À chaque fois que je me mets à parler, sur ce
blog, de philosophie de la physique (tendant vers la métaphysique) ou
de philosophie de la mathématique (tendant vers la métamathématique),
je raconte un peu la même chose : dans un cas, pourquoi l'Univers
est-il tel qu'il est ?
et dans l'autre, les objets
mathématiques sont-ils réels ?
— ce sont certainement les
questions qui me fascinent le plus. Ce n'est pas juste que je radote
(même si, oui, je radote ; d'ailleurs, je radote — je vous ai déjà dit
que je radotais ?), c'est aussi que j'ai l'illusion récurrente
que cette fois-ci je vais réussir à exprimer les choses de
façon particulièrement lumineuse, et je retombe essentiellement sur
les mêmes traces de pas dans le sable de mon esprit qui me font
tourner en boucle. Peut-être qu'il est impossible de faire des
progrès en métaphysique : peut-être que même l'idée de mieux
poser les questions, à défaut de les résoudre, et de circonscrire
notre ignorance (de préparer ce que nous voudrions demander à l'Absolu
Esprit Infini Oraculaire Ultime si nous avions accès à lui) est-elle déjà
illusoire. Ou peut-être — ce n'est pas exclu — est-ce juste moi qui
suis nul et qui n'ai pas compris qu'il faut arrêter de réfléchir à ce
genre de choses (au rayon radotage, je vais éviter de vous citer une
fois de
plus la
si emblématique dernière phrase
du Tractatus). • Néanmoins, les
questions philosophiques sur lesquelles je reviens toujours touchent
de près certaines questions indiscutablement scientifiques, et qui
sont, à défaut d'être résoluble, au moins logiquement bien-posées et
dotées d'une valeur de vérité incontestable, ce qui n'est peut-être
pas le cas des questions philosophiques citées ci-dessus, donc je suis
inexorablement attiré par leur chant. Refaisons un tour de manège et
voyons s'il résulte un peu de clarté de ces idées N fois
remâchées. Au moins, cette fois-ci, j'ai un plan (même si j'avoue que
ce plan a été écrit après le texte, en cherchant quelles sections je
pouvais y marquer).
Table des matières
La question métaphysique ultime
La question métaphysique ultime, trêve de blagues auxquelles la réponse serait 42 c'est, à mon avis, plus ou moins de se demander pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien — donc, pour être un petit peu plus près de la physique, pourquoi l'Univers existe — ou plutôt, pour être un petit peu plus modeste, pourquoi cet Univers existe, ou du moins, pourquoi nous observons cet Univers, par opposition à tout autre univers imaginable, — et si on peut en tirer des enseignements. (Éclaircissement : Je ne prétends pas que toutes ces questions soient équivalentes — je ne prétends même pas qu'elles soient si fortement apparentées — je ne prétends pas non plus qu'elles aient toutes un sens, et à la limite la méta-question de si elles en ont un est également une question profonde ; je mentionne toutes ces questions surtout parce qu'il s'agit d'un cheminement mental, mais aussi, en fait, parce que je risque de glisser, parfois par accident, de l'une à l'autre, donc je veux les mettre dès le départ sur la table.)
Il y a une variante de la question dont je ne sais pas si elle a un
sens, c'est, même en admettant que l'Univers soit parfaitement défini
en tant qu'objet mathématique (par exemple, une solution de certaines
équations aux dérivées partielles avec certaines conditions initiales,
ou quelque chose comme ça — peu importent les
détails), pourquoi nous le ressentons. Je
vais appeler ça le problème transcendantal
(peu importe si c'est un contresens
par rapport à la notion kantienne). • Cette question est intrigante,
parce que par certains côtés il n'y a rien à expliquer (de la
description de l'Univers comme objet mathématique, on peut imaginer
faire les calculs qui montreraient qu'il contient des êtres vivants
qu'on pourrait appeler humains et qui se poseraient la question de
pourquoi ils sont là : fin de l'explication) ; mais par d'autres
côtés, on est passé complètement à côté de la plaque qui est de se
demander pourquoi au juste nous ressentons cet objet
mathématique (alors qu'il est probable que les décimales de π
contiennent quelque part une description complète de toute ma vie et
de toutes mes conversations, mais pour autant, je ne ressens pas les
décimales de π), ou, si on préfère, pourquoi parmi toutes les
structures mathématiques dans lesquelles apparaît quelque chose qui
pourrait se décrire comme une conscience qui se demande pourquoi elle
est là, nous ressentons cette structure particulière comme la
« réalité physique », pourquoi nous vivons dedans. C'est une chose de
penser que le monde physique, et David Madore dedans, est régi par des
lois (peut-être ou peut-être
pas déterministes) qui ne laissent
pas place pour une volition magiquement externe à l'Univers physique :
pour autant, il est difficile pour moi de comprendre pourquoi
je ressens les pensées et sensations de ce David Madore physique comme
ma réalité, i.e., pourquoi je suis lui — mais il n'y a que moi pour
qui cette question présente un certain mystère. Je vais un peu
revenir sur ces idées et ce problème transcendantal, notamment à
propos du « platonisme radical » et du « totipsisme »
(cf. ci-dessous), mais pour l'instant, laissons-les de côté.
La question de pourquoi l'Univers est tel qu'il est a plusieurs
facettes selon ce à quel référent imaginaire on le compare : à
différents niveaux, on peut se demander, par exemple, pourquoi
l'Univers obéit à des lois mathématiques, et même des lois
mathématiques vaguement compréhensibles, ce qui est tout de même
hautement énigmatique (ou pourquoi il obéit à des lois mathématiques
qui utilisent tel ou tel genre de mathématiques, j'ai
déjà écrit des choses à ce sujet) ;
on peut se demander pourquoi il obéit précisément à l'arrangement de
lois et de particules que nous croyons avoir découvertes
(comme I. Rabi
s'est exclamé à propos de la découverte du muon : who
ordered that?
) ; ou pourquoi les constantes qui interviennent dans
ces lois ont précisément la valeur, parfois assez fantaisiste,
qu'elles ont (voir ce que
j'écrivais ici dans
une entrée passée à ce sujet) ; ou
pourquoi, parmi les univers possibles décrit par exactement les mêmes
lois de la physique que nous, nous observons précisément celui-ci (et
plus précisément : pourquoi l'entropie au moment du Big Bang est-elle
si faible ? — je vais y revenir). Certaines de ces questions sont
peut-être encore plus dénuées de sens que d'autres ; à l'inverse,
certaines admettent peut-être une réponse plus facile ou en tout cas
plus scientifique.