David Madore's WebLog: Quelques réflexions sur le genre grammatical et l'écriture inclusive

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(lundi)

Quelques réflexions sur le genre grammatical et l'écriture inclusive

M'étant suffisamment énervé sur Twitter au sujet du pass sanitaire, je voudrais me calmer les nerfs en écrivant un billet de blog sur un sujet qui ne peut qu'apporter la paix et la concorde dans les foyers — en évoquant l'écriture inclusive.

De façon générale, l'écriture inclusive est une façon d'écrire une langue donnée (et qui pose plus ou moins de difficulté selon la langue en question) qui cherche à accomplir quelque chose comme les buts suivants :

  • ne pas faire de présupposé sur le genre ni du locuteur, ni de la personne adressée, ni d'une tierce personne dont il serait question,
  • éviter de propager des présupposés sur le genre des personnes en question, voire lutter contre des préjugés déjà installés (par exemple en attirant l'attention sur le fait qu'une personne pratiquant tel ou tel métier peut être une femme comme un homme).

Certaines langues ne posent aucun problème, au moins pour ce qui est du premier point, parce qu'elles n'encodent aucune information de genre sauf dans des mots optionnels servant explicitement et expressément à donner cette information. (Et je ne cacherai pas que c'est la situation que je préfère.) À l'extrême inverse, on a des langues dans lesquelles on ne peut essentiellement rien dire, même des énoncés aussi simples que je mange ou tu marches ou cette personne a des yeux noirs sans donner au passage l'information de si la personne dont on parle est catégorisée comme « homme » ou comme « femme ». J'espère ne pas dire des bêtises (on me corrigera le cas échéant, ou on me donnera de meilleurs exemples), mais il me semble que le hongrois ou le japonais sont à peu près idéales dans le sens de non divulgation inutile d'informations de genre ; tandis que l'hébreu doit être assez loin dans l'extrême inverse. L'anglais est dans une situation relativement modérée, le problème venant principalement des pronoms genrés he et she : il y a bien des noms communs genrés (comme policeman) mais au moins cette langue n'éprouve pas le besoin de genrer qui que ce soit dans une phrase comme I was invited by a friend, tandis que le français souffre d'une propension beaucoup plus aiguë à tout genrer (j'ai été invité chez un ami ? j'ai été invitée chez un ami ? j'ai été invité chez une amie ? j'ai été invitée chez une amie ?). Je vais revenir ci-dessous sur la question du fait que le français attribue un genre grammatical à tous les noms communs, même inanimés (le fauteuil, la chaise), et la nécessité de démêler ce phénomène de catégorisation grammaticale arbitraire de la manière dont les individus sont souvent obligatoirement genrés par des énoncés à leur sujet.

L'absurdité de cette révélation forcée d'information de genre est mise en lumière de façon extrêmement frappante, je trouve, dans cet essai satirique par Douglas Hofstadter, que je recommande de lire avec attention parce qu'il est (je trouve) absolument génial et contient énormément de références amusantes (comme le titre Person Paper, qu'il faut comprendre comme White Paper). Il imagine un monde parallèle où le langage obligerait à catégoriser les personnes non pas selon leur genre mais selon la couleur de leur peau : l'auteur imaginaire, avec beaucoup de mauvaise foi, défend l'idée que toutes sortes de ces pratiques linguistiques ne sont pas du tout racistes, mais simplement historiques (comme le fait de dire policewhite pour n'importe quelle personne travaillant dans la police, et plus généralement de dire white là où dans notre univers on dit man), puisque maintenant il est fermement acquis, dixit, que blancs et noirs sont égaux (et dans une jolie mise en abyme, évoque ce que serait la situation d'une langue où les personnes seraient catégorisées par leur genre). Personnellement, ce texte a fait beaucoup plus pour me convaincre de la pertinence de la recherche d'une forme d'écriture d'inclusive que n'importe quelle injonction moralisatrice (et je crois que c'est depuis que je l'ai lu que j'ai adopté le they singulier en anglais, cf. ci-dessous).

Obliger à genrer les individus pour un énoncé qui n'a rien à voir n'est pas juste problématique par le fait qu'on ne veut pas forcément révéler cette information qui dans l'immense majorité des cas est complètement sans intérêt : il existe aussi des situations où ce n'est pas du tout évident ou véritablement indésirable. Les personnes non-binaires sont pour ainsi dire sommées de choisir une catégorie qui ne leur convient pas. Une histoire qui serait racontée par un robot ou un message affiché par un ordinateur pourra dans certains cas (selon l'énoncé ou la langue) avoir à catégoriser ces machines comme masculines ou féminines, ce qui est absurde. Dans un roman policier, le genre de telle ou telle personne au sujet de laquelle est donnée une information est justement quelque chose qu'on peut ne pas vouloir révéler. (J'avais commencé à écrire une histoire dans laquelle je voulais ne pas révéler si le narrateur était un homme ou une femme, et j'ai trouvé ça beaucoup moins difficile en anglais qu'en français, et même en anglais ce n'était pas complètement évident.)

Il est vrai qu'il ne faut pas blâmer le langage pour tout : notre culture fait que nous genrons beaucoup de choses dans nos têtes souvent sans nous en rendre compte. Le film de Pixar de 2006, Wall·e (dont le titre évoque, complètement accidentellement mais fort opportunément, un système d'écriture inclusive en français !) l'a par exemple montré de façon frappante par le fait qu'énormément de gens, moi compris, ont spontanément interprété Wall·e comme un personnage masculin et Eve comme un personnage féminin, alors que d'une part ce sont des robots donc ça ne veut rien dire du tout, et même si on veut leur attribuer un genre binaire, il n'y a rien d'explicite dans la film qui soutienne plus l'une des quatre combinaisons imaginables que les autres (j'ai vaguement le souvenir d'avoir lu quelque part — mais je ne retrouve plus où — que les animateurs de Pixar avaient exprès utilisé pour Wall·e toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages d'animation féminins et pour Eve toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages masculins, mais apparemment ça n'a pas suffi pour retourner nos attentes). D'autres exemples sont fournis par des devinettes du genre :

A boy and his father are involved in a car accident. The father dies on the spot. The boy is rushed to the hospital. The surgeon arrives and, upon seeing the patient's face, exclaims I can't operate: he's my son! How is this possible?

Quand on propose cette petite « énigme », beaucoup de gens ont tendance à chercher des explications du style l'enfant a été adopté avant la solution la plus évidente qui est que c'est la mère de l'enfant qui est chirurgienne (et il est difficile de poser l'énigme en français, du coup, parce que ça impliquerait une façon de raconter l'histoire sans genrer et sans attirer non plus l'attention sur le fait qu'on ne le fait pas). Mais je soupçonne que le langage empire les préjugés déjà forts, et que si on pose cette énigme, en anglais, à des francophones, ils seront plus souvent perplexes parce qu'ils auront mentalement traduit the surgeon en le chirurgien, et que sur ce point précis l'hypothèse de Sapir-Whorf a du juste.

La recherche d'un système d'écriture inclusive est tendue entre deux objectifs légèrement contradictoires : ne pas genrer inutilement les personnes (ne pas donner ou suggérer d'information inutile), d'une part, et rappeler les possibilités moins évidentes à l'esprit (rappeler qu'une personne exerçant la chirurgie peut tout à fait être une femme), de l'autre. Le premier objectif suggérera plutôt de rechercher des formulations épicènes, i.e., non-genrées, tandis que le second suggérera plutôt de rechercher à expliciter le genre féminin à côté du masculin. La tension entre ces deux objectifs peut conduire à des choix assez différents, et je vais y revenir. Néanmoins, le point commun essentiel demeure d'éviter d'exclure d'emblée une bonne moitié des personnes impliquées ou de mettre ça derrière un cache-misère de « genre par défaut ».

Il y a donc plusieurs techniques possibles d'écriture inclusive, plus ou moins utilisables ou élégantes selon la langue concernée. On doit à peu près toujours pouvoir mettre des ou entre des signifiants des différents genres : ce n'est pas forcément très élégant (j'ai été invité ou invitée chez un ami ou une amie) ; différentes techniques peuvent ensuite être proposées pour factoriser ces énoncés un peu lourdes (j'ai été invité·e chez un·e ami·e : noter que si la première partie se lit très bien à haute voix, la seconde est moins claire ; on peut aussi s'interroger sur le fait que ça recouvre bien les quatre énoncés possibles et pas les deux où le genre de la personne qui parle est le même que celui de la personne qui invite : peut-être vaudrait-il mieux écrire j'ai été invité·e chez un·′e ami·′e ou j'ai été invité·₁e chez un·₂e ami·₂e comme en maths on peut distinguer ±x±y, qui désigne x+y ou −xy, de ±x±′y ou ±₁x±₂y, qui désigne l'un des quatre entre x+y ou xy ou −x+y ou −xy). Ou alors on peut chercher des formulations épicènes (pas forcément moins lourdes hélas : j'ai fait l'objet d'une invitation chez une personne amie).

Je ne cacherai pas que ma préférence va très nettement en faveur de ce deuxième type de solution (ne pas du tout évoquer le genre des personnes, plutôt qu'énumérer les possibilités), et plus bas je vais essayer de proposer des façons de tendre à ça en français. Ce n'est pas uniquement pour éviter d'écarter les personnes non-binaires ou de genrer les robots, que par conviction que l'idéal vers lequel on doit tendre est une langue qui soit totalement débarrassée de ces marqueurs complètement inopportuns : dans le monde imaginaire de la satire de Hofstadter liée ci-dessus, on sent clairement que la solution n'est pas de dire whe or ble à chaque fois.

En anglais le système d'écriture inclusive à la fois le plus répandu et le plus naturel consiste à utiliser they comme pronom singulier animé épicène, évitant ainsi le he ou she (ou même he or she qui serait une solution du premier type) : cet usage est attesté depuis belle lurette, et même si dans quelques cas cela peut causer une confusion avec le they pluriel, l'anglais se tire très bien de ne pas distinguer le you singulier et pluriel (éventuellement on pourra recourir à un they all, comme you all, pour insister sur le pluriel), et beaucoup de langues ne font pas du tout de distinction singulier/pluriel et vivent très bien comme ça. Beaucoup d'autres cas de mots inutilement genrés en anglais se résolvent assez bien en remplaçant le suffixe -man par -person. Bref, la situation en anglais n'est pas trop problématique, et j'adhère tout à fait à cette façon de procéder.

Le français est un autre sac de nœuds. Question pronoms, d'aucuns (d'aucun·e·s ?) ont imaginé un iel qui se veut inclusif. Pourquoi pas ? Un néologisme pronominal peut marcher : j'aime bien le fait, par exemple, que les suédois ont introduit le pronom hen pour faire référence à une personne sans référence à son sexe (et qui complète harmonieusement la série des pronoms suédois, à savoir han pour un homme, hon pour une femme, den pour une chose de genre grammatical non-neutre et det pour une chose de genre grammatical neutre). Mais l'emmerdement du français ne s'arrête pas aux pronoms.

Le terme écriture inclusive a tendance à désigner, en français, en cristallisant l'opposition sur elle, une technique particulière d'écriture inclusive, dont une caractéristique notable est l'utilisation du point médian (p.ex. : les enseignant·e·s sont fatigué·e·s). Un reproche qu'on peut faire à ce système est qu'on ne sait pas comment le lire à haute voix : autant je suis fatigué·e ne pose pas de problème, ça se lit /ʒə sɥi fatige/ (j'avais naguère proposé d'écrire plutôt je suis fatiguéə pour ce cas de figure), autant je suis enseignant·e, je ne sais pas prononcer ça autrement qu'en disant enseignant ou enseignante, et alors, autant écrire ça en toutes lettres dans tout contexte où le nombre de caractères n'est pas extrêmement problématique. Mais même alors, on reste dans le cadre binaire « homme ou femme » qu'il me semblerait préférable d'éviter comme le « blanc ou noir » de la satire de Hofstadter.

Je voudrais donc proposer une autre piste pour l'écriture inclusive en français, mais avant de l'évoquer il faut que je revienne sur le rapport entre le genre comme catégorie grammaticale et le genre sémantique que j'avais déjà évoqué ici au passage [chercher les mots l'accord en genre].

Tous les noms en français appartiennent à l'une ou l'autre de deux catégories, caractérisée par le fait qu'on utilise les articles un/le ou une/la. Ces catégories grammaticales s'appellent traditionnellement le masculin et le féminin, mais cela aidera à l'explication que je veux faire, qui consiste justement à distinguer ces catégories grammaticales du genre sémantique, si je les appelle plutôt la catégorie truc et la catégorie chose respectivement (comme on dit un truc, c'est que truc est de catégorie truc, et comme on dit une chose, c'est que chose est de catégorie chose). Donc : un nom-truc c'est un nom qui utilise les articles un/le tandis qu'un nom-chose c'est un nom qui utilise les articles une/la. Ces deux catégories grammaticales, truc et chose, impliquent des règles d'accord : par exemple on dit ce truc est idiot mais cette chose est idiote (grosso modo, les adjectifs se rapportant à des noms de catégorie chose prennent un -e à la fin) ; de même, on reprend les noms-trucs par le pronom il et les noms-choses par le pronom elle. Si ces catégories grammaticales n'avaient aucun rapport avec le genre des individus elles ne poseraient aucun problème vis-à-vis de l'écriture inclusive (qui concerne les personnes humaines et pas les trucs et les choses).

Ce que je voudrais donc suggérer, c'est de faire évoluer le français au minimum pour casser l'association entre ces deux catégories grammaticales (truc et chose) et l'idée de masculin et de féminin. Idéalement, on voudrait complètement oublier la connexion, et que truc ne soit pas plus lié au masculin qu'au féminin, pas plus que chose. Il ne s'agit évidemment pas de réformer le français en profondeur, ce serait impossible, donc on dirait toujours un fauteuil et une chaise, mais ce seraient juste un bit d'information complètement arbitraire (truc ou chose ?) associé au nom, rien à voir avec les hommes et les femmes.

Ce serait d'ailleurs bien, au passage, si ça pouvait éviter que les petits enfants s'imaginent que la grenouille est la femelle du crapaud sous prétexte que grenouille est de catégorie chose alors que crapaud est de catégorie truc.

Demandons-nous, donc, quelles sont les raisons qui nous font penser que la catégorie truc a un rapport avec le masculin et la catégorie chose avec le féminin. (Ce sont donc, de mon point de vue, des sources de problèmes.) J'en vois essentiellement deux :

  • De nombreux noms communs faisant référence à des individus existent sous forme de doublets, le nom de catégorie truc se référant spécifiquement à la personne de genre masculin, et le nom de catégorie chose se référant spécifiquement à la personne de genre féminin.

    Je ne veux pas tellement parler de homme/femme, où effectivement homme est truc et femme est chose, parce que pour ces mots-là on peut penser que le but est spécifiquement d'indiquer le genre de l'individu, ce qui est légitime si c'est voulu. Je pense plutôt à des « quasi-adjectifs » venant donc par paires, comme vendeur/vendeuse, le genre de distinction complètement bidon où le français juge indispensable de spécifier le genre de la personne qui vend même si ça n'a aucune espèce d'importance. Ce sont des noms inutilement genrés : on ne dispose pas de moyen simple en français (et c'est profondément absurde et regrettable) de désigner une personne dont le métier est de pratiquer la vente : on dispose uniquement de deux mots, l'un désignant une personne catégorisée comme homme dont le métier est de pratiquer la vente et l'autre désignant une personne catégorisée comme femme dont le métier est de pratiquer la vente.

    Et en fait, le problème se pose quasiment pour chaque mot désignant une personne (par son métier, fonction, titre, ce genre de choses) : si le mot est plutôt ressenti comme adjectif substantivé (étudiant/étudiante) ou quelque chose qui y ressemble (président/présidente), l'accord truc de l'adjectif fait référence à un homme et l'accord chose fait référence à une femme (conformément au point ci-dessous) ; mais même si le mot était potentiellement épicène (p.ex., artiste, juge), il a été genré par les gens qui voulaient féminiser les noms de métiers (intention louable mais qui a conduit à empirer le problème qu'il n'y a pas de moyen simple de dire la chose qu'on veut vraiment dire, c'est-à-dire personne exerçant le métier X sans indication de son genre). En fait, il me semble que les seuls noms communs désignant des personnes qui ont réussi à rester épicènes en français sont de catégorie chose : une sentinelle, une vigie — ça doit se compter sur les doigts d'une main — plus des désignants extrêmement vagues comme un individu, un être [humain] et évidemment une personne sur quoi je vais revenir.

    (Il faut noter ici un fort constraste avec les noms d'animaux : tout le monde est d'accord sur le fait que un dauphin et une baleine font référence à un animal de l'espèce en question sans aucune indication quant à son sexe. Il y a bien quelques cas où on a créé un nom pour un sexe particulier, comme une chatte ou une chienne, qui désignent spécifiquement la femelle, voire une crapaude, alors que un chat, un chien, un crapaud sont épicènes, et des cas où on a à la fois une façon de désigner l'individu de sexe masculin, l'individu de sexe féminin, et un individu quelconque, p.ex., un bélier et une brebis sont des instances particulières de un mouton. Mais ce qui est l'exception pour l'animal est la règle pour l'être humain.)

  • Quelques cas d'accord qui se font sans aucun nom commun qui expliquerait la catégorie chose ou truc. Notamment :

    • l'accord d'un adjectif avec un nom propre désignant une personne (David est idiot, Alexandra est intelligente) ;
    • l'accord d'un adjectif avec un pronom de la première ou deuxième personne se référant à une personne humaine (je suis laid si c'est un homme qui parle, tu est intelligente si je parle à une femme) ;
    • la reprise d'un nom propre, ou d'une personne non nommée, par un pronom de la troisième personne (David a publié une entrée dans son blog et il a écrit des conneries, Alexandra est venue, elle a vu, elle a vaincu).

    Dans ces différents cas, on choisit d'utiliser les règles d'accord comme avec les noms communs la catégorie truc ou chose selon que la personne à laquelle on se réfère est catégorisée comme homme ou comme femme, pourtant, il n'y a pas de nom commun de catégorie truc ou chose qui explique ce choix.

    (Il faut noter ici qu'on est un peu en difficulté quand il ne s'agit pas d'une personne, même s'il est assez rare d'arriver à cette situation sans nom commun auquel se raccrocher pour déterminer le genre : doit-on écrire Paris est beau ou Paris est belle ? La seconde solution se justifie par le nom commun implicite ville, de catégorie chose, mais je pense que certains préféreront la première, comme si Paris avait une nature-truc un peu cachée, alors qu'on dira plus volontiers Rome est belle, comme si Rome avait une nature-chose. Si je vois un anoure devant moi, je vais peut-être dire tu es mignon ou tu es mignonne, trahissant le fait que je l'ai mentalement classifié comme crapaud ou grenouille alors que je n'ai aucune idée ni de ce que cette distinction signifie, ni de comment la reconnaître, ni encore moins de comment identifier le sexe de l'individu : c'est purement arbitraire.)

Si on réussit à casser les deux liens que je viens d'évoquer entre la catégorie grammaticale truc/chose et le genre masculin/féminin, on peut réussir à rendre le français véritablement indifférent au genre. Il ne s'agit pas d'une évolution radicale tant qu'on ne casse pas la catégorisation grammaticale truc/chose à laquelle le français tient (et les règles d'accord qui vont avec).

Le but vers lequel je voudrais tendre, en me fondant sur l'observation que le mot très utile personne est de catégorie chose, serait d'associer simplement la catégorie chose à toutes les personnes. Donc idéalement, tendre vers un état où on dirait David est idiote, elle écrit des bêtises sur son blog, parce que David est une personne idiote et qu'elle (cette personne) écrit des bêtises sur son blog, et bien sûr David est une blogueuse, parce que c'est une personne blogueuse. (Et si on veut vraiment spécifier le genre, on peut dire David est une blogueuse masculine parce que c'est une personne blogueuse de genre masculin, ou une blogueuse homme ou un homme blogueur, dans ce dernier cas blogueur est un adjectif qui se rapporte au nom homme qui est de catégorie truc, donc s'accorde comme truc.)

Pourquoi s'aligner sur la catégorie chose plutôt que la catégorie truc ? C'est arbitraire, mais le mot personne (plutôt que humain ou individu, qui sont de catégorie truc) est effectivement ce qui me vient le plus naturellement quand je cherche à tourner des phrases épicènes. Et cela obligerait, tant que le lien entre la catégorie grammaticale et le genre n'est pas rompue dans les esprits, à éviter de cacher les femmes derrière les hommes, ce qui est plutôt la tendance que le contraire. En outre, la toute petite poignée de noms de métiers ou fonction qui ont réussi à rester épicènes (une sentinelle) sont de catégorie chose. Bref, si on doit faire un choix, il me semble mieux que ce soit systématiquement elle (et l'accord-chose) qui fasse référence aux personnes.

Maintenant, il est vrai qu'en l'état, des phrases comme David est idiote surprennent notre oreille. Pourtant, elles sont assez conformes à la logique de la langue : comme je le suggérais plus haut, si certains ont tendance à dire Paris est beau et Rome est belle en attribuant à Paris et Rome des catégories grammaticales arbitraires, d'autres préfèrent Paris est belle et Rome est belle comme avec n'importe quelle autre ville parce que une ville est de catégorie chose donc on accord belle comme avec les noms de catégorie chose : suivant la même logique, David est idiote (c'est une personne) se défend tout à fait dès qu'on ne veut plus systématiquement obliger les gens à entrer dans des petites cases binaires. En rédigeant des maths on a d'ailleurs l'habitude de ce phénomène : je peux écrire φ est injectif en pensant que φ est un morphisme, ou φ est injective en pensant que φ est une application.

Mais en tout état de cause, on peut rendre les phrases en question plus acceptables pour l'oreille, du moins celles qui dérangent le plus, en saupoudrant le mot personne çà et là : David est une personne idiote (ou la personne David est idiote), ce qui permet de reprendre par elle sans choquer l'oreille. De même les personnes enseignantes sont fatiguées, etc. Certes, parfois c'est un peu désagréablement lourd (je suis une personne idiote pour dire je suis idiot·e ; la personne auteure de ce livre pour l'auteur·e de ce livre ; et je suis personne invitée chez une personne amie), mais rien de catastrophique il me semble. (Je note au passage qu'on peut vouloir préférer la personne lectrice de ce livre à la personne lisant ce livre comme préparant le passage à l'étape où la lectrice de ce livre, sous-entendant personne, n'apporterait plus aucune information quant au genre de la personne en question.)

Bref, il me semble que même si le point médian a l'incomparable avantage de donner des boutons aux vieux grincheux réacs, ce qui est toujours un but louable, l'utilisation du mot personne pour rendre inclusives les formulations est préférable parce que, suffisamment largement adoptée, elle conduirait à la déconnexion de la catégorisation grammaticale truc/chose avec le genre masculin/féminin des personnes, et donc à éviter de ranger les gens dans des cases binaires, et à faire évoluer le français dans un sens réellement moins genré.

Maintenant, avant de me mettre vraiment à remplacer dans mes mails les formules comme chers étudiants (qui pose problème, j'en conviens tout à fait) par chères personnes étudiantes (en attendant le jour glorieux que j'appelle de mes vœux où chères étudiantes fera référence à toute personne qui étudie sans rien dire sur son genre, mais ce qu'il n'est pas possible de supposer à ce stade sous peine de risquer une regrettable confusion), et pour éviter chères étudiantes et chers étudiants (entretenant la distinction binaire inutile), fût-ce abrégé en cher·e·s étudiant·e·s (ou cherəs étudiantəs ou que sais-je encore), je me dois d'exposer au moins un petit peu mes motivations et d'écouter d'éventuels avis : c'est donc l'objet de ce billet. Que les personnes qui me lisent n'hésitent pas à donner un avis si elles ont à proposer d'autres façons de rédiger le français sans faire de supposition quant au genre des personnes évoquées.

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