David Madore's WebLog: Economics

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble les entrées de la catégorie Économie : il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top). Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. This page lists entries in category Economics: there is a list of all categories at the end of this page, and an index of all entries. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries with category Economics / Entrées de la catégorie Économie:

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(vendredi)

Comment la Banque nationale suisse pouvait-elle avoir du mal à stabiliser le franc ?

J'avais écrit un petit texte tendant à expliquer comment fonctionne l'économie monétaire, et je pensais avoir raisonnablement bien compris les choses. Mais apparemment il y a des choses qui m'échappent encore totalement.

Parce qu'hier la Banque nationale suisse (=la banque centrale de la confédération helvétique, celle qui régule le franc suisse) a abandonné une politique qu'elle maintenait depuis septembre 2011, consistant à ne pas tolérer une parité EUR/CHF inférieure à 1.20 (i.e., le franc suisse ne doit pas dépasser les (1/1.20)€ ; je ne sais pas pourquoi tout le monde utilise le rapport EUR/CHF plutôt que CHF/EUR, ce qui me semble un peu à l'envers si on veut parler du cours du franc, notamment on parle de cours plancher pour ce qui est un plafond sur le CHF, mais bon). Le franc a gagné presque 50% de valeur presque instantanément, avant de redescendre un petit peu et de se stabiliser autour de la parité avec l'euro, c'est-à-dire une hausse d'environ 20% dans la journée. (Et les acteurs de l'économie suisse ont protesté que ceci allait tuer l'économie du pays en rendant impossibles les exportations.) Ces conséquences ne me surprennent pas : ce que je ne comprends pas, c'est la raison du changement de politique.

Les journalistes rapportent tous que la situation devenait intenable pour la Banque nationale suisse. Par exemple, on lit sur cet article de la BBC : Keeping the franc at 1.20 to the euro had became increasingly expensive for the SNB as it sold its own currency and bought up euros, sterling, US and Canadian dollars and yen, usually in the form of government bonds. Ici sur Forbes : The alternative would have been that the SNB, and the Swiss people, would have lost a lot of money at the expense of laughing traders around the globe. Or ça, je ne comprends pas du tout.

Un adage classique de la finance est qu'il ne faut pas parier contre une banque centrale. Un épisode bien connu montre que ce n'est pas toujours vrai : mais en l'occurrence, George Soros a été plus fort que la Banque d'Angleterre qui essayait de défendre la livre — je comprends qu'une banque centrale puisse avoir du mal à empêcher sa monnaie de se déprécier, mais je ne comprends pas qu'elle puisse avoir le moindre mal à l'empêcher de s'apprécier. Il y a vraiment quelque chose qui m'échappe.

Une banque centrale est par définition infiniment riche dans sa propre monnaie. Si elle décide que cette monnaie (disons, le zorkmid) peut s'acheter au prix de 1 centime d'euro, elle peut en créer une quantité illimitée pour réaliser cette offre : toute personne qui lui présente 0.01€ reçoit 1¤ (un zorkmid) en échange, la banque centrale inscrit le zorkmid émis dans la colonne de ses dettes et le centime d'euro reçu dans la colonne de ses réserves en devises, et ceci peut se reproduire quel que soit le nombre, fût-il des millions de milliards pétas, de zorkmids qu'on lui demande. Quel est le problème au juste ?

Certains semblent dire que la banque centrale qui fait ça perd de l'argent, que ça lui coûte trop cher : je ne comprends pas du tout. La comptabilité d'une banque centrale est une pure convention comptable, ses gains et pertes sont des nombres qui ne signifient rien du tout. (Preuve étant que la banque centrale peut gagner une somme arbitrairement élevée de façon idiote : elle affaiblit sa propre monnaie selon le mécanisme expliqué au paragraphe précédent, ce faisant ses réserves de change, comptabilisées dans cette monnaie, s'apprécient d'autant, et sur le bilan comptable ceci compte comme des gains — puisque le bilan comptable de la banque centrale du Zorkmidstan est établi en zorkmids. Donc en fait, il me semble même qu'en affaiblissant sa monnaie, formellement, la banque centrale gagne de l'argent, ce qui est d'ailleurs vaguement logique puisqu'elle diminue la valeur des dettes qu'elle a émises relativement aux avoirs de contrepartie. Et de toute façon, même si le capital de la banque central diminuait, voire devenait négatif, voire très négatif, je ne vois pas quelle conséquence problématique ça aurait en vrai : c'est juste un nombre qui ne signifie rien.) Bref, je ne crois pas que le bilan comptable de la banque centrale soit l'explication de la supposée difficulté à défendre la monnaie. Le fait d'accumuler des réserves de quantités considérables d'euros, de dollars et de yens n'est pas spécialement un problème, ou alors j'ai du mal à comprendre pourquoi ç'en serait un.

Une explication moins stupide est que la banque centrale est tenue à un objectif d'inflation et que celui-ci serait contraire à des opérations sur le marché des changes. (Noter cependant que, contrairement à la BCE, la BNS n'a pas d'objectif chiffré en matière d'inflation, la loi se contente de lui donner pour mission d'assurer la stabilité des prix.) Le risque serait donc qu'à vendre des zorkmids en quantité illimités pour maintenir un cours plafond de la monnaie (contre les autres monnaies) on se retrouve à affaiblir la valeur de celle-ci (en biens) et donc à créer de l'inflation.

La réponse classique à ce problème (comment intervenir sur la valeur d'une monnaie sur le marché des changes sans pour autant créer d'inflation ou de déflation) est de stériliser les opérations de change. Concrètement, ça signifie que la banque centrale du Zorkmidstan, en même temps qu'elle vend des zorkmids contre d'autres monnaies (pour maintenir un cours plafond du zorkmid, disons), elle émet sur le marché des emprunts étiquetés en zorkmids (par exemple en vendant des obligations d'État du Zorkmidstan) : l'idée est que ces emprunts vont bloquer les zorkmids émis et ainsi éviter, ou du moins limiter, l'augmentation de la masse monétaire disponible en zorkmids — concrètement, ceci signifie que la banque centrale dit aux marchés ah, vous voulez tellement fort des zorkmids ? vous en aurez, mais il faudra qu'ils soient bloqués sur N années, par exemple vous pouvez recevoir de la dette souveraine étiquetée en zorkmids. Il se peut que ce soient ces obligations de stérilisation qui se soient avérées trop difficiles pour la Banque nationale suisse, et qui l'auraient obligé à abandonner son cours plancher (c'est-à-dire, plafond sur le franc suisse, vous suivez ?).

Maintenant, je suis sceptique quant à cette explication aussi, ou du moins si c'est la bonne je ne la comprends pas vraiment mieux. Premièrement, parce que ça n'a pas l'air si difficile de stériliser les opérations contre l'appréciation de la monnaie (et même si la BNS devait y perdre de l'argent, je répète que c'est un simple jeu comptable qui ne signifie rien — ou alors il faut m'expliquer ce que ça a comme conséquence tangible). Deuxièmement, parce que même si le cours d'une monnaie sur le marché des changes (sur laquelle on cherche à jouer) et sa valeur en termes de biens (qui détermine l'inflation ou la déflation, qu'on cherche à contrôler) ne sont pas exactement la même chose, ils ne sont pas non plus totalement sans rapport : il semble difficilement concevable que le franc suisse s'envole face à toutes les autres monnaies sans qu'il y ait simultanément au moins un risque de déflation en Suisse (qui signifierait qu'il n'y a pas spécialement besoin de stériliser les opérations contre un risque d'inflation). Surtout quand la zone euro n'est elle-même pas du tout menacée par l'inflation. Troisièmement parce que, concrètement, quand je consulte le dernier bulletin trimestriel de la Banque nationale suisse (4e trimestre 2014), il fait état d'une inflation tournant autour de 0%, donc soit la banque centrale stérilise très bien ses opérations de change et n'a pas de mal à le faire, soit elle n'a pas besoin de le faire. Au contraire, le rapport en question mentionne clairement et à plusieurs reprises que le cours plancher sur le rapport EUR/CHF sert entre autres à empêcher une situation déflationniste : manifestement le problème n'est pas de stériliser les opérations de change pour éviter de créer de l'inflation.

Tout ça pour dire que je suis perplexe : les explications ne manquent pas, mais soit elles sont mauvaises, soit je ne les comprend pas.

Pour donner un exemple d'une autre mauvaise explication : certains avancent que la BNS voulait se prémunir contre une chute possible de l'euro consécutive à des opérations de soutien à l'économie devant être menées par la BCE. Mais pour ça, la BNS pouvait simplement modifier le cours plancher qu'elle imposait en publiant un plafond au franc suisse soit contre l'euro soit contre le dollar soit contre le yen, avec des chiffres choisis pour que le plafond contre l'euro soit le moins contraignant actuellement (ce qui donnerait donc le même cours effectif) mais que l'un des autres plafonds le remplacerait si l'euro devait plonger.

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(vendredi)

Le jugement de paris : comment établir une cote ?

Une obscure province des États-Unis d'Europe va bientôt tenir l'élection de son gouverneur. Les deux candidats encore en course s'appellent M. Sarlande et M. Holkozy. Toutes sortes d'instruments sont utilisés pour mesurer l'état de l'opinion de l'électorat avant cette échéance (sondages, pronostics de politologues et autres boules de cristal), mais au final on aimerait avoir des résultats lisibles sous la forme M. Sarlande a x% de chances d'être élu gouverneur, M. Holkozy a (100−x)% de chances. Déjà, il est un peu difficile de donner un sens à une telle affirmation : si je prétends que M. Sarlande a 85% de chances et M. Holkozy en a 15%, que l'un ou l'autre soit élu, on ne pourra pas me dire que j'avais tort (après tout, les deux nombres étaient strictement positifs) ; or l'expérience (=l'élection) n'a lieu qu'une fois, on ne va pas la répéter d'une manière qui permette de donner un sens statistique aux probabilités.

On pourrait cependant faire des statistiques pour savoir si je suis un fin analyste politique. Si, par exemple, à chaque fois qu'il y a une élection je fais un pronostic du style le candidat 1 a une probabilité q1 d'être élu, le candidat 2 en a q2, le candidat 3 en a q3, etc. (la somme ∑i(qi) des probas annoncées valant 1), si c'est le candidat numéro i qui est effectivement élu on m'attribue un score de fiabilité de valeur log(n)+log(qi) où n est le nombre total de candidats. (Pourquoi log(qi) ? Parce qu'il est facile de se convaincre que la stratégie optimale pour maximiser son succès dans ce contexte, si on connaît les « vraies » probabilités pi, consiste à annoncer effectivement qi=pi, auquel cas on a une espérance de gain de l'opposé de l'entropie de Shannon de la distribution, plus le terme ajouté log(n) (=l'entropie d'une distribution uniforme sur les candidats) qui est là pour assurer qu'on ne gagne ni ne perd rien en faisant la prévision triviale de donner la même proba qi=1/n à chaque candidat.) Par exemple, quand je prédis 85% de chances à M. Sarlande et 15% à M. Holkozy, il convient d'ajouter 0.77 logons à mon score de fiabilité si c'est le premier qui est élu et d'y retranche 1.74 logons si c'est le second qui est élu. Et si mes chiffres sont corrects, mon espérance de score est de 0.39 logons. (Le mot logon indiquant que j'ai pris des logs base 2.) Si on somme ce score fiabilité sur un grand nombre de prévisions, on peut comparer mes capacités d'analyse à celles d'autres analystes. Je me dis souvent qu'on devrait faire des concours de prévisions de ce genre entre analystes politiques.

Bon, maintenant, comme les gens aiment bien jouer aux jeux de hasard, inévitablement, on va vouloir transformer cette question d'évaluer les chances en un pari. La conversion est la suivante : dire que je considère que M. Sarlande a x% de chances d'être élu et que M. Holkozy en a (100−x)%, ça signifie que je suis prêt à accepter de payer x¤ pour un contrat qui me promet 100¤ si c'est M. Sarlande qui gagne, et dualement (100−x)¤ pour un contrat qui me promet 100¤ si c'est M. Holkozy qui l'emporte. Il y a donc moyen de mettre en place un marché de tels contrats, laisser faire l'axiome libéral de l'efficience des marchés, et voir ce qu'il en résulte. C'est ce que fait le site intrade.com (dont le fonctionnement est résumé ici), et sur lequel on peut notamment voir le cours de MM. Sarlande et Holkozy ici et (à moins que ce soit le contraire). Ces cours (le prix auquel s'échange un contrat je paie 10$ en cas d'élection de Untel) se lisent assez directement comme des probabilités, c'est assez agréable. Il serait intéressant de les évaluer sur un grand nombre d'élections selon le score de fiabilité que je propose plus haut. À vrai dire, je ne suis pas trop convaincu par l'efficience de ces marchés, qui ont des volumes assez petits dont les acteurs sont largement des Américains pas forcément bons analystes de la situation politique française (même si ceux qui parient, évidemment, doivent se renseigner). La logique voudrait que j'intervinsse moi-même dans le marché si je m'estime meilleur analyste (ou simplement pour acheter une assurance contre l'élection d'un candidat qui me déplairait), mais j'ai assez peu de confiance dans ce genre de site et dans mes chances de récupérer effectivement une grosse somme d'argent si je parie comme je le pense.

Un système apparenté mais différent est utilisé par les bookmakers anglais : il s'agit cette fois de cotations (on n'échange pas des contrats mais on place des paris à une certaine cote), et on peut voir ici une synthèse des cotes qu'ils attribuent (c'est un peu pénible à lire : le système traditionnel d'affichage de la cotation indique la fraction de la mise qu'on récupère en plus de celle-ci si on a raison sur la prévision — sachant que si on a tort on perd tout ; alors que le système décimal indique combien on récupère au total, mise comprise, si on a raison, comme un nombre décimal).

J'en viens à la question qui m'a pas mal tracassé : comment fait-on, au juste, pour établir une cote de paris ? (Autrement dit, je veux imaginer un système où chacun peut décider de placer un pari sur un des candidats, à une cote instantanée déterminée automatiquement en fonction des paris précédents, pari qui sera payé par une autorité centrale organisatrice, et pas un système de marché comme sur intrade.com ; notamment, une personne doit pouvoir parier même si elle est seule à le faire.)

Une première idée naïve pour un système de paris pourrait être ceci : tous ceux qui le veulent placent un pari de la somme qu'ils veulent sur un des deux candidats, toutes ces sommes sont mises en commun (mettons que u zorkmids aient été pariés sur Sarlande et v sur Holkozy), et lorsque le gagnant est connu, la somme totale u+v est redistribuée à ceux qui ont parié sur ce gagnant, proportionnellement à leur mise (donc par exemple si c'est Sarlande qui gagne, la mise de ceux qui ont parié sur lui est multipliée par (u+v)/u, autrement dit ils emportent v/u fois leur mise en plus de celle-ci). Ce système est extrêmement simple, mais souffre de défauts rédhibitoires : essentiellement, la cote est la même pour tous et n'est connue qu'à la clôture des paris et ne dépend pas du moment où on a parié — ce qui va conduire à des paris de dernière minute alors que le résultat de l'élection se précise, et pénaliser les parieurs de la première heure qui auraient une vision claire bien en avance. On peut imaginer un tel système où les paris seraient clos à une date butoir, ou renouvelés dans le temps, ou ce genre de choses, mais on ne résout pas vraiment le problème.

Ensuite, je me suis imaginé la chose suivante : lorsqu'on parie une somme sur l'un des deux candidats, la cote instantanée utilisée est donnée simplement par le rapport entre la somme totale qui a été pariée sur l'un et celle qui a été pariée sur l'autre. Plus exactement, le système serait le suivant : initialement, l'autorité centrale place 100¤ (disons) comme somme fictive pariée sur Sarlande et autant sur Holkozy ; puis, si à un instant donné u zorkmids ont été pariés sur le premier et v sur le second, et si je veux miser δ (une somme infinitésimale) sur Sarlande, je récupérerai δ·(u+v)/u (c'est-à-dire ma mise δ plus encore δ·v/u de bonus) si j'ai eu raison et 0 (=ma mise est perdue) si j'ai eu tort. On convient que les cotations sont modifiées instantanément : pour parier une somme non infinitésimale, il faut diviser celle-ci en mises infinitésimales et faire l'intégrale qui convient — je n'insiste pas là-dessus. L'ennui c'est qu'avec ce système, les pertes de l'autorité centrale ne sont pas bornées : si après la mise fictive initiale de 100¤ de chaque côté je suis seul à parier et que je mise A sur Sarlande, et si j'ai gagné, je récupère ma mise A plus un gain de 100¤·log(1+(A/100¤)) payé par la banque (comme on le vérifie en calculant l'intégrale 100¤ (A+100¤) ( u+100¤ u ) du — ici écrite en MathML — qui vaut A + 100¤ · log ( 1 + A100¤ ) ). La divergence est certes logarithmique, mais elle est là (sans regarder le détail de l'intégrale, on voit bien que la divergence doit être logarithmique parce que le gain varie comme l'inverse de u).

Voici comment on peut y remédier. Disons que la banque (=l'autorité qui mène les paris) veut limiter ses pertes à 100¤ dans le pire cas. Elle met donc initialement 100¤ dans deux comptes, le compte u somme pariée sur Sarlande et restant à distribuer et le compte v somme pariée sur Holkozy et restant à distribuer. Si je veux miser δ (une somme infinitésimale) sur Sarlande, ce δ est ajouté à u comme précédemment, et placé à la même cote que précédemment (je récupérerai δ·(u+v)/u en cas de victoire de Sarlande, c'est-à-dire ma mise plus δ·v/u), mais cette fois je déduis la somme δ·v/u du compte v, puisque c'est à partir de là que je paie les gains. Il est facile de se convaincre que dans ce système, le produit u·v (ou, si on veut, la moyenne géométrique entre les deux) reste constant ; la banque réalise un bénéfice net de v−100¤ si c'est Sarlande qui gagne, et u−100¤ si c'est Holkozy, ses pertes sont donc minorées dans le pire cas (le reste des gains éventuels venant des mises des autres joueurs). Cette fois, si après la mise fictive initiale de 100¤ de chaque côté je suis seul à parier et que je parie A sur Sarlande, et si j'ai gagné, je récupère ma mise A plus un gain de 100¤·(A/(100¤+A)) payé par la banque, puisque u vaut 100¤+A après mes mises et v vaut 10000¤²/(100¤+A). Cette fois il n'y a pas de divergence puisqu'on intègre quelque chose en v/u, c'est-à-dire en fait en 1/u² (précisément, l'intégrale est 100¤ (A+100¤) ( u + ( 100¤/u ) u ) du ce qui vaut A + 100¤ · ( A 100¤ + A ) ).

Ce système semble mathématiquement assez naturel (et se généralise assez bien à plus de 2 candidats), et il me rappelle l'apparition de la moyenne géométrique que j'avais vue dans la réalisation des paniers de monnaies. Mais je ne sais pas si elle porte un nom standard, ni si c'est ce qu'utilisent les bookmakers anglais (modulo leurs marges, et modulo le fait qu'ils ne remettent évidemment pas à jour leur cotation instantanément).

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(vendredi)

Quelques concepts d'économie monétaire

[Central Banking for Dummies]J'ai eu un mal fou à arriver à comprendre plus ou moins comment fonctionne le système bancaire moderne (à multiplicateur de crédit), quel est le rôle précis d'une banque centrale et comment fonctionne, spécifiquement, la BCE et sa comptabilité. Alors je vais essayer d'expliquer (et si possible de façon geek-friendly) ce que j'ai réussi à comprendre malgré les explications épouvantables ou l'absence d'explications que j'ai rencontrées un peu partout.

Note : Dans tout ce qui suit, M€ = méga-euro = million d'euros (1000000€) ; G€ = giga-euro = 1000M€ = milliard d'euros (1000000000€) ; et T€ = téra-euro = 1000G€ = mille milliards d'euros (1000000000000€ ; billion en bon français, trillion en anglais ou en français de journalistes ignares) : voyez cette entrée pour la raison d'utiliser ces termes, et ce graphique par xkcd pour les ordres de grandeur. Par ailleurs, en bon informaticien, j'utilise le ‘.’ comme séparateur décimal, donc par exemple 1.729G€=1729M€.

Avant d'expliquer les choses analytiquement, je voudrais démonter un certain nombre d'idées reçues et tordre le coup à des mythes classiques, et en profiter pour donner quelques ordres de grandeurs s'agissant de la zone euro :

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(mardi)

Réflexions de café de comptoir pour sauver l'euro

La doublure d'argent (silver lining, à 24€ l'once 😉) de la crise de la dette souveraine européenne, c'est que ça m'aura au moins incité et permis d'en apprendre plus sur l'économie (ou au moins, sur l'économie monétaire et financière) que jamais auparavant. Ce n'est peut-être pas très utile en présence de la fin du monde de savoir au juste pourquoi elle se produit, mais au moins on peut dire qu'on vit une époque intéressante. Je lis maintenant régulièrement le bulletin mensuel de la Banque centrale européenne, et je recommande : c'est beaucoup moins aride ce que ce que le titre peut laisser penser, même si on ne lit pas les 200 pages c'est quand même un résumé assez bien fait de l'actualité monétaire et financière du mois.

J'avoue quand même avoir beaucoup de mal à suivre la comptabilité, parce que je n'ai jamais suivi de cours de compta et j'essaie de deviner les choses en regardant les intitulés et en cherchant quels nombres s'ajoutent pour former quoi, mais ça ne marche pas très bien. Par exemple, chaque bulletin comporte une situation financière consolidée de l'Eurosystème (tableau 1.1 de l'annexe statistique) et un bilan agrégé des institutions financières et monétaires de la zone euro, dont l'Eurosystème (tableau 2.1). Dans les deux cas, donc, il s'agit d'un tableau indiquant l'actif et le passif de la BCE (réunie avec les autres banques centrales de la zone euro), mais je ne comprends pas ce qui rentre dans l'un et ce qui rentre dans l'autre, et je ne suis pas aidé par le fait que même un intitulé exactement identique peut donner des valeurs différentes (pour prendre un exemple assez ridicule, la monnaie fiduciaire en circulation fin octobre 2011 est indiquée à 863.1G€ dans la situation financière et à 889.2G€ dans le bilan comptable comme dans les indicateurs-clés : je sais que trente milliards d'euros ce n'est pas grand-chose, mais quand même, je serais curieux de savoir où ils sont passés). Je suis incapable de trouver, notamment, dans quelle case comptable la BCE fait figurer les obligations d'État des pays de la zone euro qu'elle a achetées sur le marché secondaire (je crois que sur le tableau 1.1 c'est dans la case titres en euros émis par les résidents de la zone euro détenus à des fins de politique monétaire et pas créances en euros sur les administrations publiques comme on pourrait le croire, mais du coup c'est mélangé avec d'autres choses et je n'en connais pas le montant).

Tout ceci m'incite à me livrer à quelques réflexions du style café du commerce à 0.02¤ (le zorkmid est coté à 1729¤ pour 1€, profitez-en) sur la « conjoncture » (comme on dit).

Un peu d'économie de comptoir, donc. Je crois qu'à ce point personne n'a plus de doute sur le fait que la dette des pays de l'UE n'est plus soutenable (sauf sans doute celle de l'Estonie qui est de 7% d'un an[#] de PIB alors que son budget est excédentaire… ça fait rêver), et que la seule façon de limiter les dégâts commence par le fait que la BCE en rachète de façon beaucoup plus active que ce qu'elle a fait jusqu'à présent, et fonctionne en prêteur de dernier ressort.

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(jeudi)

J'ai du mal à comprendre l'économie monétaire

Le silver lining, dans la crise de la dette européenne, c'est que ça nous oblige un peu, si on veut comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe, à prendre des cours accélérés d'économie monétaire et financière. Enfin, c'est un gros si, ça. Ça devrait être le rôle des journalistes de nous expliquer les choses en commençant par les bases, mais les journalistes n'ont ni les compétences pour faire ça, ni leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs la patience d'écouter un cours d'économie fût-il abrégé, si bien qu'on nous donne toujours des explications tronquées, abusivement simplifiées, ou autrement trompeuses, et forcément on en ressort avec une impression d'extrême confusion. Malheureusement aussi, les articles de Wikipédia sur l'économie monétaire sont assez mauvais (sans doute parce que c'est un sujet qui a tendance à réveiller les crackpots polémistes, cf. ce que je racontais sur Bitcoin), et les livres d'économie sont difficiles à trouver (j'ai écumé plein de rayons chez Gibert et chez d'autres sans rien trouver de satisfaisant) et rarement écrits de façon satisfaisante pour un geek matheux (je ne dois vraiment pas avoir la même façon de penser que les gens qui font de l'économie — c'est encore pire que les juristes — parce qu'à chaque fois que j'arrive à comprendre ce qu'ils disent, il faut que je le retraduise dans ma langue et ça devient complètement différent[#]). Comme il y a en plus des questions de comptabilité publique qui s'en mêlent, c'est encore plus compliqué (cf. ce que je disais à ce sujet il y a quelques années[#2]).

En fait, ce que j'ai encore trouvé de plus clair, c'est de lire les publications de la Banque centrale européenne elle-même. Notamment, on y trouve un livre intitulé (en français) La Banque centrale européenne : histoire, rôle et fonction de Hanspeter K. Scheller (2e édition 2006) : ça ne répond pas exactement à mes questions qui sont plus générales ou au contraire plus précises, mais c'est fort clair et bien expliqué. Et il y a aussi les rapports annuels de la BCE qui sont étonnamment lisibles et intéressants pour le non-initié : mais bon, il s'agit bien sûr de statistiques, et pas d'explications générales sur la façon dont fonctionne le système bancaire et monétaire (quoique de telles explications peuvent se trouver de façon incidente).

Mais je reviens à la dette, la Grèce et tout et tout.

Parmi les choses que je ne trouve pas claires, il y a un certain nombre de présupposés qui sont traités comme allant de soi mais dont, quand on y réfléchit bien, je ne vois pas vraiment de raison pour qu'ils aillent de soi. Par exemple ceci : quel est le rapport, au juste, entre la crise de la dette du gouvernement grec, et l'euro ? (Notamment, en quoi le fait que la Grèce ait l'euro pour monnaie implique-t-il que l'endettement de l'État ait des répercussions sur cette monnaie ?) Il y a beaucoup de choses tout à fait évidentes à dire, et je me fais plus ingénu que je le suis vraiment en posant cette question, mais je ne peux pas dire avoir une explication totalement satisfaisante. Une autre façon de poser la question serait : puisqu'une des solutions qui a été proposée de temps en temps à la crise était la sortie de la Grèce de la zone euro (en passant sous silence les extraordinaires difficultés légales, pratiques et même économiques que cela poserait), autant je vois bien pourquoi du point de vue de la Grèce c'est une manœuvre potentiellement pertinente (ça lui permettrait de dévaluer sa monnaie pour stimuler ses exportations), autant du point de vue du reste de la zone euro, et du point de vue de l'euro lui-même (ou de la BCE), je ne trouve pas ça si clair que ça (investir dans la dette grecque, et investir dans l'euro, ce n'est pas la même chose, même si la Grèce est dans l'euro, et on ne voit pas forcément pourquoi les deux seraient liées, ou pourquoi le manque de confiance ne l'une affecterait l'autre) ; de nouveau, je pose les choses de façon délibérément très candide, j'ai tout de même des explications partielles, mais c'est pour illustrer là où je voudrais plus de lumière. En fait, plus généralement, j'aurais envie de poser la question semi-philosophique de savoir quelle est la nature de l'union entre un pays et sa monnaie, et ce qui fait qu'un pays a telle ou telle monnaie, ce que cela signifie au juste. (Comme je suis matheux, la façon dont je conçois ce genre de questions, c'est à travers des cas limites ou des contre-exemples tordus : par exemple un pays qui établirait deux banques centrales différentes avec deux monnaies différentes. Les économistes n'utilisent jamais ce genre d'expérience de pensée pour expliquer les choses, et c'est bien dommage.)

Pour parler de choses moins vaseuses et plus concrètes, une chose que je ne comprends pas, c'est pourquoi les banques grecques ne se sont pas toutes effondrées depuis longtemps. Dès qu'on a commencé à ne serait-ce qu'envisager la possibilité du retrait de la Grèce de la zone euro, si j'étais Grec, la première chose que j'aurais fait, c'est prendre toutes mes économies et les récupérer soit sous forme de billets en euros (qui resteront des euros quoi qu'il arrive) soit, pour éviter de me balader avec une valise de billets et de la faire garder, en les virant dans une banque allemande. Et de fait, c'est ce qui s'est plus ou moins produit, mais pas de façon aussi catastrophique que je l'aurais cru. Cet article (d'un ton assez eurosceptique, mais c'est normal, c'est anglais) évoque cette possibilité, et de façon inquiétante : les dépots auprès des banques grecques, c'est une somme beaucoup plus colossale que la dette de l'État grec, et si crise bancaire il y avait l'État grec ne serait évidemment pas en mesure de garantir les comptes.

Mais ceci soulève une autre question qui reste mystérieuse pour moi : qui, et dans quelle mesure (la réponse étant possiblement personne, et pas du tout) garantit les comptes en banque ? Parce que le système bancaire (à multiplicateur de crédit) fait que les banques ne sont pas en mesure de répondre en cas de ruée pour en retirer son argent — leur obligation de réserve n'est que de 2% dans la zone euro (ce qui signifie qu'un euro émis par la BCE peut théoriquement être multiplié jusqu'à un facteur 50 sous l'effet des prêts consentis par les banques commerciales[#3]). La réponse classique que j'ai en tête, c'est que c'est l'État qui (éventuellement, et sous certaines conditions) garantit les comptes en banque. Mais la BCE a-t-elle également un rôle à jouer ? Le principe du système bancaire repose tout de même aussi sur le fait qu'un euro de la banque commerciale X ou un euro de la banque centrale ont toujours la même valeur et sont interconvertibles (quel que soit X) : si on commence à douter de la solvabilité des banques, ce n'est plus le cas, et ça met en péril tout le système. Et a priori une des fonctions d'une banque centrale est d'être prêteur en dernier ressort : donc de permettre à la banque de se refinancer[#4] justement dans ce genre de situation — donc honorer les euros de la banque X comme des euros de banque centrale. Mais si c'est le cas, pourquoi dit-on que c'est l'État qui garantit les comptes en banque, et comment une faillite bancaire par manque de confiance est-elle possible ? À l'inverse, si ce n'est pas le cas, comment une crise bancaire grecque peut-elle menacer la BCE comme le prétend l'article de la BBC déjà mentionné ci-dessus ? Est-ce qu'ils écrivent n'importe quoi ? Tout cela me laisse assez perplexe.

J'apprends d'autre part que la BCE est le principal créancier de la Grèce (à hauteur d'une cinquantaine de G€[#5]) et que c'est la principale raison pour laquelle M. Trichet ne voulait absolument pas admettre une restructuration, même partielle, de la dette grecque (et qu'il a fallu hier et aujourd'hui quelque chose comme dix heures de négociations pour qu'il cède — comme disait feu M. Duisenberg, qui avait l'air d'être un bonhomme rigolo : Central Bankers are like cream. The more you whip them, the stiffer they get.). Bon, mais alors j'aimerais bien qu'on m'explique en détail comment la BCE s'est retrouvée à détenir de la dette grecque, parce que c'est le cœur du problème. Il me semblait qu'un des grands principes de l'indépendance des banques centrales et de contrôle de l'inflation, c'est que les banques centrales ne prêtaient jamais à leurs États (ce serait faire marcher la « planche à billet ») ou n'achetaient jamais directement leurs obligations. Alors je comprends que M. Trichet a consenti à accepter les obligation grecques comme collatéral[#6] pour les opérations de financement… mais le principe d'un collatéral, c'est qu'il sert uniquement de garantie, et devrait rester la propriété de la banque qui l'a hypothéqué, sauf en cas de défaut (et il ne me semble pas qu'il y en ait eu). Dans le genre étonnant, je ne comprends pas non plus cet article, qui évoque le risque que la BCE elle-même devienne insolvable (si, justement, les obligations grecques sont marquées comme en état de défaut de paiement par les agences de notation) : je ne comprends pas comment une banque centrale peut être insolvable (en tout cas dans la monnaie qu'elle émet).

[#] Die Mathematiker sind eine Art Franzosen: redet man zu ihnen, so übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas Anderes. (J. W. von Goethe)

[#2] Tiens, mais je me rends compte que je n'ai jamais raconté sur ce blog que j'avais cherché à trouver le RIB du compte unique du Trésor Public à la Banque de France, afin d'y faire un virement de 5€, histoire que quelqu'un soit tout perplexe que dans cette comptabilité méticuleusement tenue (enfin, j'espère) il apparaisse 5€ surgis de nulle part. (Oui, je rêve, je sais très bien que personne ne s'apercevrait de rien et j'aurais juste perdu 5€. Mais c'est rigolo, voilà.) Pour ça j'avais commencé à reverse-engineerer les différents RIB qu'on voit parfois passer pour des sous-comptes du compte de l'État (différentes trésoreries) et j'avais essayé de les corréler avec des documents comme celui-ci (‹ Instruction codificatrice Nº05-005-P-R du 25 janvier 2005 (NOR: BUD R 05 00005 J, publiée au Bulletin Officiel de la Comptabilité Publique) sur la comptabilité de l'État (tome 1 — système comptable et nomenclatures — volume 1 — titre 2), portant mise à jour de la nomenclature générale des comptes de l'État ›) ; j'avais conclu que le RIB en question commençait probablement par 30001 00512 (le 30001 est le code de la Banque de France et le 512 semble être le numéro utilisé par toute la comptabilité de l'État pour le compte du Trésor à la Banque de France, cf. la page 82 du PDF ci-dessus) mais je n'ai pas compris le sens qu'ils donnaient aux chiffres suivants — c'est assez mystérieux, parce que les différents RIB qu'on voit passer pour des paiements au trésor ont des formats étrangement différents.

[#3] En réalité, d'après ces chiffres, je vois qu'il y a 9647.3G€ dans l'agrégat M3 et même si je ne sais pas exactement quel chiffre correspond à la monnaie « banque centrale », c'est-à-dire réellement émise par la BCE, je suis sûr que ça contient au moins les 862.4G€ de billets et pièces en circulation. Donc le multiplicateur réel est inférieur à 12. (Je pense en fait que la monnaie « banque centale » est la somme des 862.4G€ circulés sous forme de billets et pièces et des 1238.4G€ déposés auprès de la BCE par les institutions de crédit. Auquel cas le multiplicateur serait moins de 5.)

[#4] Et a priori si la banque X n'est pas capable d'honorer son passif (les comptes de ses clients), c'est qu'elle a émis des prêts, qui sont donc des créances à son actif, et ces créances devraient être acceptées par la banque centrale comme collatéral pour lui accorder un prêt.

[#5] Au fait, si par hasard ce n'est pas clair pour tout le monde, G€ (giga-euro) signifie milliard d'euros. J'ai déjà ranté à ce sujet.

[#6] Enfin, je ne sais pas quel niveau de décision était impliqué, en fait. Il paraît que si les agences de notation classifient la décision d'aujourd'hui comme un défaut, la BCE n'a plus le droit d'accepter les obligations grecques comme collatéral. Mais, euh, qui a écrit ces règles, au juste, et pourquoi sont-ce des agences de notations extérieures, et pas la BCE elle-même, qui décideraient ce que la BCE peut accepter ?

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(vendredi)

Je déteste les discontinuités artificielles

C'est un de mes dadas dont je me surprends à voir que je n'ai pas l'air d'en avoir parlé auparavant sur ce blog : les discontinuités artificielles. Par discontinuité artificielle j'entends toute règle artificielle (c'est-à-dire humaine, typiquement légale ou réglementaire) qui impose une certaine limite dans le temps, dans l'espace, ou dans une grandeur quelconque, à partir de laquelle les choses changent brutalement (par effet de seuil) alors que rien n'interdisait a priori une transition continue. Dit avec un tel niveau de généralité, il y en a tellement que je ne sais même pas où commencer, et je ne prétends pas qu'elles soient toutes systématiquement mauvaises — mais je prétends que l'humanité en use et en abuse à tel point que ça devient une vraie manie.

Un exemple parmi d'autres pourrait être celui de l'exercice comptable : une règle générale de comptabilité (même si je ne connais pas grand-chose en comptabilité) est qu'elle se fait sur des périodes discrètes, généralement des années civiles, et qu'à une certaine date les comptes sont clos… Or il n'y a aucune raison fondamentale de ne pas faire la comptabilité de façon continue (depuis la création des comptes, et quiconque veut les consulter ou en faire usage peut les demander de la date A à la date B en choisissant lui-même les dates en question). C'est juste que comme les choses ont commencé à se faire comme ça, on est plus ou moins obligé de continuer, parce que c'est difficile de révolutionner les pratiques (surtout quand elles sont appuyées par la loi). Mais les questions d'exercices comptables empoisonnent la vie de ceux qui veulent utiliser cet argent (en tout cas dans le monde de la recherche publique, mais je suppose que c'est pareil dans d'autres cas : il y a régulièrement des situations où on a trop ou trop peu d'argent pour une année donnée).

Pour continuer sur la comptabilité, une discontinuité majeure qui concerne beaucoup de gens, ce sont les dates de paiement de différentes sommes (en débit ou en crédit), même quand ces sommes sont récurrentes (mensuelles, typiquement). Le matheux en moi trouve qu'il serait plus élégant que tous les paiements réguliers soient faits, sous forme lissée, en continu dans le temps (chaque nanoseconde, mon compte en banque augmente de tant à cause de mon salaire qui m'est versé et des intérêts sur mes comptes rémunérés, et diminue de tant selon que je rembourse des crédits, que je paie mon électricité ou ma connexion Internet, ou je ne sais quoi encore). La comptabilité se ferait alors de façon différentielle et pas discrète (on compterait des virements continus en euros par seconde dans la colonne des débits ou des crédits sur toute une période de temps). Plus compliqué, terriblement geek, mais au moins les gens n'auraient pas de problèmes de fins de mois puisqu'il n'y aurait rien de magique à la fin d'un mois. Bon, revenons sur quelque chose de plus sérieux.

En l'occurrence je pense surtout à deux cas en économie qui font l'actualité depuis récemment. D'une part, les agences de notation des crédits, en plus d'utiliser un système totalement aberrant de lettres dans leurs évaluations, utilisent, justement, un système discret — elles pourraient très bien donner une mesure combinée avec une précision raisonnable, et mise à jour très fréquemment, ce qui éviterait les effets de seuil dénués de sens autour de <tel pays> a été dégradé (en réalité, il est dégradé en permanence, et il vient juste de franchir la limite arbitraire d'une catégorie à une autre). Ce n'est pas comme si la finance avait peur de variables réelles, que je sache elle en utilise plein ! L'autre discontinuité semble plus difficile à rendre continue (à moins de l'éliminer complètement), c'est la limite sur la dette des États-Unis qui doit apparemment être levée par le Congrès.

Bon, de nouveau, je ne prétends pas que toute discontinuité soit forcément mauvaise, même si elle est parfaitement évitable (un exemple de ce qui ne me semble pas mauvais, ce sont les prescriptions en matière judiciaires : on pourrait certes décider que pour un meurtre on risque au maximum N années de prison, avec N qui décroît de façon continue jusqu'à 0, mais je ne suis pas persuadé que ce serait mieux). Ce que je veux surtout souligner, ce n'est pas que les choses devraient être autrement, c'est qu'on a tendance à oublier qu'elles le pourraient. Qu'on est tellement habitué à nos limites et discontinuités artificielles qu'on a tendance à oublier que le monde est plus naturellement continu, et que parfois si on ne s'accrochait pas désespérément à des fonctions en escalier il pourrait le rester. En tout cas je pense que c'est un exercice intellectuellement fructueux que de chercher à repérer les discontinuités artificielles et à se demander dans quelle mesure elles sont utiles, commodes, ou vraiment inévitables.

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(lundi)

Bitcoin va-t-il sauver l'humanité ?

Parmi les sous-populations qu'on identifie régulièrement sur les forums de discussion de geeks, il y a une catégorie assez facile à reconnaître, ce sont les geeks libertaires (ici, le mot libertaire est à comprendre comme utilisé en anglais, libertarian, façon Ayn Rand ou Hayek, plutôt que dans le sens français typique qui est plutôt orienté anarchiste de gauche). On les reconnaît typiquement à leur insistance sur (outre le droit au port des armes, comme il s'agit d'Américains) l'importance du retour à l'étalon-or, ou une monnaie que les États ne pourraient pas manipuler. Souvent ils déclarent une certaine admiration pour le représentant américain Ron Paul et leur haine incommensurable pour la Fed.

Traditionnellement, une façon pour eux de se défendre contre le contrôle des monaies par les gouvernements et banques centrales consistait à recourir aux métaux précieux, et notamment la Liberty Reserve, qui émet des sortes de dollars garantis contre des métaux précieux (or et argent). Mais récemment, ces geeks libertaires ont un nouveau gadget : le Bitcoin.

Le Bitcoin est un système de jetons cryptographiques distribué sur Internet, et affiché comme monnaie. Le principe est grosso modo le suivant : le système Bitcoin permet la création d'un certain nombre de jetons virtuels, appelés Bitcoins, et dont la croissance est contrôlée de façon absolue (c'est-à-dire que les règles sur les Bitcoins, vérifiées par toutes les parties en présence, font que leur création sera limitée par telle règle connue a priori) ; la création va initialement à celui qui aura réussi à accomplir certaines tâches calculatoires (inutiles : leur rôle est simplement d'attribuer les nouveaux Bitcoins créés à ceux qui auront mené ces calculs) ; ensuite, les Bitcoins peuvent être distribués électroniquement, sans autorité centrale, l'idée étant que le fichier de toutes les transactions menées en Bitcoins (et qui permet donc de savoir qui possède quoi) est distribué et contrôlé par tout le monde, et que pour garantir l'anonymat des transactions on repose sur le fait que tout le monde peut créer autant de clés qu'il veut (le propriétaire d'un Bitcoin, d'après le fichier distribué des transactions, est une clé cryptographique, et il n'y a pas de moyen de savoir qui détient la clé).

Voici un article récent et complètement dithyrambique parlant de Bitcoin, qui illustre assez bien les promesses totalement délirantes que certains y voient. On y promet carrément que Bitcoin, le projet open source le plus révolutionnaire de tous les temps, et la chose la plus importante depuis l'Internet lui-même, changera le monde sauf si les méchants gouvernements essaient de l'interdire. Allô la terre ?

Le motif de cette exaltation ? Le fait que Bitcoin soit en quantité limitée absolument garantie (pas d'inflation possible, ou du moins une inflation extrêmement contrôlée et connue à l'avance — la masse totale tendant asympotiquement vers 21 millions de Bitcoins), le fait qu'il ne soit pas contrôlable, et le fait que, de fait, depuis son introduction, sa valeur a explosé.

Personnellement, les Bitcoins me font l'effet des collectionneurs de cartes Magic. Ils décident de donner arbitrairement de la valeur à un truc qui, à la base, n'en a pas du tout (ce qui est ironique, c'est que justement les geeks libertaires sont souvent obsessionnellement passionnés contre les fiat currenciesmonnaies de fait ? — et que Bitcoin est le plus extrême qu'on puisse faire dans le domaine, puisque c'est une monnaie qui n'est basée sur rien sauf sur l'idée que d'autres vont avoir la même idée bizarre de les collectionner). De fait, c'est quelque chose qui marche, j'ai déjà évoqué ça, mais ça marche exactement dans la mesure où il y a des gens qui sont prêts à avoir confiance dans le système pour s'y mouiller les premiers (et dans le fait que des gens continuent à avoir confiance, et à avoir confiance en le fait que des gens continuent à avoir confiance, etc.). Comme n'importe quelle monnaie, bien sûr, donc il n'est pas inconcevable que la collectionnite de Bitcoins dépasse le cercle des geeks libertaires, mais enfin, il est aussi possible que tout objet ou ressource rare devienne précieux parce que des gens décident qu'ils en veulent. Le fait, souligné comme une grande force par ses défenseurs, que Bitcoin ne soit soutenu par aucun État et aucune banque centrale, ne m'apparaît pas exactement comme une force.

Il est vrai que l'or est une façon qui dure de donner gratuitement de la valeur à quelque chose qui n'en a pas, en misant sur sa rareté, mais cette valeur de confiance arbitraire donnée à l'or a des racines culturelles très anciennes que je vois mal Bitcoin refléter. Par ailleurs, les métaux précieux ne sont pas à l'abri de spéculations sur leurs cours, comme quoi un stock constant n'est pas du tout la garantie d'une valeur stable.

Je ne suis pas économiste, donc il ne faut pas exclure que je n'aie rien compris à la façon dont fonctionne la monnaie, mais l'idée, telle que je la comprends, est que l'inflation reflète aussi le fait que la monnaie est créée à la demande pour soutenir l'économie. (La monnaie est créée par une banque, qui consent un prêt pour financer un investissement.) Ce schéma, qui est essentiellement celui en vigueur depuis la fin du système de Bretton Woods, fait que toute la monnaie mondiale est essentiellement basée sur la dette : c'est ce principe qui fait criser les geeks libertaires et d'autres (voyez cette vidéo et ses suites) ; je comprends qu'il y a des critiques valables à ce système, mais la raison pour laquelle on l'a adopté est bien que les systèmes antérieurs étaient encore pire. Un système où la valeur de l'argent est maintenue par sa rareté est un système qui encourage à la thésaurisation au contraire de l'investissement, et qui n'a pas l'air très sain pour l'économie. Idéalement, il semble que la croissance de la masse monétaire devrait accompagner à peu près la croissance de la valeur des biens : si elle est nettement en-dessous, ce n'est pas mieux que si elle est nettement au-dessus — et le système de Bitcoins, qui confie à une règle aveugle plutôt qu'à la direction d'une banque centrale la création de nouvelle monnaie, ne va certainement pas faire preuve de plus d'intelligence. (Si on a fait des reproches à la BCE, par exemple, c'est plutôt de trop privilégier la stabilité de la monnaie par rapport au soutien de l'économie.)

Ou, pour dire les choses autrement, dans une économie basée sur le Bitcoin, la seule façon raisonnable de consentir un prêt serait à un taux négatif, ce qui n'encourage pas vraiment à l'investissement. Il vaudrait mieux, dans ces conditions, investir dans une monnaie modérément inflationniste, mais qui soutienne une économie proportionnée à cette inflation.

Voilà pour ma critique économique. Après la critique économique, il y a une remarque sociologique à faire. Qui repose essentiellement sur la question suivante : combien de temps les geeks vont-ils jouer au petit jeu de Bitcoin ? C'est très difficile à prédire. Les addictions collectives, ça a l'air globalement aléatoire et indépendant de la valeur intrinsèque du truc addictif (un autre truc sur lequel je me suis promis de ranter un jour) : il n'y a pas de vraie raison pour laquelle Second Life a marché puis capoté, Orkut a marché du tonnerre mais uniquement au Brésil, Facebook a actuellement un succès fou alors que Friendster, Tribe et autres, qui étaient rigoureusement interchangeables n'ont pas eu ce succès, les news ont eu leur heure de gloire et sont en état de désertification avancée, etc. La foule est juste imprévisible. Actuellement, Bitcoin a l'air à la mode, donc sa valeur explose. Probablement les gens s'en lasseront, et les gens qui auront des Bitcoins se retrouveront le bec dans l'eau avec leurs certificats cryptographiques qui certifient qu'ils ont reçu des transactions devenues sans valeur. Mais il y a une autre possibilité, c'est celle d'un fork du protocole : si quelqu'un invente le Bitcoin 2.0, avec possibilité de transférer les Bitcoins 1.0 vers les Bitcoins 2.0 mais avec plus de pépètes en jeu, et un protocole semi-compatible (du style, toute transaction Bitcoin 1.0 est une transaction Bitcoin 2.0 valable, mais non réciproquement), ce sera une sorte de hold-up sur la Banque des Bitcoins qui se jouera sur la popularité des deux protocoles, avec à la clé un vrai méli-mélo pour savoir quels Bitcoins auront été échangés et qui possède quoi selon quels protocoles. Ceci étant, cette possibilité prouve en fait mensongère la promesse que la masse monétaire n'enflera jamais au-delà de 42 millions de zorkmids : si Bitcoin 2.0 promet de nouveaux zorkmids à gagner au moment où les filons du 1.0 seront rares, il y a fort à parier que les nouveaux venus préféreront sauter sur le 2.0. (Je dois dire que, si je voulais couler Bitcoin, je chercherais surtout dans cette direction, la création d'autres Bitcoins alternatifs forkant le projet en se vantant d'être meilleurs, pour que plus personne ne sache ce qui vaut quoi.)

Maintenant, qu'en est-il du système informatique sous-jacent ? Cryptographiquement, je n'ai pas grand-chose à en dire : c'est basé sur des idées très simples (il n'y a pas de primitives compliquées dans l'histoire, pas de pairings d'accouplements, de chiffrements homomorphes ou de trucs de ce genre), juste des signatures et des hachés, et rien de fulgurant ni de vraiment intéressant à étudier. Mais toutes les questions de sécurité reposent en fait sur des questions de réseaux et de consensus distribué sur les réseaux, et ces choses sont très difficiles à analyser. Donc, est-ce sûr ? Je ne sais pas. Je pense que c'est passablement sûr contre les attaques visant à frauder, si les adversaires sont peu nombreux ou disposent de peu de moyens de calcul, et que c'est peu sûr contre les attaques de type Denial of Service. Mais les détails dépendent sans doute fortement de l'implémentation, de comment les programmes Bitcoin réagissent à des situations bizarres du genre avalanches de messages, blocs immensément longs, transactions erronées, transactions durablement omises, non respect de la difficulté prévue dans le calcul des blocs, brisure durable du réseau, ou encore comment ils répartissent le temps de calcul entre la vérification des signatures des transactions et la recherche de nouveaux blocs[#], bref, toutes sortes de choses sur lesquelles la spécification officielle (qui n'a vraiment rien d'une spécification) est muette. En l'état actuel, le système Bitcoin semble complètement à la merci du moindre botnet (il semble y avoir dans les 7000 nœuds jouant à Bitcoin, un botnet un peu costaud peut compter dix à trente fois ce nombre de machines) : ça permet au botnet de dépenser de multiples fois de l'argent (ou, si on veut, de reprendre des Bitcoins qu'il a déjà dépensés), ou de paralyser lourdement le réseau. Mais surtout, en fait, s'il y a de l'argent à gagner à chercher des Bitcoins, on peut supposer que les botnets sont (seraient) déjà sur le coup : i.e., investir de la confiance dedans, si ce n'est pas une blague, c'est essentiellement donner de l'argent aux gens qui contrôlent les botnets (=la mafia russe). Bof.

[#] Je pense notamment à des attaques du style : générer énormément de transactions à la con pour des montants extrêmement faibles (éventuellement attendre d'émettre soi-même un bloc avec ces transactions, selon le moment où elles sont vérifiées) pour faire perdre du temps à tous les autres nœuds à les vérifier, et, du coup, profiter de l'avantage relatif qu'on a en temps de calcul en cherchant à trouver de nouveaux blocs.

Un des problèmes conceptuels, dont il n'est pas certain qu'il pose des difficultés, mais qui mériterait certainement d'être approfondi, c'est que dans le jeu de Bitcoin, tous les joueurs sont vos ennemis (parce qu'ils ont intérêt à ce que vous perdiez vos Bitcoins, d'une manière ou d'une autre, pour que les leurs aient plus de valeur), or c'est sur leur bon volonté que le réseau fonctionne. Il y a là des questions de type dilemme du prisonnier qui sont intéressantes et pas du tout évidentes. Il faut remarquer que Bitcoin apporte à ce sujet un élément de réponse très intéressant, c'est la transaction fee, autrement dit le fait que quelqu'un inscrive une transaction dans le registre des transaction (alors qu'il n'y a aucun intérêt) est récompensé par une petite part de la transaction — c'est-à-dire que le fonctionnement de l'argent lui-même fait l'objet d'une taxe, choisie par l'émetteur de la transaction et prélevée par le notaire (celui qui obtient d'écrire le bloc contenant la transaction) et qui devrait faire l'objet d'un jeu d'offre et de demande (si vous proposez une taxe trop petite, il faudra attendre de nombreux blocs pour que la transaction soit enregistrée). Actuellement, il semble cependant (à en juger sur un bloc typique) que la taxe de transaction est en pratique très très faible devant le nombre de Bitcoins accordés d'office pour la création d'un bloc.

Un dernier point à souligner éventuellement, c'est que puisque Bitcoin fonctionne essentiellement en faisant tout le temps faire aux ordinateurs des calculs inutiles, il vaut mieux espérer, du point de vue écologique, qu'il n'acquière jamais une popularité sérieuse. (La majorité des ordinateurs actuellement passe plus de 99% de leur temps à ne rien faire. S'il se mettaient à calculer vraiment, ça se verrait sérieusement dans la consommation électrique.) Pour donner une idée, le réseau de machines Bitcoin mène actuellement environ 1012 calculs de SHA-256 (de blocs de 80 bits, je crois) par seconde : il semble que les cartes graphiques modernes (qui doivent être les plus efficaces, et mener l'essentiel des calculs) peuvent en calculer de l'ordre de 6×108 par seconde et consomment autour de 300W, donc la puissance consommée pour les calculs est au moins de 500kW juste pour maintenir la monnaie avec le nombre actuel de machines (sachant que la puissance consommée devrait être grosso modo proportionnelle au nombre de machines et à leur puissance, vu que le réseau s'ajuste pour calculer autant qu'il peut). Actuellement, ce maintien est payé par la production de 50 Bitcoins (environ 300 dollars au cours actuel) par bloc généré, un bloc étant généré toutes les 10 minutes : ça revient à rémunérer l'énergie brûlée autour de 1 dollar le mégajoule — c'est nettement mieux que le prix de l'électricité, donc dans le marché actuel on a intérêt à générer des Bitcoins.

Je passe aussi sur le problème pratique qu'il y aurait à ce que tous les ordinateurs du monde stockent le montant de tous les comptes en banque du monde (ainsi qu'une partie non négligeable de toutes les transactions ayant conduit à ces montants).

Ajout () : Les réflexions (avec lesquelles je suis plutôt d'accord) de Ben Laurie sur Bitcoin : partie 1, partie 2, partie 3.

Ajout () : L'avis d'Adam Cohen, plus orienté du côté économique, et qui rejoint le mien.

Ajout () : Un rapport de la BCE sur les monnaies numériques qui évoque notamment BitCoin ; et une analyse du graphe des transactions par Ron & Shamir qui révèle des choses intéressantes sur la manière dont les gens circulent les BitCoins.

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(vendredi)

Predictably Irrational

Dan Ariely est professeur d'économie comportementale à Duke University, c'est-à-dire quelque chose entre un économiste classique et un psychologue. J'avais entendu parler de lui par ses exposés à TED ; sa spécialité est de montrer, d'analyser et d'expliquer la tendance que nous avons tous à nous comporter de façon irrationnelle quand il s'agit de faire des choix — et de façon non seulement irrationnelle, mais prévisiblement irrationnelle, c'est-à-dire qu'il y a tout un tas de motifs d'erreurs cognitives qui se répètent chez la majorité des gens.

Un exemple d'erreur cognitive que j'ai appris par lui et qui m'avait frappé est le phénomène suivant. On propose à un groupe de gens tirés au hasard le choix entre deux offres, A et B, qui ne sont pas évidentes à comparer ; et à un autre groupe de gens on propose le même choix, mais en ajoutant une troisième option, A′, qui est très semblable à A mais évidemment moins bonne (par exemple il pourrait s'agir d'une offre strictement incluse dans celle de A mais pour exactement au même prix). Personne n'a rationnellement intérêt à choisir A′, et de fait, les gens ne le choisissent pas, mais ce n'est pas là le phénomène intéressant. Le phénomène qui se produit dans beaucoup de situations est que le second groupe (celui qui a le choix entre A, B ou A′ avec A′ moins bon que A) opte plus pour A par rapport au premier groupe (celui qui n'avait pas l'option A′). Autrement dit, la simple existence du choix A′, même si personne ne le prend, rend le choix A plus attirant ; si on était rationnels, l'existence de A′ ne devrait pas jouer sur la comparaison entre A et B, celle-ci ne devant faire intervenir que les mérites respectifs de ces derniers. Le phénomène n'a pas lieu systématiquement ou dans tous les domaines, mais la tendance est générale, et Dan Ariely l'illustre dans des situations assez différentes.

Il s'agit d'un des exemples qu'il évoque dans ses exposés à TED, mais qu'il détaille aussi dans son livre, Predictably Irrational[#], que j'ai récemment fini de lire. C'est un ouvrage que j'ai trouvé très intéressant : il est construit sur autant de chapitres que de types d'erreurs de jugement qu'il illustre, à chaque fois, par un certain nombre d'expériences, et qu'il tente de généraliser à des phénomènes plus larges, comme des phénomènes de société. On peut lui reprocher de ne pas donner systématiquement les conditions exactes de ses expériences, ou de ne pas toujours indiquer si elles ont été reproduites et confirmées par d'autres, et évidemment on peut s'interroger sur le fait que ses généralisations soient parfois hâtives, mais pour un ouvrage de vulgarisation, j'ai trouvé ça très bien. Dan Ariely tient aussi un blog dans lequel il rapporte un certain nombre d'expériences ou de réflexions de ce genre.

Dans un genre semblable, il y a Dan Gilbert (est-ce que tous les chercheurs sur le sujet s'appellent Dan ? ☺️), dont j'ai également beaucoup aimé les exposés à TED. Lui est psychologue (à Harvard), donc a priori moins concerné par l'aspect économique, plutôt par (par exemple) notre relation à notre moi passé ou futur, mais il signale également dans ces exposés quelques réactions irrationnelles que nous avons fortement tendance à avoir. La suivante m'avait amusé. Considérons deux situations : situation 1, je vais au théâtre, j'ai en poche un billet de banque de 20€ et un billet pour la pièce, que j'ai déjà acheté, et qui m'a aussi coûté 20€ ; mais juste en arrivant, mon billet de théâtre tombe de ma poche dans une bouche d'égout où je n'ai aucune chance de le récupérer : vais-je choisir d'en acheter un autre pour aller quand même voir la pièce ? Situation 2 : presque identique, je vais au théâtre, mais cette fois je n'ai pas encore acheté ma place, j'ai en poche deux billets de banque de 20€ ; mais juste en arrivant, un des deux billets de banque tombe de ma poche dans une bouche d'égout où je n'ai aucune chance de le récupérer : vais-je acheter un billet pour voir la pièce ? Dans la situation 2, a priori, on répond oui : on est venu pour voir la pièce, le fait qu'on ait perdu 20€ ne change pas le fait qu'on veut voir cette pièce, donc on achète un billet. Dans la situation 1, souvent, les gens répondent non, au motif qu'on a déjà acheté un billet, on ne va pas en acheter un deuxième même si le premier s'est perdu. Mais quand on y pense, c'est idiot, on est ramené exactement à la même situation que dans le 2, et la décision à prendre ne doit pas dépendre du passé : on est devant le théâtre, avec 20€ en poche, on a envie de voir la pièce, il se trouve qu'on a perdu un morceau de papier qui valait 20€ mais peu importe puisqu'il est perdu dans un égout. Pourtant les gens réagissent souvent différemment[#2].

Cela nous force à remettre un peu en question les principes de l'économie classique (non-comportementale), qui supposent à un certain niveau que les gens se comportent de façon rationnelle, qu'ils ont des désirs (des fonctions d'utilité) bien définies et se reflétant dans les choix qu'ils font selon un certain ordre de préférence… ce genre d'hypothèses. Dan Ariely parle un peu de la façon dont le caractère simplifié (voire carrément faux) de ces hypothèses peut conduire à des conclusions économiques erronées — et, actualité oblige, dans l'édition[#3] que j'ai de son livre il explique notamment son avis sur la crise des subprimes et des conséquences qui ont suivi. Son but n'est pas d'envoyer à la poubelle l'économie classique, mais d'en explorer les limites, et d'essayer de décrire les phénomènes qui peuvent apparaître quand on s'approche de ces limites.

Je ne sais pas comment les économistes classiques réagissent aux mises en gardes de l'économie comportementale ; le tout petit échantillon (totalement non représentatif) que j'ai sous la main a une réaction du type certes, c'est amusant, mais bon, c'est très empirique, et pour le genre de choses qui me concernent, ces phénomènes ne sont pas importants, et de continuer, dans toute discussion politique ou sociétale, à utiliser abondamment comme axiome que les gens se comportent rationnellement par rapport à une relation de préférence. Quand on insiste que, non, vraiment, les gens ne sont pas rationnels, des réactions possibles sont : (A) ce n'est pas important, ce sont des effets individuels qui n'existent plus à l'échelle collective (pur acte de foi), ou bien (B) ce n'est pas grave, faisons quand même comme s'ils l'étaient, parce que c'est plus simple, ou pour « récompenser » les gens rationnels, voire, pour favoriser la survie des mèmes rationnels dans la société (une forme d'eumémisme ? en tout cas, ça devient n'importe quoi). Ou parfois avec des arguments que j'appellerai ad basiursum[#4], consistant à prétendre que l'interlocuteur (=moi, en l'occurrence) rêve d'un monde de bisounours où les irrationalités des gens seraient gentiment prises en compte, et caricaturer sa position. Ce genre de réaction de mauvaise foi (mais je répète que je n'ai qu'un échantillon microsocopique d'environ 1.618 personne) me fait un peu penser à celle d'un physicien newtonien qui refuserait de prendre en compte les corrections relativistes parce que c'est trop difficile à calculer, ou ça ne doit pas exister à l'échelle de l'orbite de Mercure, ou encore les planètes apprendront à se comporter selon les lois de Newton si on calcule leurs trajectoires comme ça…

[#] Le mot predictably me gêne : j'ai toujours envie de l'écrire avec un ‘i’ à la place du ‘a’, à cause du français prédictible (anglicisme qui, d'ailleurs, d'après les puristes, n'est pas du français : il faut dire prévisible ; mais si c'est vraiment un anglicisme, on se demande pourquoi ce n'est pas prédictable).

[#2] Quelque chose de semblable à l'expérience de pensée m'est arrivé, d'ailleurs. Je venais d'acheter un livre de maths très cher, après avoir beaucoup hésité à savoir si je voulais vraiment l'acheter ou non, et le jour même je l'ai perdu (ou plutôt, on me l'a volé — je l'avais oublié dans une salle de l'ENS et il avait disparu une heure plus tard, et mes mails à tout le département demandant si personne ne l'avait vu n'ont rien donné). Je suis donc allé le racheter : j'ai dû combattre la partie irationnelle en moi qui me disait c'est trop cher ! 150€ ça t'a beaucoup fait hésiter, alors 300€ c'est complètement exorbitant — réaction complètement stupide, car j'avais perdu ces 150€, peu importe qu'ils aient pris la forme d'un livre, mais puisque j'avais finalement décidé que je voulais ce livre à ce prix, je devais logiquement être prêt à faire la même dépense dans les mêmes conditions.

[#3] J'ai l'édition d'ISBN 978-0-00-725653-2. Bizarrement, Amazon.com ne la connaît pas, mais Amazon.fr si. Ça doit être une édition britannique plutôt que nord-américaine.

[#4] Basiursus est évidemment le mot latin désignant un bisounours.

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(dimanche)

L'art contemporain cause-t-il de l'inflation ?

En ce moment se tient à Paris un truc appelé la Foire internationale d'art contemporain : je pourrais encore faire mon pépé grincheux en expliquant que je trouve qu'il y a quelque chose d'obscène à vendre des montages aléatoires d'objets triviaux ou des répartitions quelconques de taches de peinture sur une toile comme des œuvres d'art, mais chacun a droit à son propre jugement ; je me pose plutôt une question économique, parce que je ne comprends décidément rien à l'économie. Car, surtout en période de crise, l'art sert de « valeur refuge » un peu comme les métaux précieux : j'aimerais comprendre comment ça fonctionne au juste.

Imaginons que le célèbre artiste Duschnock ait réalisé une œuvre intitulée Armes de destruction massive, qui est constituée de bouts de journaux enroulés pour évoquer la forme de missiles, et que le collectionneur Lepigeon achète pour, disons, 45000€[#]. Le collectionneur n'a pas vraiment besoin d'aimer ça, il peut aussi simplement spéculer sur la valeur que l'œuvre prendra lorsque Duschnock gagnera encore en réputation : peut-être la revendra-t-il 50000€ à quelqu'un qui la revendra lui-même, etc. : après tout, les financiers qui échangent des actions en bourse ne sont pas forcément plus intéressés par la possession en soi d'un bout de l'entreprise ACME que M. Lepigeon par les armes de destruction massive de M. Duschnock. Ceci étant, si c'est une valeur refuge, on espère plutôt simplement que l'œuvre continuera à valoir 45000€. Il se peut que cela même soit faux, qu'à un moment donné le sens de l'art change, que les gens voient enfin clairement qu'il s'agit juste de petits bouts de journaux enroulés, et qu'ils ne valent pas plus 45000€ que l'urinoir de M. Duchamp[#2] : dans ce cas, le pigeon est celui qui détenait les bouts de journaux à la fin et le bénéficiaire est l'artiste. Ce n'est pas grave[#3]. Mais imaginons maintenant que l'œuvre de M. Duschnock continue à valoir, pour tous les temps avenirs imaginables, 45000€.

Si le faussaire M. Duvol crée 45000€ de faux billets, et que ces faux ne sont jamais détectés, il appauvrit un peu toute la zone euro de la somme correspondante, en augmentant légèrement l'inflation puisqu'il a agrandi la masse monétaire : ainsi, il vole un peu tout le monde, y compris ceux qui n'ont jamais eu les faux billets entre les mains. Donc même si je suis extraordinairement doué pour reconnaître les faux billets, et que je n'accepterais jamais les billets de M. Duvol, je suis quand même appauvri par le fait qu'il les ait créés, parce qu'en fait je ne vais jamais les rencontrer, les faux billets en question, donc mon super pouvoir de reconnaissance ne m'est d'aucun secours.

Maintenant, si M. Duschnock crée une œuvre d'art à laquelle un certain marché de l'art attribue une valeur de 45000€, mais que moi, avec mon super pouvoir de reconnaître des morceaux de journal, je considère qu'elle ne vaut rien[#4], y a-t-il une différence ? D'un côté, je ne comprends pas où pourrait être la différence : certes, on ne peut pas acheter son pain avec l'œuvre de M. Duschnock, qui n'est pas directement convertible, tandis que l'euro, lui, l'est, mais en fait, comme j'ai fait l'hypothèse que le marché de l'art continuait à estimer cette œuvre aussi cher, on peut. D'un autre côté, peut-être que c'est justement cette hypothèse qui est déraisonnable : le marché de l'art devrait s'affaisser très légèrement si on y introduit une nouvelle œuvre, donc ce seraient uniquement les détenteurs d'objets d'arts de toutes sortes qui seraient volés (mais cela même n'est pas très satisfaisant car, pourquoi le marché de l'art en général et pas celui des sculptures formées de papier de journal ou au contraire toutes sortes d'objets matériels ?). Il y a quelque chose de mystérieux au fait de considérer que l'achat que M. Lepigeon ferait à M. Duschnock me léserait, moi qui n'attribue aucune valeur à l'œuvre de M. Duschnock, mais j'ai souligné que la même chose était vraie avec les faux billets de M. Duvol, même si j'étais doué du super pouvoir de reconnaître les faux billets ; et, après tout, M. Lepigeon, il paie M. Duschnock avec des (vrais) billets auxquels j'attribue, moi, une vraie valeur, donc cet argent, qui aurait peut-être dormi sur un compte, est mis en circulation… je suis perdu.

Une solution possible au paradoxe est peut-être que la banque centrale européenne, pour diriger la politique monétaire de l'euro (qui me concerne au plus haut point, puisque je suis payé dans cette devise) tente de contrôler l'inflation, et pour ça va chercher une adéquation entre — vu d'assez loin — la croissance de la masse monétaire et celle des biens disponibles ou du PNB des pays de la zone euro ou quelque chose du genre. Or autant la masse monétaire se quantifie théoriquement bien, autant du côté des biens on est obligé de les évaluer selon le marché existant, donc en particulier, pour les œuvres d'art, le marché de l'art, et c'est là que l'œuvre de M. Duschnock joue une part (minuscule) : d'une certaine manière, à cause de lui, un tout petit peu plus d'euros seront émis, et moi qui considère que son œuvre ne vaut rien, donc qu'il n'y a pas un tout petit peu plus de biens, je suis floué (mes euros me permettraient d'acheter une toute petite part de toutes les choses qui circulent dans la zone euro, donc une toute petite part des créations de M. Duschnock, qui pour moi sont de la marchandise avariée).

Mais je ne suis pas satisfait de cette explication non plus. Bref, voici la question qui me tarabuste : le fait que beaucoup de gens attribuent une valeur à des choses qui, pour moi, n'en ont pas du tout, cela cause-t-il une inflation de mon point de vue ? Dois-je me sentir appauvri par les créations de M. Duschnock ? Mes euros valent-ils moins à cause de lui ?

J'aimerais comprendre quelque chose à l'économie.

[#] Le cas, malheureusement, n'est pas complètement imaginaire, et représente typiquement ce que je peux exécrer dans ce genre de marché.

[#2] Ai-je dit que j'avais été scandalisé qu'on condamne celui qui l'avait cassé à rembourser très nettement plus que le prix de n'importe quel urinoir ?

[#3] Du moins tant qu'on ne découvre pas que des banques auraient spéculé sur la montée perpétuelle du marché de l'art, jusqu'à fournir des prêts spéciaux, subprime, à ceux qui voudraient en acheter sans en avoir les moyens… Mais ça ne risque pas d'arriver, n'est-ce pas ? Les banquiers sont des gens sérieux, ils ne feraient jamais ce genre d'erreur.

[#4] Ou bien que la vraie œuvre de M. Duschnock a été remplacée par l'œuvre du faussaire M. Duvol, qui est également constituée de morceaux de papier journal enroulés sous forme de missiles, mais qui, comme M. Duvol est un faussaire et pas un artiste, ne vaut absolument rien.

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(mercredi)

L'argent, la dette, tout ça

Hier soir je suis tombé par hasard sur deux reportages sur Arte consacrés pour l'un à l'endettement aux États-Unis et pour l'autre à l'économie de la dette publique. L'occasion de comprendre certains phénomènes d'économie qui n'ont jamais été parfaitement clairs pour moi (je cherche d'ailleurs un livre d'introduction à ces sujets qui soit didactique sans être pipo). Quelques idées que je retiens, en complétant avec des informations trouvées en ligne (et où j'ai malheureusement sans doute ajouté beaucoup d'erreurs ou d'imprécisions) :

  • D'abord, comment la comptabilité fonctionne. En France, par exemple, la trésorerie de l'État (dont j'aimerais bien mieux comprendre les détails, par exemple comment s'organisent les comptes et correspondants du Trésor, quel est le rôle exact des trésoriers payeurs et receveurs et tout et tout, mais c'est un autre sujet) passe par un compte unique, le compte du Trésor public à la Banque de France. Ce compte est géré par l'Agence France Trésor. Il ne doit jamais devenir déficitaire : si j'ai bien compris, lorsque le compte d'un État devient déficitaire, cela veut dire qu'il a emprunté de l'argent à sa banque centrale, i.e., fait fonctionner la « planche à billets »[#], et comme c'est un facteur d'inflation, ce n'est pas bien (et dans le cas de l'Eurosystème, c'est interdit, même à court terme, par le traité de Maastricht — enfin, je n'ai pas trouvé où exactement, mais c'est ce qu'on m'a dit). Concrètement, l'Agence France Trésor se donne pour objectif que le solde du compte unique de l'État soit d'environ 100M€ (M€ = millions d'euros) à la fin de la journée, alors que les mouvements quotidiens sont de l'ordre de 20G€ (G€ = milliards d'euros). Pour éviter que le solde soit négatif (je ne sais pas très bien comment l'argent est placé en cas d'excédent), l'État recourt à des emprunts privés, qui prennent la forme d'obligations ; il doit y en avoir à plus ou moins long terme. Ces bons du trésor sont vus par les marchés financiers comme un placement très sûr (l'État honore ses dettes) : ils sont achetés surtout par des compagnies d'assurance, des fonds de pension, etc., qui sont donc les créditeurs directs de l'État. (Dans le cas de la France, la dette est à 40% intérieure, dans le cas des États-Unis les créditeurs sont beaucoup plus majoritairement extérieurs, notamment en Chine.)
  • Ce qui s'accumule comme dette, donc, c'est la différence entre les dépenses et les recettes inscrites au budget, c'est ce qu'on appelle le déficit public. (Mais bon, je trouve que c'est un peu un artifice comptable : je ne vois pas pourquoi on n'inscrirait pas emprunts sous forme d'obligations comme une source de recette pour avoir un budget comptablement équilibré revenant exactement au même… et concrètement, du coup, je ne sais pas ce qu'on compte exactement dans les recettes et les dépenses entre les emprunts contractés, le remboursement de ceux-ci et l'intérêt de ce remboursement : est-ce qu'un budget équilibré signifie qu'on conserve une dette constante en roulement c'est-à-dire en remplaçant les anciens emprunts par des nouveaux de même valeur, ou bien qu'on la liquide sur sa durée de vie, ou encore qu'on l'accroît à cause des intérêts ? Ce n'est pas clair.) La charge de la dette, ce sont les intérêts sur celle-ci : par exemple, la France a une dette d'environ 900G€ dont la charge annuelle est donc, avec un taux d'environ 4.4%, autour de 40G€ (comme je viens de dire, je ne sais pas si c'est comptablement inscrit comme une dépense sur le budget, ni pour le roulement de la dette qui doit être, lui, d'environ 120G€/an).
  • La dette est souvent présentée comme une façon pour une génération d'emprunter à la suivante : cela peut se justifier si c'est pour construire l'avenir (ou le reconstruire, comme au sortir de la guerre). Mais il faut aussi voir qu'une dette intérieure sera reversée à une partie de cette génération suivante : donc, concrètement, une partie de la génération paiera des impôts envers l'autre — ce qui est contraire à ce qu'on conçoit normalement comme rôle social de l'État. C'est peut-être pour cette raison que la conception politique traditionnelle de la dette s'est en quelque sorte inversée : on a vu qu'aux États-Unis les républicains (par les allégements d'impôts) étaient plus enclins à laisser filer les déficits que les démocrates, et idem en Europe (par exemple quand on compare Prodi et Berlusconi, ou quand on regarde l'exemple de la Suède qui est certainement un des pays les plus sociaux-démocrates en Europe).

[#] Encore quelque chose qui est souvent très mal expliqué et que j'aimerais mieux comprendre : comment fonctionne la création de la monnaie. Comme beaucoup de gens, j'avais en tête jusque récemment l'idée que c'est le monopole des banques centrales — c'est faux, en vérité toutes les banques créent de la monnaie dès qu'elles accordent un prêt (puisque toutes les banques, actuellement, prêtent plus que leurs dépôts à la banque centrale). La banque centrale n'a que le monopole de l'émission de la monnaie fiduciaire (les billets), ce qui n'est pas très important, et encore pas toujours, d'ailleurs de nos jours la Banque d'Angleterre n'a pas le monopole de l'émission des billets en livres sterling, la Bank of Scotland et la Royal Bank of Scotland (que le Club Contexte félicite au passage pour leurs noms) ainsi que la Clydesdale bank en impriment aussi même s'il s'agit de sommes ridiculement faibles.


Sinon, ça n'a absolument aucun rapport, mais la note ci-dessus me fait penser qu'il faudra un jour que le Club Contexte vous raconte la différence de statut entre (a) l'Angleterre, l'Écosse, le Pays de Galles et l'Irlande du Nord, qui sont les pays constituant l'État souverain du Royaume-Uni, (b) les quatorze territoires britanniques d'outre-mer (comme les Bermudes), qui sont des dépendances du Royaume-Uni sans faire partie du Royaume-Uni (ni d'ailleurs de l'Union européenne — sauf pour Gibraltar), (c) les bailliages de Jersey et Guernesey et l'Île de Man, qui sont des dépendances de la Couronne britannique sans être des dépendances du Royaume-Uni mais pas non plus des États souverains, et enfin (d) les seize royaumes du Commonwealth (comme le Canada et l'Australie) qui sont des États souverains ayant le même monarque que le Royaume-Uni (tout en soulignant que les royaumes du Commonwealth n'ont a priori rien à voir avec (e) les États membres du Commonwealth, il se trouve simplement que les seize royaumes du Commonwealth sont effectivement membres du Commonwealth, mais il y en a d'autres comme l'Inde ou l'Afrique du Sud). Le Club Contexte tient à féliciter la Couronne britannique pour toutes ces subtilités byzantines et incompréhensibles. (Remarquez cependant que les distinctions de statuts dans les DOM-TOM français ne sont pas loin derrière en matière de complexité.)

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