Je suis depuis très longtemps fasciné par les constitutions et par le droit constitutionnel. Pas tellement le droit constitutionnel sous l'angle du droit positif, puisque je ne suis pas juriste ou alors seulement juriste du dimanche ; ni le droit constitutionnel en tant qu'instrument politique, parce que la politique m'agace et que je n'en parle qu'un peu à reculons (cf. les quelques premiers paragraphes de cette entrée) ; mais plutôt, vu que je suis geek éclectique, le droit constitutionnel en tant que construction intellectuelle voire artistique. Il y a peut-être une zone du cerveau partagée avec les langues (étrangères), qui de même ne m'intéressent pas tellement en tant que moyen de communiquer qu'en tant que constructions intellectuelles (ahem). Et de même qu'une partie de cet intérêt pour la linguistique se manifeste, ou se manifestait quand j'étais ado, par l'invention de toutes sortes de langues bizarres — pas forcément destinées à être utiles, ni même utilisables, mais à explorer l'espace des langues possibles[#] ou simplement à m'amuser —, de même, je m'amusais à inventer des constitutions bizarres, pas forcément en recherchant à dessiner le régime idéal ou qui convînt à mes idées politiques mais simplement à explorer les possibilités de l'exercice.
[#] Je persiste à penser
(même si plus d'un linguiste s'est moqué de moi à ce sujet) qu'il y a
un intérêt scientifique réel à créer des
langues imaginaires artificielles
(et à ensuite essayer de les apprendre, de communiquer avec, etc., et
de mesurer toutes sortes de paramètres objectifs ou cognitifs),
notamment pour découvrir (A) ce qui est logiquement possible
dans l'espace des langues (car contrairement à ce qu'on m'a plusieurs
fois affirmé, ce n'est pas toujours évident de savoir ce qui est
logiquement possible sauf à aller construire des exemples et
contre-exemples — si ça l'était, les mathématiques ne seraient pas
très intéressantes) et/ou (B) ce qui est humainement possible
(à apprendre ou à utiliser), et toutes sortes d'autres nuances entre
les deux. Je pense, de même, qu'il y a possiblement un intérêt
scientifique à concevoir des constitutions imaginaires, même s'il est
évidemment plus difficile de mener ensuite des expériences à leur
sujet.
J'ai le souvenir d'avoir mentionné à mes parents, quand j'étais enfant, à propos d'un point quelconque de droit, que je serais curieux de lire la Constitution américaine (c'était avant le Web, et à l'époque on n'avait pas ce genre d'information à portée de doigt). Ma mère (qui ne devait pas si bien connaître son fils ) a fait une remarque comme quoi c'était certainement affreusement technique, ennuyeux et illisible. (Dans la réalité, la Constitution américaine est assez facile à comprendre, au moins dans ses grandes lignes, même pour le non-initié.) Sur le moment, je n'ai pas insisté.
Mais, plus tard, je suis tombé par hasard en librairie sur un livre de la collection GF intitulé Les Constitutions de la France depuis 1789, contenant le texte de ces constitutions[#2] accompagné d'un très bref commentaire de chacune. J'ai lu ça avec passion (et ça m'a aussi motivé pour en apprendre plus sur l'Histoire de France en général, afin de comprendre le contexte, d'autant plus que le XIXe siècle, pourtant si singulièrement important, se retrouvait régulièrement escamoté faute de temps dans les cours d'Histoire du secondaire et il me semble bien que personne à l'école ne m'a vraiment parlé de la Monarchie de Juillet ni du Second Empire !).
[#2] On peut trouver
ces
textes sur
le site du Conseil constitutionnel. Cependant, contrairement au
livre que je mentionne, le Conseil constitutionnel omet celle de
l'État français sous Vichy, conformément à
la fiction juridique selon laquelle
ce régime n'aurait jamais existé : je comprends le désir de dire
que ce n'était pas la France
voire Vichy ? jamais entendu
parler
(comme Louis XVIII qui avec un certain
aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait [l'année 1817
de] la vingt-deuxième de son règne
pour faire semblant que
Napoléon n'avait jamais existé). Mais, outre que je ne sois pas
certain que cette approche soit la plus propice à l'examen des crimes
du passé, elle demande
une acrobatie
juridique complètement invraisemblable dans laquelle on fait comme
si Vichy n'avait jamais existé mais on en valide quand même
« rétroactivement » certains actes, ce qui est d'une mauvaise foi
hallucinante. (Il me semble d'ailleurs qu'il y en a longtemps eu un
dans le règlement intérieur du métro parisien affiché dans toutes les
stations — probablement le décret du 22 mars 1942 —, et j'ai vu
quelque part la date entourée avec la mention Vichy !!!
.)
Toujours est-il que, pour le geek qui s'intéresse aux constitutions
comme des constructions intellectuelles, celles de Vichy ou de
n'importe quelle dictature est évidemment aussi intéressante parce
qu'il faut aussi étudier comment les dictatures fonctionnent et
comment elles prétendent fonder ou organiser leurs pouvoirs.
Le texte même d'une constitution ne dit évidemment pas tout : pour comprendre la pratique du pouvoir, il faut au minimum y adjoindre des informations sur le mode de scrutin (censitaire ou universel, direct ou indirect, secret ou non) et plus généralement sur les conditions de déroulement des élections, sur le règlement des assemblées, sur les autres organes dont le fonctionnement est réglé par la loi ordinaire, mais aussi sur la dynamique des institutions (les conventions non écrites auxquelles se tiennent les différents acteurs du jeu institutionnel et la conception implicite qu'ils se font de leur rôle)[#3] ; l'ensemble de ces informations ne sont pas toujours faciles à retrouver sauf à aller chercher des livres d'histoire assez spécialisés. En première approximation, cependant, on peut lire un certain nombre de choses du texte constitutionnel lui-même.
[#3] Sur le papier
(c'est-à-dire, dans la Constitution),
les pouvoirs du président de la
République française ne sont pas très différents dans l'actuelle
Ve République (1958–) que dans la IIIe (1875–1940). Pourtant, dans la
pratique, les choses sont très différentes : la raison n'est pas à
chercher dans les textes mais dans la tête des
acteurs. En 1877,
le président Mac Mahon entra en conflit avec la Chambre des députés
(et spécifiquement avec Léon Gambetta, chef des des Républicains,
lequel l'avertit qu'il devra se soumettre ou se démettre
), il
tenta de s'imposer, dissolut la Chambre mais perdit les élections,
demanda sans succès à la dissoudre de nouveau, et finit par « se
soumettre » et démissionna enfin en 1879 — par la suite, le président
de la IIIe République cessa largement d'avoir un rôle actif et devint
une sorte de symbole. Le président de la Ve République, lui, a un
rôle de premier plan, au moins quand l'Assemblée nationale est de son
camp : cela tient évidemment au fait qu'il a la légitimité du suffrage
universel (Jules
Grévy l'avait
bien senti en 1848, se méfiant de l'élection au suffrage
universel, et les événements lui ont donné raison), mais pas
uniquement : il y a ou a eu en Europe un certain nombre de démocraties
où le chef de l'État est un président élu au suffrage universel direct
(par exemple Portugal, Finlande, Islande, République tchèque
depuis 2012 ; on peut aussi citer la République de Weimar), avec des
pouvoirs généralement proches sur le papier, mais un rôle politique
très différent.
Il faut dire que la France a non seulement connu un nombre assez impressionnant de constitutions différentes depuis la Révolution (là où les États-Unis n'en ont jamais connu qu'une seule, dont ils ne modifient même pas le texte mais lui ajoutent des amendements), mais elle a aussi fait un travail assidu d'exploration des différentes possibilités qui existent en matière d'organisation des institutions politiques :
- monarchie constitutionnelle monocamérale avec séparation des pouvoirs — dans la constitution de 1791,
- république monocamérale avec régime d'assemblée elle-même subordonnée à la toute-puissance du peuple — dans la constitution de 1793 (= an I[#4]), laquelle n'a jamais été appliquée,
- organisation bicamérale complexe avec une vaine tentative pour affaiblir tous les pouvoirs, les morceler et les isoler les uns des autres — dans la constitution de 1795 (= an III),
- organisation multicamérale tout aussi complexe cachant à peine une concentration extrême des pouvoirs au profit de l'exécutif, légitimé par le plébiscite, et des élections factices — dans la constitution de 1799 (= an VIII) —, républicaine au départ puis se transformant en monarchie impériale avec les constitutions de 1802 (= an X) et 1804 (= an XII),
- restauration de la monarchie au constitutionnalisme limité dans un compromis difficilement négocié entre le droit divin et la souveraineté nationale, bicaméralisme avec un suffrage censitaire extrêmement étroit et une chambre des pairs héréditaire — dans la charte de 1814,
- très bref intermède tentant une synthèse entre la constitution de l'empire et le libéralisme parlementaire — dans l'acte additionnel de 1815,
- monarchie « bourgeoise », toujours bicamérale, plus libérale et tendant au parlementarisme, l'hérédité des pairs en moins mais avec un suffrage censitaire à peine moins étroit — dans la charte de 1830,
- nouvelle république monocamérale instaurant pour la première fois le suffrage universel direct, mais qui sépare les pouvoirs et ne fournit aucun mécanisme pour résoudre leurs conflits et finit par éclater à cause de ça — dans la constitution de 1848,
- retour à une concentration des pouvoirs au profit de l'exécutif légitimé par le plébiscite, en conservant le suffrage universel direct mais en faussant complètement l'égalité des candidats — dans la constitution de 1852 —, républicaine au départ puis se transformant en monarchie impériale, et évoluant de nouveau dans un sens libéral et bicaméral à la fin des années 1860,
- république bicamérale établie presque par hasard et régie par des lois constitutionnelles conçues pour être temporaires et sans cohérence d'ensemble, et qui finalement durent plus longtemps que toutes les précédentes — avec les lois constitutionnelles de 1875,
- dictature sans assemblées — avec les actes constitutionnels de 1940 (au sujet du statut juridique desquels voir la note #2 ci-dessus),
- république parlementaire monocamérale tendant vers un régime d'assemblée — avec le projet de constitution d'avril 1946 rejeté par referendum et donc jamais appliqué [je le cite parce qu'il figurait dans le livre que j'ai évoqué],
- république parlementaire bicamérale avec un exécutif faible — dans la constitution d'octobre 1946,
- république marquant un fort regain de pouvoir de l'exécutif — dans la constitution de 1958.
[#4] Je m'étonne de ne
pas retrouver déjà écrit quelque part dans mon blog le rant suivant :
je déteste la manie de désigner certaines dates de l'histoire de
France par le calendrier qui a été brièvement utilisé pendant cette
période (comme le 18 brumaire an VIII
pour le 9 novembre 1799).
Car je suis d'avis que celui qui raconte l'histoire, au moins pour le
grand public, devrait utiliser son calendrier à lui, le même pour
toutes les époques et tous les pays et pas le calendrier de
l'époque rapportée (quitte à indiquer ce dernier entre parenthèses) ;
de même qu'il devrait utiliser les unités de mesure du Système
International et pas celles du pays et de l'époque considérés,
etc.
Quel hétéroclisme ! Mes résumés ne sont sans doute pas très bons, les historiens ou juristes trouveront probablement nombreuses raisons de corriger mes descriptions, mais il est certain qu'il y a beaucoup de variété dans tout ça : je ne sais pas si d'autres pays peuvent prétendre à une telle diversité constitutionnelle, mais on pourrait croire que la France depuis 1789 joue au geek rédacteur de constitutions et qui cherche à explorer les différentes possibilités d'organisation de ses institutions, commettant toutes les erreurs possibles et tombant à de chaque excès dans l'excès inverse ! Et avec toutes ces constitutions, je ne suis pas certain qu'il y en ait une seule de bonne.
Il n'y a pas que la France dans son ensemble qui joue au geek
rédacteur de constitutions, d'ailleurs : un personnage
comme l'abbé
Sieyès[#5] s'imaginait
théoricien des constitutions ; il a cherché, sans grand succès, à
participer à l'écriture de toutes les premières constitutions
françaises, et a finalement joué son rôle en 1799 : moins quelques
idées vraiment trop saugrenues (comme le Grand Électeur
, très
bien payé mais qui n'aurait eu aucun pouvoir sauf celui de désigner
les deux consuls, idée dont Bonaparte a immédiatement vu l'absurdité),
c'est essentiellement le projet de Sieyès, dicté à Boulay de la
Meurthe, qui a formé la constitution du Consulat (dont je vais redire
un mot ci-dessous). Lors des Cent Jours en 1815,
c'est Benjamin
Constant qui jouera un rôle analogue de théoriciens des
constitutions pour répondre aux demandes de Napoléon.
[#5] Qui a participé à
démarrer la Révolution française par sa brochure Qu'est-ce que
le Tiers-État ? (1º Qu'est-ce que le Tiers-État ? Tout. •
2º Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. •
3º Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose.
), mais aussi à y
mettre fin par son rôle lors du coup d'état du 9 novembre 1799
[18 brumaire an VIII] ; et entre les deux, quand on lui a demandé ce
qu'il avait fait pendant la Terreur, l'anecdote veut qu'il ait
répondu : J'ai vécu
. Tout un programme.
Les constitutions du Directoire (de 1795 / an III) et du Consulat (de 1799 / an VIII) sont, à vrai dire, celles que je trouve les plus fascinantes, même si on peut être d'accord sur le fait qu'elles sont « épouvantablement mauvaises », pour des raisons différentes.
La constitution du Directoire, rédigée par des gens qui avaient
peur aussi bien du retour des rois (surtout qu'ils étaient pour bonne
part des régicides) que des épigones de Robespierre, est extrêmement
longue, et tente de régler un nombre impressionnant de détails
complètement idiots (article 165 : Les membres du Directoire ne
peuvent paraître, dans l'exercice de leurs fonctions, soit au-dehors,
soit dans l'intérieur de leurs maisons, que revêtus du costume qui
leur est propre
— non, sérieusement ? dans
la Constitution ?). Elle introduit le bicaméralisme en
France, avec deux assemblés, le Conseil des Cinq-Cents (censé
représenter l'« imagination » de la République) et le Conseil des
Anciens (de 250 membres, censé représenter la « sagesse ») aux
relations minutieusement codifiées mais sans réelle logique à la
division ; et elle cherche à affaiblir l'exécutif, confié à un
Directoire exécutif de cinq membres (mais sans véritable
collégialité), membres élus pour cinq ans par les assemblées, et
renouvelés à raison d'un par an, avec une présidence
tournante[#6] tous les trois
ans. Même si affaiblir l'exécutif
est quelque chose qui ne me
déplaît pas sur le principe, la leçon que je vois surtout dans
l'histoire est que affaiblir
n'est pas synonyme de rendre
inefficace
, et que rendre inefficace
(ce que fait surtout
cette constitution) une partie de l'État n'est pas forcément une bonne
idée. Toujours est-il que dans son but d'empêcher le retour du
pouvoir personnel, cette constitution a été un spectaculaire
échec.
[#6] Le régime que la France a imposé à la Suisse en 1798–1803 reprenait des caractéristiques du Directoire français, et certaines ont été conservées dans les constitutions ultérieures de la Suisse, notamment la présidence tournante du Conseil fédéral.
La constitution du Consulat, elle, est très efficace dans son but
de concentrer, au contraire, tous les pouvoirs entre les mains de
l'exécutif et de rendre fantoches les élections. L'exécutif est
formellement confié à plusieurs consuls, mais seul le premier consul a
réellement des pouvoirs, les second et troisième consuls peuvent
seulement faire noter par écrit leur désaccord éventuel avec les
décisions du premier (quel pouvoir !). Les élections sont remplacées
par un système de sélections où les citoyens constituent
des listes de notabilités
(communales, départementales puis
nationales) de plus en plus restreintes sur lesquelles, au final, les
différents postes à pourvoir sont nommés par le Sénat : selon
la maxime de Sieyès, la confiance vient d'en bas, le pouvoir vient
d'en haut
. Le pouvoir législatif, qu'il s'agit de museler ou de
mettre au service de l'exécutif, est morcelé entre plusieurs
assemblées : le Tribunat discute les lois sans les voter tandis
que le Corps législatif vote les lois sans les discuter ; ce
système n'est pas forcément aussi idiot qu'il y paraît : l'idée est
que le Corps législatif agisse comme arbitre après avoir écouté le
débat contradictoire entre le Tribunat d'une part et le Conseil
d'État représentant le gouvernement ; le gouvernement seul dispose
du droit d'initiative (c'est-à-dire celui de démarrer le processus
législatif), le Tribunat ne pouvant qu'émettre des vœux.
Le Sénat, enfin, constitué de membres nommés à vie et
inamovibles, ne dispose pas du pouvoir législatif (Sieyès le
considérait comme incarnant un tout autre pouvoir, le
pouvoir conservateur) mais de celui de nommer les membres des
assemblées et aussi d'invalider les lois ou actes pris par le
gouvernement en cas d'inconstitutionnalité. Plus tard (à partir
de 1802), le Sénat prendra aussi une forme de
pouvoir constituant à travers le mécanisme
des sénatus-consultes (votés par le Sénat, éventuellement à la
majorité qualifiée, sur proposition du gouvernement) : comme la
constitution de 1799 ne prévoyait aucun mécanisme de révision, ce
pouvoir constituant aura été acquis illégalement. De ces trois ou
quatre assemblées (le Tribunat, le Corps législatif, éventuellement le
Conseil d'État, et le Sénat), c'est sans doute le Tribunat, chargé
de discuter les lois, qui fit le plus preuve d'indépendance
(il fut mis au pas en jouant sur l'ambiguïté de l'ordre du
renouvellement partiel, puis en étant complètement supprimé quitte à
redonner au Corps législatif un semblant de droit de débattre les
lois) : il y a sans doute une leçon à en tirer sur l'importance du
débat parlementaire.
Toujours est-il que l'idée du tricaméralisme est quelque chose que je trouve fascinant intellectuellement. Mais plus généralement, je trouve intéressantes les constitutions (comme celles du Directoire et du Consulat, ou les constitutions antiques — de Sparte, Athènes, Rome — dont elles s'inspirent vaguement) qui s'écartent considérablement (que ce soit pour des raisons louables ou perverses) des quelques modèles utilisés de nos jours et autour desquels il n'existe finalement que peu de variations. Car on peut très bien décrire la constitution d'un nombre considérable de démocraties contemporaines en posant à son sujet quelques questions telles que :
- Le gouvernement est-il responsable devant le parlement ? Tire-t-il son pouvoir du parlement et est-il subordonné à lui ? Est-il responsable seulement en cas de faute, voire de haute trahison ? Mêmes questions pour le chef de l'État. Quel contrôle le parlement exerce-t-il sur les nominations aux hauts postes de l'État ?
- Le chef de l'État dispose-t-il simplement de pouvoirs symboliques ? De pouvoir réels qu'il n'exerce que sur le conseil du gouvernement ? Ou est-il essentiellement le chef de l'exécutif voire, officiellement, du gouvernement ? Dispose-t-il du pouvoir de dissoudre le parlement ? De la seule chambre basse ? Inconditionnellement ou seulement en cas d'échec de la formation d'un gouvernement ? Dispose-t-il d'un droit de véto (absolu, ou peut-être seulement suspensif) sur les lois ?
- Le parlement est-il monocaméral ? Bicaméral ? Dans le cas d'un parlement bicaméral, les deux chambres disposent-elles d'un pouvoir égal ou la chambre « haute » est-elle moins puissante que la chambre « basse » ? La chambre « basse » peut-elle renverser le gouvernement à elle seule ? La chambre « haute » peut-elle bloquer complètement une loi ? seulement certains types de lois ? seulement en retarder le vote ? Que représente la chambre « haute » ou d'où tire-t-elle sa légitimité ?
- Les lois sont-elles souveraines ou sont-elles soumises à un contrôle de constitutionnalité ? Ce contrôle de constitutionnalité éventuel s'exerce-t-il a priori (avant promulgation de la loi) ou a posteriori ? Est-il confié au juge ordinaire ou à un juge spécialisé ?
- L'état est-il unitaire ou fédéral ? Dans le cas d'un état fédéral, le pouvoir est-il par défaut aux entités fédérées quand la constitution ne les attribue pas à l'état fédéral ou le contraire ?
- La convocation d'un referendum est-elle possible ? Si oui, qui peut en prendre l'initiative ? (Le chef de l'État ou le gouvernement ? Le parlement par le vote d'une loi, ou peut-être seulement par une résolution signée par un certain nombre de parlementaires ? Les électeurs eux-mêmes, par pétition ?)
- La modification de la constitution elle-même suit-elle la même procédure qu'une loi ordinaire ? Si non, quelles étapes ou difficultés supplémentaires s'imposent pour une révision constitutionnelle ? (Faut-il par exemple passer par un referendum ? Un vote à la majorité qualifiée de l'une ou l'autre des chambres du parlement ? Une ratification par les entités fédérées ? Une confirmation par une législature ultérieure ?)
J'en oublie certainement et je ne prétends évidemment pas que la constitution française, ou allemande, ou américaine, soit tout entière contenue dans la réponse qu'on ferait à leur sujet aux questions ci-dessus, mais disons au moins qu'il existe un petit nombre de points de variations, et même que la combinatoire à ce sujet est relativement limitée. On pourrait presque imaginer un petit kit build your own constitution où, en fonction des réponses à des questions telles que celles que j'énumère ci-dessus, un modèle de constitution serait généré automatiquement. Ce genre de modèle à trous ne marcherait pas du tout pour décrire les constitutions antiques qui ne s'alignent pas du tout selon la trilogie de Montesquieu exécutif/législatif/judiciaire ; il ne marcherait même pas très bien pour les constitutions françaises du Directoire et du Consulat que je viens d'évoquer ; et je me demande dans quelle mesure on pourrait concevoir une constitution démocratique, raisonnablement respectueuse de la conception moderne des droits de l'Homme, mais qui s'éloigne très fortement du « système commun ».
La trilogie montesquinienne (montéquéviste ?) exécutif/législatif/judiciaire elle-même, notamment, ne me semble pas évidente, ni dans sa définition ni dans sa nécessité. Quelques mots à ce sujet.
Ce qu'est le pouvoir législatif se conçoit dans les grandes
lignes : c'est le pouvoir d'édicter des textes, des règles de droit
qui portent le nom de lois
. L'ennui, là, est que toutes les
règles de droit ne portent pas le nom de lois
et la différence
entre les lois et les autres sortes de règles est assez byzantine. La
constitution, par exemple, est elle-même un texte typiquement
considéré comme d'une nature supérieure à la loi, qui peut s'appliquer
directement en tant que règle ou contenir des méta-règles auxquelles
les lois sont soumises ; et le pouvoir de modifier cette règle
s'appelle le pouvoir constituant
— ah, zut, voilà qu'apparaît
un quatrième pouvoir. Les traités internationaux peuvent être
directement applicables en tant que règles, parfois à un niveau
supérieur aux lois ordinaires, ou ils peuvent impliquer que d'autres
textes soient applicables : et le pouvoir de négocier, signer et
ratifier des traités s'appelle… ah, tiens, pas le pouvoir
tractatif
mais est typiquement considéré comme une partie du
pouvoir exécutif (pour ce qui est de négocier et signer) et législatif
(pour ce qui est de ratifier), sans pour autant que la ratification
soit pleinement assimilée à une loi. Les lois elles-mêmes peuvent
donner le droit à l'exécutif de former des règles subordonnées qui
peuvent porter des noms tels
que décret
, arrêté
, règlement
, instrument
statutaire
, législation déléguée
ou autres termes dépendant
du contexte juridique et de la phase de la lune. En France et je
suppose dans d'autres pays aussi, l'exécutif peut directement
promulguer des textes (sans que ce droit lui soit délégué par une loi)
imposant des règles dans certains domaines, et ces textes ne portent
pas le nom de lois
mais de décrets (autonomes)
, ce qui
permet de prétendre qu'il ne s'agit pas d'un pouvoir législatif. Même
dans un pays qui n'est pas fédéral, les autorités locales peuvent
aussi fixer des règles sur leur territoire, qui ne s'appellent pas
des lois
mais… autre chose. Parfois il existe une forme
de hiérarchie des normes
explicite lorsque ces différentes
sortes de règles se contredisent (et elle n'est pas la même d'un
endroit à un autre ou pas expliquée de la même manière), et parfois
non. Bref, tout est extrêmement compliqué, confus et arbitraire
(vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà
disait Pascal), et
finalement je ne sais plus du tout ce qu'est le
pouvoir législatif
à part dire que chaque ordre juridique fixe
arbitrairement une certaine catégorie de textes appelées lois
et qu'il s'agit de faire ces textes-là. Mais on pourrait très bien
imaginer un pays où il existerait des statuts
,
des impératifs-consultes
, des édits solennels
et
des préceptes
prises par quatre institutions différentes ou
selon des procédures différentes, avec des relations complexes entre
eux, et bien malin qui pourrait dire qui y dispose du
pouvoir législatif
. Bref.
Le pouvoir exécutif, c'est encore plus confus. On le définit
traditionnellement comme le pouvoir de faire exécuter la loi
ou appliquer la loi
, mais ça ne veut rien dire du tout. Il
semble y avoir principalement deux composantes dans le pouvoir
exécutif : d'une part, un pouvoir hiérarchique (pouvoir de
gouvernement
?) sur l'ensemble des fonctionnaires d'État
(Administration), auxquels on rattache éventuellement la police et/ou
l'armée mais pas la justice puisque celle-ci relève d'un autre pouvoir
(on voit là que ça devient déjà confus), bref, le pouvoir de diriger
cette Administration et de lui donner des règles internes ; et d'autre
part, un pouvoir de prendre certaines règles générales
subordonnées à la loi ou autorisées par elle, comme je l'ai évoqué
ci-dessus (pouvoir de règlement
?). On conçoit aisément qu'il
est utile de que le législateur n'ait pas à se soucier directement de
toutes les règles à prendre (par exemple, décider si la rue de la Gare
à Saint-Trucmuche-les-Bains est en sens unique n'est pas quelque chose
qu'on veut imposer au parlement de décider directement), et aussi
qu'il est utile que les mêmes personnes disposent de ce pouvoir de
prendre des règles secondaires et de diriger l'Administration qu'elles
concernent le plus directement (par exemple la police chargée de
verbaliser les automobilistes qui rouleraient à contresens à
Saint-Trucmuche-les-Bains). Ah, mais il y a aussi le pouvoir de
négocier et signer les traités
(pouvoir tractatif
? diplomatique
?). Et peut-être le
pouvoir de nommer à certains postes de l'Administration ou de diverses
hautes autorités de l'État (y compris du pouvoir judiciaire ?). Tout
ça n'est pas très cohérent, mais il est utile que ce soit coordonné.
D'où l'intérêt pratique du pouvoir exécutif, qui reste cependant une
sorte de fourre-tout pour tout ce qui n'est pas de l'ordre du
législatif ou du judiciaire
(et ah, au fait, la banque centrale,
elle fait partie de l'exécutif ou est-ce que c'est encore un autre
pouvoir, monétaire
?).
Le judiciaire est sans doute moins confus : c'est, de façon
générale, le pouvoir d'arbitrer les conflits entre personnes ou entre
institutions, et d'interpréter les règles lorsqu'elles ne sont pas
claires ou qu'elles sont en conflit les unes avec les autres. Le juge
qui interprète la loi peut éventuellement créer du droit, et il le
fait a posteriori et sans être élu, mais ce qui lui donne
légitimité à le faire est qu'il le fait de façon en principe
impartiale et apolitique, sur un cas particulier, et parce qu'il y a
nécessité à résoudre une situation confuse ou conflictuelle.
Néanmoins, cette distinction n'est toujours pas aussi claire qu'on
pourrait le vouloir, parce que le juge constitutionnel intervient
parfois pour casser une loi de façon a priori : relève-t-il
alors encore du pouvoir judiciaire ou d'encore une autre sorte de
pouvoir, celui que Sieyès appelait conservateur
? On pourrait
aussi imaginer toutes sortes de distinctions au sein de la justice :
la France et d'autres pays distinguent la justice judiciaire (ça
ressemble un peu à un pléonasme) et la justice administrative
(grossièrement parlant, pour toutes les affaires qui impliquent les
pouvoirs publics, donc en quelque sorte, le pouvoir exécutif) ; mais
on pourrait très bien imaginer qu'un pays séparât strictement, par
exemple, les juges de fait
(chargés d'enquêter et
éventuellement de trancher quand les parties sont en conflit sur les
faits matériels) et les juges de droit
(chargés de trancher les
questions juridiques qui peuvent subsister une fois les faits
établis). Il n'est pas clair si de telles divisions créent autant de
nouveaux pouvoirs ou doivent toujours être considérées comme internes
au pouvoir judiciaire.
Bref. J'ai récemment cherché à m'acheter des livres de droit
constitutionnel historique et/ou comparé, et j'ai trouvé la moisson
assez faible. En matière historique (française), j'en ai tout de même
acheté deux qui m'ont semblé assez bons. D'une part, l'Histoire
constitutionnelle française de Daniel Amson, qui est
extrêmement détaillée et du coup peut-être un chouïa trop épaisse
(trois volumes d'environ 1000 pages chacun — je n'ai acheté que le
premier, qui couvre la période de la prise de la Bastille à
Waterloo
pour en savoir plus sur le Directoire et le Consulat), et
a l'inconvénient majeur de ne pas avoir d'index. L'autre est
l'Histoire des institutions et des régimes politiques de la
France de 1789 à 1958 de Jean-Jacques Chevallier : moins
épaisse, moins approfondie, mais aussi moins recentrée sur l'histoire
constitutionnelle pour parler de politique de façon plus générale ; je
lui reprocherais surtout d'être inégal (certains point sont traités de
façon très détaillée, d'autres sont survolés en vitesse, et le choix
m'échappe un peu). Néanmoins, je peux recommander l'un ou l'autre à
ceux qui s'intéressent à ce genre de choses. Pour ce qui est du droit
constitutionnel comparé, en revanche, je n'ai pas trouvé
grand-chose : il y a bien le [Research Handbook
of] Comparative Constitutional Law de Ginsburg et Dixon (éds.),
mais il se limite surtout à lister le genre d'études qui ont été
faites sur le sujet (Machin et Bidule ont étudié les régimes
présidentiels sous l'angle de la théorie selon laquelle l'opinion
publique gnagnagna, Truc et Chose ont étudié le conflit entre le juge
constitutionnel et le juge ordinaire dans le cadre blablabla, etc.)
plutôt qu'à décrire le sujet lui-même : or moi ça ne
m'intéresse pas du tout d'apprendre ce que contiennent les articles de
droit constitutionnel comparé, ce que je veux apprendre c'est ce que
contiennent les constitutions les unes et les autres, bref, ce que je
veux, c'est un cours sur le sujet, pas un research
handbook.
Ce qui m'intéresserait encore plus, ce serait une histoire
constitutionnelle du monde, c'est-à-dire une histoire (évidemment très
résumée !) de l'ensemble des constitutions qui se sont écrites (ou
développées de façon non écrite) dans le monde, et comment elles se
sont influencées les unes les autres : je suppose par exemple que les
pères fondateurs des États-Unis connaissaient la constitution corse
de 1755 (et le Projet de constitution pour la Corse de
Rousseau), mais il y a toutes sortes d'influences dans ce genre dont
je n'ai pas la moindre idée. Ça m'intéresserait aussi, d'ailleurs,
d'en savoir plus sur l'histoire du mot constitution
dans son sens juridique moderne. Je ne sais pas à quand remonte, par
exemple, l'usage de ce mot pour traduire le titre
du Λακεδαιμονίων Πολιτεία de Xénophon ; et
je ne sais pas si le sens moderne vient de l'usage du mot pour
désigner un acte législatif promulgué par l'empereur romain ou par le
pape — une constitution apostolique, par exemple —, ou vient du
sens de constitution
— en médecine, par exemple — désignant
l'ensemble des éléments constitutifs d'un tout et la manière dont ils
sont organisés. (Pour ce que ça vaut,
le OED donne pour premier exemple incontestable
du mot constitution
dans le sens juridique
moderne un extrait d'une lettre
de Lord
Bolingbroke, datant
1735–1738, ici
sur Google Books : By Constitution We mean,
whenever We speak with Propriety and Exactness, that Assemblage of
Laws, Institutions and Customs, derived from certain fix'd Principles
of Reason […] that compose the general System, according to which the
Community hath agreed to be govern'd
, mais il y a des remarques
sur le fait que la nuance de sens n'est pas toujours claires.)