Les quelques dernières entrées de ce blog étaient essentiellement écrits il y a longtemps (laissées en plan et finies en vitesse), parce que je suis un peu débordé par les choses que je dois faire en ce moment. Je comptais me calmer, mais là je ne peux pas. C'est important : quelqu'un a tort sur Internet.
Je parle de cette vidéo de SciShow Space. Vous pouvez la regarder, ce n'est pas indispensable pour lire la suite, mais ce n'est pas mal. Globalement, je recommande la chaîne YouTube SciShow et ses filles, c'est de la vulgarisation scientifique grand public plutôt bien expliquée, ce n'est pas très profond mais on y apprend des choses et c'est généralement plutôt sérieusement documenté (pour autant que je puisse en juger), bref, si on a quelques minutes à perdre, ça se laisse regarder. Mais là, ils font une erreur qui, sans être grave, se trouve être une de mes préférées : ça concerne la notion de trou blanc, un objet gravitationnel hypothétique (et probablement purement théorique) qui est une sorte d'opposé du trou noir. Justement, ce n'est pas l'opposé de la manière qu'on peut facilement se l'imaginer, et c'est là qu'est l'erreur, parce que contrairement à ce qu'on pensera spontanément (qui est plus ou moins dit dans la vidéo de SciShow Space), les trous blancs sont gravitationnellement tout aussi attractifs que les trous noirs. D'un certain point de vue, c'est même exactement la même chose. Et c'est intéressant, parce que c'est un concept délicat à vulgariser.
J'ai commencé à parler ici de trous blancs et d'expliquer pourquoi ils sont attractifs et non répulsifs, et de fil en aiguille, en complétant mes explications et en reprenant des bouts de textes écrites autrefois, je me suis mis à raconter plein d'autres choses. Du coup, je me suis retrouvé à en dire beaucoup plus que ce que j'avais prévu : cette entrée-ci recoupe beaucoup cette page (en anglais) où je présente les vidéos de chute dans un trou noir que j'avais calculées il y a longtemps ; mais ce n'est peut-être pas mal que je redise les choses différemment, et en français.
J'ai déjà parlé des trous noirs par exemple ici (je n'ai jamais fini d'écrire ce truc : on peut dire que cette entrée-ci en est une sorte de suite, même si elle peut se lire indépendamment). Tout le monde a une certaine idée de ce que c'est, et cette idée n'est souvent pas trop fausse. C'est un objet tellement compact (au sens : petit eu égard à sa masse) que même la lumière ne peut pas s'en échapper — et, du coup, rien ne peut. Ce n'est pas qu'ils ont un pouvoir d'attraction magique : un trou noir d'une masse solaire provoque, quand on en est assez loin, la même attraction gravitationnelle que n'importe quel objet — sphérique — d'une masse solaire, par exemple le Soleil, à la même distance, et la vitesse nécessaire pour s'en échapper obéit à la même loi ; mais c'est que le trou noir est assez petit pour qu'on puisse s'en approcher très près, si près que cette vitesse d'échappement finit par dépasser la vitesse de la lumière, et, du coup, qu'il n'y a plus moyen de revenir en arrière ni même de rester sur place. La limite à partir de laquelle c'est le cas s'appelle l'horizon des événements du trou noir : une fois qu'on a franchi cet horizon, il n'est pas possible de ne pas continuer à s'en approcher. (C'est aussi impossible que, sur Terre, de ne pas arriver jusqu'à demain : la distance au trou noir cesse d'être une coordonnée d'espace quand on franchit l'horizon, et devient une coordonnée de temps.)
Une fois qu'on a franchi l'horizon, on est condamné à s'approcher
du trou noir. Dans le cas du trou noir le plus simple, celui de
Schwarzschild, qui ne tourne pas, on est attiré vers une singularité
centrale qui est un point de densité
infinie. Dans le cas du trou noir de Kerr, en rotation,
l'horizon des événements externe
en cache un deuxième, ou
horizon interne
: une fois franchi l'horizon externe, on ne
peut qu'avancer vers l'horizon interne, mais une fois franchi ce
dernier, on retrouve une certaine liberté de mouvement ; cet horizon
interne renferme lui-même une structure intérieure intéressante : il y
a, à l'intérieur, une singularité en anneau (qui tourne et qui, de
façon surprenante, est plutôt répulsive qu'attractive), et il y a même
une sorte de monde mystérieux appelé espace négatif
auquel on
accède en passant à l'intérieur de l'anneau singulier et au sein
duquel on peut remonter dans son propre passé ; par ailleurs, le trou
noir de Kerr est aussi un « trou de ver » permettant de passer dans
d'autres Univers, mais c'est là que ça devient difficile à vulgariser
et qu'il faut commencer par parler de trous blancs, je vais y venir.
(Dans la figure ci-contre, qui est une demi-vue en coupe axiale d'un
trou noir de Kerr, l'axe de rotation est vertical à gauche, le plan
équatorial est au milieu, l'horizon externe est en rouge, l'horizon
interne en vert, l'anneau singulier est le gros point jaunâtre, et on
accède à l'espace négatif en passant par la partie figurée en violet
et qui est une sorte de disque vu en coupe ; les autres trucs
représentés en pointillés sont les « limites statiques », qui ne
m'intéressent pas ici.)
La nouvelle décevante, c'est que tous ces gadgets rigolos sont probablement de la pure théorie, des constructions mathématiques élégantes mais probablement sans aucune réalité physique. Car s'il n'y a plus maintenant guère de doute quant à l'existence de trous noirs, la structure détaillée des trous noirs de Kerr suppose une idéalité mathématique (un trou noir parfaitement stationnaire, en rotation uniforme depuis le début des temps à la fin des temps dans un Univers complètement vide par ailleurs) qui n'est évidemment pas satisfaite dans le monde réel ; or toute cette jolie géométrie intérieure est probablement complètement instable. Ceci étant, personne ne sait ce qu'il y a vraiment à l'intérieur des trous noirs (il y a des théories, voir par exemple ici, mais je ne prétends pas les comprendre ; je ne crois pas qu'il soit exclu qu'au moins certaines des caractéristiques du trou noir de Kerr idéal s'appliquent dans une certaine mesure aux trous noirs réels, mais ce qui est sûr est que ce n'est pas simple). En tout état de cause, on peut s'intéresser au trou noir en tant qu'objet mathématique, et comme je suis mathématicien, c'est que j'ai tendance à faire (mais je me dois de réitérer ma mise en garde : ne comptez pas sérieusement sur les trous noirs du monde réel pour vous emmener dans des univers parallèles, il est peu probable qu'ils le permettent).
Bref, si on reste sur le plan de la pure théorie mathématique, il
existe un truc appelé trous blancs
. Et ces trucs sont plus
difficiles à vulgariser que les trous noirs (à part pour sortir
l'immortel jeu de mot les trous blancs, c'est troublant
), alors
que théoriquement ils ne sont pas plus compliqués. D'un certain point
de vue, ils sont même, en fait, exactement la même chose, et c'est
aussi ça qui rend la vulgarisation compliquée.
Mais une chose est sûre : ils ne sont pas répulsifs. C'est ça qui est un peu subtil à expliquer : un trou blanc est un objet dont (une fois passé un horizon des événements) on ne peut que sortir, de même que les trous noirs sont un objet dans lequel on ne peut qu'entrer, on peut naïvement s'imaginer que c'est parce que les trous blancs provoquent une répulsion telle que même la lumière ne peut pas la compenser (ou quelque chose de ce genre), et pourtant, c'est faux, les trous blancs sont attractifs exactement autant que les trous noirs (ce qui est normal puisque c'est la même chose !).
Pour ne pas jouer avec les paradoxes, je peux au moins fournir une expérience très simple pour expliquer ce que je veux dire en prétendant qu'un trou blanc est attractif : une particule éjectée par un trou blanc va s'en éloigner de moins en moins vite, parce qu'elle est attirée par l'endroit d'où elle vient, ou ce qui revient au même, parce qu'elle perd de l'énergie en s'en échappant ; et selon qu'elle a ou pas assez d'énergie, elle va soit partir à l'infini soit retomber dans le trou qui l'a éjectée, et qui est maintenant un trou noir occupant le même emplacement parce que ces deux choses sont, en fait, la même.
La clé du paradoxe, ou du moins un bout de la clé du paradoxe, réside dans l'invariance des lois de la physique (classique) par inversion du temps. Si on prend n'importe quelle expérience de physique classique et qu'on inverse le temps (on joue le film à l'envers), on obtient une expérience tout aussi valable du point de vue des lois fondamentales : les lois de la physique classique ne connaissent pas de « flèche du temps ». En physique quantique il y a des subtilités qui ne m'intéressent pas ici, mais ce n'est pas la raison pour laquelle nous arrivons à distinguer (généralement) un film joué à l'envers et à l'endroit : la raison est thermodynamique, si vous voulez une explication, regardez cette vidéo de Sean Carroll (qui est un vulgarisateur extraordinaire, et aime expliquer précisément ça). Mais si vous prenez une expérience très simple, par exemple (1) une bille envoyée de la Terre avec une très grande énergie et qui part dans l'espace, ou (2) une bille qui tombe de l'espace sur la Terre et arrive avec une très grande énergie, ou encore (3) une bille envoyée de la Terre avec une énergie plus faible, qui monte jusqu'à une certaine hauteur, et retombe ensuite avec la même énergie ; et si vous inversez le sens du temps, vous obtenez encore quelque chose de valable ((1) devient (2) et réciproquement, et (3) reste (3)). J'insiste sur le fait suivant : dans les trois expériences que je viens de décrire, la Terre attire la bille : le fait d'inverser le sens du temps ne rend pas la gravité répulsive.
Or ce principe d'invariance par inversion du temps doit rester vrai pour une particule qui tombe dans un trou noir, franchit l'horizon des événements et disparaît on ne sait où. Si j'inverse le sens du temps, je vois une particule qui apparaît d'on ne sait où et sort de l'horizon des événements : cette expérience doit rester physiquement possible, et comme je l'ai dit, le trou reste attractif même dans cette expérience inversée. Comme on ne peut pas sortir de l'horizon d'un trou noir, le truc (attractif !) d'où est sorti ma particule est forcément autre chose : c'est ce qu'on appelle un trou blanc. L'inversion du sens du temps montre que le trou blanc est physiquement possible, mais pas qu'il est thermodynamiquement réaliste (il faut y penser un peu comme une cascade filmée à l'envers, i.e., plein de gouttes d'eau, attirées par la Terre, qui auraient décidé de plonger vers le haut : c'est physiquement possible par inversibilité du temps, mais pas très réaliste) ; je répète qu'on ne pense pas qu'il existe des trous blancs : mais on peut quand même se demander comment visualiser et comprendre cette possibilité théorique.
Reprenons une expérience de type (3) : je pars d'une particule immobile pas loin d'un trou noir, elle va forcément tomber dedans ; maintenant, je la fais précéder de la même expérience où j'ai inversé le sens du temps, et comme les deux moitiés ont toutes les deux la particule au repos à la même distance du trou, les deux se recollent, et j'obtiens un film qui montre une particule éjectée par un trou (forcément blanc), qui arrive jusqu'à une certaine distance où elle manque d'énergie pour continuer, et qui retombe dans le trou (forcément noir). Comme l'endroit où la particule est retombée est le même que l'endroit d'où elle est sortie (je n'ai fait qu'inverser le temps), la conclusion est que : le trou noir et le trou blanc occupent le même emplacement dans l'espace. Mais comme leurs horizons sont distincts (puisque l'un ne permet que de rentrer et l'autre ne permet que de sortir), la seule conclusion possible est que : trou noir et trou blanc occupent le même emplacement dans l'espace mais pas dans le temps.
Mon raisonnement peut ressembler à un sophisme, mais on peut l'appuyer sur des calculs précis. Je pense que la découverte des trous blancs (comme possibilité théorique), ainsi que celle de l'univers « jumeau », et en tout cas leur présentation mathématique, remonte à la description d'un système de coordonnées par Martin Kruskal et George Szekeres vers 1960, qui décrit la « complétion maximale » du trou noir de Schwarzschild, laquelle nécessite l'introduction d'un trou blanc et d'un deuxième univers (où il est impossible de se rendre, mais qu'on peut observer à travers une « fenêtre » quand on tombe dans le trou noir). Dans le cas du trou noir en rotation, la description de la complétion maximale de la solution de Kerr, encore plus intéressante que celle de Schwarzschild, a été faite par Brandon Carter en 1968.
Dans les deux cas,
on peut représenter les choses graphiquement par des petits schémas
appelés diagrammes
de Carter-Penrose
(enfin, les gens disent
généralement diagramme de Penrose
, mais Brandon Carter m'a
convaincu qu'il méritait que son nom soit attaché au terme), qui
montrent comment l'espace-temps s'organise, et d'où vers où on peut
aller sans dépasser la vitesse de la lumière. Celui représenté
ci-contre est celui du trou noir de Kerr (disons pour fixer les idées
qu'il s'agit uniquement de l'axe de rotation du trou noir,
côté nord, ce qui explique qu'il reste deux dimensions, une de temps
et une d'espace) : la règle générale de cette cartographie de
Carter-Penrose est que le temps s'écoule du bas vers le haut, et que
la lumière voyage du bas vers le haut à des angles de 45° avec la
verticale ; d'un point donné du diagramme on peut donc voir tout ce
qui est en-dessous sous des angles pouvant aller jusqu'à 45° (« cône
de lumière du passé »), et on peut voyager vers toute région qui est
au-dessus à des angles jusqu'à 45° (« cône de lumière du futur »),
bref, on peut aller d'une case en losange vers une des cases situées
au-dessus et on peut voir les cases situées en-dessous ; l'extérieur
du trou (« notre univers ») est la région marquée I
, la région
intérieure (« habituelle ») du trou noir est marquée III
(y
compris l'« espace négatif »), la partie entre les horizons du trou
noir est marquée II (BH)
, l'horizon externe étant celui qui la
sépare de I et l'horizon interne celui qui la sépare de III ; la
partie entre les horizons du trou blanc, elle, est la partie
marquée II (WH)
; les régions coloriées en bleu clair de la
même manière que I sont des univers parallèles (par exemple I*
et I⁺
) ; les traits fins noirs sont infiniment
lointains.
Dans leur idéalisation mathématique, le trou blanc et le trou noir sont deux objets qui se succèdent dans le temps : le trou blanc a lieu d'abord, et le trou noir a lieu ensuite ; vu par un observateur extérieur, le trou blanc est dans le passé, le trou noir est dans l'avenir. C'est une raison de plus de se dire que les trous blancs n'existent pas dans la réalité : ce qui donne naissance à un trou noir, dans notre Univers réel, c'est une étoile ou un gros nuage de gaz qui s'effondrent ; le passé d'un trou noir réel est donc occupé par le truc qui s'effondre, pas par un trou blanc : les trous noirs de la réalité n'ont que leur face « trou noir », pas de face « trou blanc » ; on pourrait, symétriquement, imaginer des astres théoriques qui n'ont que la face « trou blanc » en jouant à l'envers le film de l'effondrement d'une étoile, ce serait la création d'une étoile à partir d'un trou blanc, mais c'est un pur jeu intellectuel. Le trou noir mathématique idéal (que ce soit celui de Schwarzschild ou celui de Kerr), en revanche, lui, a les deux faces, qui se succèdent dans le temps (et même alternent, s'agissant de celui de Kerr), tout en étant au même endroit.
Mais quand je dis qu'ils se succèdent, il ne faut cependant pas chercher un temps, vu par un observateur lointain, où le trou blanc « devient » trou noir. La difficulté est qu'on ne peut pas facilement comparer un temps tel que mesuré par les observateurs distants du trou à un temps mesuré à l'intérieur du trou blanc ou du le trou noir : pour le trou noir, on peut utiliser le « temps entrant », c'est-à-dire le temps synchronisé par des signaux entrants, i.e., l'heure mesurée par une horloge distante mais vue dans le trou noir, et pour le trou blanc on peut utiliser le contraire, le « temps sortant » (régler l'heure de l'observateur dans le trou blanc de sorte qu'une horloge distante la voie coïncider avec la sienne) ; mais en aucun cas on ne peut faire les deux à la fois, donc il n'y a aucun moyen évident de comparer un temps dans le trou blanc avec un temps dans le trou noir. Du point de vue d'un observateur distant, le trou blanc est en quelque sorte situé infiniment loin dans le passé par rapport au trou noir (c'est-à-dire infiniment loin dans le passé en temps entrant), et symétriquement, le trou noir est infiniment loin dans le futur. Ça ne contredit pas le fait que, pour une particule qui émerge de l'un et chute dans l'autre, le temps écoulé de son point de vue est fini. Mais il n'y a pas un temps où le trou blanc devient trou noir ; en tout cas, pas un temps mesuré à l'extérieur.
Mais là où ça devient vraiment difficile à expliquer, c'est qu'il y
a quand même un instant où le trou blanc devient trou noir. Car en
fait, les horizons du trou blanc et du trou noir se
croisent, et ils se croisent même transversalement. Cela
peut sembler complètement contradictoire au fait qu'ils sont au « même
endroit » au sens de la coordonnée r de distance au trou
noir : mais en fait cette coordonnée dégénère à l'horizon et le
lieu r=r₀ de l'horizon externe (ou interne) est
la réunion de deux horizons (chacun de dimension 3 dans l'espace-temps
de dimension 4), l'horizon du trou noir et l'horizon du trou blanc,
qui se coupent en un lieu (purement d'espace) de dimension 2 ayant la
topologie d'une sphère. Et on peut dire que c'est sur cette sphère
(qui représente un instant dans l'espace-temps pour chaque direction
autour du trou noir) que le trou blanc devient trou noir. (Sur le
diagramme de Carter-Penrose ci-dessus, il s'agit du point où se
touchent les régions marquées II (BH)
et II (WH)
.) Là,
je dois avouer franchement : mon intuition ne visualise pas du tout
bien la chose. Pourtant, les vidéos de chute dans des trous noirs que
j'avais calculées (le lien a
déjà été donné plus haut) montrent assez clairement ce phénomène.
(Elles le montrent d'ailleurs sous forme d'artefacts numériques, parce
que les systèmes de coordonnées que j'utilise pour faire les calculs
d'images dégénèrent là où les horizons se croisent et ça se manifeste
comme des parasites sur mes images.)
Reprenons. Quand un observateur qui va tomber dans un trou noir regarde devant lui, il ne voit pas le trou noir, il voit le trou blanc situé au même endroit : c'est logique, puisque rien ne sort d'un trou noir on ne peut pas le voir, alors que des choses peuvent sortir d'un trou blanc ; ou, si on veut, tout signal qu'on reçoit à l'extérieur a été émis à un temps où le trou était blanc. (Une fois de plus, je parle d'un trou noir mathématique idéal. Dans le monde réel, si on regarde un trou noir, on voit des effets optiques bizarres sur le monde derrière, on voit sans doute un disque d'accrétion très brillant autour parce que chauffé à une température invraisemblable, on voit des rayonnements émis quand la matière qui tombe dans le trou noir se fait déchiqueter par les forces de marée en tombant, etc. Mais si on regarde le trou noir lui-même, on voit du noir, qui est, en fait, les derniers instants de l'effondrement gravitationnel de l'étoile qui a donné naissance au trou noir, les derniers photons émis juste avant de tomber dans l'horizon des événements, et qui mettent de plus en plus longtemps à s'échapper, si bien qu'ils sont de plus en plus décalés vers le rouge au point d'en devenir invisibles.)
Imaginons qu'on puisse voir les horizons : imaginons qu'il y ait
une grille dessinée sur chacun, pour les marquer, comme c'est le cas
sur mes vidéos et sur les images fixes reproduites ci-dessous.
Évidemment, c'est fantaisiste. (Dans la réalité, il n'y a rien de
remarquable qui marque l'horizon d'un trou noir, au moins pour ce qui
est de l'horizon externe : pas de petit panneau indiquant laissez
toute espérance, vous qui entrez
; dans un trou noir de taille
stellaire on s'est probablement fait transformer en spaghetti bien
avant l'horizon, mais dans un trou noir galactique d'un million de
masses solaires, un observateur en chute libre ne devrait rien
remarquer de spécial au niveau de l'horizon.) Fantaisiste, mais pas
logiquement impossible : il peut logiquement y avoir une famille de
photons stationnaires sur l'horizon, qui apparaîtraient comme un
flash. L'horizon du trou noir est tissé de photons qui essaient de
sortir du trou noir et n'arrivent jamais à faire mieux que rester sur
place, et l'horizon du trou blanc est tissé de photons qui essayent
d'y rentrer et qui restent tout autant sur place.
Bref, quand on s'approche du trou noir en tombant dedans, ce qu'on voit devant soi, c'est l'horizon du trou blanc (pour l'anecdote, on en voit d'ailleurs à la fois le pôle nord et le pôle sud, ce qui se discerne plus ou moins sur l'image ci-contre). C'est seulement au moment où on franchit l'horizon du trou noir que ce dernier devient visible. Ce qui est surprenant, c'est qu'à ce moment-là, l'horizon du trou blanc, lui, semblera toujours loin devant soi. (Et ça, pour le coup ça doit rester plus ou moins vrai dans un trou noir réel, modulo toutes les difficultés à rester vivant dans ces circonstances et toutes les autres choses qui pourraient parasiter l'expérience : vous voyez un truc noir devant vous, et ce truc noir continue d'apparaître loin devant vous alors que vous tombez, même quand vous en franchissez l'horizon. Notons quand même que tout ça dépend du fait qu'on est en train de tomber, donc d'approcher le trou noir à vitesse relativiste : si on se débrouillait pour rester sur place, on aurait l'impression d'être déjà dedans bien avant l'horizon, et au niveau de l'horizon ça n'a plus de sens de rester immobile.)
Au moment où on franchit l'horizon des événements du trou noir,
donc, celui-ci devient visible (toujours sous l'hypothèse fantaisiste
qu'il a été marqué). Cela se produit à 8.5s du début
dans cette
vidéo (dont je vois, d'ailleurs, que YouTube a violemment saboté
la qualité déjà bien basse) : l'horizon de trou noir apparaît en
marron. Il prend la forme d'une sorte de « bulle », s'élargissant à
la vitesse de la
lumière. Je reproduis une image fixe de ma vidéo (à 9.25s du début,
calculée en meilleure qualité) ci-contre. On voit donc bien l'endroit
où les deux horizons s'intersectent : celui du trou blanc et celui du
trou noir ; ce lieu d'intersection est l'instant de naissance du trou
noir (à ce point de sa surface), le moment où le blanc se transforme
en noir (et ce qui est amusant, c'est qu'un observateur qui tomberait
plus tard verrait le même instant de naissance : c'est bien un
instant, même si on ne peut pas lui associer un temps mesuré par
l'extérieur). En fait, c'est un peu plus compliqué que ça, il y a
quatre couleurs dans ma vidéo (les mêmes que sur le diagramme de
Carter-Penrose plus haut), parce qu'il y a un autre univers qui
apparaît dans l'histoire, un univers « jumeau » de celui duquel on
vient (sur le diagramme de Carter-Penrose ci-dessus, cet univers
jumeau est marqué I*
, et sur les images ci-dessous, il apparaît
en cyan) : le trou noir dans lequel on tombe est aussi un trou noir
dans cet univers jumeau, et idem pour le trou blanc ; l'horizon du
trou blanc dans notre univers se prolonge dans le temps en l'horizon
du trou noir dans l'autre univers et vice versa, et ce sont ces deux
horizons prolongés qui se coupent tranversalement. Cet univers jumeau
est, par ailleurs, inaccessible (on peut le voir mais pas y aller)
puisqu'il est derrière un horizon de trou noir : on ne fait que le
voir à travers une « fenêtre » quand on tombe dans le trou noir
(d'ailleurs, on va en observer tout le passé depuis l'origine des
temps).
Dans un trou noir de Schwarzschild, c'est la fin de l'histoire : on tombe juste dans une singularité où on se fait écraser en un point infiniment dense et il n'y a plus rien à raconter.Dans un trou noir de Kerr, on traverse un deuxième horizon, l'horizon interne, qui apparaît lui aussi comme une sorte de « bulle » s'ouvrant à la vitesse de la lumière, mais j'avoue que je comprends encore moins bien les choses, là. Contrairement à la « bulle » de l'horizon externe du trou noir qui apparaît à l'horizon externe du trou blanc, celle de l'horizon interne semble apparaître à un bord (il n'y a pas d'intersection entre horizons interne et externe), apparemment au point où la fenêtre vers l'autre univers apparaît devient tangente au bord du trou blanc, et les détails m'échappent. Dans l'image ci-contre (à 12.4s du début de ma vidéo), l'horizon interne est en vert sombre (et l'espèce de petit œuf violet est l'espace négatif et son bord est la singularité en anneau), et ce n'est pas un hasard si tout ça apparaît au bord de la « fenêtre » sur l'univers jumeau.
Une autre chose vraiment surprenante et difficile à visualiser est
que le trou noir de Kerr a deux régions intérieures
différentes, jumelles et aussi inaccessible l'une depuis l'autre que
les univers différents à l'extérieur du trou noir. (Dans le diagramme
de Carter-Penrose, ces deux intérieurs sont la région
marquée III
, l'intérieur « habituel », et celle
marquée III*
, l'intérieur « inhabituel ».) L'observateur qui
tombe dans le trou noir peut choisir dans laquelle il va aller ;
la manière dont il fait ce choix n'est pas terriblement
claire pour moi, mais il y a un choix que je qualifie d'« habituel »
et un choix « inhabituel » parce qu'il est plus difficile de se
retrouver dans cet intérieur-là. (Cela dépend, cependant, d'où on
vient : l'intérieur habituel quand on vient de notre univers est
inhabituel quand on vient de l'univers jumeau et vice versa. Je vais
garder la terminologie où on vient de notre univers.) Ce choix de
région intérieure semble lié à l'endroit où apparaît la « bulle » de
l'horizon interne ; je m'étais convaincu que, pour une chute libre
inertielle (non accélérée), le fait de tomber dans une région
intérieure ou l'autre dépend du rapport entre moment cinétique le long
de l'axe du trou noir et énergie, par exemple si on tombe
inertiellement le long de l'axe du trou noir on arrivera forcément
dans la région que j'appelle « habituelle » ; mais si on accélère
pendant la chute on peut changer ce choix : je m'étais aussi plus ou
moins convaincu que, pour arriver à la région « inhabituelle », on
pouvait accélérer très fort comme si on cherchait à quitter le trou
noir, chose qui n'a aucune chance de réussir mais qui peut vous
conduire à arriver dans l'intérieur « inhabituel ». Il y a sur ma
page précédemment mentionnée deux vidéos de chutes
inertielle, celle
dont il a déjà été question où on entre dans la région intérieure
« habituelle »,
et celle-ci,
malheureusement de qualité encore plus mauvaise, où on entre dans la
région intérieure « inhabituelle ». On peut aussi remarquer que, si
on tombe dans la région intérieure « inhabituelle », on voit se
dérouler en temps fini toute l'histoire future de l'univers dont on
vient jusqu'à la fin des temps, alors que si on tombe dans la région
« habituelle », c'est celle de l'univers jumeau qu'on observe et dont
on a par ailleurs déjà observé toute l'histoire passée.
(Ceci est d'ailleurs un signe que, dans un trou noir réel, la région
intérieure « inhabituelle » n'a aucune chance d'exister ; mon sens
physique suggère que, pour la région intérieure « habituelle », il a
un peu plus d'espoir, notamment parce que l'univers jumeau n'existe
pas.)
Je ne vais pas m'attarder sur l'espace négatif (qui est pourtant très amusant), autrement que pour signaler que lui est bien répulsif, ou plutôt, dans cet espace-là, le trou est bien répulsif (il n'a pas d'horizons, il est une singularité nue et on ne peut pas orbiter autour).
Mais je finis par expliquer comment on passe dans un univers
différent de celui dont on est venu (par exemple, celui
étiqueté I⁺
dans mon diagramme). C'est quelque chose
qui m'avait longtemps perturbé quand
j'étais petit : où, dans la géométrie du trou noir de Kerr,
doit-on chercher la porte magique du « trou de ver » ? Je me disais
qu'il fallait sans doute faire quelque chose de très bizarre pour se
retrouver à l'extérieur alors qu'on est emprisonné par deux
horizons de trou noir. Mais la réalité est qu'une fois qu'on est dans
la région intérieure du trou noir de Kerr (pour la N-ième
fois, une idéalisation mathématique ayant bien peu de rapport avec les
trous noirs réels), il n'y a rien qui vous empêche de sortir : le trou
noir est prêt à redevenir un trou blanc (noté II⁺ (WH)
sur le diagramme ci-dessus), trou blanc dont il n'y a qu'à franchir
l'horizon interne, ce qu'on ne pourra faire que dans un sens mais qui
ne demande pas de magie particulière (l'horizon interne de trou blanc
apparaît comme une bulle dans l'horizon de trou noir dont on vient),
après quoi on franchit obligatoirement l'horizon externe de trou
blanc, et on émerge d'un trou blanc dans un nouvel univers. Il y en a
même deux différents (mais jumeaux) disponibles lors de la sortie, un
« habituel » et un « inhabituel », comme il y avait deux régions
intérieures entre lesquelles on pouvait choisir. En faisant les choix
habituels, le chemin suivi sur le diagramme est I → II(BH) → III →
II⁺(WH) → I⁺. Et c'est exactement le chemin (à
transposition près d'un univers, c'est-à-dire I⁻ →
II⁻(BH) → III⁻ → II(WH) → I) que pouvaient avoir suivi
les éventuelles particules qu'on voyait émerger du trou blanc dans
l'univers de départ.
Une façon différente mais équivalente de dire les choses, c'est que que c'est tout à fait possible de rentrer puis sortir d'un trou noir/blanc, simplement ça prend un temps « plus qu'infini » pour le faire (vu par les observateurs extérieurs), donc quand on le fait, l'univers a été entre temps replacé par un autre (sans doute beaucoup plus bizarre et beaucoup plus inexplicable). Les horizons ne sont pas tellement des barrières qui vous empêchent de passer, ce sont des surfaces qui fuient à la vitesse de la lumière, et quand vous vous amusez à faire un parcours à travers elle, vous prenez un temps « plus qu'infini » pour vous en sortir.
Le trou noir de Kerr est un objet surprenant parce qu'il est à la
fois stationnaire et dynamique. Il est stationnaire au sens où, vu de
l'extérieur, des régions I
(ou, d'ailleurs, de l'intérieur, des
régions III
), il ne change pas avec le temps, il reste toujours
le même. Mais quand on est entre les horizons (les
régions II
), l'espace et le temps sont échangés, et le trou est
un objet dynamique, qui n'arrête pas de changer de couleur entre le
noir et le blanc.
(Une autre bizarrerie que je comprends mathématiquement mais dont je n'ai presque aucune intuition, c'est que les univers jumeaux ont un temps qui, d'une certaine mesure, s'écoulent en sens inverse : certes, quand vous tombez dans le trou noir, vous voyez les événements de l'univers jumeau se dérouler dans le « bon » sens, mais si Bob tombe dans le trou noir une heure après Alice, alors Bob verra, après un temps de chute donné, des événements de l'univers jumeau qui se sont déroulés une heure plus tôt que ceux qu'Alice a vu après le même temps de chute ; je ne sais vraiment pas comment expliquer ça intuitivement. Les deux intérieurs jumeaux du trou noir de Kerr sont eux aussi dans un rapport de « sens du temps inversé », et d'ailleurs le fait de tomber dans l'un ou dans l'autre est en rapport avec le fait qu'on a voyagé plus ou moins dans la direction du passé ou du futur sachant que la direction qui était du temps avant de tomber dans le trou noir est devenue une direction d'espace.)
Zut, j'ai encore ranté.