Quand j'étais petit et que je découvrais le Ninternet, le Ouaibe,
mais aussi le logiciel libre et tout ça, le grand méchant par
excellence[#], c'était
Microsoft. Qu'il était de
rigueur[#2]
d'écrire Micro$oft
, histoire de nous moquer, du haut de notre
supériorité morale indubitable, de l'ennemi juré de la Liberté. Quand
j'étais petit, donc (on va éviter de donner un âge précis, ce serait
embarrassant), j'ai écrit des pages telle
que celle-ci
ou celle-là, le genre
de pages que je garde parce que mon aversion à la destruction de
l'information et à la péremption des URI est si
forte, mais qu'il faudrait vraiment que je trouve moyen d'étiqueter
comme conservées dans du formol pour votre distraction
uniquement
.
Pas que je sois devenu un partisan de Microsoft dans quelque sens
que ce soit : en fait, j'ai encore moins l'occasion qu'auparavant
d'être en contact avec leurs logiciels, je continue
à penser
qu'ils sont probablement plutôt mauvais techniquement ; mais,
honnêtement, maintenant, à part un événement ponctuel comme l'adoption
d'Office
Open XML par l'ISO (qui
ressemblait vraiment à de la corruption éhontée), ce que fait
Microsoft, je m'en bats pas mal les chouquettes. J'apprécie
qu'Internet Explorer ait baissé en popularité sur le Web, parce que ça
a pas mal poussé pour l'adoption de standards Web intéressants, mais
c'est plutôt Firefox qu'il faut féliciter qu'IE qu'il
faut blâmer, en fait. Et sinon, il y a une chose que j'aime bien avec
la popularité des logiciels Microsoft, c'est que ça me fournit
l'admirable joker désolé, je ne peux pas vous aider avec votre
ordinateur, je ne connais pas du tout Windows, ça fait quinze ans que
je ne l'utilise plus
(joker que je peux toujours choisir de ne pas
utiliser si le demandeur est un garçon choupinou, mais je
digresse).
Mais ce qui m'étonne plus, c'est la vitesse avec laquelle, le grand méchant d'origine s'encroutant (et ayant même des moments de faiblesse tels qu'ils produisent du logiciel libre ou des standards ouverts, si, si)[#3], le scénario en a prévu un autre. Ça ressemble à un mauvais scénario de Batman, où dès qu'un méchant caricatural est oublié, il y en a un autre pour prendre sa place.
Apple. Quand j'étais petit, Apple c'était plutôt un gentil,
c'était l'esprit d'innovation. C'était eux qui avaient
fait cette pub
célébrissime en 1984 dirigée par Ridley Scott où ils comparaient
(probablement) IBM à Big Brother ; c'est eux qui avaient
des goûts esthétiques rigolos et subtilement zen ; c'est eux qui
avaient introduit le premier (le seul ?) Unix vraiment tous publics
sous la forme de Mac OS. Puis ils sont tombés dans la
potion magique des DRM et des iPod/iPhone/iPad, et ils
sont devenus
méchants. Jon
Stewart le raconte beaucoup mieux que moi : It
wasn't supposed to be this way: Microsoft was supposed to be the evil
one.
C'est idiot, bien sûr, de faire de la psychanalyse d'une société, surtout une multinationale : elles sont toutes complètement schizophrènes[#4], et même dans la mesure où elles ne le sont pas, elles sont cyniques à un point tel que les notions de bien et de mal soient surtout des gadgets. Néanmoins, la bigbrotheritude de Google[#5] a un côté nettement moins, disons, agressif, que celle d'Apple. Apple est devenu paranoïaque sur sa propriété intellectuelle et sur le contrôle de ses produits (et des annonces de ses nouveautés) à un niveau de délire invraisemblable.
Je ne parle même pas
de la
façon dont ils traitent leurs employés
ou des
bêtises sur les brevets (à ce compte-là, tout le monde est
coupable, c'est surtout la loi américaine qui est pourrie). Prenons
d'autres exemples. Je pense qu'il est largement connu qu'on ne peut
installer sur un iPhone/iPad/iTruc que les programmes qu'Apple
autorise à installer dessus, via leur App Store
:
ce n'est pas scandaleux que ce soit le cas par défaut s'il existait un
moyen simple mais un peu caché de contourner cette limitation
(peut-être en invalidant du même coup la garantie sur l'appareil)
— non seulement ce moyen n'existe pas officiellement (s'il est
quand même possible de contourner l'interdiction, c'est parce qu'il y
a toujours des trous de sécurité exploitable permettant, pour ainsi
dire, de reprendre à Apple le contrôle de l'appareil qu'on leur à
acheté), mais Apple prétend que ce serait illégal (au moins aux
États-Unis) de contourner cette limitation. (Je pense d'ailleurs
qu'une loi qui permettrait à Apple d'interdire aux acheteurs de leurs
téléphones d'en faire ce qu'ils en veulent est un mépris honteux du
principe de propriété : une fois que j'ai acheté un iPhone, je devrais
avoir le droit de m'en servir pour faire tourner les applications que
je veux, ou
pour le mettre
dans un mixer si ça m'amuse. Mais je digresse.) Les critères
selon lesquels Apple choisit quelles applications il autorise et
lesquelles il refuse sont,
évidemment, totalement
opaques, mais ce n'est pas vraiment un signe de méchanceté, c'est
surtout qu'ils doivent être débordés par le nombre de candidatures (ce
que c'est de tout vouloir centraliser…).
Mais leur volonté paranoïaque de tout contrôler va bien plus loin :
pour mettre une application sur l'App
Store, il faut signer un accord par lequel on s'engage aux
choses usuelles comme de sacrifier
son premier né ou de vendre son âme à Steve Jobs, et plus
sérieusement, Apple se réserve le droit de retirer votre application
sans vous prévenir ou encore moins s'expliquer, mais le plus délirant,
c'est
que les
termes du contrat lui-même sont censés rester secrets (le
développeur s'engage, dans le contrat, à ne pas divulguer les termes
du contrat). Plus récemment, ces mêmes clauses de contrat (qui ne
restent décidément pas très secrètes) ont encore fait parler d'elles
en interdisant
tout logiciel qui n'était pas développées à l'origine
pour un
environnement logiciel comme celui proposé par Apple (notamment, toute
application convertie depuis un autre langage de programmation qu'un
de ceux supportés par l'iPhone). Même en admettant (ce qui me semble
douteux) qu'il y ait de très bonnes raisons techniques de vouloir
éviter ce genre d'applications, le niveau de contrôle recherché par
Apple est tout simplement hallucinant.
J'aimerais comprendre. Est-ce vraiment rentable, ou est-ce une obsession irrationnelle ? (J'ai un ami qui, à chaque fois qu'on mentionne le comportement bizarre d'une société, assure qu'elle a dû très bien réfléchir à la question, et que si elle fait telle ou telle chose, c'est que c'est certainement ce qui est le mieux pour elle.) J'ai du mal à croire qu'Apple gagne plus avec ce genre de stratégie qu'ils ne perdent en s'aliénant beaucoup de gens qui pourraient a priori, les regarder d'un œil bienveillant. Il est vrai que les fans d'Apple ont tendance à être très polarisés (ou, même s'ils reconnaissent qu'ils n'aiment pas certaines pratiques de cette société, déclarer qu'ils ne seraient jamais prêts à ne plus en acheter les produits) : mais le même argument tend à montrer, du coup, qu'Apple n'a pas tellement intérêt à chercher à contrôler ces fans déjà loyaux. Alors pourquoi ?
[#] Normalement, là, les
mots par excellence
devraient être en français dans le texte.
Sauf que j'écris déjà en français, donc je ne sais pas comment faire.
Faute de mieux, je les écris en italiques.
[#2] En français dans le texte, aussi. Zut, j'aurais dû écrire en anglais, pour pouvoir mettre tous ces mots en français.
[#3] Remarquez, il y a encore plus longtemps, le méchant c'était IBM, et maintenant on a tendance à bien les aimer, IBM.
[#4] C'est un problème sérieux, d'ailleurs, toute idéologie mise à part : avec un individu, on peut apprendre à lui faire confiance, à se dire que c'est qu'un d'honnête, qu'indépendamment de toute interdiction légale il y a des choses qu'il ne fera pas parce que ce n'est pas bien, parce que c'est contre sa morale. On ne peut jamais apprendre une telle chose d'une compagnie : elle peut toujours se faire racheter (Sun, par exemple, est passé sans prévenir du côté des méchants, et c'est très agaçant), ou son exécutif se faire remplacer, et ainsi trahir les valeurs sur lesquelles on avait commencé à lui faire confiance. Mais, bizarrement, ce n'est pas suite à un rachat qu'Apple a changé comme ça.
[#5] La bigbrotheritude
de Google, au moins, est très habile : elle prend la forme de oh,
mais vous allez nous confier vos données, n'est-ce pas ? elles seront
si bien entre nos mains, on va bien s'occuper d'elles…
— jamais la moindre tentative pour vous empêcher de les
exporter, Google ne veut pas les séquestrer, ils veulent les copier.
Sur Android, on n'est pas du tout prisonnier de la plate-forme : on
est juste subtilement incité à communiquer à Google la liste de tous
nos contacts, le contenu de tous nos mails, l'emplacement où on se
trouve, et évidemment tout ce qu'on recherche sur le Web voire tout ce
qu'on va voir sur le Web.