Je n'ai pas envie de m'appesantir sur les élections françaises. Comme beaucoup d'électeurs, je n'étais pas très heureux d'avoir le choix, essentiellement, entre • l'arriviste qui propose de détruire le système social français, • celui qui propose la même chose mais en version encore plus réac et avec l'ignominie personnelle en supplément, • l'autre arriviste qui propose de détruire l'Union européenne, • celle qui propose la même chose mais en version réac avec une bonne couche de nationalisme nauséabond en supplément et la même ignominie que l'autre réac, ou enfin • les sept nains qui proposent de jeter mon bulletin dans sept corbeilles de couleurs différentes (voire dix, si on compte l'abstention, le vote blanc et le vote nul : que de choix !).
J'ai pris une décision, à la dernière minute et en me basant sur les informations fuitées à 19h30 : décision qu'il n'y a aucun intérêt à ce que je communique parce qu'elle n'a rien de spécialement intelligente devant tant de mauvais choix. Mais je ne veux pas non plus alimenter le thème « tous pourris, tous pareils » qui est encore plus puant que toutes les options que je viens de citer, et qu'on pourrait croire comprendre en lisant en diagonale ce que j'écris. Le débat sur la réforme des institutions, s'il est posé dans des termes raisonnables, est intéressant, et je sais au moins gré à l'un des candidats d'en avoir fait un de ses thèmes de campagne. (La vision positive des choses est que, parmi les candidats crédibles et pas trop détestables, l'un avait les mêmes idées que moi sur l'Europe, l'autre sur la fonction présidentielle : quel dommage qu'ils n'aient pas été le même.) Je reviendrai peut-être là-dessus plus tard (et aussi sur les idées qui tournent autour des problèmes avec le vote, comme les idées de tirages aléatoires), mais le fait est que le système, aussi critiquable qu'il soit, ne changera pas de sitôt, et probablement pas de mon vivant.
Il y a un second tour derrière (quel dommage qu'il n'y en ait qu'un), et je crois profondément en l'importance de faire des choix même quand c'est entre Charybde et Scylla (la description que je fais des candidats ci-dessus devrait rendre mon choix de second tour assez évident) : pas seulement en politique, mais dans tous les aspects de la vie (par exemple, quand je dois choisir un système d'exploitation à mettre sur mon ordinateur ou un langage dans lequel programmer, que de Charybdeis et de Scyllai s'offrent à moi !). Ne serait-ce que parce que le fait de faire un tel choix donne le droit de râler, ensuite, que les choix étaient nuls (j'ai essayé le langage X, il était merdique, j'ai essayé le Y, pareil), et râler est une de mes activités préférées, alors que si on refuse le choix on accrédite l'idée que ceux qui en ont fait un ont forcément approuvé ce qu'ils ont choisi comme moins pire option, ce qui est faux. J'ai voté pour François Hollande en 2012 en pensant qu'il ne ferait pas grand-chose de bien et pas grand-chose de mal (et en me doutant qu'il deviendrait très vite impopulaire), je l'ai raconté ici, mon opinion sur lui n'a guère changé, mais je ne me sens pas du tout comptable de son bilan ni de l'avoir approuvé autrement que comme un meilleur (ou moins mauvais) choix parmi un ensemble de candidats donnés à un moment donné. J'ai voté pour Jacques Chirac au second tour en 2002, et je ne le regrette pas non plus, je savais exactement à quoi m'attendre. (En fait, c'est quelque chose que je ne comprends pas du tout, les gens qui se disent déçus par ce qu'un homme politique fait : jusqu'à présent, dans mon expérience, aucun homme politique n'a jamais fait autre chose qu'exactement ce à quoi je m'attendais de sa part, et je ne crois pourtant pas être extralucide.)
Mon propos n'est pas ici de faire la morale à ceux qui refusent de
faire un choix, mais il est assurément de dénoncer ceux qui voudraient
prétendre qu'accepter de faire un choix revient à cautionner celui
qu'on choisit comme moindre mal. Je ne veux pas non plus rentrer dans
le débat de savoir s'il est utile, en admettant qu'on a une idée
précise et assumée de quel est le moindre mal
,
d'aller voter pour lui, surtout si on pense que l'élection
est jouée d'avance. Je pourrais rappeler que « tout le monde »
croyait l'élection de Clinton jouée d'avance, même s'il faut avouer
que l'obstacle
est plus
haut pour Le Pen que pour Trump ; je pourrais ironiser sur le fait
que ce sont souvent les mêmes
qui critiquent la sondocratie qui
les invoquent maintenant pour dire que ce n'est pas la peine de se
déplacer puisque le résultat est certain : la vérité est que je crois
moi-même l'élection de Macron extrêmement probable sauf événement
imprévu, mais (1) extrêmement probable
n'est pas synonyme
de certain
ni même de quasi-certain
(disons que 80%
n'est pas
99.9%, whatever
that means), et (2) la précision sauf événement
imprévu
(attentat très meurtrier, scandale…) est très importante.
Mais il y a une autre question qui survient (et je conclus là ma bien
trop longue entrée en matière) : quel est, au juste, le pouvoir du
président, ou quels sont ses pouvoirs de nuisance ? Et
spécifiquement, si on imagine que Marine Le Pen soit élue présidente,
dans quelle mesure est-ce catastrophique ?
*
Les élections vraiment importantes, en France, sont les élections
législatives. C'est un point important à garder à l'esprit plutôt que
se dire que tout est joué. Mais, outre l'« effet
d'entraînement » (que j'avoue ne pas comprendre) qui voudrait que le
président nouvellement élu obtienne automatiquement une majorité à
l'Assemblée, le président de la République a réellement des pouvoirs,
au moins des pouvoirs de nuisance, même si l'Assemblée est contre
lui (i.e., lors d'une cohabitation
).
La raison pour laquelle on imagine que le président en cohabitation n'a pas beaucoup de pouvoirs propres c'est que les cohabitations qui se sont effectivement produites étaient entre des gens intelligents et qui avaient (quoi qu'on puisse penser par ailleurs de Mitterrand, Chirac, Balladur et Jospin) un minimum de décence et d'entente commune sur le fait de ne pas nuire à la France (par exemple en jouant à une lutte frontale entre le président et le Premier ministre). Le pire qui s'est produit est que Mitterrand a refusé de signer des ordonnances que Chirac voulait faire passer (il a dû les faire voter par le parlement).
Mais il se trouve que le président peut réellement faire des choses, et je pense que ce sont justement des pouvoirs qui seraient particulièrement dangereux entre les mains de quelqu'un comme Marine Le Pen que je considère comme une populiste sans scrupules. Notamment :
- Le pouvoir de convoquer un referendum (ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing ministériel), par exemple sur tout sujet populiste qui lui passe par la tête (au pif, la « perpétuité réelle », la sortie de l'euro ou de l'UE). Correction : on me signale à juste titre en commentaire que l'article 11 de la Constitution suggère probablement que l'accord du gouvernement est nécessaire ; donc cet item est en fait très douteux (sauf à nommer un gouvernement de complaisance, cf. ci-dessous).
- Le pouvoir de dissoudre l'Assemblée nationale, évidemment au moment le plus opportun pour ses idées (idem, ce pouvoir n'est pas soumis à contreseing).
- Le pouvoir de nommer au Conseil constitutionnel (et qui plus est, le prochain président en nommera deux : un en mars 2019 en remplacement de Michel Charrasse, et un en mars 2022 en remplacement de Nicole Maestracci).
- La présidence du conseil des ministres, même si ceci est probablement plus symbolique qu'autre chose (cf. ci-dessous pour les pouvoirs de blocage).
- Un siège au Conseil européen, au G7 et au G20. (La voix de la France au Conseil de sécurité, heureusement, est représentée par le chef de la délégation permanente, qui est nommée par le gouvernement ; mais cf. ci-dessous pour des possibilités de blocage.)
- Peut-être le pouvoir d'invoquer directement l'article 50
du Traité sur l'Union européenne (ce n'est pas clair : l'article
lui-même énonce :
Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union
, mais on ne sait pas ce qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises, et notamment si c'est un acte exécutif ou législatif ; on peut espérer que le Conseil d'État et/ou le Conseil constitutionnel s'inspireraient de ce qu'a décidé la Cour suprême du Royaume-Uni en la matière, mais rien n'est certain). - Un pouvoir de commandement
militaire[#]. (J'ai entendu
Édouard Balladur raconter dans un documentaire sur la cohabitation
l'anecdote suivante : il y avait un désaccord entre Mitterrand et lui
sur une histoire d'essais nucléaires, je ne sais plus lequel voulait
en faire et lequel ne voulait pas, ou s'ils voulaient selon des
modalités différentes ou quoi, mais peu importe ; Balladur a demandé
au chef d'état-major :
au bout du compte, à qui obéirez-vous si le Premier ministre et le président vous donnent des ordres contradictoires ?
et le militaire a répondu, sans hésitation, au président. Entendant ça, le Premier ministre qu'il était a choisi de ne pas essayer de jouer à la lutte de pouvoirs.) On peut imaginer, par exemple, le fait de faire bombarder un pays ou un autre. - Et le plus terrifiant, les pouvoirs exceptionnels définis (enfin,
non définis) par l'article 16 de la Constitution. (Même si on peut
espérer que le Conseil constitutionnel interdirait leur usage pour
n'importe quel prétexte fallacieux, il n'oserait probablement pas se
prononcer sur le fond dans un cas un peu limite, comme un acte
terroriste que, au hasard, le président aura veillé à inciter par des
paroles ou des opérations militaires savamment
calculées. • Ajout/précision : même en cas d'abus
manifeste, le fait que le Conseil constitutionnel
puisse
décider
que les circonstances d'invocation de l'article 16 ne sont pas réunies n'est pas très clair, cf. la discussion dans les commentaires ; mais au minimum, il peut publier unavis
à ce sujet, qui s'il était assez damnant inviterait fortement le parlement à destituer le président, et il semble plausible que les actes pris sous l'article 16 soient quand même susceptibles de recours par la question préliminaire de constitutionnalité : le président n'a donc probablement pas le pouvoir légal de se transformer en dictateur sans aucun recours au moindre coup de tête ; mais ce n'est pas aussi clair qu'on voudrait, et ça fait quand même bien peur.)
Et c'est sans compter les pouvoirs de blocage :
- Le pouvoir de nommer le Premier ministre et les autres membres du gouvernement. Certes, l'Assemblée nationale peut renverser le Premier ministre ou le gouvernement, mais le fait que le président le nomme peut donner lieu à une lutte de pouvoir dangereuse. Ajout : comme on me le fait remarquer en commentaire, ceci permettrait notamment de nommer un gouvernement de complaisance qui, avant d'être renversé par le parlement, contresignerait des décisions présidentielles contestées.
- Un véto absolu sur toute
réforme constitutionnelle (il n'y a que le président qui puisse
convoquer le Congrès ou faire tenir un
referendum). Ajout (suite à un commentaire) :
l'article 89 de la Constitution est encore un de ces passages
épouvantablement mal écrits : est-ce que
la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum
signifie que le président peut convoquer un referendum ou qu'il doit le faire ? Je crois comprendre que l'interprétation standard est qu'il peut le faire, le fait que les deux chambres du parlement aient adopté une révision dans les mêmes termes ne l'y oblige pas. (Et même s'il doit, il ne semble pas y avoir de moyen à le contraindre à agir, sauf peut-être si le parlement y voit un motif de destitution.) - Un pouvoir de nuisance sans doute important sur la marche des institutions (je ne sais pas à quel point il va : je suppose que le président ne peut pas décemment refuser de signer une loi, mais il peut peut-être refuser de prendre un décret en Conseil des ministres qui serait indispensable à l'application d'une loi, et sans doute refuser de nommer des gens à des postes-clés).
Et les pouvoirs non formalisés :
- Une tribune médiatique permanente. Le droit non codifié de faire des allocutions aux Français diffusés par plein de chaînes de télé.
- Le pouvoir de distribuer plein de hochets (le moindre étant la légion d'honneur) et pouvoir ainsi se payer le soutien de plein de gens séduits par de tels hochets. Ce qui, comme par hasard, recouvre plein de gens dans le monde politique.
- Le fait de représenter la France devant toutes les institutions internationales (rien ne dit formellement si c'est le président ou le Premier ministre qui doit le faire, mais le précédent, même en temps de cohabitation, est que c'est quand même plutôt le président).
- Un réseau d'influence certain dans toute l'Administration, et particulièrement dans la police et le renseignement. (Le cas de Madame Le Pen est particulier, parce qu'on sait que l'armée et la police la soutiennent à une majorité écrasante. Je ne l'accuse pas de vouloir directement mener un coup d'état, mais en cas de bras de fer institutionnel, ceci pèse clairement dans la balance.)
J'ajoute, notamment en lien avec le tout premier point cité ci-dessus :
- Le président de la Turquie n'avait, jusqu'à il y a huit jours, pas beaucoup de pouvoirs. On sait ce qui est arrivé.
Un tout petit bémol à ce message d'inquiétude : la Constitution a
quand même changé les règles de destitution du président, maintenant
ce n'est plus seulement en cas de haute trahison
, c'est en cas
de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec
l’exercice de son mandat
, voilà au moins quelque chose d'un petit
peu rassurant dans le cadre d'une lutte de pouvoir entre président et
parlement. Mais ça me semble insuffisant compte tenu de tout ce qui
précède.
[#] Comme je le faisais
remarquer naguère, on voit que la
Constitution française est vraiment épouvantablement mal écrite quand
on compare l'article 15 (Le Président de la République est le chef
des armées
), l'article 21 (Le Premier ministre […] est
responsable de la défense nationale
) et l'article 20 (Le
Gouvernement […] dispose […] de la force armée
) : quelqu'un de
très fort a réussi à trouver des termes dont on ne peut pas dire
qu'ils sont explicitement contradictoires, mais dont il soit néanmoins
impossible de savoir exactement comment ça se fait qu'ils ne se
marchent pas sur les pieds. Dans des conditions pareilles il revient
aux militaires de décider à qui ils obéissent, ce qui est
véritablement problématique.