J'avais écrit un petit texte tendant à expliquer comment fonctionne l'économie monétaire, et je pensais avoir raisonnablement bien compris les choses. Mais apparemment il y a des choses qui m'échappent encore totalement.
Parce qu'hier la Banque nationale suisse (=la banque centrale de la confédération helvétique, celle qui régule le franc suisse) a abandonné une politique qu'elle maintenait depuis septembre 2011, consistant à ne pas tolérer une parité EUR/CHF inférieure à 1.20 (i.e., le franc suisse ne doit pas dépasser les (1/1.20)€ ; je ne sais pas pourquoi tout le monde utilise le rapport EUR/CHF plutôt que CHF/EUR, ce qui me semble un peu à l'envers si on veut parler du cours du franc, notamment on parle de cours plancher pour ce qui est un plafond sur le CHF, mais bon). Le franc a gagné presque 50% de valeur presque instantanément, avant de redescendre un petit peu et de se stabiliser autour de la parité avec l'euro, c'est-à-dire une hausse d'environ 20% dans la journée. (Et les acteurs de l'économie suisse ont protesté que ceci allait tuer l'économie du pays en rendant impossibles les exportations.) Ces conséquences ne me surprennent pas : ce que je ne comprends pas, c'est la raison du changement de politique.
Les journalistes rapportent tous que la situation devenait
intenable pour la Banque nationale suisse. Par exemple, on lit
sur cet article de
la BBC : Keeping the franc at 1.20
to the euro had became increasingly expensive for the SNB
as it sold its own currency and bought up euros,
sterling, US and Canadian dollars and yen, usually in the
form of government
bonds.
Ici
sur Forbes : The alternative would have been that
the SNB, and the Swiss people, would have lost a lot of money at the
expense of laughing traders around the globe.
Or ça, je ne
comprends pas du tout.
Un adage classique de la finance est qu'il ne faut pas parier contre une banque centrale. Un épisode bien connu montre que ce n'est pas toujours vrai : mais en l'occurrence, George Soros a été plus fort que la Banque d'Angleterre qui essayait de défendre la livre — je comprends qu'une banque centrale puisse avoir du mal à empêcher sa monnaie de se déprécier, mais je ne comprends pas qu'elle puisse avoir le moindre mal à l'empêcher de s'apprécier. Il y a vraiment quelque chose qui m'échappe.
Une banque centrale est par définition infiniment riche dans sa
propre monnaie. Si elle décide que cette monnaie (disons, le zorkmid)
peut s'acheter au prix de 1 centime d'euro, elle peut en créer une
quantité illimitée pour réaliser cette offre : toute personne qui lui
présente 0.01€ reçoit 1¤ (un zorkmid) en échange, la banque centrale
inscrit le zorkmid émis dans la colonne de ses dettes et le centime
d'euro reçu dans la colonne de ses réserves en devises, et ceci peut
se reproduire quel que soit le nombre, fût-il des millions de
milliards pétas,
de zorkmids qu'on lui demande. Quel est le problème au
juste ?
Certains semblent dire que la banque centrale qui fait ça perd
de l'argent
, que ça lui coûte trop cher
: je ne comprends
pas du tout. La comptabilité d'une banque centrale est une pure
convention comptable, ses gains et pertes sont des nombres qui ne
signifient rien du tout. (Preuve étant que la banque centrale peut
gagner une somme arbitrairement élevée de façon idiote : elle
affaiblit sa propre monnaie selon le mécanisme expliqué au paragraphe
précédent, ce faisant ses réserves de change, comptabilisées dans
cette monnaie, s'apprécient d'autant, et sur le bilan comptable ceci
compte comme des gains — puisque le bilan comptable de la banque
centrale du Zorkmidstan est établi en zorkmids. Donc en fait, il me
semble même qu'en affaiblissant sa monnaie, formellement, la
banque centrale gagne de l'argent, ce qui est d'ailleurs vaguement
logique puisqu'elle diminue la valeur des dettes qu'elle a émises
relativement aux avoirs de contrepartie. Et de toute façon, même si
le capital de la banque central diminuait, voire devenait négatif,
voire très négatif, je ne vois pas quelle conséquence problématique ça
aurait en vrai : c'est juste un nombre qui ne signifie rien.) Bref,
je ne crois pas que le bilan comptable de la banque centrale soit
l'explication de la supposée difficulté à défendre la monnaie. Le
fait d'accumuler des réserves de quantités considérables d'euros, de
dollars et de yens n'est pas spécialement un problème, ou
alors j'ai du mal à comprendre pourquoi ç'en serait un.
Une explication moins stupide est que la banque centrale est tenue
à un objectif d'inflation et que celui-ci serait contraire à des
opérations sur le marché des changes. (Noter cependant que,
contrairement à la BCE, la BNS n'a pas
d'objectif chiffré en matière
d'inflation, la
loi se contente de lui donner pour mission d'assurer la
stabilité des prix
.) Le risque serait donc qu'à vendre des
zorkmids en quantité illimités pour maintenir un cours plafond de la
monnaie (contre les autres monnaies) on se retrouve à
affaiblir la valeur de celle-ci (en biens) et donc à créer de
l'inflation.
La réponse classique à ce problème (comment intervenir sur la
valeur d'une monnaie sur le marché des changes sans pour autant créer
d'inflation ou de déflation) est
de stériliser
les opérations de change. Concrètement, ça signifie que la banque
centrale du Zorkmidstan, en même temps qu'elle vend des zorkmids
contre d'autres monnaies (pour maintenir un cours plafond du zorkmid,
disons), elle émet sur le marché des emprunts étiquetés en zorkmids
(par exemple en vendant des obligations d'État du Zorkmidstan) :
l'idée est que ces emprunts vont bloquer les zorkmids émis et ainsi
éviter, ou du moins limiter, l'augmentation de la masse
monétaire disponible en zorkmids — concrètement, ceci
signifie que la banque centrale dit aux marchés ah, vous voulez
tellement fort des zorkmids ? vous en aurez, mais il faudra qu'ils
soient bloqués sur N années, par exemple vous pouvez
recevoir de la dette souveraine étiquetée en zorkmids
. Il se peut
que ce soient ces obligations de stérilisation qui se soient avérées
trop difficiles pour la Banque nationale suisse, et qui l'auraient
obligé à abandonner son cours plancher (c'est-à-dire, plafond sur le
franc suisse, vous suivez ?).
Maintenant, je suis sceptique quant à cette explication aussi, ou du moins si c'est la bonne je ne la comprends pas vraiment mieux. Premièrement, parce que ça n'a pas l'air si difficile de stériliser les opérations contre l'appréciation de la monnaie (et même si la BNS devait y perdre de l'argent, je répète que c'est un simple jeu comptable qui ne signifie rien — ou alors il faut m'expliquer ce que ça a comme conséquence tangible). Deuxièmement, parce que même si le cours d'une monnaie sur le marché des changes (sur laquelle on cherche à jouer) et sa valeur en termes de biens (qui détermine l'inflation ou la déflation, qu'on cherche à contrôler) ne sont pas exactement la même chose, ils ne sont pas non plus totalement sans rapport : il semble difficilement concevable que le franc suisse s'envole face à toutes les autres monnaies sans qu'il y ait simultanément au moins un risque de déflation en Suisse (qui signifierait qu'il n'y a pas spécialement besoin de stériliser les opérations contre un risque d'inflation). Surtout quand la zone euro n'est elle-même pas du tout menacée par l'inflation. Troisièmement parce que, concrètement, quand je consulte le dernier bulletin trimestriel de la Banque nationale suisse (4e trimestre 2014), il fait état d'une inflation tournant autour de 0%, donc soit la banque centrale stérilise très bien ses opérations de change et n'a pas de mal à le faire, soit elle n'a pas besoin de le faire. Au contraire, le rapport en question mentionne clairement et à plusieurs reprises que le cours plancher sur le rapport EUR/CHF sert entre autres à empêcher une situation déflationniste : manifestement le problème n'est pas de stériliser les opérations de change pour éviter de créer de l'inflation.
Tout ça pour dire que je suis perplexe : les explications ne manquent pas, mais soit elles sont mauvaises, soit je ne les comprend pas.
Pour donner un exemple d'une autre mauvaise explication : certains avancent que la BNS voulait se prémunir contre une chute possible de l'euro consécutive à des opérations de soutien à l'économie devant être menées par la BCE. Mais pour ça, la BNS pouvait simplement modifier le cours plancher qu'elle imposait en publiant un plafond au franc suisse soit contre l'euro soit contre le dollar soit contre le yen, avec des chiffres choisis pour que le plafond contre l'euro soit le moins contraignant actuellement (ce qui donnerait donc le même cours effectif) mais que l'un des autres plafonds le remplacerait si l'euro devait plonger.