Aujourd'hui est le 20e anniversaire de ce blog, puisque son premier billet a été publié le (j'avais pris exprès une date facile à retenir). Ça veut dire que mon blog a en gros l'âge de certains de mes élèves, et je ne sais pas très bien quoi faire de cette affirmation. Comme par ailleurs c'est aussi, à un jour près, le 30e anniversaire du World Wide Web, ça signifie que mon blog a aussi les deux tiers de l'âge du Web, autre information que je ne sais pas bien comment prendre. Et j'ai aussi passé environ 42% de ma vie à tenir un blog, ce qui me laisse tout aussi perplexe.
Le cours psychologique du temps est décidément non-linéaire : l'image mentale que j'ai de la décennie 2003–2013, disons (à la fois pour ce qui est des événements de ma vie et de ce que j'ai raconté dans ce blog), est beaucoup plus longue que celle de la décennie 2013–2023. Déjà la seule période 2003–2006, jusqu'à ce que je rencontre le poussinet, période où j'ai écrit je ne sais combien de billets sur mes blues de pédé frustré, me paraît incroyablement plus longue que les trois ans qu'elle a durée en vrai. C'est peut-être parce que mon image mentale du temps sur ce blog est plutôt en nombre d'entrées qu'en nombre de jours.
J'avais écrit un billet décenniversaire en 2013, que je trouve d'ailleurs intéressant de relire, dans lequel j'avais produit des graphes que je refais ci-contre à droite (cliquez pour agrandir) sur 20 ans au lieu de 10. (D'ailleurs, je n'avais stupidement pas pris notes des lignes GnuPlot pour générer un truc à double échelle, comme ça, et j'ai galéré pour les retrouver : à toutes fins utiles, les voici.) La courbe violette (à lire contre l'échelle de gauche) montre le nombre de billets que j'ai écrit en fonction du temps (en abscisse), tandis que la courbe turquoise (contre l'échelle de droite, sans rapport sauf que j'ai synchronisé les deux à l'entrée précédant celle-ci) montre la taille totale cumulée que j'ai écrite (exprimée en unités de 1kic = 1024 caractères[#], mais peu importe). C'est frappant quand on regarde la première courbe que mes billets de blog deviennent de plus en plus rares (j'étais parti sur l'idée d'écrire un billet par jour, au point de produire des excuses quand je n'en écrivais pas, alors que maintenant c'est plutôt un billet par mois), mais, de façon assez étonnante, quand on regarde la seconde courbe on voit que la quantité de texte que j'écris par unité de temps n'a pas tellement changé en vingt ans (2922 caractères par jour en moyenne sur 20 ans), elle a même plutôt accéléré malgré des fluctuations un peu aléatoires (si je compte mes années à partir du premier mai, mon nombre de caractères écrits par jour en moyenne est le suivant : 2003: 4936 ; 2004: 2538 ; 2005: 2718 ; 2006: 1540 ; 2007: 1523 ; 2008: 1416 ; 2009: 2141 ; 2010: 2338 ; 2011: 3938 ; 2012: 2492 ; 2013: 2103 ; 2014: 2864 ; 2015: 4151 ; 2016: 2790 ; 2017: 3345 ; 2018: 5718 ; 2019: 3963 ; 2020: 2619 ; 2021: 2468 ; 2022: 2828).
Bref, j'écris des entrées de plus en plus rares, mais comme elles deviennent aussi plutôt de plus en plus longues, ça compense grosso modo. Ceci traduit aussi le phénomène que je raconte de moins en moins ma vie et de plus en plus mes idées (ou, à défaut d'idées à moi, des idées que j'ai comprises et que je veux réexpliquer).
Ce n'est peut-être pas une bonne façon de blogguer que de pondre des romans entiers une fois tous les jamais, mais je n'ai toujours pas trouvé de façon correcte de « microblogguer » : Twitter (que je mentionnais déjà dans l'entrée écrite il y a dix ans) est tombé dans les mains d'un égocentrique capricieux et erratique[#2], je n'ai pas trouvé de serveur (ni de temps pour monter le mien) permettant de passer à Mastodon, et ce serait compliqué de publier des micro-entrées dans ce blog-ci.
La partie technique comme l'apparence finale de ce blog ont finalement assez peu changé en vingt ans, et ce malgré un déplacement depuis les machines des élèves de l'ENS vers un serveur que je loue moi-même. (Voyez cette capture par The Internet Archive, la première réalisée, en juin 2003.) J'ai commencé en éditant à la main un simple fichier HTML, puis j'ai mis en place un premier système à base de XSLT que j'ai rapidement remplacé par un moteur en C et finalement, en 2010, en Java dont le principal changement depuis 2010 a été la l'interface avec un serveur Tomcat pour donner à chaque entrée une page individuelle au lieu de les collecter mois par mois (mais bon, si j'écris une entrée par mois, ça ne fait guère de différence !) ; j'ai aussi passé l'historique de CVS à Git en 2010 ; mais le format source (un HTML à peine enrichi) que j'édite à la main n'a (malgré un passage au HTML5) quasiment pas changé depuis 2003, et le système de commentaires est un script Perl ignoble conservé dans du formol que je me promets depuis au moins dix ans de fusionner avec le moteur Java.
La manière dont j'écris un billet a tendance à se dérouler selon le scénario suivant : quand j'ai une idée sur laquelle je pourrais écrire, je la note rapidement dans un fichier de brouillon ; plus cette idée me revient à l'esprit et mûrit dans ma tête, plus je suis tenté de m'y mettre jusqu'à ce que, souvent, elle me titille jusque dans mes insomnies. À ce moment-là je me rends compte que la seule façon de me débarrasser de cette idée est de l'expulser par écrit.
J'écris souvent la première moitié du billet en un rien de temps, et ça suffit à peu près à calmer ma volonté de ranter sur ce sujet : l'ennui, c'est qu'il faut conclure. À partir de ce moment-là, je traîne des pieds, j'écris un paragraphe de temps en temps, et de plus en plus lentement, parce que le sujet m'intéresse de moins en moins, mais aussi parce qu'à chaque fois que je veux m'y mettre il faut que je relise ce que j'ai déjà écrit, je ne suis pas content parce que c'est mal organisé, bref, je tourne autour du pot. Parfois l'entrée finit par m'énerver tellement que je ne peux plus la voir et elle va rejoindre le cimetière des billets jamais finis (d'où il est cependant possible qu'elle soit réanimée comme une sorte de zombie, ou qu'elle se réincarne en un autre billet dans laquelle j'injecterai des grands bouts de celui qui semblait ne jamais finir).
Mais parfois je trouve le courage d'aller jusqu'au bout, ou du
moins de décider bon, ça suffit, je publie ça comme c'est, et tant
pis si je n'en suis pas content
(l'entrée précédente est assez
typique de ce point de vue-là).
Toujours est-il qu'une fois le billet publié, je n'ai plus trop envie de penser au sujet (c'est une des raisons pour lesquelles je réagis assez peu aux commentaires) : d'une certaine manière, j'écris pour évacuer une idée de mes pensées, pour la conserver d'une manière qu'elle ne me dérange plus. Bien plus tard je la relirai peut-être, en tout cas je serai content de savoir que j'ai réfléchi à X, que si je veux reprendre mes idées sur X ou simplement recomprendre ce que j'avais compris sur X je peux relire ce que j'ai écrit, mais que je peux aussi ne plus y penser sans craindre d'oublier puisque c'est noté par écrit.
Pour prendre une métaphore informatique (que j'ai déjà dû utiliser plusieurs fois), ce blog est un peu l'espace de swap de mon cerveau. J'écris avant tout pour moi-même, pour me débarrasser de pensées en sachant que ça me permettra de les retrouver plus tard.
Je ne manque absolument pas de sujets sur lesquels ranter. Ma liste de sujets « à traiter » (j'en ai publié de petits bouts à divers moments, et d'ailleurs je trouve intéressant de voir que, finalement, j'ai tordu le cou à une proportion non ridicule des sujets que je m'étais dit que je devrais traiter) a, comme ma boîte mail, un débit « entrant » (i.e., de nouveaux sujets sur lesquels je me dis que je devrais écrire quelque chose) clairement supérieur au débit « sortant » (i.e., de sujets que je peux rayer parce que j'ai dumpé mes idées dans mon blog).
(Bon, bien sûr, j'éprouve aussi un certain besoin de radoter en
redisant différemment — soit parce que je pense pouvoir le dire mieux,
soit simplement parce que j'ai oublié l'existence de la première fois
— quelque chose que j'ai déjà dit. Au rayon du radotage, il y a
notamment ce que je viens d'expliquer aux quelques paragraphes
précédents, qui recoupe pas mal ce
billet ou même celui-ci écrit
en 2003, à l'époque où je tenais
encore ce blog largement en anglais et où on pouvait utiliser le
mot mème
sur Internet dans son sens original et pas dans le
sens d'une image drôle : et en les relisant je me dis que mes
motivations n'ont pas tellement changé.)
Mais dire que j'écris uniquement pour moi-même ne serait pas tout à fait exact non plus. Je tiens un journal de ma vie qui, pour sa part, est vraiment privé et écrit spécifiquement pour moi-même, qui me sert à retrouver quel jour j'ai fait quoi ou comment je me suis sorti de telle ou telle difficulté ; les textes que je publie ici, si je les rends publics, c'est quand même que j'ai un peu l'idée d'être lu par d'autres gens que moi-même.
Il y a certainement une volonté de ma part, comme je l'écrivais
dans le vieux billet lié ci-dessus,
de propager et reproduire mes
mèmes(-au-sens-original-du-mot),
c'est-à-dire d'amener mes lecteurs à partager pas tellement mes idées
que ma façon de me représenter mentalement le monde. Peut-être même
que je devrais parler de spores mentales
pour les 2747
(and counting) billets de ce blog qui germeront
peut-être dans des esprits fertiles et aideront les idées qu'ils
portent à se reproduire de nouveau ailleurs.
Le corps de David Madore ne vivra pas éternellement ; et indépendamment du fait que je suis homo, je n'ai même pas spécialement envie de propager mes gènes, qui ne me semblent pas « me » définir de façon très profonde ou très intéressante. L'immortalité n'est pas impossible, comme je l'ai déjà expliqué, mais je ne vis pas dans une société qui pratique la réincarnation concrète et socialement organisée des Qriqrx dont je parle dans ce billet (lisez-le ! c'est sans doute ce que j'ai écrit de plus important). Malgré toutes mes tentatives pour organiser la préservation de l'information[#3][#4], le système stupide du Web où il faut payer en permanence pour qu'une information reste disponible en ligne fait que mon blog n'a sans doute pas non plus une grande pérennité. Toutes ces choses seront perdues comme des larmes dans la pluie. Donc peut-être ce que je peux faire de mieux pour préserver l'information importante qui « me » définit, c'est-à-dire mes idées, mes mèmes-au-sens-original-du-mot, ma façon de voir le monde, c'est de faire lire autant de rants que possible à autant de gens que possible. Dont acte.
Bon, allez, souhaitez-moi de blogguer encore vingt ans de plus !
[#] Surtout, c'est assez
compliqué de définir ce qu'on compte exactement comme longueur d'un
billet : octets ou caractères Unicode ? En tenant compte des
balises HTML et de leurs attributs, ou pas ? Je ne sais
plus ce que j'avais fait il y a dix ans (les indications sur le graphe
sont légèrement contradictoires). Cette fois, j'ai sommé les
champs length(content::text)
de ma base de données
PostgreSQL, donc c'est, il me semble, le décompte des
caractères Unicode du source du billet, balises HTML (en
fait, une variante maison du HTML avec quelques
namespaces en plus) comprises. Certains billets doivent être plus
riches que d'autres en balises par rapport au texte, notamment les
billets de maths où je dois
taper <var>x</var>
à chaque fois que je veux
parler de x, ou les billets qui ont des illustrations
en SVG non contenues dans un fichier séparé. Mais au
final la disproportion n'est sans doute pas gigantesque.
[#2] Maintenant j'y reste surtout pour l'ambiance de fin du monde, un peu comme Néron regardant Rome brûler (oui, bon, ma métaphore est pourrie parce que ce n'est pas vraiment moi Néron dans l'histoire). Je ne sais pas si ce qui finira par me faire partir est que je n'arriverai plus techniquement à maintenir l'archive publique de mes tweets ou parce qu'il n'y aura plus que des trolls et des néonazis ou parce que la compagnie aura fini par faire banqueroute.
[#3] Je m'assure au minimum que la Wayback Machine de l'Internet Archive est passé sur chaque billet de blog peu après que je l'ai publié (je fais d'ailleurs de même de mes tweets), ou si je fais un changement non-négligeable. Mais je devrais peut-être publier aussi l'historique Git sur GitHub (ou au moins en maintenir une copie chez quelques amis ; je suis juste gêné par le fait que le début de l'historique ne sépare pas bien mes brouillons écrits pour moi-même des choses que j'ai effectivement publiées).
[#4] Je note avec une certaine perplexité que, bien que j'en parle un peu tout le temps (au moins par allusions), à part cette vieille entrée pas bien écrite, je n'ai pas vraiment publié de billet spécifiquement sur la préservation de l'information et l'importance que j'y attache. Allez hop, encore un sujet dans le TORANT.