Je suis tombé complètement par hasard sur un livre de l'ariste
chinois (ou
sino-américain) Xú Bīng
(徐冰) intitulé Une histoire sans mots. Enfin, ça
c'est le titre sous lequel le livre est paru en France, mais c'est
plutôt une description qu'un titre : aux États-Unis il est paru (ou va
paraître) sous le nom From Point to Point,
et en chinois sous le nom 从点到点 (dont
le titre anglais est la traduction), mais en fait le vrai titre de ce
livre est plutôt quelque chose comme : • → 👨︎ → •
(un
point, une flèche vers la droite, le dessin d'un homme, une flèche
vers la droite, un point ; malheureusement, Unicode n'a pas le simple
dessin d'un homme stylisé comme on utilise par exemple pour
représenter les toilettes pour homme, ce qui est d'ailleurs vraiment
bizarre, alors j'ai mis un U+1F468 MAN à la place, mais le glyphe de
référence est une tête — passons [mise à jour
() : maintenant il y a U+1F9CD STANDING PERSON
donc je pense que j'écrirais le titre comme • → 🧍︎ → •
]).
L'édition française n'est pas une traduction de l'édition chinoise ou américaine, puisqu'il n'y a rien à traduire : comme le dit le titre français, il s'agit d'une histoire sans mots. Racontée uniquement avec des pictogrammes ou idéogrammes : je ne rentrerai pas dans la question byzantine de la différence entre les deux, qui est souvent très floue, mais en tout cas il ne s'agit pas d'idéogrammes chinois, mais de symboles très internationaux comme celui dont je me plains de l'absence dans Unicode au paragraphe précédent, des flèches, des signes de ponctuation, des smileys, des symboles mathématiques, des icônes largement connues, des panneaux routiers, des logos de marques, des dessins stylisés d'objects courants, etc.
Le thème de l'histoire, c'est 24h dans la vie du héros, dont on ne sait pas le nom mais qui est représenté par le dessin d'un homme stylisé noir (les autres personnages sont représentés de différentes autres couleurs). Pour donner une idée, voici à quoi ressemble un passage qui raconte que le héros reçoit un mail d'un couple d'amis annonçant qu'ils ont eu un enfant et invitant à regarder la photo en attachement, que le héros regarde la photo, trouve le bébé plutôt monstrueux, mais se dit qu'il vaut mieux ne rien dire, donc répond en disant qu'il a vu la photo, qu'il trouve le bébé très mignon, félicitations :
Cet extrait est (je trouve) relativement représentatif. Globalement, l'histoire se comprend assez bien, même s'il faut parfois réfléchir un peu (quelques passages sont des petits casse-tête) et j'avoue que quelques fois je n'ai compris que l'idée générale et pas toutes les nuances. C'est surtout très amusant à lire, à la fois par le contenu de l'histoire et par l'astuce avec laquelle certaines idées sont véhiculées, et je pense que c'est ça qui intéresse l'artiste. On peut regretter que les symboles utilisés manquent parfois un petit peu de cohérence (par exemple, les symboles de mains approbatrices ou de certains objets comme le téléphone varient de façon assez inexplicable), ou qu'ils ne soient pas toujours très soignés (certains smileys sont grossièrement pixellisés), mais le concept, en tout cas, me plaît énormément, et je suis assez impressionné du résultat.
Je pense que l'expérience est intéressante non seulement artistiquement mais aussi du point de vue des sciences cognitives. Il faudrait voir à quel point le livre est compréhensible dans tous les pays (même si rien n'est dit explicitement du lieu où se passe l'action, il y a quand même des éléments culturels qu'on peut relever, par exemple le fait que les toilettes du héros sont la même pièce que la salle de bains, ou le fait que les gens sur les réseaux sociaux de rencontres indiquent quel est leur groupe sanguin). Il faudrait mesurer la vitesse à laquelle on déchiffre (certainement beaucoup plus lente qu'un texte écrit avec des mots). Il faudrait voir à quel point c'est compréhensible par un enfant, par des personnes ayant subi des dommages aux zones du langage dans le cerveau, que sais-je encore.
Le « langage » dans lequel le livre de Xú Bīng est écrit est destiné à être spontanément compréhensible sans apprentissage préalable, même si l'auteur utilise, et je pense qu'il fait bien, un certain nombre de conventions avec lesquelles on se familiarise assez vite : par exemple, les heures du jour et de la nuit sont indiquées par des pendules blanches et noires respectivement, certaines précisions sur une idée sont développées entre une paire de parenthèses reliée à l'idée principale par un tiret, et quelques autres choses du même genre. En s'autorisant un apprentissage minimal, on peut probablement mettre en place un langage idéographique encore beaucoup plus expressif que le code de ce livre, et néanmoins beaucoup plus facile à apprendre qu'une langue naturelle, qui pourrait avoir un intérêt non nul comme système de communication internationale primitif. Je sais qu'il y a quelques tentatives dans ce sens, notamment les symboles Bliss (sur lesquels j'aimerais bien en savoir plus, et dont je m'impatiente qu'ils entrent dans Unicode), ou encore une application pour téléphones mobiles appelée iConji, dont l'utilité potentielle est malheureusement réduite à néant par le fait qu'elle est propriétaire : le principe général me semble très bon, je trouve dommage qu'il ait été si peu exploré (et que les seuls inventaires vaguement utilisables d'idéogrammes soient les caractères égyptiens et chinois, tellement liés aux spécificités de ces civilisations).