(Je développe ici quelque chose que j'ai écrit en commentaire sur une entrée du blog de David Monniaux sur l'épistémologie des mathématiques.)
Le finitisme en philosophie des mathématiques est l'idée
que l'infini n'existe pas (avec différentes variations possibles selon
ce qu'on entend au juste par n'existe pas
), i.e., que seuls les
objets finis — les entiers naturels ou ce qui peut se coder avec eux,
comme les structures combinatoires finies — ont vraiment un sens.
Disons qu'il s'agit d'une position qui met une limite sur
le platonisme (cf. ce que j'en
disais ici) qui postule que les
objets mathématiques existent dans une sorte de paradis platonicien :
le finitisme n'admet dans ce paradis que les entiers naturels et les
structures finies. Cette position est illustrée par une phrase de
Kronecker que j'ai déjà mainte fois citée : Die
ganzen Zahlen hat der liebe Gott gemacht, alles andere ist
Menschenwerk
(Les entiers ont été faits par Dieu, tout le reste
est l'œuvre de l'homme
).
L'ultrafinitisme va plus loin en rejetant non seulement l'infini mais même les nombres absurdement grands comme ceux que je décris dans cette entrée (ajout : voir aussi celle-ci) (ou même des nombres beaucoup plus petits qu'eux). Pour un ultrafinitiste, se demander, par exemple, si le 10↑(10↑(10↑100))-ième nombre premier se termine par 1, 3, 7 ou 9, est une question à peu près dénuée de sens.
Évidemment, il est parfaitement sot de penser qu'il existe un plus grand entier naturel, auquel on ne peut pas ajouter 1 : ce serait là une caricature de la position ultrafinitiste. Ceux qui se revendiquent de cette idée pensent plutôt que les nombres ont de moins en moins de sens au fur et à mesure qu'ils grandissent, si bien que 100 existe certainement mais que 10↑(10↑(10↑100)) n'a à peu près aucun sens. Je ne sais plus où j'avais entendu cette anecdote de quelqu'un qui a voulu mettre en défaut un ultrafinitiste en essayant de trouver le plus grand nombre dont ce dernier reconnaîtrait l'existence : il a commencé par lui demander si 1000 existait, puis un million (10↑6), puis un milliard (10↑9), puis un gogol (10↑100), etc. La raison pour laquelle ce plan n'a pas marché est que l'ultrafinitiste a toujours répondu « oui », mais en réfléchissant de plus en plus longtemps à mesure que le nombre était grand : il a répondu presque instantanément qu'un milliard existait, mais il a mis une seconde à déclarer qu'un gogol existait, peut-être 10 secondes pour 10↑1000, et n'a jamais consenti à admettre que 10↑(10↑100) existât. [Précision : l'ultrafinitiste en question était Esenin-Vol'pin, l'autre était Harvey Friedman, et l'anecdote est racontée sur l'article Wikipédia su premier (et les nombres impliqués sont d'ailleurs plus petits que ceux que je cite).] Voilà qui devrait donner une meilleure idée de cette philosophie ; et globalement, on peut imaginer qu'un ultrafinitiste typique reconnaîtra l'existence d'un nombre dans un temps, ou avec une difficulté, proportionnel à ce qu'il faut pour l'écrire complètement — disons, en base 10 — sans artifice comme les exponentielles, c'est-à-dire, proportionnellement à son log. Cela correspond assez bien à l'usage qu'on fait des nombres ailleurs qu'en mathématiques, finalement.
L'ultrafinitisme, du coup, n'admet pas forcément que l'arithmétique de Peano, ou que ZFC, soient consistants. En fait, il n'admet même pas que la question ait un sens (la démonstration d'une contradiction pourrait être démesurément longue) : mais il constate certainement qu'aucune contradiction n'est connue dans ces systèmes, et admet peut-être, ou peut-être pas, qu'on pourrait raisonnablement en trouver une. De fait, il y a des gens qui cherchent à trouver, ou espèrent sérieusement qu'on trouve, une contradiction dans ces systèmes. (Voir notamment cette entrée passée.)
C'est là que je trouve que la position ne tient pas vraiment debout. Car de toute évidence les ultrafinitistes acceptent les conclusions arithmétiques de Peano (ou même de ZFC, mais ça ne fait guère de différence ici) concernant les entiers qu'ils considèrent comme raisonnables : si on considère les mathématiques comme une science expérimentale, on peut même dire qu'on dispose d'une quantité faramineuse de confirmation expérimentale de son cadre (à chaque fois qu'on paie quelque chose, on vérifie la commutativité et l'associativité de l'addition, et n'importe quel calcul sur ordinateur vérifie expérimentalement des quantités énormes de théorèmes mathématiques), et en tout cas, je vois mal comment on peut être un mathématicien si on ne croit pas un mininum aux théorèmes que l'on démontre. Et je ne vois rien dans la position ultrafinitiste qui permette d'expliquer ceci : comment expliquer que Peano (ou ZFC) fasse des prévisions si justes ? comment se fait-il qu'on n'arrive pas, au moins en pratique, à y trouver une contradiction ? Ou, pour dire les choses autrement : comment se fait-il, si les objets infinis ou même les très grands nombres n'existent pas, qu'ils donnent l'illusion d'exister ? Comment se fait-il que le monde mathématique se comporte comme s'ils existaient ?
Un platoniste pur jus n'aura pas de difficulté à expliquer que Peano soit consistant : si les entiers naturels existent et sont bien définis, il est normal qu'ils se comportent ainsi, il n'y a pas de contradiction dans Peano tout simplement car Peano est vrai. ((S'agissant de ZFC, ma position à moi a tendance à être que les ensembles existent sans être uniques : il s'agit de la position « multivers » où il n'existe pas un univers privilégié de la théorie des ensembles, mais le fait qu'il en existe au moins un fait que ZFC doit être consistant.))
La position ultrafinitiste en mathématiques me paraît semblable à celle de quelqu'un qui prétendrait que les galaxies lointaines que nous voyons dans le ciel nocturne n'existent pas : comme nous ne pouvons pas raisonnablement les atteindre, nous n'en avons qu'une image, qui pourrait être une illusion. Il n'y a pas forcément besoin pour cela de croire que l'Univers aurait une frontière bien nette comme il n'y a pas besoin pour être ultrafinitiste de croire qu'il existe un plus grand entier naturel. Néanmoins, il me semble beaucoup plus simple de penser que ces objets lointains et inatteignables (qu'il s'agisse des autres galaxies ou des très grands nombres) existent vraiment que de croire que, sans exister, ils parviennent à laisser une image dans notre expérience qui suggère qu'ils existent.
(Ajout : voir aussi une entrée ultérieure sur un thème proche. • Et une autre.)