Je suis tombé en suivant des liens sur cette vidéo où l'astrophysicien médiatique Neil Tyson tient une opinion que j'espère ne pas trop déformer en la résumant ainsi : s'il existe des extraterrestres, il y a fort à parier qu'ils seront beaucoup plus différents de nous que nous ne sommes d'un chimpanzé, et pour peu qu'ils soient plutôt du côté « plus intelligent », nous serions face à eux au mieux comme des chimpanzés (et plus probablement, comme des vers) par rapport à nous, ils ne trouveront pas le moindre intérêt à dialoguer avec nous. Il s'exprime bien mieux (et en tout cas, de façon bien plus drôle) que ce que je reproduis là, mais juste pour voir, j'aimerais me faire un peu l'avocat du diable et soutenir une position opposée.
Je souligne que ce n'est pas que je croie, pour ma part, à l'idée
qu'on pourrait dialoguer avec des extraterrestres ou à l'intérêt de
chercher à le faire[#] —
mais je n'y crois pas pour des raisons tout à fait différentes de ce
que le Monsieur explique. Je suis prêt à admettre que la vie peut
être raisonnablement courante dans l'Univers, mais mon pipotron est
autrement plus pessimiste (si tant est qu'il s'agisse de
pessimisme[#2]) quant à la
valeur des derniers facteurs de
la formule de
Green Bank, et si la forme de vie intelligente la plus proche dans
notre cône de lumière du passé est située à 2.5Mlyr (dans la galaxie
d'Andromède), quand bien même on arriverait à capter un message de
là-bas, elle sera depuis longtemps morte le temps qu'une réponse lui
revienne, on ne va pas avoir une conversation très intéressante comme
ça : en ce qui me concerne, des civilisations extraterrestres
pourraient aussi bien être dans des Univers parallèles ou complètement
fictifs, pour ce qu'ils interagiront avec nous — c'est amusant
de spéculer quant à leur existence, tant qu'on est bien conscient que
c'est de la pure branlette intellectuelle (je n'ai rien contre la
masturbation, intellectuelle ou pas, hein, quand je dis ça) et qu'on a
bien en tête la question que
Montaigne fait poser par Anaximène à Pythagore : De quel sens
puis-je m'amuser au secret des estoiles, ayant la mort ou la servitude
tousjours présente aux yeux ?
(Essais I:XXV).
Mais admettons la question purement intellectuelle, donc : est-il raisonnable d'imaginer des extraterrestres extraordinairement plus intelligents que nous ?
Certainement je peux imaginer des créatures intelligentes qui penseraient beaucoup plus vite que nous (ou auraient énormément plus de mémoire, toutes sortes de choses comme ça). Encore que je n'imagine pas une différence énorme : il y a tout à parier que l'évolution fabrique parfois des créatures de plus en plus douées en capacités mentales jusqu'à ce qu'une telle espèce en ait ce qu'il faut pour construire une civilisation, foute un bordel pas possible, s'éteigne ou pas dans le processus, mais en tout cas n'évolue plus exactement comme c'était habituel jusqu'à ce point. Si cela se produit à peu près au même point dans des circonstances semblables, on peut imaginer que ces paramètres ne varient pas tant que ça, en fait.
En fait, ce qui importe n'est pas tant l'intelligence d'un individu de l'espèce mais le degré de sophistication d'une civilisation éventuellement construite par eux. Nos ancêtres il y a 30000 ans étaient aussi dotés que nous en capacités mentales intrinsèques, mais leur civilisation n'était pas furieusement intéressante pour nous maintenant (et on serait tenté d'être condescendant et de se dire que nos ancêtres ils ne se posaient pas des questions bien profondes). A contrario, je ne suis pas convaincu qu'on ne puisse pas imaginer une civilisation intéressante dont les individus auraient l'intelligence d'un chimpanzé : ce qui a poussé l'homme à se sédentariser ne s'explique pas uniquement par un certain degré d'intelligence.
Mais Neil Tyson semble vouloir imaginer une intelligence vaste face
à laquelle l'homme ne serait qu'au niveau d'un ver de terre.
Évidemment, c'est une idée qui séduit parce qu'elle donne des petits
frissons dans le dos, et elle est difficile à réfuter (quoi que je
dise on pourra toujours me rétorquer ah oui, mais tu ne peux
pas imaginer
, et d'aileurs je
jouais moi-même avec ça récemment), mais je ne suis pas sûr
qu'elle ait beaucoup de sens (un peu comme si je disais une forme
de vie tellement vivante que nous serions comme une pierre face à
eux
). J'ai tendance à penser que l'intelligence, dans un sens
qualitatif, celui qui importe ici, est un peu du tout ou rien : c'est,
par exemple, la capacité à s'interroger sur ses propres processus
mentaux (la réflexivité
), à se demander, entre autres, si
d'autres sont intelligents, à partir du moment où on a cette capacité,
on l'a, c'est tout, il n'y a pas vraiment de degré plus fort (et
inversement, quand on ne l'a pas du tout, il n'y a pas vraiment lieu
de se demander si un ver de terre l'a quand même un peu plus qu'une
amibe). Même s'il y a des cas intermédiaires ou douteux comme,
justement, nos singes ou nos dauphins, ce n'est pas vraiment une
remise en cause du fait qu'au-delà de « c'est le cas » il n'y a rien
de plus que « c'est le cas ». Je pourrais comparer avec le fait de
savoir compter : certains animaux savent compter jusqu'à N
pour différentes valeurs de N, certains ne savent pas du
tout, et l'homme, a priori, il sait compter tout court — on peut
imaginer des extraterrestres qui comptent beaucoup plus vite et mieux
que nous, mais pas qui comptent « plus loin » (et oui, je sais ce
qu'est un ordinal, merci pour moi ).
Après, il est évidemment impossible de réfuter l'idée qu'il puisse
y avoir quelque chose de qualitativement au-delà de l'intelligence (et
du fait de savoir compter), quelque chose d'aussi inconcevable pour
moi que l'intelligence l'est pour le ver de terre (parce que pour
comprendre ce truc il faut justement avoir ce truc).
Peut-être même qu'il serait impossible aux extra-terrestres de nous
prouver leur supériorité car nous n'arriverions même pas à la voir
(comme nous ne pouvons prouver notre supériorité à un ver de façon
compréhensible par lui, et je ne suis même pas sûr qu'on saurait
convaincre un chimpanzé qu'on est plus malins que lui). C'est
irréfutable, mais c'est juste que ce genre d'idée ressemble plus à de
la religion qu'autre chose. L'Univers ne nous a pas trop habitués à
l'idée qu'il y ait des choses absolument insaisissables : au
contraire, il nous habitue plutôt au fait qu'il y ait des limites,
qu'on a de bonnes raisons de penser absolues, sur n'importe quoi qui
peut se dérouler dans cet Univers (les lois de la physique comme la
conservation de l'énergie, ou des lois plus subtilement indirectes
comme celle de Church-Turing, ou encore des lois sur la façon dont les
choses se déroulent, comme les processus d'évolution par sélection
naturelle), donc l'appel à l'absolument inconcevable a l'air atypique
dans cet Univers et semble plutôt sorti d'un chapeau dans ce genre
d'argument. Peut-être aussi que les souris blanches sont infiniment
plus intelligentes que nous et mènent plein d'expériences sur
nous. Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man
schweigen.
— ce qu'un de mes amis traduisait en anglais
par : The utterly unspeakable is utterly
irrelevant.
Accessoirement, quand bien même il existerait une forme d'intelligence qualitativement très supérieure à la nôtre, je ne suis pas sûr que ça l'ennuie de nous parler : si un chimpanzé ou un perroquet apprend un peu à nous parler, nous trouvons ça très intéressant, au contraire. À la limite, l'obstacle serait plutôt que nos préoccupations ou nos intérêts, et ceux des extra-terrestres, risqueraient d'être complètement, justement, aliens, les uns aux autres. Personnellement, j'essaie d'imaginer une intelligence extra-terrestre en pensant aux poulpes (ou seiches ou autres céphalopodes) : certes, les poulpes vivent sur notre planète et ils sont beaucoup plus proches de nous qu'une forme de vie extra-terrestre ne pourrait l'être, mais notre plus proche ancêtre commun avec les poulpes, s'il avait bien un système nerveux, n'était sûrement pas très malin (c'est en gros le même qu'avec une moule…), donc on peut considérer qu'il s'agit d'une forme d'intelligence complètement indépendante de la nôtre. Or, même s'il est difficile de prononcer ce genre de jugements et surtout d'éviter d'anthropomorphiser, il me semble que ce n'est pas une intelligence qui nous semple incompréhensible par son étrangeté. Bref, je n'achète ni l'argument de l'intelligence transcendant complètement la nôtre ni celui des intérêts complètement incompréhensibles pour nous. (La question des divergences culturelles, elle, elle me semble plus vraisemblable : même entre humains, nous ne semblons pas toujours plus doués que pour parler à des animaux d'une autre espèce, donc, là, je veux bien croire qu'il y aurait un très sérieux problème…)
Mais, je le répète, je crois surtout que les extra-terrestres sont trop loins et/ou trop morts pour qu'on puisse parler avec eux.
[#] Enfin, cela peut avoir un intérêt strictement humain (culturel, par exemple), même si on ne doit jamais rien trouver. Comme la conquête de l'espace peut avoir un intérêt même si je suis absolument persuadé que jamais un homme ne posera un pied plus loin que Mars (et même pour Mars je suis très sceptique).
[#2] Pas forcément du pessimisme dans
l'explication
du paradoxe de
Fermi : j'ai tendance à trouver que le plus plausible est qu'une
civilisation comme la nôtre va passer deux ou trois cents ans à
envoyer des petits bip-bips aux étoiles avant de s'effondrer d'une
manière ou d'une autre (je ne dis pas que la destruction systématique
de notre environnement ou notre consommation effrénée de toute
ressource périssable ou notre chaos géopolitique va forcément nous
tuer, mais on ne peut pas dire que notre civilisation dans son avatar
actuel, celui qui envoie des bip-bips aux étoiles, fasse preuve d'une
très grande, euh, stabilité en tant que phénomène à l'échelle
géologique ! — je trouve toujours amusants les gens qui se
demandent comment les dinosaures ont bien pu disparaître, du haut de
nos quelques misérables dizaines de millénaires d'existence en tant
qu'espèce et quelques millions d'années en tant que famille) ;
mais si on me demande d'être « optimiste », je peux imaginer
des façons plus heureuses d'expliquer qu'on arrête de parler
aux E.T. et qu'on ne parte jamais coloniser l'espace (par
exemple sur le mode de on transfère nos consciences autrement que
dans nos corps, par exemple dans des ordinateurs, et on vit dans des
mondes virtuels qu'on choisit entièrement, en délaissant le monde
matériel pour toute autre chose que juste les opérations de
survie
). Quant aux autres facteurs vers la fin de la formule de
Green Bank, ce n'est certainement pas du pessimisme que de s'imaginer
que la plupart des formes de vie intelligentes dans l'Univers sont
plutôt comme nos dauphins, sur le thème de : Man has always assumed
that he was more intelligent than dolphins because he had achieved so
much—the wheel, New York, wars and so on—while all the
dolphins had ever done was muck about in the water having a good time.
But conversely, the dolphins had always believed that they were far
more intelligent than man—for precisely the same reason.
[Ajout : voir une
entrée ultérieure pour un développement à ce sujet.]