David Madore's WebLog: Petit cours sur les trous noirs : (I) introduction à la relativité

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(vendredi)

Petit cours sur les trous noirs : (I) introduction à la relativité

Comme je l'ai promis il y a déjà un moment, je voudrais tenter de faire, au cours de prochaines entrées, un petit cours sur les trous noirs. Comme toujours, je vais tenter de faire une présentation de sorte qu'elle apporte quelque chose quel que soit le niveau de connaissance préalable du lecteur (i.e., que ma maman puisse en comprendre des bouts sans pour autant que ça ennuie les gens plus compétents), et comme d'habitude je vais probablement échouer pathétiquement dans ce but impossible. Par ailleurs, comme je ne finis jamais ce que je commence (ne serait-ce que parce que mon intérêt est très volatile), tout ceci va certainement terminer en queue de poisson, mais ce n'est pas une raison pour ne même pas commencer.

Pour continuer dans les disclaimers, je dois rappeler que je ne suis pas physicien mais mathématicien. Ce qui m'intéresse dans un trou noir, ce n'est pas tant la physique réelle, c'est la physique idéale ou les mathématiques. Je ne parlerai donc qu'en passant de la réalité des trous noirs dans l'Univers (par exemple, de quelle manière dont ils se forment, quelles masses ils peuvent avoir, s'ils ont des disques d'accrétion, et encore moins des autres objets voisins des trous noirs comme les étoiles à neutrons, et je n'évoquerai pas du tout les trous noirs quantiques ou l'évaporation de ceux-ci ou ce genre de choses) : je ne suis pas spécialement compétent à ce sujet, il y a d'excellents articles de vulgarisation à ce sujet un peu partout sur le Web, et je ne peux que renouveler ma recommandation de lire le livre de Jean-Pierre Luminet, qui est vraiment excellent. Par exemple, un des objets dont je devrais parler en même temps que les trous noirs, ce sont les trous blancs : or ces objets, très vraisemblablement, n'existent pas du tout physiquement, parce qu'ils sont thermodynamiquement instables (je vais en dire un mot, et je vais expliquer très sommairement pourquoi, « à la place » du trou blanc, dans le monde réel, il y a une sorte de photo gelée de l'étoile mourante qui a donné naissance au trou noir) ; mais ils sont mathématiquement intéressants, parce que toute l'élégante symétrie des trous noirs impose de regarder aussi leur facette « trou blanc », et la vidéo que j'ai produite récemment, qui montre un observateur en train de tomber dans un trou noir et de ressortir par un trou blanc, relève de ce genre d'intérêt mathématique plutôt que physique. Bref, je vais plutôt chercher les expériences de pensées que les phénomènes réels. (À ce sujet, si je dois recommander un livre à d'éventuels lecteurs mathématiciens qui seraient intéressés par la relativité générale, c'est le livre The Geometry of Kerr Black Holes de Barrett O'Neill, qui m'a été d'une aide précieuse pour produire mes vidéos ; mais il est, pour le coup, vraiment purement mathématique, et ne suggère aucune expérience, fût-elle de pensée, pour aider à « décoder » la façon dont les trous noirs apparaissent.)

Je vais, au passage, chercher à dissiper certains mythes sur les trous noirs, et tâcher de répondre à répondre à des questions du type que verrait-on si… ?, en soulignant l'importance de certains aspects pas forcément très médiatisés des trous noirs, comme les sphères de photons.

Tout ceci étant dit, de quoi s'agit-il ? Un trou noir, même ma maman sait ça, c'est un objet tellement compact que la gravitation fait que rien ne peut s'en échapper, même pas la lumière. Ceci mérite déjà un certain nombre d'éclaircissements.

D'abord, la gravitation n'est pas magiquement plus forte pour des objets de type « trou noir ». Pour être bien clair : si le soleil était remplacé par un trou noir de la même masse au même endroit, cela ne perturberait pas les orbites du système solaire (cela perturberait certainement d'autres choses, à commencer par la vie sur Terre, faute de lumière apportée, mais la mécanique céleste continuerait de façon inchangée) : les planètes ne seraient pas aspirées par le trou noir. En fait, c'est un fait assez remarquable que, pour un objet sphérique (ce qui est avec une bonne approximation le cas du soleil, et d'un trou noir qui tourne lentement), la gravitation qu'il produit dépend uniquement de sa masse et de la distance à laquelle on l'observe : une sphère pleine immobile, une sphère creuse idem, un trou noir de Schwarzschild ou n'importe quoi d'autre qui ait une symétrie sphérique, pour une masse et une distance données, produisent exactement les mêmes effets. Et à moins de s'approcher vraiment de la région où le trou noir est trou noir, ces effets sont décrits en bonne approximation par les lois de Newton (d'ailleurs, avec la bonne interprétation, c'est même le cas à n'importe quelle distance des trous noirs de Schwarzschild). Du coup, si le trou noir a un effet gravitationnel si important, c'est tout bêtement si, et parce que, on s'en approche de très près ; et si c'est possible, c'est parce que l'objet est très compact. Voici qui devrait rendre la chose déjà moins mystérieuse. Pour fixer les idées, pour faire un trou noir avec un objet de la masse de la Terre, il faut la concentrer dans un rayon de 9mm : il n'y a rien de très mystérieux au fait que, si on avait toute la masse de la Terre concentrée à une distance de moins d'un centimètre de nous, on sentirait quelque chose d'assez violent, puisque, d'après ce que je viens de dire, déjà à 6400km cette masse produit les effets gravitationnels que nous ressentons au sol.

Ceci étant, j'ai soigneusement évité, dans le paragraphe précédent, de prononcer le mot force (j'ai écrit effets pour être délibérément vague), et il va pourtant falloir que je précise un peu. Une masse donnée à une distance donnée produit des effets gravitationnels de trois types, qui sont classiquement : (1) un potentiel et, associé à ce potentiel, une vitesse de libération (vitesse nécessaire pour quitter le puits de potentiel causé par l'objet), (2) une force de gravité, et (3) un effet de marée, qui correspond à la différence de force d'un point à un autre. Il est essentiel que j'explique correctement la différence entre ces trois effets et ce qui relève de chacun. La numérotation n'est pas le fait du hasard : les effets (1), (2) et (3) décroissent respectivement comme l'inverse de la distance r à l'objet le provoquant, l'inverse du carré r² de la distance (c'est la loi de Newton), et l'inverse du cube r³ de la distance : donc si vous vous placez 10 fois plus loin d'un objet massif donné, vous observerez un puits de potentiel 10 fois moins profond, une accélération 100 fois moins importante, et un effet de marée 1000 fois moins important ; en revanche, ces effets sont tous proportionnels à la masse M de l'objet qui les crée : ce sont donc des effets en M/r, M/r² et M/r³ respectivement. C'est aussi la raison pour laquelle on sent surtout, sur terre, le puits de potentiel du soleil, l'accélération de gravité de la terre, et l'effet de marée de la lune (sachant, dans ce dernier cas, que l'effet de marée de la terre elle-même n'est pas pris en compte).

La force de gravité, ce que j'ai appelé l'effet numéro (2), l'effet en M/r², est ce à quoi on pense de façon la plus évidente, et c'est ce qui a valu à Newton de recevoir sur la tête une certaine anecdote (probablement apocryphe) impliquant une pomme : il se serait rendu compte que la lune « tombait » vers la terre comme la pomme le fait, mais avec une accélération proportionnellement plus petite comme le carré du rapport de leurs distances (la lune est environ 60 fois plus loin que la pomme, donc elle tombe en accélérant environ 3600 fois plus lentement). L'effet numéro (3), il correspond à la façon dont cette force varie d'un point à un autre, et c'est la raison pour laquelle il est en M/r³. On l'appelle effet de marée, parce que c'est celui qui explique les marées causées sur terre par la lune : d'un côté de la terre, la mer est plus attirée par la lune (vers le haut) que le plancher marin, et de l'autre côté de la terre, c'est le plancher marin qui est plus attiré (mais vers le bas) que la mer, et du coup cela provoque un renfoncement de la hauteur d'eau sous la lune et aux antipodes (tout ceci étant expliqué de façon très grossière, évidemment, mais pas complètement fausse non plus). Enfin, l'effet (1), c'est au contraire ce qui résulte de l'accumulation de l'effet numéro (2) : c'est tout ce qu'il faut vaincre comme force pour partir à l'infini, c'est-à-dire, c'est l'énergie totale qu'il faut apporter pour s'échapper (on parle du puits de potentiel dans lequel on se trouve pour désigner l'énergie qu'il faut dépenser pour le quitter) ; une façon de fournir cette énergie est sous forme d'une vitesse initiale (à quelle vitesse dois-je lancer un caillou pour le soustraire à la gravité de la terre, ou du soleil), et cette vitesse s'appelle vitesse de libération : comme le puits de potentiel est en M/r et que l'énergie cinétique est proportionnelle au carré de la vitesse, la vitesse de libération est en fait en √(M/r). (De nouveau, j'explique les concepts de façon un peu approximative, ceux qui connaissent déjà de la mécanique sauront de quoi je parle.)

Ayant distingué les effets (1), (2) et (3), la question se pose de savoir lequel des trois caractérise le trou noir : quel est l'effet qui, devenu trop important, fait qu'un astre est un trou noir ? On sent bien (ou en tout cas, on devrait, si ma présentation des trois effets a été assez claire) que celui qui mesure la difficulté à s'échapper, c'est l'effet (1), le puits de potentiel dans lequel on se trouve, et que c'est donc lui qui va caractériser le trou noir. Comme je l'ai dit, une manifestation de l'effet (1), c'est la vitesse de libération, et il est possible, même sans entrer dans le cadre de la relativité, d'imaginer un astre dont la vitesse de libération excède celle de la lumière (cette hypothèse avait déjà été envisagée indépendamment par John Michell et Pierre-Simon de Laplace à la fin du XVIIIe siècle), et dont la lumière ne réussirait donc pas à s'échapper ; mais en mécanique newtonienne non-relativiste la vitesse de la lumière n'a rien de magique (et ceci pose la question, un peu douteuse dans ce contexte non-relativiste, de savoir relativement à quoi la vitesse de la lumière est mesurée : en fait, il faudrait peut-être penser que l'« ether luminifère » tombe vers l'astre plus vite que la vitesse de la lumière par rapport à cet ether, mais il y a toutes sortes de problèmes associés au concept d'ether, et c'est bien la vertu de la relativité que de nous en avoir débarrassés).

Il faut donc que je digresse pour parler de relativité (ce qui me fait de nouveau me battre avec ma prémisse un peu absurde d'écrire quelque chose de compréhensible par tout le monde et de néanmoins pas trop faux). La relativité restreinte est la formulation de la mécanique développée en 1905 par Einstein (et antérieurement à lui, mais de façon moins claire ou seulement partielle, par d'autres tels que Lorentz et Poincaré) pour réconcilier les théories de l'électromagnétisme à la Maxwell (qui semble prédire que la vitesse de la lumière est constante) et de la mécanique classique à la Galilée et Newton (qui interdit de parler de vitesse absolue). La façon traditionnelle de réconcilier ces deux théories consistait à supposer l'existence d'une substance un peu magique appelée l'éther luminifère telle que la lumière, ou tout rayonnement électromagnétique, soit une onde se propageant dans ce milieu, et donc à vitesse fixe par rapport à celui-ci (comme le son dans l'air). Cette théorie n'est pas absurde, mais elle est réfutée par l'expérience : des tentatives de plus en plus sophistiquées pour mettre en évidence la vitesse relative de la Terre par rapport à l'ether ont systématiquement échoué, jusqu'à ce qu'on dût se rendre à l'évidence que cet éther n'existait pas — ce qui pose donc la question de trouver une autre façon de réconcilier la constance de la vitesse de la lumière avec la relativité du mouvement. Comment est-il possible que la lumière me semble avancer toujours à 299792458 mètres par seconde par rapport à moi, même si j'avance moi-même très vite dans la même direction qu'elle ? La relativité restreinte résout ce paradoxe en abandonnant un des principes quasiment implicites de la mécanique galiléo-newtonienne, c'est la constance du temps, c'est-à-dire, l'idée que le temps s'écoule de la même façon pour tous les observateurs (en mécanique non-relativiste, deux physiciens qui synchronisent leurs montres, partent chacun explorer l'univers, et se rencontrent plus tard, si leurs montres sont parfaites, auront mesuré le même intervalle de temps écoulé : c'est cette idée que la relativité restreinte réfute). Pour dire les choses autrement : si on suppose un réseau d'horloges synchronisées et immobiles les unes par rapport aux autres, couvrant tout l'espace, un observateur qui se déplace par rapport à ces horloges à une vitesse proche de celle de la lumière les verra avancer à une vitesse plus rapide (et, précisément, plus rapide d'un facteur γ=1/√(1−(v/c)²) si v/c est le rapport de sa vitesse v sur celle c de la lumière) ; il faut cependant se rendre compte que cet effet est symétrique, et d'ailleurs, si deux réseaux d'horloges avancent l'un par rapport à l'autre à des vitesses proches de celle de la lumière, chacun verra l'autre avancer plus vite, le paradoxe apparent dans cette affirmation étant résolu en remarquant que chacun des deux observateurs pense que les horloges de l'autre ne sont pas synchronisées (autrement dit, la notion de simultanéité est également dépendante de l'observateur).

Une façon de se rendre compte que cet abandon du temps absolu est nécessaire consiste à considérer l'effet Doppler, c'est-à-dire le fait que la fréquence d'une onde apparaît différente selon le mouvement de la source et de la cible de cette onde (cet effet est connu de tout le monde pour le son : on aura remarqué que la sirène d'une ambulance qui s'approche paraît plus aiguë et que celle d'une ambulance qui s'éloigne paraît plus grave) : dans le cas classique (celui d'une onde se propageant dans un milieu, comme le son dans l'air), l'effet Doppler est différent selon que c'est, disons, la cible qui s'éloigne de la source ou la source qui s'éloigne de la cible (si je m'éloigne de la source d'un son à la moitié de la vitesse du son, je percevrai ce son avec une fréquence deux fois plus faible, c'est-à-dire une octave plus grave, puisqu'il faut deux fois plus de temps pour qu'une crête d'onde me traverse ; alors que si c'est la source du son qui s'éloigne de moi à la moitié de la vitesse du son, je le perçois seulement une fois et demi plus grave, c'est-à-dire seulement une quinte plus grave, puisque cette fois-ci les crêtes d'onde ont une demi longueur d'onde par longueur d'onde en plus à parcourir jusqu'à moi ; cf. l'article Wikipédia cité ci-dessus pour les dessins illustratifs) ; mais pour la lumière, si on en croit le principe de constance de la vitesse de la lumière, la distinction entre c'est la source qui bouge par rapport à la cible et c'est la cible qui bouge par rapport à la cible n'a aucun sens, donc la seule interprétation possible est qu'elle ne mesurent pas le temps de la même façon, et que le facteur mesurant le rapport entre leurs horloges suffit précisément à rendre identiques les deux formules sur l'effet Doppler (c'est une des façons d'arriver aux formules de Lorentz ; en l'occurrence, si la source d'une onde lumineuse s'éloigne de moi à la moitié de la vitesse de la lumière, je dois voir cette onde à sa fréquence d'origine divisée par √3, moyenne géométrique entre les facteurs 1/2 et 2/3 trouvés précédemment, ce qui peut s'interpréter soit comme le facteur 1/2 du premier cas divisé par un facteur γ=(√3)/2 soit comme le facteur 2/3 du second cas multiplié par ce même facteur γ, lequel représente le facteur de Lorentz, ou facteur d'écoulement du temps, entre la source de l'onde et la cible (moi)).

Une conséquence de ces principes est que la vitesse de la lumière est impossible à dépasser pour une particule matérielle. Il y a quantité de façons de présenter la chose : mais il ne faut pas s'imaginer qu'il y a une barrière magique qui bloque soudainement les choses à la vitesse de la lumière — c'est juste que la même quantité d'accélération appliquée à une particule (par exemple, sous la forme d'une force) devient de moins en moins efficace au fur et à mesure que celle-ci s'approche de la vitesse de la lumière, si bien qu'il faudrait une quantité infinie d'énergie pour atteindre la vitesse de la lumière. (À la place de faire augmenter sensiblement sa vitesse, apporter de l'énergie à une particule déjà hautement relativiste rend sa masse apparente plus grande : c'est un des avatars de l'équivalence masse-énergie résumée par la trop célèbre formule E=m·c².)

Je ne peux pas évoquer ici tous les aspects de la mécanique que la relativité oblige à repenser une fois que le temps absolu a été abandonné : la notion de simultanéité devient relative, comme la notion de distance… les vitesses ne s'ajoutent plus naïvement (deux objets qui s'éloignent chacun d'un troisième de la moitié de la vitesse de la lumière ne s'éloignent pas l'un de l'autre à la vitesse de la lumière mais seulement à 80% de celle-ci), et toutes sortes de choses doivent être revues. Pour éclaircir les choses, le mathématicien Hermann Minkowski a proposé une formulation mathématiquement simple et élégante de la relativité restreinte, qui consiste à introduire le concept d'espace-temps : dès lors, le temps n'est qu'une coordonnée sur l'espace-temps (et le temps ressenti par un observateur est la « longueur » de sa trajectoire dans l'espace-temps), et le fait que le temps ne soit plus absolu n'est plus spécialement mystérieux ni paradoxal (pas plus que le fait que tous les chemins de A à B n'aient pas la même longueur ; à ceci près que la structure de Minkowski sur l'espace-temps est telle que, d'une certaine manière, la ligne droite est le chemin le plus long au lieu d'être le chemin le plus court entre deux points de l'espace-temps : i.e., si deux observateurs se recroisent, s'il y en a un qui n'a pas accéléré, c'est lui qui aura mesuré l'intervalle de temps le plus long).

La relativité générale, elle, est une théorie de la gravitation qui généralise la relativité restreinte. Le principe en est de partir de la notion d'espace-temps de Minkowski et d'interpréter la gravitation comme l'effet d'une courbure de l'espace-temps : les objets en chute libre suivent des « droites », ou ce qui en tient lieu (des géodésiques) dans un espace-temps courbe. Ceci a un sens parce que la gravitation a cette propriété remarquable, qui est la clé donnant son sens à la relativité générale, qu'elle s'applique de façon égale à tous les corps : un objet en chute libre, et soumis à aucune autre force, suit toujours la même trajectoire, indépendamment de sa masse (l'observation remonte à une célèbre anecdote, certainement tout aussi apocryphe que la pomme de Newton, impliquant Galilée faisant tomber des objets depuis la tour de Pise) ; ce ne serait pas le cas pour l'électromagnétisme, par exemple, qui n'agit pas de la même façon sur des objets chargés positivement et négativement (ou pas chargés du tout).

Pour dire les choses autrement, la relativité générale considère que la gravitation n'est pas une force : ce qu'on ressent comme une force (la pesanteur sur Terre), c'est la façon dont on s'écarte de la chute libre — nous restons immobiles sur le sol de la Terre en « accélérant » par rapport à la situation normale qui serait la chute libre, parce que le sol nous retient, et ce que nous ressentons comme pesanteur, c'est cette non-chute-libre ; exactement de la même façon que la force centrifuge est l'effet de ne pas suivre une trajectoire inertielle (la force centripète étant celle qui provoque cette non-inertialité). Ce point de vue est possible en mécanique newtonienne, il n'est juste pas naturel (les référentiels naturels sont ceux qui n'accélèrent pas) ; en relativité générale, c'est lui qui est naturel (ce sont les objets en chute libre qui sont naturels). Ce principe, dont un des différents avatars prend le nom de principe d'équivalence est souvent exprimé de la façon suivante : un physicien qui serait dans un ascenseur en chute libre (ou, de façon moins dramatique et plus moderne, dans un avion en vol parabolique) se trouverait en situation d'impesanteur, c'est-à-dire qu'il ne ressentirait pas, tant qu'il ne touche pas le sol, l'effet que j'ai appelé l'effet (2).

Je reviens sur les trois effets de la gravitation que j'ai appelés les effets (1) (le potentiel), (2) (la force) et (3) (l'effet de marée). Comment s'interprètent-ils en relativité ? L'effet (2), je l'ai dit, est considéré comme n'ayant pas vraiment de sens : ce sont les objets en chute libre qui sont naturels (et ils ne ressentent pas de force de pesanteur, justement parce qu'ils sont en chute libre), et les autres ressentent une force précisément parce qu'ils ne sont pas en chute libre. Qu'en est-il de l'effet (3) ? Les forces de marée sont quelque chose de bien réel, et on les mesure à la manière dont deux trajectoires en chute libre (i.e., deux géodésiques), proches l'une de l'autre, se rapprochent ou s'éloignent. Par exemple, notre physicien dans un ascenseur en chute libre, bien qu'en impesanteur, peut, en principe, se rendre compte de la présence de la Terre en mesurant la façon dont deux petits objets lâchés dans l'ascenseur vont avoir tendance à s'approcher : pas parce qu'ils s'attirent l'un l'autre (je les suppose trop petits pour exercer une attraction gravitationnelle non négligeable) mais parce que leurs trajectoires de chute libre sont dirigées vers le centre de la Terre et donc se rapprochent très légèrement au fur et à mesure que l'ascenseur tombe. Il s'agit là véritablement de la courbure intrinsèque de l'espace-temps : les « droites » que sont les géodésiques s'éloignent ou se rapprochent — on a beau être en chute libre, on observe néanmoins un effet gravitationnel, mais c'est l'effet (3), et non pas l'effet (2), qui survit.

Et l'effet (1) ? Il est plus difficile de le définir précisément. Ses effets existent indubitablement, mais de même que l'effet (2) mélange les effets de la gravitation avec ceux de l'accélération, l'effet (1) mélange les effets du potentiel gravitationnel avec les effet de la vitesse (par exemple, dans le cas d'un trou noir, d'une vitesse proche de la lumière) ; dans tous les cas, on ne peut le mesurer qu'en se comparant à un observateur asymptotique, c'est-à-dire situé au repos et à grande distance des effets gravitationnels qu'on étudie. Voici un effet de ce genre : lorsqu'un photon est émis depuis une région situé dans un puits gravitationnel, s'il s'échappe vers l'infini, il perd de l'énergie ; cette perte d'énergie se traduit par une diminution de sa fréquence : c'est-à-dire, par un décalage vers le rouge (on parle de redshift gravitationnel), qui n'est pas différent de nature, et qu'il n'est pas toujours possible de séparer clairement, de l'effet Doppler dont j'ai parlé plus haut. Et de même que l'effet Doppler, ou plutôt la nécessité de sa symétrie entre mouvement de la source et mouvement de la cible, est le signe d'une différence d'écoulement du temps entre des observateurs à vitesses différentes, le redshift gravitationnel traduit une réelle différence dans l'écoulement du temps : un observateur qui regarderait, de très loin, une grosse horloge très précise située à la surface de la Terre, verrait celle-ci tourner 10 parties par milliard trop lentement en raison du potentiel gravitationnel du Soleil, plus encore 0.7 parties par milliard à cause du potentiel gravitationnel de la Terre : au lieu de battre les secondes elle lui semblerait battre les 1.00000001 secondes ; inversement, nous observateurs sur Terre voyons le temps des événements loin de la Terre, ou loin du système solaire, accéléré du même facteur (blueshift gravitationnel). (Et, de fait, les horloges embarquées dans les satellites GPS doivent tenir compte de cet effet.) Ce blueshift gravitationnel peut s'interpréter, avec les mains, de la façon suivante : les observateurs qui maintiennent une position fixe dans un champ gravitationnel voient les objets asymptotiques comme s'ils s'en approchaient, c'est-à-dire comme s'ils s'éloignaient du champ gravitationnel ; ou, de façon très grossière et très approximative, pour simplement rester sur place dans un champ gravitationnel, on doit courir en s'éloignant de la masse gravitante, comme si cette course avait pour but de compenser une sorte de chute de l'espace-temps vers la masse en question (cf. cette fameuse remarque de la Reine rouge, dans De l'autre côté du miroir, s'adressant à Alice qui s'étonne d'avoir beaucoup couru et d'être restée sur place : Now, here, you see, it takes all the running you can do to keep in the same place. If you want to get somewhere else, you must run at least twice as fast as that!).

Dans ces conditions, qu'est-ce qu'un trou noir ? C'est un astre tel qu'il existe un point (suffisamment proche de la masse) où il faudrait aller plus vite que la lumière pour simplement réussir à rester sur place. Ce point constitue donc un point de non-retour : si on s'est approché plus près, il est impossible de rester sur place, ou à plus forte raison de revenir plus loin. On l'appelle l'horizon des événements du trou noir.

Comme je l'ai expliqué, les effets gravitationnels d'une masse statique et à symétrie sphérique, même en relativité, ne dépendent que de cette masse (et de la distance à laquelle on l'observe). En particulier, la taille de l'horizon des événements ne dépend que de la masse qui le crée, et cette taille s'appelle le rayon de Schwarzschild de la masse en question. Par analyse dimensionnelle, ou bien parce que j'ai précisé que l'effet (1) était proportionnel à M/r et que c'est lui qui détermine l'horizon, ce rayon de Schwarzschild est proportionnel à la masse. La formule précise est : r=2G·M/c² où G est la constante de Newton et c est la vitesse de la lumière ; on écrit en général simplement r=2M puisque les facteurs G et c peuvent être retrouvés par analyse dimensionnelle (ou, si on veut, on utilise un système d'unités dans lequel G et c valent 1). Cette constante de proportionalité 2G/c² se traduit en 2.953250077km par masse solaire (on la connaît avec une très grande précision en unités de km par masse solaire, parce que même si la masse solaire est mal connue et la constante G aussi, le produit des deux est ce qui détermine toute la dynamique du système solaire, et c'est parmi les choses les mieux connues de la physique), ou encore 8.87005594mm par masse terrestre.

Les astres normaux sont beaucoup plus grands que leur rayon de Schwarzschild : ils n'ont pas d'horizon, parce que, vus à n'importe quelle distance r, la masse contenue dans la sphère de rayon r est trop petite pour créer un trou noir (les observateurs astucieux auront remarqué que toute la masse de la Terre n'est pas concentrée dans un rayon de 9mm, donc ce n'est pas un trou noir). Un astre (toujours supposé statique et à symétrie sphérique) devient un trou noir précisément lorsque son rayon devient plus petit que le rayon de Schwarzschild, et alors il naît un horizon à cette distance. Il est impossible pour une structure matérielle de subsister statiquement à l'intérieur de l'horizon, donc si l'effondrement gravitationnel passe cette limite, il se conduit nécessairement jusqu'à son terme logique (qui est de nouveau statique), et c'est cela qu'on appelle un trou noir. Bref : un trou noir (de Schwarzschild), c'est tout simplement quelque chose (statique et à symétrie sphérique) de plus petit que son rayon de Schwarzschild, et une telle chose est complètement caractérisée par sa masse.

Il faut que je souligne la chose suivante : un trou noir est d'autant plus « violent » qu'il est petit. Le mot violent peut se comprendre ici de deux façons différentes, par la densité ou par les forces de marée. La densité n'a pas vraiment de sens pour un trou noir, mais on peut au moins définir une densité typique qui serait la masse du trou noir divisée par son volume de son horizon (calculé de façon naïve avec le volume d'une boule ayant le rayon de Schwarzschild, ce qui n'a pas vraiment de sens, mais c'est pour se faire une idée) : comme le rayon de Schwarzschild est proportionnel à la masse, donc le volume au cube de celle-ci, la densité obtenue est inversement proportionnelle au carré de la masse ; donc, alors qu'on s'imagine facilement un trou noir comme quelque chose d'inimaginablement dense, ce n'est pas forcément vrai : s'il est vrai que la masse du Soleil concentrée dans son rayon de Schwarzschild correspond à une densité typique de 18 millions de tonnes par millimètre cube, ce qui est incontestablement beaucoup, en revanche, un trou noir de cent quarante millions de masses solaires aurait une densité typique inférieure à celle de l'eau (ce qui ne veut pas dire qu'il flotterait sur l'eau, mais l'idée est là). Les forces de marée (i.e., ce que j'ai appelé l'effet (3)) suivent essentiellement la même logique, puisqu'elles sont elles aussi en M/r³ (plus précisément, elles valent 2G·M/r³, donc, à l'horizon, c6/(4G²·M²)) : donc si pour un trou noir d'une masse solaire, à l'horizon on ressent des forces de marée aussi monstrueuses qu'un million de g (l'accélération de la pesanteur sur Terre) par millimètre, dès que le trou noir fait quelques dizaines de millions de masses solaires, un humain pourrait franchir l'horizon (en chute libre) sans être déchiqueté par ces forces de marées. Moralité : si on veut imaginer un trou noir dont l'exploration soit vaguement concevable par un humain, il faut le chercher dans les gros trous noirs, ceux aux centres des galaxies (et qui pèsent dans les centaines de milliers jusqu'à des milliards de masses solaires), pas ceux qui résultent de l'effondrement d'étoiles individuelles (et qui pèsent de l'ordre de la dizaine de masses solaires).

Cette entrée est déjà bien trop longue comme ça, et d'ailleurs j'ai traîné énormément pour l'écrire. Il est possible, mais pas du tout garanti, qu'une suite vienne un jour. Si ce n'est pas le cas, voici néanmoins une page sur laquelle j'ai écrit (mais en anglais) l'essentiel de ce que je devrais expliquer, avec toutes les vidéos (et vues fixes) de trous noirs de Kerr que j'ai réalisées, plus le programme qui a servi à les calculer (et son mode d'emploi). Ajout : cette entrée ultérieure est une sorte de suite de celle-ci.

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