Je dis souvent que s'agissant de conventions linguistiques et typographiques, le plus important est d'essayer d'être un peu cohérent et systématique. Et pour ça, il est important de se fixer des règles dont on trouve la logique satisfaisante, de manière à ne pas toujours changer d'avis. Mais ce n'est pas facile quand on se met à couper les cheveux en quatre.
Voici un exemple du genre de questions dont je veux parler : si je
dois faire référence (alors que je parle français ou anglais) au
premier président de la Chine communiste, dois-je l'appeler Mao
Zedong
ou Zedong Mao
? (Ou Máo Zédōng
en écrivant
les tons, mais pour une fois ce n'est
pas ça qui me préoccupe.) Le fait est que le nom de famille
est Mao
(毛
), et la question est de
savoir comment l'ordonner par rapport au prénom (enfin, au nom
personnel, qu'il vaut mieux ne pas appeler prénom
quand on
discute justement de l'ordre de placement). Les sinophiles me disent
généralement que la question ne fait pas l'ombre d'un doute, en
chinois le nom de famille précède le nom personnel : c'est
incontestablement le cas quand on utilise un nom chinois en chinois,
mais ici je parle d'utiliser un nom chinois en français, et il s'agit
donc de se demander qui l'emporte, la convention chinoise ou la
convention française — ou plus exactement, de savoir si l'ordre
des parties d'un nom propre est relié au nom lui-même ou à la langue
dans laquelle on s'exprime, et ce n'est pas évident du tout.
Il est sûr que la question ne peut pas admettre de réponse
pleinement satisfaisante. Il y a trop de cas dictés par l'habitude
pour qu'on puisse espérer être complètement cohérent : s'agissant de
Mao Zedong, l'usage français s'est figé dans cet ordre, mais
inversement, il y a un nombre non négligeable, par exemple, de
Hongrois, pour lesquels on a pris l'habitude de retranscrire leur nom
dans l'ordre prénom+nom (par exemple Erdős Pál → Paul Erdős), et de
toute façon les célébrités ont souvent des bizarreries de nommage
(pourquoi parle-t-on de Jules César
mais de César
Auguste
? — noter qu'aucune des deux parties, ici, n'est un
prénom, le prénom de naissance serait Gaius
pour les deux, mais
Auguste a changé son prénom en Imperator
en ~38 ; pourquoi
Dante Alighieri, Michelangelo Buonarroti et Rembrandt Harmenszoon
van Rijn sont-ils connus par leur prénom ? à la fin, il faut cesser de
chercher une logique et reconnaître que l'usage fait loi). On peut
néanmoins chercher à systématiser l'usage pour les personnes qui ne
sont pas spécialement célèbres. Une solution est de choisir un ordre
quelconque et de mettre le nom de famille en petites capitales ou de
le souligner d'une manière ou d'une autre (quand il y en a un
identifiable, ce qui n'est pas toujours le cas, notamment pour
certains noms indiens ou les noms islandais), et
d'écrire Máo Zédōng
; je ne suis pas fan de cette solution, que
je trouve assez laide (quand on a un texte plein de noms propres, ça
donne une impression vraiment trop didactique-pontifiante), mais il
faut admettre que c'est ce qu'il y a de plus clair.
Voici un problème apparenté : supposons que je veuille parler de la
personne élue à la tête d'une municipalité belge, disons, Namur :
dois-je parler du maire de Namur
ou du bourgmestre de
Namur
? Là aussi, on me sort généralement une réponse un peu
toute faite : en Belgique, on parle de
—
certes, c'est-à-dire que les Belges utilisent le
terme bourgmestres
bourgmestre
pour désigner l'édile de leurs villes, mais
moi je ne suis pas Belge, et je parle, si j'ose dire,
dans une variante
du fr-FR
et non du fr-BE
. Ce que je veux
dire, c'est qu'il n'est pas du tout clair si le choix d'un titre
comme maire
ou bourgmestre
doit être déterminé par la
variante régionale du français qu'on parle ou par le pays qui attribue
la fonction officielle. (Dans le genre, si je veux désigner
l'adresse rue Rogier 70 à Namur
, il semble raisonnable de
penser que je doive mettre le numéro après le nom de la rue parce que
c'est ainsi qu'on fait en Belgique, mais nettement moins raisonnable
de penser que je doive obligatoirement prononcer septante
parce
que les Belges disent ça et que c'est une adresse en Belgique.)
En l'occurrence, je suis plutôt tenté de considérer l'usage du
mot bourgmestre
comme un régionalisme belge (qui, du coup,
apparaît dans les textes légaux définissant la fonction) que comme une
fonction spécifique dont le nom doit être préservé. Après tout, pour
les villes néerlandaises, allemandes et autrichiennes, on a bien
tendance à préférer en français (de France) le terme de maire
même si ces gens devraient logiquement être tout autant bourgmestres
que leurs homologues belges. Et je n'ai presque jamais entendu
utiliser en français le mot alcade
pour une ville espagnole
ou syndic
pour une ville italienne alors que ces mots existent.
Mais surtout, je vois mal quelle différence fonctionnelle on peut
trouver à l'usage d'un mot ou de l'autre : les anglais disent presque
toujours mayor
pour la personne à la tête d'une
ville, ou qu'elle soit, même si la
transcription burgomaster
ou burghermaster
existe en principe, et ça ne
semble pas causer de problème. De toute manière, j'ai déjà souligné
(sur l'exemple du président du Conseil
et ses variantes) à quel
point les titres officiels sont la
province du Club Contexte. Bref, il me semble plus simple et
finalement plus cohérent de parler de maire
partout, y compris
pour les villes belges, ou alors de parler de bourgmestre
partout si on préfère ce mot, mais en tout cas de ne pas faire la
distinction selon le pays ou le titre officiel.
Encore une question du même acabit : il est fréquent d'utiliser en français des guillemets « comme ceci », en anglais “comme ça” (ou ‘ça’) et en allemand „ainsi“ (ou »ainsi«), à tel point que certains considèrent que c'est une obligation de conformer le choix des guillemets au choix de la langue (à mon avis, c'est parfaitement stupide, cf. ci-dessous). Maintenant, en admettant qu'on fasse ces choix pour un texte entièrement écrit dans une langue, la question se pose encore de savoir ce qu'on doit faire quand on en mélange plusieurs : le choix des guillemets (et autres conventions typographiques apparentées) doit-il être dicté par la langue majoritaire du texte (pour avoir une même convention sur tout le texte), par la langue immédiatement autour, ou, dans le cas des guillemets, par la langue intérieure aux guillemets ? — et de nouveau, ce n'est pas du tout évident. Je fais personnellement le choix de régler les conventions selon la langue immédiatement autour (et donc, dans le cas des guillemets, extérieure aux guillemets), mais pour revenir à ce que je disais tout au début, le plus important me semble d'essayer d'être cohérent (et par exemple, quoi qu'en disent les maniaques du Lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie Nationale — ouvrage d'ailleurs fort mal écrit et fort peu cohérent[#] — je trouve parfaitement raisonnable qu'on décide d'utiliser les mêmes conventions typographiques dans tout ce qu'on écrit, indépendamment de la langue, pour plus d'uniformité).
[#] Le plus ironique
étant que ce Lexique préconise très clairement d'utiliser
des accents sur les capitales alors que l'Imprimerie Nationale édite
elle-même le Journal Officiel de la République française
sans mettre ces accents ! Et je remarque aussi que selon les règles
qu'ils donnent sur l'emploi des majuscules (ou du moins l'espèce de
cafouillis qui tient lieu de règles dans ce Lexique) il
serait plus logique d'écrire Imprimerie nationale
et Journal
officiel
que Imprimerie Nationale
et Journal
Officiel
. Bref, une chose est sûre, c'est qu'ils ne savent pas ce
qu'ils veulent. Je ne comprends pas que ce livre ait malgré tout du
succès auprès des maniaques ! Mais au sujet des majuscules
à Imprimerie Nationale
, voici une autre question du même
genre : faut-il suivre l'usage défini par l'organisme qui porte le
sigle ou bien uniformiser dans le texte ? (autrement dit,
si moi je trouve plus cohérent d'écrire Imprimerie
nationale
parce que l'adjectif suit le nom, dois-je quand même
mettre une majuscule à celui-ci parce que ce choix fait partie du nom
ou dois-je considérer que ma convention l'emporte ?).