J'ai une fois de plus commis l'erreur de commencer (il y a deux-trois semaines) l'écriture d'une entrée que je pensais pouvoir faire courte et qui a grandi, grandi, grandi, jusqu'à prendre des proportions totalement délirantes. Comme je vais être assez débordé ces prochaines semaines, elle risque de rester indéfiniment dans les limbes, là où j'ai déjà mis tout ce que j'ai écrit sur les octonions et tant d'autres choses. Tout ceci m'énerve prodigieusement, et je ne sais pas quoi faire pour réussir à éviter ce problème.
Pour me distraire un peu, je voudrais juste faire une remarque sur
la philosophie des mathématiques. Comme il n'aura échappé à personne,
je suis férocement platoniste (au moins en ce qui concerne
l'arithmétique), où par platonisme
(voir
aussi cette entrée, et
notamment cette
petite section de celle-ci pour plus de détails) j'entends le
point de vue selon lequel les concepts mathématiques, ou au moins les
plus « naturels » d'entre eux, ont une existence autonome,
indépendante de l'esprit humain, qui ne fait que les découvrir, et
même indépendante
de l'univers matériel. (Il y a, bien sûr, toutes sortes de
variantes[#][#2]
de cette position, et on peut être d'accord avec certaines sans être
d'accord avec d'autres, on peut d'ailleurs aussi considérer qu'il ne
s'agit pas vraiment d'une différence d'opinion philosophique mais
simplement de façon de dire les choses. À ce sujet, voir
aussi cette autre entrée.)
Je crois avoir lu quelque part (mais je ne sais plus si un sondage précis à été fait dans ce sens ou si cette affirmation sortait d'un grand chapeau de magicien) que la majorité des mathématiciens, et l'écrasante majorité des logiciens, adhère au moins à une forme modérée de platonisme. A contrario, les neurologues semblent généralement persuadés (là aussi, il s'agit d'une statistique qui, comme 83.28% des statistiques, est purement et simplement inventée) que les mathématiques sont uniquement le résultat de processus cognitifs dans le cerveau humain et n'ont rien de « réel » ou d'« universel » (pas plus que, disons, la beauté de la musique de Bach).
Les arguments les plus souvent invoqués contre le platonisme mathématique, c'est-à-dire, pour montrer que les mathématiques viennent de l'esprit humain et pas d'un « paradis platonique », sont typiquement d'observer que les mathématiques ne sont pratiquées que par les humains (le summum des facultés mathématiques des animaux se limitant à savoir compter sur de tout petits entiers naturels), et aussi que celles-ci ont changé au cours de l'histoire (ce qui est de mauvais augure pour la découverte d'un monde censément intemporel).
Mais une chose que je ne comprends pas est pourquoi ce genre
d'arguments, invoqué pour dire chers mathématiciens, les
quaternions n'existent que dans votre cerveau
ne l'est pas aussi
pour dire chers astrophysiciens, les quasars n'existent que dans
votre cerveau
ou chers physiciens des particules, les quarks
n'existent que dans votre cerveau
, voire, chers zoologistes,
les quaggas n'existent que dans votre cerveau
. Après tout, si le
problème est qu'on ne peut pas toucher un quaternion, qu'on ne peut
les détecter qu'indirectement par le truchement de théories qui
prédisent leur existence, et que seuls les humains sur cette Terre ont
le moindre concept de quaternions dans leur tête, et encore, seulement
depuis quelques siècles, exactement la même chose vaut pour les quarks
et les quasars : jamais je ne pourrai toucher un quark ou un quasar,
aucun animal autre que l'homme n'a affaire à eux ou de représentation
mentale de ces choses-là, il y a simplement des scientifiques qui nous
disent mon accélérateur de particules a vu trois quarks dans chaque
proton
, mon radiotélescope a détecté un quasar dans telle
direction
, mes calculs ont exhibé une structure abstraite de
dimension 4 sur les réels qui se comporte comme une algèbre à
divisions
. Même les quaggas, je n'en ai, après tout, jamais
touché, et comme c'est une espèce éteinte ça ne risque pas de se
produire, et j'ai beau avoir des témoignages de gens qui en ont
dessiné ou de biologistes qui assurent que ces bestioles ont existé,
je ne vois pas pourquoi ils seraient plus (ou moins) crédibles que les
physiciens qui disent que les quarks et les quasars existent ou les
mathématiciens qui disent que les quaternions existent.
Or j'ai rarement entendu des gens transposer à la physique ou à
d'autres domaines la position anti-platoniste qu'ils peuvent avoir au
sujet des mathématiques. Y a-t-il des neurologues qui disent aux
physiciens ce que vous appelez
[remplacer étoile à neutron
n'est que le
fruit de vos processus cognitifsétoile à
neutron
par n'importe quoi
de difficile à imaginer] ? Voire,
qui disent aux autres neurologues ce que vous
appelez
(de nouveau, on ne peut pas toucher directement un
neurone, il faut faire confiance à la théorie du microscope).neurone
n'est que le fruit de vos processus
cognitifs
Les tenants du platonisme mathématique sont souvent décriés comme
religieux, parce qu'ils croient en une sorte de perfection intangible
et accessible uniquement par l'esprit (et c'est vrai que le choix d'un
terme comme paradis platonique
n'est certainement pas pour
aider). Je ne sais pas pourquoi ce reproche n'est pas fait aux
physiciens des particules[#3]
qui prétendent que les quarks et atomes sont vraiment les
composants de toute notre matière.
Au contraire, l'attitude consistant à dire je ne crois réel que
ce que je peux toucher
(et notamment sa
variante ultrafinitiste, les grands
nombres n'ont pas de sens parce que je ne peux pas les voir
)
me semble être exactement la même que ceux qui prétendent je ne
peux pas croire que la Terre soit plus vieille que 6000 ans environ,
parce que je n'ai que des preuves indirectes des millions d'années
censées nous avoir précédées
. À partir du moment où on accepte
l'épistémologie des mathématiques, sa démarche scientifique
pour arriver à une vérité (et il est difficile de la nier compte tenu
de l'extrême utilité pratique des mathématiques, entre la
construction des ponts et la cryptographie !), il faut bien
reconnaître qu'elles nous renseignent sur quelque chose qui n'est pas
sujet à notre bon vouloir comme la poésie ou la musique — et qu'elles
sont, sur le même plan, que les autres sciences, une entreprise visant
à découvrir systématiquement une réalité préexistante.
Bref, je comprends la position extrême je ne crois réel que ce
que je peux directement toucher
(donc je ne crois réels ni les
quaternions, ni les quarks, ni les quasars, ni les quaggas, ni la
planète Jupiter, ni les virus, ni Louis XIV), mais je ne comprends pas
ceux qui l'appliquent uniquement pour les mathématiques et aucune
autre science.
[#] Par exemple, je suis tenté de distinguer le platonisme structural, qui serait la position selon laquelle les structures que nous pensons discerner (les groupes, par exemple) sont « naturelles » et « découvertes », et le platonisme logique, orthogonal, qui serait la position selon laquelle les fondements mêmes des mathématiques (entiers naturels ou ensembles), sur lesquels on pose ces structures, ont une existence. Essentiellement, le platonisme structural affirmerait qu'on découvre les définitions tandis que le platonisme logique affirmerait qu'on découvre les axiomes. On peut parfaitement croire à l'un mais pas à l'autre (que la définition d'un groupe est naturelle, mais que les mathématiques n'aient pas de fondement logique immatériel) ou à l'autre mais pas à l'un (que les entiers naturels ou une forme quelconque de monde platonique préexistent à l'univers matériel, mais que la façon dont on le structure est profondément humaine), ou au deux, ou ni à l'un ni à l'autre.
[#2] Concernant ce que
j'appelle le platonisme logique
dans la note précédente, on
peut aussi tenir toutes sortes de positions, par exemple l'idée que
les entiers naturels (ou n'importe quoi qui permet d'encoder les
structures finies) ont une position spéciale et sont le seul substrat
ayant une réelle « existence platonique », ou bien étendre cette
position à des objets plus complexes, comme les ensembles
d'entiers naturels, ou tous les ensembles (un platoniste ensembliste
doit croire que l'hypothèse du continu à une valeur de vérité bien
définie, même si les axiomes de ZFC ne permettent pas de
la trouver) ; à l'inverse, s'agissant des ensembles, on peut croire à
un multivers platonique
plutôt qu'un univers platonique.
[#3] Peut-être parce que les physiciens des particules ont des détecteurs expérimentaux ? Mais les mathématiques expérimentales existent aussi, et je ne vois pas de différence importante entre faire s'entrechoquer des protons à haute énergie pour chercher à trouver, peut-être, un compagnon supersymétrique, ou bien faire tourner des ordinateurs à calculer les valeurs de la fonction ζ pour chercher à trouver, peut-être, un zéro non-trivial qui ne soit pas sur l'axe critique.