Il y a quelques jours, la Ville de Paris a achevé l'abaissement de la vitesse maximale autorisée sur le boulevard périphérique parisien (pour les non-Parisiens, expliquons qu'il s'agit de la plus petite ceinture routière à grande circulation entourant Paris, longue d'environ 35 km), qui est passée de 70 km/h à 50 km/h (elle avait déjà été abaissée de 90 km/h à 80 km/h en 1993, puis à 70 km/h en 2014, mais c'étaient alors des décisions qui avaient été prises par l'État, pour les raisons que je vais dire). Même s'il ne s'agit pas d'un sujet de la plus haute importance, il soulève néanmoins diverses questions d'ordre politique (quels sont les buts recherchés ? et est-ce opportun ?), scientifique (quels seront les effets et comment mesurer ceux-ci ?) et juridique (la Ville de Paris a-t-elle le droit de prendre cette décision ?) qu'il n'est pas sans intérêt de discuter un peu. Surtout que je trouve que la question a été épouvantablement mal traitée dans la presse : je voudrais donc dans ce billet donner des éléments de contexte que je considère que n'importe quel journaliste faisant un travail sérieux aurait dû présenter.
(Plan :)
☞ Paris contre banlieue ?
Politiquement, je pense qu'on peut résumer les choses très
simplement et assez justement comme une bataille « Paris contre
banlieue ». Même s'il peut y avoir des désaccords sur la manière de
mesurer l'opinion, il y a vraiment peu de doute sur le fait que les
habitants de Paris intra muros (ou, en
l'occurrence, intra viam periphericam
)
soient largement favorables à cette mesure, et que les Franciliens au
sens plus large lui soient largement hostiles. (Ce désaccord touche
aussi un sujet distinct mais néanmoins lié, et également porté par la
Ville de Paris quoique pour l'instant pas encore vraiment acté, celui
de réserver une voie de circulation au covoiturage : à ce sujet, la
Région Île-de-France avait mené il y a quelques années une
consultation informelle — évidemment pas tout à fait innocente — qui a
donné 90%
de réponses défavorables ; il semble que la Ville ait elle-même
fait une consultation qui a donné un résultat semblable avec environ
80% d'avis défavorables, mais je ne retrouve pas.) Les raisons de
cette différence de point de vue ne sont pas difficiles à imaginer :
le Parisien dispose d'un réseau de métro et autres transports en
commun corrects, d'une part, et d'autre part c'est lui qui subit
largement les nuisances[#] du
périphérique ; tandis que le banlieusard sont la
majorité[#2] des usagers de
cette route, ce qui n'est pas surprenant vu que le réseau de
transports en Île-de-France devient absolument indigent dès qu'on sort
de Paris (et surtout, au moins jusqu'à l'achèvement des lignes de
métro du Grand Paris Express, pour les déplacements de banlieue à
banlieue). Dans le même ordre d'idées, les Parisiens sont beaucoup
moins nombreux à posséder une voiture : 32.5% contre au moins 60% pour
chacun des départements de la petite couronne et au moins 80% pour
ceux de la grande
(source ici) ; ce qui
signifie mécaniquement qu'ils sont beaucoup moins nombreux à avoir
usage (au moins directement) de cet équipement. À cela s'ajoute
l'ironie que ce sont justement les Parisiens qui paient pour
l'entretien de ce boulevard périphérique (je vais y revenir).
[#] Bien sûr, les riverains du périphérique, il y en a des deux côtés du périphérique. Mais ils représentent une proportion plus importante sur la population de Paris que sur celle de la banlieue.
[#2] Les chiffres sont difficiles à trouver, mais cette enquête rapportait qu'en 2010, environ 22% des usagers du périphérique sont Parisiens, 48% habitent la petite couronne (en gros la même proportion pour chacun de ses trois départements) et 30% la grande couronne (là aussi, en gros la même proportion pour chacun de ses quatre départements).
Ces tendances d'opinion sont reflétées par les pouvoirs publics qui
représentent ces catégories
d'électeurs[#3]. La Ville de
Paris (et en premier lieu l'adjoint au maire écologiste David
Belliard, qui a la charge des transports) ne cache pas sa volonté de
faire la guerre aux véhicules motorisés, soit au bénéfice d'autres
usagers (essentiellement les cyclistes), soit simplement dans l'idée
que les mesures auront un effet désincitatif qui devrait pousser les
automobilistes à se reporter vers d'autres modes de transport (si
circuler à Paris en voiture devient suffisamment pénible). La Région
Île-de-France, et notamment sa présidente Valérie Pécresse, est la
première à s'opposer au projet et à annoncer des recours juridiques ou
à demander que la compétence sur cette voie soit transférée à la
Région. L'État, qui se trouve à la fois dans un rôle d'arbitre mais
aussi au centre d'une question sur les compétences juridiques des
différents acteurs, a
essentiellement décidé
de ne rien décider (promettant un bilan dans un an
).
[#3] Évidemment, il est aussi tentant, et pas forcément complètement faux, de voir ça sous le prisme de l'axe gauche-droite (la maire de Paris étant de gauche, la présidente de la Région Île-de-France de droite). Mais on tombe de nouveau sur un de ces cas où je me plains que la gauche et la droite sont associées à des positions dont j'ai du mal à comprendre en quoi elles sont liées à leurs valeurs fondamentales. (J'ai beau chercher dans le manifeste communiste de Karl Marx et dans l'esprit du capitalisme de Max Weber, je ne vois rien sur ce que doit être la vitesse sur le périphérique parisien, c'est vraiment étrange que ces grands penseurs aient laissé une question si importante intraitée.)
☞ Arguments pour le 50 km/h
L'argument principal mis en avant auprès du public pour justifier
cette baisse de la vitesse maximale autorisée est la réduction des
nuisances : sur la pollution phonique et atmosphérique
essentiellement. Ce sont par exemple les deux seuls arguments mis en
avant
sur cette page d'information de la Ville,
sur laquelle on lit : Une mesure bénéfique pour lutter contre le
bruit et la pollution de l'air.
Cet argument se retrouve aussi
dans les considérants de l'arrêté lui-même (dont
revoici le
lien) : Considérant, en outre, que les riverains du Boulevard
Périphérique sont exposés à des pollutions de proximité liées au
trafic routier pouvant être à des niveaux deux fois supérieurs à la
pollution de fond parisienne et presque cinq fois supérieurs aux
recommandations de l'Organisation mondiale de la Santé pour le NO₂ ;
que cette mesure est de nature à limiter la pollution et les nuisances
sonores causées par la circulation sur cet axe
. (Dans tous les
cas, on peut penser que l'argument ici est celui d'un effet direct de
la baisse de vitesse — principalement nocturne — sur ces formes de
pollution, même si cet argument est mal séparé d'un effet qui ferait
suite à une baisse de trafic elle-même résultant de la mesure.)
Un argument différent, mis en avant dans l'arrêté mais guère dans la communication de la Ville de Paris, est celui de l'accidentologie. C'est intéressant, parce que cet argument de la sécurité routière occupe quatre considérants[#4] dans l'arrêté (contre un seul pour la pollution), alors que la page d'information que j'ai liée ci-dessus ne l'évoque que laconiquement (et encore, à propos d'une baisse passée). Ceci suggère que les raisons avancées par la Ville de Paris auprès de ses électeurs diffèrent des arguments qu'elle compte mettre en avant lors du contentieux administratif qui va concerner la mesure. Je vais revenir plus bas sur la raison juridique de l'insistance sur la sécurité routière.
[#4] C'est un peu
paradoxal eu égard au fait
qu'un rapport de 2019
du Conseil de Paris évoquait (page 28 du PDF)
la faible accidentatlité
[sic] du périphérique. (Il sera
intéressant de voir si la présence de cette remarque dans ce document
vient mordre la Ville de Paris lors d'un examen au contentieux des
arguments de l'arrêté.)
J'ai aussi vu passer l'argument de la fluidification du trafic.
C'est assez surprenant même si ce n'est pas prima facie
absurde : une baisse de la vitesse maximale autorisée peut
très bien, dans certaines conditions, augmenter
le débit[#5] de l'axe
(essentiellement parce qu'il va densifier le flux en réduisant les
distances inter-véhicules), et même, dans des conditions très
particulières, augmenter la vitesse moyenne constatée.
Savoir si ces conditions sont remplies s'agissant du périphérique
parisien est une autre question (pour faire court, je pense que non),
mais j'ai cru voir cet argument avancé, même s'il l'a été de façon
assez marginale.
(D'après cette
page, David Belliard aurait dit — mais je ne sais pas où ni dans
quel contexte : Lorsque vous baissez la vitesse maximale, vous
diminuez les effets d'accordéon, c'est-à-dire d'accélération et de
décélération. De facto, vous améliorez la fluidité du trafic.
Cet effet sur le trafic est également
mentionné ici
au moins pour dire que ça ne va pas empirer les bouchons. Et j'ai vu
d'autres gens reprendre ce type d'argument, par
exemple ici
et là
sur Reddit — notez que j'y ai
répondu ici
et là
respectivement.)
[#5] C'est une bonne illustration de l'esprit scientifique que j'évoquais tantôt de ne pas confondre une augmentation de débit et une augmentation de vitesse (pour faire simple, le débit est égal à la vitesse multipliée par la densité linéaire des véhicules, donc pour augmenter le débit on peut augmenter la vitesse mais aussi augmenter leur densité), mais la plupart des gens qui parlent de ces choses font des phrases trop vagues pour qu'on puisse savoir de quelle variable ils parlent. Il va de soi qu'augmenter le débit ne va pas diminuer le temps de trajet de qui que ce soit, c'est juste qu'on va transporter plus de gens dans le même temps.
Là où je veux en venir avec ces arguments sur l'accidentologie et la fluidité du trafic, c'est qu'il est permis de penser qu'ils sont, pour parler prudemment, un tantinet hypocrites. Pour mettre un peu plus les pieds dans le plat, je veux dire que ce sont des façons commodes de prétendre qu'il ne s'agit pas d'une mesure « anti-voitures » (dire que ça peut bénéficier aux automobilistes ou motocyclistes en réduisant leurs risques, voire en diminuant leur temps de trajet), et que ça colle assez mal avec les positions générales des gens qui tiennent ces arguments (par exemple, peut-on trouver un seul moment où David Belliard ait évoqué la sécurité des automobilistes ou motocyclistes[#6] pour autre chose que justifier quelque chose qui s'aligne comme par hasard avec une position « anti-voiture » ? j'ai passé pas mal de temps à fouiller ses tweets sans rien trouver de la sorte, mais évidemment des choses ont pu m'échapper ; en tant que responsable des transports à Paris, il serait parfaitement dans son rôle, par exemple, d'évoquer l'importance de porter des gants à moto, or il ne parle jamais de ce genre de questions).
[#6] La
tournure notamment pour les conducteurs de deux-roues motorisés
particulièrement exposés aux risques d'accident grave
dans
l'arrêté est quand même absolument hallucinante d'hypocrisie. Jamais
la Ville de Paris n'a fait part du moindre début de commencement de
préoccupation pour la sécurité des usagers des deux-roues motorisés (à
la différence des vélos), et aucune de leurs communications publiques
auprès de leurs électeurs sur la finalité de la mesure ne mentionne ce
point, mais tout d'un coup, quand il s'agit de rédiger l'arrêté, ils
découvrent que c'est un enjeu. C'est quand même très fort. Autant je
ne suis pas franchement opposé à la décision pour elle-même, autant ce
degré de mauvaise foi éhontée me rend quand même assez furieux.