David Madore's WebLog: Pourrions-nous parler à des extra-terrestres ?

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(vendredi)

Pourrions-nous parler à des extra-terrestres ?

Je suis tombé en suivant des liens sur cette vidéo où l'astrophysicien médiatique Neil Tyson tient une opinion que j'espère ne pas trop déformer en la résumant ainsi : s'il existe des extraterrestres, il y a fort à parier qu'ils seront beaucoup plus différents de nous que nous ne sommes d'un chimpanzé, et pour peu qu'ils soient plutôt du côté « plus intelligent », nous serions face à eux au mieux comme des chimpanzés (et plus probablement, comme des vers) par rapport à nous, ils ne trouveront pas le moindre intérêt à dialoguer avec nous. Il s'exprime bien mieux (et en tout cas, de façon bien plus drôle) que ce que je reproduis là, mais juste pour voir, j'aimerais me faire un peu l'avocat du diable et soutenir une position opposée.

Je souligne que ce n'est pas que je croie, pour ma part, à l'idée qu'on pourrait dialoguer avec des extraterrestres ou à l'intérêt de chercher à le faire[#] — mais je n'y crois pas pour des raisons tout à fait différentes de ce que le Monsieur explique. Je suis prêt à admettre que la vie peut être raisonnablement courante dans l'Univers, mais mon pipotron est autrement plus pessimiste (si tant est qu'il s'agisse de pessimisme[#2]) quant à la valeur des derniers facteurs de la formule de Green Bank, et si la forme de vie intelligente la plus proche dans notre cône de lumière du passé est située à 2.5Mlyr (dans la galaxie d'Andromède), quand bien même on arriverait à capter un message de là-bas, elle sera depuis longtemps morte le temps qu'une réponse lui revienne, on ne va pas avoir une conversation très intéressante comme ça : en ce qui me concerne, des civilisations extraterrestres pourraient aussi bien être dans des Univers parallèles ou complètement fictifs, pour ce qu'ils interagiront avec nous — c'est amusant de spéculer quant à leur existence, tant qu'on est bien conscient que c'est de la pure branlette intellectuelle (je n'ai rien contre la masturbation, intellectuelle ou pas, hein, quand je dis ça) et qu'on a bien en tête la question que Montaigne fait poser par Anaximène à Pythagore : De quel sens puis-je m'amuser au secret des estoiles, ayant la mort ou la servitude tousjours présente aux yeux ? (Essais I:XXV).

Mais admettons la question purement intellectuelle, donc : est-il raisonnable d'imaginer des extraterrestres extraordinairement plus intelligents que nous ?

Certainement je peux imaginer des créatures intelligentes qui penseraient beaucoup plus vite que nous (ou auraient énormément plus de mémoire, toutes sortes de choses comme ça). Encore que je n'imagine pas une différence énorme : il y a tout à parier que l'évolution fabrique parfois des créatures de plus en plus douées en capacités mentales jusqu'à ce qu'une telle espèce en ait ce qu'il faut pour construire une civilisation, foute un bordel pas possible, s'éteigne ou pas dans le processus, mais en tout cas n'évolue plus exactement comme c'était habituel jusqu'à ce point. Si cela se produit à peu près au même point dans des circonstances semblables, on peut imaginer que ces paramètres ne varient pas tant que ça, en fait.

En fait, ce qui importe n'est pas tant l'intelligence d'un individu de l'espèce mais le degré de sophistication d'une civilisation éventuellement construite par eux. Nos ancêtres il y a 30000 ans étaient aussi dotés que nous en capacités mentales intrinsèques, mais leur civilisation n'était pas furieusement intéressante pour nous maintenant (et on serait tenté d'être condescendant et de se dire que nos ancêtres ils ne se posaient pas des questions bien profondes). A contrario, je ne suis pas convaincu qu'on ne puisse pas imaginer une civilisation intéressante dont les individus auraient l'intelligence d'un chimpanzé : ce qui a poussé l'homme à se sédentariser ne s'explique pas uniquement par un certain degré d'intelligence.

Mais Neil Tyson semble vouloir imaginer une intelligence vaste face à laquelle l'homme ne serait qu'au niveau d'un ver de terre. Évidemment, c'est une idée qui séduit parce qu'elle donne des petits frissons dans le dos, et elle est difficile à réfuter (quoi que je dise on pourra toujours me rétorquer ah oui, mais tu ne peux pas imaginer, et d'aileurs je jouais moi-même avec ça récemment), mais je ne suis pas sûr qu'elle ait beaucoup de sens (un peu comme si je disais une forme de vie tellement vivante que nous serions comme une pierre face à eux). J'ai tendance à penser que l'intelligence, dans un sens qualitatif, celui qui importe ici, est un peu du tout ou rien : c'est, par exemple, la capacité à s'interroger sur ses propres processus mentaux (la réflexivité), à se demander, entre autres, si d'autres sont intelligents, à partir du moment où on a cette capacité, on l'a, c'est tout, il n'y a pas vraiment de degré plus fort (et inversement, quand on ne l'a pas du tout, il n'y a pas vraiment lieu de se demander si un ver de terre l'a quand même un peu plus qu'une amibe). Même s'il y a des cas intermédiaires ou douteux comme, justement, nos singes ou nos dauphins, ce n'est pas vraiment une remise en cause du fait qu'au-delà de « c'est le cas » il n'y a rien de plus que « c'est le cas ». Je pourrais comparer avec le fait de savoir compter : certains animaux savent compter jusqu'à N pour différentes valeurs de N, certains ne savent pas du tout, et l'homme, a priori, il sait compter tout court — on peut imaginer des extraterrestres qui comptent beaucoup plus vite et mieux que nous, mais pas qui comptent « plus loin » (et oui, je sais ce qu'est un ordinal, merci pour moi 😉).

Après, il est évidemment impossible de réfuter l'idée qu'il puisse y avoir quelque chose de qualitativement au-delà de l'intelligence (et du fait de savoir compter), quelque chose d'aussi inconcevable pour moi que l'intelligence l'est pour le ver de terre (parce que pour comprendre ce truc il faut justement avoir ce truc). Peut-être même qu'il serait impossible aux extra-terrestres de nous prouver leur supériorité car nous n'arriverions même pas à la voir (comme nous ne pouvons prouver notre supériorité à un ver de façon compréhensible par lui, et je ne suis même pas sûr qu'on saurait convaincre un chimpanzé qu'on est plus malins que lui). C'est irréfutable, mais c'est juste que ce genre d'idée ressemble plus à de la religion qu'autre chose. L'Univers ne nous a pas trop habitués à l'idée qu'il y ait des choses absolument insaisissables : au contraire, il nous habitue plutôt au fait qu'il y ait des limites, qu'on a de bonnes raisons de penser absolues, sur n'importe quoi qui peut se dérouler dans cet Univers (les lois de la physique comme la conservation de l'énergie, ou des lois plus subtilement indirectes comme celle de Church-Turing, ou encore des lois sur la façon dont les choses se déroulent, comme les processus d'évolution par sélection naturelle), donc l'appel à l'absolument inconcevable a l'air atypique dans cet Univers et semble plutôt sorti d'un chapeau dans ce genre d'argument. Peut-être aussi que les souris blanches sont infiniment plus intelligentes que nous et mènent plein d'expériences sur nous. Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. — ce qu'un de mes amis traduisait en anglais par : The utterly unspeakable is utterly irrelevant.

Accessoirement, quand bien même il existerait une forme d'intelligence qualitativement très supérieure à la nôtre, je ne suis pas sûr que ça l'ennuie de nous parler : si un chimpanzé ou un perroquet apprend un peu à nous parler, nous trouvons ça très intéressant, au contraire. À la limite, l'obstacle serait plutôt que nos préoccupations ou nos intérêts, et ceux des extra-terrestres, risqueraient d'être complètement, justement, aliens, les uns aux autres. Personnellement, j'essaie d'imaginer une intelligence extra-terrestre en pensant aux poulpes (ou seiches ou autres céphalopodes) : certes, les poulpes vivent sur notre planète et ils sont beaucoup plus proches de nous qu'une forme de vie extra-terrestre ne pourrait l'être, mais notre plus proche ancêtre commun avec les poulpes, s'il avait bien un système nerveux, n'était sûrement pas très malin (c'est en gros le même qu'avec une moule…), donc on peut considérer qu'il s'agit d'une forme d'intelligence complètement indépendante de la nôtre. Or, même s'il est difficile de prononcer ce genre de jugements et surtout d'éviter d'anthropomorphiser, il me semble que ce n'est pas une intelligence qui nous semple incompréhensible par son étrangeté. Bref, je n'achète ni l'argument de l'intelligence transcendant complètement la nôtre ni celui des intérêts complètement incompréhensibles pour nous. (La question des divergences culturelles, elle, elle me semble plus vraisemblable : même entre humains, nous ne semblons pas toujours plus doués que pour parler à des animaux d'une autre espèce, donc, là, je veux bien croire qu'il y aurait un très sérieux problème…)

Mais, je le répète, je crois surtout que les extra-terrestres sont trop loins et/ou trop morts pour qu'on puisse parler avec eux.

[#] Enfin, cela peut avoir un intérêt strictement humain (culturel, par exemple), même si on ne doit jamais rien trouver. Comme la conquête de l'espace peut avoir un intérêt même si je suis absolument persuadé que jamais un homme ne posera un pied plus loin que Mars (et même pour Mars je suis très sceptique).

[#2] Pas forcément du pessimisme dans l'explication du paradoxe de Fermi : j'ai tendance à trouver que le plus plausible est qu'une civilisation comme la nôtre va passer deux ou trois cents ans à envoyer des petits bip-bips aux étoiles avant de s'effondrer d'une manière ou d'une autre (je ne dis pas que la destruction systématique de notre environnement ou notre consommation effrénée de toute ressource périssable ou notre chaos géopolitique va forcément nous tuer, mais on ne peut pas dire que notre civilisation dans son avatar actuel, celui qui envoie des bip-bips aux étoiles, fasse preuve d'une très grande, euh, stabilité en tant que phénomène à l'échelle géologique ! — je trouve toujours amusants les gens qui se demandent comment les dinosaures ont bien pu disparaître, du haut de nos quelques misérables dizaines de millénaires d'existence en tant qu'espèce et quelques millions d'années en tant que famille) ; mais si on me demande d'être « optimiste », je peux imaginer des façons plus heureuses d'expliquer qu'on arrête de parler aux E.T. et qu'on ne parte jamais coloniser l'espace (par exemple sur le mode de on transfère nos consciences autrement que dans nos corps, par exemple dans des ordinateurs, et on vit dans des mondes virtuels qu'on choisit entièrement, en délaissant le monde matériel pour toute autre chose que juste les opérations de survie). Quant aux autres facteurs vers la fin de la formule de Green Bank, ce n'est certainement pas du pessimisme que de s'imaginer que la plupart des formes de vie intelligentes dans l'Univers sont plutôt comme nos dauphins, sur le thème de : Man has always assumed that he was more intelligent than dolphins because he had achieved so much—the wheel, New York, wars and so on—while all the dolphins had ever done was muck about in the water having a good time. But conversely, the dolphins had always believed that they were far more intelligent than man—for precisely the same reason. [Ajout : voir une entrée ultérieure pour un développement à ce sujet.]

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