Des livres entiers ont été dédiés à l'histoire de l'alphabet. Beaucoup moins sont consacrés à celle, qui me semble pourtant tout aussi fascinante, des signes de ponctuation et de tous les autres signes d'écriture qui ne sont pas alphabétiques. Je trouve bien celui-ci, par exemple, mais d'une part il coûte quand même très cher et d'autre part je crois deviner qu'il se limite à un usage strictement typographique (excluant, par exemple, les communications purement électroniques et l'histoire de la ponctuation en informatique), ce qui est dommage.
L'histoire devrait commencer avec l'apparition de l'espace (je ne cesse de m'étonner du temps qu'il a fallu pour que les gens comprissent que c'était une bonne idée de ne pas collertouslesmotsensemble si on veut aider à la relecture), et devrait couvrir jusqu'à la standardisation d'Unicode, en passant par la façon dont les claviers des machines à écrire ont été choisis et la manière dont ASCII a fait la synthèse des jeux de caractères préexistants.
Et c'est une histoire compliquée, parce que les langues s'influencent les uns les autres, et les signes se confondent ou se séparent de façon pas forcément évidente. Pour comprendre l'histoire du point-virgule, il ne s'agit pas simplement de trouver le premier exemple d'un point-virgule dans un texte imprimé (ça doit être vers la fin du XVe siècle en Italie), il faut comprendre aussi comment le point-virgule et le deux-points se sont différenciés et spécialisés (quel a été le premier texte à utiliser l'un et l'autre ? et le premier à les utiliser avec essentiellement les sens modernes ? je remarque par exemple que le manuel de typographie d'Étienne Dolet (1540) ne connaît pas le point-virgule). Il ne faut pas oublier les signes un peu rares : comment sont apparus les signes § (section ou paragraphe), ¶ (paragraphe ou pied-de-mouche), @ (arrobase) ou encore † (obèle ou glaive) dans les documents imprimés, et avec quel(s) sens ? On trouve des bouts d'information sur Wikipédia (cf. les liens que j'ai donnés) ou ailleurs sur le web, mais c'est souvent très partiel, approximatif ou confus (on mélange allègrement l'histoire de l'apparition du caractère, ses différents usages, sa version informatique…).
J'ai évoqué la naissance
d'ASCII
en 1963[#] et 1967 : c'est une
date fondamentale pour la typographie informatique car les caractères
qui ont reçu cet adoubement caractères ASCII
sont devenus omniprésents, et les autres ont été relégués à un rôle de
second plan (même s'ils ont pu apparaître dans des jeux de caractères
ultérieurs : Latin-1
ou Unicode).
C'était sans doute inspiré des jeux de caractères informatiques
antérieurs, eux-mêmes inspirés des machines à écrire, mais la
cohérence n'est pas toujours très évidente. Et ça a changé la face du
monde : je ne sais pas au juste pourquoi le signe @
(arrobase) s'est retrouvé dans ASCII et pas le
signe §
(ce dernier ayant quand même l'air plus commun
dans des textes typographiés traditionnels, que ce soit en anglais ou
en français, alors que le @
servait traditionnellement
uniquement dans quelques notations commerciales), mais je pense qu'il
n'est pas besoin d'expliquer comment le @
a vu sa
popularité boostée par cette inclusion dans ASCII
qui a permis de l'utiliser ensuite dans les adresses de courrier
électronique. Alors pourquoi @
et &
sont-ils dans ASCII et pas §
et ¶
? Je n'en sais
rien. Cette
page fournit des explications sur certains caractères, mais pas
sur ceux-là. C'est d'autant plus bizarre, d'ailleurs, que des
caractères complètement anecdotiques se sont retrouvés
dans ASCII, le plus bizarre étant sans doute
la barre
verticale |
[#2].
Mais c'est aussi ASCII qui a rendu universel
le backslash \
[#3],
un caractère presque inexistant auparavant (son histoire est
racontée ici par le
Monsieur qui l'a inventé).
Les accolades mériteraient certainement qu'on parle d'elles : si leur apparition dans ASCII est due au même Monsieur que le backslash (voici ce qu'il en dit), on peut se demander comment elles étaient apparues sur les claviers de certaines machines à écrire pour commencer — après tout, à part quelques mathématiciens, qui diable aurait eu besoin ou envie de taper des accolades ? En maths on les utilise pour désigner des ensembles, mais j'imagine que ce ne sont pas les mathématiciens qui ont inventé ces signes. Je subodore que leur premier usage était comme des signes très larges placés, par exemple, dans une marge, pour regrouper des lignes entre elles (ou n'importe quelle sorte d'items alignés verticalement), et j'imagine que l'accolade gauche est née avant l'accolade droite (peut-être que ce sont effectivement les mathématiciens qui ont inventé l'accolade droite, et/ou les accolades utilisées comme parenthèses et de taille seulement d'une ligne). Mais alors comment se sont-elles retrouvées sur le clavier d'une machine à écrire (si on veut faire des grandes accolades pour regrouper plusieurs lignes, avoir une touche qui fait une accolade d'une seule ligne de haut ne sert pas à grand-chose…).
Parmi les caractères dont l'histoire est intéressante, il y a
aussi Celui Qu'On
Ne Sait Pas Nommer — je veux dire celui qui est à
l'emplacement 35=0x23 dans ASCII et qui ressemble à
un dièse : #
. Les gens le prononcent
généralement dièse
mais ce n'est pas un dièse (le
dièse, c'est ça : ♯ — et ce n'est pas un signe utilisé
dans la notation d'autre chose que la musique). Il est souvent
utilisé en anglais pour précéder un numéro (un peu comme on
écrirait nº
en français), et il semble qu'historiquement il
vienne d'une notation désignant (aux États-Unis) une livre de poids.
Pour cette raison, il est d'ailleurs parfois
appelé pound sign
, ce qui est une réussite
géniale du Club Contexte parce que du
coup on le confond complètement avec le symbole £
de la
livre (l'unité monétaire britannique), d'autant plus que
le #
est sur les claviers qwerty US
exactement à l'endroit où est le £
sur les claviers
qwerty GB (ça c'est vraiment génial, comme façon
d'alimenter la confusion). Bref, le #
ressemble à un
dièse mais n'en est pas un, et s'appelle symbole de la livre même s'il
n'en est pas un ! (D'où la
suggestion faite dans le
Jargon File d'appeler ce caractère shibboleth
—
comme שבלת
dans
Juges 12:5–6.)
On pourrait dévier vers l'histoire de toutes les notations mathématiques, d'ailleurs, mais je remarque quand même que ça se recouvre assez peu : les mathématiciens, qui sont très friands de notations exotiques, utilisent assez peu certains des symboles fournis par la typographie (je crois que je n'ai à peu près jamais vu les caractères $, @, § ou ¶ utilisés dans des articles mathématiques, alors qu'ils fournissent un système commode de variations sur le prime).
((J'en profite pour conclure par une exhortation (et je m'adresse à tous ceux qui écrivent des textes, qu'ils soient littéraires ou techniques) : celle de ne pas hésiter à faire un usage libéral, éventuellement même créatif, de la ponctuation. Créer de nouveaux signes de ponctuation est difficile, surtout dans le cadre d'échanges de fichiers informatiques (où on est contraint par ce que les standards permettent), donc il est par exemple difficile d'utiliser la virgule d'interrogation et la virgule d'exclamation (des signes que dont je prétends qu'ils auraient une certaine utilité), ou même le point d'ironie. Mais on peut au moins composer « horizontalement », si j'ose dire, la ponctuation : c'est-à-dire, par exemple, si on en ressent l'utilité !, de faire suivre un point d'interrogation ou d'exclamation par une virgule, un deux-points ou un point-virgule, pour indiquer la nuance avec plus de précision : ce n'est pas autorisé par les règles traditionnelles de la typographie française, n'est-ce pas ?, et ce sont justement ces règles que j'invite à aller voir dans les toilettes si je m'y trouve. Dans des textes que j'écris pour moi-même, il m'arrive d'utiliser deux points-virgules de suite ou d'autres combinaisons un peu exotiques :: mais ce n'est pas aussi intuitivement compréhensible : donc je ne recommande pas forcément ;; par contre, les doubles parenthèses ont une certaine utilité, et se comprennent assez bien, pour marquer un aparté un peu long, typiquement un paragraphe entier. ⁂ Et finalement il n'y a aucune raison de ‹ne pas se servir de signes un peu rares ou un peu détournés›, tant que le lecteur peut facilement deviner que usage l'auteur en fait, ou {au moins !,} tant que ça ne gêne pas la compréhension.))
[#] La version de 1963
comportait les caractères 32=0x20 à 93=0x5d comme maintenant, donc
avec uniquement des majuscules (les cases 96=0x60 à 123=0x7b étaient
inutilisées, les dernières contenaient des caractères de contrôle
supplémentaires), et à la place de l'accent circonflexe
(^
) et du souligné (_
), en 94=0x5e et
95=0x5f, étaient une flèche vers le haut (↑
) et une
vers la gauche (←
).
[#2] Barre verticale
qui, dans ASCII, est indifféremment trouée au
milieu ou pas. Alors que dans Latin-1 et donc dans Unicode il existe
deux caractères différents de barre verticale : celle (|
)
qui n'est pas trouée (à l'emplacement ASCII, donc
on est maintenant censé considérer que la barre en question n'est pas
trouée), et celle (¦
) qui l'est et qui très franchement
ne sert absolument et rigoureusement à rien (on se demande vraiment
comment elle s'est retrouvée là). C'est assez perturbant, parce que
les claviers montrent souvent la barre verticale trouée pour le
caractère ASCII : on se retrouve donc avec une
touche représentant une barre verticale trouée et qui affiche une
barre verticale non trouée.
[#3] Le backslash était
prévu pour suivre ou précéder le slash pour former les signes
logiques ∧
et ∨
(utilisés
en ALGOL)
comme /\
et \/
; mais en fait, c'est le
langage C qui a donné au backslash sont sens le plus commun en
informatique actuellement, comme un échappement (il faut aussi
signaler son usage
dans MS-DOS
pour remplacer le slash d'Unix parce que le slash était déjà pris
comme séparateur d'options à l'imitation
de VMS
et CP/M).
L'usage d'ASCII par le C est d'ailleurs un peu
surprenant parce qu'il ne fait aucun usage des
caractères $
, @
ou `
et il fait
un usage minimaliste du ~
(et très particulier
du #
) : c'est sans doute pour ça que le sens de ces
derniers est beaucoup moins clairement établi que ceux qui servent en
C.