M'étant suffisamment énervé sur Twitter au sujet du pass sanitaire, je voudrais me calmer les nerfs en écrivant un billet de blog sur un sujet qui ne peut qu'apporter la paix et la concorde dans les foyers — en évoquant l'écriture inclusive.
De façon générale, l'écriture inclusive est une façon d'écrire une langue donnée (et qui pose plus ou moins de difficulté selon la langue en question) qui cherche à accomplir quelque chose comme les buts suivants :
- ne pas faire de présupposé sur le genre ni du locuteur, ni de la personne adressée, ni d'une tierce personne dont il serait question,
- éviter de propager des présupposés sur le genre des personnes en question, voire lutter contre des préjugés déjà installés (par exemple en attirant l'attention sur le fait qu'une personne pratiquant tel ou tel métier peut être une femme comme un homme).
Certaines langues ne posent aucun problème, au moins pour ce qui
est du premier point, parce qu'elles n'encodent aucune information de
genre sauf dans des mots optionnels servant explicitement et
expressément à donner cette information. (Et je ne cacherai pas que
c'est la situation que je préfère.) À l'extrême inverse, on a des
langues dans lesquelles on ne peut essentiellement rien dire, même des
énoncés aussi simples que je mange
ou tu marches
ou cette personne a des yeux noirs
sans donner au passage
l'information de si la personne dont on parle est catégorisée comme
« homme » ou comme « femme ». J'espère ne pas dire des bêtises (on me
corrigera le cas échéant, ou on me donnera de meilleurs exemples),
mais il me semble que le hongrois ou le japonais sont à peu près
idéales dans le sens de non divulgation inutile d'informations de
genre ; tandis que l'hébreu doit être assez loin dans l'extrême
inverse. L'anglais est dans une situation relativement modérée, le
problème venant principalement des pronoms
genrés he
et she
: il y a
bien des noms communs genrés (comme policeman
)
mais au moins cette langue n'éprouve pas le besoin de genrer qui que
ce soit dans une phrase comme I was invited by a
friend
, tandis que le français souffre d'une propension beaucoup
plus aiguë à tout genrer (j'ai été invité chez un ami
? j'ai
été invitée chez un ami
? j'ai été invité chez une
amie
? j'ai été invitée chez une amie
?). Je vais revenir
ci-dessous sur la question du fait que le français attribue un genre
grammatical à tous les noms communs, même inanimés (le
fauteuil, la chaise), et la nécessité de démêler ce phénomène
de catégorisation grammaticale arbitraire de la manière dont les
individus sont souvent obligatoirement genrés par des énoncés à leur
sujet.
L'absurdité de cette révélation forcée d'information de genre est
mise en lumière de façon extrêmement frappante, je trouve,
dans cet essai satirique par
Douglas Hofstadter, que je recommande de lire avec attention parce
qu'il est (je trouve) absolument génial et contient énormément de
références amusantes (comme le titre Person
Paper
, qu'il faut comprendre
comme White
Paper
). Il imagine un monde parallèle où le langage
obligerait à catégoriser les personnes non pas selon leur genre mais
selon la couleur de leur peau : l'auteur imaginaire, avec beaucoup de
mauvaise foi, défend l'idée que toutes sortes de ces pratiques
linguistiques ne sont pas du tout racistes, mais simplement
historiques (comme le fait de dire policewhite
pour n'importe quelle personne travaillant dans la police, et plus
généralement de dire white
là où dans notre
univers on dit man
), puisque maintenant il est
fermement acquis, dixit, que blancs et noirs sont égaux (et
dans une jolie mise en abyme, évoque ce que serait la situation d'une
langue où les personnes seraient catégorisées par leur genre).
Personnellement, ce texte a fait beaucoup plus pour me convaincre de
la pertinence de la recherche d'une forme d'écriture d'inclusive que
n'importe quelle injonction moralisatrice (et je crois que c'est
depuis que je l'ai lu que j'ai adopté le they
singulier en anglais, cf. ci-dessous).
Obliger à genrer les individus pour un énoncé qui n'a rien à voir n'est pas juste problématique par le fait qu'on ne veut pas forcément révéler cette information qui dans l'immense majorité des cas est complètement sans intérêt : il existe aussi des situations où ce n'est pas du tout évident ou véritablement indésirable. Les personnes non-binaires sont pour ainsi dire sommées de choisir une catégorie qui ne leur convient pas. Une histoire qui serait racontée par un robot ou un message affiché par un ordinateur pourra dans certains cas (selon l'énoncé ou la langue) avoir à catégoriser ces machines comme masculines ou féminines, ce qui est absurde. Dans un roman policier, le genre de telle ou telle personne au sujet de laquelle est donnée une information est justement quelque chose qu'on peut ne pas vouloir révéler. (J'avais commencé à écrire une histoire dans laquelle je voulais ne pas révéler si le narrateur était un homme ou une femme, et j'ai trouvé ça beaucoup moins difficile en anglais qu'en français, et même en anglais ce n'était pas complètement évident.)
Il est vrai qu'il ne faut pas blâmer le langage pour tout : notre culture fait que nous genrons beaucoup de choses dans nos têtes souvent sans nous en rendre compte. Le film de Pixar de 2006, Wall·e (dont le titre évoque, complètement accidentellement mais fort opportunément, un système d'écriture inclusive en français !) l'a par exemple montré de façon frappante par le fait qu'énormément de gens, moi compris, ont spontanément interprété Wall·e comme un personnage masculin et Eve comme un personnage féminin, alors que d'une part ce sont des robots donc ça ne veut rien dire du tout, et même si on veut leur attribuer un genre binaire, il n'y a rien d'explicite dans la film qui soutienne plus l'une des quatre combinaisons imaginables que les autres (j'ai vaguement le souvenir d'avoir lu quelque part — mais je ne retrouve plus où — que les animateurs de Pixar avaient exprès utilisé pour Wall·e toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages d'animation féminins et pour Eve toutes sortes de caractéristiques normalement attribuées aux personnages masculins, mais apparemment ça n'a pas suffi pour retourner nos attentes). D'autres exemples sont fournis par des devinettes du genre :
A boy and his father are involved in a car accident. The father
dies on the spot. The boy is rushed to the hospital. The surgeon
arrives and, upon seeing the patient's face, exclaims I can't
operate: he's my son!
How is this possible?
Quand on propose cette petite « énigme », beaucoup de gens ont
tendance à chercher des explications du style l'enfant a été
adopté
avant la solution la plus évidente qui est que c'est la
mère de l'enfant qui est chirurgienne (et il est difficile de poser
l'énigme en français, du coup, parce que ça impliquerait une façon de
raconter l'histoire sans genrer et sans attirer non plus l'attention
sur le fait qu'on ne le fait pas). Mais je soupçonne que le langage
empire les préjugés déjà forts, et que si on pose cette énigme, en
anglais, à des francophones, ils seront plus souvent perplexes parce
qu'ils auront mentalement traduit the surgeon
en le
chirurgien
, et que sur ce point précis l'hypothèse de Sapir-Whorf
a du juste.
La recherche d'un système d'écriture inclusive est tendue entre deux objectifs légèrement contradictoires : ne pas genrer inutilement les personnes (ne pas donner ou suggérer d'information inutile), d'une part, et rappeler les possibilités moins évidentes à l'esprit (rappeler qu'une personne exerçant la chirurgie peut tout à fait être une femme), de l'autre. Le premier objectif suggérera plutôt de rechercher des formulations épicènes, i.e., non-genrées, tandis que le second suggérera plutôt de rechercher à expliciter le genre féminin à côté du masculin. La tension entre ces deux objectifs peut conduire à des choix assez différents, et je vais y revenir. Néanmoins, le point commun essentiel demeure d'éviter d'exclure d'emblée une bonne moitié des personnes impliquées ou de mettre ça derrière un cache-misère de « genre par défaut ».
Il y a donc plusieurs techniques possibles d'écriture inclusive,
plus ou moins utilisables ou élégantes selon la langue concernée. On
doit à peu près toujours pouvoir mettre des ou
entre des
signifiants des différents genres : ce n'est pas forcément très
élégant (j'ai été invité ou invitée chez un ami ou une amie
) ;
différentes techniques peuvent ensuite être proposées pour factoriser
ces énoncés un peu lourdes (j'ai été invité·e chez un·e ami·e
:
noter que si la première partie se lit très bien à haute voix, la
seconde est moins claire ; on peut aussi s'interroger sur le fait que
ça recouvre bien les quatre énoncés possibles et pas les deux où le
genre de la personne qui parle est le même que celui de la personne
qui invite : peut-être vaudrait-il mieux écrire j'ai été invité·e
chez un·′e ami·′e
ou j'ai été invité·₁e chez un·₂e ami·₂e
comme en maths on peut distinguer ±x±y
,
qui désigne x+y ou −x−y,
de ±x±′y
ou ±₁x±₂y
, qui désigne l'un des quatre
entre x+y ou x−y ou
−x+y ou −x−y). Ou alors
on peut chercher des formulations épicènes (pas forcément moins
lourdes hélas : j'ai fait l'objet d'une invitation chez une
personne amie
).
Je ne cacherai pas que ma préférence va très nettement en faveur de
ce deuxième type de solution (ne pas du tout évoquer le genre des
personnes, plutôt qu'énumérer les possibilités), et plus bas je vais
essayer de proposer des façons de tendre à ça en français. Ce n'est
pas uniquement pour éviter d'écarter les personnes non-binaires ou de
genrer les robots, que par conviction que l'idéal vers lequel on doit
tendre est une langue qui soit totalement débarrassée de ces marqueurs
complètement inopportuns : dans le monde imaginaire de la satire de
Hofstadter liée ci-dessus, on sent clairement que la solution n'est
pas de dire whe or ble
à chaque fois.
En anglais le système d'écriture inclusive à la fois le plus
répandu et le plus naturel consiste à
utiliser they
comme pronom singulier animé
épicène, évitant ainsi le he
ou she
(ou même he or she
qui serait une solution du premier type) : cet usage est attesté
depuis belle lurette, et même si dans quelques cas cela peut causer
une confusion avec le they
pluriel, l'anglais se
tire très bien de ne pas distinguer le you
singulier et pluriel (éventuellement on pourra recourir à
un they all
, comme you all
,
pour insister sur le pluriel), et beaucoup de langues ne font pas du
tout de distinction singulier/pluriel et vivent très bien comme ça.
Beaucoup d'autres cas de mots inutilement genrés en anglais se
résolvent assez bien en remplaçant le suffixe -man par -person. Bref,
la situation en anglais n'est pas trop problématique, et j'adhère tout
à fait à cette façon de procéder.
Le français est un autre sac de nœuds. Question pronoms, d'aucuns
(d'aucun·e·s
?) ont imaginé un iel
qui se veut inclusif.
Pourquoi pas ? Un néologisme pronominal peut marcher : j'aime bien le
fait, par exemple, que les suédois ont introduit le
pronom hen
pour faire référence à une personne
sans référence à son sexe (et qui complète harmonieusement la série
des pronoms suédois, à savoir han
pour un
homme, hon
pour une
femme, den
pour une chose de genre grammatical
non-neutre et det
pour une chose de genre
grammatical neutre). Mais l'emmerdement du français ne s'arrête pas
aux pronoms.
Le terme écriture inclusive
a tendance à désigner, en
français, en cristallisant l'opposition sur elle, une technique
particulière d'écriture inclusive, dont une caractéristique notable
est l'utilisation du point médian (p.ex. : les enseignant·e·s sont
fatigué·e·s
). Un reproche qu'on peut faire à ce système est qu'on
ne sait pas comment le lire à haute voix : autant je suis
fatigué·e
ne pose pas de problème, ça se lit /ʒə sɥi fatige/
(j'avais naguère proposé d'écrire plutôt je suis fatiguéə
pour
ce cas de figure), autant je suis enseignant·e
, je ne sais pas
prononcer ça autrement qu'en disant enseignant ou enseignante
,
et alors, autant écrire ça en toutes lettres dans tout contexte où le
nombre de caractères n'est pas extrêmement problématique. Mais même
alors, on reste dans le cadre binaire « homme ou femme » qu'il me
semblerait préférable d'éviter comme le « blanc ou noir » de la satire
de Hofstadter.
Je voudrais donc proposer une autre piste pour l'écriture inclusive
en français, mais avant de l'évoquer il faut que je revienne sur le
rapport entre le genre comme catégorie grammaticale et le
genre sémantique que j'avais
déjà évoqué ici au passage
[chercher les mots l'accord en genre
].
Tous les noms en français appartiennent à l'une ou l'autre de deux
catégories, caractérisée par le fait qu'on utilise les
articles un
/le
ou une
/la
. Ces catégories
grammaticales s'appellent traditionnellement le masculin
et
le féminin
, mais cela aidera à l'explication que je veux faire,
qui consiste justement à distinguer ces catégories grammaticales du
genre sémantique, si je les appelle plutôt la catégorie truc
et
la catégorie chose
respectivement (comme on dit un truc
,
c'est que truc
est de catégorie truc, et comme on dit une
chose
, c'est que chose
est de catégorie chose). Donc : un
nom-truc c'est un nom qui utilise les articles un
/le
tandis qu'un nom-chose c'est un nom qui utilise les
articles une
/la
. Ces deux catégories grammaticales,
truc et chose, impliquent des règles d'accord : par exemple on
dit ce truc est idiot
mais cette chose est idiote
(grosso modo, les adjectifs se rapportant à des noms de catégorie
chose prennent un -e à la fin) ; de même, on reprend les noms-trucs
par le pronom il
et les noms-choses par le
pronom elle
. Si ces catégories grammaticales n'avaient
aucun rapport avec le genre des individus elles ne poseraient aucun
problème vis-à-vis de l'écriture inclusive (qui concerne les
personnes humaines et pas les trucs et les choses).
Ce que je voudrais donc suggérer, c'est de faire évoluer le
français au minimum pour casser l'association entre ces deux
catégories grammaticales (truc et chose) et l'idée de masculin et de
féminin. Idéalement, on voudrait complètement oublier la connexion,
et que truc
ne soit pas plus lié au masculin qu'au féminin, pas
plus que chose
. Il ne s'agit évidemment pas de réformer le
français en profondeur, ce serait impossible, donc on dirait
toujours un fauteuil
et une chaise
, mais ce seraient
juste un bit d'information complètement arbitraire (truc ou
chose ?
) associé au nom, rien à voir avec les hommes et les
femmes.
Ce serait d'ailleurs bien, au passage, si ça pouvait éviter que les
petits enfants s'imaginent que la grenouille est la femelle du crapaud
sous prétexte que grenouille
est de catégorie chose alors
que crapaud
est de catégorie truc.
Demandons-nous, donc, quelles sont les raisons qui nous font penser que la catégorie truc a un rapport avec le masculin et la catégorie chose avec le féminin. (Ce sont donc, de mon point de vue, des sources de problèmes.) J'en vois essentiellement deux :
-
De nombreux noms communs faisant référence à des individus existent sous forme de doublets, le nom de catégorie truc se référant spécifiquement à la personne de genre masculin, et le nom de catégorie chose se référant spécifiquement à la personne de genre féminin.
Je ne veux pas tellement parler de
homme
/femme
, où effectivementhomme
est truc etfemme
est chose, parce que pour ces mots-là on peut penser que le but est spécifiquement d'indiquer le genre de l'individu, ce qui est légitime si c'est voulu. Je pense plutôt à des « quasi-adjectifs » venant donc par paires, commevendeur
/vendeuse
, le genre de distinction complètement bidon où le français juge indispensable de spécifier le genre de la personne qui vend même si ça n'a aucune espèce d'importance. Ce sont des noms inutilement genrés : on ne dispose pas de moyen simple en français (et c'est profondément absurde et regrettable) de désigner une personne dont le métier est de pratiquer la vente : on dispose uniquement de deux mots, l'un désignant une personne catégorisée comme homme dont le métier est de pratiquer la vente et l'autre désignant une personne catégorisée comme femme dont le métier est de pratiquer la vente.Et en fait, le problème se pose quasiment pour chaque mot désignant une personne (par son métier, fonction, titre, ce genre de choses) : si le mot est plutôt ressenti comme adjectif substantivé (
étudiant
/étudiante
) ou quelque chose qui y ressemble (président
/présidente
), l'accord truc de l'adjectif fait référence à un homme et l'accord chose fait référence à une femme (conformément au point ci-dessous) ; mais même si le mot était potentiellement épicène (p.ex.,artiste
,juge
), il a été genré par les gens qui voulaient féminiser les noms de métiers (intention louable mais qui a conduit à empirer le problème qu'il n'y a pas de moyen simple de dire la chose qu'on veut vraiment dire, c'est-à-direpersonne exerçant le métier X sans indication de son genre
). En fait, il me semble que les seuls noms communs désignant des personnes qui ont réussi à rester épicènes en français sont de catégorie chose :une sentinelle
,une vigie
— ça doit se compter sur les doigts d'une main — plus des désignants extrêmement vagues commeun individu
,un être [humain]
et évidemmentune personne
sur quoi je vais revenir.(Il faut noter ici un fort constraste avec les noms d'animaux : tout le monde est d'accord sur le fait que
un dauphin
etune baleine
font référence à un animal de l'espèce en question sans aucune indication quant à son sexe. Il y a bien quelques cas où on a créé un nom pour un sexe particulier, commeune chatte
ouune chienne
, qui désignent spécifiquement la femelle, voireune crapaude
, alors queun chat
,un chien
,un crapaud
sont épicènes, et des cas où on a à la fois une façon de désigner l'individu de sexe masculin, l'individu de sexe féminin, et un individu quelconque, p.ex.,un bélier
etune brebis
sont des instances particulières deun mouton
. Mais ce qui est l'exception pour l'animal est la règle pour l'être humain.) -
Quelques cas d'accord qui se font sans aucun nom commun qui expliquerait la catégorie chose ou truc. Notamment :
- l'accord d'un adjectif avec un nom propre désignant une
personne (
David est idiot
,Alexandra est intelligente
) ; - l'accord d'un adjectif avec un pronom de la première ou deuxième
personne se référant à une personne humaine (
je suis laid
si c'est un homme qui parle,tu est intelligente
si je parle à une femme) ; - la reprise d'un nom propre, ou d'une personne non nommée, par un
pronom de la troisième personne (
David a publié une entrée dans son blog et il a écrit des conneries
,Alexandra est venue, elle a vu, elle a vaincu
).
Dans ces différents cas, on choisit d'utiliser les règles d'accord comme avec les noms communs la catégorie truc ou chose selon que la personne à laquelle on se réfère est catégorisée comme homme ou comme femme, pourtant, il n'y a pas de nom commun de catégorie truc ou chose qui explique ce choix.
(Il faut noter ici qu'on est un peu en difficulté quand il ne s'agit pas d'une personne, même s'il est assez rare d'arriver à cette situation sans nom commun auquel se raccrocher pour déterminer le genre : doit-on écrire
Paris est beau
ouParis est belle
? La seconde solution se justifie par le nom commun impliciteville
, de catégorie chose, mais je pense que certains préféreront la première, comme siParis
avait une nature-truc un peu cachée, alors qu'on dira plus volontiersRome est belle
, comme siRome
avait une nature-chose. Si je vois un anoure devant moi, je vais peut-être diretu es mignon
outu es mignonne
, trahissant le fait que je l'ai mentalement classifié comme crapaud ou grenouille alors que je n'ai aucune idée ni de ce que cette distinction signifie, ni de comment la reconnaître, ni encore moins de comment identifier le sexe de l'individu : c'est purement arbitraire.) - l'accord d'un adjectif avec un nom propre désignant une
personne (
Si on réussit à casser les deux liens que je viens d'évoquer entre la catégorie grammaticale truc/chose et le genre masculin/féminin, on peut réussir à rendre le français véritablement indifférent au genre. Il ne s'agit pas d'une évolution radicale tant qu'on ne casse pas la catégorisation grammaticale truc/chose à laquelle le français tient (et les règles d'accord qui vont avec).
Le but vers lequel je voudrais tendre, en me fondant sur
l'observation que le mot très utile personne
est de catégorie
chose, serait d'associer simplement la catégorie chose à toutes
les personnes. Donc idéalement, tendre vers un état où on
dirait David est idiote, elle écrit des bêtises sur son blog
,
parce que David est une personne idiote et qu'elle (cette personne)
écrit des bêtises sur son blog, et bien sûr David est une
blogueuse
, parce que c'est une personne blogueuse. (Et si
on veut vraiment spécifier le genre, on peut dire David
est une blogueuse masculine
parce que c'est une personne blogueuse
de genre masculin, ou une blogueuse homme
ou un homme
blogueur
, dans ce dernier cas blogueur
est un adjectif qui
se rapporte au nom homme
qui est de catégorie truc, donc
s'accorde comme truc.)
Pourquoi s'aligner sur la catégorie chose plutôt que la catégorie
truc ? C'est arbitraire, mais le mot personne
(plutôt
que humain
ou individu
, qui sont de catégorie truc) est
effectivement ce qui me vient le plus naturellement quand je cherche à
tourner des phrases épicènes. Et cela obligerait, tant que le lien
entre la catégorie grammaticale et le genre n'est pas rompue dans les
esprits, à éviter de cacher les femmes derrière les hommes, ce qui est
plutôt la tendance que le contraire. En outre, la toute petite
poignée de noms de métiers ou fonction qui ont réussi à rester
épicènes (une sentinelle
) sont de catégorie chose. Bref, si on
doit faire un choix, il me semble mieux que ce soit
systématiquement elle
(et l'accord-chose) qui fasse référence
aux personnes.
Maintenant, il est vrai qu'en l'état, des phrases comme David
est idiote
surprennent notre oreille. Pourtant, elles sont assez
conformes à la logique de la langue : comme je le suggérais plus haut,
si certains ont tendance à dire Paris est beau
et Rome est
belle
en attribuant à Paris et Rome des catégories grammaticales
arbitraires, d'autres préfèrent Paris est belle
et Rome est
belle
comme avec n'importe quelle autre ville parce que une
ville
est de catégorie chose donc on accord belle
comme
avec les noms de catégorie chose : suivant la même logique, David
est idiote
(c'est une personne) se défend tout à fait dès
qu'on ne veut plus systématiquement obliger les gens à entrer dans des
petites cases binaires. En rédigeant des maths on a d'ailleurs
l'habitude de ce phénomène : je peux écrire φ est
injectif
en pensant que φ est un morphisme,
ou φ est injective
en pensant que φ est
une application.
Mais en tout état de cause, on peut rendre les phrases en question
plus acceptables pour l'oreille, du moins celles qui dérangent le
plus, en saupoudrant le mot personne
çà et là : David est
une personne idiote
(ou la personne David est idiote
), ce
qui permet de reprendre par elle
sans choquer l'oreille. De
même les personnes enseignantes sont fatiguées
, etc. Certes,
parfois c'est un peu désagréablement lourd (je suis une personne
idiote
pour dire je suis idiot·e
; la personne auteure
de ce livre
pour l'auteur·e de ce livre
; et je suis
personne invitée chez une personne amie
), mais rien de
catastrophique il me semble. (Je note au passage qu'on peut vouloir
préférer la personne lectrice de ce livre
à la personne
lisant ce livre
comme préparant le passage à l'étape où la
lectrice de ce livre
, sous-entendant personne
,
n'apporterait plus aucune information quant au genre de la personne en
question.)
Bref, il me semble que même si le point médian a l'incomparable
avantage
de donner
des boutons aux vieux grincheux réacs, ce qui est toujours un but
louable, l'utilisation du mot personne
pour rendre inclusives
les formulations est préférable parce que, suffisamment largement
adoptée, elle conduirait à la déconnexion de la catégorisation
grammaticale truc/chose avec le genre masculin/féminin des personnes,
et donc à éviter de ranger les gens dans des cases binaires, et à
faire évoluer le français dans un sens réellement moins genré.
Maintenant, avant de me mettre vraiment à remplacer dans mes mails
les formules comme chers étudiants
(qui pose problème, j'en
conviens tout à fait) par chères personnes étudiantes
(en
attendant le jour glorieux que j'appelle de mes vœux où chères
étudiantes
fera référence à toute personne qui étudie sans rien
dire sur son genre, mais ce qu'il n'est pas possible de supposer à ce
stade sous peine de risquer une regrettable confusion), et pour
éviter chères étudiantes et chers étudiants
(entretenant la
distinction binaire inutile), fût-ce abrégé en cher·e·s
étudiant·e·s
(ou cherəs étudiantəs
ou que sais-je encore),
je me dois d'exposer au moins un petit peu mes motivations et
d'écouter d'éventuels avis : c'est donc l'objet de ce billet. Que les
personnes qui me lisent n'hésitent pas à donner un avis si elles ont à
proposer d'autres façons de rédiger le français sans faire de
supposition quant au genre des personnes évoquées.