Au sujet des notes de cours signalées dans
le billet précédent, on me fait
remarquer en commentaire, d'ailleurs pas très agréablement, que j'ai
écrit intention
(dans le contexte d'un contraste
avec extension
) là où je voulais sans doute
écrire intension
. Alors, est-ce une erreur, ou quelle écriture
est-elle préférable ? À vrai dire je m'y perds assez.
Bon, déjà en général je déteste ces mots en -/sjɔ̃/ dont on je sait
jamais si on doit les écrire -tion ou -sion (sans parler
des différences
gratuites entre l'anglais et le français, comme le fait
que contorsion
, distorsion
et extorsion
et
parfois distension
mais pas torsion
s'écrivent,
en anglais, avec -tion là où le français met -sion : comment
voulez-vous retenir quelque chose de
pareil[#0] ?). Donc déjà le
fait qu'on ait extension
avec -sion mais intention
avec
-tion, tandis que distension
hésite, est vraiment pénible.
Mais peut-être justement qu'il y a deux mots
distincts, intention
et intension
? C'est là que ça
devient hautement confus.
[#0] Digression
() : Comme on me le signale en commentaire,
j'oubliais aussi l'hésitation entre -ction et -xion : annexion
mais exaction
, complexion
mais élection
. Bon,
encore, ceux-là on peut les retenir au fait qu'il y a des
mots annexe
et complexe
. Mais parfois le français et
l'anglais font des choix différents, ou bien l'anglais
hésite : connexion
, inflexion
, réflexion
, génuflexion
et peut-être parfois même flexion
lui-même s'écrivent, en
anglais, avec -ction, au moins en anglais américain parce que
l'anglais britannique hésite plus, alors que le français met -xion.
(Le fait que connexion
s'écrive -xion en français et -ction en
anglais peut se retenir au fait que connexe
en français se
dit connected
en anglais,
mais reflex
existe bien en anglais sans que ça
empêche d'écrire reflection
. Soupir.)
Indubitablement, certains dictionnaires contiennent bien un
mot intension
(qui n'est pas le même que intention
). Ou
peut-être même qu'il y a plusieurs mots intension
différents ?
La 5e édition (1798) du Dictionnaire de l'Académie française
donne : INTENSION. sub. fém. Terme de Physique. Force, véhémence,
ardeur. L'intension de la fièvre.
— ce qui ne m'aide pas
et ce qui n'est clairement pas le sens que je veux, et de toute façon
ce mot semble avoir mystérieusement disparu des éditions ultérieures.
Au moment où j'écris,
le TLF en
ligne semble en rade, donc je ne peux pas vérifier s'il a le
mot intension
et avec quel
sens[#]. Mais
dans Wiktionary en
français, on trouve intension \ɛ̃.tɑ̃.sjɔ̃\ féminin
1. (Logique) Désignation d’un ensemble d’éléments par un
prédicat qu’ils vérifient.
En anglais,
le American Heritage Dictionary of the English
Language me dit : in·ten·sion
(ĭn-tĕnʹshən) n. 1. The state or quality of being
intense; intensity. 2. The act of becoming intense or more
intense; intensification. 3. Logic. The sum of the
attributes contained in a term.
[Latin intēnsiō, intēnsiōn-,
from intēnsus, stretched.
See intense.]
— in·tenʹsion·al adj.
Et
dans Wiktionary en
anglais, je lis : intension
(plural intensions) […] 2. (logic, semantics) Any
property or quality connoted by a word, phrase or other symbol,
contrasted with actual instances in the real world to which the term
applies.
[#] Voici : INTENSION, subst. fém. A. -
Vx. Force, ardeur. L'intension de la fièvre (Ac. 1798). B. - LOG.,
LING., vieilli. Synon. de compréhension (d'un concept, d'un terme).
Anton. extension. Plus l'intension d'un terme (le nombre de traits)
est grande, plus l'extension (la classe des objets dénotés) est
restreinte. Il faut plus de traits pour définir hêtre que pour
définir arbre, mais il y a dans l'univers observé plus d'arbres que de
hêtres (MOUNIN 1974).
Voilà qui ne m'aide pas des masses, et honnêtement je ne comprends pas vraiment ces définitions.
L'étymologie n'est pas d'un grand secours non plus. En
latin, intēnsiō et intēntiō
existent tous les deux, mais ils ont l'air vaguement
interchangeables. Le
Gaffiot
donne : intensĭo, ōnis,
f. (intendo), action de tendre, tension
— et
il donne un plus grand nombre de sens
pour intentĭo
, mais le premier est le même. (À
ce sujet, le
Gaffiot a
aussi les deux mots extensĭo
et extentĭo
, mais là l'un renvoie simplement à
l'autre ; ça suggère en tout cas qu'il n'y a pas vraiment de raison
étymologique forte au fait d'écrire extension
avec -sion
et intention
avec -tion.)
Bon alors qu'est-ce que c'est que cette histoire du
mot intension
et quel est son sens en logique ?
Je ne suis pas sûr de comprendre le sens général.
Le sens dans lequel je l'utilisais (avec l'orthographe en -tion,
mais peut-être que je vais changer) dans mes notes est le suivant : si
on a un programme/algorithme qui calcule une fonction, alors ce
programme/algorithme est l'intention (ou peut-être justement
plutôt l'intension
, donc… bon, écrivons intenſion
comme
une sorte de compromis) tandis que la fonction calculée est
l'extension. C'est important de faire la distinction parce
qu'une même fonction peut être calculée par toutes sortes
d'algorithmes différents. (Et
le théorème de
Rice nous dit essentiellement qu'on ne peut rien dire de
non-trivial — calculablement et à coup sûr — sur l'extension rien
qu'en regardant l'intenſion.)
En théorie des ensembles, l'extension d'un ensemble, c'est justement l'ensemble de ses éléments. Et l'axiome d'extensionalité nous dit que deux ensembles ayant les mêmes éléments sont égaux (dans l'autre sens ça fait partie de la définition même de l'égalité). L'intenſion, si je me base sur la définition donnée par Wiktionary, ce serait une propriété définissant l'ensemble implicitement : par exemple {0,1,2} serait un ensemble défini en extension alors que {n∈ℕ : n≤2} serait le même ensemble définit en intenſion.
Déjà, je ne suis pas franchement convaincu que les deux sens décrits aux deux paragraphes précédents soient exactement le même, ni quel serait le sens général. Mais l'idée approximative est que l'extension est une description explicite (d'une fonction par ses valeurs, d'un ensemble par ses éléments) de l'objet désigné, alors que l'intenſion est une description par une caractérisation du sens, ou quelque chose comme ça.
Du coup, je peux très bien rapprocher ça du mot intention
au
sens de volonté de faire quelque chose
: en décrivant un
algorithme pour une fonction, je veux fabriquer cette fonction, donc
l'algorithme est l'intention
qui produit la fonction. Ceci
justifierait d'écrire le mot en -tion et de l'identifier avec le mot
usuel intention
(but, volonté).
[Ajout :] Ce qui est
bizarre, c'est qu'il y a une distinction que je comprends bien, c'est
celle entre extensif
et intensif
: extensif
fait
référence à quelque chose qui tend à s'étendre, i.e., tendu vers
l'extérieur, alors qu'intensif
fait référence à quelque chose
qui tend à s'intensifier (← oui, OK, c'est une
lapalissade), i.e., tendu vers l'intérieur. Je comprends par exemple
bien la différence entre agriculture extensive
(qui utilise de
l'espace) et agriculture intensive
(qui maximise ses rendements
à surface donnée) ou, en physique, entre une grandeur extensive
(qui double quand on double la quantité de choses considérées, p.ex.
la masse ou le volume) et une grandeur intensive
(qui reste la
même quand on double la quantité de choses considérées, p.ex. la
température ou la pression). Mais cette distinction extensif/intensif
(pour laquelle je n'ai aucun doute sur l'orthographe en -s-) semble
avoir assez peu de rapport avec la distinction extension/intenſion
dont je parle ici (en tout cas je ne vois pas pourquoi l'un
correspondrait à tendre vers l'extérieur et l'autre vers
l'intérieur).
Une explication plus détaillée, mais dont honnêtement je ne
comprends las bien les subtilités, sur la distinction
entre extensionnel
et intenſionnel
en logique ou en
philosophie
est sur
cette page de la Stanford Encyclopedia of
Philosophy
et celle-ci
sur Wikipedia (voir
aussi cet
autre passage sur Wikipédia s'agissant précisément des théories
des types intuitionnistes ; je sais que Martin-Löf en a inventé
plusieurs qu'on désigne justement en en qualifiant certaines
d'extensionnelles et d'autres d'itenſionnelles). Mais je trouve que
tout ça est plus confus qu'éclairant (disons que j'ai l'impression
confuse qu'on mélange plusieurs distinctions qui ne sont pas la même,
notamment le fait de décrire un objet par son identité ou par une
caractérisation, et le fait de s'intéresser à des égalités
contingentes ou nécessaires, ce qui sont deux questions qui me
semblent sans rapport).
Un exemple qu'on donne souvent, mais là aussi je ne suis pas sûr de pouvoir le relier clairement aux usages évoqués ci-dessus, est quelque chose comme le syllogisme fallacieux suivant (attention, divulgâchis concernant le film Star Wars) :
Luke Skywalker veut devenir comme son père.
Darth Vader est le père de Luke Skywalker.
Donc : Luke Skywalker veut devenir comme Darth Vader.
Si on veut expliquer l'erreur en parlant d'extension et d'intenſion, l'idée est que bien que Darth Vader soit le père de Luke Skywalker en extension (ce sont la même personne), l'intenſion, au moins dans la tête de Luke, est différente, puisqu'il n'a pas cette information (ou même quand il l'a, il y pense différemment). Donc on ne peut pas substituer une égalité extensionnelle dans un énoncé qui dépend des intenſions.
(Mais à vrai dire, moi, j'aurais plutôt tendance à analyser ça en termes de logique modale et mondes possibles : le fait que dans un monde donné on ait x=y, n'est pas la même chose que de dire que x et y sont nécessairement égaux, c'est-à-dire égaux dans tous les mondes possibles, et notamment dans le monde que Luke a dans sa tête. Ce n'est pas clair pour moi si cette analyse en termes de logique modale et mondes possibles soit compatible avec l'analyse en terme d'extension/intenſion que je viens de donner.)
Là aussi, je n'ai pas trop de mal à identifier le mot que je
persiste à écrire intenſion
pour signifier mon doute sur
l'orthographe, avec le mot intention
tout à fait habituel et
qu'on écrit -tion de façon standard : on parle justement des
intentions de Luke. Pourquoi une orthographe différente ?
Du coup je ne sais toujours pas si intension
est une
variante orthographique du mot intention
qui s'est spécialisée
dans ce sens bizarre en philo / logique / linguistique, ou si c'est un
mot distinct (même si, in fine, ils viennent quand même de la
même origine latine).
C'est peut-être comme mise en abyme
, qui est juste une
variante graphique de abîme
, mais c'est quand même le même mot.
(En l'occurrence, il semble que ce soit André Gide qui ait popularisé
cette expression dans son sens figuré, avec cette orthographe
particulière : ça vient de l'héraldique mais il n'y a pas spécialement
de raison de préférer l'orthographe en ‘y’. Ceci étant, maintenant
qu'elle s'est imposée, on peut trouver que ce n'est pas plus mal
d'avoir cette spécialisation.)
Maintenant, comme il y a indubitablement des gens qui utilisent
scrupuleusement l'orthographe intension
pour les différents
sens que je n'ai pas réussi à rendre très clairs ci-dessus, peut-être
que c'est une bonne idée de se rallier à cette convention comme on
peut choisir d'écrire mise en abyme
avec ‘y’ même s'il n'y a
pas de raison étymologique à le faire.
Ceci étant, on peut se demander comment est apparue cette
écriture intension
avec ce sens (je veux dire, celui de la
philo / logique, pas celui donné par l'édition de 1798 du Dictionnaire
de l'Académie), indépendamment du fait que ce soit ou non un mot
distinct de intention
. L'article de
la Stanford Encyclopedia of Philosophy cité
ci-dessus semble dire que
c'est Carnap
le coupable. (The Port-Royal Logic used terminology
that translates as “comprehension” and “denotation” for this. John
Stuart Mill used “connotation” and “denotation.” Frege famously used
“Sinn” and “Bedeutung,” often left untranslated, but when translated,
these usually become “sense” and “reference.” Carnap settled on
“intension” and “extension.” However expressed, and with variation
from author to author, the essential dichotomy is that between what a
term means, and what it denotes.
) Mais
la Wikipédia
en allemand évoque aussi Leibniz, qui aurait alors certainement
l'antériorité sur Carnap.
Évidemment, si l'inventeur du terme (qu'il s'agisse de Carnap ou
Leibniz) écrivait en allemand, langue dans laquelle intention
se dit Absicht
(même
si Intention
se trouve aussi), le fait d'avoir
choisi l'écriture Intension
comme pendant
à Extension
n'est pas aussi significatif qu'en
français ou en anglais.
Quoi qu'il en soit, je reste assez dubitatif sur la question de si
on doit considérer que intension
est un mot distinct
de intention
, comme sur celle de savoir si on doit se tenir à
cette orthographe (cette fantaisie de Carnap comme abyme
en est
une de Gide ?), et, en fait, sur la signification (ou peut-être
la significasion
?) générale de cette histoire
d'intenſionalité.