David Madore's WebLog: Construction du genre et de l'orientation sexuelle : quelques fausses alternatives

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(mercredi)

Construction du genre et de l'orientation sexuelle : quelques fausses alternatives

Je m'étais déjà promis de ranter autour de ce thème : que l'idée selon laquelle ce qui fait l'orientation sexuelle serait forcément soit la génétique soit l'éducation, est une idée idiote. Je prends prétexte pour cela qu'on me signale un article du Figaro Magazine (journal qui ne fait pas partie de mes lectures habituelles), intitulé La bataille du “genre” s'invite au lycée, et qui rapporte une (vraie-fausse) polémique autour de la question à cause d'une mention un peu obscure dans les nouveaux programmes de SVT des classes de première :

Devenir femme ou homme : On saisira l'occasion d'affirmer que si l'identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l'orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée. Cette distinction conduit à porter l'attention sur les phénomènes biologiques concernés.

— Bulletin officiel spécial de l'Éducation nationale nº9 du 30 septembre 2010 : programme d'enseignement spécifique de sciences de la vie et de la Terre en classe de première de la série scientifique | arrêté du 21 juillet 2010 (NOR MENE1019701A)

(Je donne la référence et la citation, parce que c'est incroyable à quel point les publications officielles françaises sont merdiques et impossibles à retrouver entre toutes les différentes sortes de bulletins officiels et de journaux officiels et de textes qui disent qu'un autre bout du texte sera publié ailleurs sans donner de référence précise, et encore de sites Web censés donner les programmes et qui ne donnent que ceux du passé et pas ceux de l'avenir. Passons.)

L'article du Figaro Magazine est l'occasion d'un déversement de fiel de commentateurs qui expliquent que c'est certainement un complot pour que des profs pédophiles attirent dans leur lit leurs chères petites têtes blondes. Ou quelque chose de ce genre.

Mais même parmi les gens qu'on pourrait qualifier de progressistes, les questions autour de la façon dont se construisent le sexe, le genre, et l'identité et l'orientation sexuelles — qu'est-ce qui est inné et qu'est-ce qui est acquis —, font aussi débat. Si l'orientation sexuelle obéit à un pur déterminisme génétique, cela contredit les gens qui veulent y voir un choix, ces derniers étant typiquement bien représentés chez les conservateurs qui prétendent que l'homosexualité est une faute ou un péché (ce qui sous-entend que le pécheur a une mesure de choix dans l'histoire) et qui proposent de « (re)convertir » les sales zomos vers le bon chemin (voyez par exemple le mouvement ex-gay) ; à l'inverse, si l'orientation sexuelle est une construction sociale, cela laisse penser que c'est un choix, et cela donne plus ou moins raison à ces gens (au moins sur la possibilité, ce qui n'est certainement pas pareil que l'opportunité, de changer l'orientation sexuelle de quelqu'un). Donc des gens partent de bonnes intentions pour essayer de trouver un « gène gay ». Mais a contrario, on peut arguër que trouver un tel gène ferait de l'homosexualité une maladie, une tare, ou au moins une anomalie, génétique, et on voit pointer les vilaines accusations d'eugénisme. Donc on peut tout autant être animé de bonnes intentions pour essayer de montrer que ce gène n'existe pas. En tout état de cause, personne ne l'a trouvé. Et en tout état de cause, la vérité scientifique ne doit pas être influencée par ce que nous voudrions qu'elle fût — elle n'a aucune raison de nous arranger.

Mais comme je le disais au début, ceci sous-entend une dichotomie avec laquelle je ne suis pas, mais pas du tout, d'accord : le principe que ce serait soit inné soit acquis, ou plutôt (parce qu'avec de tels mots on peut en faire une tautologie) soit déterminé par un petit nombre de gènes facilement identifiables soit déterminé par des influences sociales elles aussi plus ou moins identifiables. Avec des deux côtés l'idée qu'on doit pouvoir trouver une « cause » assez isolable : je suis pédé soit parce que le gène truc sur mon chromosome N porte telle mutation (explication génétique), soit parce que mon papa a été trop absent quand j'étais petit (explication psychanalytique), soit parce que j'ai grandi dans une société qui blablabla (explication sociologique), bref, pour une raison exprimable et cernable. Or je ne vois aucune raison pour laquelle une telle raison existerait, aucune raison de le croire, et je pense que comme pour la majorité de nos traits de caractères ou autres attributs de personnalité, il n'y en a simplement pas.

Si ce n'est pas la génétique et que ce n'est pas l'éducation, qu'est-ce que c'est alors ? Simplement le hasard (j'ai déjà ranté sur une autre circonstance où nous refusons souvent de reconnaître la part que joue le hasard, et je pense que ceci en est une autre instance). Le hasard, bien sûr, prend son assise dans la génétique et dans tous les événements qui nous arrivent depuis notre naissance, mais de même que la météo d'aujourd'hui est déterminée par les lois de la physique et les conditions météo dans le passé sur tous les points du globe et pourtant n'est pas attribuable à une circonstance particulière, le fait d'avoir des causes ne signifie pas qu'on puisse les isoler. Je n'exclus pas du tout qu'on puisse un jour trouver un gène qui se corrèle très fortement à l'homosexualité (ce qui ne veut pas dire qu'il en est la cause immédiate), ni que certaines circonstances personnelles ou culturelles puissent avoir tendance à la causer, encore moins qu'il n'y ait rien d'intelligent à dire sur la sociologie de l'orientation sexuelle, mais l'idée de trouver une cause ou une catégorie de cause qui englobe tout me semble furieusement naïve, comme chercher le gène de la bosse des maths ou de la poésie.

Ce qui ne signifie pas que des questions adjacentes ne puissent pas admettre de réponse intelligente. Par exemple, même si l'homosexualité n'est pas, ou pas principalement, d'origine génétique, on peut quand même se demander comment elle est explicable dans un cadre darwinien (car il faut bien qu'elle le soit, à moins de penser que c'est une nécessité logique, ce qui semble un peu saugrenu) : cela peut s'expliquer par exemple par un épiphénomène de la façon dont fonctionnent les mécanismes du désir (i.e., ce serait difficile et coûteux de l'éviter vue la façon dont le cerveau fonctionne) ou par des raisons sociales (j'avais exposé quelques idées à ce sujet il y a longtemps). La question est souvent présentée comme un mystère, il ne me semble pas que ça en soit un : je ne sais pas si elle est vraie, mais l'idée que l'homosexualité serait un mécanisme pour défléchir les désirs sexuels des mâles non reproducteurs dans un groupe social primitif me semble suffisamment plausible pour qu'on ne puisse pas qualifier la question d'inexplicable.

Une autre question adjacente, et plus brûlante, c'est la question de savoir si on peut changer d'orientation sexuelle. Comme absolument toutes les tentatives menées dans ce sens (et elles ont été nombreuses) ont abouti à des échecs, ou à des gens éminemment malheureux, ou à des gens qu'on peut soupçonner de mentir (évidemment, là, on peut dire que je ne suis pas impartial en disant ça), il faut croire que la réponse est non, pas volontairement, et certainement pas systématiquement. Ce qui n'exclut pas, en revanche, que cela arrive parfois fortuitement (autre dichotomie à la con, l'idée que quelque chose est soit absolument fixe soit changeable à volonté). Ça n'a rien de mystérieux, il en va ainsi de tous nos goûts : parfois on peut se forcer à aimer quelque chose, mais généralement ça ne marche pas, et plus souvent nos goûts changent sans nous demander notre avis.

Mais pour continuer mon enfonçage en règle de portes qui devraient être ouvertes, il faut que je dise un mot sur la bisexualité, parce que c'est aussi ce sur quoi on entend deux clichés contradictoires qui m'énervent, et qui sont parfois présentés sous forme d'une fausse alternative un peu comme celles que j'ai déjà dénoncées ci-dessus : l'idée que soit la bisexualité n'existe pas (les bi seraient juste des homos qui ne s'assument pas ou des hétéros qui expérimentent ou je ne sais pas quoi encore) soit au contraire tout le monde est bi (et refoule juste ses désirs homosexuels ou plus rarement hétérosexuels). La première idée de cette alternative est tellement stupide qu'elle ne mériterait même pas de mention si elle n'était pas l'origine d'un courant de biphobie notamment de la part des homos (ce qui est quand même aussi pathétique que détestable) ou s'il ne se trouvait pas des études scientifiques sérieuses pour prouver le contraire (la hache pour enfoncer les portes ouvertes est financée par le département de psychologie de Northwestern University). La seconde idée est plus subtile, parce qu'elle peut être présentée de façon à devenir un truisme : effectivement, il est invraisemblable que quelqu'un puisse n'être attiré en toute circonstance exclusivement que par des hommes ou par des femmes, parce que cela supposerait déjà de n'être infaillible sur la question, ce qui n'est pas possible. Personne ne peut être absolument certain, à s'en donner le bras à couper, qu'il ne sera jamais attiré sexuellement ou affectivement par un homme, resp. par une femme (même en se limitant aux cas où la distinction est parfaitement claire) parce que, après tout, on ne sait jamais de quoi la vie sera faite (et même pour quelqu'un qui ne l'a jamais été et qui est à l'article de la mort, on peut toujours se dire qu'il aurait pu). Mais c'est juste une remarque triviale et qui ne sert à rien. Car dans la pratique, beaucoup de gens ne sont pas bisexuels, et si je ne peux pas exclure complètement la possibilité qu'un coup de foudre me fasse tomber amoureux d'une femme ou voir Dieu, je peux quand même me dire homosexuel et athée. Et n'en déplaise aux gens qui « n'aiment pas les étiquettes » (insérer ici plein de clichés du même genre), ces catégories sont utiles pour me définir, donc peu importe qu'un événement logiquement possible mais invraisemblable puisse les rendre fausses. Bien sûr qu'il existe un continuum (et pas à une seule dimension, d'ailleurs) de possibilités entre hétérosexualité, bisexualité et homosexualité, et entre homme et femme, mais ça n'empêche que certaines étiquettes sont utiles, de même que le fait qu'il existe un continuum de tailles, de poids et de formes n'empêche pas de décrire de façon utile les gens comme grands, petits, gros ou maigres. Vlan ! Une nouvelle porte ouverte enfoncée.

Ce qui est à coup sûr assez socialement construit, en revanche, et par des mécanismes qu'il est bon d'étudier, c'est la façon dont l'identité sexuelle et l'orientation sexuelle données vont se traduire au niveau des comportements. J'ai déjà pesté contre l'idée que l'homosexualité masculine a un lien réel avec la féminité (et expliqué que me dire d'accepter la part de féminité qui est en moi n'est pas moins hors de propos que le dire à un transsexuel FtM) — et exposé l'idée que si elles semblent liées c'est par un biais social d'observation. Plus généralement, je suis persuadé que la plupart des comportements que nous classons comme masculin ou féminin sont socialement construits, et à ce sujet mes lecteurs ont suffisamment l'habitude de m'entendre faire référence à Élisabeth Badinter pour que je n'aie pas besoin de le faire autrement que par prétérition (cf. par exemple tout ce qu'elle a écrit sur l'« instinct maternel »).

Allez, encore une fausse alternative pour la route : celle entre les queers qui réclament le droit à la différence (= je n'ai pas à copier mon comportement sur celui des hétérosexuels ou à me couler dans le moule qu'ils me proposent) et ceux qui au contraire, agacés par les débordements d'extravagance lors des marches des fiertés LGBT (et par les chaînes de télévision qui retransmettent ces événements toujours en montrant les déguisements les plus excentriques au rayon des drag-queens ou du SM), veulent le droit à l'indifférence (= mon orientation sexuelle ne doit pas faire de moi un objet de curiosité). Or ce n'est pas que par irénisme facile que je proclame cette évidence : ces deux revendications ou ces deux droits ne sont aucunement contradictoires ; c'est même une banalité dès lors qu'on constate que le droit de s'afficher n'implique pas le devoir de s'afficher. Et de même, si je pense que l'État ne devrait pas connaître le sexe des individus, cela ne signifie pas que je crois que le genre n'existe pas ou n'a pas d'importance.

Allez, un autre jour, quand je trouverai le temps, je raconterai ce que je crois que l'école devrait raconter sur tous ces sujets (c'était, après tout, la question, et je l'ai soigneusement éludée avec un talent que vous ne manquerez pas d'applaudir).

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