Pour changer un peu des maths (et de la physique), j'ai envie —
sans avoir la prétention de faire de la linguistique sérieuse — de
parler de deux lettres/sons qui n'ont pas d'équivalent en français ou
en anglais (on peut arguër que le premier en a en allemand), mais qui
font partie du répertoire normal de langues sémitiques comme l'arabe ;
deux sons que les francophones ont souvent du mal à identifier ou à
distinguer, et même quand ils en ont entendu parler ils ont tendance à
les confondre. Je vais les appeler le ʔalif
et le ʕayn
,
même si je ne veux pas seulement parler des lettres arabes portant ces
noms (d'ailleurs, le ʔalif
dont je parle correspond plutôt à la
hamzaẗ arabe, comme je vais le dire) : les noms phonétiques précis
sont occlusive laryngale sourde (ʔ)
et constrictive/spirante
pharyngale sonore (ʕ)
, mais c'est un peu long à dire, pas
forcément tellement plus parlant pour le profane, et peut-être trop
distinctif (je ne veux pas vraiment distinguer la variante du ʕayn qui
est une vraie constrictive de celle qui est une spirante). Pour ceux
qui auraient des polices de caractères peu complètes, le caractère ‘ʔ’
est une sorte de point d'interrogation sans le point, tandis que le
‘ʕ’ est son symétrique gauche-droite (i.e., symétrique par rapport à
un axe vertical). Je vais expliquer plus bas d'où viennent ces
caractères.
Ces sons sont à la fois très différents et étrangement semblables. Techniquement, bien qu'il s'agisse de deux consonnes, ils sont différents sur toutes les dimensions phonétiques (occlusive contre constrictive, laryngale contre pharyngale, sourde contre sonore), donc il ne devrait y avoir aucun risque de confusion. Pourtant, il faut reconnaître qu'il y a une certaine similarité, ou du moins un certain parallélisme entre eux : les deux peuvent être perçus par ceux qui ignorent leur existence comme une sorte de hiatus entre deux voyelles, ils ont été comparés (à mon avis à tort) aux esprits doux et rude du grec, et les Arabes ont eux-mêmes vu une certaine similitude puisqu'ils écrivent le son ʔ (ayant réemployé pour autre chose la lettre ʔalif qui le marquait historiquement) avec une lettre, la hamzaẗ, qui est graphiquement dérivée du ʕayn.
Le son ʔ,
souvent appelé coup de glotte
, peut être décrit tout simplement
comme une interruption de la voix. Il est donc très facile à
articuler, puisqu'il s'agit juste de séparer deux voyelles par du
silence, la principale difficulté étant de se rendre compte qu'il
s'agit bien d'une « consonne comme une autre ». Pour le prononcer, le
mieux est sans doute de dire une voyelle de façon prolongée (le ‘a’
étant probablement le mieux), et d'interrompre cette voyelle — en
interrompant le flux d'air — un peu soudainement, avant de la
reprendre, le tout sans jamais fermer la bouche. L'interruption se
fait en fermant les cordes vocales, situées au niveau de la partie du
larynx
appelée glotte
(à ne pas confondre avec
la luette,
le truc qui pendouille au fond de la gorge, et qui n'a rien à voir,
mais qui est parfois par erreur appelée glotte
) : c'est pour
cette raison qu'on parle de consonne laryngale, ou glottale. Pour
ceux qui veulent un enregistrement (mais ce n'est sans doute pas très
éclairant), Wikipédia
a ça. Certains trouveront peut-être bizarre de qualifier cette
interruption de « consonne », mais le principe même d'une consonne
occlusive (ou au moins les occlusives sourdes : ‘p’, ‘t’, ‘k’, etc.)
est justement d'arrêter brièvement le son et le flux d'air de la
voix : ce qui distingue ces consonnes les unes des autres est la
manière dont l'interruption se fait (l'« attaque » de la consonne) et
la manière dont elle cesse (la « libération » de la consonne), seule
la dernière partie étant audible en début de mot/phrase et seule la
première étant audible en fin de mot/phrase ; le coup de glotte se
caractérise par le fait que l'attaque est faite par une fermeture, et
la libération par une réouverture, soudaines des cordes vocales.
Ceux qui connaissent l'allemand (et qui le prononcent
soigneusement) savent que dans cette langue, un mot ou même une partie
de mot composée commençant par une voyelle est prononcé articulé bien
séparément de ce qui précède : cette séparation est justement un coup
de glotte. Quand on prononce über alles
, il ne
faut donc surtout pas lier le ‘r’ de la préposition avec le pronom qui
suit, mais bien dire ʔüber ʔalles
. Certes, le
cas des mots isolés commençant par une voyelle n'est pas forcément le
plus convaincant (il y a un continuum entre une attaque « non
glottale », comme en français, où le souffle d'air commence très
légèrement avant que les cordes vocales entrent en vibration, et une
attaque « glottale », comme en allemand, où les deux sont
concomitants), mais si le coup de glotte est au milieu d'un mot, on
peut plus facilement se convaincre qu'il s'agit bien d'un son
autonome : penser au mot beachten
,
prononcé beʔachten
, bien détaché, sans qu'il y
ait transition graduelle d'une voyelle à l'autre.
Les exemples en anglais ou français sont plus difficiles à donner.
En anglais, cependant, quand on prononce
l'interjection uh-oh!
, elle est généralement
rendue comme ʔuh-ʔoh!
, ou en alphabet phonétique
correct, [ˈʔʌˈʔəʊ] — je ne sais pas vraiment ce qui explique la
spécificité de cette interjection. Certains Anglais, notamment les
Londoniens, et dans certains contextes les Américains aussi, ont
tendance, surtout quand ils parlent vite, à remplacer certaines
consonnes par des coups de glotte (par
exemple, button
est prononcé par certains avec un
‘ʔ’ à la place du ‘t’, et le ‘on’ étant par ailleurs transformé en un
‘n’ syllabique : [ˈbʌʔn̩]), mais c'est le genre de phénomène qui a
tendance à passer complètement inaperçu, y compris de ceux qui le
pratiquent. En français, je ne vois vraiment rien : les francophones
ont tendance à tout articuler d'un seul souffle, sans aimer
s'interrompre plus que nécessaire (on le voit aussi peut-être à
l'inexistence des consonnes géminées, c'est-à-dire des consonnes
« allongées » où l'intervalle de silence entre l'attaque et la
libération est prolongé, comme les consonnes redoublées de l'italien).
Même la ‘h’ dite « aspirée » en français, comme dans le hiatus
non seulement n'est pas aspirée, mais n'est même pas prononcée du
tout. Peut-être quand il y a hiatus entre deux voyelles identiques
(à Alger
) a-t-on tendance à les séparer par un léger coup de
glotte, mais même dans ce cas il me semble qu'il est optionnel et/ou
peu marqué. En revanche, dans d'autres langues, le ʔ peut être une
consonne tout à fait normale : je vais reparler des langues
sémitiques, mais pour l'anecdote on peut signaler que Hawaï
devrait être prononcé Hawaiʔi
(dans ce contexte de
transcription des langues polynésiennes, le ‘ʔ’ est généralement noté
par une apostrophe inversée, donc quelque chose comme Hawai`i
—
je trouve ça assez mauvais parce que ça encourage à la confusion avec
le ‘ʕ’ dont je dois encore parler et qui est souvent aussi noté comme
ça). On peut tout à fait géminer (i.e., redoubler) un ‘ʔ’, ce qui
revient à faire une interruption plus longue.
Le son ʕ est peut-être plus subtil à décrire, et il y a aussi plus de variabilité possible (si on est soigneux, on peut distinguer une constrictive [=fricative] pharyngale sonore d'une spirante [=constrictive ouverte] pharyngale sonore, selon le niveau de resserrement du pharynx ; par ailleurs, j'ai lu des gens expliquant que, au moins dans certaines prononciations de l'arabe, la lettre ʕayn dont la prononciation « canonique » devrait sans doute être le son dont je parle ici, serait plutôt rendue comme un coup de glotte pharyngalisé, noté [ʔˤ], donc une sorte de mélange des deux sons dont je parle, ce qui commence à devenir franchement subtil ; de même, on confond souvent les pharyngales avec les épiglottales ou épiglotto-pharyngales, et j'avoue ne jamais avoir réussi à me convaincre de la différence). À nouveau, vous avez un enregistrement sur Wikipédia, mais je ne sais pas s'il permettra vraiment de comprendre comment le son fonctionne.
Cette fois-ci, il s'agit d'un son prononcé avec le pharynx,
c'est-à-dire l'arrière de la gorge, en reculant l'arrière de la langue
vers l'arrière de la gorge de façon à y restreindre le passage de
l'air (on peut aussi le faire avec l'épiglotte, mais comme je le
disais, la distinction ne me semble pas claire). Ce son n'est pas
difficile à prononcer, mais il n'est pas vraiment facile à expliquer
si je m'adresse à des francophones vu qu'il n'y a aucune sorte de
consonne pharyngale en français : quand on dit un son prononcé avec
l'arrière de la gorge
, les gens ont tendance à émettre un râle
inarticulé qui ressemble à une caricature de ce qu'ils imaginent être
l'arabe, or le ʕayn est un son au contraire assez doux.
Il faut dire que ça n'aide pas que la phonétique
parle de consonnes « sourdes » et « sonores » pour désigner celles qui
sont articulées sans vibration des cordes vocales (comme ‘t’, ‘p’,
‘f’, ‘k’) et celles qui sont articulées avec (comme ‘d’, ‘b’, ‘v’,
‘g’), alors que les sourdes ont tendance à être prononcées plus
fortes que les sonores, vu que le fait de faire vibrer les cordes
vocales (pour prononcer une sonore) empêche que le flux d'air soit
trop important (ce qui donne un son plus fort). C'est ainsi que le
son ‘h’ le plus courant (celui de l'anglais et de l'allemand, entre
autres langues ; il s'agit d'une laryngale) est sourd, mais que sa
variante sonore (qui est plus courante en néerlandais, par exemple),
‘ɦ’, est relativement inaudible. La contrepartie sourde du ʕayn,
c'est-à-dire le ‘ħ’ (ou « ‘h’ pharyngal »), est donc prononcée
beaucoup plus forte, et c'est sans doute à ce son-là que les gens
pensent quand on évoque une consonne pharyngale : c'est un son qui
apparaît dans un certain nombre de mots arabes connus
(comme halal
ou le Hamas
; il est typiquement transcrit
‘ḥ’, mais je préfère ici le ‘ħ’ de l'alphabet phonétique). Ce ‘ħ’
(enregistrement
ici) est approximativement quelque chose d'intermédiaire entre le
‘ch’ dur de l'allemand (dans Bach
, par exemple,
phonétiquement [x] ou plutôt [χ]) et le ‘h’ de l'anglais ou de
l'allemand : en gros, il s'agit d'arriver à produire une turbulence
comme pour le premier, mais sans l'aide du palais (ce qui se
confirmera au fait qu'on arrive à le prononcer avec la bouche
complètement ouverte, la luette étant bien visible dans un miroir).
Je répète que si le ‘ħ’ et le ‘ʕ’ (ʕayn) ont le même lieu
d'articulation (pharyngal), comme le ʕayn est « sonore », il est
en fait beaucoup plus doux.
Pour prononcer le ʕayn, je propose plutôt aux francophones de
penser à l'‘r’ française dans sa forme atténuée, peut-être dans le
mot parti
, et d'essayer de prononcer quelque chose
d'intermédiaire entre elle et un simple allongement de la voyelle ‘a’.
L'‘r’ française est uvulaire, c'est-à-dire que ce son est prononcé en
approchant la langue de la luette (« le truc qui pend à l'arrière de
la gorge »), soit pour produire un battement (mais cette ‘r’
« roulée » est une prononciation assez marginale et ce n'est pas celle
qu'on recherche ici), soit pour produire un frottement, plus ou moins
atténué. Il s'agit maintenant de prononcer le même genre de
frottement atténué mais avec l'arrière de la langue, à peu près à
l'emplacement où elle est déjà pour prononcer la voyelle ‘a’. Ce qui
explique que certains analysent le [ʕ] comme un « [ɑ] consonne » à la
manière dont le [w] est un « [u] (c'est-à-dire ‘ou’ français)
consonne », le [j] (c'est-à-dire le ‘-ille’ français comme
dans feuille
) est un « [i] consonne », et le [ɥ] (comme le ‘u’
du mot français nuit
prononcé par un non-Belge) est un « [y]
(c'est-à-dire le ‘u’ français) consonne ». D'ailleurs, le mot arabe
ʕīd (عيد
), qui signifie fête
, a été
tranformé par les Français en Aïd
, ce ‘a’ initial étant juste
une façon de noter le ʕayn initial (et c'est vrai que c'est un peu
difficile de prononcer ‘ʕi’ sans faire une sorte de ‘a’ quelque part,
quand la langue passe de la position arrière nécessaire au ‘ʕ’ à la
position avant nécessaire au ‘i’). Mais dans ma tête, le ʕayn fait
surtout penser à une sorte de ‘r’-du-français un peu avalé (et je
crois que ma mémoire les classe ensemble, si bien que j'ai tendance à
mélanger le ‘ʕ’ et le ‘r’ même si dans une langue comme l'arabe il n'y
a vraiment pas de ressemblance entre eux).
Ci-dessus j'ai seulement parlé des sons, il faut
maintenant dire aussi quelque chose des lettres et de leur
transcription. Dans les langues sémitiques, ou plus généralement
chamito-sémitiques (=afro-asiatiques), a priori, à la fois le
‘ʔ’ et le ‘ʕ’ sont des lettres (consonnes) à part entière, ce qui
explique que je les aie appelées ʔalif et ʕayn, d'après les noms
arabes des lettres en principe correspondantes ; mais il y a des
subtilités. En égyptien hiéroglyphique, le ʔalif est le hiéroglyphe
𓄿
(G1,
vautour égyptien, plus exactement
un percnoptère) ;
pour éviter d'avoir à dessiner un vautour, les égyptologue utilisent
une transcription spéciale, ‘ꜣ’ (en
Unicode, U+A723 LATIN SMALL LETTER
EGYPTOLOGICAL ALEF), une sorte de ‘3’ évoquant vaguement le
dessin du vautour. Le ʕayn, lui, est 𓂝 (D36, bras — tiens, il
n'a pas d'entrée sur Wikipédia, celui-là ?), qui a aussi sa
transcription spéciale, ‘ꜥ’ (U+A725 LATIN
SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL AIN), une sorte d'angle pas très net
vaguement comme un ‘r’ minuscule (je ne sais pas d'où vient ce
symbole). Comme on ne connaît pas les voyelles de l'égyptien (seules
les consonnes étaient notées), il est parfois tentant d'inférer un ‘a’
pour l'une ou l'autre de ces lettres : par exemple, le hiéroglyphe
sans doute le plus célèbre,
la croix ansée (en
fait peut-être un nœud de sandale) ou symbole de la vie, très apprécié
des occultistes, a la valeur phonétique ꜥnḫ
, et on rend souvent
ça par ankh
. Maintenant, comme je n'aime pas trop les symboles
‘ꜣ’ et ‘ꜥ’, je vais préférer ‘ʔ’ et ‘ʕ’ (on n'est pas certain, bien
sûr, que ces hiéroglyphes correspondent exactement aux sons que j'ai
décrits ci-dessus, mais c'est au moins une hypothèse plausible ou une
approximation).
En arabe, la lettre qui servait à l'origine (probablement !) à désigner le son ‘ʔ’, et par laquelle j'ai choisi de le désigner, ʔalif, a dévié vers un autre usage, celui d'allonger la voyelle ‘a’ (il faut préciser que l'arabe utiliser des consonnes pour marquer l'allongement des voyelles : la voyelle longue ‘ī’ est notée ‘{i}y’, la voyelle longue ‘ū’ est notée ‘{u}w’, et la voyelle longue ‘ā’ est notée par un ‘{a}’ suivi d'un ʔalif, justement ; dans tous les cas, j'écris la voyelle entre accolades parce que les voyelles ne sont normalement pas écrites en arabe, donc seule reste visible la consonne d'allongement). Il n'y a qu'en début de mot que le ʔalif a gardé son rôle de noter le son ‘ʔ’, i.e., le coup de glotte. Mais comme le coup de glotte reste en tant que consonne du langage, une autre lettre a été introduite pour le noter, la hamzaẗ, qui obéit à des règles orthographiques un peu compliquées (la hamzaẗ est généralement « portée » par une autre consonne, ‘y’, ‘w’ ou justement le ʔalif, et ce n'est que dans des cas spéciaux qu'elle peut apparaître en tant que lettre autonome) : du coup, ce n'est pas très clair si le caractère ‘ʔ’ (ou variante) doit servir à transcrire le ʔalif, la hamzaẗ, ou la combinaison des deux (la combinaison des deux est fréquente en début de mot, où le ʔalif historique a été orné d'une hamzaẗ — au-dessus ou en-dessous selon la voyelle — pour faire bon poids lorsqu'il s'agit de marquer les mots qui commencent par le son ‘ʔ’, c'est-à-dire « par une voyelle »). Pour compliquer les choses, le symbole de la hamzaẗ (ء) est dérivé de celui du ʕayn (ع).
Il n'y a jamais en arabe deux voyelles qui se suivent
immédiatement. Lorsque la transcription le laisse croire, il peut
s'agir d'une diphtongue (‘{a}y’ ou ‘{a}w’ donc en fait
voyelle+consonne), ou bien qu'il y ait entre ces deux voyelles une
consonne qui « ne se transcrit pas », donc justement la hamzaẗ pour le
son ‘ʔ’ ou le ʕayn pour le son ‘ʕ’. Par exemple, le
prénom Saïd
est, en fait, Saʕīd
(سعيد
) ; et l'expression si Dieu le veut
(إن شاء الله
) est in šāʔa (ʔa)llāh
. Il en
va de même des voyelles qui semblent débuter un mot : si on n'a rien
transcrit, c'est en fait que le mot commence par ʔalif+hamzaẗ ou bien
par ʕayn. D'ailleurs, le mot arabe
lui-même vient
de ʕarabīy
, le mot émir
(commandant, prince)
est ʔamīr
, l'Iraq est ʕirāq
et un imam est
un ʔimām
. Allez savoir, d'ailleurs, pourquoi ʕīd
est
devenu Aïd
en français, mais ʕirāq
est
devenu Ira(q|k)
et pas Aïrak
selon la même logique.
(Quant au mot Allah
ou à l'article défini al-
, il
commence par ʔalif+hamzaẗ, avec la subtilité cependant que la hamzaẗ
est ici « instable », c'est-à-dire que la voyelle tombera après un mot
terminé par une voyelle — un peu comme l'élision de le
en l'
en français, mais à l'envers.)
À cause de ce fait qu'une « voyelle initiale » dans un mot arabe doit être précédée d'un ‘ʔ’ ou d'un ‘ʕ’ (analyse douteuse : ce sont juste des consonnes comme les autres), certains grammairiens ont voulu comparer ces situations aux « esprits » du grec ancien, qui marquent si un mot commençant par une voyelle commence vraiment par la voyelle (esprit doux, marqué par un ‘ʾ’ sur la voyelle) ou commence en fait par une aspiration, c'est-à-dire un [h] (esprit rude, marqué par un ‘ʿ’ sur la voyelle). La comparaison est très douteuse pour plusieurs raisons : les esprits du grec n'ont de sens que en début de mot, alors que la hamzaẗ et le ʕayn de l'arabe sont des consonnes tout à fait normales, et les sons ne sont pas les mêmes (on ne sait pas si l'esprit doux était prononcé comme un ‘ʔ’ ou pas prononcé du tout, mais l'esprit rude n'était très certainement pas un [ʕ], on est à peu près sûr que c'était un [h]). Néanmoins, à cause de cette analogie, on note parfois ‘ʾ’ (U+02BE MODIFIER LETTER RIGHT HALF RING) et ‘ʿ’ (U+02BF MODIFIER LETTER LEFT HALF RING) ce que j'ai noté respectivement ‘ʔ’ (U+0294 LATIN LETTER GLOTTAL STOP) et ‘ʕ’ (U+0295 LATIN LETTER PHARYNGEAL VOICED FRICATIVE). Là aussi, la confusion existe pour savoir si, en arabe, ‘ʾ’ doit servir à transcrire le ʔalif (ce qui est historiquement justifié), la hamzaẗ (ce qui est phonétiquement justifié), ou la combinaison des deux (et différents systèmes de transcription ont choisi différentes solutions). Je suppose, même si je n'en ai pas de confirmation claire, que les caractères ‘ʔ’ et ‘ʕ’ ont été inventés par les phonéticiens qui ont créé l'alphabet phonétique international sur la base des ‘ʾ’ et ‘ʿ’ eux-mêmes dérivés des dessins des esprits grecs.
Par ailleurs, il faut signaler que l'arabe a des
consonnes dites « emphatiques », c'est-à-dire pharyngalisées : ṣ (ص),
ḍ (ض), ṭ (ط), et le relativement rare ẓ (ظ), qui sont prononcés un
peu mais pas exactement comme si la lettre non-emphatique
correspondante était suivie d'un petit ʕayn. (Un peu à la manière
dont le ‘gn’ français, ou ‘n’ « mouillé », est un peu comme
un ‘n’ suivi d'un [j] et le ‘gli’ italien ou ‘l’ « mouillé » —
dans famiglia
par exemple — est un peu
comme un ‘l’ suivi d'un [j] : en fait, cette « mouillure » est
une palatalisation, ou articulation secondaire d'un [j] par
rapprochement de la langue du palais, et la pharyngalisation est, de
même, un rapprochement de l'arrière de la langue vers l'arrière de la
gorge comme quand on prononce [ʕ].) En phonétique, on note ça [sˤ],
[dˤ], etc. (avec un ‘ʕ’ en exposant). Je ne sais pas, d'ailleurs, si
ces consonnes emphatiques viennent ou non d'une combinaison consonne +
ʕayn.
Toujours est-il que je déteste les transcriptions qui font purement et simplement disparaître ces consonnes essentielles : je sais que j'ai déjà ranté à ce sujet, mais il me semble essentiel de ne pas massacrer les mots étrangers (surtout quand ils sont relativement peu acclimatés au français, c'est-à-dire pas encore totalement importés/naturalisés). Surtout que si on utilise la transcription par ‘ʾ’ et ‘ʿ’, les gens qui ignorent la langue vont de toute façon sauter ces signes et ne pas être gênés par eux (les ‘ʔ’ et ‘ʕ’ peuvent être plus gênants, je ne les utilise ici que parce que je ne parle pas que de l'arabe mais aussi de leur phonétique).
Quant à l'hébreu, il a bien les deux lettres ʔalif (enfin, en
hébreu, ʔalef), א, et ʕayn (ʕayin), ע : apparemment, à l'époque
biblique, elles pouvaient bien être prononcées [ʔ] et [ʕ], mais il y a
une subtilité, c'est qu'elles représentent chacune la fusion de deux
lettres proto-sémitiques (restées distinctes en arabe), à savoir les
pharygo-laryngales que j'ai décrites, et des analogues uvulaires, [χ]
(le ‘ch’ dur de l'allemand, dans Bach
, par
exemple, ou le ‘ẖ’/خ arabe) et [ʁ] (en gros le ‘r’ standard du
français, ou le ‘ġ’/غ arabe), et donc les deux prononciations étaient
possibles pour chacune des deux lettres ([ʔ] ou [χ] pour ʔalef, et [ʕ]
ou [ʁ] pour ʕayin). La prononciation moderne de l'hébreu est
relativement artificielle puisqu'elle résulte d'une synthèse de
différentes traditions sur la façon de prononcer l'hébreu biblique, et
comme les héritiers de certaines de ces traditions parlaient des
langues très éloignées (par exemple le yiddish, qui est germanique),
il n'est pas surprenant que la prononciation s'en soit ressentie : je
crois comprendre que la plupart des locuteurs, au moins d'accent
« non-oriental », de l'hébreu moderne prononcent ʔalef et ʕayin de la
même façon — comme un coup de glotte, voire, pas du tout.