La question que je pose dans le titre de cette entrée, et à laquelle je ne compte d'ailleurs pas répondre, n'a fondamentalement aucun intérêt, mais elle est assez représentative, je pense, de la manière dont les matheux — ainsi que toutes sortes de geeks — pensent le monde et recherchent la clarté, et, in fine, de la raison pour laquelle ils ont du mal à comprendre les juristes — par exemple — et réciproquement.
Il existe en France des substances qui ne peuvent être vendues
qu'en pharmacie : parmi elles, il en existe qui ne peuvent être
délivrées que sur ordonnance ; parmi celles-ci, il existe des
catégories différentes (selon l'AMM — Autorisation de
Mise sur le Marché) appelées liste I
et liste II
; la
différence essentielle réside dans le fait que les ordonnances pour la
liste II sont renouvelables sauf mention expresse du contraire. Mais
c'est loin d'être tout : il y a des médicaments à prescription
restreinte : réservés à usage hospitalier, à prescription
hospitalière, à prescription initiale hospitalière, réservés à
certaines spécialités médicales, nécessitant une surveillance
particulière — et il n'est pas clair comment ces catégories peuvent se
combiner. Il y a les stupéfiants ou psychotropes disponibles sur
ordonnance sécurisée, qui sont encore autre chose (mais peut-être que
ça se combine d'une certaine manière avec ce que je viens de dire).
Il y a la possibilité de prescrire hors AMM. Même parmi
les médicaments en vente libre (ou prescription facultative
, je
ne sais pas si c'est complètement synonyme), il semble qu'il y ait des
catégories différentes : certains sont en « accès direct », par
exemple, d'autres pas (et il semble qu'il y ait eu des évolutions
relativement récentes à ce sujet, mais je trouve des informations
assez contradictoires en ligne). Certains médicaments en vente libre
ont le droit de faire de la publicité, mais je ne sais pas si c'est la
même chose que ceux qui sont en accès direct. Il y a des médicaments
qui sont (sous certaines conditions) remboursés par la Sécurité
sociale, et il y a sans doute plein de catégories pour ça aussi, et ça
doit intersecter les catégories précédentes de façon compliquée. Il y
a les grandes catégories que sont l'allopathie et l'homéopathie
(a.k.a., placébo vendu cher) et sans doute d'autres encore : je ne
sais pas s'il y a, par exemple, des médicaments homéopathiques listés
(soumis à prescription obligatoire). Et puis, il y a des choses qui
ne sont pas des médicaments, mais qui en sont proches : les
compléments alimentaires, par exemple — je ne sais pas dans quelle
mesure on peut les vendre ailleurs qu'en pharmacie ; il y a la
parapharmacie, dont je ne comprends pas du tout la réglementation.
Accessoirement, il est possible que certaines des catégories que
j'évoque s'appliquent aux médicaments et d'autres
aux substances contenues dans ces médicaments (la même
substance peut faire l'objet de catégories différentes selon la
posologie, la forme galénique ou peut-être la phase de la Lune ; mais
si des catégories classifient la substance, elles s'« héritent »
probablement à tout médicament les contenant).
Bref, il y a un nombre énorme de catégories dans lesquelles un plus-ou-moins-médicament peut tomber. Et il n'y a aucun endroit (que je sache) où toutes ces catégories sont rassemblées de façon lisible : dans le Code de la Santé publique, par exemple, tout ça est éparpillé en plein d'endroits et il est complètement impossible de s'y retrouver.
Ce qu'on voudrait voir, donc, pour comprendre un peu tout ce bordel, c'est un diagramme de Venn ou (plutôt) un diagramme d'Euler (voyez sur Wikipédia si vous ne savez pas ce que c'est, ils donnent plein de jolis exemples) montrant toutes les combinaisons de catégories possibles, avec des exemples dans chaque combinaison possible ; mieux, pour les combinaisons qui ne sont pas réalisées, on aimerait savoir s'il y a un empêchement légal à ce que la combinaison existe (peut-être qu'il n'est pas légalement possible de classifier un stupéfiant en liste II ou, je suppose, de le mettre en vente libre), ou s'il s'avère simplement qu'il n'en existe pas (peut-être qu'il est légalement possible qu'un médicament homéopathique soit à prescription restreinte mais que ça ne se produit pas dans la pratique).
Enfin, quand j'écris que c'est ce qu'on
voudrait, je veux
dire que c'est ce que je voudrais : quand on commence à me
parler de toutes ces catégories, j'ai naturellement envie de poser
cette question-là, et je pense que c'est assez typique de la manière
dont un matheux/geek a envie d'éclaircir une situation embrouillée.
Ça s'applique à plein de contextes où il existe toutes sortes de
catégories qui peuvent s'appliquer à une ontologie, mais ça revient
particulièrement souvent quand il s'agit de la réglementation
(notamment parce que le droit a vraiment tendance à faire des
catégories transverses les unes aux autres — au sens où
toutes, ou au moins beaucoup, des combinaisons booléennes possibles
sont représentées[#], tandis
que, par exemple, les biologistes aiment bien classifier les êtres
vivants en clades, et les clades ne sont justement pas transverses,
ils sont forcément soit imbriqués soit disjoints, c'est-à-dire que
leurs diagrammes d'Euler sont, de fait, des arbres, à savoir les
arbres phylogénétiques).
Je ne sais pas à quel point cette façon de penser est répandue. Combien de gens, quand on commence à leur parler de différentes catégories interagissant de façon un peu complexe, vous arrêtent et vous disent, une minute, est-ce que tu pourrais clarifier tous les cas de figure possibles ? Manifestement, je ne suis pas le seul, et ça ne doit pas être uniquement un truc de matheux ou de geek, parce que, par exemple, ce diagramme d'Euler des pays européens (par ailleurs excessivement utile !) existe, et je l'ai vu à différents endroits, y compris (pas exactement celui-là mais une variante moins compliquée) page 7 du Livre Blanc sur l'avenir de l'Europe publié en mars dernier par la Commission Juncker (j'en avais récupéré une copie à Bruxelles en mai) ; voir aussi celui-ci, qui répond à des « questions fréquemment posées » sur la différence entre la Grande-Bretagne, le Royaume-Uni et les Îles britanniques. Mais a contrario j'ai feuilleté un certain nombre de livres de droit sur plein de sujets, et je n'ai jamais vu de diagrammes d'Euler même dans des cas où ils seraient bien utiles ; ceci dit, en fait, je n'ai pas vu des masses de diagrammes tout court, même dans des cas où ils seraient bien utiles : je soupçonne qu'il y a une mentalité auprès des juristes qui veut que ce soit mal vu de se salir les mains à faire des diagrammes, ça ne fait pas sérieux ou quelque chose comme ça, et on ne va quand même pas en mettre dans un texte de droit (après, je peux comprendre l'argument que ça rendrait la Loi plus difficile à diffuser), au grand maximum on met un tableau en annexe. Bref, tout ça n'est pas forcément révélateur de grand-chose (enfin, si, mais pas forcément d'une façon de penser les combinaisons booléennes de catégories).
Mais ce n'est pas qu'une question de représentation. En essayant
de comprendre les circonstances dans lesquelles les différents feux
d'une voiture doivent être allumées (il faudrait que je redise des
choses sur le permis de conduire,
mais pour faire court, je ne l'ai toujours pas passé), et en essayant
du coup de comprendre
les articles
du Code de la route sur le sujet, je me suis surtout rendu compte
que le rédacteur de ces articles n'avait lui-même rien compris : les
articles R416-5 et R416-6, notamment, sont tellement mal écrits qu'ils
en arrivent à vouloir dire qu'une voiture doit avoir ses feux de route
(« phares ») allumés essentiellement en permanence, y compris de
jour, sauf quand la visibilité est réduite en raison des
circonstances atmosphériques (mais hors d'une agglomération bien
éclairée, où il faudrait de nouveau allumer les feux de route) ; ce
qui n'est visiblement pas ce qui était voulu. Le problème et qu'il y
a un mélange complet entre les circonstances où on doit remplacer les
feux de route par les feux de croisement (« codes ») et les
circonstances où des feux doivent être allumés. Du coup, tel que
le texte est écrit, il est tout simplement interdit de circuler
en voiture sans une forme ou une autre de feux : le cas normal serait
les feux de route (article R416-5, qui ne précise pas la nuit
ni quoi que ce soit du genre [ajout : et
l'article R416-4 ne précise pas s'il est une condition d'application
des suivants]), et il y a des circonstances où on les
remplace par les feux de croisement (circonstances énumérées par
l'article R416-6), mais aucune circonstance où on circule sans feux ou
en simples feux de position. Disons qu'il manque un article qui
indiquerait dans quelles circonstances on a le droit d'éteindre tous
les feux (au hasard, en plein jour par beau temps). Le rédacteur
aurait évité cette erreur embarrassante s'il avait commencé par faire
un diagramme d'Euler des différentes combinaisons de feux qu'il
souhaitait autoriser, et des différentes circonstances où elles le
seraient (ou s'il avait simplement envisagé mentalement tous les cas).
Au lieu de ça, il a réfléchi en termes de règles, et a produit un
texte qui ne veut rien dire. Du coup, d'ailleurs, je n'ai toujours
pas une idée très claire de comment il est interprété dans chaque cas
(là aussi, je voudrais bien voir le diagramme d'Euler — celui que
n'ont fait ni le gratte-papier du gouvernement ni celui du Conseil
d'État qui aurait dû lui dire « votre décret ne veut rien dire »).
En googlant pour essayer de comprendre comment les gens comprenaient vraiment ces articles qui ne veulent rien dire, je suis tombé sur ce fil de discussion d'un quelconque forum en ligne, dans lequel il est assez impressionnant de voir la confusion mentale qui règne, mais plus spécifiquement, plusieurs intervenants citent ou commentent les articles que je viens d'évoquer, sans se rendre compte du problème. C'est fascinant.
Ajout/éclaircissement : Je résume les articles du
Code de la route pour bien montrer à quel point c'est confus et
incohérent : R416-4 : La nuit ou quand on ne voit pas bien, on doit
allumer des feux. R416-5 : Sauf précision du contraire, dès qu'on
circule, on doit allumer les feux de route ; à l'arrêt ou en
stationnement, c'est interdit. R416-6(II) : On doit circuler avec les
feux de croisement et sans les feux de route : 1º quand on risque de
gêner quelqu'un, 2º en agglomération bien éclairée et hors
agglomération sur route éclairée en continue, 3º quand on ne voit pas
bien à cause des précipitations sauf toutefois en agglomération bien
éclairée si on circule en feux de position.
QUOI ?!? Qu'est-ce
que c'est que ce charabia ? L'article R416-5 rend l'article R416-4
inutile. Même si on comprend l'article R416-4 comme signifiant que
les suivants ne s'appliquent que dans les conditions qu'il définit, le
reste est tout aussi obscur : les 1º et 2º de l'article R416-6 donnent
visiblement des circonstances où on remplace les feux de
route par les feux de croisement, mais le 3º est visiblement
différent, et je ne comprends plus rien (s'il fait nuit et
qu'il pleut beaucoup, est-ce que visibilité est réduite en raison
des circonstances atmosphériques
?), et le toutefois
est
encore plus obscur (tel quel, je comprends qu'il dit que s'il pleut en
ville, il faut circuler avec les feux de route, ce qui n'est
visiblement pas l'intention). En tout cas, je en trouve rien dans ces
articles qui autorise à circuler la nuit en feux de position seuls,
alors que tout le monde semble considérer que c'est autorisé en
agglomération bien éclairée.
Pour en revenir aux médicaments, ce serait intéressant de voir le dessin non seulement pour lui-même, mais aussi pour comparer avec d'autres pays (ou d'autres époques) : les changements intéressants ne sont pas tant dans le fait qu'un médicament passe de telle à telle case du diagramme, mais surtout dans l'apparition ou la disparition des cases elles-mêmes.
[#] D'ailleurs, voici
une question de maths : en fonction de n et r, à
partir de quel N sera-t-on sûr que pour tout
ensemble ℋ de cardinal #ℋ ≥ N de
parties de {1,…,n} il y a forcément r éléments
de ℋ qui soient « en position générale » ? (Ici, dire
que r parties de {1,…,n} sont en position
générale
signifie que chacune des 2↑r combinaisons
booléennes possibles de ces r parties est réalisée par au
moins un élément de {1,…,n}, i.e., que toutes ces
combinaisons booléennes sont non-vides : pour r=2, par
exemple, cela signifie qu'il existe un élément qui n'est ni dans l'une
ni dans l'autre partie, un élément qui est dans l'une et pas dans
l'autre, un qui est dans l'autre et pas dans l'une, et un qui est dans
les deux.) • Et en réponse à cette question, voici une borne fournie
il y a longtemps par un collègue combinatoricien : si N est
strictement supérieur à la somme des coefficients binomiaux
C(n,i) pour i allant de 0 à
(2↑r)−1 inclus, le lemme
de Sauer-Shelah
montre qu'il existe une partie C de {1,…,n}
à k = 2↑r éléments qui soit
« fracassée » par la famille ℋ initialement
donnée, fracassée
au sens où toute partie de C est
l'intersection de C et d'un élément de ℋ ; en
particulier, en appliquant ça à r parties à
½k = 2↑(r−1) éléments de C
qui soient en position générale (par exemple numéroter les éléments
de C de 0 à (2↑r)−1, et considérer la
partie formée des éléments dont le i-ième bit vaut 1,
pour i allant de 0 à r−1), on obtient le même
nombre de parties de {1,…,n}, appartenant à ℋ,
et qui sont toujours en position générale (puisqu'elles le sont déjà
dans leur intersection à C). • A contrario, on peut
demander par quel procédé on peut construire « beaucoup » de parties
de {1,…,n} telles que r parmi elles ne soient
jamais en position générale. (Pour r=2, on peut par
exemple prendre les intervalles {1,…,i} et les singletons
{i} et les compléments de tout ça. Pour r
général, on peut essayer de voir {1,…,n} comme une partie
d'un espace projectif de dimension pas trop grande, et prendre les
sous-espaces linéaires projectifs, ou quelque chose comme ça.)