David Madore's WebLog: Quelques concepts d'économie monétaire

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(vendredi)

Quelques concepts d'économie monétaire

[Central Banking for Dummies]J'ai eu un mal fou à arriver à comprendre plus ou moins comment fonctionne le système bancaire moderne (à multiplicateur de crédit), quel est le rôle précis d'une banque centrale et comment fonctionne, spécifiquement, la BCE et sa comptabilité. Alors je vais essayer d'expliquer (et si possible de façon geek-friendly) ce que j'ai réussi à comprendre malgré les explications épouvantables ou l'absence d'explications que j'ai rencontrées un peu partout.

Note : Dans tout ce qui suit, M€ = méga-euro = million d'euros (1000000€) ; G€ = giga-euro = 1000M€ = milliard d'euros (1000000000€) ; et T€ = téra-euro = 1000G€ = mille milliards d'euros (1000000000000€ ; billion en bon français, trillion en anglais ou en français de journalistes ignares) : voyez cette entrée pour la raison d'utiliser ces termes, et ce graphique par xkcd pour les ordres de grandeur. Par ailleurs, en bon informaticien, j'utilise le ‘.’ comme séparateur décimal, donc par exemple 1.729G€=1729M€.

Avant d'expliquer les choses analytiquement, je voudrais démonter un certain nombre d'idées reçues et tordre le coup à des mythes classiques, et en profiter pour donner quelques ordres de grandeurs s'agissant de la zone euro :

☛ Mythe nº1 : la valeur de la monnaie est basée sur l'or. C'est quelque chose qui n'est plus vrai depuis la seconde guerre mondiale, et plus du tout depuis les années '70, mais c'est étonnant combien de gens continuent à le croire. En réalité, la monnaie de tout État moderne est basée sur le crédit : il s'agit d'une créance sur une banque, appuyée sur une dette contractée auprès du système bancaire par un investisseur, et dont la valeur matérielle est donc assurée par ce que produira cet investisseur ou par un collatéral exigé comme garantie pour ce prêt. Ce système a été abondamment critiqué (parfois à la limite du complotisme), principalement sur la base du malentendu que l'or aurait quelque chose d'intrinsèquement précieux plutôt que l'être juste par le même type de convention qui rendent précieux les euros, dollars, œuvres de Picasso ou autographes de Justin Bieber. On peut être assez précis : les banques centrales de l'Eurosystème détiennent 10790 tonnes d'or comptées à une valeur de 427G€, ce qui ne représente qu'à peine plus de 4% du total des euros en circulation (9.78T€) (bon, cette proportion est sous-évaluée parce qu'il faudrait sans doute compter l'or des banques commerciales et pas seulement celui des banques centrales, mais peu importe pour la morale de l'histoire).

☛ Mythe nº2 : la monnaie est créée par la banque centrale. Même parmi les gens assez sophistiqués pour savoir que la monnaie n'est pas basée sur l'or, il y en a encore beaucoup qui s'imaginent que c'est la banque centrale qui les crée, i.e., la BCE dans le cas des euros. Ce n'est pas totalement faux : les banques centrales créent effectivement de la monnaie, mais la majorité est créée par les banques ordinaires (commerciales). Là aussi, on peut être assez précis : s'agissant de la zone euro, entre 1.3T€ et 3.0T€ (selon ce qu'on compte au juste) ont été créés par les banques centrales de l'Eurosystème, et entre 9.8T€ et 17.1T€ par les banques ordinaires, six ou huit fois plus. Il est cependant vrai que la monnaie dite fiduciaire, i.e., les billets (le cas des pièces étant tout à fait anecdotique), est créée par les banques centrales, mais ces billets ne représentent que 890G€=0.89T€, ce qui n'est pas beaucoup par rapport aux chiffres précédemment mentionnés.

☛ Mythe nº3 : les banques prêtent l'argent qu'on dépose chez elles. Ce n'est pas vrai, l'argent prêté par les banques est créé lorsqu'elles émettent un prêt (même si elles sont tenues à certaines obligations de réserve sur la quantité qu'elles peuvent émettre, qui dépendent de la quantité d'argent dont elles disposent, donc de celui déposé chez elles). C'est le principe même du fonctionnement de baser la monnaie sur la dette, et ce qui fait dire aux complotistes que le système est une arnaque, est instable, ou toutes sortes d'autres affirmations de ce genre. Sans affirmer que ce système soit parfait (de toute façon, mon intention n'est pas tant de le défendre que de le décrire), il présente l'avantage que la monnaie est créée en réponse aux besoins qu'en a l'économie, et a donc des chances d'y répondre plus correctement que si on base la monnaie sur, disons, l'or, dont la quantité disponible n'a pas de raison d'être en adéquation avec les besoins de la monnaie (d'où un risque de déflation ou d'inflation selon que l'or est trop rare ou trop abondant).

☛ Mythe nº4 : les banques (ou en tout cas les banques centrales) sont infiniment riches puisqu'elles peuvent créer de l'argent en quantité illimitée. La réponse triviale à ça est que si la BCE créait 1000T€, le cours de l'euro s'effondrerait et cet argent ne représenterait pas plus que tout ce qu'on peut acheter en euros actuellement. Mais cette réponse triviale passe assez à côté de la plaque. Le fait est surtout que même une banque centrale, pour créer de la monnaie qu'elle contrôle, doit écrire cette création sur le côté passif de sa comptabilité, et doit avoir quelque chose à écrire côté actif : les bénéfices d'une banque, y compris d'une banque centrale, viennent des intérêts qu'elle touche sur les prêts qu'elle consent (et le différentiel avec les intérêts qu'elle paye sur les dépôts qu'elle reçoit), non de sa capacité à créer de l'argent ex nihilo. C'est quelque chose qui m'a beaucoup intrigué, que les banques centrales puissent avoir des bénéfices comme toutes les autres, et que ces bénéfices ne soient pas forcément astronomiques : à titre d'exemple, la BCE a beau être en situation de sauver — ou en ce moment de ne pas sauver — des États en leur prêtant ou plutôt en refusant de leur prêter des dizaines voire des centaines de milliards, elle réalisé un bénéfice assez modeste de 171M€, plus précisément 170831395€, sur l'année 2010 (année il est vrai atypique en la matière puisqu'elle a augmenté son capital ; en 2009 c'était 2253M€=2.253G€).

Maintenant que j'ai expliqué comment les choses ne fonctionnent pas, essayons d'expliquer comment elles fonctionnent, sous forme d'un certain nombre de principes :

☛ Principe nº1 : la monnaie est une créance détenue sur une banque. Par exemple, le solde de mon compte courant est une dette que cette banque — dans mon cas, LCL — a envers moi. On peut dire qu'il s'agit d'« euros LCL », même si ces « euros LCL » sont interconvertibles pour des euros de n'importe quelle autre banque commerciale, y compris des « euros banque centrale », grâce aux mécanismes de compensation (cf. principe nº5 plus bas).

• …Et les billets ? En général, il s'agit de créances sur la banque centrale : par exemple, un billet de banque en livres sterling — autre que les très anecdotiques billets de banques écossaises privées — est une créance de ce montant sur la Banque d'Angleterre. Dans le cas de l'euro, les choses sont plus compliquées parce qu'il n'y a pas une mais dix-huit banques centrales (la banque centrale de chacun des 17 pays de la zone euro, plus la BCE qui sert en quelque sorte de banque centrale des banques centrales comme l'expliquerai plus loin) : comme on n'a pas voulu que les billets soient traités de façon différenciée selon la banque centrale qui les a émis, laquelle est identifiée uniquement par la lettre en tête du numéro de série, tous les billets représentent des créances dans les mêmes proportions, à savoir 8% sur la BCE elle-même, et 92% pour les banques centrales nationales des pays de la zone euro dans la proportion à laquelle elles entrent au capital de la BCE ; par exemple, un billet de 100€ représente une créance de 8.00€ sur la BCE, 24.90€ sur la Deutsche Bundesbank, 18.70€ sur la Banque de France, 16.43€ sur la Banque d'Italie, 10.92€ sur la Banque d'Espagne, etc., et 0.24€ sur la Banque d'Estonie ; bien sûr, si on agrège toutes ces banques centrales sous le nom d'Eurosystème, on peut dire que le billet de 100€ est une créance de ce montant sur l'Eurosystème : la raison de séparer la créance comme on vient de le faire est de déterminer qui profite de l'émission des billets, ou plus exactement du fait qu'il s'agit d'un prêt sans intérêts que le porteur du billet consent à ces banques centrales (le « seigneuriage » dont je parle plus bas, après le principe nº4).

Ajout () : j'oubliais de préciser à ce sujet : ça veut dire qu'à chaque fois qu'une banque centrale nationale émet un billet en euros, elle s'enregistre (via la BCE) une dette vis-à-vis de toutes les autres banques centrales de l'Eurosystème, BCE comprise. Par exemple, quand la Bundesbank fait imprimer un billet de 100€, elle contracte une dette de 8.00€ sur la BCE, 18.70€ sur la Banque de France, 16.43€ sur la Banque d'Italie, etc., et en échange elle obtient ce billet de 100€ (qu'elle — la Bundesbank — va par exemple pouvoir donner à une banque allemande contre une diminution de la créance que celle-ci a contre elle).

• La quantité de monnaie dans l'économie s'appelle l'agrégat monétaire. Il existe différents niveaux d'agrégat selon ce qu'on compte exactement : typiquement, on appelle M0 la monnaie fiduciaire (billets et pièce) en circulation, M1 la somme de M0 et des soldes des comptes courants (argent disponible immédiatement), M2 la somme de M1 et des soldes des comptes à terme bloqués pour une durée relativement courte (≤2 ans), et M3 la somme de M2 et de certains instruments de dette négociables émis par les banques (obligations à court terme).

☛ Principe nº2 : les banques — y compris les banques centrales — maintiennent un bilan comptable qui équilibre formellement actif et passif. C'est-à-dire que chaque opération doit faire apparaître le même montant dans la colonne des actifs que dans celle des passifs. La monnaie maintenue par la banque (i.e., la somme des comptes auprès de cette banque) apparaît dans le passif puisqu'il s'agit de dettes contractées par cette banque. Les actifs correspondant peuvent être eux-mêmes monétaires, c'est-à-dire de l'argent placé dans une autre banque (typiquement la banque centrale, sous forme d'un compte de réserve) ou bien être des « contreparties » comme on va l'expliquer. Cet équilibre entre actifs et passifs n'interdit évidemment pas que la banque fasse des bénéfices (ils apparaîtront au passif, cf. sous le principe nº4).

☛ Principe nº3 : pour émettre de la monnaie, une banque, centrale ou non, doit recevoir (côté actif) une contrepartie d'un montant égal à la monnaie créée (côté passif). A priori, ces actifs pourraient être n'importe quelle sorte de valeur négociable, matérielle ou immatérielle, que le secteur bancaire accepterait de monétariser. Dans les faits, les contreparties sont essentiellement des créances : soit sur le secteur privé (c'est-à-dire les dettes d'entreprises ou de personnes physiques ayant contracté des prêts auprès de la banque considérée), soit sur le secteur public (i.e., bons du trésor et autres instruments de la dette souveraine). S'agissant de la zone euro, ces contreparties sont très grossièrement constituées à 75% de prêts au secteur privé, à 15% de prêts au secteur public, et à 5% d'autres contreparties (dont, j'imagine, de l'or qui n'est pas placé au capital).

• Corollaire : les banques sont donc des institutions dont la fonction est de convertir en monnaie ou en liquidités les dettes contractées envers elles, ce qui permet, sommairement parlant, de les négocier contre des biens ou autres valeurs (plutôt que d'emprunter directement ces choses-là).

⚠ Ces contreparties ne sont pas à confondre avec les collatéraux qui sont des actifs qui ne sont pas transférés au prêteur mais utilisés comme garantie pour assurer un prêt. (Note : je ne prétends pas comprendre la différence entre, par exemple, un collatéral et une hypothèque : cela peut dépendre du régime juridique ou du détail des clauses du contrat, mais l'idée générale est la même.)

☛ Principe nº4 : les banques — y compris les banques centrales — pratiquent des taux d'intérêts, à la fois sur les prêts qu'elles consentent (c'est-à-dire que les dettes qu'elles acceptent pour contrepartie afin de créer de la monnaie sont réévaluées à un certain taux) et sur certains comptes qu'elles tiennent (c'est-à-dire que les dettes qu'elles ont elles-mêmes et qui constituent les soldes de ces comptes sont également réévaluées à un taux, évidemment inférieur) ; elles tirent leur bénéfice, entre autres activités, de la différence entre les taux d'intérêts qu'elles pratiquent sur ces deux opérations.

• Comptablement, les bénéfices sont soit directement inscrits à la colonne des passifs s'ils sont reversés comme dividendes aux actionnaires (ce qui, dans le cas d'une banque centrale, est généralement — mais pas forcément uniquement — l'État ou, s'agissant de la BCE, les banques centrales nationales de l'eurozone), soit pour partie ajoutés au capital ou à la réserve, qui figurent également côté passif (cela peut sembler surprenant, mais il s'agit justement de faire que l'actif et le passif s'équilibrent), lorsqu'on désire augmenter ceux-ci.

• S'agissant des billets, il s'agit de créances sur la banque centrale sur lesquelles aucun taux d'intérêt n'est appliqué (les billets ne se reproduisent pas tout seuls — voire, disparaissent). Étant donné que leur contrepartie, elle, est soumise à intérêts, l'émission de billets est une activité profitable pour la banque centrale : ce profit s'appelle le seigneuriage (voyez par exemple cette explication par le musée de la Banque nationale de Belgique).

• Les taux qu'appliquent les banques centrales (aux prêts qu'elles consentent et aux dépôts qu'elles reçoivent) s'appellent les taux directeurs de cette banque centrale. S'agissant de l'Eurosystème, il y a trois taux directeurs : le plus important, parfois abusivement appelé le taux directeur de la BCE, s'appelle le taux de refinancement (et vaut 1% depuis le 14 décembre), c'est le taux que la BCE pratique sur les opérations de refinancement, qui sont des prêts qu'elle consent aux banques ayant besoin de liquidités, sur la base d'un appel d'offres, en échange d'un collatéral acceptable, et pour une durée typique de 1 semaine. Les deux autres taux directeurs sont symétriquement distribués autour de ce taux de refinancement : ce sont les taux des facilités de prêt marginal (actuellement 1.75%) et de dépôt (actuellement 0.25%), i.e., les taux pratiqués sur les prêts et dépôts au jour le jour. Ces deux taux forment un « corridor » dans lequel s'inscriront normalement les taux du marché : une banque est garantie de pouvoir recevoir des intérêts d'au moins 0.25% sans risque en plaçant son argent à la banque centrale, et de pouvoir emprunter à au pire 1.75%.

☛ Principe nº5 : l'unité de la monnaie est maintenue par les mécanismes de compensation. Autrement dit, les euros créés par toutes les banques de la zone euro, qu'ils soient des créances sur la BCE elle-même, ou sur toute autre banque centrale constituant l'Eurosystème, ou sur toute banque commerciale ou institut monétaire de l'eurozone, sont interconvertibles et acceptés en règlement de toute créance.

Si je transfère de l'argent, disons, d'un compte tenu par LCL vers un compte tenu par la Société Générale, je transforme des « euros LCL » en « euros Société Générale » (au taux de 1:1) : pour que la Société Générale accepte ce nouveau passif, elle va demander un actif en échange, généralement sous la forme d'un transfert entre les comptes de ces deux banques à la Banque de France (i.e., l'actif transféré de LCL vers la Société Générale pour compenser le transfert de passif sera une créance sur la Banque de France), étant entendu qu'en temps normal, de toute façon, la grande majorité des transferts se compensent (il y a à peu près autant de gens qui transfèrent des euros de LCL vers la Société Générale que dans le sens contraire). On dit alors que la banque centrale sert à compenser les dettes entre les banques commerciales. (Note : je ne prétends pas savoir quels sont tous les transferts d'actifs possibles admis en compensation : par exemple, je suppose qu'il pourrait aussi y avoir transfert d'or, mais je ne sais pas dans quelle mesure la compensation pourrait se faire en transférant les contreparties ou en émettant simplement de la dette monétaire d'une banque sur l'autre.)

• Au niveau de la zone euro, les mécanismes de compensation sont rendus plus complexes parce qu'ils fonctionnent à deux niveaux : les banques centrales nationales compensent les dettes entre banques commerciales de leur pays, et la BCE compense les dettes entre banques centrales nationales constituant l'Eurosystème.

Ainsi, lorsqu'un virement a lieu d'une banque commerciale grecque vers une banque commerciale allemande (exemple choisi complètement au hasard, n'est-ce pas), la banque commerciale allemande acquiert (en regard du passif représenté par le solde de ce virement) une créance sur la Bundesbank, laquelle acquiert une créance sur la BCE, qui à son tour acquiert une créance sur la Τράπεζα της Ελλάδος, qui elle-même acquiert une créance sur (ou se débarrasse d'une dette vis-à-vis de) la banque commerciale grecque. De nouveau, si on considère l'ensemble de l'Eurosystème (=toutes les banques centrales nationales) comme une seule banque centrale, cela fonctionne de la même manière : l'intérêt de suivre ces dettes internes à l'Eurosystème n'est pas de limiter les transferts (les banques centrales de l'Eurosystème sont toutes infiniment solvables en euros) mais de savoir qui en tire des intérêts, les dettes intra-Eurosystème étant rémunérées au taux de refinancement.

Il y a cependant eu beaucoup de commentaires au sujet de ces dettes entre banques centrales, notamment à propos des dettes de la Banque centrale d'Irlande vis-à-vis de la Bundesbank (via la BCE) : voir cet article qui soutient la thèse que la Banque centrale d'Irlande est lourdement intervenue pour soutenir les secteurs privé et public irlandais, et celui-ci qui explique que c'est le fonctionnement normal de l'Eurosystème (voyez aussi dans ce sens ce qu'en dit le rapport mensuel de mars 2011 de la Bundesbank, ici en allemand et là en anglais, pages 34–35 dans les deux versions). Une chose qui est certaine, cependant, c'est que ces dettes intra-eurosystème ne sont quasiment pas publiées (il faut aller chercher les rapports de chaque banque centrale, et encore, ils sont variables, la BCE ne publie apparemment ses comptes propres qu'une fois par an, la Bundesbank le fait chaque mois mais agrège ses créances sur la BCE dans la catégorie des autres actifs qui doit regrouper plein de choses, la Banque de France publie des comptes une fois par an de façon très difficile à comparer avec le reste…).

• Concrètement, l'infrastructure permettant de réaliser ces compensations au niveau européen s'appelle TARGET2 (et les montants ainsi compensés sont assez astronomiques : plus de 800T€ par an, c'est-à-dire environ 90 fois le PIB de la zone sur une même période).

☛ Principe nº6 : en plus de l'exigence comptable d'équilibrer actifs et passifs, les banques commerciales — et par là je veux dire les banques autres que les banques centrales — sont tenues à une obligation de réserve. Cela signifie que ces banques ont l'obligation qu'une somme correspondant à une certaine fraction de la monnaie qu'elles ont créée soit déposée à la banque centrale : très grossièrement, les obligations à court terme (dans l'Eurozone, ≤2 ans) de ces banques, et en particulier le solde des comptes courants, mais aussi des obligations négociables à courte maturité, constitue une base de réserve sur laquelle est appliquée un coefficient de réserve (dans l'Eurozone, de 2%) : le montant en question doit être déposé sur un compte à la banque centrale (dans l'Eurozone, cela fait 2% de 10.4T€ soit 208G€ pour toutes les institutions monétaires et financières confondues).

• Cette obligation de réserve est ce qui limite la quantité de monnaie que les banques — autres que les banques centrales — peuvent créer. L'inverse du coefficient de réserve s'appelle aussi multiplicateur (maximal) de crédit, car c'est le rapport maximal entre la quantité de monnaie créée et la quantité de monnaie « banque centrale » qui lui donne naissance. C'est en tout cas par le moyen de cette obligation de réserve que la banque centrale assure son contrôle sur la disponibilité de la monnaie.

Par exemple, avec un coefficient de réserve de 2%, le multiplicateur maximal est de 50 : si je dépose 100¤ de monnaie banque centrale (disons sous forme de billets) dans une banque commerciale A, cette banque commerciale peut la déposer à la banque centrale et, grâce à l'immobilisation de cette réserve, peut émettre jusqu'à 5000¤ de sa propre monnaie (c'est-à-dire 4900¤ de prêts plus les 100¤ initiaux qui ont été convertis de monnaie banque centrale en monnaie de la banque A par le dépôt initial).

En général, le scénario est un peu différent, parce que si quelqu'un emprunte à la banque A, ce n'est pas pour laisser l'argent de cet emprunt dormir sur son compte auprès de cette banque, mais pour le retirer et — après une transaction commerciale — le déposer dans une autre banque. Donc on imagine plutôt que quelqu'un dépose 100¤ de monnaie banque centrale dans la banque A, que celle-ci prête 98¤ qui sont retirés sous forme de billets, i.e., de monnaie banque centrale (à ce stade-là, la banque A a donc 2¤ de réserve à la banque centrale correspondant au compte courant avec 100¤), puis ces 98¤ sont déposés dans une nouvelle banque B, etc. — on arrive alors au même résultat de 5000¤ de monnaie de banque commerciale créée, mais par une série convergente au lieu que ce soit en une seule fois, ce qui ne change rien.

• Quelques précisions : d'abord, les obligations des banques vis-à-vis d'autres banques, ou vis-à-vis des banques centrales, ne sont pas comptées dans la base de réserve (c'est-à-dire, ne créent pas d'obligation dans ce sens) ; c'est ce qui justifie qu'une banque puisse emprunter à d'autres banques, ou à la banque centrale, lorsqu'elle a besoin de se refinancer. Ensuite, l'obligation de réserve est vérifiée en moyenne sur une certaine période (environ un mois), pour permettre aux banques de profiter de la variabilité des taux d'intérêt et de satisfaire plus ou moins leurs obligations de réserve à court terme : ainsi, le compte de réserve n'est pas purement et simplement immobilisé. Enfin, ce compte de réserve est rémunéré par la banque centrale, au taux de refinancement.

☛ Principe nº7 : l'objectif d'une banque centrale, tel qu'il est défini par à peu près tous les statuts modernes, est (1) de lutter contre l'inflation, et (2) sans préjudice de ce premier objectif, de soutenir les politiques économiques. (S'agissant de la zone euro, c'est l'article 127 (¶1) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Mais on trouve quasiment exactement la même formulation, par exemple, dans l'article 11 du Bank of England Act 1998.) L'objectif (1) signifie que l'expansion de la masse monétaire doit être à peu près comparable à celui de la production de biens (le PIB) : car si la monnaie devient trop abondande, le prix des biens augmente relativement à elle. Si on table, par exemple, sur une croissance (du PIB) de 1%/an, et qu'on vise une inflation légèrement en-dessous de 2%/an (c'est l'objectif que se donne la BCE, sachant qu'une déflation pose ses propres problèmes ; en ce moment, elle est plutôt de 3%/an), alors il faut viser une expansion de M3 de l'ordre de 3%/an.

⚠ Il ne faut pas confondre trois phénomènes liés mais distincts : l'inflation des prix, l'expansion de la masse monétaire, et la dépréciation de la monnaie sur le marché des changes (vis-à-vis des autres monnaies). (J'utilise trois mots distincts pour éviter toute confusion, mais parfois on trouve le mot inflation utilisé abusivement pour autre chose que l'inflation des prix. Pour référence, les contraires sont : déflation des prix, contraction de la masse monétaire et appréciation de la monnaie.) L'expansion de la masse monétaire est simplement l'augmentation de l'agrégat monétaire : comme je viens de l'expliquer, elle ne se traduira par de l'inflation que si cette expansion est plus rapide que la croissance de la production (ou, en cas de récession, si la masse monétaire se contracte trop lentement). La dépréciation de la monnaie est à la fois reflet de l'inflation (si on peut moins acheter avec cette monnaie, elle devient moins intéressante) et une cause supplémentaire possible (si les autres monnaies deviennent plus fortes en comparaison, les biens d'importation — ou les matières premières — deviennent plus chers).

• Pour contrôler la masse monétaire, le principal mécanisme dont disposent les banques centrales sont les taux directeurs, évoqués plus haut. Augmenter les taux directeurs rend l'emprunt plus cher, donc l'argent plus rare, donc contribue à freiner la croissance de l'agrégat monétaire et à éviter l'inflation. (De surcroît, cela va avoir tendance à attirer les placements étrangers donc la demande de cette monnaie, et ainsi son appréciation sur le marché de changes.) Diminuer les taux directeurs sert plutôt à stimuler l'économie en rendant les investissements plus faciles.

☛ Principe nº8 : en plus de leurs opérations de crédit, les banques — et notamment les banques centrales — peuvent conduire des opérations extérieures sur le marché des changes. Ces opérations de change peuvent être décidées pour des raisons politiques (dans le cas de l'Union européenne, l'autorité en revient au Conseil), contrairement aux opérations purement monétaires où en principe la banque centrale dispose d'une grande indépendance.

• Une banque centrale peut toujours affaiblir la monnaie qu'elle contrôle, puisqu'elle est infiniment solvable dans cette monnaie : elle peut en vendre une quantité arbitraire et ainsi forcer le cours à descendre. À titre d'exemple, le 15 septembre 2011, la Banque nationale Suisse a décidé de fixer unilatéralement un cours plancher de 1.20CHF pour 1€ pour mettre un terme à une appréciation excessive du franc suisse (perçu comme monnaie refuge) sur le marché des changes. Une telle opération présente éventuellement un risque inflationniste car elle augmente la quantité de monnaie disponible : pour limiter ce risque, on peut tenter de stériliser l'opération, ce qui peut consister à exiger que l'argent résultant de l'achat de devises soit placé sur des comptes à terme assez long, ou à émettre des obligations (ce qui revient sensiblement au même), ou encore à vendre n'importe quelle autre valeur négociable (par exemple, des bons du Trésor) pour absorber les liquidités excessives créées par l'intervention de change. (De façon très sommaire, l'opération stérilisée consiste pour la banque centrale qui veut déprécier sa monnaie à forcer les investisseurs voulant en acheter à accepter à la place des instruments comme des obligations étiquetées dans cette monnaie.)

• A contrario, une banque centrale peut être amenée à défendre la monnaie qu'elle contrôle. Dans ce cas, en revanche, ses moyens sont limités par la quantité de réserves de change dont elle dispose. (À titre d'exemple, l'Eurosystème dispose de 148G€ de réserves de change, constituées approximativement aux trois quarts de dollars américains et à un quart de yens japonais ; auquels il faut ajouter 77G€ en droits de tirage spéciaux et positions de réserve au FMI — je ne sais d'ailleurs pas la différence entre les deux.)

• Historiquement, après l'abandon du système de Bretton Woods, indirectement basé sur l'or, au début des années 1970, de nombreuses monnaies ont expérimenté avec des tentatives de taux de changes fixes ou partiellement fixes (comme le serpent monétaire européen puis le système monétaire européen) : il s'agit pour la banque centrale de défendre le taux de change par le haut et par le bas, dans des marges plus ou moins étroites, par rapport à telle ou telle monnaie de référence. Ce n'est pas toujours tenable, comme l'a prouvé George Soros en devenant en septembre 1992 « l'homme qui a fait sauter la Banque d'Angleterre », c'est-à-dire en spéculant à la baisse sur la livre sterling pour une somme supérieure à ce que la Banque d'Angleterre pouvait la défendre pour rester dans le système monétaire européen. De nos jours, les principales monnaies ont des cours flottants, c'est-à-dire que les banques centrales ne cherchent pas à les contrôler complètement mais laissent les marchés des changes les régler. Le terme de dévaluation (ou de révaluation), qui est la façon dont on nomme dans un système de changes fixes la modification de ce taux de change forcé, n'a plus de sens dans un système de cours flottants : on peut simplement parler de dépréciation lorsque le cours observé baisse.

Pour conclure, voici un petit scénario, que j'espère pas trop délirant, destiné à illustrer un peu les mécanismes de comptabilité.

Pour commencer mon histoire, je vais supposer qu'au pays du Zorkmidstan (dont la monnaie est le zorkmid, symbole ¤), quelqu'un a créé une banque commerciale X : pour cela, il a vendu de l'or, pour une valeur de 1000¤, à la banque centrale du Zorkmidstan, et déposé les 1000¤ qu'elle a créés en échange sur un compte de réserve dans cette banque centrale :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)1000¤ (compte réserve de la banque X)
Banque X
ActifPassif
1000¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)

Les obligations de réserve au Zorkmidstan étant de 20%, avec les 1000¤ sur son compte de réserve, la banque X peut créer jusqu'à 5000¤. Voilà justement Monsieur Keyah qui veut emprunter 1200¤ pour une opération commerciale : qu'à cela ne tienne,

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)1000¤ (compte réserve de X)
Banque X
ActifPassif
1000¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
1200¤ (créance sur M. Keyah)1200¤ (compte de M. Keyah)
M. Keyah
ActifPassif
1200¤ (compte à la banque X)1200¤ (emprunt)

L'obligation de réserve de la banque X est satisfaite parce que 20% de la base de réserve donnée par la somme des comptes courants qu'elle tient (1200¤) vaut 240¤, ce qui est inférieur à son compte de réserve à la banque centrale. Seulement voilà que M. Keyah retirer 1000¤ de son compte sous forme de billets : pour obtenir ces billets, la banque X doit les acheter à la banque centrale ; elle ne peut pas vider totalement son compte de réserve, car il doit continuer à contenir 40¤ de réserve couvrant le reliquat du compte de M. Keyah, et doit donc emprunter 40¤ à la banque centrale :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)40¤ (compte réserve de X)
40¤ (créance sur X)1000¤ (billets circulés)
Banque X
ActifPassif
40¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
1200¤ (créance sur M. Keyah)200¤ (compte de M. Keyah)
40¤ (emprunt à la banque centrale)
M. Keyah
ActifPassif
200¤ (compte à la banque X)1200¤ (emprunt)
1000¤ (billets)

Monsieur Keyah achète un zorglub à Mademoiselle Dnar pour 200¤ : il la paie par virement (Mademoiselle Dnar a également un compte à la banque X). Quant aux 1000¤ de monnaie fiduciaire, il les utilise pour acheter un multiplicateur de zorglubs à Madame Taitsab, laquelle les dépose à la banque Y (qui à son tour les dépose à la banque centrale) :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)40¤ (compte réserve de X)
40¤ (créance sur X)1000¤ (compte réserve de Y)
Banque X
ActifPassif
40¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
1200¤ (créance sur M. Keyah)(0¤) (compte de M. Keyah)
200¤ (compte de Mlle Dnar)
40¤ (emprunt à la banque centrale)
Banque Y
ActifPassif
1000¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (compte de Mme Taitsab)
M. Keyah
ActifPassif
1200¤ (biens achetés)1200¤ (emprunt)

(Je ne représente pas les comptes de Madame Taitsab ni de Mademoiselle Dnar, parce qu'ils ne sont pas très intéressants.) Le temps passe, et les banques appliquent des intérêts : les taux d'intérêt au Zorkmidstan étant prohibitifs (ou alors beaucoup de temps ayant passé), les dettes sont majorées de 10% (les comptes courants et les comptes de réserve, eux, ne sont pas rémunérés). Monsieur Keyah a cependant mis ce temps à profit pour faire fonctionner son multiplicateur de zorglubs, qui a produit neuf nouveaux zorglubs, estimés à 200¤ l'unité, à partir du premier (mais il a ensuite cassé) :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)40¤ (compte réserve de X)
44¤ (créance sur X)1000¤ (compte réserve de Y)
4¤ (bénéfices)
Banque X
ActifPassif
40¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
1320¤ (créance sur M. Keyah)(0¤) (compte de M. Keyah)
200¤ (compte de Mlle Dnar)
44¤ (emprunt à la banque centrale)
116¤ (bénéfices)
Banque Y
ActifPassif
1000¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (compte de Mme Taitsab)
M. Keyah
ActifPassif
2000¤ (biens)1320¤ (emprunt)
680¤ (bénéfices)

Madame Taitsab est intéressée par l'achat de cinq zorglubs : elle les paie 1000¤ par virement de son compte à la banque Y vers celui de Monsieur Keyah à la banque X. Ce virement est compensé par la banque centrale. La banque X utilise cet argent pour rembourser son emprunt à celle-ci, et Monsieur Keyah l'utilise pour rembourser en partie son emprunt :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)996¤ (compte réserve de X)
(0¤) (compte réserve de Y)
4¤ (bénéfices)
Banque X
ActifPassif
996¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
320¤ (créance sur M. Keyah)(0¤) (compte de M. Keyah)
200¤ (compte de Mlle Dnar)
116¤ (bénéfices)
M. Keyah
ActifPassif
1000¤ (biens)320¤ (emprunt)
680¤ (bénéfices)

Les cinq zorglubs restants sont vendus à l'étranger : les acheteurs étrangers se procurent les 1000¤ nécessaires en les achetant à la banque centrale du Zorkmidstan, qui émet des billets, que Monsieur Keyah dépose sur son compte à la banque X après avoir remboursé son prêt. La banque X, bien sûr, dépose ces billets sur son compte à la banque centrale :

Banque centrale
ActifPassif
1000¤ (or)1996¤ (compte réserve de X)
1000¤ (devises)4¤ (bénéfices)
Banque X
ActifPassif
1996¤ (compte à la banque centrale)1000¤ (capital)
680¤ (compte de M. Keyah)
200¤ (compte de Mlle Dnar)
116¤ (bénéfices)
M. Keyah
ActifPassif
680¤ (compte à la banque X)680¤ (bénéfices)

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