David Madore's WebLog: Quelques pensées sur la conquête spatiale, les extraterrestres, et le paradoxe de Fermi

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(mardi)

Quelques pensées sur la conquête spatiale, les extraterrestres, et le paradoxe de Fermi

Puisque l'entrée précédente m'a amené à faire de la poésie sur la taille de l'Univers, et puisque comme je l'ai déjà dit je suis en train de regarder la série Cosmos, je vais rester dans un mode un peu métaphysique pour évoquer la question de l'existence de formes de vie extraterrestres (et de la possibilité de communiquer avec elles ou de les rencontrer). Je rassure tout de suite mon lecteur : je n'ai pas la réponse (et si quelqu'un soupçonne que je suis un extraterrestre, je ferai comme M. Obama, je montrerai mon certificat de naissance). En fait, je veux défendre l'idée que se demander s'il y a des civilisations extraterrestres plus avancées que nous susceptibles d'entrer en contact avec nous est un peu comme se demander s'il y a des extraterrestres qui ont une collection de Pokémons (ou de cartes Magic) plus avancée que la nôtre et s'ils veulent bien échanger avec nous : ce n'est ni optimiste ni pessimiste de croire que la réponse est « non », c'est juste se rendre compte que la question n'est sans doute pas la bonne. Ou, si je reprends la fameuse citation d'Arthur C. Clarke, Two possibilities exist: Either we are alone in the Universe or we are not. Both are equally terrifying. — j'aime bien faire remarquer qu'elle devient beaucoup moins terrifiante si on remplace seuls dans l'Univers par seuls à jouer à Pokémon, et qu'il n'est pas sûr que la phrase de départ soit forcément plus pertinente.

Le cadre général du débat sur l'existence de civilisations extraterrestres, ou plutôt la chance de recevoir des signaux de telles civilisations, est typiquement l'équation de Drake (ou de Green Bank), qui exprime le nombre de civilisations avec lesquelles on pourrait communiquer comme un produit de différents facteurs (tous inconnus, mais certains plus que d'autres) exprimant le nombre d'étoiles formées par an dans notre galaxie, la proportion de celles-ci qui ont des planètes, le nombre moyen de planètes habitables, la probabilité qu'une planète habitable développe la vie, la probabilité que la vie évolue vers l'intelligence ou la civilisation, la probabilité que la civilisation tende à communiquer, et la durée pendant laquelle elle communique. Il existe différentes variantes de cette équation, selon la manière dont on définit ou regroupe les facteurs, selon ce qu'on veut calculer exactement, selon qu'on remplace tel ou tel facteur par un rythme au lieu d'un nombre (par exemple en remplaçant le nombre d'étoiles formées par an par le nombre total d'étoiles, et alors la durée de communication par la probabilité annuelle de cesser de communiquer — par exemple parce que la civilisation se serait autodétruite). S'il y avait le moindre doute, il faut que je dise clairement que l'équation en question est une pure évidence mathématique : elle ne peut pas apporter d'information sur quoi que ce soit, uniquement suggérer une façon de poser le problème. Par ailleurs, je pourrais aussi définir l'équation de Drake-Pikachu, qui calcule le nombre de civilisations qui jouent au jeu Pokémon, en remplaçant tout ce qui concerne la communication par le jeu en question — ce serait aussi trivial mathématiquement, et il n'est pas certain que l'équation de départ soit vraiment plus intéressante.

Le paradoxe de Fermi est l'observation que le résultat de l'équation de Drake ne peut pas être trop grand : nous n'avons pas détecté de signal émis par une civilisation extraterrestre (et a fortiori il ne semble pas que la Terre ait été visitée par des extraterrestres), donc on peut chercher quel est le, ou quels sont les, « petits facteurs » dans l'équation. Mon papa, par exemple, est de l'avis (ou était, la dernière fois que j'ai discuté de ça avec lui, ce qui doit dater d'il y a 25 ans, son opinion a pu changer depuis) que l'apparition de la vie est quelque chose d'extraordinairement improbable, même quand les circonstances sont favorables. C'est une opinion qui paraît en conflit avec l'observation que la vie sur Terre est apparue très tôt dans l'histoire de la planète. Évidemment ce genre d'argument bayesien ou pseudo-basyesien ne peut servir que d'indication et pas de preuve de quoi que ce soit : si néanmoins on se base sur la fraction de temps où ces différentes choses ont existé, ce type de raisonnement aurait tendance à suggérer que :

  • la vie a une probabilité d'environ 75% d'apparaître sur une planète ressemblant à la Terre,
  • les cellules complexes (en l'occurrence les eukaryotes) environ 50% d'apparaître étant supposé que la vie existe,
  • les organismes pluricellulaires environ 50% si les cellules complexes existent,
  • les animaux à système nerveux central environ 50% si les organismes pluricellulaires existent,
  • les animaux qui élèvent, nourrissent et protègent leur progéniture environ 40% si ceux à système nerveux central existent,
  • les animaux à structure sociale complexe environ 30% si ceux qui élèvent leur progéniture existent,
  • les animaux qui fabriquent des outils environ 4% si ceux à structure sociale complexe existent,
  • les animaux qui communiquent de façon structurée environ 4% si ceux qui fabriquent des outils existent,
  • les animaux qui conservent une mémoire persistante environ 6% si ceux qui communiquent de façon structurée existent,
  • les animaux qui disposent d'une technologie capable de radiocommunication environ 1% si ceux qui conservent une mémoire persistante existent.

Ces chiffres (dont le produit, aux arrondis près, est la proportion de la durée de l'existence de la Terre pendant laquelle l'homme a envoyé des signaux radio, soit quelque chose comme une part sur 50 millions), bien sûr, ne veulent pas dire grand-chose, voire rien du tout. Je ne suis même pas clair, et je ne compte pas essayer de l'être, sur ce que ces « probabilités » veulent dire, ou ce que sont au juste les catégories que j'ai définies. (Ce qui n'empêche pas de s'amuser, si on veut, à se servir de cette fraction de un sur 50 millions pour l'injecter dans l'équation de Drake : s'il y a cent milliards d'étoiles dans la galaxie et que ne serait-ce qu'une sur cent a une planète vaguement semblable à la Terre, ceci laisse une vingtaine de civilisations radio-communicantes par galaxie — vous pouvez prendre ça comme ma boule de cristal, qui ne vaut ni plus ni moins que celle d'un autre.)

Plus sérieusement, ces chiffres suggèrent peut-être au moins qu'il ne faut pas tenir pour acquis les dernières étapes de l'équation de Drake : les civilisations ne sont pas une évidence même donnée l'existence de la vie, fût-elle en un certain sens « évoluée ». Par ailleurs, ces chiffres portent en eux l'argument de l'apocalypse (ou le raisonnement baysien qui y conduit) : ils évaluent aussi le dernier facteur de l'équation en estimant que, si l'humanité n'a passé qu'un temps relativement faible à envoyer des signaux dans l'espace, il est peu vraisemblable qu'elle continue à le faire pendant très longtemps.

L'argument de l'apocalypse (dont je vois au passage que Wikipédia l'attribue entre autres à Brandon Carter : il m'avait caché ça) est en gros l'argument selon lequel, quel que soit le nombre de personnes qui feront partie de l'humanité du début à la fin triés par ordre chronologique des naissances, 95% d'entre eux feront partie des derniers 95% et aura donc raison de penser que le nombre de personnes restant à naître jusqu'à la fin de l'humanité sera inférieur à 20 fois le nombre de personnes nées pour l'instant : ceci est incontestable, et on peut ensuite faire un saut bayesien pour se dire j'ai 95% de chances d'être dans les derniers 95% de l'humanité, et comme il y a une centaine de milliards d'humains qui sont nés jusqu'à ma naissance, avec 95% de probabilité d'avoir raison je peux affirmer qu'il en naîtra moins de deux téras (on peut remplacer 95% par n'importe quelle autre valeur : par exemple, conclure qu'il y a 50% de chances pour que naissent moins de cent milliards d'humains puisqu'on serait dans la deuxième moitié). Je laisse l'article Wikipédia ou l'explication de Randall Munroe en dire plus à ceux qui veulent des détails et des milliers de réfutations et de contre-réfutations (et de contre-contre-réfutations, et ainsi de suite) : en un mot, on peut ne pas croire à l'argument de l'apocalypse si on estime pouvoir observer de façon convaincante qu'on est plutôt dans les premiers 5% (ou 50%, ou ce qu'on voudra) de la durée de l'humanité. Je ne veux pas rentrer dans ce débat fastidieux où de toute façon les gens se font un avis de façon plus émotionnelle que rationnelle (j'ai déjà fait remarquer il y a longtemps que les gens deviennent vite émotionnels autour de l'idée de la disparition de l'humanité, même si ça ne les concerne pas du tout puisqu'à titre personnel ils seront morts bien longtemps avant).

À peu près les mêmes choses peuvent se dire autour du paradoxe de Fermi : on pourrait interpréter l'absence de signal extraterrestre comme un mauvais signe quant à la probabilité de survie à long terme des civilisations, sauf si on a une « raison convaincante » de penser autrement, par exemple qu'on est la première civilisation à émerger dans la galaxie.

Mais tout ceci a déjà été dit mille fois. Essayons de dire des choses qui n'ont été dites que des centaines de fois.

Il y a toutes sortes de choses qu'on suppose tacitement quand on spécule sur les civilisations extraterrestres, qui, même si elles ne sont pas absurdes, conduisent certainement à commettre toutes sortes de « provincialismes », certainement aussi ridicules que de se demander (comme je le suggérais au commencement) où sont les extraterrestres qui jouent aux Pokémons. Il ne s'agit pas seulement de provincialismes de notre planète (certes, nous sommes sans doute les seuls à avoir inventé les Pokémons, et je ne pense pas vraiment que nous soyons les seuls à inventer la radiocommunication), mais aussi des provincialismes de notre époque (si dans deux millions d'années l'humanité existe encore pour une définition raisonnable du mot « humanité », je ne pense pas qu'elle jouera encore aux Pokémons et je ne pense pas vraiment non plus qu'elle pratiquera la radiocommunication).

L'ennui quand on commence à remettre les choses en question, c'est qu'on ne sait plus où s'arrêter. Peut-être que la vie peut prendre des formes que nous n'imaginons pas, pas forcément liées à une planète (voir par exemple le roman The Black Cloud de Fred Hoyle) ; peut-être que nous ne savons pas la détecter : après tout, il n'est pas complètement absurde d'imaginer que les tempêtes et effets de turbulence de l'atmosphère de Jupiter soient « vivants » en sens qu'ils pourraient se reproduire et évoluer, peut-être même développer une forme d'intelligence (mais les pauvres choses dotées uniquement d'une sorte de sens du son+toucher auraient bien du mal à détecter l'existence de planètes extra-joviennes, encore moins à entreprendre une tentative de radiocommunication), et on pourrait même aller jusqu'à suggérer que les nuages sur Terre soient vivants. Je ne crois pas, cependant, que ce genre de spéculation soit fondamentalement intéressant — mais il est bon de garder un minimum de modestie intellectuelle quant aux formes que la « vie » pourrait prendre. (Comme d'habitude, je renvoie à l'excellent essai Le Hasard et la Nécessité de Monod pour une tentative de définir ce qu'est « la vie ».)

Il se peut aussi, bien sûr, que des formes de vie, même intelligentes, même curieuses, ne soient pas du tout intéressées à communiquer avec le reste du cosmos. Ou encore, qu'il leur soit parfaitement impossible d'y arriver, faute d'organes ou de sens chez elles (penser à mes hypothétiques nuages vivants sur Jupiter, ou dans une moindre mesure à des dauphins sur Terre) ou faute de moyens dans leur environnement. Il se peut que la curiosité quant au monde astronomique soit extraordinairement rare, et que le fait que nous la possédions relève d'une sorte d'argument anthropique dans sa forme extrême que j'aime appeler « totipsiste » (le totipsisme est la forme ultime du principe anthropique : c'est en quelque sorte l'idée définie circulairement que quelque part dans l'Univers devait apparaître l'idée du totipsisme). Je n'y crois pas trop, mais on doit avoir la modestie de ne pas oublier que ce type de facteur existe dans l'équation de Drake (quel que soit le facteur dans lequel on le cache).

Mais voici une autre pensée, qui me semble tout à fait évidente mais que j'ai relativement rarement entendu exprimer : je ne suis pas convaincu qu'une civilisation développée cherche forcément sa propre perpétuation. Évidemment, un individu a tendance à rechercher sa propre survie, pour des raisons universelles de sélection naturelle — et encore cette tendance n'est-elle qu'une approximation, car ce qui importe avant tout est la survie de son patrimoine génétique (quelle que soit la forme qu'il puisse prendre). De même, on peut imaginer que l'évolution mémétique tendra à donner un instinct de survie à toutes sortes de groupes ou de structures sociales ou intellectuelles. Mais justement, une des caractéristiques qui font qu'on dira qu'une civilisation est « développée » est d'avoir réussi à s'affranchir des buts et contingences qu'elle hérite de sa propre matérialité ou de son histoire (comme nous autres humains somme capables de voler même si notre évolution ne nous a pas dotés d'ailes). Je pense que si les progrès des sciences cognitives faisaient apparaître un moyen d'être totalement débarrassé de la peur de mourir, beaucoup d'humains voudraient bien en profiter, au moins sous certaines conditions, et j'en ferais sans doute partie : il n'y a pas de raison que la même chose ne marche pas au niveau d'une civilisation, si tant est qu'une civilisation ait vraiment pour commencer un instinct marqué de préservation de soi. Je ne veux pas juste dire qu'une civilisation ou espèce peut être peu douée pour se préserver elle-même (la nôtre n'a pas l'air particulièrement adroite), mais, de façon plus forte, qu'elle peut se fixer des buts différents que de maximiser le nombre de ses individus ou la durée de leur existence collective. (Ne serait-ce que la qualité individuelle de vie de ceux qui existent ou pourront exister.) Au niveau métaphysique, le fait est le même pour tous : notre Univers n'a de sens ou de but que ce que nous voulons y créer, ceci vaudra pour toute civilisation extraterrestres comme pour nous, et chaque individu, comme chaque civilisation, doit se donner soi-même un but (fût-ce de maximiser le nombre de trombones dans l'Univers ou de jouer aux Pokémons) plutôt que d'en trouver un tout fait.

Je peux imaginer toutes sortes de raisons pour lesquelles une civilisation cesserait d'exister ou de communiquer. Toutes ne sont pas également tragiques. La destruction par ses propres armes ou sa propre bêtise est évidemment une possibilité, comme l'est celle par un cataclysme naturel soudain (éruption d'un supervolcan, chute d'un astéroïde assez gros ou d'une comète, supernova à proximité, ce genre de choses qui ont pu causer les extinctions massives dans l'histoire de la Terre jusqu'à maintenant). Ou encore ce qui est arrivé aux krells dans le classique film La Planète interdite (je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler, mais je recommande très vivement — certains aspects ont mal vieilli mais dans l'ensemble il s'en sort beaucoup mieux que les autres de son époque). Un phénomène moins soudain devrait laisser le temps à une civilisation avancée de s'adapter ou de réagir, mais encore faut-il que le phénomène soit incontestable et que l'action à prendre le soit aussi (et, bien sûr, qu'elle soit possible) : notre manque de volonté à réagir face aux changements climatiques ou à l'acidification des océans n'est pas de très bon augure. Mais on peut concevoir d'autres façons de disparaître qui soient moins dramatiques. Par exemple, une civilisation qui, sans apocalypse, connaîtrait une transition démographique la conduisant à s'éteindre doucement (ceci pourrait être une décision conscience, mais plus vraisemblablement tout simplement parce que ses individus seraient motivés par autre chose que le désir de se reproduire). Je peux imaginer une civilisation qui se donnerait pour but de cesser paisiblement d'exister, comme une sorte de réalisation au niveau collectif d'une idée semblable au mokṣa hindou ou du nirvāṇa bouddhiste. Je peux imaginer une civilisation qui s'exilerait vers des mondes virtuels (simulés sur ordinateur) ou complètement de pensée (cf. ci-dessous), pour y être des dieux, et disparaîtrait ainsi plus ou moins du monde matériel. Je peux imaginer une civilisation à qui il arrive quelque chose comme aux personnages de L'Invention de Morel de Bioy-Casares (autre œuvre que je recommande au passage). Ou encore, pour reprendre un livre que j'ai déjà cité dans l'entrée précédente, comme aux humains de Demain les chiens. Et le nombre de destinées que je ne peux pas imaginer dépasse certainement largement le nombre que je peux imaginer. De même, il est facile de concevoir énormément de raisons pour lesquelles une civilisation cesserait de pratiquer la radiocommunication (ou de jouer aux Pokémons, ou de poster sur Facebook) sans disparaître. On peut rattacher tout ça à l'idée de la singularité, un concept tellement flou et vaseux qu'on peut y rattacher n'importe quoi. Tout ceci pour dire que l'idée que la disparition d'une civilisation, a fortiori le fait qu'elle cesse de communiquer, est due à une sorte de destruction massive, parce qu'elle aurait automatiquement comme objectif sa perpétuation et la conquête de l'espace et du temps, est bien naïve : le fait que le dernier facteur de l'équation de Drake soit très petit ne représente pas une tragédie — au contraire, j'aurais tendance à dire que c'est être adulte que de comprendre que la finalité de l'existence n'est pas nécessairement l'injonction crescite et multiplicamini et implete Universum (Genèse 9:1 pour ceux qui ne veulent pas faire rire les stagiaires de Google).

Concernant la conquête de l'espace (et le fait d'aller s'installer sur d'autres planètes, et de les peupler), présentée comme une sorte d'évidence incontournable par quantité d'œuvres de science-fiction, même pour ce qui est des humains, je ne crois pas du tout à l'idée que nous irons un jour vivre ailleurs que sur Terre (sauf peut-être, justement, dans des mondes purement virtuels que nous aurions créés). L'idée de laborieusement prendre des fusées pour se déplacer physiquement vers des planètes forcément moins hospitalières que celle dont on vient a assurément un intérêt scientifique exploratoire ou pour le défi, mais aucun intérêt pour ce qui est d'aller y vivre. Même en essayant très très fort de la polluer, nous n'arriverons pas à rendre la Terre moins habitable pour nous que l'endroit le plus habitable du système solaire après elle (Mars ? la haute atmosphère de Vénus ? Titan ?) : ceux qui parlent de terraformer une planète devraient commencer par terraformer l'Antarctique, le Sahara ou le désert de Gobi pour s'entraîner, et on verra après pour Mars. Et quand bien même ce serait possible, je ne vois pas du tout le sens que ça aurait d'aller reproduire des milliards de copies de nous-mêmes sur toutes les planètes vaguement habitables de la galaxie. (C'est bien pour faire du space opera, mais il faut considérer ce genre, de même que la heroic fantasy, comme un prétexte pour écrire des intrigues intéressantes, pas comme un but ne serait-ce que vaguement pertinent.)

Ajout () : cet article de Kim Stanley Robinson (Our Generation Ships Will Sink) publié dans BoingBoing résume assez bien les raisons (pas seulement purement physiques) pour lesquelles la conquête spatiale est essentiellement impossible, et nous encourage à nous demander pourquoi on devrait penser que c'est triste de savoir que nous ne partirons jamais à la conquête de l'Univers.

Cela demande, évidemment, beaucoup de maturité de la part d'une civilisation, comme de la part d'un individu, de comprendre qu'il est maître de son destin et que son but n'est pas inscrit dans l'Univers mais qu'il faut le décider soi-même. (Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. […] Il faut imaginer Sisyphe heureux.) C'est encore plus le cas pour se rendre compte que l'identité de soi est elle-même une sorte de convention, disons, qu'elle fait partie du monde enchanté. À ce sujet, j'aime bien proposer l'expérience de pensée suivante :

Acte I : Une civilisation avancée commence à se créer des mondes virtuels. Au début on interagit avec ces mondes par des lunettes 3D ou ce genre d'interfaces. Puis par une interface directement avec le cerveau. Puis on commence à développer des extensions informatique au cerveau, c'est-à-dire des processus informatiques qui simulent d'énormes groupes de neurones qu'on fait interagir avec les neurones réels, et comme le cerveau biologique est suffisamment plastique, il arrive à donner à ces neurones simulés une fonction utile en plus des neurones réels, donc ces extensions rendent vraiment capable de faire de nouvelles choses, surtout si on connecte des sens additionnels, dans le monde virtuel, à ces neurones simulés. Rapidement, les gens ont tellement d'ancrage dans le monde simulé qu'ils ne le quittent plus. Leurs corps sont placés dans une hibernation, et de toute façon la grande majorité des neurones sont dans le monde simulé. Même si leurs neurones physiques subissent des dommages, on ajoute des neurones virtuels et la plasticité du cerveau permet de reconstituer sur ces neurones virtuels les fonctions de ceux qui sont morts physiquement. Et finalement il se met à y avoir plein de gens dont le corps physique est mort mais qui existent dans la simulation. Puis, tout le monde. Comme le monde simulé est beaucoup plus agréable (vu qu'on le contrôle parfaitement), plus personne ne veut avoir à voir avec la réalité.

Acte II : On décide de faire la chose suivante : déconnecter toute interaction entre le monde simulé et le monde réel, i.e., les ordinateurs opérant le monde simulé n'accepteront plus aucune entrée du monde réel, et calculeront désormais une pure fonction mathématique. Comme du coup on ne pourra plus vérifier leur bon fonctionnement (puisqu'« on » sera dans un Univers simulé sans aucun contact avec le monde extérieur), on va les rendre multiplement redondants. Il y a donc maintenant une batterie de supercalculateurs qui font chacun exactement le même calcul, la même fonction mathématique déterministe d'évolution de l'Univers simulé. Mais ils ne la font pas exactement à la même vitesse : certains supercalculateurs sont légèrement plus puissants que d'autres, donc ils calculent certes le même avenir mais pas au même rythme. Ils finissent cependant par tomber en panne les uns après les autres, après être arrivés à des points différents de la simulation.

Quelle est la morale de cette expérience de pensée ? Les gens à qui je l'ai suggérée ont eu des interprétations assez différentes (répondant, par exemple, que tout le monde était mort à la fin de l'acte I et que l'acte II ne présente pas d'événements concernant des êtres vivants ; ou pour d'autres, que les gens sont morts plusieurs fois à la fin de l'acte II, ou morts quand le dernier calculateur a cessé de calculer, ou quand a cessé de calculer celui qui est arrivé le plus loin dans la simulation). Si vous voulez d'autres expériences du même genre, d'ailleurs, je recommande vivement la lecture du livre/recueil The Mind's I édité par Douglas Hofstadter et Daniel Dennett. Mon interprétation est que, comme je l'ai déjà expliqué et répété, la notion de conscience, d'identité-de-soi, etc., appartiennent au « monde enchanté » et que ce genre d'expériences n'a pas plus de réponse objective que de se demander si la Joconde a été détruite si on en fait une reproduction parfaite à l'atome près et qu'on détruit ensuite l'« original » — ce n'est qu'une question de convention.

Mais peu importe ce que je pense ou ce que pensent les lecteurs de cette fiction de ce qui arrive « vraiment » à la conscience des gens qui traversent l'expérience décrite ci-dessus : ce qui importe est qu'il n'est pas totalement impensable que quelque chose de vaguement semblable puisse arriver à une civilisation qui pourrait même être l'humanité dans l'avenir — ce qui importe est ce qu'ils croient, et ce qui les motive à faire ces choses. S'ils sont convaincus que dans l'acte I ce sont toujours eux qui habite(ron)nt les mondes virtuels qu'ils ont créés, et que dans l'acte II la fonction de simulation devient une pure abstraction mathématique (puisque calculée de façon indépendante par plusieurs calculateurs : de même que le nombre π n'est pas le nombre π calculé par le supercalculateur Plim ou le nombre π calculé par le supercalculateur Plam, il est juste le nombre π, indépendamment de ce qu'on peut lui calculer), alors il n'est pas absurde qu'ils agissent de la sorte. Et, de leur point de vue (c'est-à-dire du point de vue de ce qu'ils croient, qui est le seul pertinent), ils auront quitté notre Univers pour un Univers différent, régi par des lois de la physique qu'ils auront eux-mêmes décidées, dont l'évolution sera simulée dans notre Univers pendant un certain temps mais qui continuera d'exister indépendamment de cela (comme une abstraction mathématique). Libre à vous de penser que ces pauvres gens se seront laissés piéger à croire à un paradis inexistant et seront morts à la fin de l'acte I.

Si vous trouvez cette expérience de pensée beaucoup trop tarabiscotée, je peux la simplifier : les individus de telle ou telle civilisation se sont tous volontairement donné la mort parce qu'un prédicateur leur avait promis une vie bien plus agréable après la mort et qu'ils y croyaient sincèrement (je crois qu'il y a suffisamment de preuves dans l'histoire de l'humanité pour qu'on puisse se persuader que ce scénario-là, au moins, n'est pas totalement impossible). De nouveau, ce qui importe est ce que croient les acteurs impliqués, et quelqu'un qui croit sincèrement à une religion quelconque donne réalité à celle-ci (dans son monde enchanté), et « il » subit le sort que cette religion lui promet (par définition de « il », puisqu'il se prolonge par continuité dans cette eschatologie). Ce scénario, donc, n'est pas totalement invraisemblable, et ne doit sans doute pas être considéré comme une tragédie — il s'agit de nouveau d'un cas où une civilisation aurait quitté notre univers pour un monde de fiction qu'elle aurait elle-même conçu.

Je ne cherche pas ici à donner de grande leçon de métaphysique (et il ne faut surtout pas prendre trop au sérieux mes expériences de pensée), je veux simplement faire la remarque que l'idée qu'une civilisation extraterrestre voudrait nécessairement, ou même fréquemment, survivre le plus longtemps possible, et communiquer avec puis se répandre dans la galaxie voire dans tout l'Univers, me semble gentiment naïve — il s'agit simplement d'une idée que nous, et encore, certains d'entre nous, ont, maintenant. En aucun cas d'un universel.

En bref, je ne crois pas que nous communiquerons jamais de façon intéressante avec des extraterrestres (même si je n'exclus pas complètement que nous recevions un message), et je crois que l'humanité n'existera plus, dans aucun sens raisonnable du mot, dans deux millions d'années, et sans doute bien avant, et que même si elle existe elle ne s'amusera pas avec les Pokémons, et surtout que tout ceci ne doit pas être considéré comme tragique.

Ajout () : je suis tombé sur cette vidéo d'un exposé TEDx par Matthew O'Dowd qui parle du sujet et met en avant l'idée que la barrière de Fermi est derrière nous ; je ne suis pas convaincu par son argument (et accessoirement, sa façon de parler m'énerve), mais je pense que cela mérite quand même d'être regardé.

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