La chaîne
YouTube Kurzgesagt
(de vulgarisation scientifique et parfois philosophique) a récemment
publié une
vidéo sur l'« argument de simulation ». Les vidéos
de Kurzgesagt sont excellentes, ne
serait-ce que par l'adorable graphisme de leurs animations ou la voix
délicieusement melliflue du narrateur, donc je conseille de regarder
(il y a aussi
une suite ici,
par une autre chaîne, mais elle redit essentiellement les mêmes choses
en moins mignon et en moins kurz gesagt). Mais
pour les flemmards qui ne veulent ni regarder la vidéo ni lire
l'article
Wikipédia (voir
aussi celui-ci,
très proche, qui se concentre sur une version assez spécifique de
l'argument, essentiellement celle exposée
par Kurzgesagt), je vous la refais en
ultra-court :
S'il est possible et intéressant pour une civilisation avancée de
mettre en place des univers simulés (réalités virtuelles) qui sont,
pour leurs habitants, essentiellement indiscernables de la réalité,
alors il faut penser qu'il y a beaucoup plus d'habitants de réalités
simulées que d'habitants de la « vraie » réalité, et du coup,
statistiquement, nous devrions penser que nous sommes plutôt dans une
réalité simulée (ou en tout cas, envisager cette hypothèse et chercher
des raisons de penser le contraire).
L'idée est intéressante, et certainement une grande source
d'inspiration pour les auteurs de science-fiction ; il y a plein de
variantes, d'hypothèses à éclaircir (par exemple autour de la question
de la conscience) et de développements à mener (notamment autour de la
question de la puissance de calcul et de la possibilité de faire une
simulation « paresseuse », ce
que Kurzgesagt développe dans sa vidéo :
j'avais aussi joué avec cette idée
dans un court fragment passé).
J'avais moi-même
évoqué à la fin
de cette entrée sur la métaphysique
une variante personnelle particulièrement fumeuse (et forcément,
transfinie) de l'hypothèse de simulation, la Théorie de la Totalité
Transfinie de Turing
(TTTT), qu'il faudra d'ailleurs
un de ces jours que je développe plus en détails. Mais bien sûr,
comme
pour argument
de l'apocalypse, beaucoup de gens penseront que l'argument de
simulation, sous quelque forme que ce soit, est tout simplement de la
branlette intellectuelle qui ne mérite aucune sorte de réponse (et je
comprends ça assez bien) : si vous n'aimez pas les divagations
métaphysiques, arrêtez de lire maintenant (voire, rétroactivement,
quelques paragraphes plus haut).
Je n'ai certainement pas l'intention de fournir une réponse à des
questions qui n'en admettent sans doute aucune. L'intérêt de ce genre
de réflexions, de toute façon, n'est à mon avis pas de trouver des
réponses mais de poser des questions intéressantes et qui stimulent la
réflexion (les réponses, fautes d'avoir d'abord trouvé les bonnes
questions, seraient sans doute aussi opaques que 42
). Et du
coup, je voudrais juste faire quelques remarques décousues pour
proposer des façons de varier un petit peu la question de l'argument
de simulation, de l'aborder différemment. (Je répète volontairement
certaines choses que j'ai déjà
écrites juste
avant l'endroit où je parlais de la Théorie de la Totalité
Transfinie de Turing
, mais en les développant un peu.)
✱ La première remarque concerne une hypothèse implicite importante,
avec laquelle on peut ne pas être d'accord, qui est qu'une réalité
simulée est en quelque sorte subordonnée à la réalité simulante, ou en
tout cas que la réalité simulante est bien définie. Je ne m'exprime
pas bien, mais l'observation que je cherche à faire passer est que le
nombre 42 tapé sur votre calculatrice (soyons modernes : je parle de
l'appli calculatrice de votre smartphone) n'est pas subordonné à cette
calculatrice ; que vous aurez beau faire des calculs dessus, vous
n'allez pas modifier le nombre 42 ni risquer de le casser ; et que si
vous faites un calcul (faisant intervenir ce nombre) sur votre
calculatrice et que votre voisin fait le même calcul, il n'est pas
possible de savoir dans quelle calculatrice le calcul vivait. C'est
un peu la différence entre une expérience mathématique et une
expérience physique (ou peut-être, au sein de l'informatique, entre
les langages purement fonctionnels comme Haskell et les langages
impératifs ?) : selon qu'on considère la simulation d'une réalité
comme l'une ou l'autre, le point de vue sera très différent.
C'est du moins le cas si la réalité physique qui nous entoure
(celle dont on se demande si elle est simulée) obéit à des lois
mathématiques bien précises et déterministes. Je ne sais pas si c'est
le cas (cf. ici notamment), mais
disons au minimum que ce n'est pas exclu, et avec
suffisamment de mauvaise foi c'est tautologique (il suffit de
prendre les lois mathématiquement les plus simples possibles qui
prédisent à l'instant t l'état de l'Univers à
l'instant t : elles ne sont pas très utiles, mais elles
existent a fortiori, et si l'Univers est unique et non
rejouable, la question du déterminisme est un peu dénuée de sens) ; et
si la réalité est une simulation (ce qui est la question centrale),
les lois dont je parle sont le code source du programme qui fait
tourner la simulation (y compris de tout générateur pseudoaléatoire
qu'il utiliserait). Bref.
Sous ces hypothèses, savoir si la réalité est une simulation ne se
pose pas vraiment : elle est ce qui est déterminé par ces lois
mathématiques, peu importe la manière dont le calcul est
fait. Peut-être que le Milliard Gargantubrain et le Googleplex
Star Thinker sont en train de faire le même calcul en même temps, avec
les mêmes résultats (et ce résultat « est » notre Univers) : ça n'a
pas de sens de se demander dans laquelle de ces simulations nous
vivons ; ou peu importe que l'un soit en avance sur l'autre, ou en
retard, ou soit interrompu et redémarré à zéro, ou soit interrompu et
jamais redémarré, ou que sais-je encore… ou finalement, peu importe
que l'ordinateur faisant tourner la simulation existe ! Dans ce point
de vue, la réalité est ce qui est déterminé par les lois mathématiques
définissant la réalité, c'est cet objet mathématique qui compte, pas
son instanciation sur un calculateur précis dans une réalité physique
simulante (de même que le nombre 42 n'a pas besoin de votre
calculatrice). Et donc, les questions de savoir ce qui se passe si
quelqu'un devait éteindre l'ordinateur qui fait tourner la simulation
que nous habit(eri)ons ou aller modifier le contenu de sa mémoire pour
apparaître comme un dieu dans notre Univers, ne se posent pas : dans
le premier cas, la réalité n'est nullement affectée, dans le second,
l'ordinateur se met à simuler une autre réalité, mais ce
n'est pas la nôtre.
C'est là-dessus, donc, que se fonde mon idée fumeuse
de TTTT : le monde α+1 qui simule (ou
plutôt : calcule
) le monde α ne peut pas intervenir
sur ce dernier, uniquement l'observer, et tout est dans
l'observation.
On n'est bien sûr pas forcé d'être d'accord avec ce point de vue
(qui est celui d'un matheux « platoniste » — il faut décidément que
j'écrive quelque chose au sujet du « platonisme » mathématique), mais
je répète que mon but n'est pas de répondre à des questions, juste de
proposer des points de vue : je trouve dommage que celui-ci ne soit
pas systématiquement évoqué quand on parle de l'hypothèse de
simulation (qu'il remplace par un problème différent).
J'avais aussi mentionné dans cette
entrée passée une manière dont — ou un paradoxe par lequel — en
jouant sur les deux points de vue sur la simulation (acte I : la
simulation est ce qui est calculé par un ordinateur physique dans le
monde ambient ; acte II : la simulation est une abstraction
mathématique) une civilisation peut réussir à changer les lois de la
physique, ou à se déplacer dans un nouvel univers dont elle choisit
les lois : dans un premier temps (acte I), elle commence à habiter un
univers simulé, et dans un second temps (acte II) elle applique des
lois mathématiques déterministes qui rendent cet univers où elle est
venue habiter. Je n'ai jamais réussi à expliquer cette idée
clairement, et je crois que personne ne m'a jamais compris quand je
l'ai exposée, ce qui est dommage, parce que je trouve cette astuce
vraiment amusante.
✱ Deuxième remarque : quand on parle de la question de savoir si
nous habiterions une réalité simulée, il y a deux variantes bien
distinctes qu'il faut distinguer (et mon principal message est
qu'elles ne sont pas toujours bien distinguées, alors qu'il est
intéressant d'évoquer les deux, quoi qu'on pense de l'une ou de
l'autre) :
- Première variante (variante Matrix, si
on veut) : nous existons aussi dans le monde simulant, et la
raison pour laquelle nous ressentons le monde simulé est justement que
nous l'observons depuis le monde simulant. Si on compare le monde
simulé à un rêve, nous sommes des rêveurs.
- Seconde variante : nous n'existons que dans le monde
simulé. Si on compare le monde simulé à un rêve, nous sommes des
personnages du rêve de quelqu'un d'autre (sauf que cette comparaison
devient alors assez douteuse). Le monde simulant n'existe pas pour
nous, autrement que le matériel qui fait tourner nos lois de la
physique.
Bien sûr, rien n'interdit qu'un même monde simulé soit peuplé à la
fois de personnes qui « viennent » du monde simulant et d'autres qui
n'existent que dans le monde simulé (dans la terminologie des jeux de
rôle, des PJ et
des PNJ) ; mais en fait,
ce n'est pas forcément une bonne distinction, parce que la question
n'est pas vraiment de savoir si quelqu'un « vient » de l'extérieur
mais plutôt si la réalité considérée peut définir une
conscience : non
dans la variante (1), la conscience doit venir
de l'observation de l'extérieur, et oui
dans la variante (2),
une simulation de conscience est tout aussi consciente qu'une
vraie.
L'argument statistique ne s'applique qu'à la seconde variante :
dans la première variante, il n'y a par construction pas plus
d'habitants du monde simulant visitant le monde simulé que d'habitants
du monde simulé. Le problème que je vois avec cette seconde variante,
c'est qu'en fait, le monde simulant ne sert finalement à rien (selon
le point de vue que j'expose ci-dessus : le nombre 42 n'a pas besoin
de ma calculatrice pour exister) ; et du coup, pourquoi en
parle-t-on ? Dans la première variante, le monde simulant sert à
expliquer pourquoi le monde simulé est ressenti comme réel, ce qui
pourrait être intéressant pour expliquer pourquoi nous observons tel
ou tel Univers, mais alors exactement la même question se pose pour le
monde simulant, et c'est pour ça que j'avais eu cette idée loufoque et
plus ou moins humoristique (TTTT) d'assumer la régression
infinie (et à chaque fois qu'on dit mais cette tour de mondes
imbriquées n'explique rien
, d'ajouter un ordinal au chateau de
cartes).
Après, une difficulté évidente avec la première variante est que
manifestement, tous nos processus mentaux sont définis par des
mécanismes physiques qui ont lieu dans cette réalité. Je crois
fermement que (les progrès de la neurologie ont démontré que) toute
tentative de rechercher
un fantôme
dans la machine est vouée au même échec que la glande pinéale de
Descartes ; et si on suppose aussi que le monde simulé est
déterministe, le personnage du monde simulant est réduit à un état de
simple observateur qui ne contrôle même pas les pensées qu personnage
du monde simulé qui sont aussi les siennes(?). Le lien entre les deux
est donc excessivement ténu et difficile à définir : le « moi » du
monde simulant sert juste à expliquer pourquoi je ressens comme
« moi » le « moi » du monde simulé (et pas un autre personnage de cet
Univers, et pas un autre Univers). On peut trouver ça tellement ténu
que ça en devient dénué de sens. Remarquez, Matrix offre
un autre élément de réponse possible (quand ils expliquent pourquoi,
si on meurt dans la Matrice, on meurt dans la réalité) : l'interface
permettant de percevoir le monde simulé serait tellement profonde
qu'elle modifierait jusqu'au fond de nos pensées et jusqu'à notre
mémoire (et si on devient fou dans le monde simulé, on devient — au
moins provisoirement — fou dans le monde simulant).
✱ Ma troisième remarque concerne la puissance de
calcul. Kurzgesagt souligne à raison qu'il
n'y a pas assez de puissance de calcul dans cet Univers pour simuler
l'Univers lui-même jusqu'au niveau des particules élémentaires (et
développe un peu l'idée qu'il n'est pas forcément nécessaire de le
faire : il suffit d'entretenir l'illusion qu'elles existent et faire
les calculs quand on regarde — c'est ce que j'appelle une
simulation paresseuse
).
Mais je ne comprends jamais bien l'intérêt ce genre d'observation,
ni de commencer à réfléchir au genre de planète que pourraient habiter
la civilisation qui opère la simulation : rien ne dit que
l'Univers simulant ressemble de quelque manière que ce soit à
l'Univers simulé (à part des considérations générales du
genre il est sans doute plus intéressant de simuler des Univers qui
ressemblent à celui qu'on habite soi-même
). Si on veut croire que
notre Univers est une simulation menée depuis un Univers simulant,
peut-être que dans cet Univers simulant il n'y a pas de planètes ni
d'étoiles, peut-être qu'il n'y pas trois dimensions d'espace,
peut-être même qu'il n'y a pas d'espace du tout, qu'il n'est pas formé
de particules élémentaires : il y a tellement de systèmes dynamiques,
au sens mathématique, qui sont capables de « mener une simulation » au
moins en un sens vague (en gros, faire tourner l'équivalent d'une
machine de Turing) que, franchement, on ne peut pas en dire
grand-chose, de cet Univers simulant, à part qu'il est capable de
faire tourner l'équivalent d'une machine de Turing (au moins limitée ;
mais il pourrait être capable de faire beaucoup plus), et, si on a
choisi la variante (1) au point précédent, qu'il y a des habitants
dedans (dans la variante (2), la simulation pourrait être due à des
phénomènes purement automatiques, ce qui rejoint ma remarque comme
quoi la variante (2) finit par ne plus rien vouloir dire du tout à
part « je suis capable d'imaginer un ordinateur capable de calculer
les lois de la physique »). Du coup, spéculer sur le manque possible
de puissance de calcul de l'univers simulant est un peu bizarre.
D'un autre côté, je comprends l'argument suivant : spéculer sur ce
manque possible de puissance de calcul est la seule manière de
transformer une hypothèse métaphysique complètement oiseuse en quelque
chose d'un peu testable en théorie : si on observe un glitch dans la
Matrice, c'est un signe que nous vivons dans une
simulation imparfaite. (Parce que, bien sûr, c'est
l'explication la plus simple, ha,
ha, ha.)
Mais intellectuellement, je préfère tourner ça à l'envers : si on
ne peut pas simuler parfaitement notre Univers dans un Univers comme
le nôtre, c'est que l'Univers simulant s'il existe (et le Great
Hyperlobic Omni-Cognate Neutron Wrangler qui mène la simulation)
dispose d'une puissance de calcul supérieure. Pour
la TTTT, je postule une puissance de calcul égale à un
saut de Turing[#] (en gros, cela
signifie qu'il peut mener la simulation jusqu'à un temps infini en
temps fini), sans autre raison que « je trouve l'idée jolie, et ça se
relie bien avec l'imbrication transfinie que je suppose pour d'autres
raisons ».
[#] Digression plus
mathématique : de même que dans notre Univers on ne peut pas vraiment
réaliser une machine de Turing, juste une approximation finie d'une
machine de Turing, il est naturel de penser que l'Univers le simulant
ne peut pas non plus réaliser une machine de Turing-avec-oracle mais
juste une approximation finie de celle-ci. Heureusement, il y a une
façon assez naturelle de définir et d'expliquer ça : il s'agit en gros
simplement de supposer que le monde simulant a accès à
des grands nombres de l'ordre de
BB(n), où BB est la
fonction castor
affairé et n est un nombre comparable aux grands
nombres dans notre Univers (disons 10↑63
pour fixer les idées), car une
machine de Turing ordinaire ayant « accès » au nombre BB(10↑63) est
capable de décider de l'arrêt de toute machine de Turing ordinaire
ayant moins de 10↑63 états. Et le même genre de raisonnements marche
pour d'autres niveaux de sauts de Turing, en allant juste chercher des
nombres encore plus grands. Je peux sans doute développer une
variante de la TTTT où les Univers imbriqués sont, en
fait, tous le même à des moments très lointains dans l'avenir (du
genre BB(10↑63) secondes dans l'avenir), mais pour ça il va me falloir
des psychotropes que je n'ai
pas.