David Madore's WebLog: Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques

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(mardi)

Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques

L'entrée précédente, que j'ai écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de m'exprimer plus que ce que j'avais dit naguère ici) : le goût des fictions juridiques.

(Attention, ce qui suit est largement des spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce cadre.)

Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre la légitimité avec la légalité.

Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent donc tous les deux avoir la légalité pour eux.

Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement, et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)

Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France (entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font toujours (de droit) partie de la France mais plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une confirmation dans une carte comme celle-ci, qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position est que Taïwan fait de droit partie de la Chine : revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste qu'elle devrait en faire partie.

On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des typologies !) un peu comme ceci :

  • les frontières (ou l'état) de fait,
  • les frontières (ou l'état) de droit,
  • les frontières (ou l'état) légitimes,
  • les frontières (ou l'état) souhaitées,
  • etc.

Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la 3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent avoir changé.

Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire. De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement. (J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée en Europe qu'avec la signature du traité [de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de ce traité est justement la reconnaissance en droit par la République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre du Vietnam).

Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur l'ordre juridique des questions qui devraient rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue, ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?

Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut pas défendre une position du type cette région appartient au pays Z mais c'est injuste et illégitime : elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du droit, soit cette région est occupée dans les faits par le pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose ci-dessus semble insoluble.

Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international, est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au mépris de la réalité.

Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944 établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en 1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy, ce ne serait pas arrivé.

Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits). Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau). Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme. Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.

PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape, pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs revendications sur ces deux terrains à la fois.

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