément, mais qui n'en existe pas moins, entre « non-tas » et « tas » ou entre « non-riche » et « riche », et qu'ajouter un grain de sable ou un centième d'euro, juste à ce moment-là, fait franchir la limite.

Ce qui nous met (peut-être, légèrement) mal à l'aise dans cette histoire n'est pas le raisonnement par récurrence (n'importe quel nombre de grains de sable peut s'obtenir en en ajoutant un, puis un autre, puis un autre), c'est cette limite arbitraire, mal définie, impossible à fixer avec une précision absolue (d'un grain, d'un centième d'euro) entre « non-tas » et « tas » ou entre « non-riche » et « riche ».

Malgré le fait que « pauvre » et « riche » soient indiscutablement distincts, quelles que soient leurs définitions exactes. C'est de ça que je veux parler.

En-dehors des mathématiques, la grande majorité des concepts que nous manipulons sont au moins un petit peu flous : entre une chose et son opposée, ou entre deux notions distinctes, il y a presque toujours des nuances de gris ou des choses difficiles à classer, des cas discutables, des zones d'ombres où il est possible de ne pas être d'accord, des nuances de gris entre le blanc et le noir. Certains concepts sont plus flous que d'autres : entre « vivant » et « mort » il y a peu de place pour le doute (mais il y en a quand même : les gens dans un coma dépassé, ou, s'agissant de la notion biologique de vivant, les virus), et alors il n'y a guère de problème ; d'autres sont tellement subjectifs qu'il n'y a presque que des nuances de gris et que chacun voit la sienne (c'est le cas de « beau » et « laid », par exemple), mais alors nous sommes habitués à ce que ce soit juste une question d'appréciation personnelle.

Le problème, ce sont les concepts pour lesquels il y a globalement consensus aux extrêmes mais pas au milieu, et que la zone grise au milieu est quand même plus étalée qu'on le voudrait. La limite entre « pauvre » et « riche » pourrait être un bon exemple, mais ce dont je veux surtout parler c'est quand le concept a plus ou moins trait à ce qui est « bien » et « mal » (par exemple : poli et malpoli, légal et illégal, moral et immoral, ce genre de choses ; pensez aussi à des choses comme : légitime défense d'un côté, assassinat de l'autre ; ou encore : acte sexuel consensuel d'un côté, viol de l'autre).

Ces frontières floues nous mettent mal à l'aise, donc : tout le monde est d'accord que ceci est blanc, tout le monde est d'accord que ceci est noir, mais cachez donc ce gris que je ne saurais voir. Nous n'aimons pas y penser. Et ce n'est pas juste que nous n'aimons pas y penser, mais parfois nous avons besoin de fixer une limite, parce que notre réponse à telle ou telle situation grise ne peut pas toujours elle-même être grise : on est obligé d'accepter ou de rejeter, d'autoriser ou d'interdire, d'acquitter ou de condamner, quelque chose comme ça. Pour répondre à quelque chose de continu (passant du noir au blanc par le gris) par quelque chose de discret (1 ou 0, oui ou non, autorisé ou interdit), il faut une frontière, une discontinuité, et c'est là qu'est le problème. Car cette frontière aura quelque chose d'arbitraire.

La façon adulte de faire face au problème, c'est de reconnaître que les zones de gris existent : s'il y a divergence d'opinions, il faut discuter, essayer de faire valoir ses arguments (par exemple par comparaison avec d'autres situations), débattre, et au final, trancher comme on peut. Si la question est d'importance, c'est à un juge de trancher. C'est bien pour ça que nous avons des juges : pour arbitrer et fixer, au cas par cas, cette frontière arbitraire qu'on est obligés de poser dans un terrain fondamentalement gris.

(Parfois aussi on peut amoindrir le problème en voyant différents degrés de réaction : par exemple, dans le continuum entre rien-du-tout et le meurtre le plus violent, la loi française divise des domaines appelés l'assassinat, le meurtre (sans préméditation), les coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, etc. L'inconvénient d'avoir tous ces concepts c'est qu'on doit tracer autant de frontières arbitraires entre ces différents concepts dans un continuum de situations ; l'avantage, c'est que, en contrepartie, la limite exacte entre ces concepts est moins critique, parce que l'effet est moindre : on ne passe pas brutalement d'un point où on dit vous avez tué vous irez en prison à un point où on ne dit rien, il y a des cases intermédiaires qui tentent de reproduire au moins en partie, dans le monde du droit les teintes de gris du monde réel : la palette juridique a moins de teintes que l'infinité du monde réel, mais elle en a plus que deux et c'est donc un progrès.)

La réaction infantile c'est de refuser de voir les zones de gris et/ou la nécessité d'y placer une frontière arbitraire. Je vois plusieurs variantes de cette réaction, dont les deux ou trois principales, que je suis tenté d'appeler des (facettes des) sophismes des sorites sont :

  • Le déni de la distinction : puisque je peux passer continûment de blanc à noir, et que toute frontière serait arbitraire, c'est qu'il n'y a pas de différence entre blanc et noir. C'est prendre le paradoxe des sorites au sérieux : il n'y a pas de différence entre pauvres et riches puisque donner 0.01€ à un pauvre ne le rendra jamais riche, la distinction ne peut pas avoir de sens. Juridiquement, ce raisonnement peut se traduire par la sophistique suivante : si j'ai le droit de faire ceci, j'ai le droit de faire cela, donc vous ne pouvez pas m'interdire de faire cela, donc, donc donc, et par petits pas on passe progressivement de l'incontestablement légal à l'action incriminée, qu'on prétend donc être légale. Et si vous prétendez que ceci est légal et cela ne l'est pas, je subdivise en deux à la manière de Zénon, autant de fois que nécessaire pour vous obliger à placer la limite avec une précision absurdement grande, comme je pourrais vous obliger à déclarer qu'avec 12345.66€ on est pauvre et qu'avec 12345.67€ on ne l'est plus, et me moquer de cette précision.

  • La pureté absolue : puisque je peux passer de blanc à noir, tout pas qui m'écarte du blanc le plus pur est le début d'une pente glissante qui m'entraînera fatalement vers le noir et doit donc être qualifié de noir. C'est se dire que puisque la limite doit être fixée, la seule façon de la fixer qui soit pas arbitraire est de la mettre dès le début. Bon, en fait, dès le début signifie souvent à l'endroit, en fait tout à fait arbitraire, où celui qui utilise ce sophisme prétend déceler l'amorce d'un glissement vers le noir.

  • L'illusion d'un critère simple et parfait : c'est la version un peu moins idiote du point précédent : au lieu de mettre la limite dès le début, ou parce qu'on reconnaît que dès le début n'a pas vraiment de sens, mais comme on refuse l'arbitraire d'une limite placée au cas par cas selon l'arbitraire des juges, on s'accroche à un critère simple et on s'imagine qu'il est parfait, ou qu'il est le seul valable parce que c'est comme ça qu'on voit les choses. En soi, vouloir poser des critères objectifs permettant de fixer la limite est plutôt une bonne chose (si tant est qu'il y a un vague consensus autour du critère) : cela réduit l'arbitraire. Mais vivre dans l'illusion qu'un critère simple peut être parfait, c'est oublier que ces critères sont aussi eux-mêmes souvent flous, et ne peuvent pas servir dans toutes les situations : fixer des critères précis dans la loi permet de limiter l'insécurité juridique, mais l'idée de se passer complètement de juges est illusoire.

  • L'intériorisation d'un critère technique : c'est prendre un critère technique qui a été posé pour des raisons généralement réglementaires (notamment lorsque quelque chose est quantifiable par un nombre réel, on peut fixer une limite claire, certes arbitraire mais néanmoins précise, par exemple un âge, un seuil de revenus, quelque chose comme ça), et s'imaginer que ce critère technique arbitraire a un sens profond, par exemple correspond à une barrière morale importante.

Mon propos peut sembler confusément vague parce que j'essaie de formuler des remarques générales qui s'appliquent à quantité de situations et de concepts distincts, entre des questions morales ou juridiques, des définitions un peu arbitraires (comme riche-ou-pauvre), des avis personnels, etc.

Mais de fait, il y a quantité de domaines où ces sophismes apparaissent, éventuellement sous des formes distinctes. Par exemple, dans ce vieux billet, j'avais évoqué un certain nombre de fausses alternatives concernant l'orientation sexuelle qu'on peut pour la plupart rattacher aux sophismes de sorites que je viens de mentionner, par exemple le sophisme que tout le monde est au moins un tout petit peu bisexuel [ce qui est sans doute vrai pour une certaine définition de un tout petit peu] donc en fait l'hétérosexualité et l'homosexualité n'existent pas [comme si le fait qu'il existe un spectre continu entre deux archétypes dénuait de sens ces deux archétypes], ce qui est un très bel exemple d'un sophisme de ma liste (plutôt le premier, je dirais).

Et certainement, nous avons tous tendance à nous emparer de ces sophismes au moins dans certaines circonstances : si quelqu'un (une autorité, un arbitre, etc.) a mis quelque part une frontière qui nous embête, nous avons forcément tendance à vouloir en tester les limites : si tu m'autorises ceci, tu dois bien m'autoriser cela, qui est presque la même chose ; mais du coup, tu dois bien aussi m'autoriser ce pas de plus, etc. — dans l'espoir de pousser la frontière aussi loin que possible, voire de démontrer son absurdité, c'est mettre à profit le sophisme que j'ai appelé déni de la distinction (sans forcément y croire soi-même, mais comme technique argumentaire) pour conquérir du terrain rhétorique ou libertaire. Nous avons tous en nous un peu de l'ado à qui ses parents ont dit de rentrer pas trop tard et qui teste patiemment les limites de ce pas trop tard.

Pour ne pas qu'il y ait de confusion : il est tout à fait normal de négocier les frontières floues, d'essayer de les tirer vers l'endroit qui nous arrange, ou que nous pensons être le bon ou naturel : qu'il s'agisse des questions éminemment subjectives ou de celles qui nécessitent un certain consensus, qu'il s'agisse de jugements de qualité ou de morale, c'est normal de chercher à persuader les autres. Et de façon éminemment appropriée, le paradoxe des sorites apparaît au niveau méta, c'est-à-dire que la frontière entre l'argument de bonne foi je pense que la frontière devrait passer plutôt par là et les sophismes que j'ai évoqués plus hauts (ou d'ailleurs entre ces différents sophismes) est… elle-même floue.

À titre d'exemple, l'actualité française du moment (et, en fait, de façon récurrente dans l'histoire sociale récente ou moins récente du pays) fait apparaître toutes sortes de débat sur les contours, notamment, du droit de grève et du droit à manifester : comme beaucoup de concepts du droit social, il s'agit de concepts aux bords particulièrement flous ; quelque part entre l'arrêt de travail ayant fait l'objet d'un préavis dûment notifié et les actions de blocage violentes, il faut fixer les limites de ce qui constitue le droit de grève, à la fois juridiquement (c'est-à-dire au sens de la jurisprudence que le droit français se sera constitué) mais aussi an sens de ce que la société considère acceptable et qui est elle-même un consensus flou entre chacune de nos frontières flous ; et il en va de même du droit de manifester ; et inversement, les droits et devoirs des employeurs face à des employés qui font grève, les droits des clients ou usagers (si ce concept même existe) sont eux-mêmes délimités par des frontières floues. Ces frontières floues sont, si j'ose dire, particulièrement nébuleuses, parce qu'il est à la fois difficile de savoir ce que le droit français a arrêté (les journalistes sont globalement infoutus de nous renseigner correctement, et la jurisprudence est largement inaccessible ou inabordable aux non-experts) et même difficile de faire dire à une personne donnée selon quels principes elle entend mettre une frontière, où et comment : il en résulte que les sophismes fleurissent.

Voici un autre cas particulier qui me semble particulièrement intéressant, et sur lequel j'aimerais voir des études plus approfondies : la frontière entre relation sexuelle consentie et viol. (Ou plutôt les frontières, parce qu'on convient de voir au moins des cases intermédiaires comme « harcèlement » ; et bien sûr, comme ci-dessus il y a à la fois les frontières au sens du droit et aussi les frontières que chacun de nous a dans la tête, et qui forment — ou pas — une sorte de consensus collectif.) C'est un domaine où le flou met particulièrement mal à l'aise, et c'est bien pour ça qu'il est intéressant. On ne peut pas accepter le déni de la distinction, et c'est pour ça que certains sont tentés, en réaction, à se réfugier dans les autres formes de sophisme que j'ai évoqués. Par exemple de prétendre que les limites sont parfaitement claires parce que s'il y a consentement il n'y a pas viol et réciproquement — ce qui ignore le fait que consentement est lui-même un terme aux frontières floues car le consentement peut être arraché ou regretté ou vicié de toutes sortes de manière, ou qu'il peut y avoir malentendu sur sa nature, ou que sais-je encore. Même s'il n'y a pas viol, on peut considérer qu'il y a une faute professionnelle ou morale (penser au cas où il y a subordination professionnelle).

Sur l'âge de consentement, c'est un peu différent : la loi pose des limites claires parce qu'il est possible d'en poser (dans certaines juridictions, ces limites peuvent d'ailleurs conduire à des absurdités, comme une relation préexistante entre deux mineurs qui devient légalement un viol le jour où le plus âgé atteint la majorité), ce qui règle le flou légal, mais la question se pose de savoir si on doit les intérioriser comme limites légales. (Je me souviens d'une discussion quelque part sur Reddit où quelqu'un avait décrit une relation, et quelqu'un d'autre s'était exclamé que c'était du viol pour des raisons d'âge de contentement, et que c'était honteux, et on lui avait rétorqué que, dans le pays où l'histoire se passait, l'âge de consentement était de — je ne sais plus, peut-être 15 ans et pas 18 comme l'autre l'avait supposé — et qu'il n'y avait certainement pas viol au sens légal.)

Il y a une expérience sociologique que j'aimerais vraiment mener (ou plutôt voir menée, parce que ce n'est pas moi qui vais m'en charger), ce serait de prendre quantité de scénarios assez détaillés pouvant (autour de la drague ou rapports sexuels), soit décrivant des affaires judiciaires réelles, soit tirés d'œuvres de fiction (par exemple Les Liaisons dangereuses), soit simplement imaginés pour explorer les limites entre les concepts, et de demander à un nombre aussi important que possible de répondants, pour chacun de ces scénarios, de dire s'il y a eu viol, s'il y a eu agression sexuelle, s'il y a eu harcèlement, s'il y a eu un comportement déplacé sans être pour autant répréhensible, ou toute autre catégorie qu'on voudra ajouter à l'expérience. L'intérêt serait de chercher à quantifier à quel point le flou entre ces concepts est, justement, flou, ou s'il y a plus ou moins consensus ; et s'il n'y a pas consensus, de savoir s'il y a au moins une échelle linéaire sur laquelle les répondants placent le curseur à des niveaux différents, ou si des désaccords peuvent avoir lieu dans les deux sens entre deux mêmes répondants. En outre, il serait très intéressant de faire juger le même scénario en faisant varier le sexe/genre de toutes les personnes qui y apparaissent, et leur orientation sexuelle éventuellement rapportée, y compris une absence d'information, pour savoir à quel point ces informations ou non-informations influent sur le jugement porté. (Ce qui soulève d'ailleurs la question de si elles devraient l'influencer.) A contrario, il serait intéressant de savoir quelle est l'influence du sexe/genre et de l'orientation sexuelle, et bien sûr de l'âge, de la personne qui répond.

Je précise que cette expérience a été menée en amateur et dans des conditions pas du tout scientifiques, et c'est déjà très intéressant — j'ai été content quand on m'a signalé ça parce que j'y pensais depuis longtemps — et les scénarios proposés sont intéressants, surtout, justement, ceux qui tournent autour de 50% de classification en viol parce que c'est là que se situe la frontière floue, donc j'encourage à lire le post qui est au bout de ce lien. Mais j'aimerais voir ça mené dans des conditions plus rigoureuses, et avec la variante que j'évoque de chercher à voir l'influence du sexe/genre et de l'orientation sexuelle des personnes impliquées dans le scénario, et aussi, j'aimerais savoir ce que donne la comparaison entre un avis populaire et l'avis de juges (exprimé par exemple au travers la jurisprudence sur des cas existants).

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